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Brigitte Haentjens Boréal Propos sur le théâtre et la mise en scène UN REGARD QUI TE FRACASSE

Un regard qui te fracasse · 2018-04-13 · audace dans la programmation et à l’exigence qui marque cha-cune des productions portant sa signature. Elle propose ici un livre hors

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Brigitte Haentjens

Ce qui est violent, pour moi, ce n’est peut-être pas tant la présence physique du public que l’acte de représenter quelque chose de soi, d’intime, de forcément transgressif. Comme si, symboliquement, on rejouait une sorte de scène primitive, on mettait en lumière des choses honteuses, des tabous. Cette exposition de soi, malgré soi, est troublante. Elle se fait de biais, de façon détournée, à travers le corps des autres, des interprètes. Comme metteur en scène, on craint que le public repère cette part dévoilée. Le regard des autres sur son œuvre se rapproche d’un regard interdit, à la fois désiré et honni ; le regard d’un inconnu sur ton corps nu, qui te fracasse.

Brigitte Haentjens est une des figures majeures du théâtre contemporain. Elle a gagné un fidèle auditoire grâce à son audace dans la programmation et à l’exigence qui marque cha-cune des productions portant sa signature. Elle propose ici un livre hors norme qui nous montre une artiste en plein processus de création. Elle retrace son parcours depuis l’école de théâtre en France. Elle évoque son passage en Ontario francophone, où sa carrière de metteur en scène a éclos, et son installation au Québec. Surtout, elle parle au présent du travail accompli avec la compagnie qu’elle a fondée, Sibyllines.

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un regard qui te fracasse

Brigitte Haentjens

Boréal

Propos sur le théâtre et la mise en scène

un regard qui te

fracasse

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Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) h2j 2l2

www.editionsboreal.qc.ca

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Un regardqui te fracasse

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du même auteur

théâtre

Nickel, coécrit avec Jean Marc Dalpé, Prise de parole, 1984.

Strip, coécrit avec Catherine Caron et Sylvie Trudel, Prise de parole, 1983.

Hawkesbury Blues, coécrit avec Jean Marc Dalpé, Prise de parole, 1982.

La Parole et la Loi, collectif, Prise de parole, 1979.

récits poétiques

Une femme comblée, Prise de parole, 2012.

Blanchie, Prise de parole, 2008.

poésie

D’éclats de peines, Prise de parole, 1991.

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Brigitte Haentjens

Un regardqui te fracasse

Propos sur le théâtre et la mise en scène

Boréal

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© Les Éditions du Boréal 2014

Dépôt légal: 3e trimestre 2014

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Haentjens, Brigitte, 1951-

Un regard qui te fracasse: propos sur le théâtre et la mise en scène

isbn 978-2-7646-2354-1

1. Haentjens, Brigitte, 1951- . 2. Théâtre – Production et mise en scène. 3. Pro-ducteurs et metteurs en scène de théâtre – Québec (Province) – Biographies. I. Titre.

pn2308.h33a3 2014 792.02’33092 c2014-941617-2

isbn papier 978-2-7646-2354-1

isbn pdf 978-2-7646-3354-0

isbn epub 978-2-7646-4354-9

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Un immense merci à Mélanie Dumont, sans qui ce livre n’aurait pu voir le jour. Son accompagnement, son questionnement, sa rigueur et son enthousiasme m’ont stimulée et poussée dans mes retranchements.

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Présentation

C ’est par le dialogue, dans le vif d’une parole échangée, que ce projet de livre a démarré. Brigitte était mûre: dési-reuse de témoigner d’une vie chevillée au théâtre, elle m’a conviée à me saisir avec elle de cette quête. Sa confiance et ma curiosité ont agi au départ comme seuls guides de l’aventure.

Pendant un an et demi, j’ai mené près d’une dizaine d’entretiens en compagnie de Brigitte. Ils ont inauguré une sorte de chantier, où nous nous sommes longuement attar-dées sur son parcours et sur la création. Cette démarche a généré une matière abondante. Travaillée par les silences, les hésitations et l’incertitude, signes d’une pensée qui cherche, qui s’élabore au présent, elle a d’une certaine manière ferti-lisé la réflexion.

Nous savions que ces entretiens ne constitueraient pas la trame du livre, du moins qu’ils ne seraient pas restitués tels quels. Donner à lire le jeu successif des questions et des réponses n’attirait ni Brigitte ni moi. Une certitude nous unissait: le «je» de l’artiste devait être au centre. Il devait

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pouvoir conquérir tout l’espace pour se dire, se faire entendre de manière continue depuis le foyer brûlant de la création.

