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UNE DÉPORTÉE S'ÉVADE III (i) Nous restâmes trois jours dans ce Heim accueillant. Trois jours en paradis. Cela paraissait; si bon d'avoir une maison l'on nous attendait, où il faisait chaud, où il faisait clair, quelqu'un nous disait, quand nous revenions le soir de nos randonnées à travers la ville : «' Comme vous rentrez tard ! J'étais inquiète de vous » — du ton où nos mères, nos sœurs, nous faisaient jadis le même reproche. Et sous la lampe, dans le petit bureau qu'égayait un feu clair, après nous être régalées de soupe brûlante et de pommes de terre, nous passions la soirée près de la sœur Hilde à bavarder comme de vieilles amies en ravaudant nos nippes. Notre bienfaitrice avait trouvé pour nous quelques vête- ments ; mais, dans ces temps de misère, personne ne se sépa- rait de défroques qui ne fussent usées jusqu'à la corde. Et si nous possédions désormais un chapeau, des bas, un manteau comme les gens civilisés, tous nos talents de couture étaient nécessaires pour leur rendre un aspect décent. Je me souviens de mes efforts désespérés pour boucher les trous du manteau, chaque obturation ouvrant une fenêtre ailleurs dans le tissu •consumé. En revanche, j'avais un très beau chapeau, pareil à ceux qu'on voyait sur les affiches de l'U/Bahn qui invitaient les jeunes filles à s'engager comme conductrices de voitures mili- taires. Un petit feutre marron, d'allure cavalière, bien que fort (1) Voir « La Revue » du 1" octobre.

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UNE DÉPORTÉE S'ÉVADE

III (i)

Nous restâmes trois jours dans ce Heim accueillant. Trois jours en paradis. Cela paraissait; si bon d'avoir une maison où l'on nous attendait, où i l faisait chaud, où i l faisait clair, où quelqu'un nous disait, quand nous revenions le soir de nos randonnées à travers la ville : «' Comme vous rentrez tard ! J'étais inquiète de vous » — du ton où nos mères, nos sœurs, nous faisaient jadis le même reproche. Et sous la lampe, dans le petit bureau qu'égayait un feu clair, après nous être régalées de soupe brûlante et de pommes de terre, nous passions la soirée près de la sœur Hilde à bavarder comme de vieilles amies en ravaudant nos nippes.

Notre bienfaitrice avait trouvé pour nous quelques vête­ments ; mais, dans ces temps de misère, personne ne se sépa­rait de défroques qui ne fussent usées jusqu'à la corde. Et si nous possédions désormais un chapeau, des bas, un manteau comme les gens civilisés, tous nos talents de couture étaient nécessaires pour leur rendre un aspect décent. Je me souviens de mes efforts désespérés pour boucher les trous du manteau, chaque obturation ouvrant une fenêtre ailleurs dans le tissu •consumé.

En revanche, j'avais un très beau chapeau, pareil à ceux qu'on voyait sur les affiches de l'U/Bahn qui invitaient les jeunes filles à s'engager comme conductrices de voitures mili­taires. Un petit feutre marron, d'allure cavalière, bien que fort

(1) Voir « La Revue » du 1" octobre.

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h déteint, et qui ne jurait pas trop avec le gris poussiéreux du manteau. Nos robes de bagnardes, nous les avions brûlées après découpage en petits .morceaux, ainsi que nos culottes mar­quées K Z.

Le pasteur venait chaque soir nous faire une courte visite. J'avais plaisir à causer avec cet homme d'intelligence si fine et d'une large culture, et qui témoignait dans les choses de la vie d'une rare délicatesse alliée à beaucoup de bon sens. Il était séparé de tous les siens, ayant envoyé sa femme et ses plus jeunes enfants sur les bords du lac de Constance, pour les mettre à l'abri des bombardements. Son fils aîné, soldat d'infanterie, avait disparu dans la bataillé de Saint-Lô. Un petit frère lui était né, qui n'avait pas huit jours.

Avec Herr Fischer, nous discutions nos projets d'avenir. Valait-il mieux nous terrer à Berlin pour attendre la fin de la guerre ? Ou bien tenter de gagner une frontière et de nous glis­ser en fraude entre les mailles du réseau de garde ? Françoise penchait vers le premier parti, espérant toujours un change­ment d'attitude de son ambassade à la suite" d'enquêtes menées en Suisse. Pour moi, le désir me brûlait de rentrer en France, et mon bel optimisme aidant, je me voyais déjà reprenant la route, couchant dans les meules, traversant à pied les vastes plaines allemandes.

— Si vous obtenez de faux papiers, nous disait le pasteur, i l est plus sûr de rester à Berlin. Sinon, un long séjour dans la éapitale, où les'risques de rafles, de contrôle dans les rues, les restaurants, les transports publics, sont quotidiens, un séjour prolongé dans cette ville si surveillée présente autant de dan­gers, sinon plus, qu'un voyage à travers l'Allemagne.

