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Un temps à s'ouvrir les veines

UN TEMPSÀ S’OUVRIR LES VEINES

Paru en 1979 chez Les Éditeurs français réunis, collection « Petite Sirène », Paris.

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Un temps à s'ouvrir les veines

« Vous êtes tous des poètes et moi je suis du côté de la mort. »

Jacques Rigaut

« Moi je tombeArbres ma mémoire et les robes de l’air

Tout fuit et rien ne me retient— Voulez-vous me lâcher la main. »

André Gaillard

« J’écris comme on se dévisage, dans son miroir,les matins d’amertume : encore moi ! Qui, moi ?

Écrire, c’est aller aux rendez-vous de la mélancolie. »

François Bott

« Je songe à une Poésie… à s’ouvrir les veines. »

Federico Garcia Lorca

À Renée Batilliot

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Un temps à s'ouvrir les veines

Nouvelles littéraires 25/01/1979

Un temps à s’ouvrir les veinesd’André Laude

• Federico Garcia Lorca, qui ne parlait pas en l’air, songeait à « une poésie… às’ouvrir les veines ». André Laude, qu’une lucidité quotidienne malmène et pousseà écrire, dénonce, comme en écho, Un temps à s’ouvrir les veines. Sanglant amer,acerbe, ce petit recueil carré — que les fidèles de notre ami glisseront aisémentdans leur poche intérieure — s’inscrit avec nécessité au cœur de la littératurecontemporaine : une littérature de la désillusion forcée, du pessimisme extrême, dela désespérance farouche. Mais aussi du combat contre les monopoles et lescenseurs, les académies et les chimères, les sophismes et les poncifs. Mais aussi,mais enfin, de la fraternité dernière, qui réunit autour d’une table ceux qui pensentque la poésie doit être criée ou n’être pas. En ce sens, seulement le livre d’AndréLaude a valeur de profession de foi, c’est-à-dire de manifeste. Certains vers seretiennent ainsi comme des slogans : « J’habite un feu aux ailes de givre un feunomade. Un désert rongé par l’hiver. » « Si je dis colère révolte défi j’entendscomme une prière. » « Sur chaque visage une agonie m’interpelle. » « J’ai descadavres plein les yeux j’ai le feu dans le sexe j’ai peur. »Et pourtant, sous la chape de plomb bat encore un cœur qui croit à l’éclat d’un jourfutur, qui n’a jamais vraiment renoncé au « feu sur la terre », et qui trouve, au creuxd’un corps proche, au profond d’une femme chantée, cet espoir fou : « La pleinelumière du vivre. »

J é r ô m e G A R C I N

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Un temps à s'ouvrir les veines

dans un pays trouéj’écris mes faminesAvec le bleu de mon sommeilj’élimine les ogres et les fousdans un pays rouxje m’efforce Je m’échineLa mort gagne à tous les coupsJe meurs d’une œillade assassine je meurs d’un songe de Chined’une lune égorgée par cent loups.

*

De la nuit je transcris les messages violets et mauvesDe la nuitje sauve un enfant au col blancIl n’est pas lueur qui puisseici-basentre chien et loupbriser les flammes dures du supplice.

*

SangSang rauqueau creux de mes paumesqui appelle et nomme en vainSang couleur de vincouleur de nuit d’orage sur BrestSang où j’enracine désespérément le plus puéril de mes gestesà l’orée des pollens et des vagues îles

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Un temps à s'ouvrir les veines

*

j’ai vu l’homme couché dans son manteau de nuitj’ai vu la femme humiliéeet l’enfant assis sur un tas d’ordures d’excrémentsj’ai vu flamber l’orientcraquer les méridiens et tituber les aubesj’ai vu l’amante déchirer douloureusement sa robej’ai vu le père se taire auprès des cendres du foyerj’ai vu l’amour bafoué l’espoir insulté l’avenir mis aux fersje n’ai jamais renoncé à la lumièreau Feu sur la terre.

*

Rumeur du ressac à Roscoffton visageet puis tes mains sur mes yeuxLe temps des otages et puis le temps des amantsl’aube de ceux qui savent caresser la vie sans la déchirercomme une belle précieuse étoffe.

Dans la paix des mortsnous enracinons des songes violentsdans leurs regards éteints des blés de fable lèventLeur silence est une étrange sèvequi coule le long de nos veinesDéchiquetés nous aimons encore

*

La ville s’ouvre comme une étoile à cent branchesdans les rues les amants font les soleilsla lumière coule le long des façadesles bourreaux traquent les anges et les merveilleset pourtant des cœurs battent au secret des pierresproclamant la puissance des passions dans la noirceur des guerres

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Un temps à s'ouvrir les veines

*

De mes mains maladroites je bâtis une demeureun poème d’ailes et d’eauxpour que tu habites enfin un moment de Palestineun versant pur d’évangileje te cache au plus profond de la plus humble fleursous l’ortie sèche qui flambe au milieu des caillouxje n’ai que toi pour faire face à l’inconnu, aux orages des enragés.

*

La caresse te donne la courbe des eauxet ton visage se confond à la transparence des oiseaux

l’amour te fait plus belle que dans la comptineet ton corps saigne majestueux sur mes lèvres enfantines

Les mots que je dis sont aussi vrais que la mort et la pourritureJe mens sans doute mais à travers eux tu touches enfin l’azur.

*

le vin de tes veineséblouit ma siesteÀ ton premier gestela terre tourne dans mon sangJe te couvre d’un amour agrestegrand comme un champ de céréalesoù en vain des armées nocturnes tirent des rafalessans jamais blesser ton visagequi est une étoile pure bercée par les vents du sud.

