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géographie économie société géographie économie société * Auteur correspondant : [email protected] doi:10.3166/ges.18. 257-282 © 2016 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés. Géographie, Économie, Société 18 (2016) 257-282 Un tournant discret : la production de logements sociaux par les promoteurs immobiliers Matthieu Gimat a* et Julie Pollard b a Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Institut de géographie, 191 rue Saint-Jacques, 75005 Paris b Université de Lausanne, Faculté SSP IEPHI, Bâtiment Géopolis, CH - 1015 Lausanne Résumé La production de logements sociaux en France constitue un enjeu fort et récurrent du débat poli- tique. Partant des acteurs professionnels qui produisent du logement, ce texte propose un éclairage renouvelé sur les enjeux actuels. L’accent est placé sur une recomposition discrète mais centrale des politiques du logement : le rôle croissant des promoteurs immobiliers dans la production de loge- ments locatifs sociaux. Trouvant ses origines dans un contexte politique local et national contraint et dans des marchés immobiliers tendus, l’essor des promoteurs dans la construction de logements sociaux est loin d’être un sujet purement technique. Cette évolution influence de manière structu- rante les pratiques professionnelles des promoteurs immobiliers et produit des effets sur le secteur à plusieurs niveaux. Nous montrons que ceux-ci ont trait aux modes de faire opérationnels, à la régulation politique locale de la construction de logement ainsi qu’aux effets sociaux et urbains des opérations de construction de logements. © 2016 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés Mots clés : promoteurs immobiliers, logement social, politique du logement, organismes HLM, Ile-de-France. Summary The growing role of real-estate developers, a quiet turn in social housing production in France. The issue of social housing production is frequently put at the top of the French political agenda. Based on the housing sector stakeholders, this article sheds light on one main evolution of the sec- tor. Emphasis is thus put on a quiet – but key – turn of housing production policies: the increasing Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur ges.revuesonline.com

Un tournant discret : la production de logements sociaux

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société

*Auteur correspondant : [email protected]

doi:10.3166/ges.18. 257-282 © 2016 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Géographie, Économie, Société 18 (2016) 257-282

Un tournant discret : la production de logements sociaux par les promoteurs immobiliers

Matthieu Gimata* et Julie Pollardb

a Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Institut de géographie, 191 rue Saint-Jacques, 75005 Paris

b Université de Lausanne, Faculté SSPIEPHI, Bâtiment Géopolis, CH - 1015 Lausanne

RésuméLa production de logements sociaux en France constitue un enjeu fort et récurrent du débat poli-tique. Partant des acteurs professionnels qui produisent du logement, ce texte propose un éclairage renouvelé sur les enjeux actuels. L’accent est placé sur une recomposition discrète mais centrale des politiques du logement : le rôle croissant des promoteurs immobiliers dans la production de loge-ments locatifs sociaux. Trouvant ses origines dans un contexte politique local et national contraint et dans des marchés immobiliers tendus, l’essor des promoteurs dans la construction de logements sociaux est loin d’être un sujet purement technique. Cette évolution infl uence de manière structu-rante les pratiques professionnelles des promoteurs immobiliers et produit des effets sur le secteur à plusieurs niveaux. Nous montrons que ceux-ci ont trait aux modes de faire opérationnels, à la régulation politique locale de la construction de logement ainsi qu’aux effets sociaux et urbains des opérations de construction de logements. © 2016 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés

Mots clés : promoteurs immobiliers, logement social, politique du logement, organismes HLM, Ile-de-France.

SummaryThe growing role of real-estate developers, a quiet turn in social housing production in France. The issue of social housing production is frequently put at the top of the French political agenda. Based on the housing sector stakeholders, this article sheds light on one main evolution of the sec-tor. Emphasis is thus put on a quiet – but key – turn of housing production policies: the increasing

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role of real estate developers in the production of social rented housing. This evolution, which is far from being only technical, stems from local and national political claims and from the current situation of tight housing markets. Several kinds of sectorial effects of this turn have been identified. First of all, it leads to a reconfiguration of real-estate developers’ professional practices. Then it affects the housing construction political regulation at local level. And finally we show that it has wider social and urban effects. © 2016 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés

Keywords: real-estate developers, social housing, housing policy, social housing organizations, Paris Region.

Introduction

La question de la production de logements est un enjeu récurrent de l’agenda politique gouvernemental en France. Les réflexions académiques, comme les débats politiques sur le sujet et la plupart des politiques menées, s’avèrent segmentées. Ce texte choisit de se situer à la frontière de deux champs de réflexion. D’une part, une partie de la littérature s’attache aux évolutions du logement social et des politiques publiques afférentes (voir par exemple : Houard, 2009 ; Lévy-Vroelant et Tutin, 2010 ; Desage, 2012). D’autre part, un ensemble de recherches se concentrent sur la promotion immobilière et les promoteurs immobiliers. Longtemps délaissé, cet objet d’investigation a été considérablement réinvesti sur une période récente. Plus précisément, l’évolution de l’industrie de la promotion immobilière a été obser-vée sous divers angles prenant en compte les dynamiques de concentration et de financiari-sation (Lorrain, 2002 ; Pollard, 2007 ; Vergriete, 2013), l’intégration de normes de dévelop-pement durable (Taburet, 2012) ou encore l’évolution des modalités de la fabrique urbaine et péri-urbaine (Callen, 2011 ; Dupuy, 2010). Ce texte explore un autre aspect, peu étudié, qui tient à la définition des frontières des activités des promoteurs en France. Il part en effet du constat empirique suivant : les années 2000 sont marquées par la progressive montée en puis-sance des promoteurs immobiliers dans la construction de logements sociaux.

Jusqu’alors, la construction de logements était traditionnellement fortement structurée autour d’une différenciation entre les acteurs de l’offre : organismes HLM producteurs et gestionnaires de logements sociaux d’une part, promoteurs immobiliers producteurs de logements libres ou aidés d’autre part1. Cette segmentation, qui trouve ses origines dans la différenciation de l’intervention publique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (Effosse, 2003), s’est consolidée et matérialisée au cours de la seconde partie du XXe siècle dans l’autonomie des filières de production, des circuits de financement et des modes de régulation. Elle a exclu de fait les promoteurs immobiliers de la construction de logements sociaux. Pourtant, en 2013, ceux-ci ont construit plus de 32 % des logements sociaux en France (DGALN, 2014). Nous montrons que cette évolution a priori anodine et technique constitue en fait un bouleversement silencieux de la régulation politique et des modes de faire dans le secteur du logement.

L’objectif de ce texte est à la fois de décrire l’entrée des promoteurs privés dans la construction de logements sociaux, d’en expliquer les origines et d’en montrer les implica-tions. Témoigner de l’ampleur du changement à l’œuvre implique, dans cette perspective,

1 Il existe d’autres constructeurs de logements en France, parmi lesquels des particuliers.

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de montrer comment il conduit à un ensemble de redéfinitions : dans la manière de penser les opérations immobilières (au niveau du montage financier comme des formes urbaines), dans les rapports qu’entretiennent les promoteurs immobiliers avec les organismes HLM ou encore dans la planification de la production de logements sociaux au sein des communes. L’ambition première de cet article est donc d’analyser les conséquences sectorielles de ce changement. En privilégiant une entrée empirique, il contribue également à éclairer l’évolu-tion des modalités de l’interaction entre acteurs à but lucratif et non-lucratif dans la produc-tion de la ville contemporaine. La dynamique d’extension du champ d’activité des promo-teurs immobiliers pourrait à première vue s’inscrire dans une logique de néolibéralisation des politiques du logement, où intérêts privés et objectifs de développement économique auraient une place croissante (Brenner et Theodore, 2002 ; Harvey, 1989 ; Peck et Tickell, 2002). Mais notre analyse va à l’encontre d’une telle interprétation. Les négociations entre acteurs publics et opérateurs, au centre de l’analyse, nous conduisent à pointer le rôle déter-minant des acteurs politiques dans les dynamiques à l’œuvre (Halpern et Pollard, 2013 ; Theurillat et al., 2014). Pour les acteurs publics locaux, l’objectif est avant tout de continuer à mener des politiques de production de logements sociaux, dans un contexte économique-ment et réglementairement contraint. Un ensemble d’arrangements et de reconfigurations se négocient ensuite entre élus locaux, bailleurs sociaux et promoteurs immobiliers.