Penchées sur les cartes, nous étudiions les itinéraires. La seule frontière abordable était celle de la Suisse, malheureuse­ment très lointaine. J'avais rêvé, en préparant mon évasion, courir vers l'Ouest, me rapprocher le plus possible du front de" combat, que je croyais très mobile, et attendre dans un terrier l'armée libératrice ; ou bien me glisser entre les lignes à la faveur du désarroi que devait provoquer l'invasion. Mais le premier coup d'œil sur les journaux m'avait montré l'inanité de mes songes. Une ligne de fer barrait la route, de la Hollande à l'Alsace ; et les abords du front étaient sévèrement défendus,

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dans un pays parfaitement discipliné, où l'ordre régnait par­tout, où la police plus que jamais restait souveraine.

— C'est aux environs de Constance que le passage semble le plus praticable, opinait le pasteur, vous ne pouvez naturelle­ment prendre les grands rapides, extrêmement surveillés. D'ail-lurs, sans ausweiss on n'a pas le droit de vous délivrer un billet pour une station située à plus de cent kilomètres de la gare de départ. Vous devrez donc faire ce trajet par étapes ; à mon avis, tantôt à pied, tantôt par des trains omnibus, qui bien qu'on y perquisitionne de temps en temps, sont cependant moins contrôlés que les express.

En écoutant ces conseils, j'avais la perception aiguë du filet jeté sur tout l'Allemagne par une police omniprésente ; réseau si serré qu'il n'était aucun moyen sûr d'échapper à ses prises. C'était angoissant, parfois jusqu'à la panique,, cette impression de rets invisibles partout tendus.

Des problèmes pratiques se posaient, multiples, dans la réalisation de ce plan. Des jours, des semaines nous seraient nécessaires pour faire un tel trajet au train des tortues. Où trouver le gîte, chaque soir, dans notre course vagabonde ?

— Vous rencontrerez des Français partout, nous encoura­geait notre guide. Et quand ils ne pourront pas vous aider, allez en toute confiance Vers les prêtres catholiques ; aucun d'eux ne vous refusera son concours. Les pasteurs aussi vous seront pour la plupart secourables ; mais ils offrent moins de sécurité, parce que quelques-uns se sont ralliés au parti. A Cons­tance, si vos compatriotes, qui sont là-bas plus rares, ne peu­vent vous indiquer les points de la frontière moins gardés, allez trouver... — i l hésita un instant, et sa voix tremblait, car il savait en quel péril i l mettait un ami — allez trouver... le curé du Munster, de ma part.

Herr Fischer évoquait, dans l'atmosphère poignante de cette maison où notre présence faisait planer un tel danger, la lutte des églises catholique et réformée contre le régime nazi, les coupes opérées dans le clergé par la Gestapo, tant de martyrs tombés sans bruit, de compagnons disparus que le coude à coude dans le combat avait rendus plus chers... Ici aussi, i l y avait donc une « Résistance -», un Widerstand qui exigeait de l'abnégation, de la fraternité, de l'héroïsme !

Notre interlocuteur pensait que la guerre durerait longtemps

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encore, au moins jusqu'à l'été prochain. Nous qui rêvions d'un retour triomphal de nos camarades des camps avant les grands froids de l'hiver ! Il croyait aux armes secrètes tenues en réserve par le commandement.

— H y aura encore des jours très durs, disait-il, pour l'Alle­magne et pour ses adversaires.

Quant à l'issue finale, il ne nous confiait pas sOus quel angle i l l'entrevoyait. Mais sa tristesse profonde au cours de ces pro­pos en disait plus long que les paroles.

Malgré la douce ambiance familiale qui nous donnait dans ce logis l'illusion d'un « chez nous », j'avais hâte de quitter nos amis. Je sentais dans quel péril de mort la malédiction qui pesait sur nous les entraînait. Nous ne pouvions passer ina­perçues. Il y avait trop de monde dans la maison. Dans le dor­toir, où je continuais à coucher, faute de place, je surprenais des chuchotements à mon entrée. La sœur cuisinière gromme­lait quand elle me rencontrait, parce que nous mangions ses provisions sans lui apporter de tickets.

Qu'étaient les pensionnaires de cet asile, dont certaines sem­blaient travailler au dehors* ? Je ne sais. Toutes ces femmes, jeunes et vieilles*, que Schwester Hilde catéchisait avec une inlas­sable patience. Des repenties ? Des déchets de la société ?... L'une d'elles, toute bossue, difforme, avec de bons yeux de chien, nous témoignait sans paroles une touchante amitié, nous glis-

. sant dans la main une pomme, un petit pain blanc, une image avec*' une prière. Avait-elle deviné ? Ou bien, comme elle était un peu la servante de confiance, n'avait-elle point surpris le secret de la sœur ? De toute façon, c'eût été folie criminelle de nous installer sous ce toit autrement qu'en chemineaux à l'étape.