*

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Un temps à s'ouvrir les veines

Marthe au miroir s’interroge— Où est l’amant de minuitDans la nuit noire où je logej’écoute sa voix de bête bleueJe veux crier mais les murs sont hautsEt le vent nourrit des chiens grasL’amour est une mare empoisonnéeoù deux corps glissent en un dialogue de silence.

*

j’habite un mur gris de ville électriquej’ai oublié mon nom. Je dors en chien de fusilje bois pour oublier le sang dans les lampesles figures humiliées des passantes de l’ombrej’ai mal dans ma peau d’homme blanc aux dieux ravagés.

Un sommeil de plomb m’enlève chaque soirà la sordide misère des chambres malingresj’abandonne ma vieille peau. Je transhumevers quelque étoile de flamme et de mystèrejusqu’à ce que l’aube me rende au noir verdict des fers.

*

Des morts habitèrent longtemps ma maisonj’avais l’âge des amoureux d’albums illustrésj’étais égaré dans le labyrinthe des rues et des regardsje cherchais ma route comme un explorateur d’Afrique perdudans une savane sèche solaireLes décades ont décimé mes yeuxDes morts habitent les trous de ma poitrineEt les mots sont peu nombreux sur mes lèvres

pour dire l’horreur du crime

*

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Un temps à s'ouvrir les veines

Mon corps aux limites douloureuses se jette vers toidans la blanche brume des rueset s’ouvre aux portes froides et nues

Tu es la Mystérieuse l’IntrouvableUne aiguille dans le sabledu temps de la douleur

Je t’appelle encore je fais comme sile fleuve enterre des étoiles mortesla tour Saint-Jacques titube dans un ciel sans prophétie.

*

Tu es belle et transparente quand je te caressec’est feu de Saint-Jeanquand j’embrasse ta bouche rouge c’est grande messequand je te quitte tes yeux c’est charbon ardentquand je te perds dans la ville de verre et de bétonc’est novembre sous mes paupièresTon amour m’a donné une humanité de foudre et de pierre.

*

Dormir dormir au plus profond de ta chair alluméeDormir dormir après t’avoir aimée Avant de t’aimer encore

Dormir dormir comme en un songe de poème occitansans souci du vent du temps des eaux qui rongent le sol

Atteindre cette transparence inusableCe bleu tenu au secret au cœur des sables

S’éveiller rosée au bout de tes doigtslumière de mai au creux du duvet de ta voix

pour une éternité sans rives ni rumeursBloc de cristal enfin délivré de la blessure de la séparation.

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Un temps à s'ouvrir les veines

*

Amour un oiseau brûle dans le bocage des voixAmourun drap se froisse dans les veines des amantsOn n’en finit pas de dire les merveillesÉtoiles et maréesPrairies et végétauxAmourune épée de mercure entre les deux yeuxun paysage pour après la mort absurde.

*

j’ai croisé la folieune fleur sur les lèvresj’ai mesuré ma rage et ma tendressedans la paille noire des établesles armes de l’aube brillaientcomme autant de promessesqu’il fallait tenir coûte que coûtesel sur la plaievisage en déroute.

*

J’enchante ma blessure avec un chant de terroirvenu des hautes époquesoù l’amour était chute dans le soleil

Depuis il a fait froid et noirje résiste avec la pâleur du diamantje tiens tête aux figures de néant

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Un temps à s'ouvrir les veines

j’imagine un retour brûlantdes sangs qui ne sont qu’enfouisdans la tourbe les racines les vents

et attendent l’heure pour qu’à nouveausur Terre il fasse beau tempsentre hermine et renard de givre

dans la pleine lumière du vivre

*

Au fond de tes yeux Ô voyageuse insensée dorment des taureaux

de tendresse et de fièvre

Sous ma peau rugissent des fauves aux dents violentesqui déchirent et dévorent interminablement mes mots

Ces mots que pour tes cils d’herbes des grandes prairiesje rameute dans le froid de la nuit

la poitrine brûlée par la toux rauqueles lèvres sèches Les lèvres ouvertes à force de prières.

*

I

Le soleil gesticule entre les herbes vertesTes jambes sont des colonnes de brumes

II

Il fait jour sur ta bouche et dans tes seinsSur ton front je puise l’eau du matin

III

les songes noirs sont rentrés sous terre

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Un temps à s'ouvrir les veines

la longue pérégrination débouche sur la lumière

IV

Tu m’apprends un pays un alphabet d’arbres et de cheminstu me révèles le mouvement des sèves et des pollens

V

Surgi de l’obscurité mes yeux tremblent à l’oréede l’éblouissante clarté des jardins

VI

Enfoui dans ta chair blonde jusqu’au sang secretje déchiffre la douce haleine du divin

VIIje suis maintenant vaste comme une steppe une pampaLové dans ton souffle je sais que je ne meurs pas

VIIISur les parois de la chaleur ton nom est une étreinteEt la mort gémit à l’instant où je la feinte.

*

Tourbe est l’angoisseil me suffit d’imaginer tes hancheston profil d’aube maritimeil me suffit de dire les syllabes de ton nomet la nuit tombe en lambeaux sur les dépouilles des mortsSplendeur de l’Amourje te célèbre sur le chemin des larmes et des épinestu fais un palais d’une sombre cuisineune prairie américaine d’un rude champ plein

de cailloux maigresSplendeur de l’amourje te célèbretoi qui est noire comme les plus anciens fétiches nègresToi qui es lumineuse comme une jeune femme

dans un paysage de Palestine.

