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UNE EXPRESSION DE L' ALTERITE CONFESSIONNELLE AU SI£CLE DES REFORMATIONS FRANCE 1520-1650· par Thieny WANEGFFELEN RESUME: En Occident, a partir de 1520, l'Ecclesia una sefragmente en confes- sions chretiennes rivales. Cette realire religieuse nouvelle ne peut etre pensee sans mots; mais les neologismes lexicaux necessaires sont lents a s'imposer. La situa- tion paroxystique de ceux qui changent e/fectivement d'Eglise dans les annees 1520-1650 est pourtantfavorable a de telles creations. Elle permet de trouver les mots pour dire, et done pour admettre, ['existence de l'Autre Eglise. Au XVI" siecle, la chretiente occidentale a COnnu ce qu'a la suite des his- toriens allemands On se propose d'appeler un processus de « construc- tion confessionnelle ». Si, vers 1520 encore, l'Eglise est une, quoique tra- versee assurement de courants parfois contradictoires, aux alentours de 1580, lorsque la Fonnule de Concorde est signee, l'Europe est divisee en confessions chretiennes rivales I. Au cours du XVI" siecle, on voit en effet coexister en Europe, dans les faits tout au moins, deux manieres de vivre l'Eglise 2 D'un cOte, on trouve l'Eglise qui se rassemble autour de la reconnaissance de l'autorite pontifi- cale et, surtout, d'une volonte de se placer en continuite avec une tradi- * Cet article rend compte d'une premiere etape de rna recherche doctorale en cours sur Ie choix religieux au siecle des reformations. nest repris et discure (en insistant qotamment bien davantage sur la metaphore militaire du « deserteur » qui « toume Ie dos » a I'ennemi) dans rna these : Des Chretiens entre Rome et Geneve. Pour servir Ii une histoire de la /oi en France, vers 1520-vers 1630. Je tiens a remercier Michel Reulos, Philippe Denis et Joi!1 Cor- nette qui a bien voulu me lire et me prodiguer de fructueux conseils. 1. Pour une mise au point sur I'histoire de la fragmentation de I'Ecclesia una en confes- sions rivales, cf. Thierry WANEGFFELEN, «Les Chretiens face aux Eglises dans I'Europe modeme », Nouvelle revue du seizieme siecle, II, 1993, p. 37-53 et, du meme, « .. Construc- tion confessionnelle" et .. confessionalisation " dans I'Europe modeme », «Histoire reli- gieuse », dossier rassemble et presenre par Jerome GRONDEUX et Thierry WANEGFFELEN, vol. I Historiens et Geographes, 341, oct. 1993, p. 121-132. 2. Pierre CHAUNU, Le Temps des Re/ormes. Histoire religieuse et systeme de civilisation. La crise de la chretiente, l'eclatement (1250-1550), Paris, Fayard, 1975, p. 451 : Ie schisme peut etre date de 1519. Revue de synthese : IV S. N'" 3-4, juil.-dec. 1993.

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UNE EXPRESSION DE L' ALTERITE CONFESSIONNELLE AU SI£CLE DES REFORMATIONS

FRANCE 1520-1650· par Thieny WANEGFFELEN

RESUME: En Occident, a partir de 1520, l'Ecclesia una sefragmente en confes-sions chretiennes rivales. Cette realire religieuse nouvelle ne peut etre pensee sans mots; mais les neologismes lexicaux necessaires sont lents a s'imposer. La situa-tion paroxystique de ceux qui changent e/fectivement d'Eglise dans les annees 1520-1650 est pourtantfavorable a de telles creations. Elle permet de trouver les mots pour dire, et done pour admettre, ['existence de l'Autre Eglise.

Au XVI" siecle, la chretiente occidentale a COnnu ce qu'a la suite des his-toriens allemands On se propose d'appeler un processus de « construc-tion confessionnelle ». Si, vers 1520 encore, l'Eglise est une, quoique tra-versee assurement de courants parfois contradictoires, aux alentours de 1580, lorsque la Fonnule de Concorde est signee, l'Europe est divisee en confessions chretiennes rivales I.

Au cours du XVI" siecle, on voit en effet coexister en Europe, dans les faits tout au moins, deux manieres de vivre l'Eglise 2

• D'un cOte, on trouve l'Eglise qui se rassemble autour de la reconnaissance de l'autorite pontifi-cale et, surtout, d'une volonte de se placer en continuite avec une tradi-

* Cet article rend compte d'une premiere etape de rna recherche doctorale en cours sur Ie choix religieux au siecle des reformations. nest repris et discure (en insistant qotamment bien davantage sur la metaphore militaire du « deserteur » qui « toume Ie dos » a I'ennemi) dans rna these : Des Chretiens entre Rome et Geneve. Pour servir Ii une histoire de la /oi en France, vers 1520-vers 1630. Je tiens a remercier Michel Reulos, Philippe Denis et Joi!1 Cor-nette qui a bien voulu me lire et me prodiguer de fructueux conseils.

1. Pour une mise au point sur I'histoire de la fragmentation de I'Ecclesia una en confes-sions rivales, cf. Thierry WANEGFFELEN, «Les Chretiens face aux Eglises dans I'Europe modeme », Nouvelle revue du seizieme siecle, II, 1993, p. 37-53 et, du meme, « .. Construc-tion confessionnelle" et .. confessionalisation " dans I'Europe modeme », «Histoire reli-gieuse », dossier rassemble et presenre par Jerome GRONDEUX et Thierry WANEGFFELEN, vol. I Historiens et Geographes, 341, oct. 1993, p. 121-132.

2. Pierre CHAUNU, Le Temps des Re/ormes. Histoire religieuse et systeme de civilisation. La crise de la chretiente, l'eclatement (1250-1550), Paris, Fayard, 1975, p. 451 : Ie schisme peut etre date de 1519.

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tion pluri-seculaire. On se resignera a l'appeler « Eglise catholique » des les annees 1520/1530 3•

Face a cette « Eglise catholique », des groupes de confessants, qui constituent ce qu'on voudrait appeler Ie protestantisme, se dotent de documents symboliques_ Ce sont, des 1530, l'Augustana de Philippe Melanchthon - et les deux confessions qui lui repondent, la Fidei Ratio de Zwingli au nom de Zurich, Bate et Berne et la Tetrapolitaine de Bucer au nom des « quatre villes » (Strasbourg, Constance, Lindau et Memmin-gen) ; ce sont plus tard, produits au tournant des annees 1550 et 1560, ces textes conformes souvent de tres pres a l'Institution de fa Religion chre-tienne de Calvin: les Confessiones Hungarica de 1557 (la premiere en date), Gallica de 1559 (dite « confession de La Rochelle» a partir de 1571), Scotica et Beigica, toutes deux de 1561, ainsi que les XLII et sur-tout les XXXIX Articles anglais, respectivement de 1553 et 1563. Pour les chretiens du XVI" siecle, it semble bien que cette confession de foi qu'on appelle Ie Symbole des Apotres, avec sa division en trois parties, concer-nant Dieu Ie Pere, Jesus-Christ fils unique de Dieu et sa destinee, Ie Saint-Esprit et son reuvre 4

, ne suffise plus desormais_ D'autres textes apparaissent necessaires. Ces textes-Ia sont egalement des confessions de foi, en ceci qu'il s'agit bien de documents symboliques qui constituent chacun un acte collectif: « confiteri cum aliis, c'est proc1amer ensemble la

3. Comment qualifier cette EgJise, en effet? « EgJise traditionnelle », expression souvent usitee (par ex., in P. CHAUNU, op. cit. supra n. 2,passim), gene dans la mesure ou on sait bien depuis Hubert Jedin qu'elle est deja avant Trente et des Ie declenehement de la reformation p,rotestante, elle-meme en reforme; parler de 1'« ancienne EgJise» (Philippe DENIS, Les Eglises d'etrangers en pays rhenan (1538-1564), Paris, Belles Lettres, 1984, p.622) parait encore moins satisfaisant, mais les termes d' « EgJise catholique » peuvent susciter de grandes reserves pour les annees durant lesquelles tous les ehretiens, qu'ils se reclament de I'une ou I'autre reformation, se disent « catholiques », e'est-a-dire orthodoxes; e'est Ie cas de Martin BUCER, Ie reformateur protestant de Strasbourg, 10rsqu'i1 repond en septembre 1534 aux attaques du docteur de Sorbonne Robert Ceneau, eveque d'Avranehes : Defensio adversus axioma catholicum ... , Strasbourg, 1534, f. B 5 r". En etTet, les deux groupes d'EgJise qui se retrouvent face a face pretendent tous deux « a la catholicite » comme « a I'apostolicite », cr. P. CHAUNU, op. cit., p. 451. Faudrait-i1 a10rs parler d'« Eglise romaine», voire, comme on Ie lit souvent dans des travaux anciens emanant surtout d'auteurs protestants, « catholique-romaine» (Jacques PANNIER, L'Eglise reformee de Paris sous Henri IV. .. , Paris, 1911, reimpr. Geneve, Slatkine, 1977, p. 260 etpassim), en laissant de cOte Ie fait que, au moinsjusqu'au concile de Trente, bien des regions restees fideles au mode traditionnel de vivre I'EgJise pra-tiquent un christianisme bien peu romain et a I'instar de cette Eglise de France que presente Jean JACQUART, Franf(Jisr', Paris, Fayard, 1981, p. 184, pour les annees 1515-1547, sont « fiere(s) de [leurs) traditions, jalouse[s) de [leurs) privileges, mefiante[s) a I'egard de I'inter-ventionnisme et de I'autoritarisme romains »? Faute de termes appropries, on suivra done Jean DELUMEAU, Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, Presses universitaires de France, 1971, reed. 1979, p. 44 etpassim, et on parlera d'« Eglise catholique» des les annees 1520/1530.

4. Oscar CULLMAN, Les Premieres confessions de foi chretiennes, Paris, 2' ed. 1948, repris in La Foi et Ie culte de I'Eglise primitive, Neuehatel-Paris, Delacroix et NiestJe, 1963, p. 49-87.

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foi commune » s. On veut alors « rendre compte Ii soi-meme de sa foi », « la distinguer de celIe des adversaires », enfin « la manifester vis-Ii-vis de l'Etat et du monde »6. Les chretiens dits catholiques, lutheriens, refor-mes ... ont conscience de former des groupes, qui constituent chacun une communaute, reunie dans la croyance dans Ie corpus dogmatique que definit la confession Ii laquelle elle adhere. Aussi Ie terme de confession designe-t-il egalement ceUe communaute chretienne qui entend etre dis-tincte des autres.

Entre ces communautes chretiennes qui, au cours du XVI" siecle en Europe, s'opposent avec toujours davantage de force, des passages se produisent, souvent lies Ii des circonstances exceptionnelles 7 et, en tout

5. Jacques PANNIER, Les Origines de la confession de foi et la discipline des Eglises refor-mees de France, Paris, 1936, p. 10.

6. Encyclopedie des sciences religieuses, XI, p. 762, cite par J. PANNIER, op. cit. supra n. 5, p.11.

7. Le registre d'abjurations de Bayeux, Guerres de religion (1570-1573). Abjurations de protestants faites Ii Bayeux, ed. par E. ANQuEIlL, Bayeux, s.d., comprend 1847 cas et va du 23 mars 1570 au 18 aolit 1573, mais on ne compte, jusqu'au 24 aolit 1572, que 46 cas. Les autres, qui representent plus de 97,5 % de cet echantillon, paraissent bien avoir leur cause plus ou moins direete dans la Saint-Barthelemy, encore qu'il faille faire montre ici de beau-coup de prudence car Ie registre n'apprend presque rien sur les abjurants. En revanche, Ie registre des abjurations de Grenoble, « Registre contenant quelques actes d'abjuration du protestantisme (1572-1585) », ed. par E. MAIGNIEN, Bulletin de I'Academie delphinaIe, 4· s., t.4, 1891, p. 510-530, s'il ne contient que I1 cas, en revele parfois beaucoup sur ces destins particuliers. Huit cas s'etaJent du 6 decembre 1572 au 11 decembre 1573, et on voudrait, meme si les abjurants allc~guent de tout autres raisons, y voir une consequence plus ou moins lointaine de la Saint-Barthelemy. Deux cas, datant du 2 fevrier 1575 et du 18oetobre 1576 pourraient se rapporter a ce qu'on appelle la cinquieme guerre de religion, encore que I'edit de Beaulieu, dit paix de Monsieur, qui met fin a cette demiere, Ie 6 mai 1576, elit e16 tees favorable aux protestants, ce qui oblige, pour comprendre I'abjuration signalee du 18 octobre suivant, a se fI!ferer a la conjoncture proprement grenobloise. Eugene ARNAUD, Histoire des protestants du Dauphine aux xvi, XVI! et XVlI! siecies, Paris, 1875, reimpr. Geneve, Slatkine, 1970, t. I, p. 347, precise a ce propos que « la paix de Monsieur [ ... ) fut publiee a Grenoble seulement Ie 23 juin. Les protestants de cette ville demanderent aussitot [ ... )Ia permission de celc~brer leur culte, et Ie lieutenant generalla leur accorda ; mais, pour une raison qui ne nous est pas connue, cette permission resta sans eiTet ». De meme, Ie demier cas qui se presente dans Ie registre de Grenoble, datant du 26 mars 1585, est a mettre en rapport avec ce que presente Ie meme auteur, op. cit., t. I, p. 415, de la situation tres difficile des protestants en Dauphine a la veille du traite de Nemours par lequel Henri III, Ie 7 juillet 1585, s'alliant a la Ligue, a revoque toutes les concessions faites jusqu'alors aux protestants de son royaume. Ces onze cas pourraient done etre lies, de plus ou moins pres, aux evenements politiques du temps. Bien slir, on ne peut avoir aucune certitude. II n'en va pas de meme pour les passages au protestantisme qui ont precede ces retours au catholicisme : les abjurants exposent les cir-constances dans lesquelles « il[s) se seroy{en)t desvoye[s] de la foy, styavoyr de la vraye foyet religion, de notre mere sainete Eglise catholique, appostolicque et Romeyne» (cf. E. MAI-GNIEN, art. cit. supra, p.522) et huit sur onze - iI s'agit des cas datant du 13/1211572 (p. 519), du 17/0111573 (p. 520), du 23/0111573 (p. 521), du 05/02/1573 (p. 522), du 111 12/1573 (p. 524), du 02/02/1575 (p. 526), du 18/1011576 (p. 527), enfin du 26/03/1585 (p. 529) - affirment que cela s'est passe « puys les premiers troubles advenuz en ce pays pour Ie faiet de la religion », soit au cours de ce qu'on appelle la premiere guerre de religion, en 1562-1563, ou « un peu apres» (p. 520, abjuration du 17/0111573).

