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JEAN BEGOIN MASOCHISME, DEPRESSION ET PARANOIA Dans son article de 1924, “ Le problème économique du masochisme”, Freud souligne d’emblée, et à bon droit, le caractère “énigmatique, du point de vue économique, de la tendance masochiste dans la vie pulsionnelle des êtres humains”. Il cherche, dans cet article, à éclairer sinon à résoudre cette énigme en utilisant son concept de bipolarité des pulsions, qu’il a distinguées en pulsions de vie et pulsions de mort. C’est aussi le thème de ce Congrès : “Le masochisme, entre vie et mort”. Mais une ambiguïté se présente immédiatement, que Freud a lui-même soulevée quand il déclare : “Nous sommes tentés d’appeler le principe de plaisir gardien de notre vie plutôt que de notre seule vie psychique”. Avons-nous donc à discuter du masochisme pour notre vie tout court, peut-être pour notre survie, ou bien au sein de notre vie psychique à proprement parler ? Il existe, certes, des liens entre la vie psychique et la vie biologique, et des liens très importants sur lesquels nous avons encore beaucoup à apprendre. Mais la nature de ces liens n’est rien moins que simple et constitue un domaine qui a aujourd’hui acquis sa spécificité, le domaine de la psychosomatique. Il concerne, à mon avis, pour le dire très brièvement, les aspects de la personnalité qui sont demeurés dans un état primitif d’indifférenciation psyché-soma et qui sont susceptibles, dans certaines conditions de vie et d’environnement, de devenir le lieu de l’éclosion d’une dépression auparavant latente , que P.

Masochisme Depression Et Paranoia NICE 91

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JEAN BEGOIN

MASOCHISME, DEPRESSION ET PARANOIA

Dans son article de 1924, Le problme conomique du masochisme, Freud souligne demble, et bon droit, le caractre nigmatique, du point de vue conomique, de la tendance masochiste dans la vie pulsionnelle des tres humains. Il cherche, dans cet article, clairer sinon rsoudre cette nigme en utilisant son concept de bipolarit des pulsions, quil a distingues en pulsions de vie et pulsions de mort. Cest aussi le thme de ce Congrs : Le masochisme, entre vie et mort. Mais une ambigut se prsente immdiatement, que Freud a lui-mme souleve quand il dclare : Nous sommes tents dappeler le principe de plaisir gardien de notre vie plutt que de notre seule vie psychique. Avons-nous donc discuter du masochisme pour notre vie tout court, peut-tre pour notre survie, ou bien au sein de notre vie psychique proprement parler ? Il existe, certes, des liens entre la vie psychique et la vie biologique, et des liens trs importants sur lesquels nous avons encore beaucoup apprendre. Mais la nature de ces liens nest rien moins que simple et constitue un domaine qui a aujourdhui acquis sa spcificit, le domaine de la psychosomatique. Il concerne, mon avis, pour le dire trs brivement, les aspects de la personnalit qui sont demeurs dans un tat primitif dindiffrenciation psych-soma et qui sont susceptibles, dans certaines conditions de vie et denvironnement, de devenir le lieu de lclosion dune dpression auparavant latente, que P. Marty a mise en vidence sous le nom de dpression essentielle. Dautres auteurs ont voqu, sous divers vocables, lexistence de noyaux dpressifs plus ou moins dissimuls au plus profond de la personnalit : dpression primale de Bibring (1953), dpression psychotique de Winnicott (1958), dpression anaclitique de Spitz (1960), dfaut fondamental de Balint (1968), trou noir de la dpression primaire de Tustin (1973). Je soutiendrai ici le point de vue que toutes ces descriptions cliniques donnent, en fait, un contenu au concept freudien abstrait de masochisme primaire et je retiens quelles lui donnent un contenu essentiellement dpressif. Je voudrais, dans cette communication, tenter de cerner la nature de cette dpression ou masochisme primaires, ainsi que celle des dfenses qui laccompagnent. Je devrai, videmment, laisser de ct les problmes psychosomatiques proprement parler, malgr lintrt quils prsentent, pour me concentrer sur le dveloppement de la vie psychique elle-mme et de ses alas qui, de toute faon, sont le problme central. Lorsque F. Tustin veut faire comprendre au lecteur de son livre Le trou noir de la psych (traduction trs libre et sans doute plus commerciale du titre original : Barrires autistiques chez les patients