16
O. Godart Michel Heller Un travail inconnu de Georges Lemaître. In: Revue d'histoire des sciences. 1978, Tome 31 n°4. pp. 345-359. Résumé RÉSUMÉ. — Un travail inédit de G. Lemaître rédigé vers 1950 pour une Conférence à l'Institut catholique traite des points suivants : 1)Les difficultés nées de l'infinité spatiale peuvent être évitées en utilisant les géométries « fermées ». 2)La dynamique de l'évolution de l'Univers est décrite par l'équation dite de Friedmann qui inclut la constante cosmologique. 3)Grâce à cette constante on peut imaginer un mécanisme de formation d'amas de galaxies. 4)Les radiations cosmiques sont en partie produites par la désintégration de l'Atome primitif. Les auteurs espèrent que cet article inédit de Lemaître contribuera à l'Histoire de la cosmologie. Abstract SUMMARY. — An unknown work of G. Lemaître written around 1950 as the text of a conference at the Institut Catholique features the following main topics : 1)The spatial infinity difficulty could be avoided by adopting closed geometries. 2)The dynamical evolution of the Universe is described by the Friedmann equation including the cosmological constant. 3)Thanks to this constant, a mechanism of formation of clusters of galaxies could be imagined. 4)Cosmic radiations are partly produced by the decay of the Primeval Atom. The authors hope that this unknown work of Lemaître will contribute to the history of cosmology. Citer ce document / Cite this document : Godart O., Heller Michel. Un travail inconnu de Georges Lemaître. In: Revue d'histoire des sciences. 1978, Tome 31 n°4. pp. 345-359. doi : 10.3406/rhs.1978.1597 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1978_num_31_4_1597

Un travail inconnu de Georges Lemaître

  • Upload
    michel

  • View
    215

  • Download
    2

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Un travail inconnu de Georges Lemaître

O. GodartMichel Heller

Un travail inconnu de Georges Lemaître.In: Revue d'histoire des sciences. 1978, Tome 31 n°4. pp. 345-359.

RésuméRÉSUMÉ. — Un travail inédit de G. Lemaître rédigé vers 1950 pour une Conférence à l'Institut catholique traite des pointssuivants : 1)Les difficultés nées de l'infinité spatiale peuvent être évitées en utilisant les géométries « fermées ». 2)La dynamiquede l'évolution de l'Univers est décrite par l'équation dite de Friedmann qui inclut la constante cosmologique. 3)Grâce à cetteconstante on peut imaginer un mécanisme de formation d'amas de galaxies. 4)Les radiations cosmiques sont en partie produitespar la désintégration de l'Atome primitif. Les auteurs espèrent que cet article inédit de Lemaître contribuera à l'Histoire de lacosmologie.

AbstractSUMMARY. — An unknown work of G. Lemaître written around 1950 as the text of a conference at the Institut Catholiquefeatures the following main topics : 1)The spatial infinity difficulty could be avoided by adopting closed geometries. 2)Thedynamical evolution of the Universe is described by the Friedmann equation including the cosmological constant. 3)Thanks to thisconstant, a mechanism of formation of clusters of galaxies could be imagined. 4)Cosmic radiations are partly produced by thedecay of the Primeval Atom. The authors hope that this unknown work of Lemaître will contribute to the history of cosmology.

Citer ce document / Cite this document :

Godart O., Heller Michel. Un travail inconnu de Georges Lemaître. In: Revue d'histoire des sciences. 1978, Tome 31 n°4. pp.345-359.

doi : 10.3406/rhs.1978.1597

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1978_num_31_4_1597

Page 2: Un travail inconnu de Georges Lemaître

Un travail inconnu

de Georges Lemaître

RÉSUMÉ. — Un travail inédit de G. Lemaître rédigé vers 1950 pour une Conférence à l'Institut catholique traite des points suivants : 1) Les difficultés nées de l'infinité spatiale peuvent être évitées en utilisant les geometries « fermées ». 2) La dynamique de l'évolution de l'Univers est décrite par l'équation dite de Friedmann qui inclut la constante cosmologique. 3) Grâce à cette constante on peut imaginer un mécanisme de formation d'amas de galaxies. 4) Les radiations cosmiques sont en partie produites par la désintégration de l'Atome primitif. Les auteurs espèrent que cet article inédit de Lemaître contribuera à l'Histoire de la cosmologie.

SUMMARY. — An unknown work of G. Lemaître written around 1950 as the text of a conference at the Institut Catholique features the following main topics :

1) The spatial infinity difficulty could be avoided by adopting closed geometries. 2) The dynamical evolution of the Universe is described by the Friedmann equation

including the cosmological constant. 3) Thanks to this constant, a mechanism of formation of clusters of galaxies

could be imagined. 4) Cosmic radiations are partly produced by the decay of the Primeval Atom. The authors hope that this unknown work of Lemaître will contribute to the history

of cosmology.

L'œuvre de Georges Lemaître (1894-1966) est à la base de la cosmologie contemporaine. Les solutions des équations d'Einstein trouvées par lui et indépendamment par Friedmann fournissent un fondement géométrique à tous les essais modernes pour décrire la structure et l'évolution de l'Univers réel. Georges Lemaître fut le cosmologiste qui le premier établit explicitement une liaison entre les modèles d'univers en expansion suivant la théorie relativisté de la gravitation d'Einstein et l'observation du décalage vers le rouge dans le spectre des galaxies, et le premier qui osa dépasser le stade purement géométrique pour reconstruire les processus physiques gouvernant l'évolution de l'Univers à Rev. Hist. Sci., 1978, xxxi/4

Page 3: Un travail inconnu de Georges Lemaître

346 0. Godari el M. Heller

partir des états superdenses initiaux jusqu'à la distribution de matière observée actuellement. Bien que la cosmologie moderne doive tellement à Lemaître, ses travaux originaux ne sont pas très connus même des écoles cosmologiques contemporaines et des historiens de la Science. Aussi, la publication de travaux originaux de Lemaître est-elle d'une grande importance.