Le soir même de mon premier entretien avec Schwester Hilde, m'étant reposée quelques heures sur mon lit, j'étais partie en campagne vers quatre heures pour essayer de rencontrer dans la rue un soldat français. Grâce à une invention géniale de Françoise, j'avais réussi à me chausser sans trop de douleur, un disque de feutre repoussant le cuir autour de mà plaie pour éviter les frottements. Et je m'en allais, bravement clopinante, le long de la Saarlandstrasse, aux% dernières lueurs d'un soleil d'automne qui épandait sur les ruines une transparence dorée. C'était samedi, jour excellent pour la pêche aux prisonniers.

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Car lés travailleurs sont en congé ; et les hommes de confiance des camps trottent partout à leurs affaires.

De fait, l'uniforme timbré K G fleurissait sur les trottoirs. J'eus tout le loisir de choisir mon homme. Après un filtrage sérieux, ayant laissé couler bien des gars qui me paraissaient trop flambards ou trop timides, j'avisai, en face du théâtre écrasé comme une cloche à melon sous la grêle, un couple qui, de loin, m'avait frappée. Deux soldats comiques par leur dispro­portion : l'un court et ventru, l'autre long comme un peuplier. Leur manière de s'entretenir, le mélange de laisser-aller et d'assurance de leur démarche, tout leur personnage révélait ce quelque chose de typiquement français qui m'introduisit d'un coup dans l'atmosphère de nos provinces sous le froid ciel de Prusse. Le fantassin trapu surtout m'inspirait confiance ; i l avait tout à fait l'allure du poilu de 14, tel qu'on le représente sur les gravures humoristiques, débrouillard, plaisantant dans la gadouille, et le cœur sur la main. Voilà mon homme ! Sans plus tarder, je l'aborde. H me considère avec méfiance tandis que je me présente ; son compagnon le pousse du coude, l'air de dire :

— Attention ! Sais-tu qui est cette typèsse ? Mais très vite, mon ton de sincérité, l'émotion de mon récit,

pourtant très bref, bouleversent mes interlocuteurs, qui se font serviables, amicaux, fraternels.

— Bien sûr qu'on va vous aider, dit le gros poilu, ruminant déjà dans sa tête des « combines » qui font jaillir de ses yeux des étincelles. Nous avons plus d'un tour dans notre sac ! Dés faux papiers, ça doit se trouver. Un toit, c'est plus difficile, tant que vous n'êtes pas en règle ; mais on y arrivera bien quand même.

Seulement, des concours sont nécessaires, car ni l'un ni l'au­tre de mes deux gaillards ne possède un appartement personnel, qu'il mettrait, j'en suis sûre, à notre disposition. Tous deux habi­tent le camp de Lichtenfeld Sud, dont le gars aux épaules carrées est justement l'homme de confiance.

— Il faut que nous nous revoyions demain, dit-il en ôtant pour me saluer son bonnet de police. D'ici là, j'aurai touché quelques camarades qui pourront nous donner un coup d'épaule. Soyez donc demain dimanche à deux heures en face du magasin

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Hertie, sur le Bliicherplatz, près du canal, à l'angle de la B1Ü-cherstrasse et du quai.

Nous nous serrons les mains avec effusion. J'ai appris que mes deux nouveaux amis sont, l'un instituteur le grand maigre — l'autre cultivateur à Saint-Lô. Il n'a aucune nouvelle de sa femme et de sa petite fille depuis la destruction complète de la ville sous les bombes. Il s'appelle Prieur.

Le lendemain dimanche, j'assiste à la messe dans l'église catholique de la Lilienstrasse, non loin du Heim. La première messe depuis ma déportation. Comment ai-je pu si souvent suivre l'office dominical, le nez en l'air ? Jamais je n'avais compris comme aujourd'hui le réconfort d'une divine présence, le sens de l'offrande où sur l'autel nous déposons tant de souf­france, d'aspirations, de désirs passionnés. Seigneur, sauvez-nous ! Et cette grande paix qui descend en nous avec le pain de la vie. Aucun cheveu ne tombera de votre tête sans la volonté de mon Père. Nous sommes dans la main du Tout-Puissant ; et quelque chose au fond de moi, qui croit désespérément au. bonheur, me dit que cette main nous emportera, invisibles et sauves, à travers l'immense espace du pays ennemi.

Avant deux heures, je suis, avec Françoise qu'une journée de repos a remise sur pied, en face du bazar Hertie, ou plutôt

, de ce qu'il en reste, les trois quarts de l'édifice étant effondrés. Nous voyons tout de suite arriver, emmitouflés car i l fait froid, notre ami Prieur, son compère et deux nouveaux soldats en uniforme.