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cas, d'autant plus frequents que les frontieres confessionnelles sont moins nettement fIxees. Ces passages constituent autant de « cas-limites» et leur etude peut paraitre un bon moyen de mieux apprehender Ie proces-sus de « construction confessionnelIe». Ce biais est d'autant plus pre-cieux que ce processus a connu, au XVI" siecle, de nombreuses resis-tances : meme lorsqu'il a ete accepte dans les faits, dans les mentalites en tout cas (et cela durant tout Ie siecle), I'Eglise est demeuree une 8

• Si bien que les mots pour dire la dechirure existent certes, mais its sont tres ste-reotypes et peu conformes Ii la realite qu'ils sont censes decrire : ils disent qu'il y a une Eglise, universelle et heritee des temps apostoliques, et, face Ii cette Eglise, des heresies, des sectes, des assemblees non chretiennes en fait. Quant Ii d'autres mots qui designeraient ceux qui, se sentant d'Eglise sans savoir se trouver longtemps dans une Eglise, sont passes d'une confession Ii une autre en etant chaque fois inseres dans un veritable reseau d'orthodoxie - ce qui les distingue des errants, qu'on a pu quali-fIer de « Chretiens sans Eglise» 9 - on a peine Ii les decouvrir et, cela fait, Ii les employer tant ils semblent « pieges ».

L'historien qui pretend aborder l'etude des confessions chretiennes Ii l'epoque modeme par ce biais des passages d'une de celles-ci Ii l'autre doit donc faire face Ii une premiere difficulte : defInir precisement l'objet de son etude et trouver les mots contemporains pour designer les membres de la popUlation qu'il souhaite reperer. Ce n'est qu'ensuite qu'it peut se pencher sur la designation au XVI" siecle des changements de confession et de leurs acteurs. Ce travail lexicographique peut nourrir sa reflexion sur Ie probleme qui l'occupe.

COMMENT PARLER AUJOURD'HUI, EN FRANCAIS, D'UN CHANGEMENT DE CONFESSION

OU DU CHRETIEN QUI OPERE CE CHANGEMENT?

La langue conserve encore actuellement les sequelles des difficultes du XVI" siecle pour accepter Ie processus de « construction confessionnelle ». On doit bien constater que peu de termes fran~is peuvent designer, en

8. P. CHAUNU,Op. cit. supra n. 2, p. IS ; «I'Eglise - une Eglise qui dans Ie vecu, au XVI' et au XVII· siec1e, reste, au-dela des coupures (que nous savons difficilement reversibles), presque toujours au singuiier, I'Egiise du Christ, la fonne visible, ici, institutionnelle, hi, de la Veritable Eglise -.»

9. Leczek KolAKOWSKI, Chretiens sans Eglise. La connaissance religieuse et Ie lien confes-sionnel au XVI! siecie, Varsovie, 1965, trad. frany. par Anna POSNER, Paris, Gallimard, 1969.

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fait, ces passages ou ceux qui les operent ; en outre, de nombreux emplois sont en verite fautifs. Ainsi, parait-it evident qu'on ne saurait qualifier un catholique devenu protestant de «renegat», car ce terme designe, comme l'indique ciairement I'etymologie 10, celui « qui a renie la religion chretienne pour embrasser une autre religion» II. Le chretien devenu juif est un renegat, comme les renegats etudies par Lucille et Bartolome Ben-nassar 12 qui, de chretiens, sont devenus musulmans au cours des XVI" et XVII" siecies. L'accent est donc mis sur Ie reniement du christianisme; dans Ie meme esprit, Du Cange 13 croit bon de preciser Ii propos de ceux « qui a Fide discedentes Paganismum aut haeresim amplectebantur: negatores etiam dicebantur, quod Christum negassent» ; et la meme idee se retrouve dans Ie sens, signale par Littre 14, d' « estre reme » ou de « se renier» pour « renoncer Ii sa foi». Un chretien renie est un « chretien qui a abandonne sa foi» 15. Certes, Edmond Huguet n'est pas ici aussi categorique que l'est Littre : reniement partagerait bien avec renegation Ie sens d'« action de renier Dieu» 16 mais, au XVI" siecie, il aurait plus fre-quemment signifie « blaspheme» 17; renieur de Dieu ou, absolument, renieur aurait pu designer parfois un « renegat » et Edmond Huguet pre-sente trois exemples de cet emploi tout en remarquant aussitot 18 : « it est possible que dans ces trois exemples, renieur signifie blasphemateur» qui est, d'ailleurs, l'autre sens, plus courant, de ce mot: « celui qui renie Dieu en jurant» 19. Cette demiere expression est, au reste, celIe qui est utilisee par Ie pere Monnet 20 pour expliquer renieur de Dieu, qu'it rend' en latin par « assiduus ejurandi numinis» ou « assiduus in ejurando numine », cependant qu'it a precedemment retenu l'expression « renieur de la fay et de Dieu », traduite « desertor numinis ac fidei» 21 ; cela ten-drait Ii legitimer l'acception signalee par Littre. Le pere Philibert Monnet

10. Renegatus, de renegare, renier. 11. Paul-Emile LITIRE, Dictionnaire de la languefran~ise, Paris/Londres/Leipzig, 1863,

ri:impr. Chicago, 1982, t. IV, p. 5429 b (cite par la suite comme LITIRE). 12. Lucille et Bartolome BENNASSAR, Les Chrl?tiens d'AUah. L'histoire extraordinaire des

renl!gats, xvi-XVI! siecie, Paris, Perrin, 1989. 13. Charles du Fresnes, sieur Du CANGE, Glossarium mediae et i1!fimae latinitatis ... cum

supplementis integris D. P. Carpenterii, editio nova ... {par Leopold Favre], Paris, Librairie des Sciences et des Arts, 1937, t. I, p. 29b, S.v. Lapsi.

14. LITIRE, t. IV, p. 5433 b. 15. Ibid. 16. Edmond HUGUET, Dictionnaire de /a languefranr;aise du xvi siecie, Paris, Champion,

1925-1967, t. VI, p. 493 bet 498 b. 17. Ibid. 18. Ibid., p. 499 a. 19. Ibid. 20. Philibert MONNET, Abrege du para/We des langues franr;oise et latine ... , 3< ed., Paris,

1635, f. LLLLLL2 v" a. 21. Ibid.

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traduie2 renier Dieu et sa Joy: « ab Deo et fide desciscere, discedere, defi-cere », ce qui est tres proche de la traduction proposee pour apostasier23

qui renvoie a apostater, « apostasier de la foy »24 : « deficere ab recta fide, ab sacra fide, ab fidei norma, regula, ab fidei decretis. » Les deux verbes ont manifestement Ie meme sens, meme s'il n'est pas sur que, comme Ie veut Littre 25

, employe absolument, renier ait pu signifier apostasier. Dans I'Abrege du paralWe des langues Jran~oise et latine 26

, Ie doublet aposta-sier/apostater est toujours complete: « apostasier de laJoy» ou « aposta-ter d'un ordre religieux. » Cette analogie de sens est a retenir : quoique ce terme connaisse souvent un emploi impropre - il en a ete ainsi, on va Ie dire, des Ie XVI" siecle -, l'apostat n'est, pas plus que Ie renegat, quelqu'un qui est passe d'une confession chretienne a une autre: (( apos-tata, ecrit Du Cange 27

, qui a vera seu Christiana religione deficit.)) De fait, l'apostat a « abandonne la religion chretienne » 28, l'apostasie etant, d'apres Littre 29

, un « changement de religion et particulierement l'aban-don de la foi chretienne »30. Le pere Monnet 31 definit l'apostasie comme Ie « reniement de foy chrestienne » et il traduit : desectio 32 ab christiana fide, desertio 33 christianae fidei. n s'agit bien autant d'une separation (desectio, la taille, la coupe) que d'un abandon simple (desertio). Jean Bouche 34 Ie confirme formellement : « l'abandon de la foi chretienne doit etre total pour constituer l'apostasie; et c'est ce qui distingue celle-ci de l'heresie. » II cite, pour confirmer cette distinction, A. Boudinhon 35 qui precise: « les apostats ne sont plus chretiens; les heretiques et les schismatiques ne sont plus catholiques, bien qu'ils soient ou se disent encore chretiens » 36. A la definition de l'apostasie proposee par Ie pere

22. Ibid. 23. Ibid., f. G iii r" a. 24. Ibid., f. G iii r" b. 25. LITIRE, t. IV, p. 5434 a. 26. P. MONNET, op. cit. supra n. 20, f. G iii r" b. 27. Du CANGE, op. cit. supra n. 13, t. I. p. 317c; p. 318 a, « apostare» est defini comme

« a vera religione deficere ». 28. LITIRE. t. I, p. 245 a. 29. LITIRE. t. I, p. 245 a. 30. Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel ...• Paris. 1866. t. I. p. 494 a, s. v. Apos-

tat : « se dit de ceux qui ont apostasie. qui ont abandonne pUbliquement leur religion. parti-culierement la religion chretienne [ ... J Chretien apostat. »

31. P. MONNET. op. cit. supra n. 20. f. G iii r" a. 32. De deseco, couper. tailler. 33. De desero, se separer de. abandonner. 34. Art. in R NAZ, Dictionnaire de droit canonique, Paris. Letouzey et Ane, 7 vol.. 1935-

1965. t. I. col. 640-652. s.v. Apostasie : col. 642. 35. A. BOUDINHON. La Nouvelle legislation de [,Index, Paris. 1924. p. 301. cite par Jean

BOUCH~ art. cit. supra n. 34. col. 642. 36. n convient de bien distinguer Ie schismatique de I'h(:retique : Ie premier peut n'etre

que separe de 1'l3g1ise. lorsqu'il s'est soustrait a I'obedience de celle-ci; I'assimilation n'est a

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Philibert Monnet, nous l'avons dit, de « reniement de foy chrestienne », repond, en effet, chez cet auteur, celle de l'heresie 37

: « creance erronee, fausse et obstinee en matiere de foi chrestienne. »

Un catholique devenu protestant ne saurait done etre taxe d'apostat, a moins qu'il ne s'agisse d'un pretre ou d'un religieux qui a abandonne l'etat sacerdotal ou la vie religieuse sans avoir obtenu les dispenses cano-niques 38, done qui «a renonce a ses vreux »39. On distingue, en effet, dans Ie catholicisme, l'apostasie de la foi, qui est Ie propre des laics 40

,

l'apostasie de la clericature, qui est Ie fait des pretres 41, entin, l'apostasie de la religion, qui conceme les religieux 42

• Ce que Joannes Altenstaig, theologien allemand du XVIe siecle, resume ainsi 43 : « Apostasia { ... } est tri-plex { .. .] una a fide, secunda a clero, tertia a monasterio. » De nombreux reformateurs protestants ayant ete d'anciens religieux, les controversistes catboliques les ont souvent attaques en les traitant d'« apostats ». En foumit un bon exemple la controverse contre Ie rHormateur protestant de Strasbourg Martin Bucer, qu'ouvre l'eveque d'Avranches Robert Ceneau, dans son Axioma catholicum 44

: il y met, dans la « Preface », les tideles devoyes par la reformation protestante en garde contre (Ecolampade, un ancien Brigittin 45. « Vos seducat, leur dit-il, et rapiat aversos, /oedi/ragus ille, semel abjectae pro/essionis desertor et apostata », « it vous corrompt (en vous seduisant, en vous divisant, en vous separant, comme Ie sug-gerent les divers sens de seducere) et vous entraine de force hors du droit chemin, ce violateur de traites, qui, une fois deja, a deserte ses vreux et

raire qu'a partir du moment ou au rerus de I'obedience s'est ajoutee quelque divergence en matiere de croyance. cr., par ex., I'reuvre d'un inquisiteur castilian, composee vers 1375 mais editee au XVI" siecle : Nicolas EYMERlC, Directorium inquisitorium, cum commentariis Fran-cisci Penae ... , Seville, c. 1500, Barcelone, 1503, Rome, 1570, 1575, 1578, 1585, 1587, Venise, 1595, 1607, consu1te dans I'ed. de Rome, 1578, p.362 (sur Nicolas Eymeric, cr. Thomas i(£PELLUS, Scriptores Ordinis Prredicatorum, Paris, 1721, t. III, p. 156 sq.).

