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L

a veille du 14 juillet, Angèle Liebyse rend aux urgences d’un hôpitalde Strasbourg pour une mauvaisemigraine. Son état s’aggrave et on doit laplonger dans un coma artificiel.Quelques jours plus tard, les médecinsn’arrivent pas à la réveiller : malgrétoutesles stimulations, Angèle ne montre aucunsigne de vie. « Il faut la débrancher ! »finit-on par dire à son mari.Pourtant, le jour anniversaire de son

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mariage, sa fille voit une larme perlerau coin de sa paupière. Angèle est nonseulement vivante, mais parfaitementconsciente. Et ce depuis le premier jour.Elle raconte ici son expérience hors ducommun, celle d’une femme enferméedans son propre corps qui entendaittout, ressentait tout, sans pouvoir réagir.Une incroyable leçon de vie, d’amouret de courage.Angèle Lieby vit près de Strasbourg.Ému par son histoire, Hervé deChalendar,journaliste à L’Alsace, a écrit ce livre

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avec elle.

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« Un témoignage bouleversant. »Harry Roselmack, 7 à 8, TF1

« Les moments qu’Angèle a endurésm’ont arraché des larmes. »

Une lectrice

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Pour Cathy, Célia et Mélanie,en espérant que ce modeste récit les

accompagnesur le chemin de leurs propres vies.

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E

n écrivant ce livre, mon ambitionpremière était de donner la parole àcelui que la médecine a vocation àservir : le patient. Ni traité médical, niroman d’aventure, ni biographie, cettehistoire est celle d’un combat.

Un récit est forcément partial etpartiel. J’étais au cœur de l’histoire,mais pas toujours, et je dirais même passouvent en mesure de la comprendre.Malheureusement, je ne suis pas la seuleà ne pas avoir tout compris ! Maispersonne ne peut contester mon statut detémoin privilégié de cette questioncruciale : la douleur en milieu

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hospitalier.Oublier ou témoigner ? Ressasser ou

dépasser ? Enfouir ou déballer ? Je mesuis régulièrement posé la question.Dans un réflexe de survie, on peut êtretenté d’effacer de sa mémoire lesmoments les plus douloureux, parcequ’ils empêchent de se reconstruire.

Certains, parmi mes proches, n’ontpas caché leur crainte en me voyantobsédée par l’idée de témoigner : « Nereviens pas sur le passé, tu vas te fairedu mal ! Il vaut mieux parler de chosespositives… »

Je suis entièrement d’accord : mondiscours se doit d’être positif. Il nes’agit pas d’être dans le ressentiment, le

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règlement de compte. J’ai décidé très tôtde ne pas engager de procès, de ne paschercher à établir de responsabilités. Dela même façon, je n’ai écrit ni pouraccuser, ni pour me plaindre, mais pouraider, faire avancer les choses.

Pour que les malades se fassententendre et que les soignantss’interrogent.

Pour parler au nom de ceux qui,comme je l’étais il n’y a pas silongtemps, ne peuvent ni parler, ni mêmebouger.

Je devais écrire parce qu’uneexpérience doit servir.

Parce qu’une erreur peut survenir,mais ne doit pas se répéter.

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Je supporterai beaucoup mieux lessouffrances que j’ai endurées si ellesatténuent celles des patients qui mesuccéderont.

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1

Seule dans la nuit

O

ù suis-je ?Tout est noir. Je suis dans le noir. Un

noir total, sans la moindre nuance, sans lamoindre lueur. Un noir terrifiant ourassurant, je ne sais. C’est le même quecelui de mon enfance, lorsque jem’enfermais dans un placard pour mesentir en sécurité en même tempsqu’effrayée…

J’ai beau regarder de toutes mes forces,

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je ne vois rien. Rien que ce noir profond.Ai-je les yeux ouverts ou fermés ? Jel’ignore. Que s’est-il passé ? Je l’ignoreégalement. Je sais simplement que je nesuis pas seule : j’entends quelqu’un à côtéde moi. Il a une respiration rapide,comme un chien après l’effort.

Est-ce un homme ? Un animal ?Mais surtout, je me sens oppressée. Je

ressens une pression si forte sur mapoitrine que je dois résister pour respirer.Alors, je gonfle ma cage thoracique, et jeproduis un effort si grand que j’entendsmes côtes craquer… Je m’arrête,effrayée. Mais ce poids me comprime, etje ne peux quand même pas me laisserécraser…

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Je dois lutter pour respirer, dans ce noirabsolu. Que s’est-il passé ? Quelle estl’explication de tout ceci ? Un événementgrave a dû se produire, c’est évident. Jedois le découvrir. Je dois me calmer, etréfléchir.

Je suis venue aux urgences, je m’ensouviens très bien : j’avais mal à la tête,un mal de tête si terrible que je me suisrendue à l’hôpital. Quel endroit plus sûrqu’un hôpital ? Et me voici désormaisdans l’obscurité. Où sont-ils, lesmédecins ? Où sont-elles, les infirmières? Où est Ray ? Où sont mes proches ?Qu’est-ce qui m’écrase ainsi ? Je résiste,mes côtes craquent, et je n’ose plus niabdiquer, ni résister…

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En fait, c’est comme si l’hôpital m’étaittombé dessus.

C’est cela : comme s’il y avait eu untremblement de terre, et que j’étaisensevelie sous des tonnes de décombres.Il y a cette respiration rapide à côté, celled’un autre être vivant pris au piège, luiaussi, dans l’écroulement soudain dumonde. Mais à part ça, tout est calme.Est-ce toujours aussi tranquille après unséisme ? Est-ce le même silence quisuccède au vacarme des catastrophes ?

Sans doute. Il y a aussi un calme aprèsla tempête.

Ce qui est curieux, c’est qu’à part cepoids sur mes côtes, à part l’énigme de cenoir immense, je me sens bien. En pleine

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forme ! Bien mieux, en tout cas, quequand je suis arrivée, avec cette migraineatroce qui m’enserrait le crâne commedans un étau. Maintenant, ce n’est plus matête qui est comprimée, c’est ma poitrine ;c’est angoissant, mais c’est plussupportable. J’essaie d’appeler, mais jecrois bien qu’aucun cri ne sort de moi. Nerésonnent que mes pensées. L’être à côtéde moi est également muet. Il ne parle nine grogne.

Le temps passe. Bêtement,insensiblement, j’essaie de respirercomme lui, avec ce rythme rapide etmécanique de chien essoufflé. C’est unefaçon de m’occuper. Je me fatigue. Je suistoujours oppressée, mais je ne fais plusd’effort pour respirer.

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Tant pis. Je me rends. Je m’assoupis…Je suis réveillée par des voix. Ce sont

des voix paisibles, accompagnées debruits de pas. Des femmes, des hommes.Des discussions brèves, utilitaires. Ilsparlent de chambres, de patients.

– Tu as déjà fait les soins de la 230 ?Je souris intérieurement. Ouf ! Tout

s’arrange ! Je suis toujours à l’hôpital etil n’y a pas eu de séisme… Le bâtimentne s’est pas écroulé. Et je ne suis sansdoute pas enfermée dans un placard, jesuis installée dans une chambre, commeune patiente ordinaire. Mais pourquoisuis-je encore hospitalisée ? Ils terminentles affaires courantes, je suppose, et ilsvont venir me voir, ils vont m’ouvrir les

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yeux. Ceux-ci sont fermés, voilà tout,ainsi que ma bouche, pour une raison quej’ignore.

Et si c’était grave ? Mais pourquoi ? Jen’ai pas eu d’accident, j’avais juste mal àla tête. Je ne suis que de passage. C’estpour ça que je partage la chambre de cemalade qui dort en continu et respire avecune impressionnante régularité d’animal.Je suis dans un état de semi-conscience,et dès que je serai réveillée, je pourrairentrer à la maison.

Qui sait, je pourrai peut-être mêmeencore aller danser !

Est-ce que je rêve ? C’est unepossibilité.

Est-ce que, dans un rêve, on se

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demande si l’on rêve ? Oui, il me semble.Mais un rêve ne dure jamais longtemps.

Qu’attendent-ils pour m’ouvrir les yeuxet me desserrer la mâchoire ?Qu’attendent-ils pour venir me voir, aulieu de ne faire que passer ?Qu’attendent-ils pour me libérer ? Et pourtout m’expliquer ?

Ils et elles sont repartis.Je pense pour m’occuper. Je me

souviens parfaitement de tout ce qui estarrivé avant que je ne me réveille danscette nuit immense. Je n’ai rien oublié. Lescénario des dernières heures repassedans mon esprit avec la précision d’unfilm sur grand écran. D’un côté, je suisheureuse de me le rappeler aussi bien. Et

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de l’autre je redoute déjà, confusément,ce que je m’apprête à vivre.

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Des picotements au bout des doigts

L

undi 13 juillet 2009. C’est l’été, la veillede la fête nationale. Tout le monde oupresque est en vacances : les juillettistessont sur les plages et les aoûtiens font lepont. Et moi, ce matin, je me lève à 4heures ! Je travaille en équipe du matin :6 heures-13 h 30.

Ça ne me dérange pas. Les prochainesvacances vont bientôt arriver et lesdernières ne sont pas si loin : il y a deux

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semaines, Ray et moi étions à Rhodes.Pris entre les bleus du ciel et de la mer.Un enchantement : je ne peux m’empêcherde sourire en y repensant… Je n’ai pasenvie de me plaindre, vraiment. Me leveravant le soleil ne me fait pas peur : jesuis du matin. Et j’ai l’habitude : c’estcomme ça une semaine sur deux.

6 heures-13 h 30, une semaine, 13 h 30-21 h, la semaine suivante. C’est un rythmefatigant, c’est vrai, mais, au moins, quandje commence tôt, j’ai mon après-midi : çame permet d’aller à la piscine, de voirmes copines… Je suis obligée de mecoucher en début de soirée, c’est tout.

Je suis en pleine forme. D’accord, j’aiété opérée d’une hernie discale, en

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février, mais c’est déjà de l’histoireancienne. Je me suis remise au sport, eten particulier au vélo.

Samedi dernier, j’ai parcouru denouveau cinquante kilomètres, commeavant. Je me suis dit : « Ça y est,l’opération n’est plus qu’un souvenir ! »Il faisait chaud : je me souviens de lasensation de fraîcheur quand notre groupede cyclistes est arrivé dans la forêt duparc de Pourtalès, dans le quartier chicde la Robertsau, à Strasbourg. C’est peut-être à cause de ce contraste detempératures que j’ai attrapé un petit malà la gorge… Ce n’était rien, je n’avaispas de fièvre, j’ai juste pris un cachet. Lelendemain, nous étions invités à midi chezGilbert, mon frère. Je me sentais fatiguée.

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Si ça n’avait pas été Gilbert, j’auraisdécommandé. Mais ceci n’avait riend’inquiétant, vraiment : on est tousfatigués après une semaine de travail, non?

Quand j’y repense, il y a aussi eu lecoup de l’ananas… À la cantine del’entreprise, c’est toujours ce que jechoisis en dessert. Mais la semainedernière, je ne sais pas pourquoi, cen’était plus possible : je ne pouvais pasen supporter l’acidité. C’était unesensation bizarre : comme si ma langue sefendillait. J’ai constaté le mêmephénomène pour le citron sur le poisson.Je n’ai pas insisté.

Ces derniers jours, il y a donc eu ce

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petit mal de gorge, cette fatigue dudimanche et ce dégoût soudain del’ananas. Des petits riens. Des pointsd’interrogation sans importance, commeil s’en présente régulièrement dans nosvies et que l’on oublie tant que cette viesuit son cours ordinaire. Une fois que ledrame est enclenché, ils deviennent dessignes avant-coureurs.

