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L’évolution psychiatrique 78 (2013) 387–397 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Article original « Une danseuse est dressée (sur la pointe des pieds) ». Approche de la question du masochisme dans la danse classique “A ballerina trains/is trained”. The question of masochism in classical ballet Camille Docquir Psychologue clinicienne. Laboratoire de psychologie clinique et psychopathologie (EA 4056), université Paris Descartes, Sorbonne Paris-Cité, institut de psychologie, 71, avenue Edouard-Vaillant, 92100 Boulogne-Billancourt, France Rec ¸u le 21 evrier 2011 Résumé Parce que la pratique de la danse classique à un niveau professionnel implique une souffrance du corps quasi permanente, et parce qu’il nous semble que pour supporter une telle souffrance, il faut lui trouver quelque chose de bon, de satisfaisant, nous faisons l’hypothèse qu’il existe une fantasmatique masochique chez les danseurs classiques professionnels. Cette fantasmatique pourrait relever de deux types de masochisme dif- férents, l’un « narcissique » et l’autre « objectal », ou, pour reprendre la terminologie de Michel Fain, l’un « inachevé » et l’autre « achevé ». En nous référant aux notions de Moi-peau (Didier Anzieu), d’enveloppe de souffrance (Micheline Enriquez), de procédés autocalmants (Gérard Szwec) et d’autosadisme (Jean Gillibert), nous montrerons que dans le masochisme de type narcissique/inachevé, la douleur serait recher- chée pour sa fonction contenante, blesser le corps permettant paradoxalement d’en définir les contours en les éprouvant, tandis que dans le masochisme de type objectal/achevé–et nous nous référerons aux travaux de S. Freud–, la douleur serait recherchée du fait de l’existence, chez le sujet, d’un besoin de punition inconscient de la part d’une puissance parentale : elle viendrait en fait satisfaire sur un mode régressif les désirs incestueux du sujet, tout en lui permettant dans le même temps d’expier le crime que cette satisfaction représente. © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Corps ; Danse classique ; Douleur ; Masochisme ; Psychanalyse ; Étude théorique Toute référence à cet article doit porter mention : Docquir C. « Une danseuse est dressée (sur la pointe des pieds) ». Approche de la question du masochisme dans la danse classique. Evol Psychiatr 2013;78(3): pages (pour la version papier) ou URL et date de consultation (pour la version électronique). Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] 0014-3855/$ see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.01.015

« Une danseuse est dressée (sur la pointe des pieds) ». Approche de la question du masochisme dans la danse classique

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L’évolution psychiatrique 78 (2013) 387–397

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Article original

« Une danseuse est dressée (sur la pointe des pieds) ».Approche de la question du masochisme dans la danse

classique�

“A ballerina trains/is trained”. The question of masochism in classicalballet

Camille Docquir ∗Psychologue clinicienne. Laboratoire de psychologie clinique et psychopathologie (EA 4056), université Paris

Descartes, Sorbonne Paris-Cité, institut de psychologie, 71, avenue Edouard-Vaillant, 92100 Boulogne-Billancourt,France

Recu le 21 fevrier 2011

Résumé

Parce que la pratique de la danse classique à un niveau professionnel implique une souffrance du corps quasipermanente, et parce qu’il nous semble que pour supporter une telle souffrance, il faut lui trouver quelquechose de bon, de satisfaisant, nous faisons l’hypothèse qu’il existe une fantasmatique masochique chez lesdanseurs classiques professionnels. Cette fantasmatique pourrait relever de deux types de masochisme dif-férents, l’un « narcissique » et l’autre « objectal », ou, pour reprendre la terminologie de Michel Fain, l’un« inachevé » et l’autre « achevé ». En nous référant aux notions de Moi-peau (Didier Anzieu), d’enveloppede souffrance (Micheline Enriquez), de procédés autocalmants (Gérard Szwec) et d’autosadisme (JeanGillibert), nous montrerons que dans le masochisme de type narcissique/inachevé, la douleur serait recher-chée pour sa fonction contenante, blesser le corps permettant paradoxalement d’en définir les contours en leséprouvant, tandis que dans le masochisme de type objectal/achevé–et nous nous référerons là aux travaux deS. Freud–, la douleur serait recherchée du fait de l’existence, chez le sujet, d’un besoin de punition inconscientde la part d’une puissance parentale : elle viendrait en fait satisfaire sur un mode régressif les désirs incestueuxdu sujet, tout en lui permettant dans le même temps d’expier le crime que cette satisfaction représente.© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Corps ; Danse classique ; Douleur ; Masochisme ; Psychanalyse ; Étude théorique

� Toute référence à cet article doit porter mention : Docquir C. « Une danseuse est dressée (sur la pointe des pieds) ».Approche de la question du masochisme dans la danse classique. Evol Psychiatr 2013;78(3): pages (pour la version papier)ou URL et date de consultation (pour la version électronique).