Ce texte est basé sur un matériau empirique récolté dans le cadre de deux travaux de recherche, l’un portant sur la participation des promoteurs immobiliers à la régulation politique du secteur du logement (Pollard, 2009) ; l’autre portant sur les promoteurs et la mixité sociale (Gimat, 2012). Ces recherches sont centrées sur les pratiques des grands promoteurs nationaux (Pollard, 2007). Ce texte s’attache donc prioritairement à l’appro-priation par les promoteurs privés de la construction de logements sociaux, et nous ne faisons qu’évoquer un certain nombre de problèmes, cependant importants, soulevés du point de vue des organismes HLM (voir notamment à ce sujet AORIF, 2014 ; CDC, 2015 ; Jourdheuil, en cours). L’argumentation, qui combine une approche de géographie et de science politique, se fonde sur plusieurs sources : des rapports administratifs, des données quantitatives sur l’évolution de la production de logements, des entretiens auprès d’acteurs privés et publics du secteur du logement en France (élus et acteurs administratifs locaux et nationaux, représentants d’entreprises de promotion immobilière et d’organismes HLM) ainsi que sur un panel de quatre études de cas, correspondant à des opérations situées en proche banlieue parisienne, à Nanterre et Boulogne-Billancourt (92), Villejuif (94) et Pantin (93)2. L’articulation des résultats de deux recherches, menées à plusieurs années d’intervalle (en 2005-2006 pour la première et en 2012 pour la deuxième), nous permet d’avoir une perspective diachronique sur l’entrée des promoteurs dans la construction de logements sociaux. En effet, en quelques années, cette réalité prend de l’ampleur, et les

2 Trois des opérations étudiées sont situées dans des villes populaires, gérées par des municipalités qui ont mis en place des dispositifs de contrôle du marché immobilier : il s’agit du lot MH17 de la zone d’aménage-ment concerté (ZAC) Seine-Arche, à Nanterre (92) ; de l’opération Le Capitole, réalisée dans le centre-ville de Villejuif (94) ; et de l’opération La Manufacture, qui se trouve à Pantin (93), sur les quais de l’Ourcq. La quatrième opération a été construite dans la ville de Boulogne-Billancourt (92), qui a développé une position relativement libérale vis-à-vis de la promotion immobilière. L’opération se situe au 3 et au 5bis, rue de la Ferme et a été réalisée en lien avec la ZAC Seguin Rives-de-Seine.

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discours évoluent : les réticences initiales s’estompent, les pratiques se banalisent et de nouvelles sources d’inquiétude apparaissent.

Notre argumentation est déroulée en trois temps. Tout d’abord, nous nous intéressons aux contraintes et enjeux politiques qui permettent d’expliquer pourquoi les promoteurs sont devenus, en l’espace d’une dizaine d’années, des acteurs importants de la construction de logements sociaux. Dans un deuxième temps, nous nous attachons à l’évolution des modes de faire sectoriels des promoteurs immobiliers entraînés par ces exigences politiques. Enfin, dans un dernier temps, nous nous attachons aux effets de l’évolution décrite sur plusieurs plans : en termes de régulation politique, en termes de formes urbaines et en termes sociaux.

1. Pourquoi les promoteurs construisent-ils du logement social ? Retour sur les origines d’une demande politique

Le premier enjeu est de comprendre pourquoi les promoteurs immobiliers com-mencent à intervenir dans la construction de logements sociaux dans les années 2000. L’idée défendue est que cette évolution s’explique avant tout par des motivations et exi-gences émanant des acteurs politiques, nationaux mais aussi locaux.

1.1. Un moyen de répondre à une double injonction politique nationale : construire des logements sociaux et garantir la mixité sociale

Les politiques du logement en France, menées à différents niveaux de gouvernement, sont travaillées par des logiques souvent concurrentes, parfois contradictoires. Cette complexité s’incarne dans les lois de décentralisation de 1982-1983. Au nom du prin-cipe théorique d’égalité d’accès des citoyens au service public du logement, l’État est considéré comme le seul à pouvoir garantir un droit au logement pour tous à travers une programmation cohérente des crédits sur l’ensemble du territoire. Les collectivités locales voient toutefois leur capacité d’action augmenter, notamment en raison de la décentralisation de compétences périphériques au logement (urbanisme et politique de la ville en particulier) et du fait du caractère permissif des textes législatifs (Ballain, 2005 ; Quilichini, 2001 ; Quilichini, 2006). La Loi Libertés et responsabilités locales du 13 août 2004 fait un pas de plus. Elle comporte un volet consacré au logement et à la construc-tion et confère un rôle accru aux collectivités locales. Malgré ces évolutions, un certain nombre de principes généraux continuent à être mis en avant par l’État central. De fait, il conserve un important arsenal d’instruments à sa disposition (Dupuy et Pollard, 2014). Lévy et Fijalkow (2010) montrent ainsi que les années 90 sont marquées par les velléités de l’État de reprendre en main et d’encadrer les politiques locales de l’habitat. Dans les objectifs fixés par l’État, deux éléments apparaissent prégnants.

Tout d’abord, la nécessité d’une politique active de construction de logements sociaux est un axe de communication politique central au niveau national. Cet impératif s’appuie sur le constat récurrent de l’insuffisance de cette production, attestée par les demandes non satisfaites de logements sociaux3 et les faibles taux de mobilité des résidents du parc

3 Selon le fichier unique de la demande mis en place en 2011 et exploité par l’USH, on compte en 2013 près de 1,7 million de demandes de logements HLM actives en France métropolitaine.

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locatif social4. Il est par ailleurs nourri par les mobilisations et l’influence croissantes d’acteurs associatifs qui placent la question des mal logés au cœur des débats politiques nationaux (Lévy et Fijalkow, 2010 ; Péchu, 2006). Mais à l’image d’autres politiques sociales, la politique de production de logements sociaux cristallise une tension entre deux impératifs pour l’État : répondre à un besoin social fondamental des citoyens et limiter les coûts de l’intervention étatique (Pierson, 2001). Ainsi, l’affichage de la néces-sité d’une politique active de construction de logements sociaux contraste avec la baisse effective des crédits étatiques accordés. Sur le long terme, ce mouvement de réduction est amorcé dès le milieu des années 60, puis surtout par la réforme de 1977, qui prépare le passage d’une logique d’aides à la pierre à une logique d’aides à la personne. Les diffi-cultés de financement et les coupes dans le budget de l’État destiné au logement social se sont exacerbées dans les années 2000 (Driant et Li, 2012).

Cet impératif de construction de logements sociaux s’accompagne, par ailleurs, de la montée en puissance, à partir des années 90, du principe universaliste de mixité sociale (Fée et Nativel, 2008 ; Sala Pala, 2005). L’exigence d’une répartition équilibrée des indi-vidus sur le territoire, en fonction de critères socio-économiques, culturels ou ethniques, s’est alors imposée comme l’un des principaux critères de la qualité des développements urbains contemporains : elle serait à la fois un gage de cohésion sociale et un moyen de lutter contre la ségrégation spatiale. Depuis la Loi d’orientation pour la ville5, la diversité et la mixité de l’habitat apparaissent comme des exigences centrales pour la politique du logement, exigences dont l’État se porte garant. Ces objectifs trouvent un contenu contraignant dans l’article 55 de la Loi Solidarité et renouvellement urbain6 du 13 décembre 2000, laquelle fait « de la diversité de l’habitat un devoir de solidarité dont aucune commune ne peut s’exonérer » (Quilichini, 2006 : p. 93). L’État y impose aux communes d’œuvrer en faveur de la mixité de l’habitat et d’atteindre un pourcentage minimal de logements locatifs sociaux dans le cadre du « 20 % communal », porté depuis début 20137 à 25 %. Soulignons que d’autres instruments visant à intervenir sur les désé-quilibres et inégalités entre territoires sont aussi entre les mains l’État central. On peut mentionner par exemple les politiques dites de renouvellement urbain ou de rénovation urbaine (Epstein, 2013).

Ces deux impératifs nationaux, construction de logement sociaux et mixité sociale, sont en outre fréquemment déclinés et réappropriés au niveau local. Ainsi, certaines communes affichent des objectifs locaux de production de logements sociaux qui excèdent les affichages nationaux. Les cas de Saint-Denis ou de Nanterre en sont emblématiques. Pour ce qui est de la mixité sociale, la valorisation de cette idée, sou-vent assez floue, permet aux élus locaux de justifier un certain nombre de choix et orientations politiques (Simon et Lévy, 2005).

4 Driant (2008) pointe une baisse continue du taux de rotation dans le parc locatif social depuis la fin des années 90. Celui-ci est passé de 12,6 % en 1999 à 9,4 % en 2006 : « en six ans, sous le seul effet de la baisse de la mobilité, le parc social a perdu une capacité d’accueil de plus de 130 000 ménages, alors que la demande déclarée totale est de l’ordre de 1,2 million d’unités » (p. 58). En 2012, le taux de rotation était, d’après l’USH, de 9,6 %.

5 Loi n° 91-662 du 13 juillet 1991.6 Loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000.7 Loi n° 2013-61 du 18 janvier 2013.

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1.2. Un moyen de produire du logement social dans un environnement économique et politique contraint

Alors que la pression à la construction de logements sociaux est forte, les élus locaux doivent faire face au fait que cette construction est entravée par des difficultés à plusieurs niveaux.

En premier lieu, le renchérissement des opérations de construction de logements sociaux est à souligner. Celui-ci est dû à l’augmentation parallèle des coûts de construc-tion et du foncier disponible. Au début des années 2000, les organismes HLM comme les élus mettent en exergue le fait que la construction coûte cher : sur un plan stricte-ment économique, la stratégie la moins risquée pour les organismes HLM n’est de ce fait pas de construire, mais de gérer un patrimoine déjà amorti. Le directeur de la construc-tion d’un grand bailleur social insiste sur les ressources et arguments que les politiques doivent mobiliser pour encourager la construction locative sociale : « Pour que la relance marche, il faut convaincre un à un tous les organismes, toutes les sociétés. Ce que cela veut dire, c’est qu’il faut rendre les mesures plus attractives, leur montrer leur intérêt à construire, valoriser les actions et les acteurs qui produisent, et réhabiliter la construc-tion en tant que telle… » (Entretien du 10/03/2004). Ces difficultés se sont accentuées au cours des années 2000 : le coût moyen de production d’un logement social a en effet augmenté de 53 % entre 2005 et 2011. Cette hausse serait due à la fois à l’inflation des prix du foncier, surtout dans les territoires où les marchés de l’immobilier sont les plus « tendus », et à l’impact des normes et réglementations (CDC, 2012).