37. P. MONNET, op. cit. supra n.20, f. EEEE r" b. 38. Grand dictionnaire universel, op. cit. supra n. 30, t. I, p. 493 b, s. v. Apostasie. 39. LITIRE, t. I, p. 245 a. 40. 1. BOUCHE, art. cit. supra n. 34. 41. A. AMANIEU, art. in R NAZ, op. cit. supra n. 34, t. I, s. v. Apostasie, col. 652-664. 42. 1. BOUCHE, art. in R NAZ,op. cit. supra n. 34, t. I, s.v. Apostasie, col. 664~674. 43. Joannes ALTENSTAIG, Lexicon Theologicum ... , Cologne, 1619, reimpr. Hi1desheiml

New York, 1974, s.v. Apostata, p. 58a. 44. Robert CENEAU, Axioma catholicum, seu institutio christiana, qua asseveritur et proba-

tur corporis Christi presentia in eucharistia, adversus Bucerum, Berengariane heresis instaura-torem ... , Paris, 1534, in-8°, f. 4 r". Sur cette controverse, cr., en demier lieu, Thierry WANEGF-FELEN, « La controverse entre Robert Ceneau et Martin Bucer sur I'Eucharistie (septembre 1534-janvier 1535) », Revue d'histoire de I'Eglise de France, t. LXXVII, 1991, p. 341-349 et, du meme, « Un Sorbonniste contre Bucer. La refutation des idees de Martin Bucer par I'eveque d'Avranches Robert Ceneau (septembre 1534) », Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 1993, p. 23-37.

45. Jean, DELUMEAU, Naissance et affinnation de la Refonne, Paris, Presses universitaires de France, 1965, reed. 1983, p. 105.

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s'est revele apostat». La tentation peut etre grande, alors, de confondre un laic passe au protestantisme avec tant de clercs et de moines et, par contamination inconsciente ou dans une intention franchement pole-mique, de l'appeler apostat. Mais cet emploi est impropre.

Le laic catholique passe au protestantisme ne peut etre appele, en consequence, qu'abjurant car, si, comme Ie remarque Littre 46

, l'abjuration ne conceme pas uniquement les passages d'une confession chretienne Ii une autre, elle s'y applique tout Ii fait bien. En effet, Pierre Larousse 47

precise qu'on abjure « une croyance [ ... J dont on faisait profession et qu'li tort ou Ii raison on a reconnue fausse », en d'autres termes qu'« on abjure l'erreur». Et meme, pour Du Cange 48

, ce qui se dit« Gallice nude Abju-ration», correspond au latin Abjuratio haereseos. Ainsi, en milieu chre-tien, l'abjuration concemerait-elle les passages entre confessions se consi-derant l'une l'autre comme erronees, heterodoxes, en un mot heretiques. Certes, du point de vue catholique, la definition d'une heresie est simple; d'apres Joannes Altenstaig 49

, « est dogma/alsumfidei contrarium ortho-doxiae, id est error contrarius Catholicae veritali N. Cette definition s'applique donc Ii toute confession chretienne non catholique, un autre element entrant, en revanche, dans la definition de l'heretique, Ii savoir l'obstination dans l'erreur, la pertinacia. J. Altenstaig precise Ii ce pro-pOS50:

« omnis Christianus vel qui se putat Christianum, e"ans contra Catholicam veritatem pertinaciter est haereticus », et encore: « omnis qui pertinaciter adhaeret e"ori, qui sapit haeresim, vel qui pertinaciter asserit vel determinat aliquam haeresim est haereticus. »

La definition de l'heresie parait plus delicate, en revanche, en milieu protestant, sans doute dans la mesure ou la notion meme de « dogme », mise en reuvre par Ie catholique J. Altenstaig, y est farouchement rejetee. La lettre de Theodore de Beze Ii Andre Dudith, du 18 juin 1570 51

, peut nous permettre de preciser les choses.

46. LITIRE, t. I, p. 19 b : « on a pretendu qu'il ne pouvait y avoir abjuration que dans Ie sein du christianisme, c'est-a-dire que Ie mot ne s'employait que pour exprimer l'action de passer d'une secte chretienne dissidente dans Ie sein du catholicisme. Cela n'est pas fonde; abjuration ne comporte rien d'aussi precis; et on peut dire en parlant d'un juif: l'abjuration du judaIsme. »

47. Grand dictionnaire universe/, op. cit. supra n. 30, t. I, p. 22 c, s.v. Abjurer. 48. Du CANOE, op. cit. supra n. 13, t. I, p. 24 c. 49. J. ALlENSfAIO, op. cit. supra n. 43, s.v. Haeresis, p. 375 b. 50. Ibid., s.v. Haereticus, p. 377 a. 51. Correspondance de Theodore de Beze, t. XI, 1570, ed. Alain DUFOUR, Claire CHIMELL!,

Beatrice NlCOLL!ER, Geneve, Droz, 1984, lettre 780, Beze a Dudith, Geneve, 18juin 1570, p. 168-185.

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Beze cherche a calmer les inquietudes d' A. Dudith face aux dissen-sions qui opposent les Eglises reformees et protestantes les unes aux autres 52; leur seul point d'accord serait, d'apres Ie Hongrois, la « lutte contre Ie Pontife romain »53. Le successeur de Calvin a Geneve tient a corriger cette opinion 54 :

« Nostras autem Ecclesias definio, quarum publica con/essio edita est, cujus-modi tres con/essiones universales invenio nostra memoria editas, unam Augustanam, alteram Helveticam, cui et nos hic subscripsimus, et ipsi Scoti in extrema terrarum orbe, tertiam Gallicam»;

les Eglises sont celles dont la confession est publiee: confession d'Augsbourg, confession helvetique posterieure, adoptee egalement par les Ecossais, confession fran~se, enfin 55. Car, pour Beze, ceux qui adherent a l'une de ces trois confessions partagent, pour l'essentiel, la meme foi 56. Meme les lutheriens 57 sont compris dans ce consensus, les divergences au sujet de la Cene n'etant qu'affaire de specialistes, non de simples fidetes, tout comme Ie debat sur la circoncision dans la primitive Eglise, a Jerusalem 58. En sont, en revanche, exclus ceux qui, pour Ie reformateur protestant, sont au sens propre des heretiques parce qu'its ont ete chasses de l'Eglise, extra Ecclesiam extrusos 59

• Ce sont, au temps de Theodore de Beze (hodie), « Papistae, Anabaptistae, Libertini, Anti-nomi, et vestrarum regionum turbatores Tritheitae, Arriani, Samosate-

52. Ibid., p. 170: «roo.] te video per id tempus non ajJlictum modo, verum etiam pertuba-tum foisse », ecrit Beze, et, plus loin : «Tam multae, inquis, tam pugnanter, tam inter se adversariae Ecclesiarum sententiae, quae reformatae vocari et haberi volunt. »

53. Ibid., p. 171, dernier paragraphe, surtout la derniere phrase: «Imo, inquis, in quo tandem religionis capite congruunt inter se Ecclesiae quae Romano Pontifice indixerunt?;;

54. Ibid., p. 172. 55. La confessio Galiica, de 1559, est, quelques mois apres cette lettre de T. de Beze,

reprise et completee lors du synode national de La Rochelle, en 1571. On parle desormais de la « Confession de La Rochelle i).

56. Co"espondance de Beze, op. cit. supra n. 51, t. XI, epist. cit., p. 172 : «Dico eandem per omnia doctrinam in Helveticis, Sabaudicis, Gallicis, Belgicis, Scoticis, ac etiam, opinor, Anglicis Ecclesiis, sumo consensu tum Verbis tum etiam scriptis proponi ac retineri. »

57. Du cOte lutherien, il en va tout autrement, cf. Bernard VOGLER, « Le concept de conversion chez les lutheriens strasbourgeois au xvu' siecle », in La Conversion au XVlf siecle, actes du XII' colloque de Marseille (janv. 1982), Marseille, Centre meridional de rencontres sur Ie xvu'siecie, 1983, p. 81-87 : « En ce qui concerne les lutheriens, il faut bien avoir present Ii I'esprit qu'il y a depuis Ie milieu du XVI'siecie une frontiere de sensibilire, qui fait que les lutheriens sont plus proches des catholiques que des rHormes. Et d'ailleurs, dans les vingt annees qui precedent la guerre de Trente ans, dans tout I'espace germanique [ ... J circule Ie slogan "plutot papiste que calviniste " » (p. 86).

58. Ibid., p. 173. 59. Ibid., p. 172.

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niani »60, c'est-a-dire les catholiques 61, les «libertins» 62, ainsi que les anabaptistes et tous ceux qui constituent ce qu'on appelle la « Reforme radicale ».

L'abjuration concernerait, en consequence, les passages intervenant entre catholicisme et protestantisme, au sens large, entre catholicisme et protestantisme rHorme et lutherien d'une part, et, d'autre part « Reforme radicale », mais non entre lutheranisme et calvinisme ni anglicanisme 63

Dans cette acception, « faire abjuration se dit d'une ceremonie publique par laquelle on quitte sa religion et on rentre dans Ie sein du catholi-cisme », precise Littre 64 en donnant a «religion» un sens large qui recouvre aussi l'acception actuelle du mot « confession»; tout comme Du Cange 65, qui explique « abjuratio haereseos» par « solemnis ejuratio et damnatio e"oris praeteriti cum quis ab haeresi ad fidem catholicam convertitur» ; Ie lexicographe restreint un peu trop, sans doute, Ie champ d'utilisation de cette expression: on peut Ii bon droit parler egalement d'abjuration de catholiques dans Ie cas de la conversion de ces derniers au protestantisme 66

• Malgre les reserves qu'elles suscitent, ces definitions de Littre et de Du Cange mettent en lumiere les difficultes de l'emploi des termes abjurant, abjuration, abjurer, quoiqu'ils paraissent d'abord seuls propres a qualifier, en fran~s, Ie passage d'une confession chre-tienne a une autre et celui qui l'opere: non seulement, ces termes comportent un jugement de la confession abandonnee, taxee ipso facto d'« heresie », mais encore ils supposent « une ceremonie publique », un acte officiel 67

, enfin la signature ou la recitation - ou l'une et l'autre -

60. Ibid. 61. Le terme est employe a defaut d'un autre plus satisfaisant : au reste, dans cette lettre

(ibid., p. 172), T. de BEzi! qualifie bien les membres de I'Egiise qu'il vient de definir de «orthodoxi et vere catholici ».

62. Pour saisir ce que sont les « libertins» au XVI' siecie, cr. Verdun-Louis SAULNIER, « L'evangelisme de Pierre Du Val et Ie probleme des libertins spirituels », Melanges Augustin Renaudet, Bibliotheque d'Humanisme et Renaissance, 14, 1952, p. 205·218, les actes du col· loque international de Sommieres, Aspects du libertinisme au xvi siecle, Paris, Vrin, 1974, ainsi que Jean WIKIH, « Libertins et epicuriens : aspects de I'irreligion au XVI' siecie », Biblio-theque d'humanisme et Renaissance, 1977, p.601·627.

63. A propos de I'angiicanisme, cr. supra n. 56, loco cit., en part. : «[ .. .] ac etiam, opinor, Anglicis Ecclesiis ... ii

64. LITIRE, t. I, p. 19 b. 65. Du CANGE, op. cit. supra n. 13, t. I, p. 24 C. 66. Cf. Paul de FELICE, « Abjurations de catholiques dans les temples huguenots », Bulle-

tin de la Societe de l'histoire du protestantisme fran~ais, 45, 1896, p. 561-572; au reste, Ie Grand dictionnaire universel, op. cit. supra n.30, t. I, Paris, 1866, p. 22 b, S.V. Abjuration, parle d'un « Acte public et solennel par lequel on renonce Ii une religion que I'on avait pro· fessee », sans faire explicitement mention d'un passage au catholicisme.