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Un temps à s'ouvrir les veines

*

Pour toujours toi et moiconfondus dans le miroir des saisons

deux racines surgissant du même humusdeux feux soudés par l’éclat de la passion

Pour toujours Eurydice et OrphéeEn une seule gerbe

saluée par le cri des féesle cantique des cantiques des herbes.

*

Du silence et des pierresDes hommes et des ruinesj’habite un pays crevé par les aversesPar les racines du malheur

Du vent et de la lumièredu pain et des visages de plombj’habite un poème nommé Jean sans TerreUn manteau de nuit et de déraison

De la fureur et des sanglotsDes femmes nues aux carrefoursJ’habite un royaume où les cris d’amourdéchirent la transparence des sommeils d’oiseaux

Du sang et des plaies vivesDe la tourbe et du tonnerrej’habite un feu aux ailes de givreUn feu nomade. Un désert rongé par l’hiver.

*

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Un temps à s'ouvrir les veines

Dans tes yeux voyagent des caravanesDans tes paumes transitent des steamersaux noms d’îles de brûlants pavotsDans tes seins rient des enfants clairs

Dans mes paroles meurent des vaisseauxdes femmes aux cheveux dénouésEntre mes épaules sombrent des neiges puresQuand je crie c’est pour effrayer l’azur

Dans tes lumineuses joies errent des continentsDans ton sexe flambent des palais de BabyloneDans ton sang hurle le loup des songes écarlatesDans ma voix blanchit la langue des hautes époques.

*

La pègre des mots me chasse la nuitdans des rues fardées comme des fillesElle m’arrache le cœur Elle truque mon amourJe suis habité de cadavres grouillants et crispésLéproserie de douleurs et de cris.

La pègre des mots dévalise le voyageurà l’heure du dernier métroElle l’abandonne seul et fourbu au bord du fleuveoù pourrissent de lointains trésors

À l’aubeil fait un froid d’exécution capitale.

*

Si je dis Eauxle fleuve se taitsur ma langue.

Si je dis Femmela cendre bouge

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Un temps à s'ouvrir les veines

entre mes épaules

Si je dis Lumièreune nuit noirepoignarde mon attente

Si je dis Victoirele vent fauche mes yeuxl’éclair foudroie le sang

Si je dis ColèreRévolte Défij’entends comme une prière

au fond de ma poitrine dépeuplée.

*

Un troupeau d’étoiles bételgeuse pour mes famines secrètesUne femme liane et bambouLa Beauté assise sur mes genoux

De quoi tenir têteaux clousaux hibouxaux fous

À la mort haineuseennemie de toutes les fêteset des amants libres et debout.

*

Des pas sur la neigetraces d’animal polaireou traces de tueur lancé à mes troussespour le compte d’une obscure puissance étrangèredont je murmure le nom en tremblant.À travers l’ombre je tends l’oreille

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Un temps à s'ouvrir les veines

comme si soudain devait surgir un soleiltaillé dans l’œil d’un dieu fraternel.L’absence déploie sur mes yeux ses deux longues ailesde gel et de silence.Des pas sur la neigeDes mots qui saignent aux mâchoiresdes louves maternelles.Plus je me tasse au creux de la blessure premièrePlus je pénètre le bleu du ciell’Éternité douce amère aux épaules de femmeà l’immense front de flammes.

*

La proie ou l’ombrej’ai dangereusement jouéet la raison flambe dans des palais obscurset le corps déchiré aux vents de l’absolucherche en vain un lit de feuillages fraisAux feux de l’Amour aux mille visagesj’ai brûlé ma vie pauvre et nuej’ai dormi moins souvent que l’esclavetoujours confronté aux énigmes des astres et des marées

La proie, ou l’ombrea dit il y a longtemps la voix de cielajoutantSache qu’on meurt à forcede se vouloir vraiment réelqu’on meurt dans la lumière crue d’un bordelà ArlesLe long d’une palissade au fond d’un quartier chaudà Barcelone

La proie ou l’ombreAlors j’ai dit mon nombremon nom et mon malSur le chemin noir j’ai fait les premiers pasGlas sur moi !

derrière mes épaules un orage fou déchiquetait les arbreset déshabillait les femmes pâles

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Un temps à s'ouvrir les veines

L’or de la solitude scintilla entre mes maigres doigts

C’était la Ténèbre et c’était pourtant l’aubele jour de la fève des Rois.

*

Que les morts se taisent sur ma boucheQue j’ose vivre enfindonner la pâtée aux chiens lugubres de mes désirslibérer les océans qui dorment fourbus dans mes reins

Je ne veux plus être le gardien sombrede tous ces corps déchusde tous ces songes passés au fil de l’épéeje veux être debout parmi les blés et les écumes

du Pacifique

Que les morts se taisent au noyau de mon chantqu’ils cessent d’empoisonner ma rugueuse marchej’ai soif d’espace et d’une Femme aux lèvres

de lait de chèvrej’ai hâte de bâtir demeure d’herbes et d’argile

foulée aux pieds

Que les morts se taisent quand mes enfantsrient au bord de la rivière

j’ai vertige d’une prairie, d’un matin aux lueurs de safran

Je veux qu’on m’accueille au pays des sèves etdes poussières

Sachez qu’autour des feux gitans on parle demoi on m’attend

La plus belle fille de la tribu qui a des yeux de charbons ardents

prendra ma main quand je surgirai, dira l’ancien :« Père voici mon amant. »

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Un temps à s'ouvrir les veines

*

Avec ces mains qui ont tué l’ennemije te fais briller à minuit

Avec ce sang aux cicatrices innombrablesje couvre ta nudité Je défends ton silence de femme

Avec ces ongles qui ont rageusement griffé l’arbrequand l’absolu se dérobait comme une lueur folle

Je t’arrache au sommeil des mortes.Avec cet amour paysan je te donne feuilles et fruits

Avec ces lèvres qui ne sont que douceur et tremblementje t’épouse dans un tumulte de fleurs rouges.