Cette situation est accentuée, en second lieu, par le fait que les organismes HLM ren-contrent des difficultés grandissantes pour rassembler les financements nécessaires au montage d’une opération de construction. Malgré l’investissement croissant des collecti-vités territoriales, les organismes HLM se trouvent directement confrontés au désengage-ment financier de l’État, aux difficultés du 1 % logement et aux doutes quant à l’évolution des prêts de la Caisse des dépôts et consignations. Concrètement, cela se matérialise dans la nécessité de multiplier les partenaires pour monter une opération de logement social et de puiser dans les fonds propres des organismes HLM une partie du financement, qui représente en moyenne 15 % du coût d’une opération (Driant et Li, 2012). Cette nécessité est soulignée par Durance (2007) : « Le montage financier des opérations immobilières locatives s’est beaucoup compliqué dans le temps […]. En effet, il faut mobiliser plu-sieurs sources de financement pour y parvenir, ce qui nécessite de nombreux contacts et des délais assez longs d’études avant d’obtenir les décisions de financement8 » (p. 23).

Par ailleurs, une troisième difficulté réside dans la complexité des procédures de la construction sociale, notamment par rapport à la construction dans le secteur libre. Celle-ci tient d’abord, pour les élus locaux, à la nécessité d’anticiper la production de logement social en identifiant, voire en se portant acquéreur, d’opportunités foncières pouvant accueillir sur le territoire communal des opérations sociales neuves. Elle tient ensuite à la durée et à la complexité du montage des opérations, notamment liées aux

8 Durance souligne également que « les organismes qui ont un patrimoine ancien important qui dégage un autofinancement net positif peuvent plus facilement prendre des risques de déséquilibre des opérations nouvelles, car des compensations sont possibles entre des opérations bénéficiaires et des opérations déficitaires. » (p. 23).

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démarches à entreprendre dans le cadre des réglementations liées aux marchés publics. Un enquêté le formule de la manière suivante : « Un organisme public HLM, il est sou-mis aux marchés publics. Donc, si vous faites un immeuble, vous êtes obligés de faire un concours d’architectes, pas une consultation. Donc, un concours, c’est des délais de publication, etc. Vous en avez pour six mois… Après, vous instruisez le permis avec les délais de permis, ensuite vous allez chercher les financements publics avec les délais qui s’ensuivent, ensuite vous avez les appels d’offres publics pour la construction de l’im-meuble avec en plus, aujourd’hui, un marché de la construction qui est tellement fort que les entreprises du bâtiment sont débordées de travail […]. Donc, ils viennent, mais ils viennent à des prix qui font que, une fois sur deux, on a des appels d’offres infructueux… Donc vous en reprenez pour six mois… Donc, en gros, et même sans tous ces aléas, vous mettez un an et demi de plus à produire » (Entretien du 22/02/2007).

La construction de logements sociaux par les organismes HLM se heurte donc, notam-ment du point de vue des élus locaux, à des difficultés d’ordre procédural, réglementaire et financier alors même qu’ils sont censés être les seuls organismes à pouvoir produire du logement social. Dans ce contexte, émergent au début des années 2000, au niveau local, de plus en plus d’initiatives visant à produire autrement du logement social.

1.3. Une demande politique qui s’inscrit dans des formes stabilisées de régulation politique locale

Dans le contexte local et national décrit, et pour un certain nombre de communes au pre-mier rang desquelles figure la ville de Paris, la mise à contribution des promoteurs immobi-liers privés est présentée par les élus locaux comme un moyen permettant de faire face aux difficultés rencontrées. Bertrand Delanoë, maire de Paris, pose ainsi dès le début de son pre-mier mandat les termes d’un véritable bras de fer avec les promoteurs immobiliers : « Avec la même conviction, je redis très clairement ce que j’affirme depuis deux ans : je ne signerai pas de permis de construire d’opérations privées de logements ne comprenant pas de 20 à 25 % de logements sociaux. […] Je ne vous demande pas, à vous, promoteurs, de devenir des fournisseurs de logements sociaux à perte, je comprends vos attentes. Vous voulez des permis de construire que je n’ai pas envie de délivrer s’ils ne participent pas à l’améliora-tion des conditions de logement de l’ensemble des parisiens » (Bertrand Delanoë, Extrait du discours de clôture des Assises du Logement et de l’Habitat, 26 mars 2003).

Loin d’être un exemple isolé, ce discours est au contraire symptomatique d’une évolution des exigences de nombreux maires au moment d’accorder les permis de construire aux promoteurs privés. Les éléments qui précèdent permettent de com-prendre pourquoi les élus locaux peuvent avoir intérêt à chercher d’autres solutions pour construire du logement social, et en particulier à solliciter les promoteurs immo-biliers. Ils ne permettent toutefois pas d’expliquer pourquoi les élus sont en mesure de négocier avec les promoteurs sur ce plan. Pour le comprendre, il faut faire référence aux rapports d’échange, qui sont aussi des rapports de force, qui s’instaurent entre ces acteurs (Pollard, 2016, à paraître).

Schématiquement, une perspective en termes d’échange implique de considérer que des acteurs économiques – ici les promoteurs immobiliers – fournissent aux acteurs publics certains services ou ressources en contrepartie d’une participation à la fabrication des poli-

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tiques publiques (Beyers, Eising et Maloney, 2010). Cette notion invite donc à placer l’ac-cent sur le fait que promoteurs immobiliers et acteurs publics locaux sont interdépendants, et contraints réciproquement par les ressources, comportements et stratégies des uns et des autres. L’échange de ressources et la réciprocité sont au cœur des rapports entre promo-teurs et élus locaux. Ces derniers ont besoin des promoteurs pour mettre en œuvre leur politique de construction de logements. Mais ils disposent d’un ensemble d’instruments, réglementaires ou informels, qui constituent autant de ressources leur permettant d’encadrer et d’orienter les activités de construction de logements des promoteurs immobiliers sur leur territoire. La capacité de négociation des communes par rapport à ces critères, ainsi que la volonté politique de jouer sur ces critères, sont variables9. Chaque mairie est plus ou moins interventionniste, dispose de ses propres procédures, étapes et conditions à respecter pour qu’aboutisse un projet de construction (Tableau 1).

Cet encadrement commence très en amont de la réalisation des opérations de loge-ment, en particulier dans la maîtrise du droit du sol par l’urbanisme réglementaire. La Loi portant engagement national pour le logement10 a notamment rendu possible l’institution d’une servitude dite de mixité sociale11 au sein du Plan local d’urbanisme. Par ce biais, le conseil municipal peut fixer dans certaines zones ou sur certaines parcelles un pourcen-tage de logements sociaux qui devront être prévus dans les programmes de construction à venir. Un tel dispositif existe dans trois des quatre villes de proche banlieue parisienne où ont été observées des opérations de logement social construites par des promoteurs immobiliers, la municipalité de Boulogne-Billancourt étant la seule à ne pas l’avoir mis en place. D’autres outils, de nature a priori peu contraignante, sont mobilisés en amont des opérations, à l’image des chartes informelles. Celles-ci tendent à monter en puissance et à s’institutionnaliser et elles se révèlent structurantes pour les pratiques des acteurs. Des exigences relatives à l’inclusion d’une fraction de logement social dans le projet ou au prix de vente de ces logements sont intégrées aux chartes de manière croissante. Elles traduisent à l’écrit des demandes et des contraintes déjà en vigueur au préalable, et qui sont ainsi stabilisées et rendues plus visibles.

Lors de la négociation des opérations, l’instrument règlementaire le plus important est sans nul doute le fait d’accorder (et donc d’avoir le pouvoir de refuser) les permis de construire. Dans les faits, cet instrument excède largement ce qu’il est dans les textes : une « simple » procédure de vérification de la conformité d’un projet au droit de l’urba-nisme et de la construction. En effet, les procédures d’attribution des permis de construire reposent sur des règles formelles, mais également sur la maîtrise de règles informelles

9 Dupuy (2010) distingue deux profils dominants de collectivités locales : « les collectivités “planificatrices”, où les contraintes pesant sur les programmes sont pour l’essentiel connues ex ante, et ont fait l’objet d’une négo-ciation-cadre ex ante entre collectivité et opérateurs ; et les collectivités “négociatrices” où les négociations interviennent dans un cadre plus classique double bilatéral » (p. 29).

10 Loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006.11 On peut également mentionner le droit de préemption et le droit d’expropriation dont disposent les com-

munes. En outre, les communes ont un certain nombre de moyens réglementaires leur permettant d’intervenir directement par le biais d’opérations d’aménagement, en créant des lotissements communaux, ou zones d’amé-nagement concerté (ZAC) en particulier. Cette formule permet de stimuler la construction de logements par les promoteurs privés, tout en les encadrant.