67. II n'y a pas d'entree (( abjuration» in J. ALlENSTAIG, op. cit. supra n. 43; Ii defaut, tout en ayant Ii I'esprit qu'il concerne une situation bien differente de celie qui est etudiee, a ete consulte Ie Repertorium Inquisitorum, publie Ii Valence en 1494, dans I'ed. et la trad. de

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d'une formule abjuratoire : «sit autem, recommande Du Cange 68,publice in Ecclesia ritu et modo in Ritualibus descriptis ». Contrairement a l'abju-ratus du Glossarium, qui est celui qui isto solemni ritu haeresim ejuravit, Ie « furtif» qui ne donne pas de publicite a son passage d'une confession a une autre n'est donc pas a proprement parler non plus un abjurant. Le probh~me existe d'autant plus qu'on peut penser qu'au XVIe siecie Ie chan-gement de confession prend rarement la forme soiennelle de l'abjura-tion 69.

Qui change de confession, au XVI" siecle, serait donc rarement un abju-rant au sens propre. On voudrait Ie dire converti (au catholicisme, au pro-testantisme ... ), mais l'ambiguite de ce dernier terme, en milieu chretien, soulignee lors d'un recent colloque 70, inciterait a trouver d'autres qualifi-catifs. Ceux-ci semblent difficiles a decouvrir dans Ie cas d'un simple pas-sage d'une confession chretienne a une autre, mais deux mots, souvent employes ensemble et a l'etymologie commune 71, s'appliquent tout a fait bien a ceux qui accomplis sent un aller et retour confessionnel.

Les protestants, des Ie XVI" siecie, ont repris l'ancien terme lapsi (<< ceux qui sont tombes» ou, comme Ie propose Albert Blaise 72, les « faillis »), utilise dans les premiers siecies de l'Eglise pour designer les chretiens qui, dans les periodes de persecution, avaient renie leur roi. Cyprien, decapite en 258, leur avait consacre son traite De [apsis. Le terme est egalement connu en milieu catholique. Du Cange 73 en indique

Louis SALA-MoLINs, Le Dictionnaire des inquisiteurs. Paris, Mouton, 1981, s.v. Abjuration. On y lit, p. 53 : « L'abjuration sera publique car public est Ie crime d'h{,resie. L'abjuration donne lieu a I'etablissement d'une ecriture et d'un instrument que I'abjurant redigera lui-meme, ou qu'il signera tout au moins de sa main. » De meme, en milieu reforme, la Disci-pline des Eglises de France prescrit la tenue d'un registre des abjurations par communaute. Cf. P. de FELICE, an. cit. supra n. 66, p. 562.

68. Du CANGE, op. cit. supra n. 13, t. I, p. 24 c. 69. Nicole LEMAti'RE, Le Rouergue flamboyant. Le clerge et les fideles du diocese de

Rodez. 1417-1563, Paris, Cerf, 1988, p. 481 : « on peut cependant, sans trop s'avancer, dire que les retours solennels, comme ceux de ces deux femmes, sont tres rares. »

70. La Conversion au XYIf siecle. op. cit. supra n.57, et notamment I'approche lexico-graphique proposee par Pierre DUMoNcEAux, « Conversion, convertir, etude comparative d'apres les lexicographes du xvu·siecle», p.7-17. On peut egaiement tenir CGmpte des remarques faites par Marie-Therese HIPP, s.v. Conversion, in Dictionnaire du Grand Siecle. dir. Fran~is BWCHE, Paris, Fayard, 1990, p. 405 b-407 b: « au latin [conversio) corres-pondent deux vocables grees, emcnpo01j, retour a I'origine ; JlETaVOIa, arrachement; I'un et I'autre sens se rejoignent dans la conversion proprement [ ... ) religieuse », et encore: « Ie terme de conversio~ a une grande extension; Ie sens Ie plus courant est celui de passage d'une affiliation reJigieuse a une autre », « passage d'une communaute a une autre », mais une seconde acception se juxtapose souvent a ce premier sens : « (desir de) rupture totale avec la vie anterieure. »

71. Labor. labi, tomber. 72. Albert BLAISE, Dictionnaire latin-franfllis des auteurs chretiens. Strasbourg-Paris, Le

Latin Chretien, 1954, p. 486 b. 73. Du CANGE, op. cit. supra n. 13, 1938, t. V, p. 29 b.

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Ie sens : « qui a Fide discedentes Paganismum aut haeresim amplecteban-tur et postea per poenitatem redibant ad Ecclesiam. »

II existe toutefois une difference d'emploi, dans Ia mesure ou, du cOte catholique, tout lapsus est pense comme un relapsus; aussi Lirtre 74

indique-t-il que I'adjectif laps, «terme de droit canonique, ne s'emploie que dans Ia reduplication: laps et relaps », pour designer celui «qui, apres avoir embrasse Ia religion catholique, Ia quitte pour retoumer a ses premieres croyances », en I'occurrence Ie protestantisme. Car Ie relapsus est bien un «chretien retombe dans une heresie a Iaquelle il avait pre-cedemment renonce» 75, ce qu'Alphonse de Castro, dominicain espagnol de Ia premiere moitie du XVI" siecle, dans son traite De justa punitione haereticorum, enonce ainsi 76 :

«Ut quis manifeste relapsus dicatur, duo sunt necessaria. Primum est, ut semel in aliquam haeresim juerit lapsus, et de ilia accusatus, et propter illam damnatus, et post illam damnationem, haeresim in judicio abjuraverit. Secundum est, ut post hujusmodi abjurationem, iterum in haeresim labatur. »

Or, tout protestant, meme ne et eleve dans Ie protestantisme, est consi-dere par Ies catholiques comme un catholique passe au protestantisme : son admission dans Ia communaute confessionnelle catholique est pensee deja comme un retour 77 et s'il repasse ensuite au protestantisme, on ne peut que considerer qu'il y a reiteration de Ia faute 78.

74. LITIRE, t. III, p. 3456 b. 75. LITIRE, t. IV, p. 5377 b. 76. Lib. II, cap. II, « Quod relapsus merito censetur incorrigibilis, et quis sit dicendus relap-

sus », cite d'apres Alphonse de CAS1RO, Opera ... , Paris, 1571, in-f', col. 1206 A (la premiere ed. du De justa punitione haereticorum date de 1547). II suit un autre dominicain espagno1, du xIV" siec1e, N. EYMERIC, qui definit dans son Directorium inquisitorium, op. cit. supra n. 36, p. 264 a, De relapsis, les relaps ainsi : « Quidam vero sunt relapsi in fautoriam utpote, quia fautoriam abjuraverunt, et post in abjuratam fautoriam relabuntur [. . .] »

77. Dans ses Memoires-joumaux, publies par BRUNET, CHAMPOLLION, HALPHEN et al., 12 vol., Paris, 1888, t. II, « Journal de Henri III, 1581-1586 », decembre 1585, p. 221, Pierre de L'ESlOILE commet une note tres significative a ce propos: « La chanceliere de L'Hospital, entre autres, dame d'honneur et de merite, qui toute sa vie avoit fait profession de ladite reli-gion [reformeella quitte et I'abjure, et retoume a la Messe. » Je souligne.

78. On pourrait aussi partir du fait que les catholiques considerent tout membre, meme de naissance, d'une autre confession chretienne, comme catholique, relevant du droit canonique et passible ipso facto des peines prevues pour les heretiques. C'est une autre maniere de pre-senter la question. Peut·etre cette argumentation-ci est-elle posterieure au XVI'siec1e, dans la mesure ou elle est theologiquement fondee sur la reconnaissance par I'Eglise catholique de la validite du bapteme administre dans les autres confessions? C'est du moins ce que precise avec nettete Ie bref de Benoit XIV, Singulari nobis, premier document en date a exprimer sans conteste ce principe: Ie bapteme integre a I'Eglise du Christ, I'Una Sancta, et non a I'Egiise locale seule, ce qui revient a justifier la sujetion des baptises de toute autre confession dont Ie bapteme est reconnu valide a la legislation canonique (in Enchiridion symbolorum, definitionum et declarationum de rebus fidei et morum, ed. Heinrich DENZINGER puis Adolf SCHONME1ZER, 36' ed., Barcelone, Herder, 1976, § 2566-2570).

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Entin, si Littre 79 ne releve pas Ie sens des termes revolte, revoltement, revolte, se revolter qui rattache ces demiers au champ semantique des changements confessionnels, il presente toutefois Ii la rubrique historique des mots revoltement et revolter un bon nombre de citations d'ouvrages des XVIe et XVIIe siecles qui illustrent ce sens particulier. Il peut paraitre utile de les reproduire :

a) « Le revoltement qu'avoyent fait les Galatiens de l'Esvangile n'estoient pas une legiere faute» (J. Calvin. Institution de la religion chretienne, Geneve, 1561, p. 833); b) « Dans ce siec1e, presque tous les esprits se revoltent de la foi» (Les (Euvres de M. de Balzac, Paris, 1665, t. I, lett. 14); c) « II se revolta et changea de party» (M. de Montaigne. Essais, Paris, 1802, liv. I, p. 44) ; d) « Nous sommes tous des apostats en nous revoltant d'un seul Dieu» (J. Calvin, op. cit .• p. 22); e) « Le Roy de Navarre s'estoit revolte [retourne, avait fait une volte, avait repris la religion catholique] » (Fr. de La Noue, Discours politiques et mili-taires, Bale. 1587, p. 522); f) « D'Aubigne, qui avoit coutume de ne dire adieu qu'a ceux qui estoient prets a mourir ou a se revolter [apostasier] dit adieu au ministre du Ferrier» (Lalande, ed., Memoires de la vie de Th.-A. d'Aubigne.... Paris, 1854, CXXIII); g) « Les fregates l'ayant pris, Ie bacha [sic] Ie receut honorablement avec grandes otT res pour Ie revolter» (D'Aubigne, Histoire universelle, Maille', 1616, vol. I, p. 117 8°).

L'interpretation que donne Littre de l'emploi du verbe se revolter par Fran90is de La Noue. au sens de « se retoumer, faire une volte, reprendre la religion catholique », dans la citation e (et meme si la citation g, extraite de I'Histoire universelle d'Aubigne, ne contirme guere un emploi aussi etroit) a ete egalement proposee par A.-L. Herminjard 81 : «se revolter signitiait alors : retoumer Ii l'ancienne croyance ». Elle pourrait donner Ii penser que la revolte ou Ie revoltement ne concement que les protestants (re)devenus catholiques, et ne s'emploient en consequence, du fait de leur nuance nettement pejorative, qU'en milieu protestant. Or, Edmond Huguet 82 parait pencher en faveur d'une acception plus large

79. LrrmE, t. IV, p. 5572 a. 80. Cf. Agrippa d'AuBIGNE, Histoire universelle, ed. Andre THIERRY, t. I, Geneve, Droz,

1981, p. 351: enjuillet 1560, Sandeo, autrement dit Alvaro di Sandez, est fait prisonnier par la l10tte de Piali Pacha, amiral turc.

8!. Aime-Louis HERMINIARD, Correspondance des Reformateurs dans les pays de langue fran~aise, t. III, 2' ed., Geneve/8aIe/Lyon, 1878, p. 76, n. 3.

82. E. HUGUET, op. cit. supra n. 16, t. VI, p. 587-589.

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des termes revolte, revoltement, se revolter, revolte : il definit revolte comme une « apostasie »83, revoltement comme une « action de changer de religion, apostasie »84, se revolter comme « abjurer» 85, enfin, revolte comme « apostat »86_ II presente d'autres citations d'ouvrages du XVI" sie-cle que celles proposees par Littre, dont deux paraissent particulierement interessantes 87 :

h) « Et voila comme ce cardinal traita David, estimant n'avoir pas peu fait de I'oster d'aupres des princes et I'avoir rendu odieux aux evangeliques par un tel revoltement public» 88 ;

i) « Le Roy [ ... ] connoissoit Ie troisiesme pour revolte de sa religion» (Agrippa d'Aubigne, Histoire universelle).