La clé qui explique pourquoi le projet a glissé vers l’écriture de fragments, signés de la main de Brigitte, réside peut-être là, dans cet appel d’une prise de parole éminem-ment personnelle. Nous avions à cœur de mettre en évidence une vision de l’intérieur, sise au plus près d’une néces- sité intime et artistique. Chose certaine, le livre trouvait sa forme.

Nos échanges ont repris de plus belle. De vive voix. Par courriel. Tantôt je lançais à Brigitte une rafale de questions, qu’elle méditait et qu’elle me retournait sous la forme d’un texte en friche. Tantôt elle m’adressait un fragment presque achevé, écrit dans l’emportement, avec fébrilité. Comme ces pages autour de Heiner Müller qu’elle mûrissait depuis un long moment déjà. D’autres sujets ont été contournés, détournés, différés, par crainte sans doute de s’y engouffrer. Raison pour laquelle certains textes ont mis plus longtemps à voir le jour.

Or, quand Brigitte a amorcé le geste d’écriture, il s’est produit une accélération, comme si une impétuosité ou une urgence l’habitait tout à coup. L’écriture poussait et deman-dait réponse. Brigitte réagissait aussitôt en proposant un paragraphe fraîchement écrit, une reformulation, une réorga nisation des idées, voire l’ébauche d’un nouveau frag-ment. Sa fougue me prenait par surprise, en même temps qu’elle m’emballait, me stimulait.

Brigitte avançait vite. L’émulation était vive.Ce premier corps-à-corps avec l’écriture a engendré

pas moins de quatre textes en quelques semaines.

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À travers ces fragments et ceux qui ont suivi, Brigitte traque sa relation à l’art dans ses moindres replis et mani-festations. Qu’elle sonde son désir enfoui de mise en scène, ses exils successifs, sa réaction épidermique à l’autorité, sa définition du risque et de l’engagement, qu’elle fasse état des rencontres et des chocs esthétiques qui l’ont ébranlée, du lien profond qui l’unit à une œuvre, de sa fascination pour les corps, la metteure en scène engage son regard et sa sensibi-lité, demeurant fidèle à cette force et à cette conviction qui côtoient chez elle le doute et la vulnérabilité. Face à l’indi-cible de la création, dans l’ombre de la salle de répétitions, Brigitte s’expose: elle investit des pans secrets, détricote des idées reçues et fracasse au passage quelques certitudes. Comme lorsqu’elle cherche à clarifier ce sentiment qui la brutalise au moment de la représentation de ses spectacles ou qu’elle effleure la solitude de l’artiste, imparable même au sein d’une pratique collective.

Mais ses propos débordent le champ du théâtre. Ils traduisent surtout une manière d’être. Dans l’ensemble, sa vie et son art dessinent «un chemin sinueux vers la liberté» qui invite à se risquer. Parce que la plus petite de ses actions paraît guidée par l’exigence d’une intégrité person-nelle, laquelle instille une forme de résistance, aux confor-mismes, aux représentations codifiées, aux schémati- sations et aux consensus. Pour paraphraser l’une de ses expressions, Brigitte fouette notre courage. Comme artiste et comme femme.

J’ai été sensible à ce souci d’intégrité et de justesse qu’elle transporte jusque dans l’écriture de ces pages. Com-ment ne pas l’être? Sa pensée n’est jamais au repos. Elle est tenaillée par le besoin de s’approcher au plus près d’une

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intuition, d’une sensation, d’une expérience. D’en rendre compte sans aucune forme de compromission.

Fragment après fragment, je l’ai donc accompagnée dans ce travail d’élucidation et d’approfondissement qui passe notamment par le «labeur des mots», selon une autre de ses belles formules. Brigitte s’efforce ici de nommer, de gratter, de creuser. De cette façon, elle talonne les zones d’ombre et les détails cachés à la conscience: pour toucher au cœur son désir de théâtre, saisir au corps sa relation au monde.

Ainsi, toute personnelle et subjective qu’elle soit, la quête de vérité s’impose comme le fil invisible de ce livre.

Mélanie Dumont

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1L’ombre et la lumière

J’ai perdu le goût de jouer à l’école de théâtre. Je ne supportais pas la concurrence. L’idée de devoir se battre contre les autres pour mériter l’approbation du profes-seur, de rivaliser avec les camarades pour être la meilleure m’écrasait au lieu de me stimuler.