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]

0014-3855/$ – see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.01.015

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Abstract

Practising ballet at a professional level implies an almost permanent physical pain. We suppose that sucha pain, to be borne, requires to be found pleasant, to be satisfactory in some way. As a result, we assume thatballet dancers present masochistic features. These masochistic features could belong to two different typesof masochism: either a “narcissistic” or an “object” masochism, or, using the words of Michel Fain, eithera “completed” or an “uncompleted”. By referring to the notions of Ego-skin (Didier Anzieu), sufferingcovering membrane (Micheline Enriquez), self-calming processes (Gérard Szwec) and self-sadism (JeanGillibert), we first demonstrate that in the narcissistic/uncompleted type of masochism, pain would bewanted because of its holding function: hurting the body would paradoxically enable the subject to define itsoutlines by experiencing them. In a second time, referring to the works of S. Freud, we demonstrate that inthe objectal/completed type, pain would be wanted because of the fact the subject has an unconscious needfor punishment from a parental authority; pain would enable the subject to satisfy his incestuous desires ina regressive way and at the same time to expiate the crime that this satisfaction constitutes.© 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Body; Classical ballet; Pain; Masochism; Psychoanalysis; Theoretical study

Dans un tout petit ouvrage d’une dizaine de pages intitulé La Ballerine, Günter Grass, écrivainallemand, dresse dans une langue savoureuse et acérée un portrait tragi-comique de la danseuseclassique ; en voici un extrait :

« La ballerine habite chez sa mère, elle ne fume pas, mange des yaourts et des bananes,nourrit un petit chien, et avant comme après l’entraînement, elle se sent fatiguée et neressent rien d’autre que la fatigue. [. . .] Comme la ballerine se couche de bonne heure, savie nocturne, quelques soirées au cinéma mises à part, est réglée de facon bien anodine. [. . .]L’exercice de la ballerine a la monotonie d’un règlement prussien. Une chair martyrisée,meurtrie, se cache dans des chaussons de danse blancs, rouges, voire argent. On peut direque les pieds de la ballerine sont laids. Leurs orteils sont écorchés, à vif, leur cambrure estdémesurée. Ils semblent être les véritables victimes de la démonstration de ce critère debeauté. Ici, en bas du corps, s’assemble ce qui, plus haut, est masqué par le geste harmoniséet le sourire suave. C’est le Moyen Âge et l’Inquisition qui déterminent encore la pointurede ces souliers. Ainsi nous pouvons considérer les trente-deux « fouettés », vers quoi l’ontend, comme un aveu, et rien, aucune danse aux pieds nus ne saura remplacer cet aveu, cettedouleur. » ([1], p. 12–14).

Et Günter Grass en vient à se demander :

« qui force la ballerine, cet être sensible, un peu fade presque, dans la vie de tous les jours,à venir devant la barre et à s’entraîner, année après année, sous la surveillance d’un maîtrede ballet, femme vieillotte et souvent franchement cynique ? N’est-ce que de l’orgueil, quela soif de succès ?–À contrecœur elle pénètre dans la salle de danse et va prendre sa place.À contrecœur elle accomplit les premiers mouvements. Puis elle est saisie. D’un seul coupce combat contre le corps a sur elle un effet fascinant, semblable à celui qu’exerce sur unpacifiste déclaré un défilé solennel au pas de parade. » ([1], p. 21).

Nous aussi, nous nous interrogerons ici sur ce qui pousse les danseurs et danseuses clas-siques à effectuer, sinon le « combat contre le corps » de Günter Grass, du moins l’« entraînementconstant » et les « pénibles exercices de forcage » nécessaires à l’acquisition d’une technique

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« contre-nature », selon les termes mêmes utilisés dans la Grammaire de la danse classique parGeneviève Guillot et Germaine Prudhommeau, qui furent respectivement directrice de l’École dedanse de l’Opéra de Paris et professeur d’histoire de la danse et d’étude des ballets au Théâtrenational de l’Opéra ([2], p. 15). En effet, comme le dit Sylvie Guillem, ancienne danseuse étoile del’Opéra de Paris : « il est très rare de ne pas avoir mal quelque part. La danse maltraite le corps, ellele triture, le torture. La danse n’est pas naturelle. » [3] Le sociologue Pierre-Emmanuel Sorignetle confirme dans son article « Danser au-delà de la douleur » : « les danseurs souffrent en perma-nence de blessures et de douleurs (mal de dos, petites entorses, articulations bloquées que l’ondébloque régulièrement d’un coup sec, tendinites chroniques) » ([4], p. 48). Là où le spectateur nevoit que grâce, beauté, souplesse, harmonie, le tout surmonté d’un sourire impassible, se trouventégalement douleur, souffrance, blessure, torture. Sylvie Guillem explique aussi que « la plupartdes danseurs ont, par leur éducation, l’étrange culture de « marche ou crève ». S’ils n’ont pas malquelque part, ils s’inquiètent. Ils vivent leur corps comme un instrument de torture parce qu’onleur a appris à danser dans la souffrance. Il n’y a pas si longtemps, à l’Opéra de Paris, les danseursétaient les seuls athlètes de haut niveau qui n’étaient suivis ni par un kinésithérapeute, ni par unmasseur, ni par un diététicien. Mes petites camarades qui avaient peur de grossir s’imposaientle régime yaourts et pommes. Comment voulez-vous dans ces conditions nourrir un corps quitravaille intensément tous les jours ? Les danseurs ont accepté ce masochisme du corps : j’ai mal,c’est normal. »