nvrotiques) limpact dun tat dpressif de la mre sur un jeune bb, elle cite lexprience maintenant bien connue de Brazelton, dans laquelle il a demand la mre dun bb normal de 3 semaines de garder un visage fig et ferm. On voit le bb devenir inquiet, dtourner le visage, essayer dentraner sa mre dans une interaction avec lui. Devant lchec de ces tentatives, il finit par se retirer dans une attitude dimpuissance, visage dtourn, corps pelotonn et immobile. Je relve certains des termes utiliss pour dcrire lattitude finale du bb : attitude dimpuissance et visage dtourn. Je pense que limpuissance reprsente une raction dpressive in statu nascendi. Elle fait suite linquitude veille chez lenfant et son impuissance entraner sa mre dans une interaction. Le dtournement du visage implique le recours une dfense par le dsinvestissement. Ltude des interactions prcoces et les thrapies mre-bb ont montr que lchec des toutes premires relations peut entraner rapidement une pathologie vite massive qui ne restera rversible que si une interaction plus harmonieuse est rtablie assez rapidement entre la mre et lenfant. De telles constatations amnent penser que la pathologie massive du premier ge est en premier lieu de type dpressif et lie au sentiment dimpuissance du bb veiller lintrt de sa mre. Etant donn le rle pathogne central que prend ds lors la dpression, lexemple dune mre dpressive est prototypique bien que ce ne soit que lun des cas possibles, parmi beaucoup dautres, dun dfaut de linvestissement de lenfant par son environnement. Nous avons, depuis Freud, lhabitude de dfinir le domaine dont nous nous occupons par le concept dInconscient. Cest un domaine auquel les travaux de Freud et de ses continuateurs ont confr une spcificit certaine. Je ne crois pas que, pour autant, nous devions compltement ngliger les rsultats obtenus par dautres mthodes de recherche que la mthode analytique stricto sensu, mme si celle-ci nous semble bon droit irremplaable, encore moins les rejeter avec un mpris condescendant sans prendre la peine de les examiner la lumire de nos propres observations. Je pense, en particulier, et tant donn limportance des premires expriences faites par lenfant pour tout son dveloppement ultrieur, aux donnes de lobservation directe, tant de lobservation du bb dans sa famille selon la mthode instaure par E. Bick, que des thrapies prcoces mre-enfant et mme, horresco referens, de lobservation exprimentale par les psychologues dits dveloppementalistes, surtout lorsque ces derniers, tel Daniel Stern, ont eu aussi, par ailleurs, une formation analytique. Freud na-t-il pas lui-mme montr la voie par lobservation de son petit-fils jouant avec une bobine ? Louvrage de D. Stern, Le monde interpersonnel du nourrisson, me semble apporter des lments extrmement intressants pour nous, susceptibles de nous obliger nous poser des questions trs importantes pour la thorie analytique. Je nen citerai que celles qui ont directement trait notre sujet. Les conclusions de D. Stern confirment, tout dabord, les hypothses des thoriciens de lcole anglaise de psychanalyse, en particulier M. Klein, sur lexistence dune relation dobjet ds le premier jour de la vie. Elles confirment galement limportance cruciale des premiers mois de la vie sur le dveloppement ultrieur ainsi que le rle galement crucial de lenvironnement pour ce dveloppement, comme Winnicott la soulign. Mais, en outre, D. Stern soutient aussi quil na rien constat, dans ses expriences ni dans celles de ses collgues, qui puisse voquer lexistence dune symbiose ou dune phase symbiotique prcoce chez le bb. Au contraire, il dcrit minutieusement ce quil nomme des sens de soi existant bien avant lapparition du langage et de la pense rflexive. Ces sens de soi prverbaux commencent, dit-il, se former ds la naissance, si ce nest avant. Les deux premiers mois sont caractriss par le sens dun soi mergent, bas sur lapprentissage que fait le nourrisson des relations entre ses diverses expriences sensorielles. Il ne fait plus aucun doute pour personne que ltude et la description des aptitudes et comptences du nouveau-n a apport, dans les 15 ou 20 dernires annes, une vision cognitive tout fait rvolutionnaire du nourrisson. De 2 6 mois, se dveloppe, selon Stern, ce quil nomme un sens de soi noyau partir de lintgration des 4 expriences de base du self : lexprience de lactivit propre de soi, lexprience