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proprement locales – qui doivent souvent avoir été intégrées par les promoteurs dans leur projet en amont du dépôt du permis de construire12.

Tableau 1 : Principaux outils mobilisés par les collectivités locales dans leurs négociations avec les organismes HLM et les promoteurs immobiliers.

Maîtrise foncière

Portage par un syndicat foncier

Foncier détenu par les pouvoirs locaux

Droit de préemption

Droit de l’urbanisme

Délivrance des permis de construire

Zones réservées pour la construction de logements sociaux

Zones à servitude de mixité sociale

Zones d’aménagement concerté

Financement du logement social

Garantie des emprunts souscrits auprès de la Caisse des dépôts et consignations

Subventions

Chartes informellesCharte de la construction neuve, de l’urbanisme

Charte spécifique pour les VEFA HLM

Les ressources des communes leur permettent de porter un certain nombre d’exigences à respecter par les promoteurs pour accéder à la construction sur le territoire. Ces attendus des communes sont synthétisés dans le tableau 2.

Tableau 2 : Principales demandes des collectivités locales dans leurs négociations avec les organismes HLM et les promoteurs immobiliers.

Programmation

Mixage des produits et des fonctions

Part de logements sociaux

Typologie des logements libres et sociaux

Architecture

Choix de l’architecte ou part prise dans le choix de l’architecte

Définition d’attentes en matière d’architecture (qualité, prestations, formes)

Rétrocession d’espaces publics

Logement social Choix du bailleur ou part prise dans le choix du bailleur

CommercialisationPréférence communale pour les acquéreurs

Encadrement des prix libres et sociaux

12 Cela n’est pas propre aux communes françaises : M. Ball le souligne aussi à propos du système britan-nique : les permis de construire sont accordés à partir de critères variés, dont certains sont spécifiques à des localités et non officiels (Ball, 2006).

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Pour les promoteurs, connaître les règles du jeu et intégrer ces demandes politiques per-met de gagner du temps, et démultiplie les chances d’aboutissement du projet. Accepter de rentrer dans ce rapport d’échange permet aussi d’être en position favorable en cas de nouvelles opportunités de construction sur le territoire. En respectant ces règles du jeu, les promoteurs implantés sur un territoire bénéficient de ressources : ils peuvent se trou-ver plus ou moins protégés de la concurrence (Le Galès, 2001), et voir leurs opérations aboutir. Comme le résume un enquêté, salarié d’une entreprise de promotion : « Nous, sur le logement libre, théoriquement, on est complètement libres, mais on sait que dans cer-taines mairies, le maire lutte assez drastiquement contre la spéculation foncière et donc souhaite encadrer un peu les prix. Même si légalement il n’y a pas de dispositif qui le lui permette, il y a quand même un choix politique qui est assez clair, et qui est aussi un jeu de partenaires […]. Donc on se respecte » (Entretien du 08/03/2012).

Cette première partie permet de comprendre pourquoi les promoteurs immobiliers sont sollicités par les élus locaux pour participer à la production de logements sociaux. L’explication tient largement à des contraintes et impératifs économiques et surtout poli-tiques, aussi bien au niveau local que national. Cela nous conduit à pointer également que cette évolution est rendue possible par la nature des interactions entre promoteurs et élus locaux, et par les processus de négociation qui se mettent en place lors de l’attribution des permis de construire.

2. L’appropriation de la construction de logements sociaux par les promoteurs immobiliers

Accepter de construire des logements sociaux impose aux promoteurs immobiliers un ensemble important d’adaptations et de compromis. Il s’agit en effet, au début des années 2000, d’une mission nouvelle, dans un secteur dont ils ne connaissent que de loin les codes et les besoins. L’enjeu est ici de comprendre comment s’est déroulée l’appropriation de cette nouvelle mission par les promoteurs immobiliers, au point qu’elle aboutisse au fait qu’ils construisent aujourd’hui plus de 30 % des logements sociaux français, chiffre qui semble se stabiliser depuis 2011 après une croissance rapide (Fig. 1). Il est intéressant de constater que ce processus se manifeste d’abord comme une contrainte, parce qu’il impose une réorganisation des modes de faire des promoteurs, parce qu’il menace la rentabilité de leur activité et parce qu’il rend nécessaire une « conception concertée » entre des acteurs toujours plus nombreux (Barthel et Dèbre, 2010). L’introduction de la mixité au sein des opérations illustre cependant la flexibilité des firmes de promotion ainsi que leur capacité d’adaptation à des contextes politiques et économiques variés : elles sont en effet parvenues à tourner ces effets négatifs en avantages, ou du moins à trouver des formes de compensation. Ce sont les paramètres qui ont rendu ce retournement possible qu’il nous appartient de mettre en évidence.

2.1. Travailler conjointement à la production d’une opération immobilière mixte

La réalisation d’une opération immobilière mixte implique le recours à un mode opératoire spécifique. En effet, bailleurs sociaux et promoteurs immobiliers n’ont a priori, au début des années 2000, ni l’habitude, ni les moyens de travailler ensemble. Ils ont jusqu’alors essen-tiellement construit leurs bâtiments en utilisant des modes de faire différenciés et en faisant

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appel à des fi lières spécifi ques, depuis les architectes jusqu’aux entreprises de construction. Promoteurs immobiliers et bailleurs sociaux doivent donc trouver une forme de partenariat qui permette de défi nir leurs responsabilités et les modalités de leur travail en commun, tout en assurant le respect de leurs impératifs fi nanciers et de leurs obligations légales. Parmi la multiplicité des formes institutionnelles existantes (Brouant, Fatôme et Jégouzo, 2009), ils choisissent généralement de faire appel à un dispositif ancien, dont ils font une utilisation nouvelle : il s’agit de la procédure de vente en état futur d’achèvement (VEFA).

Figure 1 : Part des logements locatifs sociaux construits par des promoteurs immobiliers en France depuis 2005 (Source : DGALN, 2014).

La VEFA est un dispositif utilisé par les promoteurs immobiliers depuis les années 60 pour vendre leurs logements neufs à des particuliers. Elle consiste en la signature d’un contrat qui transfère « immédiatement à l’acheteur ses droits sur le sol ainsi que la pro-priété des constructions existantes », et « au fur et à mesure de leur exécution » ses droits sur « les ouvrages à venir »13. L’adaptation de ce dispositif aux problématiques du loge-ment social s’est faite progressivement. Depuis le vote de la Loi d’orientation pour la ville14, rien n’interdit que l’acquéreur des biens réalisés par un promoteur soit un orga-nisme HLM. Néanmoins, le recours à ce dispositif était très rare dans les années 90. Ce n’est qu’avec le renforcement de l’injonction à la construction de logements sociaux, au cours de la décennie suivante, que les bailleurs sociaux et les pouvoirs publics y ont eu plus fréquemment recours. Des décrets et circulaires ont alors encadré l’adaptation du dis-positif, en l’assortissant de conditions spécifi ques. Parmi ces conditions, deux principes

13 Code Civil, Article 1601-3.14 Loi n° 91-662 du 13 juillet 1991.

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limitaient notamment le recours à la VEFA HLM : les logements acquis par le bailleur social devaient représenter une part minoritaire dans chaque opération15 et la vente devait être intéressante pour le bailleur social16, c’est-à-dire se faire à un prix inférieur à celui du marché immobilier. La première de ces conditions a été supprimée en 2008 ; la seconde subsiste encore aujourd’hui, même si elle ne fait pas l’objet de vérifications spécifiques. Les données fournies par la Direction générale du logement, de l’aménagement et de la nature (DGALN) ne témoignent néanmoins pas d’une différence forte entre le coût des logements réalisés en VEFA et ceux réalisés en maîtrise d’ouvrage directe. En Ile-de-France, les logements réalisés en VEFA seraient, en moyenne en 2013, moins coûteux de 198 € par mètre carré (Fig. 2) Il est néanmoins à souligner que ces questions de coût font l’objet d’un débat au sein du secteur et donnent lieu à des déclarations contradictoires et difficilement vérifiables17.

Une fois l’opportunité foncière identifiée et la nature de l’opération négociée avec la municipalité, les promoteurs immobiliers doivent prendre en compte les demandes des organismes HLM. Celles-ci sont généralement formulées, alors même que la procédure de VEFA l’interdit, lors de d’élaboration du programme de l’opération, où les questions d’architecture et de prix, qui sont les plus complexes à résoudre, sont abordées. Les orga-nismes HLM doivent en effet être particulièrement vigilants à la conception architecturale et technique de leurs logements, à la fois parce qu’ils doivent en assurer la gestion locative à long terme, et parce que leurs financements sont souvent conditionnés au respect de cer-taines normes. Ces exigences créent des différences de prestations, qui peuvent être com-plexes à gérer. Elles sont consignées dans un cahier des charges, transmis par l’organisme HLM au promoteur immobilier, autour duquel s’organise la négociation. Celles-ci donnent parfois lieu à des conflits entre acteurs : Barthel et Dèbre (2010) ont ainsi fait le récit de la conception « au forceps » d’opérations mixtes dans la région nantaise, au cours de réunions particulièrement houleuses. Nos observations nous amènent à penser que ces opérations, si elles font toujours l’objet de négociations difficiles, sont mieux anticipées par les uns et les autres du fait de la familiarité croissante du dispositif. Ainsi, pour la directrice du dévelop-pement d’un organisme HLM francilien, « les promoteurs ont quasiment tous aujourd’hui un cahier des charges de bailleur, un peu “type VEFA”, si bien qu’ils connaissent nos produits et qu’ils savent très vite évaluer ce qui est attendu » (Entretien du 02/05/2012). Ce témoignage concorde avec ceux de chargés d’opération dans la promotion privée, qui ont pu aller jusqu’à dire que l’intégration du logement social à leurs opérations ne représentait « qu’une ligne de bilan en plus » (Entretien du 12/03/2012).