C’est normal ou. . . c’est bon ? Danse et souffrance semblent être liées de manière tellementindissociable que faire le choix de la danse, c’est aussi, nécessairement, faire le choix de lasouffrance ; et l’on se dit que pour choisir et supporter cette douleur permanente, il faut luitrouver quelque chose, non pas seulement de « normal », mais de bon, de satisfaisant, dans lesens où elle viendrait satisfaire un désir. . . Et c’est alors seulement que l’on pourrait parler demasochisme, ce masochisme qui « [bouscule] la théorie et [pousse] la langue, qui peut tout dire, àdire n’importe quoi : plaisir du déplaisir, par exemple », comme le dit Jacques André dans L’énigmedu masochisme ([5], p. 1). À ce propos, citons encore un mot de Sylvie Guillem : « Aller sur scène,c’est dur. Il faut s’y pousser, mais en même temps c’est une sorte de drogue. C a fait du mal et cafait du bien. » Serait-ce cela, l’« aveu » dont parle Günter Grass, serait-ce l’aveu d’une jouissanceau cœur même de la souffrance ?

1. Hypothèse d’une fantasmatique masochique chez les danseurs classiques

Nous posons donc ici l’hypothèse d’une fantasmatique masochique chez les danseurs et dan-seuses classiques professionnels. Précisons toutefois, en nous référant au « Problème économiquedu masochisme » [6], dans lequel Freud établit une distinction entre différents types de maso-chisme, que celui dont nous postulons l’existence chez les danseurs classiques n’appartient pasau type dit « érogène », n’étant pas « une condition posée à l’excitation sexuelle » ([6], p. 13),n’apparaissant pas en effet dans le contexte d’une relation sexuelle et ne conduisant pas àl’orgasme ; mais nous avons également quelque réticence à le qualifier de « moral », même sice qui caractérise celui-ci est qu’il « a relâché sa relation à ce que nous reconnaissons commesexualité » ([6], p. 17), parce qu’il se joue, chez les danseurs, dans et par le corps, ce dont le terme« moral » (« adj. : Relatif à l’esprit, au mental » [7]) ne saurait rendre compte. Dans le masochismedont nous parlons, le but visé n’est pas d’ordre sexuel, mais artistique et culturel–c’est le principede la sublimation ; et cependant, on pourrait dire que le corps y fait fonction de zone érogène. Onse situerait donc là dans un entre-deux où le corps est le lieu du plaisir du sujet, même si ce plaisirlui vient du déplaisir, mais d’un plaisir non sexuel–au sens courant du terme.

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Quant au masochisme que Freud qualifie de « féminin », il nous intéresse en ce qu’il « reposeentièrement sur le masochisme primaire, érogène, du plaisir à la douleur, dont l’explication neréussit pas sans des considérations remontant loin en arrière ». La douleur s’accompagnerait, auxtout débuts de la vie, d’une excitation sexuelle, cette dernière apparaissant alors dans tout processusdont l’intensité dépasserait certaines limites quantitatives ; « cette co-excitation libidinale lors dela tension de douleur et de déplaisir serait un mécanisme infantile physiologique qui, plus tard,se tarit » ([6], p. 15). Ne pourrait-on envisager que ce mécanisme ne se soit pas, chez les danseursclassiques, complètement tari ?

Avant de pousser plus avant notre réflexion, revenons un peu en arrière pour évoquer le texteprinceps de Freud sur le masochisme, paru cinq ans avant le « Problème économique du maso-chisme », « Un enfant est battu » [8], dans lequel Freud étudie ce fantasme, qu’un grand nombrede ses patients énoncent dans le courant de leur analyse, dans ses relations avec le sadisme et lemasochisme. Revenons également quelques pages en arrière pour citer le titre que nous avonsdonné à cet écrit, qui se veut un clin d’œil à celui de Freud : « Une danseuse est dressée ». Biensûr, notre titre diffère profondément de celui de Freud en ce qu’il traduit, non un fantasme, maisun comportement ; cependant il nous intéresse dans ce que sa formulation révèle, car s’il est vraique l’inconscient est structuré comme un langage, il nous semble que la structure du langage afort à nous apprendre concernant le fonctionnement psychique humain.

« Une danseuse est dressée », donc. Grammaticalement parlant, « être dressé » peut se compren-dre à la forme pronominale (résultat de l’action « se dresser ») comme il peut se comprendre à laforme transitive (« être dressé par quelqu’un »). À la forme pronominale, le pronom « se » reprendle sujet du verbe, de sorte que le sujet de l’action est également l’objet de l’action ; le sujet seprend lui-même pour objet dans une action de soi sur soi. À la forme transitive, le verbe est à lavoix passive, le sujet subit l’action d’un autre sur lui. Nous pouvons donc distinguer, sur le modèlegrammatical, d’un côté une voie narcissique où le sujet se prend lui-même pour objet, d’un autreune voie objectale où le sujet subit l’action d’un autre sur lui–il n’est d’ailleurs pas inintéressantde remarquer que si cette deuxième voie correspond clairement, en grammaire, à la voix passive,la première en revanche fait débat, certains grammairiens considérant le verbe pronominal commeune voie moyenne, d’autres le considérant comme un cas particulier de la voix active : en effet, sile sujet du verbe est aussi son objet, il agit et subit l’action en même temps. . .