de la cohrence de soi, lexprience de laffectivit de soi et lexprience de la permanence de soi. Fait remarquable, Stern soutient que, pendant toute cette priode, lautre est toujours peru comme un autre noyau, spar et distinct de soi, mais quil existe chez le nourrisson une intense recherche dinteraction et de mutualit. Lintgration active dun soi distinct avec un autre distinct est une cration mutuelle, dans laquelle lautre rgle lexprience de soi, par exemple lveil de lenfant, lintensit de laffect, la scurit et lattachement, les tats somatiques, etc. Je pense que laspect premire vue surprenant ou paradoxal des constatations de Stern concernant labsence de phase symbiotique du point de vue dveloppemental ne peut tre clair que par la notion dinvestissement. Cest ainsi que je comprendrai que le bb pendant les premiers mois de sa vie, la fois peroit lautre comme spar et distinct de soi et, la fois, investit cet aspect de lautre qui rgule sa propre exprience assez intensment pour le ressentir en mme temps comme une partie vitale de soi, en quelque sorte en se lappropriant psychiquement. Cet aspect dappropriation accompagne toujours plus ou moins un investissement passionnel. Dans le langage analytique, nous dfinirions cet investissement comme un investissement narcissique, dans le sens que jai propos de relation dobjet narcissique comme la relation avec un objet investi par le sujet comme devant remplir certaines fonctions indispensables sa scurit et son dveloppement. Un tel investissement constitue la matrice du changement et de la croissance psychique. Le mode de relation quil implique est essentiellement lidentification projective, normale ou pathologique, qui efface en partie la diffrenciation sujet-objet, ce qui correspond parfaitement la situation dcrite par Stern. Une autre conclusion surprenante de D. Stern est que le nourrisson se fait toujours une reprsentation exacte de la ralit, et en premier lieu de la ralit de la nature des interactions avec son environnement. Il crit (p. 141) : Au cours de lvnement rel, le noyau du sens de soi nest pas rompu : lautre est toujours peru comme un autre noyau spar. Le changement dans le vcu appartient seulement au soi noyau. Le soi noyau transform est mis aussi en relation (mais ne fusionne pas) avec lautre noyau. Le vcu est bien dpendant de la prsence et de laction de lautre, mais il appartient encore compltement au soi. Il ny a pas de distorsion. Le nourrisson a reprsent la ralit de faon exacte. Et Stern repousse alors lapparition de la vie fantasmatique la fin de la premire enfance, ce qui me semble une hypothse trop exclusivement cognitiviste qui ne tient pas suffisamment compte de la notion dinvestissement, comme je le disais tout lheure. Malgr cette rserve, trs importante, il nen reste pas moins que ces travaux confirment quel point le dveloppement cognitif et le dveloppement de la personnalit sont, dans les premiers stades du dveloppement, troitement lis et sous la dpendance des rponses de lenvironnement aux normes besoins de lenfant. La nature de la vie fantasmatique ne peut pas, dans ces conditions, ne pas tre profondment dpendante de la nature, bonne ou mauvaise pour la satisfaction de ces besoins, des interactions avec lenvironnement. A partir du 7e mois, Stern note lapparition dune capacit nouvelle du bb de dvelopper le sens dun soi subjectif, qui saccompagne de la dcouverte que les expriences subjectives, le contenu de la vie psychique, peuvent tre partages avec quelquun dautre. Il dcrit sous le nom dattunement (traduit par accordage affectif) cette exprience capitale de lenfant qui dcouvre quil a une vie psychique lui, et quil peut la partager avec les autres qui ont aussi une vie psychique propre. Stern utilise le terme trs fort de communion pour voquer la naissance de lintersubjectivit. Il serait trop long de discuter ces notions capitales. Je ferai seulement quelques remarques utiles mon propos. Il est clair pour nous que ce que Stern dcrit ainsi correspond au stade classique de la naissance de la relation dobjet, ou la phase de sparation -individuation de M. Mahler, ou encore au passage de la relation dobjet partiel la relation dobjet total caractristique de la position dpressive de M. Klein. Sous diffrents noms et au sein de thorisations diverses, ce qui est dcrit ainsi est la capacit dtre soi en tant que personne distincte et spare, ce qui