Non, vraiment, ce lundi 13 juillet avantl’aube, dans ma salle de bains où, commechaque matin, j’écoute de la musique enfaisant ma toilette, je me sens bien. Àcinquante-sept ans, sans fausse modestie,j’ai l’impression d’être plus jeune quebeaucoup d’autres femmes de mon âge.Grâce à l’exercice physique, sans doute :le vélo, la piscine, les raids en haute

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montagne, la course à pied (j’ai participéplusieurs fois aux « Dix kilomètres deStrasbourg »)… Grâce à mon caractère,aussi : on m’a toujours dit que j’étaisd’un naturel positif, et on a bien raison. Jene suis vraiment pas du genre à déprimer.Grâce à l’amour, enfin. Ray dort encore,tranquillement. Notre fille Cathy vit àParis et nous a donné deux superbespetites-filles, Célia et Mélanie. Tout vabien, vraiment. Je le reconnais volontiers: je suis heureuse. La vie est belle, et cen’est pas le fait d’aller travailler à 6heures du matin une veille de 14 juilletqui va me faire penser le contraire !Surtout qu’on a prévu, ce soir, d’allerfaire un tour au bal des pompiers…

Je prends un copieux petit déjeuner, et

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je pars dans le jour naissant. Je quittenotre appartement de Schiltigheim, dansla banlieue de Strasbourg. D’ordinaire, jeprends le bus de l’entreprise, mais, cematin, je préfère y aller en voiture. Je memets en route pour ma société, située àune vingtaine de kilomètres de mondomicile. Je travaille là-bas depuis dixans. Mon entreprise fabrique des chariotspour les supermarchés, les aéroports, leshôpitaux… Avant, j’étais agent demaîtrise, pendant plus de vingt ans, dansune entreprise de tricotage. J’avais unbon poste, mais la société a fermé. J’aialors pris ce qui venait, et ce fut ce poste,dans cette usine. J’installe lesmonnayeurs sur les barres métalliques.Ce sont ces fentes où l’on introduit les

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pièces ou les jetons pour libérer leschariots. Selon les commandes et lespays, ces monnayeurs ne sont pas toujoursplacés au même endroit : il faut procéderau réglage, les caler parfois au milieu,parfois à droite, parfois à gauche…

Je travaille avec une visseuse, mais jereste debout. C’est une tâche assezphysique, mais j’ai pris le rythme. C’estun univers masculin : dans chaque équipe,il y a une proportion d’environ trois centshommes pour une dizaine de femmes. Jeme suis aussi habituée à ça. Je croisqu’ils m’aiment bien, tous ces hommes…Ils viennent souvent me raconter leurspetites histoires. On plaisante, on discute.J’aime le contact humain que permet cetravail, et comme je suis du genre à

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toujours voir le bon côté des choses…C’est chez moi, toujours, que l’on envoieles stagiaires. Tout va bien, vraiment,puisque je suis en pleine forme et que jesuis heureuse.

La première ombre sur ce bonheur seprofile sur le parking de l’entreprise,éclairé par un jeune soleil : je ressens dessortes de picotements au bout des doigts.Je pense à une ancienne cassure à unauriculaire. Un rhumatisme ? Le signed’un changement de temps ? Ah non, ceserait trop bête qu’il pleuve ce soir, aubal ! Mais non, c’est autre chose : le malconcerne tous mes doigts, mes deuxmains.

La douleur s’attarde sur les jointures.

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Elle est soudaine et plutôt forte. Je mefrotte les mains, sans résultat. C’estsurprenant, mais qu’importe. Quand ilfaut y aller… Je salue mes collègues, jem’attaque aux monnayeurs et je sens quemes mains, en travaillant, sedégourdissent un peu.

Mais voici que survient un violent malde tête. J’essaye de ne pas y penser. Jeplace, je visse, j’installe. Les barres deschariots s’empilent… et levrombissement de l’usine s’intensifiejusqu’à me vriller le crâne. La migrainem’étourdit. Je ne peux même plus mepencher pour poser une pièce dans lacaisse.

À 8 h 30, je prends la décision

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d’abandonner.Je vais voir mon chef pour lui dire qu’il

m’est impossible de continuer.– Repose-toi, Angèle. Fais une pause,

ça va passer…Non. J’ai déjà compris que ça ne

passera pas. Que toutes les pauses, toutesles bonnes paroles n’y feront rien. Je nepeux plus travailler, malgré toute lavolonté dont je suis capable. J’ai lepressentiment que ce qui me terrasse, cematin, n’est pas une simple migraine, pasun banal rhumatisme. J’ai la sourdeimpression que quelque chose de graveest en train d’arriver, mais je ne sais pasquoi.

– Il faut que je rentre, désolée…

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Le chef me donne un formulaire, et jequitte mon poste.

En me voyant partir, mon collègue Marca la gentillesse de me souhaiter un « bon14 juillet ! ». Son sourire est inquiet : il arepéré, lui aussi, que ce mal de têten’avait rien d’anodin. Ils me connaissentbien, ici. Ils savent que je ne suis pas dugenre à déclarer forfait à la moindrecontrariété. En dix ans, je n’ai jamais étéen arrêt maladie. Je ne m’attarde pas, jefile sur le parking : il faut que je rentre auplus tôt, tant que je suis encore capablede conduire.

Ray est surpris, évidemment, de mevoir revenir. Il me donne un cachetantidouleur et je me recouche. Au réveil,

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avec un peu de chance, je pourrai mepréparer pour le bal… Mais au réveil,c’est pire : ça paraît impossible, mais lemal de tête s’est encore aggravé. Lemoindre mouvement est un supplice. Jen’ai jamais connu ça : c’est comme si matête était serrée dans un casque trop petit,et que ce casque continuait à rétrécir,jusqu’à me comprimer le cerveau.

Aucun cachet au monde ne pourrait mesoulager.

– J’appelle le médecin ! décide Ray enfin d’après-midi.

Notre médecin traitant ne répond pas :il est en congé. Ray essaye saremplaçante : elle n’est pas disponiblenon plus.

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Je commence à paniquer, mon état estintenable.

Ray, lui, reste zen :– Il reste une solution : on appelle le

SAMU !Mon mari a toujours su me rassurer.

C’est un homme solide, dynamique,efficace. Il a plus de soixante ans, mais,sincèrement, lui non plus ne fait pas sonâge. Il travaille encore : il supervise deschantiers de construction. Ce n’est pas unmétier toujours facile, mais il s’en sortbien. Il sait se faire respecter desouvriers. Il a de la prestance et del’autorité. Il faut dire que c’est un ancienpolicier. Il a fini sa carrière à la PJ, lapolice judiciaire, à Strasbourg. Il a vu

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passer un paquet d’affaires, et il a résolupas mal d’entre elles. Ce n’est pas legenre à s’affoler. Je ne comprends pas cequi m’arrive, je ne comprends paspourquoi ma tête est sur le pointd’éclater, ni pourquoi j’ai cette curieuseimpression de m’engourdir, mais je medis que tant que Ray est là, tant qu’ilveille sur moi, je suis en sécurité.

Le SAMU frappe à la porte del’appartement.

Le médecin m’examine, m’interroge.Douleurs aux mains, migraine, sensationd’engourdissement ? Il fait la moue. Ça necorrespond à aucune pathologie connue.Ray le convainc de m’emmener auxurgences.

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On veut me porter. Je proteste :– Je n’ai que mal à la tête…Et j’insiste pour descendre les trois

étages de mon immeuble par l’escalier,sans prendre l’ascenseur.

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3

Fausses routes

L

e brancard file dans les couloirs del’hôpital.

Il cogne contre les murs, les portes, et àchaque choc, ma tête explose. Mon Dieu,pourquoi vont-ils si vite ? Nous sommesarrivés aux urgences de cet hôpital deStrasbourg vers 21 heures. Depuis, on metrimbale de service en service. J’ail’impression d’être une balle de chiffonlancée d’un coin à l’autre.

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Piqûres, comprimés, machines,ponction lombaire, regardsinterrogateurs…

Il paraît que j’ai de plus en plus dedifficultés à m’exprimer et à respirer. Ilsemble également que je perde mesréflexes. C’est à présent pire que del’engourdissement, comme si je meparalysais lentement. Le brouillards’épaissit. À certains moments, toutdevient cotonneux, vaporeux. J’ai desabsences. J’oublie ce qui vient juste de sepasser.

Un homme en blouse blanche interpelleRay, vaguement inquiet :

– Votre femme parle toujours aussidoucement ?

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Les médecins cachent mal leurperplexité.

Personne n’a la moindre idée de ce quepeut être la curieuse maladie qui est entrain de me foudroyer. On ne sait pas, etpourtant, on est sur le point de merenvoyer chez moi ! Puisque ça necorrespond à rien de ce qu’ils savent, çane peut pas être si grave… Mais Rayn’est pas du tout de cet avis : aucontraire, tant qu’on n’a pas trouvé, il fautme garder ! Il veut absolument qu’onm’hospitalise, c’est bien trop sérieux.

Les examens reprennent. Maladie deLyme ? Méningite ? Peut-être… Mais iln’y a rien d’évident nulle part, sur aucunécran d’ordinateur, dans aucune analyse,

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aucun cerveau de spécialiste.Ray finit par me quitter à regret. À deux

heures du matin, l’hôpital le réveille : onlui demande de venir me chercher, car lesspécialistes font toujours chou blanc. Rayreste inflexible : ils doivent me garder. Jequitte les urgences, mais je reste àl’hôpital. Et le brancard reprend sacourse folle, de couloir en couloir…

Est-ce mon côté bon vivant qui ressort,malgré tout, malgré la souffrance etl’inquiétude qui grandissent en moi ? Enpleine nuit, soudain, je me souviens queje n’ai pas dîné. Je dois manger ! J’aifaim, et je réclame un repas.

L’infirmière acquiesce sans difficulté :– Pas de souci, on vous apporte ça !

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Elle revient avec un plateau. Il y a despetits pois. Je prends une cuillerée. Toutpart de travers : je tousse, je m’étouffe. Sije ne peux manger, je vais au moins boire.C’est la même chose avec l’eau : jem’asphyxie. Il faut se rendre à l’évidence: je ne peux plus avaler. Les boissonscomme les aliments font fausse route.J’arrive tout juste à suçoter un bonbon. Etbientôt, me semble-t-il, je ne pourrai plusrespirer. Je manque d’air.

Les médecins ont enfin trouvé uneanomalie : quelque chose cloche auniveau de mes globules blancs… Mais cequ’ils comprennent surtout, maintenant,c’est que je vais mourir, là, devant eux,s’ils n’interviennent pas : je vais étouffer,m’éteindre doucement, comme une

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flamme privée d’oxygène. Il n’y a plus àse poser de questions : il faut employerles grands moyens, et vite. C’est décidé :on va m’intuber, c’est-à-dire me placer untuyau dans la bouche ; il me reliera à unrespirateur artificiel pour me garder envie.

Ray est revenu, car je l’entends me dire:

– Ne t’inquiète pas, ma chérie, on va tesoigner…

Sa voix réussit encore à me rassurer.Elle me tire de ma somnolence. Je suis entrain de m’endormir, épuisée par tant dedouleur.

Un médecin informe Ray de ce qui esten train de se jouer :

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– On va placer votre femme dans uncoma thérapeutique, pendant un jour oudeux.

– Dans le coma ?– C’est pour faciliter les soins,

diminuer ses besoins métaboliques et laforcer à accepter l’aide du respirateur : leréflexe de respirer perturberait lefonctionnement de la machine et, surtout,l’épuiserait.

Je ne suis plus en mesure de suivrecette conversation. On me fait glisserdans la nuit. Afin de me sauver la vied’abord. Et de comprendre ensuite ce quil’a mise en danger, subitement, sansraison.

Et quand je me réveillerai, tout sera

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plus clair.

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4

Mon corps est une prison

L

e noir. Encore. Toujours. Ce noir total,auquel je m’habitue, car on s’habitue àtout. Ce noir absolu auquel mes penséesdonnent des formes, apportent desnuances, imposent des dégradés.

Les jours ont passé. Je me suisréveillée, mais la nuit ne m’a pas quittée.Le savent-ils, les médecins, Ray, Cathy,que je suis de retour ? Tout est calme.J’entends cette respiration et ces bruits de

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machines en permanence, j’entends desvoix régulièrement, mais elles ne meparlent jamais. J’ai l’impression que l’onm’ignore. D’être là sans l’être vraiment.Ou plutôt d’être présente sans que lesautres le sachent, comme un fantôme…

Voici Ray ! Je l’ai reconnu. Il a parlé àquelqu’un, là, à l’instant, il a échangéquelques mots avec une femme, et il est àprésent à côté de moi, je le sais. Je lesens. Il est là, mon mari, évidemment, ilsera toujours près de moi, surtout dans lesmoments difficiles. Je frémis, j’entremble. Je lui parle, mais ne résonne quele vacarme de mes pensées. Il ne répondpas, il ne dit rien. Ray, mon amour, est-ceque tu m’entends ? Est-ce que tu me voistrembler ? Est-ce que tu sens combien

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notre présence est forte, maintenant, l’unà l’autre ?

Dans ma nuit ne parviennent que dessanglots étouffés.

Ray est reparti, et je suis totalementperdue. Je comprends que ce que jeressens ne correspond pas à ce que jelaisse paraître. J’ai l’impression d’êtrenormale ; or, rien ne fonctionne. Je croishurler, mais ce hurlement n’estqu’intérieur. Je crois bouger, mais je suistotalement inerte. Comment prévenir queje vais bien ? Comment leur dire de nepas s’inquiéter ?

Où est la porte de sortie ? J’explore cenoir immobile dans lequel j’évoluecomme une âme en peine, un être

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immatériel.Je me compare à un arbre : ça ne bouge

pas, un arbre, c’est inerte, ça ne dit rien,ça ne crie même pas quand on le coupe ;et pourtant, ça vit. Si l’on décidait de medébiter en tranches, là, maintenant, moinon plus, je ne pourrais pas protester.