Ainsi, la douleur du danseur est-elle, fantasmatiquement parlant, une douleur qu’il s’inflige àlui-même ou une douleur qu’un autre lui impose ? Se trouve-t-elle prise dans une centration dusujet sur lui-même où l’autre n’a pas sa place, ou dans un scénario relationnel avec d’un côtéune victime, le danseur, et de l’autre un bourreau, dont le rôle pourrait être tenu par le professeurd’abord, par le chorégraphe ensuite, sans compter les parents et les spectateurs, complices etvoyeurs ? Faut-il envisager ici un masochisme narcissique ou un masochisme plus « objectal » ausens où il ferait intervenir un objet autre que soi ?

2. Un masochisme « narcissique »

Du côté narcissique, on s’en référera tout d’abord à Didier Anzieu, qui écrit dans Le Moi-peauque « la notion [. . .] de masochisme primaire trouverait [dans la notion de Moi-peau] des argu-ments pour l’appuyer et la préciser. La souffrance masochiste, avant d’être secondairement érotiséeet de conduire au masochisme sexuel ou moral, s’explique d’abord par des alternances brusques,répétées et quasi traumatiques [. . .] de surstimulations et de privations du contact physique avecla mère ou ses substituts » ([9], p. 62). Il poursuit : « La construction du Moi-peau se trouve alorshandicapée par l’instauration durable d’une enveloppe psychique, à la fois enveloppe d’excitation

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et enveloppe de souffrance (au lieu d’un Moi-peau à la fois pare-excitation et enveloppe de bien-être). C’est là la base économique et topographique du masochisme, avec la compulsion à répéterles expériences qui réactivent à la fois l’enveloppe d’excitation et celle de souffrance. » ([9], p. 65).

Et lorsque Anzieu constate que ses patients masochistes ont souvent présenté, dans leur petiteenfance, un épisode d’atteinte physique réelle de leur peau, qui peut être « une interventionchirurgicale superficielle », « une dermatose, une pelade », « un choc ou une chute accidentelsoù une partie importante de la peau a été arrachée » ([9], p. 62). . ., on ne peut s’empêcher depenser à Mireille Nègre, cette danseuse qui, après avoir gravi tous les échelons de l’Opéra deParis, se détourna de sa carrière de danseuse, l’année suivant sa nomination au titre d’étoile, pourembrasser la vocation religieuse et entrer au couvent. Elle raconte son itinéraire dans plusieursouvrages autobiographiques, par exemple dans Je danserai pour toi, qui commence ainsi : « Lesouvenir le plus lointain qui me reste de mon enfance et d’une manière très nette, c’est le jourde mon accident de pied, à l’âge de deux ans. » ([10], p. 11) Un accident qui se passe dans unascenseur, dans lequel son pied est « complètement broyé », « devait normalement être amputé »,et sera finalement sauvé grâce à la pénicilline et à un chirurgien qui « a opéré à sept reprises » ([10],p. 12). Seuls deux orteils seront amputés ; la danse sera ensuite proposée par un médecin commerééducation physique. « J’ai ainsi débuté dans la danse, à l’âge de quatre ans. Je me souviens dela panique qui m’a prise lors de mon premier cours. [. . .] J’avais la désagréable impression quema sensibilité était découverte, mise à nue. J’étais effrayée. Je pleurais. Je voulais partir. Quandj’y suis retournée la seconde fois, là, j’ai eu le coup de foudre. Très vite alors, les lecons de danse[. . .] sont devenues pour moi une drogue. [. . .] Pourtant, Dieu sait si mon pied me faisait malparfois. Mais j’aimais tellement danser ! » ([10], p. 14).

Micheline Enriquez [11] utilise le terme d’« enveloppe de souffrance » pour rendre compte decertaines caractéristiques psychiques des états-limites qui recherchent répétitivement les situationsde souffrance et/ou exhibent celle-ci, dans la vie comme dans la cure. Il semble qu’on retrouvesouvent, à l’origine de ces situations, un déficit des expériences précoces satisfaisantes, porteusesde plaisir, au profit d’expériences de douleur ou de souffrance ayant grevé la construction topique,entravé les différenciations corps/psychisme, sujet/objet, entre instances, ce qui accentue en retourla douleur. Anzieu reprend le terme d’Enriquez dans la seconde édition du Moi-peau : « S’infligerà soi-même une enveloppe réelle de souffrance est une tentative de restituer la fonction de peaucontenante non exercée par la mère ou l’entourage [. . .] : je souffre donc je suis. » ([9], p. 229) Desorte que l’on peut se demander si les « tortures » que la danse classique fait subir aux corps desdanseurs ne pourraient pas jouer pour ces derniers un rôle contenant : « je danse donc je souffredonc je suis » ?

Il s’agirait alors d’une forme de procédés autocalmants tels que les décrit Gérard Szwecdans l’article intitulé « Les procédés autocalmants par la recherche répétitive de l’excitation. Lesgalériens volontaires » [12]. Il y écrit qu’« il y a toutes sortes de galériens volontaires dont lecomportement intrigue, des marathoniens, des danseuses ou des sportifs pratiquant un entraî-nement intensif. Le but d’accomplir un exploit masque souvent d’autres buts, plus discrets, quisont atteints par le moyen de la mise en tension répétitive du corps et des sens, et leur retourau calme, comme dans les procédés autocalmants. » ([12], p. 28) Pour décrire ces procédés,Szwec fait référence au bercement maternel : les procédés autocalmants constitueraient une sorted’« autobercement agi » et seraient mis en œuvre en cas d’échec ou d’insuffisance de fantasmed’une mère calmante. Ils viendraient calmer, non pas une angoisse objectale, mais une détresseengendrée par un état de surexcitation ingérable, une angoisse sans objet ; et la mise en œuvredes procédés autocalmants pourrait alors avoir pour visée de donner un objet–l’environnementhostile–à cette angoisse.