Présentations gelées, sur le quai que balaie un vent chargé de brume.

— Entrons au Pilsàtor, dit Prieur, nous poussant vers le café, de l'autre côté de la place.

Nous nous asseyons tous les six dans un coin, autour d'une table un peu écartée. Comme par enchantement, six pots de grès viennent se placer devant nous, débordants d'une mousse appé­tissante. La bière allemande ne Vaut plus rien, disent mes com­pagnons. Moi je la trouve délicieuse. Autour du Münchner Bier, nous faisons connaissance. Les nouveaux venus sont deux aumô­niers. Prieur a eu l'excellente inspiration de s'adresser à eux, pensant que leur caractère sacerdotal est une garantie tye dis­crétion, et qu'ils doivent avoir quelques moyens d'agir. L'un, Breton du Finistère, ci-devant maître de cours dans une école

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professionnelle libre, travaille dans un,camp à Mariendorf. Je n'ai jamais su son nom. L'autre n'est pas moins que l'aumônier général des prisonniers de guerre français à Berlin, le Père de Roton, un Jésuite très jeune encore, d'une finesse de traits, d'une noblesse d'allure qui m'avaient tout de suite frappée.

Ils nous posent mille questions sur notre expérience des camps. Et c'est de la stupeur que provoquent nos réponses. Ils étaient à cent lieues de se douter de ce qui se passe autour d'eux, de ces horreurs qui les frôlent, où tant de leurs frères souffrent une agonie. Nous apportons un affreux témoignage ; et c'est une impression pénible de sentir qu'on exhale de l'effroi, comme si l'on emportait avec soi l'odeur de l'enfer.

Mais nous ne pouvons trop longtemps nous attarder. Il faut en venir aux buts pratiques. Cet aréopage juge que ce serait folie de nous lancer sans papiers à travers l'Allemagne. Prenons le temps d'étudier sur place toutes les possibilités de camouflage et de circulation avant.de nous arrêter à un parti. Les aumôniers ne nous cachent pas que notre situation est extrêmement dange­reuse, la surveillance policière s'étant beaucoup resserrée ces derniers mois, et tous les organismes qui aidaient les évadés ayant été détruits, non sans des châtiments exemplaires qui ré­pandent la terreur.

J'insiste pour qu'on nous procure d'urgence Un nouveau gîte. Je ne révèle naturellement ni le nom de nos bienfaiteurs, ni leur adresse, mais je dis que ce sont des Allemands et qu'ils risquent infiniment plus que ne le feraient nos compatriotes, pour le même crime.

— Nous ne pouvons pas rester plus de quarante-huit heures encore dans cette maison, sans grand danger pour nos hôtes et pour nous-mêmes.

Prieur parlemente à voix basse avec l'aumônier de Marien­dorf.

— Après-demain, dit-il, nous vous aurons certainement trouvé quelque chose. Venez mardi à quatre heures au camp des prisonniers transformés du Deutscher Verlag, à Mariendorf, Zasstrowstrasse, n° 131. C'est à quatre kilomètres environ au sud de Hallesches Tor. D'ici, vous pouvez prendre le tramway 199, et descendre à la station près du canal. M. l'aumônier vous attendra devant les barbelés, et vous dira où vous pourrez passer la nuit.

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Notre réunion finit brusquement. Prieur et le Père de Roton ont échangé un drôle de regard. Ils déposent quelques marks sur la table, et tout le monde se lève.

Nous sommes surveillés, me glisse le Normand à l'oreille. Je n'ai pas compris s'ils avaient reconnu à la table voisine un

agent de la Gestapo, ou si les buveurs qui viennent de s'asseoir leur-ont paru trop curieux. Mais ce geste me donne la tempéra­ture de l'atmosphère berlinoise. Devant le café, on se sépare rapidement, avec quelques mots banals prononcés à voix très haute. Nos amis nous ont donné un gros pain bis, et le Père Jésuite m'a remis discrètement une plaque de chocolat, des ciga­rettes.

— Excellent pour acheter un Schleu à l'occasion, murmure-tal.

La plaque de chocolat, comme j 'ai eu envie de la manger ! •

• Donc, le mardi, nous avons quitté notre maison à l'ombre de la Johanniterkirche. Les raides tours pointues, les murs de bri­ques vernissées trouées de déchirures, nous sont déjà un décor familier. Le soleil y joue une fanfare le matm> quand de mon lit je regarde se lever le jouf plein d'espérance.

Les adieux sont émouvants. Le pasteur est venu. Schwester Hilde est toute pâle, avec des larmes dans les yeux. Elle a pré­paré pour chacune de petits cadeaux .utiles : un mouchoir, du fil, une paire de ciseaux pour Françoise, et pour moi un petit cou­teau tout neuf. Nous commençons à monter notre ménage !