*

Un jour l’aubeviendraavec bombardes et cornemuses

Mais avant il fautsouffrirhurlerpisser le sangrouge comme les combats obscurs

Mais avant il fautenterrer le mauvais sangdans les champs caillouteux

dans les espaces de brouillards et de corbeauxdans les trous au large des murs de la ville des vivants

dans les orbites creuses du ventdans le sommeil des chiens

Un jour l’aubeviendraavec lampes et marées

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Un temps à s'ouvrir les veines

Mais avantil faut crucifier les fantômesEmpoisonner les sorcières retranchées derrière les yeux

Mais avant il fautmourirpar le fer et par le feu

Cent fois et plus encoreEt puis renaître des cendres

Toujours plus lasbouleversé ému

Un jour l’aubeviendraavec le miel et la joie.

*

Pour un amour nous mouronsPour une lune nous hurlonsPour une pièce de monnaie nous faisons le singePour une mort proche nous brûlons des bâtonnets d’encensPour une terreur nous respirons malPour une terre nue nous trafiquons à travers la nuitPour un sang rouge et fou nous creusons la pierreavec nos ongles de bandits de grand chemin.

*

des lambeaux de fable sur les lèvresje questionne la clarté fourbe du soir

je n’ai pas confiance dans les motsValets payés par l’ennemi

qui se cache dans les lignes du papier peintdans l’angle de la chambre sordide et muette

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Un temps à s'ouvrir les veines

je vis les ongles enfoncés dans les yeux du tempsavec la difficile respiration des neurasthéniques

je dors d’un œil l’autre surveilleles lampes et les murs Les pas dans la rue sombre

j’attends depuis toujours un pli urgentun rendez-vous d’amour au Bar des buveurs de sang

je lis un livre tous les quatre ou cinq ansmais je baise mal chaque nuit une fille nommée

Néant.

*

Sur chaque visageune agonie m’interpelleLion en cageje tourne dans la cité des morts-vivantssans figure Sans lignage

je suis déjà ailleurs autre partje suis dans le paysage ignoblede l’absolu désespoirje suis le voyageur rejeté de miroir en miroir

et qui hurle parce qu’il ne s’y retrouve paset que l’horreur gonfle ses paupièreset qu’il a tellement faim de lumièrequ’il mangerait crus les petits enfants aux yeux

de craie blanche.

*

La nuit il m’arrive de ramper jusqu’à ta chair détestable

de frotter mon sexe à la peau sèche de ton ventrede murmurer des mots qui n’ont plus aucun sensde te promettre des escales sauvages au pays des

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Un temps à s'ouvrir les veines

ivoires noirs

La nuit il m’arrive de croire à quelque paradisj’étouffe sur mes lèvres le cri des originesje mords tes seins Mes dix doigts dénouent ta

chevelure de féeMon sang tremble à l’orée de tes narines

Mêlés comme des forçats aux vêtements de bure rêchenous nous imaginons montant vers des soleils baoulésnous nous imaginons vainqueurs de cette orgie de plaiesL’aurore nous rend à l’horreur du temps qu’il fait

*

La nuit il m’arrive de croire à la fleur tropicaleà la mort bafouée par les gestes érotiquesIcare sans conscience qui rêvait de décoller de la sombre poussièrepour mordre à pleines dents les oranges des galaxies

Aujourd’hui je sais : notre vocation c’est de ramperdans la déjection des oiseaux aux ailes de méridiensfrères des maigres rats Des faméliques chiens.

*

La terrible loi des seigneurs m’a briséj’habite maintenant l’hiverje me couvre d’épluchures et de motsje m’enfièvre comme d’obscurs animauxj’ai peurSur le mur nocturne j’écris en tremblantles noms de Baader et de RimbaudLes noms de mon amour et les noms de mes rupturesde mes grands écarts de parolesLes noms des pays qui m’ont été arrachés à la force des armesJe suis un catafalque d’ossementsje suis un tambour de deuil et de lamentationsje suis un séquoia déracinéje suis un canyon éventré par les roues des convois militaires

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Un temps à s'ouvrir les veines

je suis une rose rouge sous la terreur fascisteje suis un poème en abîmeje suis une loutre égorgée au seuil du mois de maije suis un poignard de Tolède enfoncé jusqu’à

la garde dans ma propre poitrineje suis un chien galeux je suis la flaque d’urineje suis le journal déchiqueté sur lequel la pluie matinale s’acharneJe suis le sexe tranché du prisonnier de SantiagoJe suis l’Indien acteur à la TV qui fume un cigare

de La Havaneen lisant une B.D.Je suis une camel pourrissant dans le ruisseau d’octobreje suis l’affiche lacérée par les ongles d’une psychopatheje suis une poussière d’étoiles un sanglot de fée

une espèce de mouton à cinq pattesje suis le fou qui se taitAvec une violence de chaux vive.