15 Décret n° 2000-104 du 8 février 2000 et Circulaire n° 2000-42 du 13 juin 2000.16 Circulaire n° 2001-19 du 12 mars 2001.17 La DGALN est la seule à publier, à l’échelle régionale et depuis 2012, des données sur le coût des

logements en VEFA. Celles-ci résultent de l’exploitation du Système d’information et de suivi des aides au logement (SISAL), dans lequel sont enregistrés les plans de financement des logements sociaux au moment de leur conventionnement, c’est-à-dire en amont de leur livraison. Les coûts réels à la livraison peuvent n’avoir pas été mis à jour. De plus, ces données excluent notamment les logements réalisés dans le cadre d’opérations de rénovation urbaine. Enfin, un raisonnement en moyenne ne permet pas de comparer les logements construits toutes choses égales par ailleurs, et a donc d’importantes limites.

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Lors des autres phases du développement d’une opération, le recours à la VEFA HLM n’impose pas aux promoteurs immobiliers une transformation profonde de leurs modes de faire. Les étapes de construction sont en effet les mêmes pour des logements sociaux et des logements en accession à la propriété. Les organismes HLM ont alors essentiellement un rôle de suivi : ils mettent en place un comité de suivi des travaux, chargé de s’assurer à intervalles réguliers du respect des contrats. Lors de la livraison, ils sont généralement impliqués par le promoteur dans la rédaction du règlement de copropriété et de l’état des-criptif de division des bâtiments, ainsi que dans la mise en place des organes de gestion. Ils disposent ensuite, comme pour toute opération de construction, de garanties qu’ils peuvent faire valoir auprès du promoteur, visant à assurer le parfait achèvement et le bon fonctionnement de l’ouvrage.

Ainsi, le recours à la VEFA HLM aboutit à une implication partielle des promoteurs immobiliers dans le secteur social, qui induit une redistribution des responsabilités et des compétences. Les bailleurs sociaux, lorsqu’ils choisissent ce mode de production ou sont contraints à y avoir recours, renoncent à la maîtrise d’œuvre, qui est un aspect important de leur mission traditionnelle ainsi qu’à une partie de leur indépendance dans les choix de localisation de leurs opérations. Ils conservent cependant un rôle dans la conception des opérations, en négociant en amont de façon à imposer leur savoir-faire et leurs besoins. Contrairement à ce que certains promoteurs immobiliers avaient pu craindre au début du développement des VEFA, cette imposition ne rend pas nécessaire une complète rééva-luation de leurs modes de faire. Nous montrons ci-dessous qu’elle contribue néanmoins à l’évolution de certaines de leurs pratiques.

Figure 2 : Coût moyen au mètre carré hors TVA d’un logement social selon son mode de réalisation (Source : DGALN, 2013 et 2014).

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2.2. Prendre en charge et répartir le coût de la mixité sociale

L’introduction de logements sociaux dans les opérations de promotion, si elle ne modi-fie pas radicalement le processus de production, a néanmoins des conséquences du point de vue de la gestion et de la profitabilité pour les firmes de promotion. C’est surtout en termes d’équilibres financiers que ce type d’opérations impose aux promoteurs un ensemble de réajustements, qui visent à maintenir leurs niveaux de rentabilité. En effet, le prix de vente des logements acquis par les organismes HLM est généralement inférieur aux prix du marché immobilier. Dans certaines zones, où le marché est particulièrement tendu, ces différences peuvent être fortes : selon nos interlocuteurs, un appartement vendu à un accédant à la propriété à Paris en 2012 pouvait avoir un prix au mètre carré plus de deux fois supérieur à celui d’un appartement vendu dans la même opération à un orga-nisme HLM. Ainsi, l’introduction de la mixité sociale suscite notamment un manque à gagner pour les promoteurs immobiliers. Afin de limiter l’impact de ce manque à gagner, la plupart d’entre eux agissent sur plusieurs postes, en amont et en aval des opérations, de façon à continuer de produire une marge18.

Nos observations ont mis en évidence le fait que ce rééquilibrage se fait générale-ment en agissant sur deux paramètres : le coût du foncier d’une part, et le niveau de prix des logements en accession à la propriété d’autre part. La plupart des autres postes du bilan, tels que les frais financiers, le coût de construction ou les honoraires payés aux architectes, ne peuvent qu’être réduits à la marge. Les coûts de construction, du fait des cahiers des charges des bailleurs sociaux, sont en effet sensiblement les mêmes pour les logements en accession à la propriété et pour les logements locatifs sociaux.

La maîtrise des coûts fonciers est donc un des enjeux principaux de la faisabilité des opérations mixtes. Elle implique une négociation entre les promoteurs et les propriétaires, souvent facilitée, voire encadrée, par les pouvoirs publics. Elle aboutit, notamment quand il y a servitude de mixité sociale, à la ventilation de la charge foncière : dans ce cadre, la partie du terrain servant à construire des logements sociaux sera achetée à un prix infé-rieur à celle servant à construire des logements en accession à la propriété. La ventilation correspond ainsi à une forme de dévalorisation du prix du terrain, prise en charge par les propriétaires fonciers.

Le rééquilibrage des bilans d’opération peut aussi être complété par l’augmentation d’une partie des recettes. En effet, lorsque les prix des logements en accession à la propriété ne sont pas encadrés par les pouvoirs publics, il est possible pour les promoteurs de les augmenter. Il existe ainsi une « péréquation entre les différents types de logements produits au sein d’une opération », qui consiste à « faire payer, indirectement, aux acheteurs du secteur libre, le prix du logement social » (Pollard, 2009 : p. 400). Plusieurs des acteurs que nous avons rencontrés ont souligné la réalité de ce phénomène, en expliquant qu’il existe une forme de « sponso-ring par le logement libre des logements sociaux » (Entretien du 01/04/2012). Il est difficile d’évaluer quantitativement la part prise par ce phénomène dans le processus de rééquilibrage

18 Il ne nous est pas possible d’éclairer par des chiffres ces informations, obtenues par recoupement de sources, dans la mesure où l’accès au bilan des opérations de promotion immobilière est complexe. Les bilans analysés par les auteurs, s’ils ne permettent pas de constituer un échantillon représentatif, confirment cependant les informations présentées ci-dessus.

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des bilans des promoteurs immobiliers, mais il est clair qu’il a une réalité à Paris et en petite couronne parisienne, du fait du coût élevé du foncier (Gimat, 2012).

La rentabilité de l’activité de promotion immobilière est donc réduite par l’introduc-tion de logements sociaux dans les opérations, et elle aboutit à ce que les chargés d’opé-rations et les commerciaux agissent sur l’ensemble des niveaux de prix dans la chaîne de production. Elle est, en ce sens, une contrainte, qui limite la profitabilité des firmes de promotion. Néanmoins, cette contrainte a été l’objet, dans la plupart des entreprises concernées, d’une forme d’appropriation, qui a pu en faire aussi une source d’avantages.

2.3. Tourner la contrainte en avantage

Les grandes firmes de promotion, confrontées à la cyclicité des marchés immobiliers, ont entamé, dès les années 80, d’importants mouvements de restructuration et de diversi-fication. Tout en se regroupant, elles se sont tournées vers de nouvelles activités, telles que le conseil, la gestion locative, l’aménagement ou les services urbains. Cette extension de leur domaine de compétence leur a permis de développer des activités contra-cycliques, qui leur assurent une profitabilité économique y compris lors des moments de moindre dynamisme des marchés (Pollard, 2009 ; Topalov, 1987 ; Topalov, 1973). La production de logement social peut être interprétée comme faisant partie de ce type d’activités. Parce qu’elle repose sur des financements publics, elle est en effet moins sensible que d’autres produits au contexte économique. De plus, elle représente un engagement particulière-ment sécurisé pour les promoteurs. En effet, lorsqu’un bailleur social s’engage sur une opération, il en réserve généralement une part conséquente, rarement inférieure à 20 %. Pour le promoteur, cet engagement réduit le nombre d’interlocuteurs et le nombre de logements à commercialiser, ce qui implique une économie sur certains frais et permet un déblocage accéléré des prêts bancaires. Dans les programmes vastes surtout, le logement social permet ainsi de réduire le risque pris : l’implication du bailleur assure souvent à elle seule une partie de la faisabilité de l’opération.