En outre, Edmond Huguet 89 invite a faire montre de beaucoup de pru-dence lorsque se rencontre Ie verbe se revolter dans un texte du XVI" sie-cle : se revolter de a bien Ie sens de « se detourner de » ; ainsi, Andre The-vet (Cosmographie universelle, 1575) peut-il ecrire que Luther « se revolta de l'union de I'Eglise catholique »_ Mais se revolter devers ou se revolter a signifient au contraire « se tourner vers, prendre Ie parti de_ .. », comme dans I'Epitre au lecteur qui ouvre I'Institution de la religion chretienne (ed. de 1560), dans laquelle Calvin ecrit: « II y avoit la un grand bruit que je m'estoye revolte ala papaute. »

Ces difficultes exposees, il faut reconnaitre que la lecture de I'Histoire [ ... ] de I'Heresie de Aorimond de Raemond 90 conduit a penser que les termes revolte, revoltement, se revolter, revolte appartiennent aussi bien au vocabulaire utilise par les catholiques qu'a celui dont se servent les protestants pour parler des passages d'une confession a une autre et de ceux qui operent de tels passages. Certes, ces termes se retrouvent avec

83. Ibid., t. VI, p. 587 b. 84. Ibid. 85. Ibid., p. 588 b. 86. Ibid., p. 589 a. 87. Ibid., p. 587 b. 88. Cf. Louis Regnier de LA PLANCHE, Histoire de l'Estat de France, tant de la Repub/ique

que de la Religion. sous Ie regne de Fran~ois II, 2 vol., Paris, 1576, t. I, p. 187-188. II s'agit du moine Pierre David, d'Agen, devenu predicateur reforme du roi de Navarre des 1555 mais regagne au catholicisme par Ie cardinal de Lorraine qui se contenta de Ie faire recevoir moine a Saint-Denis, Oil David dut subir la regie dans toute sa rigueur, cr. Eugene et Emile HMG, La France protestante ou Vies des protestants fran~ais qui se sont fait un nom dans l'his-toire ...• IOvol., reimpr. Geneve, Slatkine, 1966, t. IV, p.216 et Histoire ecc/esiastique des Eglises reformees au Royaume de France, Anvers, 1580, ed. par Guillaume BAUM, Edouard CUNnz, Rodolphe REuss, 3 vol., Paris, Societe des Livres religieux, 1883-1889, t. I, p. 102.

89. E. HUGUET,Op. cit. supra n. 16, t. VI, p. 489 a. 90. Florimond de RAEMOND, Histoire de la naissance. progres et decadence de l'Heresie de

ce siecle. Ire ed. 1605, consultee dans I'ed. de Rouen, 1629.

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une frequence plus grande dans I'Histoire ecclesiastique'", et on pourraitobjecter que Raemond a pu etre influence par son passage, temporaire,par le protestantisme 92. Toutefois, force est de reconnaitre que cela ne lerend nullement suspect de complaisance envers les protestants 93. Bien aucontraire. Or, il fait usage de ces termes aplusieurs reprises : il intitule lechapitre v de son livre II « la revolte de Pierre Martyr et de BernardOkin ... »94 et, exposant les espoirs des protestants de convertir Fran-cois I", remarque qu'en pareil cas ce roi aurait ete « comme I'ApostatJulian qui par sa revolte fit revolter beaucoup de gens» 95. D'autresemplois du meme ordre se retrouve sous la plume de cet auteur, qui rap-pellent la citation de la Cosmographie de Thevet presentee par EdmondHuguet 96. Cet emploi correspond acelui des termes latins rebellis, rebel-lare; ce sont ces termes-ci qui viennent naturellement au docteur de Sor-bonne Robert Ceneau lorsqu'il stigmatise les reformateurs protestants eton lit sous sa plume l'apostrophe suivante al'encontre de ces derniers 97 :

«adulterini filii, generatioprava et adultera matris Ecclesiaerebelles, qui ali-quando sub signis et sacramentis ecclesiasticis militastis nunc refugae etdesertores, nihil minus quam Christiani et nihil magis quam haeretici. »

Quel besoin en ce cas aurait-on d'avoir recours aune interpretation parle sens de « faire une volte» pour s'expliquer l'emploi, tant du cotecatholique que du cote protestant, de se revolter? « Revolte de la Reli-gion», qu'on trouve a plusieurs reprises dans l'Histoire ecclesiastique"semble bien correspondre absolument a « Romanae [ou Catholicae]Ecclesiae rebel/is» et a « revolte de la religion romaine» 99.

Au terme de cet inventaire des materiaux lexicaux disponibles en fran-cais pour parler des changements de confession (ou de « religion»comme on le dit au XVI" siecle I), aucun terme ne parait done reellementconvenir a cet usage. «Apostat » est souvent fautif, « revolte » estarchaique et ne se comprend plus bien, et l'un et l'autre de ces termessont charges d'une connotation pejorative tres marquee. Les termes de

91. G. BAuM, E. CUNITZ, R REuss, ed., op. cit. supra n. 88.92. F. de RAEMOND, op. cit. supra n. 90, p. 865, serait passe au protestantisme a la suite de

I'Affaire d'Anne du Bourg (1559); c'est en tout cas l'interpretation qu'on peut proposer acequi parait bien etre un plaidoyer pro domo. Cf. aussi ibid., p. 894. Ibid., p. 204, F. de RAE-MOND raconte comment Ie miracle de Laon de 1566 l'a retire de « la gueule de l'Heresie »,93. Cf. Bernard DOMPNIER, Le Venin de l'Heresie : image du protestantisme et combat

catholique au XVII steele, Paris, Le Centurion, 1985.94. F. de RAEMOND, op. cit. supra n. 90, p. 291.95. Ibid., p. 843.96. cr. op. cit. supra n. 16, p. 21.97. R. CENEAU, op. cit. supra n. 44, f. 41 v".98. Histoire ecclesiastique, op. cit. supra n. 88, t. II, p. 672 et 675.99. F. de RAEMOND, op. cit. supra n. 90, p. 31 et 62.

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droit canonique « laps et relaps » presenteraient bien l'avantage conside-rable de l'exactitude et de la propriete mais leur charge de condamnation n'en est pas moins forte que celIe d'apostat ou de revolte lOo .

II semble pourtant preferable que l'historien s'affranchisse autant que possible d'une terminologie tout empreinte des condamnations confes-sionnelles du XVIe siecle. II lui faut un terme qui s'accorde avec Ie souci de designer Ie phenomene du passage d'une confession Ii une autre d'une maniere dynamique et qui permette, en outre, un substantif applicable aux acteurs de ce phenomene. En ce sens, « passage» ne va pas. Sont Ii rejeter egalement des expressions comme celIe de «conversion confes-sionnelle », employee par M. Neeser 10\ ou celIe adoptee par Guy Turbet-DeloflO2 Ii propos de I'Mrique du Nord aux XVIe et XVII" siecles : « conver-sion interconfessionnelIe»; la premiere ne veut tout bonnement rien dire, la seconde peche parce que Ie mot de «conversion» est trop ambigu et, malgre son etymologie, est compris actuellement comme trop peu dynamique.

On ne saurait nier que Ie recours Ii la metaphore sus cite toujours d'ine-vitables critiques, et que celles-ci sont fondees puisque la metaphore rend 1'1i-peu-prt!s de mise. C'est pourtant la solution adoptee. La metaphore du deplacement spatial parait s'imposer; regardant du cOte de la geo-graphie humaine, on se propose de parler ici de «migrations inter-confessionnelles ».

II est vrai qu'un bon nombre de ceux qui passent d'une confession Ii une autre, au XVIe siecle, Ie font seuls. Certaines sont communautaires, mais la majorite de ces experiences de changements de confession sont individuelles. Or, au sens propre, la migration designe bien un deplace-ment massif d'hommes.

Cependant, certains usages metaphoriques etablis aussi bien par Littre que par Larousse semblent justifier l'emploi propose ici de cette expres-sion de «migrations interconfessionnelles », en particulier l'emploi de «migration des ames» qui, lui aussi, evacue la dimension communau-taire du deplacement. L'avantage principal de «migrations interconfes-sionnelles» est que l'acteur d'une « migration» s'appelle en fran~is un « migrant », et que ce substantif peut parfaitement etre utilise sans cho-

100. Cf. N. EYMERIC, op. cit. supra n. 36, p. 264 a, De relapsis : « Et omnes isti relapsi sive pamitant sive non, sine ulla audientia sunt tradendi bracchio seculari animadversione debita puniendi : est verum, quod si non prenitant, sunt tradendi ut hceretici pertinaces " si autem prenitant, sacramenta Prenitentice et Eucharistice non sunt eis deneganda [ .. .] ».

101. M. NEESER, Du protestantisme au catholicisme. Du catholicisme au protestantisme. Essai de psychologie des conversions confessionnelles, AlbilParis/Neuchatel, 1926.

102. Guy TURBET-DEWF, « Note sur les conversions interconfessionnelles en Afrique du Nord (1532-1715»), in La Conversion au XVI! siecle, op. cit. supra n. 57, p. 179-181.

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quer l'oreille. L'autre avantage de l'expression est sa parfaite «neutra-lite ». De plus, migratio ou transmigratio paraissent avoir ete utilises en ce sens, si on en eroit les titres de trois ouvrages fournis par Martin Lipen dans sa Bibliotheca rea lis theologica 103.

A LA LUMIERE DES SOURCES CAlHOLIQUES ET PROTESTANTES

Reeourir a la metaphore est insatisfaisant ; devant les laeunes du lexique fran~s, force est de considerer que seule l'etude des sources peut permettre une approche veritable du phenomene de la migration inter-confessionnelle au XVI" siecle dans l'aire francophone europeenne. La consultation d'un certain nombre de dictionnaires, de preference multi-lingues 104 car ces derniers permettent d'avoir une idee plus precise du sens donne par leurs auteurs aux termes presentes, s'est reveiee de peu de profit. Est-il meme etonnant que Ie Dictionnaire franco-latin de Robert Estienne 105 ne s'avere d'aucune utilite en la matiere? Les sources propre-ment dites devront done apporter seules l'essentiel de l'information. On trouvera sans doute une certaine distorsion entre Ie sens des termes qui viennent d'etre definis et leur emploi effeetif au XVI" siecle. L'impropriete peut etre inconsciente, ou intervenir par contamination lorsque, comme cela a ete suggere, enumerant les noms de catholiques passes au protes-tantisme et, en majorite, anciens religieux, on va les qualifier tous, Y compris les laies, d'apostats. Souvent, cependant, elle va etre volontaire et quelque peu revelatrice de la maniere dont, a l'epoque, on percevait et comprenait les migrations intereonfessionnelles.

L'Histoire de la naissance, progres et decadence de I'Hert!sie de ce sie-c/e 106 peut servir d'exemple de la fa~n dont les sources catholiques apprehendent Ie probleme.

103. M. Martini LIPENIUS, Bibliotheca realis universalis quatripartita ... , Francfort-sur-Ie-Main, 1785, p. 78 b : « Abrah[amus) Calovius, Exarnen Aetiologiae Joh [anni) Kircheri quo rationes Migrationis ejus in Synagogam Papalem, neque veras neque solidas, sed falsas atque leviculas esse etc. ostenderat, Post[dam),4°, 1643 » ; ibid. : « Justus Calvinus, Pro SS. Catho-lica Rornana Ecclesia, proque sua ad earn transrnigratione Apologia, Mog., 8°, 1601»; p. 84 a: Casp[arus) Scioppius, Epistola de sua ad Orthodoxos Migratione, Ingolst[adt), 8°, 1600.

104. On a deja beaucoup utilise P. MONNET, op. cit. supra n. 20; on signale, entre autres, R. COIDRAVE, A French-English Dictionary ... , Londres, 1650.

105. Edite a Paris en 1539. 106. F. de RAEMOND, op. cit. supra n. 90.

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Dans son ouvrage, Florimond de Raemond emploie vingt-sept fois Ie terme d'apostat 107 et deux fois celui d'apostasie 108. II ne semble pas qu'un seul de ces emplois soit fautif: chaque fois, croit-on, l'apostasie est celle d'un clerc, Ie plus souvent un religieux, qui a renie ses vreux pour passer au protestantisme 109. Aussi, Florimond de Raemond use-t-il parfois d'expressions synonymes : « fugitifs des convents)) 110, « desvoilee )) 11\ « deschapperonez )) 112, « descoiffee de son capuchon)) 113, ou encore « defroque )) 114, ou bien « renie )) 115. Cet auteur ne semble pas, d'ailleurs, avoir fait aucune mention explicite de laiques catholiques devenus protes-tants. S'il parle en general, il ecrit: « deserteur de la foi)) 116, « des-voyez )) 117, ou bien « desvoyez et deserteurs de l'Eglise )) 118.

Les migrations inverses, du protestantisme ver Ie catholicisme, sont en revanche, toutes assimilees Ii une « conversion )) 119. On remarque ainsi que ce polemiste catholique ne met pas en lumiere la meme dimension, selon qu'il parle des migrants qui quittent ou au contraire rejoignent la confession qu'il a lui-meme choisie. Dans Ie premier cas, l'accent porte sur l'aspect institutionnel du phenomene et fait du migrant un « par-jure )) 120. Au contraire, dans Ie second cas, c'est une realite purement reli-gieuse qui est mise en avant.

Cela permet, en outre, Ii Florimond de Raemond de donner aux mots Ie sens precis qu'on a vu precedemment devoir leur etre assigne.

II en va differemment dans l'Histoire ecc/esiastique l21 qui va etre prise ici comme exemple des sources protestantes qui ont ete consultees.