*

je ne suis pas encore au mondeÀ cette heure je voyage dans des eaux mèresobscures et contagieusesDepuis quarante et quelques annéesje déchire la ténèbre des chairsje fraie ma route Je suffoqueUne fièvre bestiale me forceOngles et dents j’avance, nocturneavec un songe de plages neuvesavec une faim de continentsJe ne suis pas encore au mondequand j’ouvre la bouche là où je suisje mange de l’ordure et du sangde la poussière et du cridu Christ mort, de la cendre d’Occident.

*

Au nom d’un amour que la parole ne peut nommerje me suis dressé au-dessus du palais d’ordures

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Un temps à s'ouvrir les veines

j’ai saigné pour la beauté de l’aventurej’ai prétendu à l’étoile et à la véritéj’ai eu froid faim J’ai rêvé dans les fersAu nom d’un amour qui doit advenirj’ai vécu en silence la misère des paysages où

seul un enfantune petite fille de l’école de la rue des Archivespoussant devant elle un caillou de marelle :

paradis et enferdonne le courage d’explorer le Présent, d’où surgit

déjà l’Avenir, qui n’appartient à personne.

*

Mon mal est profondEn vain je m’habille de motsEn vain j’invente des empires turbulentsavec des paroles bariolées comme des toucansEn vain je fuis jusqu’aux lisières de la villejusqu’aux chantiers sombres où les pelleteuses

sous la lune de novembreressemblent à d’étranges populations déplacées

Mon mal est profondUn sang me hante qui exige les équateurs et les

aubes d’angesla haine des limites est le moindre de mes mauxJe creuse la pierraille morne au nom d’une Terre

à la violence d’EsclarmondeJe casse mes ongles contre les murs des geôles où

l’on torture nos songes de feuje n’ai jamais cessé de renier mon nompour demeurer libre, capable d’envol, puissantet armé d’une douceur inviolable qui émeut

les vagues de l’océan.

Mon mal est profondma voix rauque s’enfonce dans des déserts à

l’air raréfiéJe dors sur un lit de couteaux de bouchersje suis l’enfant d’une époque troubléeEt moi aussi je cherche l’or du TempsSemblable à cet homme qui voyait à la place

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Un temps à s'ouvrir les veines

de la tour Saint-JacquesUn tournesol géantqu’il rêvait de rapporter à Nadja-la-folle.

Mon mal est profondla vie maladefait une rumeur de rat dans les poumonsLe langage change sans cesse de maîtrela réalité éclate en lambeaux d’ombre et de brouillardMa tête plus lourde qu’un Caucaseroule dans les labyrinthes infinis des miroirsOù les bourreaux aux linges précieux boivent

des liqueurs noiresentre deux cérémonials de sang de mort d’extase.

*

j’éclate en paumes de joies noiresMon torse vert crève l’eaudes miroirs féeriques des demeures somptueuses.Libre Immense Océaniqueje danse autour de l’axe de mon sangsatellite multimillénaire du soleil

*

Des loups j’ai l’effrayante maigreurLa langue à violenter les yeux des brebisla religion du feuDes loups j’ai la passion de l’erranceentre villages incendiés par la haine des hommeset déserts habités par les Mères et leur sombre descendance.

*

Des taches de sang sur la lunel’enfant enferme les morts du soir

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Un temps à s'ouvrir les veines

dans des petites boîtes d’allumettespuis il chasse les poussières des malédictions noireset s’ouvre les veines avec l’éclat de verrede la chanson du ruisseauoù se mirent deux amants de marbre et d’absencehors les murs d’Avignon.

*

Un oiseau sans queue ni têtedort dans un feuillage sans soupirUn poète sans feu ni lieuse noie dans le miroir aux alouettesUn couteau sans manche ni lameflâne Central Park la mort dans l’âmeUn cheval hurle : « Je descends — Arrêtez la planète ! »

*

Dors dors fils du charbonRêve rêve fille de la sarrietteDansez dansez enfants de nuagesgriffonnés par des écoliers buissonnierssur la page blanche de l’aubela laine des moutonsla vitre de la chanson des bergèreset l’aile de la rivière corsetée d’ajoncs.

*

d’un brin d’herbe j’écoute la cantate éblouied’un coucher de soleil hippiej’invente vingt et cent routesd’une peur de minuitj’hérite d’un tout petit caillouque je jette au fond du puits

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Un temps à s'ouvrir les veines

où scintillent pain et mield’un règne naturel.

*

Le vent dans les coursiveschasse devant lui des lettres d’amourpostées à Babylone Zanzibar TananariveDes lettres qui jamais n’arriventet c’est pourquoi se suicident de belles indigènesdont les requins dévorent la chair parfuméeet c’est pourquoi de beaux gars se font soldatset les larmes aux yeux naviguent entre Diego

Suarez et Sumatraavec des tristesses de mal-aimés.

*

Dis-moi Jean sans TerreOù est ton pays ?— Mon pays est une flûte des Andesune guitare d’Andalousie.Dis-moi Jean sans EspoirOù sont ta femme Tes enfants— Ils sont dans le soleil des motsDans mes rêves ma blessure de minuit.

*

La nuit la ville la solitudeIl pleut des pierres précieusesles vitrines ont des lueurs de guillotineLes assassins tranquillement assassinentles voleurs cherchent l’argent, ils oublient le feules amants s’enfoncent dans les murs pour

échapper aux violencesNora Nord n’est pas venue au rendez-vous

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Un temps à s'ouvrir les veines

Je vais encore être maladeNora Nord vient de moins en moins souventElle n’écoute plus que la pluie et le ventNora Nord n’aime plus ma bouche ni mes paumes brûlantesOn la voit errer aux barrières où s’égarent des

créatures lourdes, lentesLa nuit la ville la solitudeLa tête sur l’oreiller nie furieusement les accusationsla sordide conjuration du bruit et du béton.