implique la reconnaissance de ses propres limites et de celles dautrui. Cela peut, premire vue, sembler aller de soi, mais nous savons par exprience, quel point cela peut en ralit rester un achvement ncessitant de longues et difficiles annes danalyse. Cest la raison pour laquelle M. Klein avait soutenu que llaboration de la position dpressive ntait jamais totalement acheve et se poursuivait la vie durant. Il est donc clair que lapparition de lintersubjectivit nest que le dbut du processus potentiellement ininterrompu de la croissance psychique. Du point de vue des investissements et des identifications, ce changement correspond une transformation du mode didentification qui passe de lidentification projective lidentification introjective. Il me semble trs important que Stern mette ce dbut dune vie psychique propre sous le signe de laccordage affectif entre lenfant et son objet. Je pense dailleurs quil apparat clairement travers ses propres descriptions, que cet accordage a t, sous diverses formes, dj luvre dans les interactions plus prcoces et que Stern ne le met en relief qu partir du 7e mois pour pouvoir en dcrire laspect le plus achev, celui dont le bb devient mme de mesurer consciemment toute la valeur. Il faut ajouter que Stern dcrit essentiellement les aspects positifs de ce changement, sexprimant son summum par le vcu dun sentiment de communion avec lobjet. Ce sentiment est souvent voqu a minima en termes de complicit par les patients. Stern nous montre en quelque sorte la forme acheve du lien psychique qui a d tre mis en place pour que se ralisent les aspects positifs de lindividuation; il essaie en effet de dcrire le dveloppement normal et mme optimal de lenfant, ce qui est trs prcieux pour nous car cela peut nous permettre de mieux mesurer la place et limpact des aspects psychopathologiques et de raliser quil existe un rel danger de prendre des formes psychopathologiques pour des modles de dveloppement. Cest peut-tre le cas pour le masochisme. Je pense que cest en partie ce qui sest produit pour M. Klein lorsquelle sest confronte lnigme que reprsente lnormit de la souffrance susceptible de sopposer au processus dindividuation, ds que les conditions optimales ou suffisamment bonnes ne sont pas runies. Elle a expliqu cette souffrance par la douleur du fantasme de perte dobjet qui accompagne le passage de la relation dobjet partiel la relation dobjet total. Elle crit dans Contribution la psychogense des tats maniaco-dpressifs (1935) : En franchissant cette tape, le moi atteint une nouvelle position qui donne son assise la situation quon appelle perte de lobjet. En effet, la perte de lobjet ne peut pas tre ressentie comme une perte totale (soulign par elle) avant que celui-ci ne soit aim comme un objet total. Je me suis toujours interrog sur cette formule, car il me semble quen fait cest la perte de lobjet partiel qui est ressentie comme catastrophique et irrparable en raison du caractre narcissique de cette relation et quau contraire, dans la position dpressive, le sujet, au lieu de perdre lobjet, en dcouvre vritablement lexistence, ainsi que Stern le dcrit. En outre, est-ce lobjet qui est perdu ou bien le mode narcissique prcdent de relation avec lui? Je pense plutt que lorsquun nouveau mode de relation avec lobjet apparat, le mode prcdent ne disparat pas, il subsiste et continue fonctionner un niveau plus inconscient, mais contenu et intgr par les niveaux suprieurs du fonctionnement psychique. Cest ainsi que chaque tape ultrieure du dveloppement, par exemple la naissance de lidentit sexuelle vers lge de 2ans et lvolution du complexe dOedipe qui sensuit, la pubert, lentre dans la vie sexuelle et sociale adulte, la maturit, le vieillissement, seront labors travers des mcanismes didentification projective avec les objets externes dabord, puis avec les objets internes devant contenir, dans le sens de Bion, les potentialits de dveloppement qui sont en oeuvre et qui se raliseront par de nouvelles identifications introjectives tmoignant dune vritable croissance psychique. Les souffrances de la position dpressive me semblent mettre sur le compte dun chec raliser dans des conditions suffisamment bonnes (un bon accordage affectif, par exemple) la dcouverte concomitante de soi et de lobjet total et dune rgression des identifications projectives de plus en plus pathologiques qui sont la sanction