—̂ Nous ne nous- reverrons plus ici, mes amis, leur dis-je, du moins jusqu'à la fin de la guerre. Il ne faut pas que même par de simples visites nous vous compromettions davantage.

La religieuse, d'un élan, m'a saisi les deux bras, et plantant droit dans mes yeux son regard :

•-*-: Quand vous serez dans l'embarras, venez tout de même. Je ne sais plus votre nom, je ne l'ai pas écrit. Mais votre prénom, je ne l'oublierai pas. Quand vous appellerez, n'importe où, au nom d'Yvonne, j'accourrai.

> Il est dans la Vie des heures intenses, où les sentiments mûris­sent, comme les fruits dans une serre, avec une prodigieuse rapi­dité. C'est une- affection profonde, comme celles que toute une

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vie nourrit de son suc, qui me lie à cette femme, à cet homme, hier encore des étrangers pour moi, des ennemis inconnus, et qui remplissent aujourd'hui d'une si poignante douceur le vide qu'a creusé dans mon être tant de souffrance solitaire, tant de ré­volte écrasée par l'effroi.

Quand nous sommes parties, avec le petit baluchon de toile à carreaux que nous a donné la sœur, quand j'ai' vu disparaître l'asile aux pièces sonores de cantiques, et l'église dévastée qui l'ombrage, où le froid soleil jouait sur le vernis des briques son dernier air, quelque chose en moi s'est déchiré.

Le jour même, Mme Pagniez et sa compagne se présentent au camp, voisin d'une imprimerie où travaille un groupe de pri­sonniers-français « civilisés ». De là elles sont envoyées à une travailleuse française libre, Mlle Panier, occupée dans une usine à Treptow ; mais celle-ci est absente. Voici-de nouveau les éva­dées dans la rue ; elles retournent au camp de Mariendorf où on leur conseille de demander l'hospitalité à un kommando de tra- . vailleurs agricoles à Marienfeld. Avec peine elles découvrent en pleine nuit pluvieuse et venteuse ce kommando. On les y loge dans une soupente où elles dorment sur un vieux canapé cassé. Plusieurs soirs de suite, elles échouent dans ce kommando.

Le premier accueil avait été plein de réserve. Pour une ou deux nuits, avaient concédé nos hôtes... Nous apercevions bien quelques visages inquiets, lorsque nous rentrions, brisées, mouil­lées par la pluie, anxieuses de tant de recherches vaines et des mille pièges devinés sous nos pas. Mais quand nous nous excu­sions du trouble qu'apportait notre présence.

— ôn sait ce que c'est que la misère, répondaient gentiment nos compagnons d'exil.

Sur les vingt ou vingt-cinq hommes du kommando, une demi-douzaine nous étaient plus proches, qui nous devinrent comme des frères.

Il y avait Eugène Richard, le garçon qui nous hébergea la première nuit dans sa mansarde, un jeune paysan de Maroille en Thiérache, où l'on fabrique le délicieux fromage dont l'arôme empeste. Deux autres de mes compatriotes du Nord de- la

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France ' : Charles Maillard, d'Etreungt, et Orner Clerbois, de Liessies, hommes des champs accoutumés aux travaux agrestes et aux soins de la ferme.

Je ne me rappelle plus les noms des autres. Leurs visages pourtant me restent toujours présents. Gustave, le doyen du kommando, un Jurassien râblé, aux traits énergiques, vétéran des deux guerres, qui avait tenté depuis trois ans trois fois de s'évader. Repris, i l était passé par les camps de représailles, mais la rude discipline ni les privations ne lui avaient fait courber l'échiné. Louis, un Normand, qui fut replet, et dont la peau fai­sait des plis, car depuis que les colis ne passaient plus la fron­tière, l'ordinaire était frugal. Michel, petit, maigre, d'aspect ma­ladif, était un des rares Parisiens égarés parmi cette troupe de campagnards.

Nous rentrions toujours tard. Nos rendez-vous étaient, entre six et huit, après la sortie des usines et de bureaux. Chaque jour, on nous donnait une nouvelle adresse, où nous courions dans l'espoir de trouver un gîte. Et comme c'était souvent très loin, au fond de banlieues difficilement accessibles, i l était onze heu­res, minuit, lorsque, nous étant cassé le nez une fois de plus contre une porte close, nous regagnions le kommando. Le che­min nous était devenu familier, les routes embourbées, l'autobus qu'on attendait longtemps devant la gare de Marienfeld. Cepen­dant, le cœur nous battait chaque fois que nous traversions le carrefour hérissé aux quatre coins de géantes sentinelles avec leurs chiens grondant dans l'ombre. Elles paraissaient à vrai dire se soucier fort peu de nous ; jamais elles ne nous ont rien de­mandé. Nous finissions par nous accoutumer à leur présence. Maintes fois, nous fîmes route dans l'autobus avec les soldats qui venaient relever la garde. Les molosses nous reniflaient sur la banquette.