Tout se passe comme si, d'apres ces demieres, les protestants du XVI

e siecle n'avaient pas con'Yu l'ambiguite de la notion d'evangelisme.

107. Ibid., p. 42, 70, 117, 124, 198,290,292,294,299,300,453,456,518,529,670,671, 769, 772, 773, 777, 916 et 926.

108. Ibid., p. 293 et 988. 109. L'« apostasie de la religion» est evidente : cr. ibid., p. 300, 453, 456 (<< moine apos-

tat»), p. 671 (<< nonnain apostate»), p. 290 (<< Apostatz que la folie jeunesse a tires des c10istres »), ou encore p. 198, oil I'expression «fugitifs des convents» est apposee au mot « apostats ».

110. F. de RAEMOND, op. cit. supra n. 90, p. 198 et 290. Ill. Ibid., p. 297 et 30 I. 112. Ibid., p. 300. 113. Ibid. 114. «Moine defroque », ibid., p. 283, 671 et 917; «moinesse defroquee », ibid., p. 297. 115. «Moine renie », ibid., p. 174, 201, 280 et 456, «prestre et chanoine renie », ibid.,

p.280, « chanoine renie », ibid., p. 287 et 300, «augustin renie », ibid., p.925. 116. Ibid., p. 353. 117. Ibid., p. 529. 118. Ibid., p. 1059. 119. Ibid., p. 249 (<< Lutherien converty »), p. 485 (<< un ministre converty »), p. 290,305,

472, 486, 529 (deux emplois), p.936 (<< conversion» ou «conversion et reduction [ ... ] a I'Eglise catholique »).

120. Ibid., p. 56. 121. G. BAUM, E. CUNnz, R REuss, ed., op. cit. supra n. 88.

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Pour eux, toute personne ayant « eu connaissance de la Religion )) 122 et ayant «preche assez purement l'Evangile)) 123, pour peu qu'elle soit demeuree par la suite dans la confession catholique, est un « apostat )), meme si l'engagement dans I'evangelisme n'a aucunement ete suivi d'un abandon des vreux ou des benefices. Le cas peut-etre Ie plus manifeste dans l'Histoire ecclesiastique est celui de Georges d'Annagnac, cardinal-eveque de Rodez, qualifie a deux reprises dans cet ouvrage d'« invetere apostat )) 124, alors que, s'il est vrai que ce prelat a fini par sacrifier l'huma-nisme chretien evangelique a sa carriere, rien ne montre qu'il ait jamais rien fait pour s'exclure de l'Eglise catholique. On remarque qu'en d'autres endroits, Ie terme «palinodie)) 125, qu'on retrouve egalement chez Aorimond de Raemond 126, semble s'appliquer a la meme realite.

D'ailleurs, l'ambiguite meme du terme « apostat)) peut expliquer son emploi relativement peu frequent dans un texte comme celui de l' Histoire ecclesiastique 127 : outre son triple sens canonique, inexistant chez des auteurs protestants, il designe parfois plus largement la pratique catho-lique; ainsi les annalistes genevois du debut du XVIIe siecle appellent-ils les jesuites « les suppots de l'Apostasie romaine )) 128. L'emploi du terme « apostat)) prend alors tout son sens : il designe Ie passage a 1'« idola-trie )) 129, maniere courante pour les reformes de designer Ie catholicisme, qui n'est plus, des lors, considere comme « religion chretienne )).

Quoi qu'il en soit, les auteurs de l' Histoire ecclesiastique preferent, semble-t-il, qualifier ceux qui ont frequente quelque temps les assemblees protestantes avant de revenir au catholicisme de « revoltes )) 130 ou de « revoltes de la Religion )) 131. On a vu Ie sens general qu'il paraissait fal-loir donner a ce terme que Aorimond de Raemond emploie, quant a lui, pour designer ceux qui sont passes du catholicisme au protestantisme 132,

ce qui pourrait en faire un synonyme exact de « rebelle )) 133.

122. Ibid., t. I, p. 862; t. II, p. 232. 123. Ibid., t. I, p. 83. 124. Ibid., t. I, p. 183; t. III, p. 55. 125. Ibid., t. II, p. 946. 126. F. de RAEMOND, op. cit. supra n. 90, p. 853. 127. G. BAUM, E. CUNI1Z, R REuss, ed., op. cit. supra n. 88, t. I, p. 27, 97, 104, 106, 122,

163 (deux emplois), 164,262; t. II, p. 721,838, 907, 947; t.1II, p. 116, 120. 128. Paul-F. GEISENDORF, Les Annalistes genevois du debut du XVI! siecle, Savion, Piaget,

Perrin, etudes et textes, Geneve, 1942, p. 700. 129. Par ex., Ie dixieme synode national, en 1579, evoque ~~ ceux qui ont abandonne la

profession de la Religion reformee pour adherer a J'ldohitrie» : cr. Jean AYMON, Tous les synodes nationaux des Eglises reformees de France, La Haye, 1710, t. I, Ire partie, p. ISO.

130. G. BAUM, E. CUNITZ, R REuss, ed., op. cit. supra n. 88, t. I, p. 101; t. II, p. 473, 539, 674, 986; t. III, p. 14.

131. Ibid., t. II, p. 557, 672, 675. 132. F. de RAEMOND, op. cit. supra n. 90, p. 31,62,166,291,491,583 (deux emplois), 597,

773, 923 (deux emplois). 133. Employe par F. de RAEMOND, ibid., p. 64.

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Si la « revolte » a ete suscitee par la crainte, au cours d'une periode de repression ou non, on va parler, en milieu protestant, d'« infrrmite » et d'« infirmes » 134, terme qui fait allusion Ii ce que Paul dit des «faibles dans la foi» 135. II est, en effet, peu admissible pour des protestants convaincus que quiconque a ete « eclaire de la pure lumiere de l'Evan-gile» puisse s'en detoumer ensuite de son seul fait. L'« apostasie», au sens de retour au catholicisme considere, on Ie repete, comme religion non chretienne, parait si peu concevable que les auteurs de I'Bistoire ecciesiastique en arrivent Ii mettre en doute la realite des conversions au protestantisme de certains de ceux qu'ils voient revenir par la suite au catholicisme. lIs ecrivent alors de tel « revolte » qu'« il avoit auparavant fait semblant de suivre la Religion» 136, ou de tel autre qu'« il se disoit estre de la Religion» 137 qu'« il se disoit estre l'un des plus affectionnes Ii la Religion» 138, toutes periphrases destinees Ii souligner Ie peu de since-rite de ces engagements ref ormes. Quant au pasteur d'Angers, Jean de L'Espine, qui ecrit un TraitM de l'Apostasie 139

, il affirme que 1'« aposta-sie» seule suffit Ii prouver, en ce qui conceme les apostats, «que ce n'estoient pas plantes que Dieu Ie Pere eust plantees, car si elles eussent este de ce nombre jamais n'eussent este arrachees » 140. II consacre une page Ii cette demonstration, qu'il acheve 141 ainsi : «Conclusion ils ont monstre par leur RevoIte qu'ils ne furent jamais de la semence ni des enfans d' Abraham, Ii qui les promesses de salut et les benedictions apar-tiennent. »

Jean de L'Espine a grand soin, au reste, de distinguer ces « Apostats », qu'il fletrit et dont il desespere tout Ii fait 142, des « infirmes », « qu'en ces demiers temps» on a vu avoir 143 :

134. G. BAUM, E. CUNITZ, R. REuss, ed., op. cit. supra n. 88, t. I, p. 80; t. II, p. 473, 515, 516, 666, 900; t. III, p. 44, 489.

135. I Co 8, 7-13, notamment 8,11 : « et peribit infirmus in tua scientiafrater propter quem Christus mortuus est». et plus encore Rm 14-15. en part. 14.1 : « infirmum autem in fide adsumite non in disceptationibus cogitationum ... » et 15,1 : « debemus autem nos firmiores inbecillitates irifirmorum sustinere et non nobis placere ... » Cf. Biblia sacra juxta vulgatam versionem. adjuventibus Bonifatio FISCHER O.S.B.. Johannes GRIBOMONT O.S.B.. H.ED. STARKS W. THIELE ...• Stuttgart. Deutsche Bibelgesellschaft, I" ed. 1969, 3' ed. 1983, respec-tivement p. 1777 b, 1765 bet 1766 b.

136. G. BAUM, E. CUNITZ, R. REuss, op. cit. supra n. 88, t. II, p. 500. 137. Ibid .• t. II, p. 574, je souligne. 138. Ibid., t. II, p. 703, je souligne. 139. Jean de L'EsPINE, Traitte de I'Apostasie ...• s. 1., 1583, cite d'apres la reimpr. in J. de

L'EsPINE, Opuscules theologiques. Geneve, 1598, f. 382 r"-485 v". Sur Jean de L'Espine, cf. Louis HOGu, Jean de L·Espine. moraliste et theologien (1505 ?-1597). Sa vie. son (l!Uvre, ses idees, Paris, 1913 (<< Bibliotheque de I'Ecoie des hautes etudes, Sciences historiques et philo-logiques », 203).

140. Cf. J. de L'EsPINE, op. cit. supra n. 139, f. 424 v". 141. Ibid., f. 425 r". 142. Ibid., f. 480 r". 143. Ibid., f. 478 v"-479 rOo

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« [ ... ] este emportes hors du pare par la violence des tentations. Mais ce n'a este si loin, que par la grace de Dieu ils ne soyent bien tost apres retoumez, et que par larmes, pleurs et gemissemens, esquels on a veu fondre plusieurs, ils n'ayent en prive et en public recogneu et confesse leur faute, au grand contentement de ceux qui ont veu leur repentance, et mesmes des Anges et de toute la cour celeste, qui s'esjouyt merveilleusement de la conversion de tous pauvres pescheurs. »

Une distinction similaire se retrouve sous la plume du juriste reforme Nicolas Pithou, dans son Histoire ecc/esiastique de I'Eglise de la ville de Troyes 144. Un nouveau « dressement» de l'eglise reformee de Troyes, en avril 1564, opere apres ce qu'on a accoutume d'appeler la premiere guerre de religion par deux ministres envoyes par Geneve, Fran~is Bour-goin, dit d' Asgnon, et Jacques Sorel, se manifeste en etIet non seulement par l'election d'anciens et de diacres et l'adoption de mesures propres a assurer un meilleur respect de la discipline ecclesiastique formulee par les synodes nationaux 145, mais aussi par une grande ceremonie de reconcilia-tion 146 :

« Les troubles passes avoient admene une merveilleuse confusion et desordre en I'Eglise et les massacres, cruautez et inhumanitez qui avoient este commitz en la ville si fort intimide et resfroidi une bonne partie de ceux de la Religion qui estoient demourez en icelle. durant ce piteux temps, que oublians Ie deu de leur profession, ils s'estoient laissez allez aux abomina-tions de la Papaute et grandement destoumez du debvoir chrestien. Toute-foys la plupart de ceux qui s'estoient ainsy laissez transporter du pur service de Dieu, voyans I'Eglise restablie, ne voulant s'en retrancher, reprindre cou-rage et commencerent allors a se resoudre avec les autres et suivre les assem-blees sainctes et publiques, comme il se veit Ie Dimanche septiesme jour de May [1564]. Auquel jour, autant que la discipline des Eglises de France por-toit que ceux qui auroient faict abnegation en persecution, ne seroient point admis en I'Eglise, qu'en faisant penitence publique devant Ie peuple, ils se presenterent au presche, et en presence de toute l'assemblee, Ie ministre Bourgoin les conviant a ce fayre, ils firent protestation publique de leur

144. Nicolas Prrnou, Histoire ecc/esiastique de I'Eglise de la ville de Troyes, cite d'apres la copie manuscrite du pasteur Charles SERFASS, Bibliotheque de la Societe de l'histoire du pro-testantisme fran~s, ms 1667,6 vol. en pag. cont., vol. III, p. 696-70l.