invitablement de cet chec. Cest pourquoi la psychopathologie devient trs vite si complique et que seule lanalyse peut permettre le difficile travail de diffrencier les pulsions et les dfenses. Cest tout particulirement le cas pour le masochisme, il faudrait toujours dire le sado-masochisme, qui peut se retrouver au sein de structures psychopathologiques trs diverses. Jespre que lensemble de ma communication fera comprendre les raisons pour lesquelles je pense que ce que Freud appelait masochisme primaire correspond cliniquement des lments dpressifs non labors plus ou moins massifs et constituant un danger de mort pour la vie psychique. Quant au masochisme rogne en tant que perversion, nous savons quil fait partie dun trouble plus profond de lidentit et quil est presque toujours associ des lments ftichistes et homosexuels. Dans son rapport de 1938 sur le Masochisme, la 1Oe Confrence des Psychanalystes de Langue Franaise, S. Nacht eut cette boutade que, vu sous le jour o ce qui fait mal devient plaisir et jouissance, le masochisme nexiste vraisemblablement pas. Pour lui, le masochiste aspire constamment recevoir des preuves damour, il est plus avide damour que nimporte qui et son besoin de souffrir est lexpression dun besoin damour. Ds quil ne reoit pas satisfaction, lamour se transforme en haine mais le plus fort de cette agressivit ne peut pas sextrioriser car elle fait natre la peur. Le masochiste rpte ainsi ce quil a prouv, mais rellement et profondment, dans son enfance. Cest la transformation de lagressivit par la peur qui, pour S. Nacht, constitue lessence mme du masochisme. Lamour du moi et des autres est devenu haine du moi : par l, le masochiste se rapproche du paranoaque, chez lun la haine est projete sur le monde extrieur, chez lautre elle est inflchie sur lui-mme. Je pense que ces conclusions de S. Nacht gardent toute leur valeur, en prcisant toutefois que, dans le masochisme, existe aussi une profonde confusion entre les pulsions libidinales et les pulsions destructrices. M. Klein a fond sa description de la position dpressive sur le modle de lintrojection mlancolique de lobjet perdu, dcrite par Freud comme une identification narcissique. Cest pourquoi elle relia la position dpressive aux processus psychotiques des tats maniaco-dpressifs, ce qui tait sans doute invitable pour des raisons historiques du dveloppement de la thorie analytique, longtemps base sur des modles puiss dans la psychopathologie de ladulte. Mais ctait une manire trop psychiatrique et finalement tautologique de vouloir liminer lnigme de la souffrance de la position dpressive, en lexpliquant par la souffrance extrme des tats psychotiques qui tmoignent, en fait, dun chec radical laborer ce changement. Cette confusion conceptuelle a permis de reprocher M. Klein de faire de tous les bbs des psychotiques. Elle a aussi contribu rendre difficile plusieurs gnrations dtudiants, et mme danalystes, de comprendre que le concept de position dpressive a tellement volu au fil du dveloppement des travaux de M. Klein et de ses lves quil en est venu voquer non plus, comme au dbut, la dpression-maladie, mais au contraire dcrire le vcu de lenfant au moment o il parvient surmonter la dpression du sevrage et de la perte du sein. Comment lenfant y parvient-il? Classiquement, dans la thorie kleinienne, par lalliance qui stablit entre les bons aspects du sujet et les bons aspects de lobjet. Lorsque cette alliance est devenue suffisamment forte et solide, labri des processus de clivage et idalisation, elle permet au moi de rintgrer progressivement les aspects destructeurs clivs de lobjet et du self. La ncessit dune alliance entre les bons aspects du self et les bons aspects de lobjet peut tre rapproche de la notion daccordage affectif de Stern comme source de lintersubjectivit et du partage des tats affectifs vcu comme une communion. Lorsquune telle alliance ou un tel accordage se produit entre lenfant et son objet, celui-ci nest plus investi seulement comme un objet narcissique, cest--dire comme une possession ou une annexe de soi, mais comme un objet distinct et bon, un objet pouvant tre distinct tout en restant ou en se rvlant bon, un objet total. Je crois quil faut ajouter que lors des tats appels par Stern des tats de communion avec lobjet, linvestissement plus ou moins passionnel dun tel objet et dune telle relation reste encore en mme temps