De plus, le logement social constitue aussi pour les promoteurs une porte d’entrée dans un marché où ils ne se sont pas encore imposés, celui destiné aux ménages modestes. En effet, leur collaboration avec des bailleurs sociaux et, surtout, avec des municipalités peut les conduire à s’impliquer dans la production d’une offre de logement différente de celle dans laquelle ils s’investissent généralement. La conjonction fréquente de nouveaux marchés et d’une aide plus ou moins directe, assumée par les pouvoirs publics, rend la réalisation de ces opérations intéres-santes : il peut par exemple s’agir de foyers spécialisés, d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), de résidences étudiantes, ou encore de logements en accession sociale à la propriété. Tous représentent une offre hybride, sociale par certains aspects et libre par d’autres. Les opérations situées au sein des zones qui relèvent de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) en sont un autre exemple (Saint-Macary, 2011).

De façon marginale, le logement social est aussi devenu, pour les promoteurs, un pro-duit qui permet d’attirer certains investisseurs. L’usufruit locatif social permet en effet de se porter acquéreur de logements à des prix inférieurs aux prix du marché, à condition qu’ils soient loués pendant un temps défini à des ménages dont les ressources ne dépassent pas des plafonds de revenus et qui s’acquittent de loyers sociaux. Ce dispositif repose sur un démembrement du droit de propriété, pendant une durée pouvant aller jusqu’à 20 ans.

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Dans cet intervalle, l’acquéreur possède le patrimoine, mais il ne jouit pas de son droit d’usage, qui a été vendu à un bailleur social. Celui-ci assure la gestion locative du bien ainsi que le relogement des ménages lorsque les investisseurs récupèrent à terme leur bien libre de toute occupation (Gouillard, Cénac et Jaffrain, 2009).

Enfin, la mixité sociale est aussi apparue, à partir des années 2000, comme un argument dans les outils de communication publique des promoteurs immobiliers. Ceux-ci cherchent en effet de façon croissante à se présenter, aux acteurs locaux comme au grand public, comme des acteurs capables de prendre en compte les problématiques du développement durable et les questions sociales. La mixité sociale et la construction de logements destinés aux popula-tions les moins aisées sont ainsi devenues un des outils dans les stratégies de marketing et de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Ainsi, l’un des principaux promoteurs français, Nexity, a rédigé et diffusé, en janvier 2006, une charte intitulée « 10 engagements pour favo-riser l’accès au logement », qui a fait l’objet d’une couverture médiatique notable. De même, un autre grand promoteur à l’échelle nationale, Bouygues Immobilier, a organisé en 2011, par le biais de sa fondation d’entreprise, l’Observatoire de la ville, un cycle de conférences intitulé « Mix(cité), Villes en partage », qui a été clos par une exposition à la Cité de l’architec-ture et du patrimoine, à Paris. Ce type d’actions et de manifestations correspond à une forme d’instrumentalisation du rôle que jouent les promoteurs immobiliers dans la production de nouvelles formes de mixité sociale. Elles illustrent bien la façon dont un ensemble disparate de stratégies peuvent leur permettre de rentabiliser ce qui apparaissait pourtant comme une contrainte. Les pouvoirs publics jouent, ici, un rôle ambigu : s’ils imposent en effet des obli-gations, ils proposent néanmoins dans un même temps, au niveau national comme au niveau local, un ensemble d’aides financières, de dispositifs innovants ou encore un support dans la négociation avec les propriétaires fonciers qui rendent ces obligations moins problématiques. Ils sont donc bien inscrits dans un rapport de négociation, qui s’étend depuis le moment de la formulation de l’injonction jusqu’à celui de la conception des opérations.

3. Des effets structurants d’une évolution discrète

Dans cette troisième partie, nous nous attachons à l’analyse des effets de cette évo-lution discrète. Celle-ci est encore relativement récente et le recours aux VEFA est par ailleurs plus ou moins formalisé selon les communes. De ce fait, les éléments manquent parfois pour estimer de manière rigoureuse ses implications. Le travail de terrain réalisé nous permet toutefois d’affirmer que cette évolution est porteuse de changements sur plusieurs plans : politique, urbain et social.

3.1. Des effets sur la régulation politique : quand les dynamiques locales prennent le pas sur la structuration sectorielle nationale

À un premier niveau, les évolutions concernent la régulation politique du secteur du logement. En effet, elles témoignent d’un renouvellement des interactions entre acteurs du secteur, largement initié au niveau local, mais ayant des effets à l’échelle du secteur.

Au niveau national, les politiques du logement ont longtemps été marquées par des anta-gonismes entre acteurs-producteurs de logements. L’une des dimensions clefs des argu-mentaires portés par l’Union sociale pour l’habitat (USH, qui représente les organismes

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HLM) concerne la spécificité des organismes HLM par rapport aux autres types d’acteurs. Les témoignages recueillis sur les rapports entretenus par la Fédération des promoteurs immobiliers de France (FPI) et l’USH concordent. Un état d’esprit d’incompréhension et d’ignorance mutuelles a longtemps prédominé. Jusque dans les années 2000, les acteurs de ces organisations professionnelles nationales se connaissent mais ne travaillent pas, ou peu, ensemble. La situation se tend lorsque des chevauchements d’activités apparaissent. Les prises de position de la FPI à propos des VEFA relèvent ainsi de l’opposition de prin-cipe, alors même que les Chambres régionales, ou les entreprises directement, négocient des accords et tentent de jouer sur les règles locales. Jean-François Gabilla (Président de la Fédération jusqu’en juin 2009) attaque ainsi la légalité et la légitimité des chartes locales visant à institutionnaliser ces relations : « Ces chartes sont tout simplement illicites : tout d’abord, au regard du droit de l’urbanisme puisque tacitement ou explicitement, elles sou-mettent l’octroi des permis de construire aux obligations qu’elles font aux promoteurs, et non plus seulement aux règles, procédures et documents d’urbanisme prévus par la loi. Comme l’obtention des permis est la seule contrepartie accordée aux promoteurs et que cela ne peut être, ces chartes sont également illicites au regard du Code civil qui pose le principe d’une réciprocité dans ce type de convention. Elles ne sont pas davantage com-patibles avec les droits de propriété et de la concurrence » (Le Moniteur, 03/08/2007). Soulignons que le discours tenu au niveau de la FPI a par la suite largement évolué, en l’espace de quelques années seulement, témoignant d’un fort développement, et d’une banalisation, de la collaboration entre promoteurs et organismes HLM.

Les évolutions décrites, si elles émergent dans un contexte marqué par des injonctions nationales, sont avant tout impulsées par le niveau local. Des réflexions se développent qui réunissent les acteurs locaux de la production de logements et visent à clarifier les relations entre promoteurs et bailleurs sociaux dans le cadre des VEFA. Ces réflexions conduisent, dans certains cas, à l’élaboration de chartes locales (cf. 1.3). Parmi les ini-tiatives locales qui émergent pour formaliser le recours à ce dispositif, l’exemple de la ville de Nanterre peut être cité. La charte sur la qualité et les coûts d’acquisition en VEFA qui y a été élaborée, définit en particulier des prix de cession plafonds des opérations en VEFA et instaure des règles d’observation et de suivi du coût des opérations19. Les demandes des élus locaux, ainsi que les interactions développées entre promoteurs, bail-leurs et élus locaux, jouent un rôle moteur dans le changement des modes de coordination entre acteurs sectoriels.

Ces évolutions locales ont un impact sur la régulation du secteur dans son ensemble, et la législation nationale s’est adaptée par paliers successifs aux pratiques et aux demandes des élus locaux. En particulier, cette pratique est ouverte dès 200020, mais n’est véritablement légitimée qu’à partir de 200621, alors que les acteurs au niveau local témoignent tous de son fort développement avant cette date. Ainsi, si les VEFA à des organismes HLM ont été auto-

19 Cette charte engage les partenaires signataires : ville de Nanterre, aménageurs, organismes HLM et pro-moteurs actifs dans la commune.

20 Le décret n° 2000-104 du 8 février 2000, précisé par la circulaire n° 2000-42 du 13 juin 2000, ouvre explicitement la possibilité de financer par les aides de l’État l’acquisition de logements locatifs neufs achetés aux promoteurs immobiliers privés.

21 Cette politique a en effet une base juridique plus claire depuis la Loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006.

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risées et encadrées par la législation nationale, elles ne font pas partie des mesures phares mises en avant pour encourager la construction locative sociale. Le dispositif est en effet peu visible au plan national et il n’a pas été au cœur des débats politique et médiatique lors du vote des lois qui ont formalisé son existence. Le recours à la VEFA par des organismes HLM a par exemple été peu débattu, en 2006, lors des discussions autour de la loi portant engagement national pour le logement, alors que celle-ci accroît les possibilités d’y recou-rir22. Il en a été de même, en 2008, quand a été débattue la loi de mobilisation pour le loge-ment et de lutte contre l’exclusion, qui clarifie pourtant le régime juridique de la VEFA23.