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« La recherche de l’excitation calmante peut confiner à la recherche de la douleur physique.Bien que n’apportant pas de satisfactions sadomasochiques latentes, la recherche d’une tensionmusculaire douloureuse peut faire partie des buts visés par le marathonien, le joueur de batterieou le rameur solitaire à travers leurs mouvements répétitifs. » ([12], p. 46) Et Szwec fait alorsréférence au concept d’autosadisme au sens où Jean Gillibert [13] l’a envisagé, « c’est-à-dired’une forme d’auto-érotisme qui vise à recréer l’unité au niveau du corps lui-même (. . .), d’unsadisme « anobjectal » qui correspondrait « aux efforts de l’enfant voulant se rendre maître de sespropres membres » » ([12], p. 46). Plus loin, Szwec précise que « [le procédé autocalmant] n’estni autodestruction ni autopunition du surmoi vis-à-vis du moi. Son aspect autosadique correspondplutôt à [une] phase préliminaire au sadomasochisme [. . .], une phase auto-érotique « précédant ledouble retournement, qui donne issue au sadomasochisme », écrit Marty dans les « Mouvementsindividuels de vie et de mort » (1976, p. 92), une phase « au cours de laquelle le sujet jouit d’une« pulsion d’emprise » exercée sur lui-même ». » ([12], p. 48).

On se situe donc bien là, avec les notions de procédés autocalmants de Szwec et d’autosadismede Gillibert, du côté du narcissisme–comme l’indique le préfixe « auto » : le sujet se prend lui-même pour objet d’amour, et d’un amour teinté de la coloration sadomasochiste. À travers lessouffrances qu’il inflige à son propre corps, le danseur jouirait de l’emprise qu’il exerceraitainsi sur lui-même. En dernière instance, c’est une fonction de contenance qui serait recher-chée : paradoxalement, blesser le corps, l’attaquer, l’écorcher–voir plus loin le paragraphe sur lespointes–permettrait d’en définir les contours, en les éprouvant. Pour le comprendre, revenons uninstant à Anzieu qui, toujours dans Le Moi-peau, explique que « le fantasme originaire du maso-chisme est constitué par la représentation : (1) qu’une même peau appartient à l’enfant et à samère, peau figurative de leur union symbiotique, et (2) que le processus de défusion et d’accès del’enfant à l’autonomie entraîne une rupture et une déchirure de cette peau commune » ([9], p. 63).De sorte que la rupture et la déchirure de la peau permettraient, fantasmatiquement, la séparationd’avec la mère et, dès lors, l’accès à une position de sujet détenteur de sa propre peau. L’attaquemasochique du corps propre dans la danse classique pourrait donc participer d’une recherche decontenance, de limites, et se situerait alors du côté d’un masochisme narcissique1.

Mentionnons ici un article intitulé « La symbolisation du féminin à l’épreuve du corps sportif »[14] dans lequel l’auteur, Karine Duclos, aborde la question de la construction du corps fémininet de l’identité féminine chez les sportives de haut niveau. Elle y évoque le cas d’une jeunedanseuse classique de 17 ans qu’elle a rencontrée dans un cadre de recherche, et à propos delaquelle elle aboutit à des considérations qui rejoignent parfois les nôtres–ce qui n’est sommetoute pas étonnant, féminin et masochisme se rapportant tous deux au corps érogène : elle écrit

1 Précisons cependant qu’Anzieu aborde la question du masochisme dans un sous-chapitre du Moi-peau qu’il intitule « Lefantasme d’une peau commune et ses variantes narcissiques et masochistes » ([9], p. 62–66), ce qui indique qu’il établit unenette distinction entre narcissisme et masochisme. En effet, selon lui, on trouve dans les deux cas, sous-jacent, le fantasmed’une peau commune à la mère et à l’enfant, mais « quand le Moi-peau se développe surtout sur le versant narcissique, lefantasme originaire d’une peau commune se transforme en fantasme secondaire d’une peau renforcée et invulnérable »,tandis que « quand le Moi-peau se développe davantage sur le plan masochique, la peau commune est fantasmée commepeau arrachée et blessée » ([9], p. 65–66). Aussi, en envisageant l’existence d’un « masochisme narcissique », nous nousécartons de la distinction établie par Anzieu. Mais cette dernière rappelle étrangement celle que l’on établit aujourd’huientre fonctionnements narcissiques et fonctionnements limites, du point de vue de l’enveloppe : celle des premiers estreprésentée comme renforcée, formant une solide carapace, tandis que celle des seconds est représentée comme trouée. . .

Le masochisme d’Anzieu correspondrait-il au fonctionnement limite ? Auquel cas parler d’un « masochisme narcissique »ne serait pas un contre-sens, au sens où l’adjectif « narcissique » désigne ici ce qui se rapporte à une problématiquenarcissique au sens large, englobant à la fois les fonctionnements narcissiques et les fonctionnements limites.