L’école de Jacques Lecoq, où j’ai reçu ma formation, se trouvait dans un quartier populaire de Paris, grouillant de vie: le Faubourg-Saint-Denis. Il s’agissait d’une ancienne salle de boxe aux plafonds hauts, aux planchers de bois, absolument magnifique et inspirante. Ce qui frappait d’emblée, c’était son caractère de tour de Babel: des étudiants du monde entier, pour la plupart des pro-fessionnels, se précipitaient là pour y acquérir une for- mation non académique, basée sur le corps poétique, le mouvement et le travail de création.

Dans cet environnement, je me percevais en situa-tion clandestine. Je travaillais la nuit pour gagner ma vie, alors que les étudiants étrangers bénéficiaient de bourses. Mes camarades me semblaient très doués; et moi, pas du tout. Lecoq favorisait le sens du comique, de l’invention et de l’image instantanée. Il appréciait particulièrement le

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slapstick, un type de jeu dans lequel les Anglo-Saxons, mâles de préférence, excellaient. En outre, l’enseignement se dispensait à la française: sans bienveillance, avec rigueur et condescendance, le tout exprimé en termes durs et sarcastiques.

Pendant ma formation chez Jacques Lecoq, où nous étions constamment critiqués individuellement devant toute la classe, je devais lutter contre un sentiment d’ina-déquation et de faillite.

Au cours de cette période, j’ai découvert avec stupé-faction qu’observer les acteurs me passionnait bien plus que m’exprimer sur une scène. Je n’aime pas tellement être regardée. Dépendre du désir de quelqu’un, exister dans le regard de l’autre m’est insupportable. J’adore être dans l’ombre, tel un guetteur. Il s’agit d’une position pri-vilégiée pour saisir ce qui jaillit. Une position protégée, symboliquement: dans l’ombre, il n’y a pas de danger, on n’est ni exposé aux regards ni menacé de pulvérisation. L’ombre permet de se retrancher de la lumière, même si on peut toujours en ressentir la chaleur.

Le choix de la mise en scène plutôt que de l’inter- prétation trouve, me semble-t-il, son ancrage dans quelque chose de plus ancien et de très intime. Mon enfance et mon adolescence ont été extrêmement chaotiques d’un point de vue psychique: beaucoup de violence, d’intrusion, d’abus de la part de mes parents. Mon père, par sa volonté de tout contrôler, son autorita-risme rigide et ses coups, installait un climat de précarité et de peur que ma mère subissait sans broncher. Elle préférait se réfugier dans sa croyance en Dieu, qui lui per-

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mettait sans doute de se protéger et de survivre. Jeune, j’étais en même temps profondément révoltée et soumise aux valeurs de mes parents. Je louvoyais entre ces deux pôles. Il me fallait réussir à l’école et mentir sur ma vie intérieure, tumultueuse et secrète. La tension qui régnait à la maison créait une menace permanente et accen- tuait une sorte d’affolement intime où se mêlaient désir forcené de vivre, honte et sentiment de culpabilité de ne pouvoir me conformer.

Le goût de mettre en forme vient sûrement en partie de cette histoire familiale: un besoin d’organiser le chaos, de le structurer, de le mettre à distance, ce qui constitue, sur le plan symbolique du moins, un mécanisme de pro-tection contre la violence et l’envahissement. Le metteur en scène se place, par définition, à l’extérieur de la scène qu’il façonne.

Au début de ma pratique, la mise en scène m’appa-raissait comme un travail d’action, faisant appel à un savoir-faire, ainsi qu’en témoigne tout le vocabulaire qui y est associé: direction d’acteurs, conception, etc. Ce lexique entretient aussi l’idée d’une autorité. Bien sûr, le metteur en scène occupe une position de pouvoir, de contrôle. Il peut choisir ce qui est mis en lumière; il orchestre. Il prend les décisions finales. Mais cela ne peut se faire sans collaboration. Le metteur en scène, malgré ses prétentions, n’est peut-être qu’un interprète qui tente tant bien que mal de s’emparer du centre de la scène!

Aujourd’hui, la mise en scène me semble plus proche de la méditation, de l’écoute, que d’une quel-conque maîtrise. Il faut se mettre en état de disponibilité afin d’être totalement présent à «l’obscur pressentiment

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qui nous relie à une œuvre», pour reprendre la formule de Peter Brook. Un peu comme le psychanalyste qui, par son écoute bienveillante, parvient à déceler les accidents de la parole. Il souligne, relève un détail, une aspérité dans le discours, le met entre parenthèses, en lumière, l’inter-roge. Ses interventions facilitent la clarification ou plutôt le dévoilement d’éléments oblitérés par le psychisme.