Mais quitte à être un arbre, je voudraisêtre un tronc qui flotte sur la rivière. Carj’ai très chaud. Je me sens déshydratée,desséchée. Je rêve d’eau. Je rêve du bruitd’une fontaine, d’un robinet qui coule.L’eau, pour moi, à cet instant, est la plusgrande richesse. Un bain, c’est l’image dubonheur absolu. Je pense à la sourcemiraculeuse du mont Sainte-Odile, lepèlerinage à la patronne de l’Alsace, près

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de Strasbourg : il fait si frais là-haut,c’est si réconfortant et l’on s’y sent sibien…

J’ai l’impression d’être un arbre, d’êtrecouverte d’une écorce épaisse, parce queje comprends bien, à présent, que je suisenfermée. Je suis comme dans un cercueilqui serait mon propre corps. Emmurée enmoi-même. Je toque sur la paroiintérieure de ma peau, mais personne nem’entend.

Je dois absolument leur envoyer unsigne. Mais je ne peux ni crier ni bouger.Je peux seulement écouter et penser. Etpour penser, je pense… Je repense autronc d’arbre qui glisse sur l’eau. Cetronc se transforme : des yeux

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apparaissent sur le devant, ainsi que deuxsortes de narines, il se rétrécit surl’arrière pour former une queue… L’arbreest devenu un crocodile, qui ouvre sagueule subitement, dans un grandclaquement d’eau ! Lui au moins, ilpourra se défendre si on entreprend de luifaire mal. Lui au moins, il mordra si on letouche. Ah, si j’étais un crocodile ! Jesuis sans doute en train de rêver…

Je me réveille, soudain.Une lueur m’éblouit.Je ne vois rien qu’un grand soleil. Mais

c’est une excellente nouvelle : le soleilexiste encore ! Le noir n’est plus monseul horizon. Cette lumière-là n’a pas deprix. C’est un espoir, l’espoir que ce

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tunnel dans lequel je suis engagée n’estpas sans fin : il y a un bout, puisqu’il y aune lueur. Il y a de la vie, puisqu’il y a dujour.

Mais le rideau de mes paupières sereferme brutalement.

Je retombe dans le noir.Un homme a demandé :– Alors, cette pupille ?Un autre a soupiré, et je n’ai pas

entendu sa réponse. C’est que je n’étaispréoccupée que par une chose :l’extinction brutale de ce soleil surgi dunéant. Il s’est couché aussi vite qu’il s’estlevé. Mon étoile n’aura brillé quequelques secondes. C’était unophtalmologue, sans doute : il a soulevé

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une de mes paupières, il a braqué salampe dans le fond de mes yeux, et il atout refermé.

Est-il possible qu’il n’ait rien vu ?Qu’il n’ait pas repéré mon âme inquiète ?Mon âme qui crie, qui pleure et appelleau secours ?

Il ne peut pas ne pas avoir vu uneétincelle de vie au fond de cet œil-là. Ilne peut pas avoir conclu que je n’étaisrien qu’un arbre mort, qui ne méritait pasmême qu’on le jette à la rivière.

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5

Une histoire de fous

–A

ngèle, même dans le coma, tu es belle !Le coma ? Le mot a été lâché par

Bernadette, ma voisine, mon amie detrente ans. Celle qui nous a fait découvrir,à Ray et moi, les joies et les exigences dela randonnée en haute montagne.

Elle est entrée dans cette chambred’hôpital. J’ai senti sa douceurm’envelopper. Et elle m’a susurré cettephrase.

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Si je n’avais pas été dans cette situationextrême, j’aurais sans doute été touchéepar ce compliment… Mais je l’ai à peineentendu. Ce que j’ai retenu, ce quiaccapare totalement mon espritdésormais, ce qui le fait carburer, ce quiépuise toutes ses capacités de réflexion,c’est ce petit mot aux allures exotiques :coma.

C’est donc ça : pour eux, je suis encoredans le coma ! À leurs yeux, il n’esttoujours pas terminé, ce fichu coma qui nedevait durer qu’un ou deux jours. Poureux, il ne finira peut-être jamais. Ce n’estdonc pas un mauvais rêve : je suisparfaitement éveillée, et ils me croientdans les limbes de l’inconscience. Depuiscombien de temps suis-je dans cet état ?

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Je leur crie, de toute mon âme :– Mais je suis là ! Je ne suis pas dans le

coma puisque je vous entends ! Rassurez-vous, bon sang, je n’ai rien ! Venez voir !Venez me chercher… Qu’attendez-vous pour venir me chercher ?

Ils sont fous ! Cette histoire est unehistoire de fous.

Comment ne peuvent-ils voir que je suisconsciente ? Que je les entends ?Comment les alerter ? Il n’y a pas silongtemps, j’étais une femme, une mère,une grand-mère… Et désormais, poureux, je ne suis plus qu’un gisant d’église.

Ce n’est pas ça, le coma ! Ce n’est pasen tout cas l’idée que je m’en faisais. Cen’est pas cet état que je mettais derrière

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l’adjectif comateux. Je ne me sens pas dutout comateuse. J’ai au contrairel’impression d’être extrasensible.

Je suis toujours dans le noir, mais tousmes autres sens ne m’ont pas quittée.

Je ressens par exemple les pressionsexercées sur mon corps quand on memanipule. Je sens parfois comme desmorceaux de ferraille m’appuyer sous laplante des pieds, et y laisser de curieusestraces ; c’est qu’en réalité le lit vibre,pour éviter les escarres ; alors,insensiblement, mon corps glisse et lespieds viennent buter contre les barreauxdu lit.

Quant à l’ouïe, non seulement ellefonctionne, mais elle s’est développée :

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elle est beaucoup plus sensible qu’àl’ordinaire. Elle est devenue très fine, etje dirais même intelligente : elle saitanalyser le moindre bruit. Comme celled’un non-voyant, sans doute, si ce n’estque je souffre d’un handicapsupplémentaire : je ne peux pas toucher.Je suis avide de sons. Tous m’intéressentet m’intriguent : ceux du lit, ceux desmachines… Car, je le comprendsdésormais : cette présence haletante, enpermanence à mes côtés, ce n’est pas,comme je l’ai cru, un être vivant, mais lerespirateur artificiel. Une de cesmachines qui assistent justement lespersonnes dans le coma.

Je suis surtout avide du bruit des gens,car ce sont eux qui pourront me sauver :

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le personnel, les médecins, ma famille,mes amis, mes collègues. Il faut quej’entende tout, pour comprendre ce qui sepasse. Mes oreilles ont remplacé mesyeux.

J’entends Ray, même quand il ne ditrien. Je sais quand il est là. Je sais quec’est lui qui retient ses larmes. Il ne parlepas beaucoup. Que pourrait-il me dire ?On lui a peut-être dit que c’était inutile,puisque je n’entendais rien…

J’aime sentir des présences flotterautour de moi. Je souris intérieurementquand j’entends une voix d’infirmièredire, d’un ton de maîtresse d’école : « Ilfaut mettre la blouse ! », ou « Seulementdeux à la fois »… Ceci signifie que j’ai

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de la visite. C’est fondamental. C’est unlien avec la vie, avec cette vie que je neveux pas quitter, quoi qu’il m’en coûte.Peu importe qui vient, peu importe si cesvisiteurs parlent ou prient ou sanglotentou psalmodient comme à la messe. J’aibesoin de leurs voix, de leursrespirations. Je m’en nourris, elles sontmon oxygène.

Je sais reconnaître chacun de mes amis.Et quand j’entends l’un d’eux pleurerdoucement, je m’inquiète. Pour moi, biensûr (ce que j’ai serait si grave ?), maisaussi pour lui : c’est terrible de faire dela peine malgré soi. C’est ça qui mepanique, surtout : la tristesse que jeprovoque malgré moi. Je n’ose imaginerdans quel état de désespoir se trouvent

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mes proches quand ils sortent de cettechambre et regagnent la maison. Si aumoins ils savaient que je les attends, queje les entends, que je les soutiens de toutela force de mon impuissance… Commentles rassurer ? Comment les empêcher depleurer, de se lamenter, de s’angoisser ?De faire le deuil, déjà, de ma présence…

Certains visiteurs ne font pas que meparler : ils me houspillent, ilsm’exhortent. Comme mes amies Chantalet Ljubinka, comme ma belle-sœurMarie-Rose…

– Angèle, bouge un cil ! Tu as assezdormi maintenant, réveille-toi s’il te plaît! Ce n’est pas ton genre, ça, de rester toutle temps couchée… Pense à nous ! À ton

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mari ! À ta fille, à tes petites-filles !Mais je ne fais que ça, penser à vous !

Elles me secouent, et je me dis que je suisgâtée, au fond : car on ne m’abandonnepas. On vient me voir, alors que je n’airien à offrir en retour. On ne m’a pasencore oubliée. J’entends les « Seulementdeux à la fois » et je m’imagine qu’il y atout un bus qui attend patiemment sontour, qu’une file de personnes fait laqueue pour venir jusqu’à moi, pour venirse recueillir sur mon corps, comme celase fait lors des grands enterrements… Etcette queue est si longue qu’elle s’étirejusque dans la rue ! Je me souviens desimages vues à la télé lors de la mort deJean-Paul II, à Rome : un long ruban defoule reliait la basilique Saint-Pierre aux

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bords du Tibre…Je ne suis pas si loin de la vérité. D’un

côté, beaucoup de mes amis, même s’ilsne l’avoueront jamais, me croient déjàmorte. De l’autre, une véritable attentes’est formée au seuil de ma chambre.

Un service de réanimation, c’estl’antichambre de la mort. On ne franchitpas forcément la porte fatidique, mais onvit à côté. Souvent, dans les hôpitaux, lesarchitectes installent ce service juste àcôté de la morgue.

Régulièrement, des alarmes sedéclenchent, suivies du pas de course desinfirmières : c’est le signal que la vie esten train de déserter une chambre. En réa,les soignants s’adressent d’abord à des

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machines. Des écrans leur disent si lapartie peut continuer, ou si elle vient dese terminer ; alors, c’est comme si lesmots « Game over » venaient des’afficher…

Les passages sont bien plus réglementésque dans les autres services. Les visiteursdoivent obéir à des règles d’hygiènestrictes pour éviter la transmission desgermes. Avant d’entrer en réa, il fautpatienter dans une salle qui sert de sas.Cette attente est souvent très longue.Beaucoup trop longue… Des amis ont étéoubliés là pendant deux heures… avantd’être invités à repartir sans même avoirpu passer par ma chambre. Et ceci sansraison apparente, sans aucune explication.C’est comme si l’on voulait décourager

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ces personnes de venir.Même Ray, au début, est soumis à ce

régime. Alors qu’il essaye, tant bien quemal, de poursuivre son activitéprofessionnelle, il est contraint de perdredes après-midi là, à attendre sanscomprendre pourquoi. Mais il n’est pasdu genre à se laisser faire. Vite, il repèreune autre entrée, celle du personnel. Vite,il met les choses au point, il s’impose.Rien ne l’empêchera de me voir, surtouts’il n’y a pas de raison objective pour lelui interdire.

Il se débrouille pour me rendre visitedeux fois par jour, en début et en find’après-midi. Il ne me parle pasbeaucoup, je l’ai dit, et je ne lui en veux

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pas du tout : c’est difficile de parler àquelqu’un que l’on croit absent. Je mesouviens de mon père, quand il a fait sasepticémie. Il avait soixante-dix-neuf ans.Quand j’allais le voir, j’étais incapablede lui dire quoi que ce soit. J’avouemême qu’il me faisait un peu peur… Ilétait immobile, et ça me rendait muette.C’est difficile de monologuer face à uncorps inerte. Or, aujourd’hui, je sais qu’ilest essentiel de parler même à ceux quel’on croit morts. Aujourd’hui, je saisqu’un malade est condamné si personnene vient le voir.

Ray me prend la main. Il a sans doute lasatisfaction de constater que mon corpsest chaud. Il soulève un peu mon bras,puis le relâche délicatement. Il retombe

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sur le drap comme celui d’une poupée dechiffon. Mon corps n’est ni froid, ni dur.Il en a vu, Ray, des cadavres, quand ilétait dans la police. Il sait bien que jen’en suis pas un. Pas encore, malgré ceque certains, ici, commencent déjà àpenser.

On n’existe que dans le regard desautres. Sans ceux de Ray et de Cathy, je lecrains, je serais déjà morte.