Dans la pauvre maison de la Dorfstrasse, nous trouvions quelquefois nos amis attablés autour d'une marmite de pommes de .terre, quand l'heure n'était pas trop tardive. Ils nous fai­saient place, et nous partagions leur repas en devisant gaiement. Gustave racontait, tirant des bouffées de sa pipe, comment i l avait été repris avec trois compagnons près de la frontière hol­landaise. Sept nuits, ils avaient marché, guidés par leur bous­sole, à travers champs ; les journées, ils les passaient couchés parmi les blés à demi-mûrs, car c'était la belle saison. Une im-

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prudence de l'un des fugitifs les perdit tous, un mouvement in­tempestif qui révéla le gibier traqué au milieu des épis. La Hol­lande était à une demi-nuit de marche, où des toits hospitaliers, des complicités s'offraient aux évadés.

Nous faisions popote au premier étage, dans l'une des deux mansardes. Au rez-de-chaussée, les pièces, plus grandes, étaient très encombrées ; dans l'espace que laissaient les châlits à com­partiments superposés, une compagnie turbulente s'entassait, qui comptait de petites Ukrainiennes dont le baragouin faisait s'esclaffer les hommes.

Nous avions toujours peur que le bruit n'attirât k gardien allemand qui logeait dans la maison voisine, et dont la der­nière ronde officielle se faisait d'ordinaire vers huit heures. Aussi, prenions-nous nos précautions. Un des prisonniers du rez-de-chaussée, préposé à notre sécurité, avait pour mission d'en­tonner à tue-tête le refrain Auprès de ma blonde, lorsque sur­gissait à l'improviste le grand diable roux.

Aussitôt, nous nous glissions dans le grenier, et à plat ventre, sous une montagne de vieilles paillasses pourries, nous atten­dions, en compagnie dés punaises, que l'alerte fût finie.

Quand nous rentrions trop tard, tout le monde était couché. Nous montions silencieusement l'escalier, tâtant les marches dans les ténèbres. Dans le grenier, où nous avions établi nos quartiers pour être un peu chez nous, nous dînions sans lumière d'une tranche de pain sec, puis nous nous étendions pour dormir sur le canapé cassé, cherchant à nous réchauffer l'une Fautre, car i l passait entre les tuiles mal jointes de. petits vents coulis pareils à des ruisseaux de glace. S'il pleuvait trop fort, nous traînions notre couche dans la chambre d'Eugène.

Notre situation devenait tragique en cas de bombardement nocturne, ce qui arrivait plusieurs fois dans la semaine. Comme le gardien venait chercher l'abri de la cave, d'ailleurs fort pré­caire, l'accès nous en était interdit. Nous restions toutes seules dans notre grenier. Quels spectacles admirables nous avons con­templés, l'œil collé contre les fentes de la charpente 1 L'illumi­nation verdâtre des bombes à phosphore, le grand brasier des incendies qui projetait dans la nuit des ombres fantastiques I Quand la. scène était trop proche, nous avions bien un peu peur., Mais telle était notre épouvante de la Gestapo que les bombes nous ont toujours paru un danger négligeable.

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Nous partions le. matin de bonne heure, après avoir fait un brin de toilette dans la chambre vide d'Eugène, où nous pouvions enfin nous dévêtir pour nous laver dans un seau d'eau. Michel guettait à la porte l'instant où la rue était déserte. Nous em­pruntions, pour nous mieux cacher, un itinéraire sinueux parmi des, vergers et de solitaires petites maisons, et nous gagnions à pied la gare de Marienfeld.

No.us ne fîmes jamais en route de rencontre fâcheuse, sauf une fois, un jars furieux qui se précipita sur moi et faillit déchi­rer ma robe. Incident malencontreux, car le tapage du vola­tile fit jaillir quelques curieux au seuil des jardins, et dans ce pays où la police sourd de terre, je risquais, en cas de dommage, des constats qui eussent révélé bien d'autres inconvénients.

Mais un matin, au kommando, nous échappâmes de justesse à un mortel péril. Levées tôt,, nous étions parties à sept heures, avant le jour. Lorsqu'à sept heures un quart, surgit une pa­trouille de huit hommes commandée par un sous-officier : ., — Tout le monde.dehors ! On fait la guerre aux punaises I

. Dans, la maison vidée des quelques occupants que n'avait point encore éloignés leur travail, les hommes du service d'hy­giène bouchent toutes les ouvertures, répandent de la cave au grenier des vapeurs de soufre, pour tuer la vermine qui pullule dans toutes les pièces.

Nous avons bien ri , le soir, excitées par le petit frisson du danger frôlé, en nous représentant la figure que nous aurions faite, sorties comme les punaises de dessous notre abri de vieilles paillasses, toussant, crachant, pleurant dans le nuage de soufre. A vrai dire, les punaises se gaussaient avec nous ; jamais elles n'avaient fait plus copieuse flânerie que ce soir d'une grande of­fensive.