Le metteur en scène essaie d’accéder à cet état d’ou-verture et de sensibilité qui le rend attentif au moment présent, sans jugement sur le résultat immédiat. Mais il doit aussi, paradoxalement, faire preuve d’une assu-rance, d’une confiance fondamentale dans le fait que ça va arriver, ça va se passer. Je ne connais rien de plus exal-tant que le surgissement d’un geste, d’une intonation, de quelque chose de puissant et de vrai chez un acteur. Peut-être que je reconnais alors quelque chose qui vivait aupa-ravant dans l’obscurité et qui jaillit dans la lumière. Un moment de vérité où, après des heures de travail, quelque chose se manifeste… ou non!

Dans une salle de répétitions, avant tout, je regarde, j’observe, j’analyse. Je m’engage par ce regard.

J’affirme souvent être dépourvue d’imagination, c’est que je n’attends pas tel ou tel résultat, du moins pas consciemment. Au début, tout est confus. Je ne sais pas exactement ce que je cherche ni pourquoi je m’inté-resse à un texte en particulier. Mes choix répondent à une nécessité obscure et profonde.

Comme le souligne Peter Brook, la forme préexiste, la mise en scène ne faisant que la dévoiler. Aussi étrange que cela puisse paraître, une fois la distribution complé-tée et les collaborateurs choisis, le spectacle est déjà là,

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mais il demeure enseveli, invisible. Le travail de mise en scène révèle peu à peu cette forme cachée, à la manière d’une fouille archéologique.

Mettre en scène, c’est soulever un grand corps mort et enfoui, le dresser à la verticale pour qu’il se mette en marche.

Il existe sûrement un besoin impérieux de m’expri-mer, de partager les passions qui m’occupent ou les pen-sées qui m’obsèdent. Et peut-être même autre chose, de plus intime, comme si à travers différentes matières tex-tuelles il était possible de rejouer des scènes, réelles ou imaginaires, qui font partie du psychisme, qui ont besoin d’être extériorisées et analysées. Mais cette représenta-tion s’effectue par l’intermédiaire de mots et de corps étrangers.

Cela aussi est paradoxal: la volonté de s’exprimer sans être vu, alors que les acteurs vont, dans la lumière, livrer au public quelque chose que l’on ne maîtrise plus totalement. Car le théâtre a ceci de particulier: au contact des collaborateurs, des interprètes surtout, puis des spec-tateurs, l’objet se transforme. Les différents interlocuteurs agissent sur la matière, la modifient. Il faut accepter d’en être dépossédé.

Après L’Opéra de quat’sous, comme autrefois après Le Chien ou Tout comme elle, je suis restée plusieurs mois en panne de désir artistique. J’ai eu peur que le besoin de créer des spectacles, de porter des textes à la scène m’ait abandonnée. Je me sentais vidée et vide.

Chaque création engendre une sorte de dépression, comme si on se débarrassait d’un besoin qui nous aurait

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envahi et empoisonné. La délivrance, l’expulsion, nous laisse toutefois exsangue.

Puis le désir est revenu.

D’aussi loin que je me souvienne, le théâtre m’a tou-jours appelée. Les photos du Festival d’Avignon, avec Jean Vilar et sa troupe, Gérard Philipe répétant dans la cour d’honneur du palais des Papes, me faisaient rêver. Au Lycée de Sèvres, où je faisais mes études, j’aimais jouer: Molière, Racine, le théâtre classique. Puis, je me suis jointe à des troupes de théâtre, dont celle du centre communau-taire de Sèvres, qui rassemblait des marginaux et des insoumis. C’était autour de mai 1968. Je garde d’ailleurs le souvenir d’un Revenant, de Jehan-Rictus, complète-ment déjanté.

Plus tard, j’ai fait partie de la troupe de théâtre de HEC Paris, où j’avais des amis. C’était Pierre Baillot, un compagnon de Jacques Higelin, qui la dirigeait. Je faisais de longs trajets en mobylette, le soir, à travers le bois de Saint-Cloud, pour aller aux répétitions. Il fallait le vouloir!

Avec Pierre Baillot, on travaillait le répertoire contemporain – Rezvani notamment. J’ai découvert la création. À la même époque, nous avons réalisé un mon-tage des textes de Michaux et d’Artaud, présenté dans une petite salle parisienne, le Théâtre Mouffetard.

Jouer me semblait alors aller de soi, je ne me posais pas de questions, j’avais du plaisir à discuter durant les interminables conversations au sujet du théâtre, de l’art et de la politique qui enflammaient notre groupe. J’ai tou-jours aimé cette idée d’une collectivité rassemblée pour créer. La fraternité du théâtre, Camarades, camarades!, m’émeut profondément.