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6

Les crocs d’une bête inconnue

–T

u as déjà fait ce travail ?– Non, jamais…Ce sont des infirmières ou des aides-

soignantes.Elles vont s’occuper de moi. De quoi

parlent-elles ? Que vont-elles faire ?Après quelques secondes, pendant

lesquelles je les entends parler de «Betadine verte, deux tiers, un tiers », je

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sens que l’on me manipule. Mon nez mechatouille, puis me fait mal : onentreprend d’y enfoncer quelque chose.Dans le même temps, on m’introduit autrechose dans la bouche.

À présent, c’est comme si, d’un côté, onm’enfournait une main entière au fond dela gorge et comme si, de l’autre, destorrents d’eau me dévalaient par lesnarines ! Comme si je me noyais d’uncôté et étais déchirée intérieurement del’autre par les griffes et les crocs d’unebête inconnue.

La douleur est insupportable. Irréelle,indescriptible. Et elle est décuplée parmon impuissance : non seulement je nepeux pas me débattre, mais je ne peux pas

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même l’exprimer. Je meurs de souffranceet j’ai la discrétion suprême de n’en rienlaisser paraître. Pas un cri, pas unegrimace, pas même un frémissement.

Je suffoque. Que font-elles ? Pourquoine m’anesthésient-elles pas ? Mon âmehurle, et ce cri silencieux est le plusdésespéré qui soit. L’engin fourré dansma bouche effectue des mouvements deva-et-vient ; il me racle le fond de lalangue. J’ai l’impression que l’on me sortles tripes. Comme je voudrais vomir,pleurer, gémir, hurler, taper… Comme jevoudrais être un crocodile, et mordrel’assaillant, l’assommer d’un coup dequeue !

Mais je reste toujours aussi tranquille,

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impassible, apparemment consentante,aussi inerte que le tronc sur lequel latronçonneuse s’acharne. Tant que l’arbrene crie pas, le bûcheron scie…

Pourtant, j’explose. C’est trop dedouleur, de mal, d’injustice.

Pourquoi cette torture ? Pourquoi cetteviolence ?

Je sais désormais ce qu’ont vécu lesvictimes des inquisiteurs, celles à quil’on arrachait des morceaux de peaux oude membres contre quelques confidences.Elles, au moins, pouvaient hurlerd’abord, et parler ensuite. Moi, je suisprête à tout avouer ! Les fautes les plusaffreuses, tous les crimes que je n’ai pascommis. Arrêtez, je dirai tout ce que vous

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voulez entendre ! Laissez-moi vous dire :je suis simplement venue ici pour un malde tête, et on m’arrache les muqueuses…

Je ne peux que me concentrer sur ladouleur, incessamment renouvelée,interminable, insupportable. J’apprendraiplus tard ce qu’elles me font : elles menettoient les sinus ; l’une verse le produitdans le nez, l’autre le récupère au fond dela gorge pour que je ne l’avale pas ; elleactionne pour cela une sorte de petitaspirateur.

– Tu vois ? reprend une femme. Elle aune sinusite maxillaire bilatérale et unemastoïdite gauche d’allure chronique…

– Une quoi ?– C’est une petite infection. Il faudra

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faire ce soin trois fois par jour.Ai-je bien entendu ? Je défaille. Mon

Dieu, ce n’est pas possible. Elles ne vontpas revenir ! Pas aussi souvent, je ne lesupporterai pas. Je ne supporterai pas uneseule deuxième fois. C’est impossible. Jepleure. Des larmes virtuelles emplissentmon corps immobile. Mon Dieu, sortez-moi de là ! Dans quel enfer suis-je tombé? Notre Père, qui êtes aux cieux, quevotre règne vienne, que votre volonté soitfaite… Je prie comme je n’ai plus priédepuis mon enfance, depuis qu’avec mesfrères et sœurs nous accompagnions papaet maman à la messe du dimanche et queje prenais les habits de la petite fillemodèle, recueillie dans l’amour paisibledu Petit Jésus, dans la douceur des bons

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sentiments.Mais cette fois, je prie de façon très

différente : je prie avec violence, avechargne… Et ces paroles ne m’ont jamaissemblé aussi concrètes : « Mon Dieu,délivrez-moi du mal ! » Vous le savez,mon Dieu, que j’ai toujours aimé la vie,que je l’ai toujours célébrée, que je l’aitoujours méritée. Mais si mestortionnaires persistent, si ellesrecommencent la même chose, ne serait-ce qu’une seule fois, s’il vous plaît, monDieu, épargnez-moi cette douleur. Jecroyais être dure au mal, mais quand ellesviennent, je ne suis plus qu’un cri,d’autant plus atroce qu’il est muet.Certaines souffrances sont trop fortespour les vivants. La mort est forcément

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plus douce…Je sais aussi, désormais, ce que vivent

les bêtes traquées : je suis à l’affût dumoindre indice. Le bruit ordinaire desallées et venues, des discussions banalesentre soignants, des machines. Le bruit defond de mes angoisses, de plus en plusassourdissant. Le doux murmure desvisites : la présence silencieuse de Ray,les pleurs retenus de ma famille, lesparoles emplies d’amour de mes amiscomme Chantal et Dédé… Au moins,quand ils sont là, on ne me torture pas. Leniveau d’angoisse retombe. Je voudraisque l’on défile dans ma chambre toute lajournée !

J’essaye de me persuader que ceci

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s’arrangera. Ce que je vis ne peut pasexister, car c’est contre l’ordre deschoses : l’hôpital n’est pas, il ne peut pasêtre un lieu où l’on torture des innocents.

Mais les visites s’arrêtent et mestortionnaires reviennent. Elles memanipulent exactement de la même façon.Et la première scène est si bien gravéedans mon esprit qu’avant même quel’aspirateur ne me racle ma gorge,qu’avant même que la Betadine nem’inonde le nez, la douleur est déjà là.Intense. Immonde.

À la fin de cette séance, une femmerépète à plusieurs reprises :

– Pardon madame, pardon…Dois-je accepter cette demande de

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pardon ? Je ne vois plus du tout clair dansmes sentiments. J’ignore si cette marqued’humanité inattendue, presque incongrue,m’apporte un confort minuscule oum’accable encore plus. Faut-il s’enréjouir ou s’en offusquer ? Est-ce quel’on suppose que je peux effectivementressentir cette douleur ? Dans ce cas, ceserait encore plus terrible.

– Deux à la fois !Ouf, j’ai de la visite.Ces amis-ci sont du genre silencieux.

J’aimerais qu’ils n’arrêtent pas de parler: qu’ils me racontent leur vie, ce qui faitl’actualité des journaux et de la télé.J’aimerais savoir ce qui se passe àl’extérieur des murs de mon corps, les

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petites et les grandes nouvelles,n’importe quoi… La politique, les ragots,la météo, les résultats sportifs… Toutm’intéresse ! J’aimerais tant penser àautre chose. Mais je ne leur en veux pas,je suis tellement heureuse de leurprésence. Tant qu’elles sont là, au moins,je suis tranquille.

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7

Comme à Guantanámo

–V

otre femme aime la musique ?– Ah oui ! Elle adore ça. Pourquoi me

demandez-vous ça ?C’est Ray qui a répondu.La femme poursuit :– On peut lui en mettre dans sa

chambre, si vous voulez. Ça peut luistimuler le cerveau, la ramener à laconscience, vous comprenez ? Ça ne

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coûte rien d’essayer… En tout cas, ça nepeut pas faire de mal.

Ray accepte. Il l’ignore, évidemment,mais je le remercie. Non, la musique neme ramènera pas à la conscience, puisquec’est déjà fait, mais au moins elle medivertira. Faute de lire ou de regarder latélé, j’écouterai des chansons. Elles mepermettront peut-être de penser à autrechose.

C’est vrai que la musique estimportante dans ma vie. Elle va bien avecmon caractère, plutôt joyeux et positif.Elle m’aide à voir la vie du bon côté,dans ma salle de bains, à quatre heures dumatin, avant de partir au travail. Et jel’aime aussi beaucoup pour danser, avec

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Ray, le week-end…Je ne sais pas si ce sont des cassettes,

des CD ou une radio, mais très vite,effectivement, des chansons me tiennentcompagnie.

C’est de la variété. Aznavour, Souchon,Cabrel… Je révise mes classiques. Il y ales titres que je connais, ceux que jedécouvre. Je me prends à chanter… Et àdanser !

Mais ce récital ne s’arrête plus.Cette musique-ci n’a pas de note finale.

Ces voix, ces instruments m’obsèdent. Ettrès vite, je me mets à les détester. Depuisque je suis dans le noir, je ne sais plusvraiment distinguer la nuit du jour ; maisjusqu’à présent, je disposais de longues

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plages de tranquillité qui devaientcorrespondre à la nuit, et pendantlesquelles, j’imagine, mon esprits’endormait, ou en tout cas se reposait.Désormais, il n’y a plus de silence.Jamais. À la variété succède le classique,au classique le rock, au rock la variété.

Parfois, quand même, la musiques’arrête enfin. Mais dans ce cas, il ne fautjamais bien longtemps avant qu’uneinfirmière ne s’inquiète :

– Pourquoi on a éteint ? C’est triste ici !Et la rengaine reprend. Cette musique

me rendra folle ! Si jamais j’en réchappe,je ne suis plus sûre d’avoir toute maraison… Ceci me rappelle un reportagevu à la télé ou lu dans les journaux : la

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musique diffusée en continu serait un dessupplices imposés aux prisonniers deGuantanámo. Encore cette idée de torture,infligée pour un crime que j’ignore, dansun lieu censé me soigner…

Voici des femmes. Un soin des sinus ?Mon Dieu, aidez-moi ! Ne me touchez pas! Non, heureusement, elles me laissenttranquille. Elles restent à distance. Ellesdiscutent, et cette conversation n’a enréalité absolument rien à voir avec la viede l’hôpital.

– Oh, mon mec, ce week-end, qu’est-cequ’il était pénible !

– Qu’est-ce qu’il t’a encore fait ?– Ils ont perdu au foot… Ça le met dans

de ces états… Alors, il passe ses nerfs

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sur moi.– C’est pas vrai ! Et tu te laisses faire ?– Non, bien sûr. Alors, on s’engueule.

Et le dimanche, on se retrouve au repasde midi chez les beaux-parents… J’teraconte pas l’ambiance ! Tu parles d’unjour de repos… J’étais presque contentede venir ici, ce matin…

Je visualise les scènes à mesurequ’elles les racontent. Au fond, çaremplace avantageusement les sériestélé… Régulièrement, ainsi, des femmesviennent discuter près de mon lit. C’estsans doute un endroit où elles se sententtranquilles. Elles sont moins dérangéesici qu’en salle de repos. Ma chambredevient un lieu de confidences, où elles

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peuvent tout se dire sans prendre lerisque d’être entendues.

Qui pourrait surprendre leurs petitssecrets ?

Je ne compte plus, moi. Pour elles, jene suis qu’un meuble.

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8

Je vais bientôt « clamser »

D

’un côté, ce qu’elle dit me soulage. Del’autre, ça me terrorise. Mais ça meterrorise quand même plus que ça ne mesoulage…

Les femmes sont revenues pourl’épreuve des sinus.

Et l’une dit à l’autre :– On ne lui fera plus qu’un soin par

jour. Franchement, ça ne sert à rien de

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s’embêter : elle va bientôt clamser ! C’estle grand chef qui l’a dit…

Je me remets à crier, de ce cri terribleque je suis la seule à entendre. Je vaisbien, je vous dis, je vais bien ! C’estinsensé ! Comment peut-on affirmer deschoses pareilles ? Je ne peux pas mourirmaintenant ! Sauf… Sauf, évidemment, sil’on décide de me tuer ! Je vais bien,mais on fait tout pour que j’aille mal ! Lesseules douleurs que je ressens sont cellesqu’on m’inflige. Et elles ont de quoim’achever, oui. Si l’on continue à metorturer ainsi, alors oui, peut-être, je vaisfinir par lâcher prise. Mais soignez-moienfin, s’il vous plaît, ou en tout caslaissez-moi tranquille ! Écoutez mesappels muets, brisez les murs de mon

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corps et alors vous verrez que je n’airien. Examinez-moi, scannez-moi, avec les machines lesplus perfectionnées qui soient : vousverrez bien que je suis là. Les seulesplaies que j’aurais à vous montrer seconcentrent sur une seule partie de monêtre : elles ne blessent que mon âme.

Elles sont reparties, enfin. Jusqu’àdemain…

Ils ont raison : ce n’est plus vivre, ça.La musique, les soins, les visites, lesdiscussions intimes, mes angoisses, mespensées folles embarquées dans un grandhuit qui ne sait plus s’arrêter…

Et un jour, soudain, car la coupe desouffrance n’est visiblement jamais

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pleine, venue de nulle part, une surpriseatroce : une violente douleur au téton del’un de mes seins.

Comme si on me l’arrachait.Je lâche un nouveau cri dans le vide.Un nouveau cri désespérément inutile.Quelle est cette nouvelle torture ?