*

Des voyous beaux et sombres démolissent les palissadesdes rats voyagent d’égout en égoutUne douleur vêtue de vinyle abat un jeu du diableles motos déchirent l’espace et la nuitDeux homosexuels sous un porche s’embrassent fiévreusementRue Quincampoix les putains ont des yeux d’héroïnes de romansrusses du siècle dernierMinuit sonne à l’horloge de quelque église désertéeC’est l’heure où l’oreille coupée de Van Gogh me fait malC’est l’heure où s’éveille en moi le sang farouche de l’animalUn « M » énorme scintille entre mes épaules en lettres de feu À l’angle de la rue je guette la proie : petite fille

vierge ou Envoyé des Dieux.

De ma nuit

Se noue dans mes os une fatigue de préhistoireles graffiti m’épouvantentla corne du taureau crève mon sommeille Simple d’esprit gémit sous mes paupières

je tâte la peau grêlée des pierresla lumière pierreuse des visagescouturés d’obscures ridesÀ mesure que j’avance en âgej’égare un vêtement dans les déserts pigmentés

de crânes vides

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Un temps à s'ouvrir les veines

J’habite de plus en plus souventle trou noir des vieilles serruresoù passent en sifflant fous les ventsVents de pusztas Vents d’océans de bureJe m’enracine dans une absence prolongéeun mot obsessionnel Une lune froide à son apogée.

*

Parce que les eaux sont obscuresnous craignons nous invoquons père et mèreUn aigle farouche défait maille après maille

la tapisserie d’azurL’enfant enterre son cri dans les orbites creuses

d’une bête d’hiver

Nous mourons d’un amour qui ne donne nifeuilles ni fruits

nous mourons d’un regard sans échod’une main qui se refuse à l’heure venteuse de minuitnous mourons d’un enfant qui pourrit dans le

creux des veines bleutées.

Parce que les songes sont douleurs et vertigesnous titubons le long d’infinis mursLa pluie d’octobre lave la face de l’ange lugubreLes lumières de la ville éclairent violemment un

paysage vide.

*

Si je nommec’est pour un moindre malPierre Pain ou PommeLicorne ou Cheval

Si je nomme c’est pour respirer mieuxdans le nid de feu

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Un temps à s'ouvrir les veines

dans l’écorce d’automne

Si je nommec’est pour durer encore un peudans le miroir de vos yeuxle vert de vos paumes.

*

Comme des lessives déchirées par les puissantsvents du nord

mes heures tremblent aux fenêtresJe me répète souvent qu’il aurait mieux valu

ne pas naîtreje pardonne mal à ces deux sexes noués qui m’ont

jeté ici-bas

je ne réclamais pas la peur la frénésie la solitudela rue barrée par les ombres des hallucinationsla porte qu’on ouvre avec des gestes craintifs

en craignantde trouver dans le couloir sombre la horde de

rats assoiffée de sang

Je n’avais rien demandé Je fus malgré moi conçuQuarante-deux fois l’angoisse a incendié mes tempesLa nuit mes doigts somnambules tressent la corde du pendumes yeux sont le repas des gros insectes qui

hantent les lampes

Seule la mer berce la douleurÀ la pointe de Trévignon je hume le sel et les

cargaisons pourriesla lumière des mouettes déchirant l’écume m’allègeJe sais que j’ai payé mes dettes. Je suis blanc

comme neige.

*

L’enfant a peur dans la nuit aux plaintes de sorcières

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Un temps à s'ouvrir les veines

la mère lave le linge du labeur

L’enfant déchiffre les signes du malheurLe père mange sans dire un mot

L’enfant ferme les yeux : des peuples d’oiseauxLa mère a une figure de terre blessée

L’enfant fuit entre lande funèbre et sombre merLe Père observe derrière le carreau.

*

La vieille femme au cœur rougemeurt entre ses draps glacésL’espérance recule dans les yeux des chatsla terre se couvre de brumes et de corbeaux

Un pays gémit entre les épaulesdu voyageur sans bagagesqui erre de pôle en pôleÀ la boutonnière la fleur de l’orage

La vieille femme s’efface du paysagela bougie agoniseLa nuit et ses chevaux de frisedessinent une frontière infranchissable au-delà

des villages.

*

RienPas de mainsPas de bouchela nuit seulementsur les lèvres

je tombepuits vasteblessure incongrue

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Un temps à s'ouvrir les veines

je crieun rail traversemon genou droit

*

Rienmais une cigarettetrempée dans l’alcoolavec un biscuit dur

je n’ai pas de nomtu n’as pas de pays

nous unirreste une tentation

une tentativede nuit à nuit

*

Sur la merl’haleine des matelotsje songe à toimon amour ma douce laine

les blés ont leur plaineles cieux leurs oiseauxles hommes ont leurs couteauxRévoltes et cris

la cendre bouge à peineaprès le feu des motset les soleils pourrisn’éclairent qu’une blessure

*

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Un temps à s'ouvrir les veines

Escales d’herbe et d’azurvous ne fûtes que détoursEt vient le moment d’entendrela sentence des murs

Sur la merl’haleine des matelotsEt puis toima noire, ma foraine.