en grande partie narcissique. La relation dobjet narcissique saccompagne dun certain degr dindiffrenciation entre le moi et son objet, dont le mcanisme est lidentification projective dcrite par M. Klein. Je pense que la dcouverte principale de Bion est sans doute celle de lutilisation normale, raliste dit-il, de lidentification projective dans la relation primitive mre-enfant, travers laquelle se dveloppent les capacits de symbolisation et de pense. Comme beaucoup dauteurs amricains, Stern semble ignorer totalement les notions didentification projective normale et pathologique, il ny fait jamais allusion. Bion a montr que lune des fonctions principales de lidentification projective normale est celle de contenir la projection des angoisses primitives du bb, comme celles de mourir de faim ou de mourir de froid. Je pense que, ce faisant, Bion rintroduisait pour la premire fois depuis trs longtemps dans la thorie analytique, le rle de la ralit extrieure et celui de lobjet dans le dveloppement, en leur assignant cette fonction contenante et dtoxicante de langoisse. Dans son livre, Stern souligne que lge de 2 mois, avec lapparition du contact direct oeil oeil, des sourires-rponses et du gazouillis, apparat comme une frontire presque aussi nette que celle de la naissance. Je pense que lon peut dire que ces deux premiers mois constituent une tape cruciale qui semble indispensable ltablissement de la scurit de base de ltre. En son absence, le sens de soi mergent de Stern est submerg par les angoisses danantissement, telles que F. Tustin les a reconstruites aprs de longues annes de travail avec les enfants autistes auxquels manque fondamentalement ce sentiment dexister, dtre, que Winnicott avait appel going on being, continuer tre. Pour F. Tustin, les enfants autistes prsentent une dpression traumatique quelle dcrit comme une conscience prmature, force, de la sparation corporelle davec la mre. Nous ne connaissons pas exactement la nature des processus qui assurent la scurit de base et lapparition dun sens de soi mergent. Nous sommes certains, cependant, quils dpendent de lintensit et de la qualit de linvestissement mutuel de la mre et de son enfant. Nous savons aussi quils sont dfaillants en cas de dpression de la mre (Cf. lexprience de Brazelton cite plus haut et les travaux de F. Tustin sur lautisme). Au contraire, les mres psychotiques semblent parfois particulirement aptes assurer le tout premier dveloppement de leur bb, avec lequel elles demeurent dans une relation didentification projective particulirement intense. Malheureusement, il leur est ensuite trs difficile de suivre lvolution de leur bb lorsquil commence chapper ce mode de relation. Winnicott a parl de la maladie normale de la mre. On peut penser que les deux premiers mois de la vie constituent ltape cruciale de la mise en place dune relation contenant-contenu qui doit pouvoir jouer le rle dun quivalent psychique de la fonction contenante perdue de lutrus, pour permettre lapparition et le dveloppement du sens de soi mergent de Stern. Les angoisses danantissement de lenfant seraient donc bien, en fait, des angoisses danantissement de la vie psychique mergente. La relation contenant-contenu tablit les bases dun narcissisme sain. Cest celui-ci qui serait le gardien de la vie que Freud rattachait au principe de plaisir, car il est le gardien de la vie psychique mergente et parfois de la vie tout court. Nous avons vu que ltape suivante du dveloppement, lapparition du sens de soi subjectif de Stern, dpend de la constitution dun sens de soi noyau oppos lautre noyau. La reconnaissance des limites de soi implique une intriorisation russie dun bon contenant, cest--dire dun contenant vivant qui permette le dveloppement de la capacit propre de penser, grce la fonction alpha capable de transformer les lments motionnels bruts en lments de pense, lments alpha dans la terminologie de Bion. Cest lavnement de la primaut de la ralit psychique, distincte de la ralit sensorielle dont linvestissement prvalent comporte toujours un certain degr narcissique dappropriation de lautre. Cest pourquoi lavnement de la position dpressive et de la relation dobjet total a t reli, par M. Klein, lapparition de la capacit damour adulte, qui implique laptitude lintimit psychique entre deux personnes distinctes. Lorsquil existe des angoisses trop grandes danantissement de la vie