A l'Institut d'Astronomie et de Géophysique de l'Université catholique de Louvain (Belgique), à laquelle Lemaître était attaché comme professeur pendant toute sa vie scientifique, il y a un dépôt des papiers, manuscrits et lettres de Lemaître. Dans ce dépôt, nous avons trouvé plusieurs notes et exposés non publiés du plus haut intérêt pour l'histoire de la cosmologie moderne. Parmi ceux-ci, un document apparaît d'une valeur spéciale. C'est le texte d'une conférence donnée par Lemaître à l'Institut catholique, exposant son système cosmologique en un langage accessible aux non-spécialistes. La conférence comprend 20 pages, 15 sont dactylographiées avec des corrections en encre violette de la main de Lemaître et 5 écrites au crayon. Il n'y a pas de titre, mais au sommet de la première page on peut lire à l'encre rouge : « Conférence Institut catholique. » Le texte ne porte pas de date. La référence au livre posthume d'Eddington, Fundamental Theory, publié en 1948, et surtout la mention concernant l'observation dans la haute atmosphère du rayonnement cosmique, « ce n'est que tout récemment, depuis deux ans environ, que nous commençons à avoir des informations directes sur la radiation primaire », suggèrent 1950 comme année de rédaction de ce texte.

A partir de 1931, Lemaître avait une idée claire de son système cosmologique appelé par lui l'hypothèse de l'atome primitif. Tous ses travaux ultérieurs ont consisté à étudier les objets astronomiques ou les phénomènes physiques qui en apporteraient la preuve, par exemple la formation de galaxies, leur groupement en amas, le rayonnement cosmique. Les progrès en astronomie et en physique l'amenèrent à certaines adaptations dans ses études sans modifier l'essentiel de ses conceptions cosmologiques. A plusieurs reprises Lemaître a passé en revue son œuvre cosmologique, soit dans des publications strictement scientifiques, soit sous forme de vulgarisations. Certainement, l'exposé que nous publions plus loin appartient à cette dernière classe. Il n'a originellement pas de titre. Son thème principal montre que le problème cosmologique peut être posé et est résoluble au moyen des méthodes

Page 4: Un travail inconnu de Georges Lemaître

Un travail inconnu de G. Lemaître 347

ordinaires de la physique. Nous rappelant ce qu'en dit Lemaître : « Sans doute commençons-nous à entrevoir que le problème de l'Univers est accessible à la science humaine », nous avons choisi un titre : « L'Univers, problème accessible à la science humaine. »

La méthode d'approche dans ses travaux scientifiques consiste en la représentation d'une réalité complexe par un modèle simple qui conserve les caractéristiques générales de cette réalité mais qui peut être traité par les techniques de la mathématique et de la physique. A ce propos, Lemaître adopte une philosophie optimiste : cela est possible même pour le cosmos dans sa globalité. Il en fait un postulat : la nature de l'Univers est simple dans le sens qu'il peut être exploré avec succès par les efforts de la science.

Dans le cours de son exposé on ne peut déceler de chapitres, mais on peut distinguer dans l'esprit mentionné auparavant différents points de son système cosmologique :

1) Le concept d'infini échappe essentiellement à nos possibilités intellectuelles. D'autre part, la géométrie post-riemanienne nous offre une possibilité d'éviter l'infinité spatiale en utilisant des geometries « fermées ». De plus, la cosmologie moderne, après l'hypothèse de l'Univers d'Einstein, offre une possibilité d'éviter le problème du temps infini en utilisant un nouvel élément essentiel connu sous le vocable de la singularité initiale. Ceci est — dans l'opinion de Lemaître — le commencement naturel dans le sens qu'il ne donne aucun sens à la recherche d'états antérieurs de l'évolution de l'Univers.

2) La dynamique de l'évolution de l'Univers est décrite par l'équation dite de Friedmann. Le point le plus discuté à ce sujet est la question de la constante cosmologique. L'écrit de Lemaître contribue à l'histoire de ce problème.

3) Un des arguments de Lemaître en faveur de la constante cosmologique est étroitement relié à la formation d'amas de galaxies. Cette question si importante du point de vue cosmologique (qui n'est pas complètement résolue à l'heure actuelle) mérite d'être élaborée à la lumière de ses articles publiés et non publiés.