Pourquoi ?Je la subis une seconde fois, quelques

heures ou quelques jours plus tard. Unemutilation à vif. Est-ce que je saigne ?

Cette fois, il y a au moins deuxpersonnes dans ma chambre.

Juste avant cette agression, j’entends unhomme dire à l’autre :

– Vous savez comment on peut s’assurer

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qu’une personne est vivante ou morte ?Vous prenez un téton, comme ça, et vousle pincez en tirant d’un coup violent…

Le déchirement.Après quoi, l’homme poursuit, de son

ton professoral :– Vous avez vu ? Aucune réaction.

Absolument aucune ! Pas un frémissementsur la peau, pas la moindre modificationdes traits du visage. Rien du tout. Alorsque je vous garantis que cette douleur-là,on ne peut pas y rester insensible… C’estune vieille recette, c’est vrai, mais c’estle genre de vieilles recettes qu’il esttoujours bon de connaître…

Je ne saisis pas ce que répond lecollègue de cet éminent spécialiste. Mais

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je regrette que ce spécialiste des vieillesrecettes n’entende pas ma propreréponse…

Désormais, les choses sont claires. J’aiencore gravi quelques échelons dansl’horreur. J’avais compris que l’on mecroyait inconsciente ; je comprendsdésormais que l’on me croit morte.

Je repense à ces romans dans lesquels,à mesure que les pages se tournent, lehéros se retrouve dans une situation deplus en plus difficile. La souricière sereferme progressivement jusqu’aumoment où, apparemment, il n’y a plusd’issue… Il est pris, cette fois, il n’y aplus d’espoir. Il va mourir. Le méchantexulte. L’inéluctable va arriver et

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pourtant… Le lecteur s’interroge, mais,au fond de lui, il sait bien que la fin n’estpas possible. Il sait bien qu’il y aura unstratagème, un deus ex machina sorti denulle part pour extirper son champion dunéant. Et au chapitre suivant,effectivement, le lecteur a la satisfactionde voir que le héros est toujours là, bienvivant : comme prévu, l’impensable s’estproduit…

Un tel happy end est-il à attendre dansmon cas ?

Je peux d’autant plus en douter que,malgré ses apparences de moins en moinsordinaires, mon histoire n’est pas unefiction. Elle est bien réelle, et je n’ai riend’une héroïne. Quant à l’auteur de cet

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épisode angoissant de ma vie, s’il existe,tout là-haut, j’attends encore qu’il semanifeste…

Je m’imagine enfermée dans uncercueil. Pas dans mon corps, commeactuellement, plus dans un arbre, commeje l’imagine régulièrement, mais bien,cette fois, dans un vrai cube de bois.Entre ces quatre planches qui sont notredernier chez-soi.

J’ai demandé à être incinérée, Ray lesait bien. Je me dis que j’ai eu raison : aumoins, grâce à ça, je n’essaierai pas degratter le couvercle, quand je serai dansla tombe… Je raconte n’importe quoi ! Jesuis incapable du moindre geste. Et jen’aurai pas à vivre ce cauchemar, puisque

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avant de m’incinérer, il faudra bien medébrancher. Et si l’on me débranche, jemourrai, forcément, parce que je ne suisplus capable d’autre chose que de penser.Et encore, ces pensées sont de plus enplus confuses…

Voici une autre pensée qui, elle, auraitplutôt tendance à me réconforter : avantde me débrancher, les médecins devrontavertir ma famille, forcément. Et je suispersuadée que ni Ray, mon mari, ni Cathy,ma fille, ne pourront accepter cetteéventualité. Jamais. C’est inconcevable.En tout cas, pas aussi rapidement. Aubout de quelques années, éventuellement,s’il paraît acquis que je ne serai plusjamais autre chose qu’un corps inerte, ilspourraient se laisser fléchir, pourquoi

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pas… Mais maintenant, non, c’estimpossible. Pas si tôt, pas après m’avoirquittée seulement depuis quelques jours.Je les connais bien, ils sont ma chair. Ilsne se laisseront jamais convaincre dem’abandonner.

Me voici quelque peu rassérénée. Paspour longtemps. Déjà une autre penséem’angoisse… De même que j’ai avertiRay de mon souhait d’être incinérée, jelui ai fait part de ma volonté d’êtredonneuse d’organes. L’idée paraît si belle: voler à la mort pour donner à la vie. Or,là, si l’on me croit morte, pourquoi neprofiterait-on pas que mon corps soitencore chaud pour y prélever un rein ouun cœur ? Sans anesthésie, évidemment…Je me souviens que les dons d’organe se

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font essentiellement sur des personnes ensituation de mort cérébrale, celles dont lecerveau est considéré comme horsservice. Qu’en pensent-ils, ces savants,de mon cerveau ? Pour eux, je ne suisplus consciente, évidemment, puisqu’ilsont acquis la certitude que je ne réagisplus aux douleurs, même les plusextrêmes. Pour eux, mon cerveau nefonctionne plus, puisque je suis morte…

J’épie le moindre mouvement dupersonnel de santé. Quand je n’ai pas lacertitude que les gens qui approchent sontdes amis ou de la famille, je suis saisied’une crainte. Je redoute la lame dubistouri sur ma peau. Mon cœurs’affole…

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J’aimerais me replier en moi-même,mais je reste désespérément raide,immobile. Offerte à mon destin.

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9

« À notre chère maman »

R

ay et Cathy se sont éloignés de mon lit.Je ne les entends plus, je ne les sens

plus. Mais je sais qu’ils ne sont pas loin :leurs voix me parviennent encore,faiblement, par intermittence. Ils sontdans un coin de la chambre, ou dans lecouloir. Ils discutent avec un médecin. Ilsquêtent un peu de réconfort, un peud’espoir. Mais ils vont recevoir tout lecontraire.

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Ce que je vais raconter désormais, je nel’ai pas entendu depuis les barreaux demon corps. Heureusement ! Cette douleuraurait été la dernière. Le coup de grâce.Le coup de ciseau tranchant le dernier filqui m’empêchait de tomber.

Nous sommes vendredi, en fin dejournée. Quatre jours seulement aprèsmon arrivée à l’hôpital. Ray et Cathydiscutent avec un médecin réanimateur.C’est celui qui m’a fait le « test du téton». Comme à son habitude, le docteur estentouré d’une petite cour. Pour lui,désormais, les choses sont claires. Déjà.

Mon mari et ma fille sont suspendus àses lèvres.

Et celles-ci lâchent, froidement :

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– Il faut songer à débrancher.Les infirmières accusent le coup. Elles

pâlissent, elles ont l’air désemparées.Ray et Cathy, eux, ont le sentiment queleurs veines viennent de se vider de leursang.

Ray réussit à prononcer :– Pardon ?– Il n’y a plus d’espoir. Plus rien ne

fonctionne, à part le cœur.Personne ne réagit. Personne ne

s’interroge. Personne ne s’étonne :comment être aussi catégorique sirapidement ? Pourquoi un jugementdéfinitif alors que rien n’a encore été fait,ni tenté ? Pourquoi ne pas donner àl’espoir le temps de prospérer ? De se

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fortifier ? L’espoir, c’est une petiteflamme de bougie menacée par le vent ; ilfaut la protéger délicatement, au creux deses mains, la veiller comme un trésor. Là,c’est comme si on soufflait dessus ungrand coup pour ne plus avoir à gérerl’incertitude ! Comme s’il fallait gérersoit un brasier, soit un tas de cendresfroides, mais ne surtout pas s’encombrerd’une veilleuse. Au diable lescomplications, au diable les « peut-être »! C’est si simple lorsqu’on a décidécomment les choses devaient être.

Mon mari et ma fille sont abasourdis.Parfois, la charge émotionnelle est telle

que toute réflexion est anesthésiée. Lemédecin, celui qui sait, s’est prononcé,

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donc c’est vrai, donc c’est ainsi. Il n’y ani à douter, ni à renâcler. C’est aussi peudiscutable qu’un ordre royal, qu’uncommandement divin. La sentences’impose, il n’y a qu’à la subir.

Le réanimateur fait montre d’un peud’humanité, enfin. Il prend Ray à part etl’entretient sur un ton de confidence. Il luidonne un conseil, comme à un ami dont onredoute le chagrin :

– Vous savez, vous devriez faire lesdémarches maintenant… C’est plus facileavant qu’après.

– Les démarches ? Vous voulez dire…Pour les obsèques ?

Le docteur acquiesce avec une mouequi se veut compréhensive. Puis il se

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retire, suivi de sa cour silencieuse.Ray et Cathy osent à peine jeter un

dernier regard à mon corps statufié avantde disposer. Ils suivent les couloirs,descendent les escaliers de façonmécanique. Ils ne parlent plus. Quepourraient-ils se dire ? Leurs capacitésde réflexion sont endormies.

Ils sortent de l’hôpital, remontent lesrues, longent les quais de Strasbourg.Dehors, la vie est belle. Les citadins semêlent aux touristes pour s’attarder auxterrasses des cafés. Des bateaux passentsur l’Ill, emplis de photographes heureux,à l’affût des colombages, des géraniumsrouges sur un fond de ciel bleu. Mon mariet ma fille traversent le centre-ville à

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pied, sans s’en rendre compte,imperméables à ce bonheur d’été. Ilsarrivent dans notre appartement deSchiltigheim, quatre kilomètres plus loin.Ils ont complètement oublié qu’ils sontvenus à l’hôpital en voiture, et que laRenault est toujours garée là-bas.

Le lendemain, samedi matin, Rays’arme d’un terrible courage.

– Je dois le faire maintenant. Je ne peuxpas laisser ça à Cathy…

Il se dirige dans la rue principale denotre ville. Là, les enseignes de pompesfunèbres se succèdent. Jusqu’à ce jour, onne se rendait pas compte qu’il y en avaitautant. Il avance prudemment.

Il regarde la vitrine de la première. « À

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notre chère maman », sur un morceau demarbre, avec la gravure d’un oiseau…

Ses yeux s’emplissent de larmes.– Ce n’est pas possible !Courage… Il va pousser la porte. Mais

il voit qu’une femme attend à l’intérieur.Il se ravise. Il renonce, il repart.

Il continue à remonter la rue.Il arrive devant une autre enseigne.Cette fois, il pousse la porte d’un coup.

Sans réfléchir.L’accueil est feutré, bienveillant. Très

professionnel. Ces gens ont l’habitude.Ray se laisse guider. On lui conseille unmodèle adapté à l’incinération. Il optepour un « cercueil de chêne bois clair,

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capitonné soie blanche ». Il choisit lacouleur des roses. Il ressort dans la ruehébété, avec dans les mains un papierdont il ne sait que faire. Il ne rentre pas àl’appartement avec. Il « l’oublie » dans lecoffre de la voiture.

Je le retrouverai, bien plus tard, cedocument. Je tiendrai à le lire,absolument. Qui d’autre peut se vanter desavoir ce que son mari a choisi pour sesobsèques ? J’essaierai d’en rigoler.

Je lui dirai :– C’est bien, mon chéri, tu as très bien

fait !Mais Ray n’aura pas le cœur à

plaisanter :– C’est la chose la plus difficile que

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j’aie jamais eu à faire ! De toute ma vie.J’espère du fond du cœur que tu n’aurasjamais à faire la même démarche pourmoi.

Et puis, après avoir un peu hésité, ondécidera de le jeter à la poubelle, ce bailtout confort pour mon repos éternel… Il ya des souvenirs trop encombrants pour lesgarder chez soi. Même au fond d’un tiroir,même dans le coffre d’une voiture.

Au fil du week-end, les chocs del’annonce et de la visite aux pompesfunèbres s’atténuent. L’effet d’anesthésiese dissipe. Ray et Cathy récupèrent ducoup de poing moral reçu à l’hôpital.Insensiblement, la révolte succède àl’abattement. Ils passent des coups de fil,

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ils disent et redisent, de proche enproche, les émotions horribles de cesdernières heures. Ils racontent tout,n’épargnent aucun détail. Tout le mondeest consterné, mais tout le monde n’estpas abattu. Beaucoup s’indignent,s’étonnent, s’interrogent.

Cathy discute avec la marraine de safille Mélanie, qui est médecin et fille demédecin.

Et l’évidence se fait jour :– Ce n’est pas possible, conclut Ray, ça

ne marche pas comme ça ! Ce n’est pas àun seul médecin, fût-il réanimateur, deprendre une décision pareille ! On nedébranche pas quelqu’un aussi facilement! Pas aussi rapidement !