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ainsi que, chez la danseuse qu’elle a rencontrée, « l’exercice moteur s’apparente aux procédésautocalmants. Le but demeure la gestion des excitations dans un exercice calmant par oppositionà la satisfaction pulsionnelle. [. . .] Douleur et éprouvé musculaire semblent dessiner chez elle unetentative d’élaboration des limites corporelles dans une perception de soi découpée, comme nonunitaire. [. . .] Le corps [. . .] est érigé comme objet de puissance dans une tentative de structurationexterne, de contenant musculaire pour une représentation interne de soi et un narcissisme fragiles.[. . .] Le corps musculaire se fait corps outil, qu’il s’agit sans cesse de maîtriser et transformer,voire de maltraiter, encouragé par les directives et les critères classiques. [. . .] Derrière la carapacephysique, la recherche de perfection et de puissance, le sentiment d’identité reste néanmoinsfragile. » ([14], p. 388–389) Cette analyse de Karine Duclos pourrait ainsi, bien que n’abordantpas la question sous l’angle du masochisme, mais celui-ci transparaissant néanmoins à travers leterme « maltraiter », venir étayer notre proposition d’un masochisme narcissique qui aurait unefonction contenante.

3. Un masochisme « objectal »

Mais on pourrait également envisager que le masochisme en jeu dans la danse classique setrouve pris dans le lien à l’autre. Pour aborder cela, nous nous reporterons à Freud et à son« Problème économique du masochisme » [6], dans lequel il définit le masochisme secondairecomme la pulsion de destruction qui, d’abord dirigée contre un objet extérieur–moment où ilfaut l’appeler « sadisme »–, est ensuite retournée contre la personne propre, venant s’ajouterau masochisme primaire : « Après que [la] part principale [de la pulsion de mort agissant dansl’organisme] a été reportée vers l’extérieur sur les objets, demeure, comme son résidu dansl’intérieur, le masochisme proprement dit, érogène, qui d’un côté est devenu une composantede la libido, de l’autre a encore toujours pour objet l’être propre. [. . .] Dans des circonstancesdéterminées, le sadisme ou pulsion de destruction, tourné vers l’extérieur, projeté, peut êtrede nouveau introjecté, tourné vers l’intérieur, ayant de la sorte régressé à sa situation anté-rieure. Il donne alors le masochisme secondaire qui vient s’ajouter au masochisme originel. »([6], p. 16).

Le masochisme secondaire fait donc intervenir dans le fantasme un objet extérieur responsablede la souffrance du sujet–un objet sadique. Toujours selon Freud, ce masochisme secondaire estsous-tendu par l’existence, dans l’inconscient, d’un besoin de punition de la part d’une puissanceparentale (être battu par le père), lequel constitue une déformation régressive du désir d’entrer dansune relation sexuelle passive avec cette puissance parentale (être coïté par le père). L’acuité desdésirs incestueux du sujet entraîne chez lui un intense sentiment de culpabilité, et les souffrancessubies lui permettent tout à la fois de satisfaire ses désirs sur un mode régressif et d’expier lecrime que cela représente. On pourrait donc se demander si la souffrance que s’imposent lesdanseurs n’est pas une manière de satisfaire leurs désirs incestueux et dans le même temps derecevoir le châtiment que, du fait de cette satisfaction–ou seulement de ces désirs ?–, ils méritent ;« être dressé » par le professeur pourrait alors constituer une déformation du fantasme d’êtrebattu/coïté par le père. L’objet serait là bien présent, convoqué comme bourreau avec la figuredu professeur/du chorégraphe qui contraint, qui violente, qui force le corps du danseur à traversdes exercices douloureux, mais aussi comme témoin complice avec la figure du spectateur à quiest exhibée cette douleur, et qui pénètre ce corps de son regard–et sans doute faut-il compter lesparents au nombre des spectateurs.

Revenons une fois encore à notre titre, et plus précisément à la partie que nous avons mise entreparenthèses : « sur la pointe des pieds ». Les « pointes » sont en danse classique des accessoires

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très importants : ce sont des chaussons à semelle courte et étroite dont le bout est plat et rigide,qui permettent aux danseuses de se hausser sur le bout des orteils–de se dresser sur la pointe despieds.

Virginie Valentin, docteur en anthropologie, nous éclaire sur la symbolique des pointes dansun article extrêmement intéressant, « L’acte blanc ou le passage impossible », paru dans la revued’ethnologie Terrain2 [15] : les pointes constituent, pour les danseuses–elles sont en effet réservéesaux filles–, une sorte de rite initiatique d’entrée dans l’adolescence. C’est le professeur qui autoriseses élèves, lorsqu’il les y estime prêtes, c’est-à-dire, souvent, vers 10–12 ans, à les porter pour lapremière fois. Leur port est entouré d’une sorte de rituel de transmission des savoirs, car les pointespouvant, de par leur rigidité, blesser les pieds, il faut apprendre à les manier, et le professeur montredonc aux jeunes filles comment assouplir les chaussons avant de les enfiler, mettre du coton aufond pour protéger la plaie. . . car malgré les précautions prises, « utiliser des pointes abîme detoutes facons les pieds, et les danseuses les ont la plupart du temps en très mauvais état » [16].Notons au passage qu’au moment de l’apparition des pointes, à l’époque romantique, il arrivaitaux danseuses « [d’envelopper] leurs orteils d’escalopes fraîches ou [de les arroser] d’alcool à90◦–ce qui « anesthésiait » la douleur » [16], détails qui invitent à des représentations de chaircrue et de violence faite au corps, et dont on ne peut douter qu’ils participent de l’informationdonnée aux jeunes danseuses en formation et, dès lors, de leur imaginaire. . .