4) Une grande partie de la conférence est consacrée au problème des rayons cosmiques. La cosmologie physique entraîne des conséquences observables. L'expansion de l'Univers se manifeste par le décalage vers le rouge des spectres des galaxies. L'hypothèse de l'Atome Primitif doit se manifester par les produits de désintégration. Il y en aura de deux sortes : 1) les noyaux d'atomes

Page 5: Un travail inconnu de Georges Lemaître

348 0. Godarl et M. Heller

existant à présent, et cette partie des fragments de l'Atome Primitif qui échappe à Г « incorporation » dans la matière ordinaire. Le premier aboutit à la détermination théorique des abondances des éléments chimiques et leur comparaison avec les valeurs observées (le problème de l'hydrogène et de l'hélium considéré par Lemaître), l'autre suggère la recherche d'un rayonnement primordial. Lemaître l'a identifié avec le rayonnement cosmique. C'était à l'époque le seul candidat possible. Aussi, il y consacra beaucoup de travaux et d'efforts. En homme de science consciencieux, il rechercha avec acharnement une preuve expérimentale irréfutable. Elle vint malheureusement tard dans sa vie. Peu avant sa mort, Lemaître apprit qu'un rayonnement micro-onde de fond remplissant uniformément l'univers avait été découvert et interprété comme le rayonnement du globe de feu primitif, corroborant l'idée originelle de Lemaître que ce qui était réellement nécessaire était une théorie explosive de l'évolution.

Nous proposons le travail inconnu de Lemaître avec la conviction qu'il contribuera à l'histoire de la cosmologie du xxe siècle.

0. Godart et M. Heller.

Institut ď Astronomie et de Géophysique G. Lemaître Louvain-la-Neuve.

Page 6: Un travail inconnu de Georges Lemaître

[L'UNIVERS, PROBLÈME ACCESSIBLE A LA SCIENCE HUMAINE]

CONFÉRENCE

Institut catholique

Lorsqu'on cherche à se représenter l'Univers dans son entièreté, c'est-à-dire toute la matière existante aussi loin qu'elle s'étend dans l'espace et aussi loin qu'elle s'est prolongée dans le passé, il semble qu'on se propose un problème qui dépasse essentiellement les possibilités de la science et la capacité de l'esprit humain.

Je voudrais vous montrer ce soir comment peuvent être écartées les difficultés de principe qui semblent ainsi rendre cette étude illusoire. L'image que je vous présenterai de l'Univers ne peut sans doute être définitive, peut-être vous donnera-t-elle pourtant un exemple d'une solution rationnelle cohérente de ce problème apparemment insoluble et peut-être aussi les confirmations expérimentales variées et convergentes que lui apportent dès à présent les faits expérimentaux vous la feront-ils paraître vraisemblable.

La première difficulté qui s'oppose aune conception de l'Univers dans son ensemble provient de la nature même de notre intuition géométrique. L'espace, tel que nous le concevons, s'étend indéfiniment en tous sens. Si l'astronomie décrit ce qu'il contient jusqu'à une distance d'un milliard d'années de lumière, cet espace fort grand en lui-même ne nous paraît être rien à côté de l'espace que nous pouvons imaginer au-delà. Quelle que puisse devenir la puissance de nos télescopes, ce que nous aurons observé sera toujours insignifiant en comparaison de l'espace infini.

Peut-être ne puis-je mieux faire pour illustrer l'origine de ce préjugé si tenace qui nous attache à la croyance en l'infinitude de l'espace telle qu'elle est impliquée dans la géométrie euclidienne que de vous lire un curieux passage de l'exposition du système du monde du grand astronome Laplace.

« Les tentatives des géomètres pour démontrer le postulátům d'Euclide sur les parallèles ont été jusqu'à présent inutiles. Cependant personne ne révoque en doute ce postulátům et les théorèmes qu'Euclide en a déduits. La perception de l'étendue renferme donc une propriété spéciale, évidente par elle-même et sans laquelle on ne peut rigoureusement établir les propriétés des parallèles. L'idée d'une étendue limitée, par exemple du cercle, ne contient rien qui dépende de sa grandeur absolue.

Page 7: Un travail inconnu de Georges Lemaître

350 Georges Lemaître

Mais si nous diminuons par la pensée son rayon, nous sommes portés invinciblement à diminuer dans le même rapport sa circonférence et les côtés de toutes les figures inscrites. Cette proportionnalité me paraît être un postulátům bien plus naturel que celui d'Euclide ; il est curieux de le retrouver dans les résultats de la pesanteur universelle. »

C'est Riemann en 1854 qui a dissipé ce cauchemar de l'espace infini. Mais, en même temps qu'il rendait possible d'assigner à l'espace une grandeur, il préparait l'usage que devait faire plus tard Einstein de ses conceptions géométriques et qui devait amener ce dernier à rechercher comment la grandeur de l'espace dépend de l'état de la matière qu'il contient.

En d'autres termes, le raisonnement cartésien de Laplace suppose qu'il suffit de considérer l'idée simple de l'étendue pour en obtenir les propriétés, tandis que le point de vue moderne conteste que l'étendue puisse être légitimement abstraite totalement de ce qui la remplit et en détermine la grandeur.

L'espace de Riemann a un volume fini, il est pourtant tout aussi homogène que l'espace euclidien et on peut s'y déplacer en tous sens sans atteindre le bout.

Si on considère une sphère dont on augmente progressivement le rayon, on finit par arriver à une valeur du rayon, mettons de dix milliards d'années de lumière, pour laquelle il devient impossible d'accroître encore la sphère.

La raison en est que les deux rayons menés du centre dans les deux directions opposées viennent buter l'un contre l'autre en un point qui soude ces deux rayons et en fait une droite fermée.

Il n'est pas question de s'imaginer cela avec une imagination humaine qui n'a pu s'exercer qu'à des distances infimes en comparaison du tour de la droite. Mais il n'y a aucune difficulté à le concevoir et les géomètres montrent aisément que cet espace satisfait à toute exigence raisonnable.