Souvent, je quittais Françoise à la gare. Nous nous fixions un rendez-vous plus tard dans la matinée. Et je commençais ma journée par la messe à la petite église de Marienfeld. Le chré­tien trouve partout sa patrie. Quel asile de paix m'apparaissait, dans la rue écartée où des arbres semaient leurs feuilles par­dessus les clôtures, la blanche façade creusée d'une niche pour le saint en haut du porche, le clocher dont luisaient les ardoises quand i l avait plu !

. Nos journées étaient de longues flâneries dans les rues. D fal­lait toujours avoir l'œil ouvert et les oreilles en bataille, comme

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le lapin au temps de la chasse, qui hasarde son nez hors du terrier. Constamment, la police faisait des rafles, des barrages coupaient les rues, où l'on ne passait que par filtrage, en mon­trant ses papiers. Dès que nous apercevions de loin quelque ras­semblement, nous filions par la tangente, déguerpissions dans une voie latérale. Nous avions acquis une adresse merveilleule à ce jeu de cache-cache.

Plus émouvants étaient les brusques arrêts du tramway pour faire monter deux gendarmes qui vérifiaient l'identité de quel­ques voyageurs. Heureusement, ils ne firent jamais de perqui­sition totale. Et'nous nous aperçûmes vite qu'ils s'adressaient surtout aux hommes ; ils recherchaient, disait-on, les déserteurs. Cela nous permit de faire plus facilement bonne contenance quand ils rôdaient autour de nous. Le moindre trouble apparent pouvait nous coûter la vie.

Lorsque, dans les salles étroites des restaurants Aschinger où nous prenions d'ordinaire nos repas de midi, nous les voyions entrer avec leurs plaques de cuivre brimbalantes sur la poi­trine, nous continuions à jouer de la fourchette ; je commandais une saucisse au garçon, du ton le plus naturel. Mais une suettr froide nous coulait dans le dos, aussi longtemps que, de table en table, les deux croquemitaines faisaient exhiber ces cartes ornées

I de photographies que nous lorgnions du coin de l'œil, avec l'envie des pauvres devant le luxe côtoyé.

Je revois, dans une pâtisserie où nous étions entrées l'après-midi— une de ces magnifiques pâtisseries de Berlin, pleines de gâteaux neigeux, de pyramides de crème — le couple féroce de pandores qui interrogaient interminablement derrière nous un malheureux soldat dont les papiers n'étaient pas en règle. Les capotes vertes me raclaient la nuque, car les tables étaient ser­rées l'une contre l'autre.

—- S'ils se retournent, pensais-je, quelle proie s'offre à eux, qu'ils ne soupçonnent pas, Dieu merci !

Ces perpétuelles alertes, auxquelles nous échappions, quelque­fois par miracle, nous convainquaient de plus en plus de l'im­possibilité de faire durer une telle situation. Il fallait, ou partir, ou nous fabriquer une identité. Au mieux, partir après nous être procuré les papiers qui nous démarqueraient, et qui permet­traient en cas de reprise d'inventer une histoire vraisemblable.

C'est pour les obtenir, ces papiers, pour nous renseigner sur

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les conditions de voyage et de passage clandestin de la frontière, en même temps que pour trouver un nouveau logis, que nous passions nos soirées en multiples démarches. Mais chaque soir nous apportait une déception.

— Si vous étiez venues, i l y a six mois, nous répondaient in­variablement ceux en qui nous mettions notre espoir, nous au­rions pu faire quelque chose pour vous. Maintenant, tout est :« brûlé ».

Il faut s'être heurté, comme nous l'avons fait cent fois, aux parois de cette grande prison qu'était l'Allemagne, pour com­prendre le régime de terreur qui pesait, dans ces derniers mois de la guerre, sur les Allemands et sur les étrangers. Personne n'osait braver cette Gestapo partout sournoisement présente, dont les châtiments, on le savait, étaient atroces.

Le lendemain même de notre arrivée au kommando, nous ten­tâmes une seconde fois d'atteindre cette Mlle Panier qui, peut-être, n'était pas un mythe. A six heures sonnantes — notre exactitude n'était pas sans mérite, car privées de montres, ne trouvant plus dans .les rues dévastées aucune horloge publique, nous étions réduites à demander l'heure aux passants — nous arrivions dans la Hoffmannstrasse, devant la $orte que gardait un cerbère galonné.