145. Ibid., p. 696: « On commen,.a a dresser Ie Consistoire, eslire tout de nouveau des surveillans et Diacres et mettre un ordre en I'Egiise plus entier et myeux accompli qu'il ne s'y estoit veu au precedent.» La suite du texte, p.697, indique qu'on en vient a utiliser les fameux mereaux, distribues par les anciens a ceux qui etaient juges dignes de communier a la Cene : « tous ceux qui se presenteroient a la Cene seroient tenu de [les] presenter et rendre des l'entree de la Table au surveillant qui seroit commis pour les recevoir. »

146. Ibid., p. 698-699.

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repentance, confessant publiquement leur coulpe et demandant grace et par-don aDieu. Et ainsy furent receus et reintegres en I'Eglise. Toute l'assemblee se trouva pleine de larmes, espandues a force de joie de voir ces pauvres bre-bis esgarees ramenees au sainct troupeau. »

Nicolas Pithou est suffisamment clair: ceux qui sont reintegres ce 7 mai 1564 sont bien des « infirmes », ayant « faict abnegation en perse-cution )), des repentis a qui s'applique tout a fait la parabole de la brebis perdue en Lc 15. Toutefois, la suite immediate du passage qui vient d'etre cite introduit de nouveaux personnages :

« Mays, comme d'un coste, ceste conversion de laquelle les Anges mesmes se resjouissoient, estoit en I'Eglise de Troyes un sujet d'une saincte et extreme resjouissance, aussy, d'autre part, les revoltes de quelques uns qui demouroient tousjours croupis et vaultrez comme pourceaux en leur ordure, par une habitude qu'ils s'estoient acquise durant ces troubles, les contris-toient au possible'ils avoient commise, on les voioit dissoluz et desbordez au possible en toutes leurs actions. »

Ces « revoltes)) s'endurcissent dans leur apostasie. N. Pithou insiste sur leur vie dissolue : its blasphement (apres tout, on a vu que I'expres-sion « renieur de Dieu )) pouvait designer aussi bien l'apostat que Ie blas-phemateur, et cette polysemie peut etre significative), ils s'adonnent a la debauche et a l'ivrognerie, les femmes « courent la nuit)) et se livrent a I'adultere, tous se montrent avares (p. 699-701). Autant la parabole de Lc 15 pouvait bien s'appJiquer aux «infirmes)) repentants, autant N. Pithou met en reuvre, a propos de ces veritables « apostats )), au sens ou l'entend Jean de L'Espine, une autre reference neo-testamentaire, 2 Pierre 2, 22 : « n leur est arrive ce que dit Ie proverbe : Le chien est retourne a son vomissement, et : La truie, a peine lavee, se vautre dans Ie bourbier.)) C'est Ie gout du vice qui maintiendrait les apostats dans l'erreur, et non pas seulement la crainte des persecutions 147 :

« [ ... ] quelques uns de ces pauvres miserables continuerent en ce pauvre et malheureux estat, jusques au dernier souspir de leur vie, sans monstrer un seul signe de repentance. Mays au contraire, quand ils se sentirent a l'extre-mite, ils se faisoient apporter l'hostie, quoy que pour lors il fust permist de vivre en toute liberte de conscience. »

Le gout du vice? Voire. Ces gens qui ne feraient plus que se rire de Dieu ont, de l'aveu meme du jurisconsulte reforme, une fin pieuse, qui

147. Ibid., p. 701.

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parait confirmer, quoique N. Pithou ne semble pas se rendre compte de l'incoherence de son propos, que Ie retour au catholicisme de tels apos-tats pourrait avoir ete sincere, avec des causes religieuses et non pas pure-ment conjoncturelles.

Le modele elabore pour penser et parler des ref ormes repasses au catholicisme est done Ie suivant : ou bien on n'a affaire qu'a la « chute» d'un « infirme », un « faible dans la foi », qui va se repentir sitot Ie temps de la persecution revolu, ou bien 1'« apostat », pousse par Ie vice, « se vautre» et « croupit» dans son apostasie. L'auteur anonyme « A. H. » de La Main chrestienne, aux tombes, qui est une charitable admonition Jaicte aux Chrestiens injirmes, qui pour craincte de la persecution dressee par la Ligue Antechrestienne, contre les Eglises reJormees de France, sont retoumez aux Idolatries et superstitions Romaines, qui parait a Londres en 1587 148

, precise avec nettete que

« une apostasie et revolte generale contre Dieu et la doctrine de Levangile, procedante de haine et animosite contre la verite congneue, et d'une malice detiberee combatue contre Ie propre tesmoignage de sa conscience sans contrainte ni aucune tentation de dehors ne peut recevoir remede ne gueri-son, d'autant que ceulx qui se commettent exposans voluntairement a opprobre et mettans soubz les pieds Ie Fils de Dieu, apres avoir gouste Ie don celeste, et la bonne parole de Dieu, ne peuvent estre renouvelez a repen-tance »,

alors que les « infirmes » a qui il s'adresse « ne manqu[ent] a [leur] deb-voir qu'a faulte de courage et par crainte et defiance des promesses de Dieu, [se] laissans emporter et vaincre aux assaux et tentations que ce monde, Ie Diable et [leur] chair (ennemis de Dieu et de [leur] salut) [leur] livrent » 149 et, de ce fait, il est encore possible de les « inciter et induire a repentance, et comme [leur] tendant la main aider a [se] relever, et rame-ner a la bergerie du Fils Eternel de Dieu, grand et bon Pasteur, et Evesque de nos ames » 150.

Brebis perdues et repentantes, ou pourceaux demeurant dans l'ordure, l'image du migrant interconfessionnel, en milieu reforme, est toujours ter-riblement restrictive et si Ie processus de « construction confessionnelle » est bien en cours depuis un demi-siecle et davantage, ses implications ecclesiologiques ne sont visiblement toujours pas admises.

148. f. Aiiij r"-v". 149. Ibid., v". 150. Ibid., r".

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LE REFUS DE RECONNAITRE LA VALIDITE DES AUIRES CONFESSIONS

Les editeurs de la Co"espondance de Theodore de Beze isl precisent pour 1571 qu'« aucune mention des coupables d'apostasie ne se trouve dans les Ordonnances ecc/esiastiques. Beze en assimile la jurisprudence a celIe decrite precedemment pour les mal sentant de la foi ». On est quel-que peu etonne, car si la remarque vaut pour la version de 1541 des Ordonnances eccJesiastiques genevoises, il n'en va deja plus ainsi quand on considere celIe de 1561.

C'est Ie l er septembre 1558 que Ie consistoire a demande au Conseil de Geneve « une loy» pour les « renunciateurs de l'evangile », c'est-a-dire « ceux qui renoncent a la Reformation », obligeant ces derniers a faire « au sortir du temple» « reparation pub Ii que pour donner exemple aux autres » 152; Ie vreu ne parait pas etre reste pieux puisque la version de 1561 des Ordonnances ecc/esiastiques evoque 153 Ie cas de « ceux qui pour sauver leur vie se seront desdits, et auront renonce la pure foy de l'Evan-gile, ou qui apres avoir receu ici la saincte Cene, seront retournez aux abominations de la Papaute ».

Est-ce a dire que la legislation ecclesiastique genevoise reconnait l'exis-tence de phenomenes d' « apostasie» des cette date relativement pre-coce ? Je ne Ie crois pas. En efret, l'article evoque porte sur les modalites de la reintegration de ceux qui, des lors, correspondent davantage a ce que sont encore une fois les « infirmes» de Jean de L'Espine qu'a la maniere dont celui-ci decrit les « apostats » contre lesquels il a redige son TraitM.

« [ ... ] au lieu qu'illeur estoit commande de faire amende honnorable, qu'ils se viennent presenter au temple pour recognoistre et confesser leur faulte et en demander pardon aDieu et a son Eglise. Ce que nous avons juge estre bon et necessaire, tant pour la satisfaction et exemple de toute la compagnie des fideles, qu'aussi pour faire cognoistre s'ils se repentent de bonne et franche volonte, et finalement qu'ils soyent reconciliez a I'Eglise de laquelle ils s'estoyent retranchez par leur cheute » 154.

151. Co"espondance de Theodore de Beze, op. cit. supra n. 51, t. XII (1571), p. 224, n. 6, nO 871, Beze Ii Bullinger, Geneve, 13 nov. 1571.

152. E. RIvOIRE, V. VAN BERCHEM, Les Sources du droit du canton de Geneve, t. IV, Aaren, 1935 (<< Les sources du droit suisse », 22), n° 972, p. 85.

153. Joannis Calvini opera quae supersunt omnia, t. X a, Brunswick, 1872, col. 123-124. Texte identique dans les Ordonnances ecclesiastiques de 1576 : TItre III, chap. II, art. 95 et 96, Henri HEYER, L'Eglise de Geneve, 1535-1909. Esquisse historique de son organisation sui-vie ... de la liste de ses pasteurs et professeurs ... , Geneve, 1909, p. 297.

154. Calvini opera, op. cit. supra n. 153, t. X a, loco cit.

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En France, c'est a la meme epoque qu'on admet l'existence d'« infirmes », lors du premier synode national des Eglises reformees, qui se tient a Paris en 1559. La Discipline ecclesiastique l55 qui y est alors adoptee precise en effet, a l'article 31 : « Ceux qui auront fait abnegation [c'est-a-dire abjuration] en persecution, ne seront point admis en l'Eglise, sinon en faisant penitence publique devant Ie peuple. » Toutefois, dans les versions ulterieures de la Discipline ecclesiastique, on en arrive meme, ce qui ne se produit pas a Geneve, a admettre l'eventualite d'uo retour au catholicisme de protestants. Cela entraine la redaction de l'article 19 du chapitre 5. Celle-ci s'effectue en deux temps 156 : d'abord, Ie synode natio-nal de Figeac, en 1579, ecrit : « Ceux qui ont abandonne la Profession de la Religion pour adherer a l'idolatrie, s'ils persistent en cette Apostasie, apres qu'on aura tache de les ramener au Troupeau, seront publiquement denoncez Apostats»; ensuite Ie synode national suivant, celui de La Rochelle, en 1581, precise et distingue :

« a s~voir ceux qui de fraische memoire se seroient ainsi revoltes, sinon que par telle nomination Ie Consistoire jugeast qu'it en deust arriver quelque grand et notable danger a l'Eglise, auquel cas rien ne se fera que par l'advis du Synode de la Province. Quant a ceux qui de long-temps se seroient revol-tez, l'execution de cette denonciation est remise a la prudence des Consis-toires. »

Force est toutefois de constater que la reconnaissance du phenomene a He tres tardive, ce qui semble avoir ete aussi Ie cas dans un texte comme la Discipline de la communaute reformee de Sainte-Marie-aux-Mines : la version de 1660 qu'en a editee Michele Magdelaine 157 comporte uoe mention de « ceux qui auront apostasie )), mais l'editrice indique que c'est la une « addition de 1660 par rapport au texte initial de 1558 )), qui avait fait l'objet d'« un texte etabli avant 1618 et mis a jour en 1649 et 1705 )) 158.

155. Le texte de la Discipline ecclesiastique franyaise a fait I'objet d'une pqblication par Fran<;<>is MEJAN, La Discipline de I'Eglise rejormee de France, Paris, Je Sers, 1947. Au XVII' siecle, elle avait ete editee, entre autres, par Isaac d'HUISSEAU, La Discipline des Eglises reformees de France ou I'Ordre par /equel elles sont conduites et gouvernees, Geneve, 1666, ouvrage dans lequel chaque article est suivi de tres precieuses « Observations». Glenn S. SUNSHINE, « French Protestantism on the Eve of St-Bartholomew: The Ecclesiastical Disci-pline of the French Reformed Churches, 1571-1572 », French History, vol. 4, 3, 1990, p. 340-377, vient de presenter la version de 1572 de la Discipline.

156. I. d'HuISSEAU, op. cit. supra n. 155, p. 104. 157. Michele MAGDELAINE, « La Discipline de l'Eglise reformee franyaise de Sainte-

Marie-aux-Mines (1660) », Bulletin de la Societe de l'histoire du protestantismejranfais, 124, 1978, p. 133-141.

158. Ibid., p. 133 et 138.

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On se demande alors ce qu'il en a ete jusqu'a ces annees 1579-1581 du discours sur les « apostats », dont 1'0n sait par ailleurs qu'ils existent bien avant cette date au sein des eglises reformees fran~ises du XVI" siecle. On parvient a parler des simples « lapsi », protestants « tombes dans l'idola-trie » - souvent en des temps de persecution precise-t-on, ce qui en fait des « infirmes » et rend, d'un point de vue confessionnel, leur geste tole-rable - mais deja moins aisement des « relaps », anciens catholiques convertis et « retombes dans leurs vomissements ». II parait bien qu'on ne trouve en fait jusque-hi que des mentions de cas particuliers dont la casuistique reformee, qui se met en place au cours du XVI" siecle, rend compte_

En 1567, Ie cas de moines et pretres relaps se pose en Dauphine. Les envoyes de cette province exposent devant Ie sixieme synode national 159

« Ie fait [ ... J touchant quelques pretres et moines, qui aiant fait profession de notre religion, apres s'etre maries avec toutes les formalites de notre Disci-pline, se sont ensuite revoltes contre nous en rentrant dans leurs Monasteres et y chantant la Messe pUbliquement ».