Voilà comment s'évanouit la première difficulté : il se peut que l'espace soit en fait riemannien et que le tour de la droite, ou comme on dit, le rayon de l'espace (égal au tiers du tour de droite), ne soit pas beaucoup plus grand que le milliard d'années de lumière observé de telle façon que ce voisinage observé ait quelque chance d'être un échantillon représentatif de l'ensemble et qu'en admettant qu'on puisse l'étendre sans trop de changement une dizaine de fois plus loin que ce qu'on voit, on puisse embrasser par la pensée la totalité de l'espace.

De même qu'à première vue il pouvait sembler que l'espace s'étend sans limite, de même aussi il semble que le temps puisse être indéfiniment prolongé dans le passé.

On peut sans doute concevoir que l'Univers ait commencé, mais alors il semble inévitable que de l'observation de son comportement on puisse concevoir ce qui en serait advenu s'il avait existé antérieurement. Il semble inévitable que l'on puisse imaginer une sorte de pré-univers qui aurait existé avant l'univers réel et aurait évolué de façon à fournir les conditions initiales de celui-ci.

Il semble donc que, quelle que soit l'image qu'on se fait de l'Unrvers

Page 8: Un travail inconnu de Georges Lemaître

Texte inédit 351

et de son évolution à partir d'un instant considéré comme initial, ce commencement supposé apparaisse comme totalement arbitraire et artificiel, rien n'empêchant la pensée de remonter à une époque antérieure.

N'y a-t-il pas de solution à cette antinomie ? N'est-il pas possible de concevoir un commencement naturel du monde, un instant vraiment initial, un instant pour lequel un hier n'est pas concevable ?

La solution est fournie encore par la géniale conception de Riemann. Puisque l'espace a un rayon dont la grandeur dépend d'une façon ou d'une autre de la matière qu'il contient, matière qui évolue et qui change, il est concevable que la grandeur du rayon de l'espace varie en conséquence. Si le rayon a été jadis plus petit qu'il n'est maintenant, nous pouvons concevoir des instants plus éloignés encore dans le passé où le rayon a été toujours plus petit et passant en quelque sorte à la limite, concevoir un instant où le rayon de l'espace est parti de zéro.

Si tel fut l'état initial du monde, il est impossible de concevoir un instant antérieur, nous avons obtenu un commencement naturel au-delà duquel la pensée ne peut être tentée de remonter, un instant qui n'avait pas d'hier, parce que hier il n'y avait pas d'espace.

Ce commencement naturel, cet instant initial, apparaît ainsi comme un fond de l'espace-temps que la pensée ne peut essayer de dépasser.

Assurément cette notion s'écarte de nos habitudes de penser plus encore que la simple conception de l'espace riemannien et si les propriétés de l'espace-temps sont conditionnées par l'état de la matière qu'il contient celle-ci devra se trouver dans un état bien singulier à l'instant initial.

Quoi qu'il en soit, nous avons montré qu'il est possible de concevoir un commencement naturel du monde, un instant initial au-delà duquel il ne soit pas question de remonter et à partir duquel l'histoire passée de l'Univers entier peut être décrite dans un domaine fini de l'espace- temps. Sans doute commençons-nous à entrevoir que le problème de l'Univers est accessible à la science humaine.

Ces conceptions théoriques ont trouvé une certaine base expérimentale dans le phénomène connu sous le nom d'expansion de l'espace ou expansion de l'Univers.

Si l'espace de rayon croissant est rempli d'une façon plus ou moins uniforme par des galaxies, c'est-à-dire par des agglomérations d'étoiles et de nuées telles que notre système galactique ou telles que les nébuleuses elliptiques ou spirales qui en sont la réplique lointaine, alors toutes ces nébuleuses réparties uniformément dans l'espace à rayon croissant doivent se séparer progressivement les unes des autres.

Si, sur le tour de la droite, sont alignées une dizaine de milliers de nébuleuses, la distance de deux nébuleuses voisines aura doublé lorsque aura doublé la longueur du tour de la droite. Toutes les distances augmentent dans le même rapport, et les nébuleuses sont donc animées l'une par rapport à l'autre d'une vitesse proportionnelle à leur distance.

Cette vitesse d'éloignement se manifeste par l'effet Doppler-Fizeau, c'est-à-dire par le déplacement des raies spectrales vers le rouge proportionnellement à la vitesse d'éloignement.

Page 9: Un travail inconnu de Georges Lemaître

352 Georges Lemaître

C'est ce qui est observé, en effet, et le rapport constant de la distance à la vitesse, rapport qui a les dimensions d'un temps, est trouvé égal à deux milliards d'années.

Gela veut dire que, à en juger par la vitesse actuelle d'expansion, l'instant initial où le rayon de l'espace aurait été nul ne date que de deux milliards d'années.

Naturellement, nous n'avons aucune raison de penser que la vitesse d'expansion a été jadis ce qu'elle est maintenant et pour élucider la question ainsi posée il est nécessaire d'expliquer suivant quelle loi le rayon de l'espace et ses variations sont liées à l'état de la matière présente.

C'est la théorie de la relativité générale qui résout cette question et l'application qui a été faite de cette théorie au problème cosmique

s exprime par lequation de Fnedmann : I — — - 1 =— — |- — — 1. \ ai } И 1 2

Le carré du taux de variation du rayon de l'espace, par unité de temps, est la somme de trois termes : un premier terme dépend de la masse de l'Univers : terme qui se présente comme un potentiel newtonien variant en raison inverse du rayon de l'espace et dont la valeur numérique dépend de la constante de gravitation.