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Cette terrible sentence ne se prend bienévidemment pas à la légère : elle estencadrée par la loi, elle doit êtrecollégiale, en accord avec les médecinset la famille, s’appuyer sur un protocoled’examens précis…

Et le lundi, c’est un Ray de nouveaucombatif qui pousse la porte du sas duservice de réa. Quand il rencontre lemédecin, leur discussion n’a plus du toutla même teneur que le vendredi. Il n’estplus dans la position de l’élève face audocteur tout-puissant. C’est lui quicommande, désormais :

– Nous n’accepterons jamais que l’ondébranche Angèle ! Jamais, vous entendez? Et vous, c’est simple : je ne veux même

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plus que vous la touchiez !L’homme de science n’argumente pas. Il

s’efface. Comme s’il était d’accord, aufond…

À mes côtés, ce jour-là, Ray est à lafois tranquillisé et remobilisé.Profondément déterminé. Je ne m’endoute pas, quand je sens sa main presserla mienne, quand j’entends sa voix graveoser quelques mots doux, mais mon destinvient une nouvelle fois de basculer. Jesuis sauvée, puisque mes amours ontrefusé de m’abandonner.

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10

Derrière le rideau

J

e suis devant une grande table en zinc,étroite et longue. Entourée de bassines, decrocs, d’éviers. Je suis dans un monde decarrelage rougi, une odeur fade etécœurante. Des carcasses pendent auplafond. Pas de doute : je me trouve dansune boucherie. Je porte un tablier tachéde sang. Je tiens un hachoir dans la maindroite, et je donne de grands coupsréguliers sur les morceaux de viande qui

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défilent devant moi. Une côte, et tchac !Une autre côte, elle aussi coupée en deux! Et un cartilage ! Et des pieds, des petitspieds ! De mignons pieds de bébésoudain ensanglantés… Je crie ! À moinsque ce ne soit l’enfant que je découpe quine se mette à hurler…

Où suis-je ?Dans le rien, toujours. La boucherie

infernale a disparu. Je suis toujours dansce grand noir, dans le monde virtuel demes pensées et, désormais, visiblement,de ma folie.

Mon cœur bat à tout rompre. Une sueurfroide me glace le cerveau. Que s’est-ilpassé ? L’image des pieds d’enfantspassant sous le hachoir colle à mon esprit

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comme une vieille toile d’araignée.Qu’est-ce que cette horreur ? Uncauchemar. Je fais des cauchemars, selontoute vraisemblance, ce qui signifie queje dors. Mais je préférerais ne plusdormir, m’épuiser à raisonner, continuer àm’inquiéter, plutôt que de repartir dansdes délires aussi atroces…

Me revient en mémoire la questiond’une femme, une infirmière ou une aide-soignante. Je suis peut-être toujours entrain de délirer, mais je crois bien l’avoirentendu demander à un médecin :

– On lui donne du Pentothal aujourd’hui?

Penthotal, je connais ce nom. Pour moi,ça évoque une drogue. Peut-être que l’on

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me donne des drogues, ou des produitséquivalents, pour stimuler mon esprit. Unpeu comme des artistes ont pu prendre duLSD pour attiser leur créativité. Je medemande aussi si ce n’est pas cePentothal qui sert à fabriquer le fameuxsérum de vérité… Mais quelle véritépourrait se nicher dans un cauchemaraussi atroce ?

Je traîne l’impression diffuse d’être unpeu coupable. C’est comme un goûtdésagréable qui croupit en bouche. C’estcurieux comme on se sent toujours,bêtement, responsable de ses mauvaisrêves. Ils nous salissent malgré nous.C’est sans doute une preuve que ledésarroi est profond, car je repense à mamaman, en ce moment. Elle est décédée il

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y a quatre ans seulement. Elle avait 95ans, et elle avait réussi à rester chez ellequasiment jusqu’à la fin. Elle est morte devieillesse, paisiblement, même s’ils luiont trouvé quelque chose à un sein lors desa première échographie, à 90 ans… Sesjoues si fines sont restées roses jusqu’aubout. Que penserait-elle, maman, de sapetite Angèle, devenue possédée au pointde découper des pieds d’enfants avec unhachoir de boucher ?

Maman, tu es là ? Si les vivants nepeuvent pas m’entendre, peut-être lesmorts, eux, en sont-ils capables… Mamanchérie, prends soin de ta petite fille. Ellen’est pas devenue un monstre, elle estjuste perdue. Et là, ta petite Angèle, tapetite dernière, elle a un énorme besoin

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de toi. De ton immense amour, de tonindéfectible bienveillance, de taprotection rassurante. Comme quand elleétait bébé. Qu’elle était une enfant perduedans le noir. C’est ça : je suis redevenueune petite fille seule dans sa chambre, lanuit, livrée à ses angoisses. Et dépendantedes bras de ses parents.

Tu ne peux pas me laisser comme ça !Tu dois faire quelque chose. Il faut bienque quelqu’un fasse quelque chose pourque tout ceci cesse, pour que ce longcauchemar prenne fin. Je suis sûre que tume vois, de là où tu es. Toi qui étais sicroyante, toi qui nous emmenais à lamesse chaque dimanche. Toi qui croyaissi fortement aux anges gardiens… J’ycrois aussi, désormais : je crois à présent

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que c’est toi, mon ange gardien. Je suiscertaine que tu peux m’aider. Je ne suispas le genre à courir les tombes, c’estvrai. Je pense que les fleurs, il vaut mieuxles donner aux vivants. Pourquoirecouvrir les morts sous les bouquets ?Ils sont déjà ensevelis sous la terre. Il estsans doute plus utile de leur parler ; lesmorts préfèrent sans doute des penséesquotidiennes à des chrysanthèmesannuels.

Maman, je pense si fortement à toi quetu ne peux pas ne pas m’entendre ! Toi quias vécu presque centenaire, tu nesupporterais pas que la plus jeune de tescinq enfants parte en premier. Tu ne peuxpas me laisser, et tu ne me laisseras pas.Et puisque tu me vois, maman, puisque tu

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es là, avec moi, que tu me soutiens, je nepeux pas abandonner, moi non plus. Si jene me retiens pas, je vais tomber. Je meraccroche à toi : je ne sais pas si tu astoujours l’apparence d’une vieille dame,là-haut, là où tu es aujourd’hui, mais je nedoute pas que tes bras sont aussi solidesqu’avant quand il s’agit d’y abriter mespeurs d’enfant.

Je repense aussi au mont Sainte-Odile.Là-haut, il n’y a pas que la sourcemiraculeuse ; il y a aussi la source Lucie,un peu plus bas. On la trouve en sedirigeant vers l’ancienne abbaye deNiedermunster. Elle est cachée dans laforêt, ignorée des touristes. L’eau couledans un réceptacle creusé dans la pierre,et verdi par la mousse. Elle fuit ensuite

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par des rigoles sculptées dans le grès. Ilest d’usage que les pèlerins enlèvent,avec des bâtons, les feuilles quiemplissent la cuvette, obstruent lespassages. On le faisait de façon quasirituelle, quand on se promenait là-haut.L’endroit est si calme, et l’eau est sifraîche, pour ne pas dire froide. Je suispersuadée que si l’on m’y plongeait,maintenant, mes yeux s’ouvriraient, mesdoigts se remettraient à bouger…

J’ânonne le « Notre Père ». La religionretrouve toujours du crédit dans lesmoments critiques. Mais je ne suis passectaire : je me surprends à prier tous lesdieux ! Aussi celui des juifs, et celui desmusulmans, qui doit être le même aufond… Sans oublier Bouddha, pourquoi

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pas ! Sait-on jamais… Peu importe leurnom, du moment qu’ils me retiennent à lavie. Mais qu’ils ne me rappellent pas àeux, surtout ! Pas encore. Jamais je nequitterais Ray, ni Cathy, ni Célia, niMélanie. Mes deux petites-filles ontencore besoin d’une mamie. Je me doisde résister pour eux, et pour maman,papa, mes frères, ma sœur, toute mafamille, tous mes amis… Je ne suis pasencore dégoûtée de cette vie, malgré cequ’elle a d’absurde et de terrible depuisquelque temps. Je m’étonne moi-même :ce corps immobile contient encore unesacrée énergie.

Les dieux m’entendent. Ils ne merappellent pas à eux : je n’ai pas aperçuce fameux tunnel dont on parle

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régulièrement dans les Near deathexperiences, les « expériences de mortimminente ». Je ne suis pas encore en vuede ce vide attirant, pas encore au bord dece trou dans lequel, paraît-il, on glissevolontiers, irrésistiblement aspiré par unelumière, un apaisement, une promesse defélicité. Je ne retrouve pas mes prochesdisparus, je ne vois personne m’attendre,dans une robe blanche vaporeuse, paréed’un doux sourire. Je ne dois pas être loinde ce monde sans douleurs, c’est sûr, jen’en ai jamais été aussi près, mais c’estun fait : je ne suis pas encore de l’autrecôté. Même si les autres en doutent, jen’ai pas quitté ce monde terrestre, le seulque nous connaissons, cette vallée delarmes, mais aussi de bonheur, où

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m’attendent ceux que j’aime et que jeveux retrouver.

Je ne vis pas non plus ces expériencesde « décorporation », lorsqu’on quitte sonenveloppe charnelle, et qu’on s’observe,allongé, depuis le haut de la pièce.

Je ne vois que le noir immense, et letechnicolor de mes pensées.

Cathy m’exhorte :– Réveille-toi, maman ! On a besoin de

toi… Tes petites-filles ont besoin de toi.Elles t’attendent pour aller escalader lessommets des Alpes…

Je suis là, ma fille, ne t’en fais pas. Jesuis bien là, juste derrière le rideau. Et jeme démène comme je peux pour essayerde le faire bouger.

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11

Vacarme électronique

M

on frère Paul est à mes côtés. Je l’aireconnu. Je suis si habituée au noir quej’ai l’impression de voir ceux qui merendent visite. Il me semble que c’est lapremière fois que Paul vient me voir àl’hôpital. Je suis heureuse de le sentirprès de moi. C’est important, unefratrie… Cinq frères et sœurs, c’est unetribu. Et une tribu, c’est utile quand ils’agit de se défendre. Je ne perçois pas

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très bien la conversation, mais j’entendsle mot « cercueil ». Aussitôt, mon étatd’esprit change : la vague sensation deplaisir n’a pas duré. De nouveau, c’estcomme si un linge glacé enveloppait monâme. Mais comment leur dire, bon sang !… Comment leur faire comprendre…

Paul me parle désormais.Sa voix est mal assurée. Comme s’il

était sur le point de pleurer :– Angèle, ma petite sœur, tu ne partirais

quand même pas sans me dire au revoir ?… Tu ne nous ferais pas ça ? Tu nepartirais pas comme ça, sans rien nousdire…

Je complète sa phrase : « Sans un mot,sans un sourire… » Des mots, je n’arrête

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pas d’en dire, des sourires, je n’arrêtepas d’en faire ! Mais pas maintenant : là,je grimace de chagrin. Je grelotte, j’ai deshoquets de douleur. Il réussit à fairepleurer mon corps de pierre, mon frère…

Et voici que je l’entends appeler dansles couloirs :

– S’il vous plaît, venez ! Vite ! Il y a unproblème !

Les machines se mettent à sonner.Le moniteur d’électrocardiographie,

celui qui mesure l’activité électrique ducœur, s’affole. Et Paul aussi.

Ceux qui entrent dans la chambre sontbeaucoup plus tranquilles.

– Ne vous inquiétez pas…

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– Qu’est-ce qui se passe ? Il y a unproblème ? Elle n’est pas en train demourir ?

On ne lui répond pas. Il oublie que poureux je suis déjà morte… Pour eux, je nesuis qu’un corps artificiellement branché.Ce n’est que de la mécanique, tout ça.

Les machines finissent par se calmer.Sans doute Paul, comme tous mesproches, reste dans un profond état deperplexité : faut-il se réjouir quand lesmachines ronronnent ou bien quand elless’alarment ? Au fond, si je suis en trainde mourir, c’est que je suis encorevivante !

Je voudrais tant lui répondre. Ce n’étaitpas la manifestation de la mort, ce

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vacarme électronique, c’était tout soncontraire : la manifestation de la vie. Dema vie.

Sans le savoir, Paul m’a appris unegrande nouvelle : je suis capable de fairesortir des émotions de ma carcasseimmobile. Je réussis à hurler parmachines interposées.

Ainsi, régulièrement, de façonincontrôlée, mon cœur s’affole, et cen’est pas qu’un sentiment, car on bougealors autour de moi et j’entends parler detachycardie.

Ainsi, ils vont peut-être comprendreque si mon corps réagit, c’est parce quemon esprit est vivant. Que si mon cœurs’affole, c’est parce qu’il est confronté au

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supplice. Peut-être, mais ce n’est pas sûr.Pas sûr du tout. Pour eux, ce n’est sansdoute qu’un phénomène mécanique. Àleurs yeux, moi aussi, je suis unemachine. Une machine qui a logiquementdes ratés, puisqu’elle est en fin deparcours. Cette grande nouvelle que m’aapportée Paul est aussitôt pondérée parce constat amer : j’ai appris à hurler,mais personne ne m’entend.