psychique mergente, des dfenses se constituent, que F. Tustin a dcrites sous le nom de formes et dobjets autistiques, constituant les barrires autistiques contre le phnomne du trou noir. Les parties du self infantile qui sont enfermes derrire ces barrires sont emprisonnes dans un claustrum qui ne permet pas le libre jeu de la pense, enferme les motions dans une sorte de carapace rigide et inerte utilise comme dfense contre la relation dobjet. Le niveau de relation contenant-contenu demeure prsent, la vie durant, dans le fonctionnement psychique, sous ces deux aspects en proportions et sous des formes variables, dun contenant permettant la croissance psychique travers des identifications projectives normales et dun claustrum emprisonnant les potentialits de changement et de dveloppement en les maintenant enfermes dans des identifications projectives pathologiques. Jai dfendu, ces derniers temps, lide que le point central des toutes premires interactions tait la rciprocit, sous la forme de la rciprocit de lidentification projective mutuelle entre la mre et le bb. Ce nest ni linvestissement seul de lenfant, ft-il empreint de lamour le plus merveill, ni lamour seul de la mre, mme soutenu par celui du pre, qui font le succs des interactions prcoces, mais leur interaction suffisamment harmonieuse. Si je reprends le concept dobjet esthtique de D. Meltzer, qui a ajout le concept de beaut celui damour primaire de M. Balint, je pense que la beaut rsulte avant tout de la beaut de la rencontre entre linvestissement de la mre et celui de lenfant. Dans cette perspective, laspect nigmatique de lintrieur de lobjet, que D. Meltzer avait mis en avant pour expliquer le conflit esthtique, peut tre plus directement considr comme le rsultat dune interaction insuffisamment harmonieuse, dun manque de rciprocit entre la mre et lenfant ou dun accordage dfectueux. Un pas de plus, et lintrieur de lobjet peut tre imagin ou mme peru ( si le nourrisson, comme le pense Stern, reprsente de faon exacte la ralit) comme contenant des choses extrmement dangereuses, comme la dpression ou le sadisme de la mre, sources non plus de ravissement mais dhorreur. Lhorreur de lanantissement, non de la vie physique mais de la vie psychique, a t personnifie dans le mythe de Mduse. Freud y avait vu la fascination sidrante de lhorreur de la castration. F. Pasche, dans Le bouclier de Perse, linterprte comme la terreur de la ralit toute nue, lorsque son impact nest pas filtr par le miroir mdiateur de son bouclier qui permet Perse de voir la figure de Mduse sans en tre transperc. Nous pouvons y voir aussi le miroir des yeux et de la capacit de rverie de la mre, jouant le rle de pare-excitation imagin par Freud. Je pense que lhorreur est le vritable ngatif de ladmiration de lamour primaire :

-L, dans la terminologie de Bion. Nous abordons le domaine des pouvoirs du ngatif, classiquement attribus la pulsion de mort. Mais je pense que nos connaissances meilleures sur les conditions qui prsident aux premiers dveloppements de la vie psychique nous obligent rviser nos conceptions sur la destructivit psychique. Dans une tude approfondie qui sera publie en partie dans le prochain numro de la Revue Franaise de Psychanalyse consacr La douleur et la souffrance psychiques, et intitule Nant, non-sens, chaos et le trou noir, James Grotstein tudie le vcu de leffroyable force de limpuissance, du manque, du nant, exprim non pas simplement comme un vide, mais comme une traction implosive, centripte vers le vide. Il crit : Le non-sens peut tre compris comme primaire ou secondaire, le premier survenant avant lexprience (Les tnbres couvraient labme, est-il dit dans la Gense) et le second aprs le retrait de lexprience, cest dire aprs le dsinvestissement. Le non-sens primaire merge du vide primaire attendant laccomplissement et la ralisation de lexprience. Le non-sens secondaire rsulte de lacte de se dtourner de lexprience pour retourner dans le vide - ou bien de ne pas avoir le support de la prsence de fond de lidentification primaire ( que je considre comme le narcissisme primaire rsultant de linteraction suffisamment harmonieuse entre linvestissement de la mre et celui de lenfant); mais il ne sagit plus du vide primaire mais plutt du trou noir du nant perscuteur, paradoxalement ml une terreur sans nom, face aux dchets ou rsidus dsinvestis de significations abandonnes. J. Grotstein