— Mademoiselle Panier ? Attendez, je l'envoie chercher. i Puis, aimable : — Entrez donc dans le bureau ; vous serez mieux que de­

hors. ' " Dans le bureau, non ; j'ai une répulsion pour les endroits

fermés, comme les vieux rats pour tout ce qui ressemble à une poche de treillis. Je prétexte qu'une camarade m'attend à proxi­mité, je dois aller la prévenir. C'est vrai ; Françoise fait le pied de grue dans le noir. Je la ramène pour recevoir la réponse du planton :

— Mademoiselle Panier est sortie aujourd'hui, par exception, à cinq heures et demie. Mais vous pourrez la trouver, si vous voulez, au Lager qu'elle habitef à Weissensee.

H nous explique l'emplacement exact du camp. — Schade ! (C'est dommage î) prononce-t-il, sentant peut-

être notre déception, tandis que nous nous éloignons avec l'im­pression que le cfel fait pleuvoir une grêle de malédictions sur nos têtes.

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C'est loin, Weissensee. Comme hier, nous poursuivons en des lieux inconnus, tout à fait obscurs, une quête haletante. Au sor­tir du Ring, nous traversons d'immenses espaces déserts. Jar­dins ? Terrains de sports ? Anciens lotissements ? On ne voit rien. Comment trouver le Lager dans cette platitude uniforme ? Heureusement, deux travailleurs français, les seuls promeneurs qui croisent notre route, surviennent à propos pour nous guider. Nous causons avec eux, mais n'osons leur révéler notre opprobre.

— "Vous pouvez avoir confiance en tous les prisonniers, nous ont dit nos amis. Des travailleurs, il faut se méfier, car i l en est de plusieurs sortes.

D'ailleurs, ceux-ci ne pourraient sans doute rien pour nous. Ils nous quittent au seuil du camp.

Dans une cabane, qui flanque l'unique porte ouverte dans le grillage, un homme en casquette d'uniforme surveille les entrées et les sorties: On voit sa face rébarbative à travers ^a fenêtre éclairée, et, par un guichet, les jeunes femmes qui passent lui tendent leur carte. Nous préférons nous adresser à l'une d'elles :

— Pourriez-vous prévenir mademoiselle Panier que deux Françaises voudraient lui parler; nous l'attendons à la porte.

Notre compatriote a dit oui. Mais nous guettons indéfini­ment, personne ne vient. Une seconde tentative demeure aussi vaine. Voilà deux heures peut-être que nous marchons de long en large derrière la clôture, les yeux rivés sur cette porte à* claire-voie que baigne la pâle clarté de la fenêtre. Sur chaque silhouette qui émerge, nous nous apprêtons à bondir. Aucune, hélas ! ne fait mine de chercher. Celles que nous abordons, pres­sées, nous repoussent du geste comme des importunes.

— Non, je ne suis pas mademoiselle Panier. H faut se résoudre à interroger le chien de garde, derrière

son guichet. Un vrai chien policier, qui montre ses dents à tout venant :

— Mademoiselle Panier ? Comment voulez-vous que je la trouve ? H y a trois cents femmes ici ! Entrez, vous la cherche­rez vous-mêmes. Laissez-moi vos cartes de travailleuses, vous les reprendrez en sortant.

Nous battons en retraite, rapides, en bafouillant quelques excuses.

Rien à faire qu'à retourner à Marienfeld.

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Que le lecteur s'imagine perdu dans un Paris qu'il ne con­naîtrait pas vers onze heures du soir, au milieu du plus sévère « black out », et obligé de se rendre par ses propres moyens de Pantin jusqu'au fond de Clamart. C'est à peu près notre situation ; en ajoutant que dans ces ténèbres où nous cherchons notre; ch^n|iiy! mille pièges Tendus peuvent nous. happer| à Jcha-que pas*

Le trajet dans lé S., Bahn est interminable. A cette heure tardive, les voyageurs se font rares. Nous nous sentons mal à l'aise dans les wagons à demi vides, où l'entrée du moindre employé nous fait tressaillir; nous avons toujours l'impression qu'il nous regarde. Nous ne soufflons mot, car les camps de travailleuses sont bouclés depuis longtemps, et ces deux Fran­çaises en promenade pourraient éveiller leur curiorité.

Pour comble de~ malheur, comme nous venons de prendre à Mariénfeld un des derniers autobus, i l stoppe brusquement au milieu de ta, route, dans un concert de sirènes.

Avec quelle prestesse nous avons décampé dans le noir, pour éviter l'abri public, les questions ! J'avoue que j 'ai su cette, nuit-là ce que c'était que la peur, tandis que nous galopions sur la chaussée déserte, coupée de trous, à la clarté des projecteurs partout en maraude dans le ciel, et dont les» reflets très pâles faisaient bouger les spectres d'arbres, donnaient l'illusion de formes tapies et tout à coup surgissantes. Notre grenier nous parut un refuge, malgré le tonnerre dés canons et des bombes, après cette nuit hantée de cauchemars.

YVONNE PAGNIEZ.

(Extrait d'un livre à paraître chez Flammarion, Evasion 1944).