La question porte sur la validite du mariage de ces relaps, car leurs femmes sont restees reformees. La seule solution qu'on propose a ces dernieres est la separation de corps; elle doit etre confirmee par Ie sep-tieme synode national, en 1571 16°, qui conclut : « elles [ces epouses] sont apellees au celibat », puisque leur mariage, quoique charge « d'opprobre et d'infamie », n'est pas dissout. Le cas, concret en 1567, puisque Ie ministre dauphinois Chassanion en appelait a l'avis de Theodore de Beze dans une lettre du 15 aout 1567 161

, est devenu cas d'ecole pour Ie dixieme synode national, en 1579, qui lui consacre non plus un article des faits particuliers, mais l'article 11 des matieres generales de ses Actes 162 : seul Ie Magistrat pourra prendre la decision du divorce, et tant que celui-ci ne sera pas prononce, la femme delaissee « ne se pourra remarier ». La Dis-cipline ecc/esiastique fran~ise rend compte au reste de ce « cas d'ecole » des 1572 163 et c'est la seule mention explicite qu'on y trouve d'ailleurs de « l'apostasie » a cette date.

159. J. AYMON, op. cit. supra n. 129, t. I, 2' partie, p. 77, faits particuliers 3. 160. Ibid., t. 1,2' partie, p. 107, faits particuliers 41. 161. Correspondance de Theodore de Beze, op. cit. supra n. 51, t. VIII (1567), n° 571,

Chassanion Ii Beze, 15 aoiit 1567, p. 165-166. 162. J. AYMON, op. cit. supra n. 129, t. 1,2' partie, p. 142. 163. Article 21 du chapitre « Des Mariages », cr. G. S. SUNSHINE, art. cit. supra n. 155,

p.373.

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Un autre cas, qui se pose tres tot aux Eglises reformees fran9lrises, puisque Ie deuxieme synode national, en 1560, lui consacre l'article pre-mier des faits particuliers de ses Actes 164, est celui du « prisonnier qui a fait abnegation devant Ie juge et son greffier». C'est Ie depute de Poitiers qui propose ce cas, voulant savoir si la reintegration de ce reforme qui a abjure alors qu'il etait aux mains de la justice catholique doit passer par une « penitence» publique ou non. La « reponce » du synode national est que «l'abnegation, faite devant Ie Magistrat, qui est personne publique, doit etre reparee en public». On retrouve ici la regIe generale instituee l'annee precedente dans l'article 31 de la Discipline ecctesias-tique.

Au reste, les Actes des synodes nationaux contiennent Ii plusieurs reprises d'autres mentions de ceux que d'autres textes, on l'a vu 165, taxent d'« infirmite » et qui ont abjure « dans Ie terns de persecution» : « ceux [ ... ] qui ont idolatre dans Ie terns de persecution» (quatrieme synode national, en 1563 166

), « ceux qui se sont revoltes pendant les troubles» (septieme synode national, en 1571 167

), «ceux qui se disent papistes et qui se sont separes de nos Eglises [ ... ] Ii cause de I'Edit du Roi» (meme synode national J68), « ceux qui ont abandonne la Religion », « ceux qui se sont departis de la Doctrine de I'Evangile pendant les troubles et qui sont maintenant touches au vif de leur revolte » (meme synode 169), ceux qui se sont « revoltes dans Ie terns de la persecution» (huitieme synode national, en mai 1572 17°); « ceux qui, pendant la guerre, s'etoient revol-tes de la profession de l'Evangile » (meme synode 171).

On doit redire que ces «revoltes» 172 peuvent toujours trouver une explication dans un systeme qui ne remet jamais en cause la validite de la seule confession reformee : ou les «apostats» sont d'anciens religieux catholiques passes de maniere temporaire Ii la Reforme (car ce type de convertis a toujours suscite beaucoup de suspicion 173), ou leur retour au

164. J. AYMON, op. cit. supra n. 129, t. I, 2' partie, p. 18. 165. Outre ceux deja cites, voir I'Histoire ecciesiastique, op. cit. supra n. 88, t. I, p. 80;

t. II, p. 473, SIS, 516, 666, 900; t. III, p. 44,489. 166. J. AYMON, op. cit. supra n. 129, t. I, 2' partie, p. 40, faits particuliers 21. 167. Ibid., p. 109, faits particuliers 1. 168. Ibid., p. 109.110, faits particuliers 2. 169. Ibid., p. 110, faits particuliers 3. 170. Ibid., p. 113-114, article 5. 171. Ibid., p. 120, matieres generales 4. 172. Ibid., p. I 13, 140, 180. 173. Ainsi est·il prevu un long delai de mise a l'epreuve avant que les nouveaux convertis,

anciens moines ou pretres, puissent etre admis au ministere. La Discipline ecclesiastique en rend compte a l'article 2 du chapitre « Des Ministres» de sa version de 1572 : O. S. SUN· SHINE, art. cit. supra n. ISS, p. 352. Meme suspicion en milieu rHorme : Ie pasteur Pierre Vic· tor Cayet, sieur de Palma, abjure Ie caJvinisme en 1595 mais n'est ordonne pretre qu'en 1600.

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catholicisme est explicitement expliquee par les circonstances (<< l'edit du Roi ») ou les dangers encourus (<< guerre », « persecution», « troubles»).

Le tournant des annees 1570-1580, avec les decisions prises par les deux synodes nationaux de 1579 et 1581, voit cependant les Reformes fran~s commencer a accepter la realite des retours au catholicisme au point qu'ils parviennent a en parler: Ie dixieme synode national, en 1579 174

, evoque simplement« ceux qui ont abandonne la profession de la Religion reformee pour adherer a l'Idohitrie » - c'est Ie point de depart, on I'a dit, de l'article de la Discipline consacre aux « apostats» -; Ie onzieme synode national, en 1581, - continuant cet article - parle, lui, de « ceux qui se seront revoltes depuis long-terns», de «ceux qui se seront nouvellement revoltes » 175, et encore de « ceux qui [sont] tombes en Idohitrie » 176 et de « ceux qui auront publiquement failli » 177, et il va jusqu'a expliquer qu'a cOte de « ceux qui se revoltent de la Religion refor-mee pour epouser des Papistes» il y a egalement « ceux qui se [sont] revoltes long-terns avant que de penser au Mariage» 178; entin, Ie trei-zieme synode national 179 revient en 1594 sur Ie probleme pose par la « denonciation des Apostats».

On commence alors seulement a trouver les mots pour reconnaitre que la confession adverse peut exercer un attrait et que ceux qui y retournent ne sont pas toujours des fourbes, des calculateurs ou des inconstants_

II en va de meme en milieu catholique. C'est aussi tard dans Ie siecle qu'on parvient a y parler de l'autre Eglise : il ne semble pas, par exemple, que la reintegration des caIvinistes dans la communaute confessionnelle catholique ait ete prise en compte dans les versions des Rituels diocesains avant 1585 18°. Quant aux docteurs de la faculte de lheologie de Paris, ils censurent au moins jusqu'en 1571 des haeretici, non des apostatae l8l , ce

174. J. AYMON, op. cit. supra n. 129, t. I, 2' partie, p. 140, matieres generales 3: cf. I. d'HulssEAu, op. cit. supra n. 155, p. 104, loc. cit.

175. J. AYMON, op. cit. supra n.129, t. 1,2' partie, p. 150, matieres generales 21 : cf. I. d'HuISSEAU, op. cit. supra n. 155, p. 104, loc. cit.

176. J. AYMON, op. cit. supra n. 129, t. I, 2' partie, p. 150, matieres generales 22. 177. Ibid., matieres generales 23. 178. Ibid., p. 153, matieres generales 47. 179. Ibid., p. 180, matieres generales 15. 180. Au moins dans les provinces de Paris, Rouen et Reims: cf. la these non editee

d'Annick AUSSEDAT-MINVIELLE, Histoire et contenu des rituels diocesains et romains imprimes en France de 1476 a 1800. Inventaire descripti/ des rituels des provinces de Paris, Reims et Rouen, Universite de Paris I-Pantheon-Sorbonne, dec. 1987, t. I, p. 117 : « A partir de 1585 apparaissent des rites concernant les htlretiques. »

181. Yves Tatarenko, qui a depouille Ie registre MM 249 des A.N. dans Ie cadre d'une recherche doctorale en cours sur la faculte de Theologie de Paris dans la seconde moitie du XVI'siecle, n'a pas rencontre ce terme pour la periode 1543-1571. Je Ie remercie pour les informations qu'i1 m'a fournies, ainsi que pour ses remarques toujours precieuses.

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qui en dit long sur leur rapport, a la veille du demier quart du siecle, avec I'alterite confessionnelle.

L'evolution est en cours mais elle connait des rates. On a vu que Aori-mond de Raemond, dont I'ouvrage n'est publie pour la premiere fois qu'en 1605, continue a ne penser les migrations vers Ie calvinisme que sous Ie registre du paIjure, et que I'emploi si frequent du terme « apos-tat» dans les textes reformes du demier quart du XVIe siecle et du debut du XVIIe siecle est Ie signe que I'Eglise catholique y est encore assimilee a une religion dont on nie Ie caractere chretien.

n faut du temps pour que la situation confessionnelle nee du schisme de 1519 soit acceptee avec ses consequences ecclesiologiques, et qu'elle Ie soit au point que les mots refletent cette acceptation. Cela est parti-culierement vrai en ce qui conceme Ie phenomene des migrations inter-confessionnelles. En efIet, proposer un discours sur les passages a la confession adverse impliquerait qu'on reconmlt a cette demiere une legi-timite qu'on lui denie justement. Davantage encore, cela equivaudrait a devaluer la legitimite de sa propre Eglise. Ce ne sont certainement pas les milieux clericaux ni consistoriaux 182, sans cesse prets a denoncer l' « ido-IMrie» des adversaires, qui ont les premiers accepte les implications d'un tel discours, mais tres certainement les simples fideles de rune et l'autre confession, enclins a accorder a l'autre Eglise la legitimite due a une Eglise chretienne a part entiere. Et encore en 1665, Ie huguenot de Mau-vezin dont Elisabeth Labrousse a etudie 183 Ie recit de conversion au catholicisme sous sa forme manuscrite et imprimee, est en desaccord sur ce point semble-t-il avec Ie cure du lieu. Dans l'original manuscrit, en effet, Ie discours « impliquait [ ... ] que l'une des confessions etait, certes,

182. On croit bon de tenir compte de la remarque de Leopold SCHUMMER, Le Ministere pastoral dans I'Institution chretienne de Calvin a la lumiere du troisieme sacrement, Wies-baden, 1965, p. 31-35, notamment p. 34, sur l'emploi de I'expression « corps pastoral» en milieu rHorme, a laquelle it propose de substituer celie de « ministere public », « qui recouvre les cinq groupes du c1erge ». Cette remarque, fondee sur une analyse theologique de la notion de « c1erge » chez Calvin (pas seulement les docteurs et pasteurs, mais encore les « gouverneurs », c'est-a-dire les anciens, et les diacres, et cfaussi les etudiants en theologie), semble d'ailleurs justifiee, en outre, par Ie role qu'on voit joue, au sein des consistoires, par les anciens, en France et durant tout Ie siecJe. Plutot que de « milieu pastoral», et par refe-rence a Agrippa d'Aubigne qui qualifiait les « bons rHormes» de « consistoriaux» et de « brulables» par opposition aux « mauvais» qui comme Sancy avaient trahi la Cause (ef. (Euvres d'Agrippa d'Aubigne, Marguerite SOULlE, Henri WEBER, Jacques BAIBBE, ed., Paris, Gallimard, 1969, « Confession catholique du Sieur de Sancy et declaration des causes tant d'Estat que de religion qui ront meu a se remettre au giron de I'Eglise romaine », p. 639 et n.4 p. 1325), on prHerera done parler de « milieu consistorial ».

183. Elisabeth LABROUSSE, « La conversion d'un Huguenot au catholicisme en 1665 », Revue d'histoire de I'Eglise de France, 64, 1978, IJ. 55-68 et « ... note complementaire », ibid., p. 251-252 : loc. cit., p.252. Je remercie M'"e Elisabeth Labrousse de m'avoir signale cet article au cours d'une discussion a I'occasion de laquelle elle m'a beaucoup appris sur les problemes qui m'occupent.

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meilleure que l'autre, mais [ ... ] ne les opposait pas comme "vraie" et " fausse ", et n'excluait donc en rien que Ie salut rut possible dans la moins bonne des deux ». L'editeur de la version imprimee, « assurement un ecclesiastique et tres vraisemblablement Ie cure de Mauvezin », pro-pose une version moins irenique: «eifacees, l'observation "puisque nous sommes tous chretiens " [ ... ], l'expression " les deux religions chre-tiennes" [ ... ] et la mention" Jesus-Christ, de qui nous avons tous l'avan-tage de porter Ie nom de Chretiens ... " ».

L'homme d'Eglise, clerc catholique ou membre du consistoire reforme, n'a pas encore les mots - ou commence juste ales trouver - pour dire l'autre en matiere confessionnelle et l'irenisme n'appartient encore souvent qu'au simple fidele, qu'on censure quand on ne Ie taxe pas de pratiques « idohltriques ».

Thieny WANEGFFELEN,

Universite de Paris L 17, rue de la Sorbonne,

75005 Paris (1991).