Il semble donc que l’entrée dans l’adolescence corresponde, dans le monde de la danse clas-sique, et pour les jeunes filles spécifiquement, à l’ouverture du corps par la blessure du pied,venant reproduire « ici, en bas du corps » (pour reprendre les mots de Günter Grass) ce qui seproduit plus haut, à savoir l’écoulement du sang menstruel ; mais elle correspond en même tempsà son endurcissement, à sa virilisation en quelque sorte, la recherche de la force et le dépassementde la douleur étant des qualités plus masculines que féminines, et la fétichisation du pied tenduapparaissant comme une appropriation symbolique du phallus–on pourrait parler d’un « pied enérection ». . . Il s’agirait donc, par le biais des pointes, tout à la fois de souligner la fragilitéinhérente à la féminité nouvellement acquise et dans le même temps de la nier.

On trouve également, dans l’article de Virginie Valentin, le témoignage de Gabrielle qui,pressée de ressembler à « une vraie danseuse », a fait acheter des pointes à sa mère à 9 ans,sans attendre l’autorisation de son professeur. Elle voulait montrer à son frère ce qu’elle pouvaitfaire : « Je faisais n’importe quoi, je devais les mettre nu-pieds, je sautais dessus. Je m’entraînais,je crânais avec mes pointes devant les copains de mon grand frère, ca, je m’en souviens. [. . .]J’étais hyper fière et mon frère, ca le fascinait aussi les pointes, les copains de mon frère aussi.Le fait de se mettre le pied dans un truc fin et dur et de souffrir [. . .]. Ils me regardaient [. . .].J’étais complètement folle. . . » Et lorsqu’à 10 ans, son professeur lui permet de porter des pointes,Gabrielle est décue : « Elles étaient trop souples, elles ne faisaient pas assez mal ! » ([15], p. 103).

Cette jeune fille exprime ici clairement que, loin de chercher à atténuer la douleur physiqueprovoquée par le port des pointes, elle cherchait au contraire à l’amplifier, tirant de cette douleurune jouissance par le biais de la fascination ainsi exercée sur son frère et ses copains. « Ils meregardaient », dit-elle : n’eût été ce regard, peut-être la jouissance n’aurait-elle pas eu lieu. Il sembleen effet que ce ne soit pas à proprement parler la souffrance qui fasse jouir Gabrielle, mais le regardporté sur cette souffrance par son frère–regard décuplé par celui des copains pouvant figurer autantde substituts fraternels– : elle exhibe son corps blessé, « ouvert » par la souffrance, et se laissepénétrer par le regard de son frère. . . Ne pourrait-on voir là une sorte de transgression symbolique

2 Voir en particulier la partie intitulée « La marque des pointes », ([15], p. 102–104).

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de l’interdit de l’inceste, par le truchement du plaisir scopique ? Remarquons d’ailleurs au passageque Gabrielle, en n’attendant pas l’autorisation de son professeur pour porter des pointes, est dansla transgression, et dans une transgression dont sa mère se trouve complice.

Il ne s’agit certes pas ici de dire que toutes les jeunes filles qui font de la danse classique viventle port de leurs pointes sur le même mode que Gabrielle, mais d’observer avec intérêt de quellemanière l’une d’elles a trouvé du plaisir dans la souffrance que cet accessoire occasionne, à traversquel scénario ; on pourra d’ailleurs remarquer la liberté avec laquelle Gabrielle livre son vécu àl’auteure de l’article (rappelons que ses propos furent recueillis dans le cadre d’une interview, nond’une analyse)–la liberté, autrement dit le défaut de censure, ou encore le plaisir de l’exhibition ?

4. Un masochisme « inachevé », un masochisme « achevé »

La distinction que nous avons opérée ici entre deux types de masochisme, l’un d’ordre nar-cissique, l’autre d’ordre objectal, nous semble rejoindre celle qu’établit Michel Fain entre un« masochisme inachevé » et un « masochisme achevé » [17] : le « masochisme inachevé » seraitun masochisme à expression comportementale qui s’exprime par la valorisation de l’activité etl’édification d’un narcissisme phallique, la passivité étant inaccessible du fait de la massivité detraumatismes précoces–les procédés autocalmants sont considérés comme un destin inachevé dusadomasochisme ; quant au « masochisme achevé », qui serait secondaire mais établi sur la based’un noyau masochiste érogène primaire protecteur, il reposerait sur une prise de position passiveet plaisante vis-à-vis d’un objet actif ([18], p. 46). Il nous semble en effet que l’exercice profes-sionnel de la danse classique pourrait être accompli tant sur le mode d’un masochisme inachevé(valorisation de l’activité, narcissisme phallique avec l’« érection » sur les pointes. . .) que sur celuid’un masochisme achevé (soumission passive aux ordres d’un professeur/chorégraphe sadique,exhibitionnisme. . .).