En termes de régulation politique, l’essor des promoteurs immobiliers dans le secteur de la construction de logements sociaux apparaît donc ambivalent. Il participe à une évo-lution de la structuration du secteur du logement et des catégories de l’action publique. La frontière séparant les activités des acteurs du secteur est partiellement remise en cause, ce qui se traduit par des ajustements dans la coordination entre acteurs du secteur. Mais cette évolution a été peu visible. D’une part, elle est apparue largement comme le résultat d’interactions et d’arrangements locaux, formalisés seulement dans un second temps par le cadre législatif national. D’autre part, elle s’est faite graduellement, de manière incré-mentale, les acteurs impliqués ayant incorporé progressivement les nouvelles règles du jeu, après une période initiale marquée par des réticences réciproques.

3.2. Des effets sur le tissu urbain : la ville partagée

À un deuxième niveau, les opérations immobilières mixtes suscitent une réorganisa-tion, dans la ville, du rapport entre logements libres et logements sociaux. À l’échelle des bâtiments, elles impliquent une répartition originale de ces deux types de logement : ceux-ci ne sont plus côte à côte, dans des immeubles aux statuts différents, mais ils sont imbriqués dans un même ensemble d’immeubles au statut hybride. Cette hybridité est renforcée par la mixité fonctionnelle : le rez-de-chaussée des opérations mixtes est sou-vent destiné à des activités commerciales ou à des services municipaux. Ainsi, les opé-rations mixtes, vues de l’extérieur, ne présentent que rarement un aspect immédiatement reconnaissable. Elles rendent au contraire le logement social moins visible, en l’intégrant dans un bâtiment aux fonctions diversifiées. Cette intégration a néanmoins deux implica-tions importantes : en premier lieu, elle suppose le passage d’un paradigme d’organisa-tion des activités dans la ville essentiellement horizontal à un modèle vertical, qui repose sur la superposition ; elle pose, en second lieu, la question de l’organisation spatiale des activités au sein même des bâtiments (Lucan, 2012).

22 Loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006.23 Loi n° 2009-323 du 25 mars 2009. L’objectif est notamment de faciliter l’achat par les organismes HLM

de 30 000 logements en VEFA, à des prix décotés. Cette mesure, annoncée à l’automne 2008, devait permettre à la fois d’écouler les stocks des promoteurs immobiliers, confrontés à des invendus liés à la crise économique, et d’accroître l’offre de logements sociaux. Cette « Opération 30 000 » a eu pour effet d’accélérer le recours à la VEFA par des organismes de logement social (cf. l’évolution forte de la part de logements sociaux réalisés en VEFA en 2008 dans la figure 1), mais elle ne leur a pas toujours permis de négocier les caractéristiques, les typologies et la qualité des logements acquis. Elle ne constitue cependant pas un dispositif juridique spécifique.

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Nos observations en Ile-de-France nous ont permis d’observer la variété des formes d’opérations mixtes. Nous avons pu distinguer deux principaux types d’organisation de la mixité au sein d’une opération (Gimat, 2012). Dans le premier, les logements sociaux et les logements en accession à la propriété sont desservis par deux cages d’escalier sépa-rées24, qui s’ouvrent l’une et l’autre sur la voie publique. Dans cette configuration, les parties communes aux deux types de logements ont une surface limitée, qui se résume aux locaux techniques et au sous-sol, dans lequel est généralement aménagé un parking commun. Elles sont gérées par le biais d’un accord entre l’assemblée des copropriétaires et le bailleur social, qui vient compléter l’état descriptif de division du bâtiment.

Le second type d’organisation, pour sa part, présente des cages d’escalier plus nom-breuses, qui desservent soit des logements sociaux, soit des logements en accession à la propriété. On y accède souvent par le biais d’un espace commun à l’ensemble de l’opé-ration, situé en plein air et la plupart du temps au cœur des bâtiments. Dans ce cas, les parties communes aux deux types de logements sont plus nombreuses et ont une surface plus importante. De façon à ce que leur gestion soit assurée, deux solutions peuvent être adoptées : elles peuvent être partiellement rétrocédées par le promoteur immobilier aux municipalités, mais elles peuvent aussi être gérées par une structure ad hoc, le plus sou-vent une association foncière urbaine libre (AFUL)25. Le choix de l’une ou l’autre des possibilités d’organisation dépend essentiellement de la taille des opérations, les plus petites correspondant plutôt au premier type, et les plus grandes au second (Fig. 3).

La répartition des types de logements dans les immeubles a un impact sur les modalités de leur gestion, mais aussi sur la façon dont ils s’insèrent dans le tissu urbain existant. Ainsi, le second type d’organisation que nous avons décrit aboutit généralement au développe-ment d’espaces dont le statut est marqué par la complexité. Dans plusieurs des cas étudiés, le passage de personnes non-résidentes n’est pas toléré dans les parties communes semi-publiques, qui sont protégées par des dispositifs de contrôle d’accès. Des lieux de passage peuvent ainsi être clos, et ce même lorsqu’ils permettent, au sein d’un îlot, de faire le lien entre deux rues parallèles. Si ce type d’organisation contribue à donner la sensation d’une cohérence à l’opération organisée autour du passage central, il peut aussi aboutir à la per-ception d’un espace fermé, en rupture avec le reste du tissu urbain.

En termes d’architecture, les opérations mixtes ne semblent pas être à l’origine d’un pro-fond renouveau. Néanmoins, elles témoignent d’une évolution dans l’approche qu’ont les promoteurs immobiliers du dessin de leurs bâtiments. Celle-ci est notamment le résultat d’une plus grande circulation des personnes et des idées rendue possible par une relative abolition de la différenciation entre les filières auxquelles font appel bailleurs sociaux et promoteurs immobiliers. Nous avons par exemple observé que ces derniers travaillent de façon croissante,

24 Dans la plupart des opérations mixtes observées, des cages d’escalier différentes desservent les loge-ments sociaux et les logements en accession à la propriété. Le mélange des deux statuts dans une même cage d’escalier est plus rare, mais c’est par exemple le choix qui a été retenu au sein de l’opération Le Capitole, située à Villejuif.

25 Les AFUL sont des types d’associations syndicales libres (ASL), dont le statut existe depuis le début des années 60. Elles sont créées à l’échelle d’ensembles immobiliers, et sont complémentaires aux assemblées de copropriétaires des immeubles qui se trouvent dans leur périmètre. En effet, alors que ces dernières gèrent les parties communes de leurs bâtiments, l’AFUL gère les équipements communs à l’ensemble urbain.

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Figure 3 : Organisation de la mixité sociale dans les quatre opérations franciliennes analysées.

PantinLa Manufacture

NanterreMH17

BoulogneRue de la Ferme

Logements sociaux

Logements non-sociaux Espace semi-public

Logements sociaux et non-sociaux

VillejuifLe Capitole

Contrôle d'accès

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pour la réalisation d’opérations mixtes, avec des cabinets d’architectes qui étaient jusqu’alors plutôt engagés avec des bailleurs sociaux et des municipalités. La VEFA HLM a permis la rencontre des promoteurs et de ces architectes, réputés plus innovants que ceux avec lesquels ils ont l’habitude de travailler (Nivet, 2006). Ils auraient apporté des idées et des approches nouvelles, notamment vis-à-vis des matériaux utilisés, du traitement des parties communes, des plans des appartements ou encore du respect des normes environnementales. Le directeur du développement d’un promoteur a ainsi expliqué : « Historiquement, les logements sociaux, ils ont toujours été plus performants techniquement que nous […] : ils nous ont fait bénéficier d’un savoir-faire, d’autant plus qu’ils ont les mêmes problèmes que nous » en termes d’inser-tion urbaine, d’optimisation des plans ou de maîtrise des coûts (Entretien du 12/03/2012).

La nouveauté des opérations mixtes, en termes urbains, réside donc dans le développe-ment de nouveaux modes de conception et de gestion de l’espace impliquant un nombre d’acteurs croissant, ainsi que des pratiques et des statuts hybrides.

3.3. Des effets sur le tissu social : partager la ville

Les effets sur le tissu social des villes de l’introduction de logements sociaux dans des opérations de promotion immobilière sont plus complexes à évaluer. Les opérations sont marquées par une grande diversité, notamment en termes de composition sociale et de répartition des différentes typologies de logements, ce qui rend difficile des conclusions générales. Les municipalités réclament parfois l’introduction d’autres types de logements au sein des opérations, tels que de l’accession sociale à la propriété ou encore du logement intermédiaire. Enfin, il existe différents types de logements sociaux26, qui ne permettent pas aux mêmes catégories de locataires de les habiter. Les quatre opérations étudiées permettent d’illustrer cette diversité (Tableau 3).

La VEFA HLM a cependant l’avantage de faciliter la production d’opérations de loge-ment social neuves dans les zones où les prix du foncier sont élevés, et notamment dans les centres-villes. Dans de tels contextes, une opération en maîtrise d’ouvrage sociale est difficile à monter sans intervention financière ou foncière des collectivités. Le développe-ment de la VEFA HLM, couplé aux servitudes de mixité sociale, permet de passer outre certaines de ces difficultés en rendant obligatoire la coprésence de logements sociaux et de logements en accession à la propriété.