*

J’habite la flammedemeure essentielleÀ l’orée du cielun ventre brûlé brame

une flèche suffità la métamorphosede celui qui ne vitque d’orties et de pierres

dans chaque rosedans chaque écumeje dors rêve qui fumevertige sans pause

j’habite le seuilles palais songent à moila mouette épouse l’œille sang alarme le boa

la mort matinaleest belle prosechaque geste une ballefrappe au cœur des choses

*

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Un temps à s'ouvrir les veines

quand le minéral de nuit m’enserrequand la pierre meurt dans mon sangquand l’oiseau enferme sa lente agonie dans le prisme incendié de mes pupillesquand la racine crie au bord des lèvresquand le jour s’écroule dans mes genouxdévoré de fièvres étranglé par les fourmisquand la rauque joie tord ses cheveuxau plus noir de mes nerfs quand me déserte le feuj’invente la ville insurgée où les femmeshéroïques ferment les yeux entre mes brasj’invente un désert un fleuve une pampaj’invente un futur j’invente un endroitun pays au-delà des blessures en rafalesj’invente ta voix qui coule comme une ballele long des veines jusqu’au centre de l’animal.

*

j’ai et je n’ai pasj’ai l’ongle la dent dure le froidj’ai le cri entre les épaulesla faucille du vent sous les paupières

j’ai le tigre et l’épine et le pétrolede l’angoisse dans les poumonsj’ai la terre battue où dormir un soleil de plombj’ai l’étrange figure du pendu au son de la carmagnole

je n’ai pas la prairie le lait et le plat de fraises sauvagesje n’ai pas la paix du sangdans la nuit de branches et de tuiles j’enrageFrère du porc harnaché d’ordures je tourne en rond

j’ai et je n’ai pasj’ai le temps je voyage de blessure en blessureje n’ai pas la clef du soleil ouvrant les mursj’ai des sueurs sous la peau du ventre des nids de rats

j’ai et je n’ai pasj’ai des cadavres pleins les yeuxj’ai le feu dans le sexe J’ai peur

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Un temps à s'ouvrir les veines

je n’ai pas pour m’innocenter une seule voix.

Lettre à Jean Malrieu entre la lumière et la parole

Ami,je t’écris pour te donner des nouvelles du sang

qui est toujours en voyagepour te parler de quelqu’un qui a jeté une pierredans le puits secret de la douleuret qui depuis plusieurs automnes l’écoute tomber

inlassablement rebondissant de paroi en paroicomme un verbe blesséAmi,je t’écris pour savoir ce qu’il en est du jour et

du temps aux tempes et du bleu fanal de l’amourAmi,aux durs travaux d’insecteaux paumes de givre et roséeJe t’écrisparce qu’il y a tant de choses en péril iciqu’on craint soudain pour tout ce qu’on aimequ’on a peuret envie de dialoguer avec la lumière faite hommeAmidont le pas sur la route de Pennesoulève des gerbes d’étoileséclairant le mystère épousé dès l’enfancePermetsqu’un passant de terreau lourd manteau de pleurs et deuilss’arrête un instant devant ton humble baraque de planchesoù ta main experte en lunes et miraclescontinue fièrement de défier l’ombrePermetsoui Permetsà une voix farouche criblée de nostalgiesde se taireet d’entendre mûrir un beau fruit dans ton silencede joie et de peineAmi,je t’écrisen clameurs

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Un temps à s'ouvrir les veines

et hymnes.Pardonne si la croix des mortssiffle entre mes mots.

Temps d’absence

Nous sommes d’une nuit indéchiffrablenous sommes d’une quête sans finLa vie s’écrit en mots de sablela figure saigne Cherche le cheminNous sommes d’une mort vécue déjà cent foisd’un silence d’argile gorgée d’eauNous sommes d’un futur qui n’a aucune chanceNous sommes la douleur du bras qui enfoncedans la plaie le fer de lanceNous sommes préface d’absence Poignante odeur de pourriture.

*

Celui qui sait se tait et ferme les yeuxet cueille une fleurdont les parfums l’enivrent jusqu’au dédoublementCelui qui saitembrasse le front de l’ennemi sans tourment

Il n’est pas un lieu oùvisage humain reposerespire calmement entre foudres et rosesentre serpents et astres bleus

Celui qui sait garde le secretÀ la danse des jeunes gens il se jointil prend place à la table du festinil ne dédaigne pas les couchers de soleils

D’un doigt de bonté il caresse l’enfantl’espacele territoire farouche des vents

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Un temps à s'ouvrir les veines

que l’ombre enlace

Celui qui sait ne parle à personneFace au mur nu et blancil veille effaçant trace après tracecomme un animal sombre regagnant l’empire

des glaces.

*

Certains soirs Soren Kierkegaardvient prendre le thé dans ma maisonnous parlons de choses et d’autres, d’un paysage

du Danemarkd’une ombre qui la veille a traversé la rue

Nous parlons du fou rire des enfants à la sortiede l’école

d’une roue de chariot chargé de maïs flamboyantd’une belle femme nue faisant des offrandes

sur une plage au soleil couchantdu souvenir poignant d’un dieu mort

nous fumons des cigares longs et mincesnous jouons sur le piano une sonate de Mozartnous feuilletons quelque album d’artoriental aux couleurs de miniatures précieuses

Jusque tard dans la nuit nous buvons des alcoolset causons du péchéet du ciel bas sur les champs de plaines en novembreprès des chats endormis pacifiques

Quand l’aube cherche en tâtonnant la serrurenous nous séparons émus fiévreuxUne belle journée se lève au-dessus du fleuveet les ouvriers chantent déjà dans la pâle lumière

des chantiers.