cite Ltre et le nant de J. P. Sartre et le livre de J. Kristeva Pouvoirs de lhorreur. Essai sur labjection, consacr en partie Cline. Je me sens tout fait en accord avec Grotstein quand il insiste sur lorigine transgnrationnelle de la pathologie mentale et sur les identifications pathologiques subies par les enfants de la part de leurs parents. Jai constat, comme lui, quel point il est difficile aux patients dabandonner ces identifications pathologiques lorsquelles sont devenues le noyau de base de leur identit, car ils ne peuvent les perdre sans subir la menace du trou noir. Cela rejoint galement les conceptions de Kohut sur les objets-moi. Les patients qui ont vcu dans leur enfance sous la menace dun anantissement de la vie psychique et qui ont labor des barrires de type autistique contre cette menace, doivent affronter dans lanalyse des angoisses dpressives intolrables. Lessence de la dpression mapparat comme le dsespoir dtre, tous les niveaux du dveloppement et de la croissance psychiques. Ce nest pas un acte ou une dfense, mais un tat dimpuissance tre, qui a t subi passivement par rapport un environnement non facilitant ou hostile. Le prototype en est la dpression primaire, lorsque le petit enfant est totalement dpendant de son environnement pour la naissance de son existence psychique. La souffrance dpressive est en soi intolrable car elle est synonyme de mort psychique. Pour sa survie psychique, le sujet doit vacuer ou transformer lexcs intolrable de souffrance. Il dpend dun objet contenant, soit pour lvacuer, soit pour la transformer. En labsence dun objet contenant, lexcs de souffrance donne lieu au phnomne du trou noir, qui est un signal dangoisse perscutrice danantissement de la vie psychique. Langoisse signale donc avant tout la menace de dpression et de mort psychique. Lune de mes patientes a un pre manifestement paranoaque, qui a tyrannis sa femme toute sa vie et na jamais adress la parole leur fille unique, ma patiente, de toute son enfance. Quand trs rarement il parlait delle sa femme, il ne lappelait jamais par son nom, il parlait de czigue. Il ne lui a adress directement la parole pour la premire fois que le jour o elle sest marie. La patiente a eu une analyse ladolescence, grce laquelle elle a pu dabord survivre, puis faire des tudes suprieures, se marier et avoir des enfants. Mais elle souffre dnormes troubles de la mmoire et de la pense, dagoraphobie, et boulimie, etc. Devant tout changement ou toute menace de sparation, son esprit cesse de fonctionner, il disjoncte littralement. Il ne sagit pas chez elle dune attaque contre les liens, mais plutt dun vritable dmantlement passif li son incapacit quasi totale de supporter un excs imprvu de tension. Des progrs lents peuvent nanmoins se faire grce son activit onirique qui lui permet dlaborer et dattnuer les tensions. Une autre patiente, qui avait des parents beaucoup plus nvrotiques, mais une mre excessivement obsessionnelle, ma fait comprendre la nature de la souffrance qui accompagne ses tentatives dchapper ses identifications pathologiques et ses dfenses contre la dpression. Pour viter la souffrance dpressive de la sparation, dans le transfert, elle coupe la relation mais elle me ressent alors des milliers de km delle. Elle est alors menace de tomber dans le trou noir et elle doit parfois me tlphoner pour littralement reprendre pied, tout en nutilisant ce recours que trs rarement et la dernire extrmit, par loyaut envers lanalyse. Lorsquelle revient et quelle tente de rtablir le lien avec moi, elle souffre encore davantage car dune part elle retrouve alors la douleur dpressive de la perte du lien quelle a bris pour viter de vivre la sparation, et elle la vit dautant plus intensment que cette dpression est redouble par la culpabilit de mavoir rejet; dautre part, elle prouve une norme violence qui la terrifie et qui est lexpression dun irrsistible besoin de projeter pour lexpulser en moi lexcs intolrable de sa souffrance, avec la peur et la culpabilit de me tuer. Cette patiente passe par toute la gamme des angoisses danantissement, des angoisses dpressives, des angoisses schizo-paranodes et des angoisses de castration. Tandis que la patiente prcdente vit plutt dans un tat chronique de dpersonnalisation, avec des crises plus ou moins aigus et plusieurs affections psychosomatiques. Toutes les deux sont sujettes aux chutes.