D’ailleurs, Michel Fain, faisant référence à « Un enfant est battu » (Freud, 1919, [8]), évoqueles trois temps du mécanisme du double retournement sadomasochiste : « Le temps “a” est celuide l’investissement de la pulsion sadique sur un objet. Le temps “b” est la voix moyenne réfléchie(je me), retirée de l’objet la pulsion est retournée sur la personne propre (premier retournement).Le temps “c”, l’objet réinvesti devient le porteur de la pulsion active sadique, le sujet le subitpassivement et en tire un plaisir masochique (il me) » ([17], p. 129–130). Et pour lui, le masochismeinachevé est centré sur un « je me » du temps « b », tandis que le masochisme achevé serait àla recherche du « il me » ; cela nous semble faire écho à la distinction grammaticale que nousavons établie plus haut : « se dresser/être dressé », autrement dit « je me dresse (sur la pointe despieds) »/« il (le professeur/chorégraphe) me dresse ». . .

Nous envisageons donc que le masochisme ici postulé des danseurs classiques professionnelspuisse se décliner de manière différente selon les sujets, sur le mode d’un masochisme inachevépour certains, dans un fonctionnement plutôt narcissique, d’un masochisme achevé pour d’autres,dans un fonctionnement plus objectal ; peut-être faudrait-il d’ailleurs envisager, chez certains,l’existence d’un masochisme que l’on pourrait appeler « mixte », dans lequel la douleur viendraitremplir une fonction à la fois au niveau narcissique et au niveau objectal.

C’est donc sur la pluralité des types de fonctionnements psychiques et des types d’organisationsmasochistes susceptibles d’exister chez les danseurs classiques que nous souhaitons insister pourfinir, et si nous nous sommes ici limités à envisager les différents types de masochismes possibles,il nous semble important de souligner que si masochisme il y a, il ne s’organise vraisemblablementpas de la même manière chez un danseur et chez une danseuse : avoir mal ne signifie pas la mêmechose pour un homme et pour une femme, et on ne jouira dès lors pas de la même facon de la

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douleur selon qu’on est un homme ou une femme. Il serait fort intéressant de s’interroger plusgénéralement sur les différences qui existent entre le vécu des danseurs et celui des danseuses :qu’en est-il, par exemple, du « narcissisme phallique » chez des hommes auxquels il est demandéde la rondeur dans les mouvements, de la légèreté, de la grâce ? Sans doute pas la même choseque chez des femmes auxquelles on demande d’avoir un corps dénué de rondeurs (« On se tientdroite, on rentre le ventre et on serre les fesses ! ») et d’avoir le pied « en érection »–on a déjàmentionné le fait que les pointes, ces accessoires si importants symboliquement parlant, maisaussi douloureusement parlant, sont réservées aux seules danseuses. On remarquera d’ailleursque ce privilège féminin dépasse largement les frontières de la danse, puisque c’est encore auxfemmes qu’est réservée la possibilité, à travers des chaussures aux talons de dimensions variables,d’ériger leur pied, quitte, parfois, à se retrouver en difficulté pour marcher, quitte aussi, parfois, àavoir mal–aux pieds, aux jambes, au dos. . . La question de l’articulation, dans la danse classique,entre le masochisme et les dimensions du masculin et du féminin serait donc à interroger.

Enfin, nous tenons à préciser que le masochisme dont nous postulons l’existence chez lesdanseurs classiques professionnels ne serait pas de nature pathologique, qu’il ne serait pas, pourreprendre les termes de Benno Rosenberg, un masochisme « mortifère » mais bien plutôt « gardiende la vie » [19], dans ce qu’il implique d’intrication pulsionnelle (libido/pulsion de mort) chez lesujet. Ici, le masochisme conduirait même à un destin sublime–à la sublimation. Freud ne disait-ilpas qu’aller bien, c’est « aimer et travailler » ? Si nous ne pouvons nous prononcer quant à lapremière condition, du moins pouvons-nous affirmer avec certitude que les danseurs et danseusesprofessionnels remplissent la seconde. Ce qui nous amène à nous interroger sur le mécanismeprécis par lequel les tendances masochistes se subliment, et sur ce qui les conduit à « choisir » ladanse plutôt que telle autre activité : sans doute peut-on en effet trouver des points communs à lapratique de la danse et à celle de la musique, ou à la pratique de la danse et à celle de la boxe,mais il semble évident que les tendances masochistes ne s’y trouvent pas convoquées de la mêmemanière, et les différentes « voies sublimatoires » seraient à explorer. Enfin, cela pose égalementla question de ce qui fait que chez certains sujets le masochisme est propre à soutenir l’activité, letravail, la vie toute entière, tandis que chez d’autres il les entrave, les empêche, voire les détruit.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Remerciements

Je tiens à remercier tout particulièrement Michèle Emmanuelli pour ses précieux conseils,ainsi qu’Alain, Catherine, Aurélie, Xavier et bien sûr Nicolas pour leur chaleureux soutien.

Références

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jeudi 28 décembre 1995. Disponible sur : http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p1625/articles/a23347-moncorps et moi.html

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