Ce terme décrit l'effet de la gravitation universelle sur le comportement de l'Univers. Il tend à réduire l'expansion de l'espace et s'il avait été prédominant jadis il aurait ralenti l'expansion de l'espace ; celle-ci aurait été jadis plus rapide encore qu'actuellement et on pourrait conclure que la durée de l'évolution passée de l'Univers aurait encore été plus courte que les deux milliards d'années dont il était question il y a un instant.

Le second terme de l'équation de Friedmann varie comme le carré du rayon. Il manifeste une force que la théorie fait prévoir à côté de l'attraction newtonnienne ; il dépend d'une constante, dite constante cosmologique, dont la théorie ne fait pas plus prévoir la grandeur ou le signe qu'elle ne permettait de prédire la valeur de la constante de gravitation.

Le troisième terme est une constante égale à moins un. Il est clair qu'une théorie complète, parfaite (mais en existera-t-il

jamais), devrait permettre de calculer la valeur de la constante cosmologique et celle de la constante de gravitation.

Une telle théorie a été proposée par Eddington et exposée dans un livre posthume, c'est ce qu'il appelle une théorie fondamentale.

Même des physiciens, tels qu'Einstein, qui ne se sont pas ralliés à la théorie d'Eddington, reconnaissent que la constante de gravitation, et d'ailleurs aussi toutes les constantes déterminées empiriquement par la physique, ne sont que des rapports qui doivent avoir une signification physique et être calculables par une théorie adéquate.

Les préjugés d'origine psychologique et esthétique qui ont été exprimés par Einstein lui-même contre sa constante cosmologique sont probablement une expression de la conscience qu'il a du caractère encore incomplet de la théorie.

Page 10: Un travail inconnu de Georges Lemaître

Texte inédit 353

Inversement, la confiance qu'Eddington professait en la constante cosmologique et qui lui a fait écrire : « Je penserais plutôt à revenir à la théorie de Newton qu'à supprimer des équations relativistes la constante cosmologique » ; cette confiance était sans doute due à ce qu'Eddington croyait avoir trouvé une raison théorique non seulement pour la présence de cette constante dans les équations mais même pour la valeur numérique de cette constante.

C'est ce qui lui a fait dire un jour : « Je me demande comment quelqu'un d'autre que moi peut croire à l'expansion de l'Univers. » Comprenons : sans adopter les raisons spéciales que j'ai de l'admettre.

Pourtant, il paraît sage de séparer les problèmes et de n'employer dans l'étude de l'Univers que des notions et des théories qui ont été éprouvées, telles que la théorie de la relativité et, en attendant qu'une théorie fondamentale soit vraiment établie, de rechercher dans l'observation astronomique une valeur empirique, non seulement pour la constante de gravitation mais aussi pour la constante cosmologique.

La donnée empirique qui permet d'utiliser les équations de Friedmann est la valeur de la masse des nébuleuses elliptiques ou spirales. Cette détermination repose sur l'observation spectroscopique de la rotation de quelques-unes des nébuleuses les plus brillantes. On peut ainsi estimer la masse moyenne d'une nébuleuse à un milliard de fois celle du soleil. La densité qui résulte de cette valeur s'exprime en unité cgs par le nombre 10~~30 ; elle correspond à un atome d'hydrogène par mètre cube.

Si on fait l'hypothèse que le terme cosmologique est actuellement le terme dominant dans l'équation de Friedmann, on peut immédiatement déduire la valeur de la constante cosmologique de celle du coefficient d'expansion : les deux milliards d'années dont nous parlions plus haut.

On peut aussi déduire de l'équation que l'hypothèse ainsi faite que le terme dominant est le terme cosmologique est légitime pourvu que la densité de la matière soit inférieure à une certaine densité qu'on appelle la densité cosmologique et dont la valeur en unités cgs est 10~27. Cette condition est donc satisfaite largement puisque la densité que nous avons mentionnée il y a un instant pour l'Univers est mille fois plus petite.

La densité cosmologique semble être réalisée approximativement dans les grands amas de nébuleuses où quelques centaines de nébuleuses sont rassemblées à des distances mutuelles dix fois moindre que la normale. Cette distance normale est d'un million et demi d'années de lumière.

Les amas de nébuleuses sont donc des régions où la répulsion cosmique, cette nouvelle force introduite avec la constante cosmologique, fait précisément équilibre à l'attraction gravifîque.

Les vitesses relatives des nébuleuses d'un même amas sont fort grandes. Pour l'amas le plus proche, celui dit de Virgo, ces vitesses s'échelonnent depuis zéro jusqu'à 3 000 km par seconde. Ceci montre bien que les grandes vitesses observées ou plutôt le déplacement correspondant des raies spectrales n'est pas dû à quelque effet insoupçonné dépendant de la distance de l'objet ou à quelque changement survenu dans la valeur des constantes fondamentales durant le temps mis par la lumière pour nous parvenir de ces lointains objets.

RHS 12

Page 11: Un travail inconnu de Georges Lemaître

354 Georges Lemaître

Une telle explication, d'ailleurs assez vague, serait peut-être concevable pour expliquer la vitesse moyenne d'éloignement de l'amas mais elle serait inadmissible pour les vitesses individuelles qui ne sont pas plus petites, du moins pour Virgo, et qui sont certainement situées à même distance de nous ?