Nos observations nous permettent par ailleurs de faire deux hypothèses quant aux effets sociaux à long terme de la VEFA HLM. En premier lieu, nous avons observé que la mixité sociale à l’échelle du bâtiment a un impact limité sur le quotidien de ses habitants. Les entre-tiens que nous avons réalisés dans des opérations situées à Pantin et Boulogne-Billancourt, aussi bien avec des accédants à la propriété qu’avec des locataires sociaux, ont mis en évi-dence le fait que les relations sociales y sont essentiellement pensées et vécues à l’échelle

26 Les ménages souhaitant accéder au logement social doivent avoir des revenus situés en dessous de pla-fonds de ressources prédéfinis. Ils s’acquittent de loyers qui sont, eux aussi, plafonnés. Ces niveaux de res-sources et de loyers sont établis par la loi, en fonction de la localisation du logement social et de la façon dont il a été financé. Les logements situés dans les opérations mixtes que nous avons étudiées étaient essentiellement financés à l’aide de Prêts locatifs sociaux (PLS) et de Prêts locatifs à usage social (PLUS), qui ne permettent pas de réaliser les logements sociaux les plus accessibles.

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des cages d’escalier, qui sont dans ces cas non-mixtes, plutôt qu’à celle de l’opération dans sa globalité. Vivre dans une opération mixte n’est ainsi apparu ni comme le résultat d’un choix résidentiel spécifique, ni comme un paramètre bouleversant la vie quotidienne.

Tableau 3 : Composition des quatre opérations étudiées.

PantinLa Manufacture

VillejuifLe Capitole

BoulogneRue de la Ferme

NanterreMH17

Date de financement 2007 2008 2006 2007

Nombre de logements 240 61 64 159

Nombre de logements non-sociaux

183 49 23120, dont

36 logements intermédiaires

Nombre de logements sociaux

57, dont 2 PLAI, 15 PLUS et 40 PLS

12, dont 3 PLAI

et 9 PLUS

41, dont 2 PLAI, 19 PLUS et 20 PLS

39, dont 2 PLAI, 17 PLUS et 20 PLS

Part de logements sociaux

24 % 20 % 64 % 25 %

Nombre et répartition des cages d’escalier

11 2 2 4

Espaces communs aux logements sociaux et non-sociaux

Allée centrale, sous-sol Sous-sol Sous-sol Allée centrale,

sous-sol

Autres fonctions

2 locaux commerciaux,

1 pôle Protection maternelle et infantile

2 locaux commerciaux 1 crèche 4 locaux

commerciaux

PLAI : Prêt locatif aidé d’insertion, logements sociaux dont les loyers sont les plus bas et accessibles aux ménages les moins aisés.PLUS : Prêt locatif à usage social, logements sociaux aux loyers et aux conditions d’accès intermédiaires entre les PLAI et les PLS.PLS : Prêt locatif social, logements sociaux dont les loyers sont les plus élevés et accessibles au plus grand nombre de ménages.

En second lieu, nous avons constaté que les représentations de la mixité sociale des habitants de ces opérations varient selon le contexte socio-spatial dans lequel elles ont été construites. En effet, dans le cas de l’opération mixte construite à Pantin, l’écart social

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entre les locataires sociaux et les accédants à la propriété est limité. Nous y avons observé que les relations entre les habitants ont tendance à ne pas être influencées par le statut d’occupation des ménages. Les accédants à la propriété développent des discours proches de ceux décrits dans la littérature sur la gentrification, c’est-à-dire faisant montre d’une forme de tolérance vis-à-vis de la diversité, mais traduisant une volonté d’imposer loca-lement leurs valeurs et leur mode de vie (Bidou-Zachariasen, 2003). Au contraire, dans le cas de l’opération mixte à Boulogne-Billancourt, dans un quartier socialement aisé, ses habitants ont tendance à décrire un paysage social plus polarisé. Ainsi, comme dans d’autres situations de cohabitation entre des ménages aux caractéristiques sociales dif-férentes (Bacqué, 2010), des rapports conflictuels sont décrits par les habitants. Malgré l’absence d’incident grave, des accédants à la propriété ont pu expliquer avoir, au sein d’une des opérations étudiées, la sensation de vivre la proximité des logements sociaux comme un « choc culturel », matérialisé par des « différences de valeurs », de « rapports à la civilité ou à la propreté ». Dans ce même cas, des locataires sociaux ont expliqué se sentir « surveillés » (Entretiens réalisés entre mars et avril 2012). Le statut d’occupation des ménages devient ainsi le paramètre qui permet la constitution et la perception de groupes sociaux, entre lesquels les rapports sont basés sur la méfiance et l’anticipation de conflits potentiels.

Les effets de l’introduction de la mixité sociale dans les opérations immobilières privées sont donc variés : ils se manifestent à la fois dans les rapports entre acteurs de la politique du logement, dans la structuration et la gestion des espaces urbains et dans la façon dont ceux-ci sont perçus et expérimentés par les ménages. Ainsi, ce qui s’apparente à un instrument relativement anodin, l’adaptation de la procédure de VEFA au logement social, se révèle comme ayant un ensemble de conséquences difficiles à anticiper, et dont on ne perçoit probablement aujourd’hui que les prémices. Les appels récents de collectivités locales et d’organismes de logement social à encourager la léga-lisation d’une « VEFA inversée »27 ou à maîtriser plus généralement le développement du dispositif, notamment pour limiter la dépendance des organismes de logement social aux aléas des marchés immobiliers (voir notamment AORIF, 2014), montrent bien le fait que des incertitudes quant à ses effets au long terme subsistent. Ils font en effet l’objet de débats politiques, qui tendent à rendre moins discrètes ces évolutions de la politique du logement social.

Conclusion

La construction des logements sociaux n’est plus l’affaire des seuls bailleurs sociaux. Si l’activité des promoteurs immobiliers en la matière est récente et limitée à certaines parties du territoire national, ce texte montre qu’elle n’en aboutit pas moins à un ensemble de recompo-sitions dans le secteur du logement, qui touche à la fois aux modes de faire opérationnels, à la régulation politique locale ainsi qu’aux effets sociaux et urbains des opérations de construc-tion de logements. Ainsi, une évolution qui peut sembler circonscrite et technique implique en

27 Ce dispositif, temporairement introduit par amendement parlementaire dans la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, visait à rendre possible dans des cas spécifiques la vente de logements construits par des organismes de logement social à des promoteurs immobiliers.

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fait un ensemble de changements, souvent incrémentaux, mais qui se révèlent significatifs à l’échelle du secteur. En se situant à la jonction de l’univers des promoteurs immobiliers et de celui des bailleurs sociaux, ce texte donne à voir un processus central dans la recomposition des enjeux autour de la construction de logements aujourd’hui.

De plus, en s’inscrivant dans le regain de réflexions sur les promoteurs immobiliers en France, ce texte contribue à documenter l’évolution des stratégies et des activités de ces acteurs économiques privés. Il montre en particulier que ces acteurs, dont on sait qu’ils sont devenus centraux dans la production et la gestion de la ville, commencent à s’imposer dans des secteurs qui étaient restés sous contrôle d’acteurs publics ou soumis à une forte régula-tion publique. La VEFA, au même titre que certaines délégations de service public ou que des partenariats publics-privés (Lorrain, 2002), semble ainsi participer à un élargissement de leurs fonctions ; ils deviendraient des acteurs à même d’intervenir sur davantage de pro-blématiques urbaines et d’imposer ainsi leur rationalité et leurs modes de faire.

Notre texte montre que l’entrée des promoteurs immobiliers dans le « monde » du loge-ment social a été non seulement largement maîtrisée, mais aussi souhaitée par certaines collectivités locales. En particulier, il conduit à mettre en exergue le rôle souvent moteur des élus locaux dans le développement des interactions et échanges entre promoteurs et bailleurs sociaux. Dans les cas franciliens étudiés, les acteurs publics locaux conservent un pouvoir d’orientation et de coordination des acteurs sur leur territoire par le biais d’outils réglementaires et de négociations informelles. En cela, l’analyse tend à se rapprocher de l’idéal-type de la « ville négociée » mis en avant par T. Theurillat (2011) plutôt que des travaux sur la néolibéralisation de la production urbaine. En outre, le fait que les bailleurs sociaux restent à la fois commanditaires et gestionnaires des logements construits aboutit, plutôt qu’à un remplacement de leur savoir-faire et de leurs normes, à des formes d’hybri-dation avec celles des acteurs économiques privés. Ces processus de régulation et d’hybri-dation ne sont certes pas, comme nous l’avons rappelé, sans poser problème. Ils invitent cependant à porter un regard nuancé sur la façon dont s’articulent intérêts publics et privés dans la ville. Ils justifient aussi une entrée par le local : la construction de logements sociaux apparaît en effet portée par des acteurs ayant des statuts différents (public, semi-public, privé), mais ancrés dans les territoires, stabilisant des relations entre eux et avec les élus locaux, et développant des liens de loyauté les uns envers les autres.

Au-delà de la construction de logements sociaux par les promoteurs immobiliers, les résultats mis en avant invitent à s’interroger sur les autres formes de circulation de normes et pratiques entre promoteurs et bailleurs sociaux. Ainsi d’autres dynamiques questionnent la structuration du secteur du logement : le développement de l’accession sociale à la propriété par les bailleurs sociaux en est un exemple.

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