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12

La voyante

E

ncore un cauchemar. J’ai extrêmementchaud, et je passe de main en main : jesuis une poupée que tout le monde désire,que tout le monde veut attraper, toucher…Une soignante me prend, m’emporte, mecache dans un recoin. Une autre arrive, etlui chipe son trésor, elle part se cacher àson tour, avec moi sous le bras… Cen’est pas sexuel, non, mais je suis unobjet de convoitise très forte. Un jouet

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que se disputent des enfants en cour derécréation. Ou un os sur lequel s’acharneune meute de chiens. On me désiretellement qu’on m’écrase, qu’onm’abîme. Qu’on va finir sans doute parme casser. Me broyer.

Le problème, surtout, c’est qu’on mecache ainsi à ceux à qui j’appartiensvraiment : à ma famille. Ray n’est pasloin : je l’entends, il m’appelle, il mecherche… Je m’affole : mais, mince, il vabien finir par me trouver ! Ils vont bienme lâcher, tous ces autres, ils vont bienme laisser tranquille. Si Ray ne me trouvepas, ils vont me briser, c’est sûr. S’ildisparaît, je suis perdue.

– Tout va bien, ma chérie, tout va

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bien…Ray est là. Bien là : je ne rêve plus, je

me réveille dans cette nuit infinie, aucœur de ce long cauchemar qu’estdevenue ma vie. Depuis combien detemps suis-je ainsi enfermée ? Combiende jours ? Il me tient la main, il me parle.Il est moins taiseux qu’au début. Ils’oblige à ce dialogue sans retour. C’estbien. Je m’apaise. J’entends aussi la voixclaire de Cathy. Ils sont ensemble, mesamours. Ils m’ont retrouvée. Ils ont jetéun œil derrière le rideau. Ils ont comprisque je n’étais pas partie, eux au moins. Ilsme protègent. Ce sont mes gardiens. Tantqu’ils me gardent, l’on n’osera pas mejeter.

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– Maman, maman, nous sommes là !Moi aussi, ma petite fille, je suis là, tu

le sais. Tu sais sans doute que je pleureintérieurement. Mais maintenant, ceslarmes invisibles sont plus douces qued’autres.

Ils sont repartis. Ils essayent de vivreune vie hors de l’hôpital, mais je medoute bien qu’ils ne vivront pas «normalement », eux non plus, tant que masituation ne sera pas éclaircie. Je ne veuxpas penser à leur détresse : cette idée estla plus dure à supporter. Je me concentresur les bruits, ils colorent ma solitude. Lerespirateur. Le rythme des pas. Cettemusique infernale, trop souvent branchée.Les mots ordinaires de soignants au

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travail.J’ai de la chance : deux femmes

choisissent de nouveau ma chambrecomme lieu de confidences.

– La dernière de Julie !– Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?– Elle a passé deux jours chez son amie

Clémence, à la campagne. Avec lesparents, soi-disant… Hier soir, jerécupère son sac, pour les affaires sales.Et qu’est-ce que je trouve, dans unepoche ? Des préservatifs !

– Aïe ! Et quel âge elle a déjà, ta Julie ?…

– Seize ans ! C’est un peu jeune, non ?Je peux te dire, ça a chauffé ! Son père

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était hors de lui. Et moi, je n’étais pasbien non plus. Moi aussi, je suis un peujeune… pour être mamie ! Franchement…

Elles rigolent. Le meuble que je suissourit. Je repense à ma Cathy. Ma sageCathy. Elle ne m’a pas fait de coupspendables, elle, quand elle était ado. Ellene nous a pas fait de crise. Aucune grossebêtise. Ou alors bien secrètes ! Il y a sansdoute eu quelques cachotteries, mais c’estnaturel. Souhaitable même. Tout le mondeen fait. C’est dans l’ordre des choses.

J’en ai bien fait, moi ! Oh, rien de biengrave. À l’époque, nous étionsdésespérément sages…

Je repense à cette fois où j’ai été élueMiss Kochersberg. Je n’avais pas encore

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dix-huit ans, contrairement à ce qui avaitété marqué le lendemain dans le journallocal, dans cette légende de la photo oùj’apparais avec mon écharpe et monbouquet, l’air ingénue, un peu surprised’être là… J’avais les cheveux longs àl’époque. J’avais défilé avec unepancarte portant le numéro huit. J’étaisencore mineure, mais j’avais triché surmon âge. Ça devait être en 1968 ou 1969.Nous étions au bal, avec mes frères. Auhaut-parleur, ils ont réclamé descandidates. Les autres m’ont poussée : «Vas-y, tu auras au moins un lot deconsolation ! Une boisson gratuite… » Enfait, j’ai reçu plein de cadeaux…

Mon oncle Charles, le frère de monpère, était heureux : il m’a félicitée. Pas

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mes parents… Aujourd’hui, je lessoupçonne d’avoir été fiers, malgré tout,quand, le matin, les voisins leur ont ditqu’ils avaient vu leur fille dans lejournal.

Il y a aussi eu l’épisode de la voyante.C’est drôle que ça me reviennemaintenant : je l’avais complètementoubliée, cette histoire. Puisque je n’ai queça à faire, je remets de l’ordre dans messouvenirs : je fouille les tiroirs de mamémoire, j’en ressors de vieuxdocuments, je souffle sur la couche depoussière…

C’était plus vieux que l’élection de lareine de beauté : je devais avoir dans lesseize ans. J’avais suivi trois ou quatre

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copines. Je ne sais plus laquelle d’entrenous avait eu cette idée farfelue, mais cen’était pas moi ! Nous étions parties enSolex. La voyante recevait à Hoenheim,dans la banlieue nord de Strasbourg.J’avais sur moi une photo de Ray. Déjà !Je le connaissais sans le connaître, c’étaitle copain de copines. On s’échangeait desmots, c’est vrai, mais sans plus…

La voyante a regardé la photo. Elle n’apas dit explicitement que je me marieraisavec lui, mais, avec le recul, je doisreconnaître qu’elle a visé juste : elle aprédit que j’épouserais « un homme enuniforme ». Et il l’a bien porté, cetuniforme, Ray, bien plus tard, au début desa carrière de policier. À l’époque, lui-même ne s’en doutait pas. Je ne lui ai

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jamais raconté ça, à mon mari. Il serasurpris quand je le lui dirai. Si j’arrive àlui reparler un jour. Si je sors de cetteprison…

Ensuite, la voyante a pris ma main dansla sienne. Elle m’a dit que j’avais un don! Mais elle ne m’a pas dit lequel, et jen’ai pas osé le lui demander… Il seraittemps que je le découvre ! Puis elle ainspecté l’une de mes paumes. Elle adéclaré que j’avais une bonne ligned’argent, mais elle a tiqué en voyant laligne de vie…

Elle a lancé :– Profitez bien de la vie avant la

retraite !Ça m’a glacée.

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– Pourquoi ! ? Vous voulez dire que jevais mourir jeune ?

Elle n’a pas répondu. Elle s’estabsorbée de nouveau dans lacontemplation de ma paume, elle a suiviune ligne du doigt. Et après un temps desilence qui m’a paru extrêmement long,elle a eu l’air de se raviser :

– Je vois une crevasse… Ce n’est qu’unpassage. La ligne continue.

Je l’ai regardée avec une petite moue.J’ai pensé qu’elle essayait de se rattraper.C’est un peu facile : elle annonce le pire,je m’affole et après elle assure que toutira bien !

Je ne savais que penser. Devais-je lacroire ? M’inquiéter ? J’ai opté pour la

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solution de facilité : oublier tout ça dèsque possible, ne pas m’y attarder, rangerd’ores et déjà cette bêtise de jeune filleau fond de ma mémoire. Cacher cetteescapade non seulement à papa et maman,mais aussi à moi-même.

Et voici que cette anecdote resurgit, unpeu plus de quarante ans plus tard. Etvoici qu’elle prend un sens nouveau. Jene considère plus cette voyante avecdédain, mais avec une âme avide, unregard suppliant, un cœur reconnaissant.Je la regarde avec gratitude, et jecomprends : oui, je suis dans unecrevasse, c’est exactement ça, je suisdans ce fameux passage. Et si c’est unpassage, c’est qu’il y a un après, uneautre rive. Ce n’est donc pas la fin. Je

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vais rejoindre le bord. Je vais m’ensortir. Ce n’est pas un hasard si les motsde la voyante me reviennent en mémoireaujourd’hui. C’est un signe. Dans masituation, le moindre signe d’espoir estbon à prendre. Mais celui-ci est essentiel,je le sens. Il me remplit d’une certitudenouvelle, il me redonne de la vigueur, ilm’injecte une forte dose d’optimisme, etcelle-ci me rend un peu ivre : ma vien’est pas finie, messieurs les médecins, jevous l’annonce ! Ma vie sera longue. Etelle ne dépendra pas uniquement desmachines.

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13

La larme

–C

’est l’anniversaire de mariage !Qu’est-ce qu’ils racontent ?

Aujourd’hui ? Mince alors ! Je suis àl’hôpital depuis aussi longtemps !

Réfléchissons… Je suis arrivée auxurgences le 13 au soir. Et nous serionsdonc aujourd’hui le 24 ou le 25 juillet. Ily a deux dates, car Ray et moi noussommes mariés le 24 à la mairie, et le 25à l’église. C’était une belle cérémonie…

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Après la messe à Gambsheim, dans monvillage du nord de Strasbourg, le repas defête avait été servi dans la communevoisine, Kilstett, à quelques mètres duRhin. C’était en 1970, il y a trente-neufans. J’étais une gamine : j’avais tout justedix-huit ans. Mais c’était une bonnedécision ! Une décision que je n’ai jamaisregrettée, bien au contraire.

Que pense Ray aujourd’hui ? Quel estson état d’esprit ? Comment vit-il ? C’estle plus triste de tous nos anniversaires…

Comme j’aimerais l’embrasser !Ou simplement lui sourire. Simplement

le faire sourire…Où serons-nous pour nos quarante ans

de mariage ? Y aura-t-il seulement une

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quarantième édition ? Une fête à lamesure de cet amour, de ce couple quenous avons si solidement construit ?

Je pleure de nouveau, dans ma prisonintérieure. Si seulement je pouvais leurdire ! Je sanglote une fois de plus, alorsque je devrais me réjouir.

Cathy me parle très tendrement.– Ne t’en fais pas ma petite maman, je

prends soin de papa, tout va bien…Mon cœur est submergé par une vague

d’émotion. Un mélange d’amour, detristesse et de peur. Je ne suis que larmesau-dedans.

Elle poursuit :– Tu ne dois pas nous quitter… Tu sais,

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je ne te l’ai pas encore dit, maisj’aimerais avoir un troisième enfant… Etcet enfant, tu dois absolument le connaître! Et lui, il doit absolument connaître samamie…

Mon mari, ma fille, mes petits-enfants… Ma vie. Cette vie si intime,dont on me prive si curieusement… J’ail’impression de suffoquer.

– Maman ?Je sens Cathy se lever soudainement.– Papa !– Oui ?– Papa, regarde !– Qu’y a-t-il ?Ils sont proches de moi comme jamais.

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Je perçois leur souffle, leur agitation.– Mais regarde donc ! Maman pleure !– Qu’est-ce que tu racontes ?– La larme, là !… J’ai déjà eu cette

impression qu’elle pleurait quand je luiparlais… Mais là, il n’y a pas de doute :regarde, c’est bien une larme qui coule,non ?

C’est au tour de Ray de se lever.– Je vais chercher quelqu’un !– Maman, maman…La voix de ma fille semble hésiter entre

la détresse et le bonheur. Ainsi, parfois,les rires ressemblent aux pleurs, et lespleurs au rire.

Un brouhaha. Du monde entre dans la

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pièce.Cathy parle avec fougue :– Maman a réagi ! Elle a pleuré ! Une

larme vient de couler, sur sa joue !Un silence.Puis la sentence :– C’est le gel.– Pardon ?– Ce doit être le gel. Vous savez, le gel,

sur les paupières… Il ne faut pas seréjouir trop vite.

Mais si, Cathy veut se réjouir !Maintenant, tout de suite ! Les bonnesnouvelles sont si rares, on ne peut pas lessnober.

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– Je sais qu’on lui met du gel ! Maisc’était bien une larme !

La personne est repartie. Depuis manuit noire, je crois l’avoir vue hausser lesépaules…

L’excitation de Cathy n’a pas cessé. Etavec moi, au moins, cette excitation estcontagieuse. Je me sens vibrer. Je suistout à son écoute. Elle me parle avec uneferveur, une conviction nouvelles.

– Maman, tu m’entends ? Est-ce que tum’entends ? Si tu m’entends, dis-le-moi.Montre-le-moi ! Pleure ! Bouge quelquechose !