L'existence de ces grandes vitesses propres dans les amas de nébuleuses pose diverses questions difficiles dont la solution est essentielle pour se faire une idée détaillée de l'évolution des étoiles et des nébuleuses dans le cadre de la théorie générale de l'expansion. Je ne veux pas me laisser entraîner à développer en ce moment ces questions difficiles et par certains côtés délicates, mon but était simplement d'examiner les conditions générales grâce auxquelles une théorie de l'Univers total est possible et ce qui précède sera sans doute suffisant pour élucider l'aspect géométrique et dynamique du problème.

Si l'étude de l'Univers dépend essentiellement de la conception qu'on peut se faire de l'espace fermé et fini et de l'espace-temps fournissant un commencement naturel, fond de l'espace-temps, cette étude suppose aussi des informations au sujet de la matière même qui remplit cet espace et en conditionne la grandeur et l'évolution et même des informations plus spécifiquement physiques que la seule valeur de la densité employée déjà dans l'équation de Friedmann.

Et tout d'abord, la matière possède partout une remarquable similitude de composition.

Pour les très grandes distances, nous ne pouvons naturellement pas avoir d'information précise. Nous pouvons noter néanmoins que les spectres des nébuleuses les plus lointaines laissent voir quelque vestige des raies du calcium. Ceci pour ceux qui s'attendent à quelques changement radical des lois de la nature à des distances du milliard d'années- lumière.

Dans notre galaxie, la composition chimique des étoiles est la même que celle du Soleil, de la Terre et des météorites, sauf pour ces derniers en ce qui concerne l'hydrogène et l'hélium qui ont dû s'échapper.

Cette similitude de composition s'étend au pourcentage relatif de l'abondance des divers éléments.

D'autre part, l'hydrogène et l'hélium sont extraordinairement abondants dans le Soleil et les étoiles : ils constituent plus des 99 % de la masse.

Ces faits ont manifestement une grande importance pour la compréhension de l'Univers, mais d'autres informations paraissent tout aussi importantes ; ce sont celles fournies par les rayons cosmiques.

Depuis longtemps, c'est-à-dire depuis 1931 environ, est apparue la possibilité que ces rayons nous ait conservé le témoignage de ce qui s'est passé dans les premiers âges du monde. Regener les a comparés à des fossiles, restes d'êtres disparus, Eddington a parlé de momies, je les ai comparés à l'éclat de quelque feu d'artifice de jadis dont le rayonnement continue à se propager longtemps après qu'il se soit éteint et progresse durant des milliards d'années dans l'espace si admirablement vide qu'il ne les absorbe pas sensiblement. Combien ce vide apparemment inutile nous apparaît ainsi précieux.

Page 12: Un travail inconnu de Georges Lemaître

Texte inédit 355

Durant ces toutes dernières années les informations expérimentales sur les rayons cosmiques se sont précisées d'une façon inespérée et les résultats les plus récents font apparaître l'hypothèse de leur origine préstellaire sous un jour fort nouveau que je voudrais vous expliquer en terminant.

Les rayons cosmiques sont observés par l'ionisation qu'ils produisent et qui décharge les électromètres les mieux isolés ; ils sont observés au moyen des compteurs de Geiger qu'ils déclenchent ; ils se manifestent aussi par les traces qu'ils laissent dans les chambres à détentes et dans l'émulsion des plaques photographiques à grains microscopiques.

On observe ainsi des phénomènes extrêmement complexes dont on peut conclure qu'une radiation, dont la nature est restée longtemps problématique, irradie l'atmosphère terrestre et est absorbée par une fort petite quantité, mettons d'une cinquantaine de grammes d'air par centimètre carré en donnant lieu à toute une série de phénomènes observés dans des ballons, au sol ou dans la profondeur du sol sous l'eau des lacs dans les galeries des mines.

On distingue tout d'abord une radiation molle qui se propage par le mécanisme dit des cascades, un photon rapide se matérialisant en deux électrons de signes opposés qui à leur tour reproduisent des photons rapides qui matérialisent des électrons et ainsi de suite un grand nombre de fois.

Le produit de ces cascades forme parfois des gerbes énormes qui se répartissent au sol sur plus d'un hectare et qu'il faudrait plus de 100 000 milliards de volts pour produire par un champ électrique.

La partie dure du rayonnement est due à une matérialisation plus puissante encore qui donne naissance à des particules de masse intermédiaire entre celle de l'électron et celle du proton et appelées en conséquence des mésons. Ces particules qui sont radio-actives pénètrent jusqu'à des centaines de mètres à l'intérieur de la terre avant de se désintégrer.

Je ne me propose pas de vous décrire les phénomènes extrêmement variés qui accompagnent ces deux composantes de la radiation, la radiation dure et la radiation molle, en effet ces phénomènes sont évidemment de nature secondaire, c'est-à-dire qu'ils sont produits par quelque chose d'autre, ils ne nous donnent que peu d'information au sujet de la radiation primaire de cette radiation mystérieuse qui s'est conservée dans l'espace et qui après des milliards d'années de parcours heurte notre atmosphère en amorçant les cascades ou en matérialisant les mésons.

Pourtant ces phénomènes secondaires ne peuvent altérer l'énergie totale mise en jeu et on peut en déduire que la radiation primaire, quelle que soit sa nature, a une intensité de trois millièmes d'erg par centimètre carré et par seconde.

Ce n'est que tout récemment, depuis deux ans environ, que nous commençons à avoir des informations directes sur la radiation primaire.