*

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Un temps à s'ouvrir les veines

Être et souffrance mêlent leurs membres d’unblanc d’automne

tel un couple en proie à la malaria du désir quiest sombre violence

j’écoute la lente chute de la nuitle cri des miroirs Les plaintes des fées de la fictionJe me tasse chair sauvage Je me noue en feux

et lueurs d’ironieJe m’ouvre à l’innommable Épiphanie.

*

Je n’habite pas J’erreJe ne fonde pas Je m’effaceJe ne règne pas Je laisse placeaux furieux scribes du Grand Mystère

Je ne bâtis pas Je creusedes tunnels de frayeurJe ne me nomme pas J’appartiensà des peuples d’ombres

Je dure Je suis fragileJ’ouvre la bouche et je rêveJe me tais et me confondsau silence des pierres levées.

*

Le mur La lampe La tableLa nuit est profondeet la chasse s’avère vaine

La parole fuit au loincheval de feu

Il reste posées sur le bois rugueuxdeux farouches mains aux grosses veines

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Un temps à s'ouvrir les veines

Le mur La lampe La tableet l’arme du crimejetée sur les draps rouges et glacés.

My name is agony

Je reviens de loinje reviens de moi-mêmej’ai vu sierras et sirènesj’ai vu araignées et chiensLangues de feu et débiles reinesdes dieux à la mauvaise haleinedes idoles Tout un menu fretin.Oui je reviens de moi-mêmeoui je reviens de loinexténué sale fou de stupeurn’ayant pas brisé mes chaînes.Voyez mon sang voyez mes mains.J’ai marché jusqu’à l’extrême plaineassommé par le mirage et la faim.Me voici pauvre et loqueteux voyageurCortès du grand intérieurqu’on croit à peinePlus lourd d’un secret au cœurL’ombre a dévoré la proie dans mon poème.

quand dans l’homme le ver remuequand le fleuve se tait sur les lèvresquand le néant brille comme une grosse verrueau bout du nez du petit athlète du quotidienqui soulève chaque jour cent kilos d’absurde et d’ennuiquand l’amour fait tragiquement défaut à minuitquand la main obscène s’en va à l’aventurequand du songe humain ne restent que plumes et osquand le sang luit dur Quand la voix rauques’enlise dans les sargasses gluantes d’un vieux murquand le gel brise la parole qui coule vomissured’une plaie infectée par la question du bonheurquand le poème devient pourriture à ras de terrequand le vide aux yeux fous tire tire par-derrière

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Un temps à s'ouvrir les veines

quand tout prend feu Corps Étoiles Neiges Océansquand du plus noir, du plus délabré monteune plainte une bouillie de syllabes : « maman »Alors le roi nu s’ouvre lentement les veineset il féconde une planète provisoiresans savoir ce qui naîtra : Aigle ou Soleil ?

My name is agonymon nom est agonieque puis-je sinon serrer les dentsla mort brûle dans les blancsdu poème prince carnivore

La mer montre ses yeux révulsés.l’incendie déploie ses bannières de maiDans les cavernes de l’être au remugle de sang.Que puis-je sinon mâcher la fleur du cri. En

Espérant. En Espérant.

My name is agonyLes dieux se taisent obstinément.On n’entend que ce dur labeur de volcandans la poitrine où l’aigle a fait son nid.

Un lierre de fièvre recouvre mes os,dans les zones non éclairées du corpsLe fer bleu de la nuit cherche sa proie,J’approche mot à motd’une vérité banale et tristede magazine et de radiopetits yeux de taupeongles impeccables de bourreau.

Laurier pour la ténèbre

À contre-cri À contre-jourje remonte lentementvers le ventre étoilépour le sommeil sans épines.

Un lait familier

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Un temps à s'ouvrir les veines

ourlera mes lèvresUne poignante chaleuremmaillotera mes os transis.

À contre-absurde À contre-vent je retourne au nœudd’éclairs et de givred’oignon et de sel

d’où je m’arrachai un jour

Pour une dérive de bois mortPour un parcours de loquesPour une épopée de poussièrePour une fonte d’yeux de neige d’ongles.

À contre-espoir À contre-chant je reviens au lieuPur sans chronique ni légendeoù il fait toujours clair de terre.

Une douloureuse mémoireguide mes pas d’aveuglevers ce grand soleil de sanget d’eaux aux mains maternelles.

Dans une vapeur d’amertumeje descendsanimal de fondbeau d’innombrables blessures

celles de l’amourcelles de la voyancecelles de l’innocencefouettée à mort.

Je descends et je risgrelots sur mes lèvreschasseur devenu gibierdans une lumière de bordel.

le mensonge et la ruse

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Un temps à s'ouvrir les veines

sont armes dérisoiresJ’avoue tout. Je n’accuseNi la montagne ni le soir.

j’acquiesce des paupièresje tends mes poings fermésCe sera comme la merqui couve un soleil

Ce sera comme un ongledans le sol incrustéCe sera comme un vieux mondequi ne pourra plus respirer.

*

Fils de puteFils de chienAutour la nuitJe hurle donc je suis.

*

Qui vivra verraqui verra mourraqui mourra brûleraqui brûlera vivral’or du temps.

Ô berger qui prophétisasles yeux au bord du laitRepose calmement au cœur de ta race.

la poussière que le vent soulèvec’est ta parole ton chant qui passe.

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