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Le théâtre m’attirait irrésistiblement, comme un papillon de nuit vers l’ampoule. Cet appel cachait assuré-ment un irrépressible besoin de rupture avec la vie de mes parents, avec la voie tracée (profession, mariage, enfants…), et un appétit féroce de liberté.

J’ai atterri à l’école de théâtre à vingt et un ans, après cinq ans d’études universitaires, diplôme en poche, pour obéir à mon père.

Pourquoi Lecoq plutôt qu’une formation plus classique, comme on en donnait au Conservatoire? Je devais pressentir que je ne serais jamais une interprète. À l’époque, Jacques Lecoq était un maître à penser pour toute une génération d’artistes. Ceux-ci ont donné nais-sance à des compagnies qui ont marqué l’imaginaire des années 1970 et 1980. Chez Lecoq, l’acteur était traité comme un créateur à part entière, et le travail du mou- vement occupait une place centrale. La découverte des possibilités créatrices du corps a été pour moi un éblouissement.

Quand j’ai quitté l’école, je n’avais pas de projet pré-cis pour l’avenir. Je n’y pensais même pas. Je n’avais qu’une idée fixe: m’éloigner de la sphère familiale.

Faire du théâtre pour gagner ma vie semblait exclu. Je n’imaginais pas ce que signifiait une vie d’artiste, son exigence, sa dureté, ni même ce que cela impliquait maté-riellement.

Plus jeune, j’ignorais que la mise en scène était un métier et, surtout, qu’une femme pouvait l’exercer! Je ne me figurais certainement pas qu’il me faudrait l’exil pour que se révèle et s’affirme cette aspiration enfouie.

Le désir conscient, signe de ma fascination pour le

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milieu intellectuel et sûrement attisé par les enseignants exceptionnels qui m’ont initiée à la littérature, à la philo-sophie et à la psychanalyse, était de devenir une femme de lettres. Cela semblait aussi inaccessible que la vie de théâtre, mais je parvenais tout de même à m’imaginer en Simone de Beauvoir, avec turban, ongles laqués et fume-cigarette!

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Table des matières

Présentation 9

1 • L’ombre et la lumière 13

2 • Passion dévorante 23

3 • Une lente mise au monde 33

4 • Un choc, une accointance 43

5 • Lutte des classes 53

6 • Un chemin sinueux vers la liberté 59

7 • Le modèle féminin 83

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8 • L’amour des acteurs 93

9 • Le temps et l’espace 115

10 • Un regard qui te fracasse 131

11 • Écrire 139

12 • Des corps engagés 149

13 • Des foyers d’incandescence 165

14 • Une terre de violence et de sensualité 187

15 • Dans la blessure 197

Remerciements 207

Théâtrographie 209

Crédits des photographies 217

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crédits et remerciements

Les Éditions du Boréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour leurs activités d’édition et remercient le Conseil des arts du Canada pour son soutien financier.

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

Photographie de la couverture: © Mathieu Rivard

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mise en pages et typographie: les éditions du boréal

achevé d’imprimer en septembre 2014 sur les presses de l’imprimerie gauvin

à gatineau (québec).

Ce livre a été imprimé sur du papier 100% postconsommation,

traité sans chlore, certifié ÉcoLogo

et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.

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Brigitte Haentjens

Ce qui est violent, pour moi, ce n’est peut-être pas tant la présence physique du public que l’acte de représenter quelque chose de soi, d’intime, de forcément transgressif. Comme si, symboliquement, on rejouait une sorte de scène primitive, on mettait en lumière des choses honteuses, des tabous. Cette exposition de soi, malgré soi, est troublante. Elle se fait de biais, de façon détournée, à travers le corps des autres, des interprètes. Comme metteur en scène, on craint que le public repère cette part dévoilée. Le regard des autres sur son œuvre se rapproche d’un regard interdit, à la fois désiré et honni ; le regard d’un inconnu sur ton corps nu, qui te fracasse.

Brigitte Haentjens est une des figures majeures du théâtre contemporain. Elle a gagné un fidèle auditoire grâce à son audace dans la programmation et à l’exigence qui marque cha-cune des productions portant sa signature. Elle propose ici un livre hors norme qui nous montre une artiste en plein processus de création. Elle retrace son parcours depuis l’école de théâtre en France. Elle évoque son passage en Ontario francophone, où sa carrière de metteur en scène a éclos, et son installation au Québec. Surtout, elle parle au présent du travail accompli avec la compagnie qu’elle a fondée, Sibyllines.

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Brigitte Haentjens

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Propos sur le théâtre et la mise en scène

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fracasse