Des physiciens américains appartenant aux universités de Minneapolis et de Rochester sont parvenus à maintenir pendant des heures

Page 13: Un travail inconnu de Georges Lemaître

356 Georges Lemaître

des chambres à détente et des plaques photographiques à grains microscopiques attachés à des ballons à une hauteur de 35 km où l'atmosphère restant au-dessus d'eux n'était plus que de 16 g par centimètre carré.

Ils ont montré ainsi que le rayonnement primaire qui déclenche pour le moins la moitié du rayonnement observé est constitué de particules lourdes formées de noyaux atomiques dépouillés de leurs électrons et qui manifestent leur présence surtout par leur charge élevée. Ces rayons contiennent en abondance, non seulement de l'hydrogène et de l'hélium, ces derniers constituant les rayons alpha, mais aussi des noyaux plus lourds jusqu'au-delà du fer, rayons qu'on pourrait appeler des rayons super-alpha.

Dans un article récent ils ont même pu, en analysant leurs résultats, déterminer avec quelle abondance les divers éléments chimiques sont représentés dans le rayonnement.

Ils ont montré entre autres choses que si l'hydrogène et l'hélium restent les plus abondants la proportion des autres éléments plus lourds y est une dizaine de fois plus grande que dans la matière du Soleil et des étoiles.

Ce résultat est d'autant plus significatif que les rayons super-alpha se désintègrent aisément en protons ou en alpha dès qu'ils rencontrent un peu de matière. Il est donc vraisemblable que quelle qu'ait été l'histoire antérieure de ces rayons une partie de l'hydrogène et des alpha se soit formée aux dépens du reste.

L'Univers nous apparaît ainsi comme composé de deux éléments : la matière stellaire d'une part, les rayons cosmiques d'autre part.

Sauf que les rayons contiennent moins d'hydrogène et d'hélium, ces éléments constitutifs de l'Univers ont essentiellement une composition identique, le fer même qui est l'élément abondant le plus lourd est certainement présent en quantité notable dans les rayons.

Si nous voulons nous faire quelque idée du feu d'artifice primitif qui a eu lieu avant la formation des étoiles et dont témoignent les rayons cosmiques, il nous suffit de concevoir que lorsque le rayon de l'espace était, mettons mille fois plus petit qu'aujourd'hui, il n'y avait que les rayons cosmiques et des nuées gazeuses se formant aux dépens des rayons eux-mêmes et s'accroissant à de la substance même des rayons qu'elles arrêtaient.

Ce sont ces nuées qui, par suite du mécanisme d'instabilité entre les deux forces opposées que nous avons décrites tout à l'heure, se seraient agrégées en étoiles, nébuleuses, amas de nébuleuses. Si cette hypothèse s'est réalisée, il faut que les rayons cosmiques aient eu une masse et une énergie suffisantes. Naturellement, nous ne pouvons plus juger de l'énergie des rayons qui ont été absorbés, ils ont disparu, nous les retrouverons sous forme de matière stellaire, nous ne pouvons observer que ce qui a échappé à l'absorption et nous parvient encore à ce moment.

Il est sans doute difficile d'estimer quelle proportion des rayons a ainsi échappé à l'agglomération en nuées gazeuses, mais enfin si l'énergie des rayons restant et celle de la matière étaient d'ordre de grandeur fort différent, notre hypothèse serait nécessairement intenable.

Page 14: Un travail inconnu de Georges Lemaître

Texte inédit 357

Nous avons vu que la densité actuelle de la matière est de 10~30 g par centimètre cube. D'autre part, l'énergie totale des rayons cosmiques est exprimée en ergs par centimètre carré, sans doute trois millièmes d'erg.

Lorsqu'on fait les conversions d'unités nécessaires pour comparer entre elles ces deux énergies, on trouve que l'énergie des rayons n'est que le dix millième de l'énergie matérielle. On pourrait penser à première vue que cette comparaison entre les deux énergies n'est pas adéquate car il semble qu'on compare en fait des choses profondément différentes. D'une part, l'énergie matérielle est de l'énergie propre formée surtout de la masse même des atomes qui constituent les étoiles. Pour les rayons cosmiques, il s'agit surtout d'énergie cinétique qui produit les cascades et matérialise les mésons.

D'autre part, si on examine les choses de plus près, on trouve que pour ces énergies énormes, énergies propres et énergies cinétiques ne sont pas très différentes l'une de l'autre, on peut estimer l'énergie propre des rayons au double de leur énergie cinétique.

Il faudrait donc que lors du processus d'agglomération des rayons primitifs un dix millième seulement des rayons ait échappé à l'absorption et nous soit parvenu.

Peut-être n'est-ce pas impossible, sans doute aussi trouvera-t-on qu'il faudra un mécanisme bien spécial pour laisser échapper si peu de rayons sans pourtant les arrêter complètement.

D'autre part, il reste la difficulté relative à l'hydrogène et à l'hélium qui sont si abondants dans la matière stellaire et au moins dix fois moins abondants dans les rayons primitifs.

Ceci conduit à envisager l'hypothèse que l'hydrogène et l'hélium des étoiles auraient été dus à une matérialisation. Sans doute une matérialisation d'énergie donnant naissance à des protons n'a pas encore été observée. Elle est pourtant dans l'ordre des choses ; les physiciens doivent s'attendre à en rencontrer si des énergies suffisantes sont mises en jeu. Les matérialisations d'électrons sont observées et celles des particules intermédiaires, les mésons, produisent la radiation secondaire dure. On doit s'attendre à ce que des énergies beaucoup plus grandes se matérialisent en protons ou en particules alpha.

Or ces énergies énormes ont dû être présentes dans les rayons cosmiques primitifs.

En effet, si au cours de l'expansion le nombre de particules et la masse propre des particules constituant les rayons sont évidemment demeurés invariables, leur énergie cinétique par contre a été altérée par suite de l'expansion.

Il s'est produit pour eux un phénomène analogue au déplacement vers le rouge des raies spectrales par lequel l'expansion de l'espace se manifeste. Les rayons aussi subissent une réduction de leur énergie et cela dans le rapport même de l'expansion.

En d'autres termes, si le rayon de l'espace a été le millième de ce qu'il est aujourd'hui alors l'énergie des rayons était mille fois plus grande qu'à présent.

Si donc cette énergie a pu se matérialiser, c'est-à-dire se transformer

Page 15: Un travail inconnu de Georges Lemaître

358 Georges Lemaître

en protons et en hélium, de façon à produire l'hydrogène et l'hélium qui constituent la grande part de la masse des étoiles, alors la disproportion qui nous inquiétait entre la quantité primitive de rayons nécessitée à la production des étoiles et celle trop insignifiante qui nous serait parvenue après avoir échappé à l'absorption, cette disproportion disparaît et il suffît de concevoir qu'un dixième peut-être de la radiation aurait échappé et cela paraîtra sans doute vraisemblable.

L'image que nous nous faisons ainsi de l'état de l'Univers lorsque le rayon de l'espace était mille fois moindre que maintenant ressemble par certain côté à une nébuleuse primitive, une masse gazeuse unique remplissant l'espace. Elle s'en distingue pourtant profondément par certains aspects.

En effet, les rayons sont animés de vitesses énormes et leur énergie cinétique est au moins mille fois leur énergie propre.

Dans un gaz ordinaire les collisions élastiques qui se produisent entre les molécules ont réalisé l'état le plus probable : l'équilibre statistique qui s'exprime par la loi de répartition de vitesses de Maxwell.

Rien de semblable n'existe dans cette sorte de gaz que formaient les rayons où se trouve réalisée une distribution fort improbable que les collisions n'ont pas eu le temps d'uniformiser.

Ce n'est qu'à la longue, progressivement et sans doute aussi localement, que des collisions élastiques commenceront à établir une égalisation des vitesses, une loi maxwellienne des vitesses. Il se formera localement des nuées gazeuses véritables qui s'enrichiront des rayons qu'elles absorbent tout en matérialisant une énergie en hydrogène. Plus tard, ces nuées donneront naissance aux étoiles tandis que les rayons qui ont échappé à l'absorption s'échapperont dans l'espace intermédiaire et nous parviendront un jour en témoignant du feu d'artifice de jadis.

Peut-on essayer de remonter plus haut ? Est-ce sage de l'essayer ? Mais est-il possible à l'esprit de s'arrêter en chemin et de renoncer à suivre jusqu'à l'extrême l'enchaînement de sa pensée ?

Comment ne pas essayer de concevoir l'origine même de ces particules qui se croisaient avec une rapidité si énorme !

Nous sommes ainsi conduits à voir dans le commencement naturel du monde, non seulement le commencement de l'espace et du temps, mais aussi le commencement de la multiplicité.

L'instant où toute l'énergie de l'univers était présente en un seul niveau énergétique.

Puisque le monde évolue vers le plus probable il doit avoir commencé par la distribution la moins probable.

Puisque la dégradation de l'énergie est, au fond, la répartition de l'énergie en des grains de plus en plus nombreux et insignifiants, donc la pulvérisation de l'énergie, le monde a dû commencer par une concentration extrême de l'énergie en un petit nombre ou même en un seul paquet. C'est l'hypothèse de l'atome primitif. Un atome unique dont la désintégration coïncide avec la naissance de l'espace et dont les fragments remplissent uniformément l'espace qui commence à s'étendre.

Nous disons l'espace qui commence à s'étendre, nous devrions plutôt

Page 16: Un travail inconnu de Georges Lemaître

Texte inédit 359

dire l'espace qui commence à exister, car là où il n'y avait pas de multiplicité il ne pouvait réellement pas y avoir d'espace. L'atome a commencé à se désintégrer un peu avant le commencement de l'espace et du temps et l'espace et le temps n'ont pu acquérir une signification réelle que progressivement à fur et à mesure que la fragmentation de l'énergie était avancée.

Je termine, j'espère vous avoir montré que l'Univers n'est pas hors de la portée de l'homme. C'est l'Eden, c'est ce jardin qui a été mis à la disposition de l'homme pour qu'il le cultive, pour qu'il le regarde.

L'Univers n'est pas trop grand pour l'homme, il n'excède pas les possibilités de la science ni la capacité de l'esprit humain.

Mais sans doute la fierté humaine que nous pourrions en concevoir est-elle bien atténuée par les limitations qui tour à tour se sont imposées à notre pensée, par la disqualification de notre intuition courante de l'étendue et l'impossibilité d'imaginer l'espace total, par la disparition même de l'espace et du temps lorsque l'esprit, s'efïorçant de scruter le fond de l'espace-temps, le commencement naturel du monde, ne peut que constater que toute intuition spatio-temporelle disparaît dans l'évanouissement initial de toute multiplicité.

C'est une leçon d'humilité que nous enseigne aussi l'Univers, et unir en nous cette fierté et cette humilité, n'est-ce pas ce qui constitue l'essence même de notre condition d'homme ?

[Georges Lemaitre.]