J’ai perçu comme une grande surprise.Suivie d’une phrase un peu hébétée, qui aprovoqué un séisme dans tous les cœurs

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présents à ce moment-là :– Elle a bougé un doigt !Cette fois, c’est Ray qui a parlé.– C’était très léger, mais elle a bougé le

doigt ! Tu as vu ?– Tu es sûr ?– Angèle, ma chérie, c’est formidable !

Tu as bougé !Alors, c’est comme si une lueur perçait

enfin cette immense nuit… Comme si lecarcan qui me tenait complètementimmobile depuis un peu plus de dix jourscommençait à se fissurer.

J’ai tellement voulu que mon brasréussisse à s’écarter de mon corps pourles alerter, les accrocher, leur signifier

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ma présence ! J’ai tellement voulu que leslarmes qui m’inondent intérieurementjaillissent à l’extérieur ! J’ai tellementessayé, tellement désiré, tellement prié…C’est comme si la prison de mon corpss’était entrouverte enfin sous les coups deboutoir de mon esprit.

Je reviens vers mes amours. Je suis deretour dans la vraie vie.

Je pleure de joie.C’est le plus beau de tous nos

anniversaires de mariage !

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14

L’alarme

Q

u’est-elle devenue, cette larme précieuse? J’aurais aimé pouvoir la gardertoujours, la conserver dans une boîte,comme un bijou, et pouvoir l’admirer detemps en temps.

Le bonheur de Cathy m’irradie. Enfin !Enfin, mes proches ont la certitude que

je suis bien là !Enfin, les médecins vont comprendre !

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Enfin, mon état s’améliore, la paralysieperd du terrain.

Enfin, les cauchemars vont battre enretraite : je n’aurais plus à me demandersi je ne vais pas être la spectatriceimpuissante de ma mise en bière ou duprélèvement à vif de l’un de mes organes.La situation ne peut que s’améliorer. Lesoulagement est immense, pour ne pasdire violent… Même si, au fond, il mesemble que j’ai toujours eu l’intimeconviction que j’allais m’en sortir. Cen’était pas possible que cette anomalieperdure. Ce que je vivais était tellementincroyable ! Aussi fou, aussi irréel qu’unrêve. Et un rêve s’achève toujours par unréveil.

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L’émotion est si forte que je me senscomme bourdonnante. Je me fais l’effetd’être une grosse abeille ! Mais cebourdonnement n’est pas passager : il neme quitte plus, il ne s’apaise pas avec letemps, ne disparaît pas à la fin desvisites. C’est curieux : hier, depuis maprison intérieure, j’entendais parfaitementet aujourd’hui, je subis de terriblesacouphènes. C’est comme si deuxCocotte-Minute sifflaient en permanencede chaque côté de mon crâne. Un «pschhhhhh » infini, infernal, abrutissant.

On m’extirpe de la nuit : mes yeux sontlibérés. La lumière ne fait pas quem’inonder, elle est si forte qu’ellem’agresse. Je vois très mal. Mes yeux nesont plus synchrones, ils ne regardent pas

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dans la même direction. Je souffre d’unsacré strabisme. Tout est flou, double,brouillé… Mais c’est un bonheur intensede revoir Ray et Cathy, même flous,doubles et brouillés. Leurs sourires, jeles discerne parfaitement. En hautedéfinition ! Et je suis sûre de sourire àmon tour, alors que mon visage resteentièrement figé.

Pour que je ne voie plus double, ondécide de me boucher un œil. Un jour ledroit, le lendemain, le gauche. On merend borgne : d’abord avec un simplecoton démaquillant scotché sur la peau,puis avec une sorte de pansement. Àchaque réveil, mes paupières ontbeaucoup de mal à se lever. Mes cils sontcomme englués. Il m’en faut du temps,

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pour sortir du brouillard…On me branche la télé, mais c’est inutile

: je ne peux rien distinguer, riencomprendre. Qu’on laisse les images, à larigueur, mais surtout que l’on coupe leson ! Les Cocotte-Minute m’empêchent desuivre toute conversation.

Il faut vraiment s’approcher de moi, meparler fort et distinctement pour que jesaisisse quelques mots. Les conciliabulesdes médecins, là, au pied de mon lit, mesont totalement impénétrables. Quedisent-ils ? Comment expliquent-ils moncas ? Se remettent-ils en question ? Meparlent-ils ? Sollicitent-ils montémoignage ? Ce ne sont que des ombrescolorées qui s’agitent en vrombissant.

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Ray me sert d’interprète. Ce qu’il merapporte de leurs discussions nem’apprend pas grand-chose. Leur jargonn’est qu’un artifice masquant leurignorance.

J’ai pleuré, j’ai bougé le petit doigt,j’ai ouvert les yeux… Ce sont desavancées formidables. Mais la vérité estqu’à ces exceptions fondamentales près,je reste paralysée.

Je suis comme cassée. Mon corps neconnaît plus d’évidences. Il ne possèdeplus aucun de ces automatismes qui nousfont fonctionner. Quand Jésus a ressuscitéLazare, j’imagine que ce dernier a pu etsu, tout de suite, se lever, marcher,féliciter et embrasser son sauveur, parler

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à ses amis, partager avec eux un repasafin de fêter cet événementextraordinaire.

Moi, je ne sais plus rien faire de toutcela.

Mon corps est une épave. Il en faudra,du travail, de la volonté et del’acharnement pour reconstruire l’enginperformant qu’il était il y a peu…

Avec les possibilités d’investigationtrès limitées qui sont désormais lesmiennes (des yeux et des oreillesréveillés, mais brouillés), j’essayed’analyser ma situation. Je suis prise dansune toile d’araignée de fils et de tuyaux.Me viennent à l’esprit des questions trèspratiques. Comment est-ce que je me

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nourris ? Je ne vois jamais revenirl’heure des repas. Comment vais-je auxtoilettes ? On ne me met pas des couches,quand même ? Peut-être… Je suisincapable de dire ce qui se trouve sousmoi. Régulièrement, toutes les quatre oucinq heures, le jour comme la nuit, on memet sur un côté pendant quelques minutes.On me masse le dos avec de la Biafine oudu lait corporel, et c’est comme si lesinfirmières brossaient une planche debois. Mais ça ne me fait pas mal…Pourquoi des soins aussi fréquents ? Suis-je aussi sale ? Tout contre mon oreille,Ray m’explique que c’est une précautionnécessaire, pour prévenir les escarres.Quant à la nourriture, j’imagine qu’elleme parvient par une de ces sondes qui me

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retiennent ici. Moi qui aimais tant la joied’un bon repas ! Une bonne viande, unbon verre de vin et le plaisir du partage.Quelle est cette bouillie invisible quel’on me perfuse aujourd’hui ?

C’est drôle : avant la larme, quandj’étais dans leur « coma », même si jesouffrais de l’angoisse et des traitementsque l’on m’infligeait, je ne mepréoccupais pas du tout de cescontingences bassement matérielles.J’étais un pur esprit.

Aujourd’hui, j’ai réintégré ma chair.J’avais oublié à quel point un corps peutêtre pesant.

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15

L’abécédaire du tendre«

Nous sommes le 25 juillet. Sortie ducoma.

27. Tourne la tête à gauche et à droite.3 août. Bouge les doigts.6. Communique par oui et par non.14. Assise dans un fauteuil, sortie avec

le lève-malade.17. Bouge les mains, fauteuil deux

heures.18. Bouge les poignets.21. Bouge les doigts et les pieds, un

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peu.23. Angèle très très fatiguée.25. Voit double.26. Angèle veut écrire un livre sur sa

maladie.28. Dans le fauteuil tous les jours, deux

fois deux heures.1er septembre. Angèle debout sur la

planche avec le kiné.2. Respiration assistée réduite.28. Ne parle toujours pas… »C’est un cahier d’écolier vert petit

format. Ray y note chacun de mesprogrès.

Autant de victoires. Autant d’épreuves.

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Autant de peurs. Autant de pleurs.Le temps s’écoule, et les questions se

bousculent.Heureusement, être dans la survie, le

combat, offre un grand avantage : on vitdans l’instant. Pas même au jour le jour,mais seconde après seconde. Ainsi, on nepense pas au futur. Chaque chose en sontemps : quand on lutte pour respirer, on nese préoccupe pas de marcher.

Pourtant, l’angoisse n’est jamais loin,même si elle n’est pas formulée. Saprésence est familière. Je la rencontresouvent dans le regard de mes amis.Malgré eux, quelles que soient les bonnesintentions dont ils se drapent en pénétrantdans cette chambre, leur visage est le

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miroir fidèle de ma situation.Mon optimisme naturel se met alors à

vaciller : mon état serait si grave ?D’accord, la mort s’est éloignée, maisquelle vie laisse-t-elle derrière elle ?Combien de fardeaux vais-je pouvoirsupporter ? Quel fardeau vais-je devenirpour les miens ?

L’angoisse s’est invitée dans cettechambre sans ma permission, mais je labats froid. Je développe une obsession :sortir d’ici dans la forme qui était lamienne en arrivant. Non seulement quittercet hôpital, mais rentrer dans monappartement dans l’état dans lequel je l’aiquitté : sans fils, ni machines, ni fauteuilroulant. Revenir dans la peau d’une

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femme tranquille et heureuse, active etvolontaire. Peu importe le temps que celaprendra. Mon obsession est follementsimple : redevenir celle que j’étais il y aun ou deux mois. Il y a une éternité…

Je suis dans un état de complètevulnérabilité. Peut-on vraimentcomprendre ce que c’est que de resterimmobile, des heures durant, à ne pouvoirse gratter, la tête calée pour éviter qu’ellene tombe ? Couchée comme une larve.Totalement démunie.

La communication est vitale. Ellepermet de briser l’isolement dans lequella souffrance voudrait nous enfermer.Maintenant que je peux bouger un doigt etcligner un œil, Ray, Cathy et moi nous

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lançons dans l’apprentissage d’unnouveau langage. Notre langage à nous.

– A, B, C, D…Assis à côté de mon lit, Ray récite

l’alphabet, lentement, avec sa voix graveet sensible, toujours calme et posée. Savoix qui me fait tant de bien. Sa voix quiest à la fois un repère, un rempart et unapaisement. Sa voix qui, je le réalise àprésent, fait partie de ma vie. Fait partiede moi…

C’est une curieuse litanie, qui nousreplonge dans des souvenirs d’écoleprimaire.

Les lettres résonnent en rythme régulier,avec une certaine solennité. Ça me faitpenser aux cloches de la cathédrale… Ou

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à une berceuse. Sauf que je ne doissurtout pas m’endormir.

– H, I, J…Attention, je ne dois pas me louper,

c’est pour bientôt…– K, L, M… L ?Oui, mon chéri, c’est ça ! Il a gagné le

droit de recommencer.– A, B, C, D…Cette fois, mon auriculaire doit

l’interrompre à I.– J ? Lj ? Ce n’est pas possible… On a

dû se tromper. On recommence…Ainsi, souvent, il y a des ratés : le doigt

se lève trop tôt ou trop tard, de façonimpromptue, et Ray s’arrête sur la

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mauvaise lettre. Je me sens alors tremblerintérieurement, malgré moi. Je m’en veuxquand je suis comme ça… C’est un demes défauts : je suis impatiente. Il le voitbien, malgré mon apparente impassibilité,que je commence à m’énerver, que sedéveloppe en moi cette peur panique dene pas me faire comprendre. Il sait bienque je bous intérieurement quand je levois réfléchir pour trouver des motsimpossibles… Mais il est assez malinpour vite se rendre compte qu’il faitfausse route.

Et lui, au moins, il ne s’énerve jamais.– Ce n’est pas grave. Calme-toi, ma

chérie, tout va bien, on a le temps…Ça, du temps, j’en ai, oui… Je n’ai plus

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que ça ! Ça ne me dérange pas, bien aucontraire, que l’on passe des heures à seréciter l’alphabet. Ça m’occupe et,surtout, c’est de l’échange. Ça le retientprès de moi. Plus il passe du temps à mescôtés, mieux je me porte. Mais commentfait-il pour concilier son travail et mesvisites ? Il doit bien avoir des chantiers àsuperviser… Nous sommes au moisd’août, c’est encore calme. Maiscomment se débrouillera-t-il, à la rentrée,quand l’activité repartira de plus belle ?Quand le téléphone se remettra à sonner ?Je ne lui en voudrais pas, de ne plus venirdeux fois par jour. Même si je n’attendsque ça…

Il ralentit sa diction en approchant du J.

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– G, H, I… I, c’est ça ? Li ?On avance ! Ne me reste plus qu’à lui

faire deviner le V, le R et le E.Il s’étonne :– Livre ? Un livre ? On a cherché, ma

chérie, mais ça n’existe pas ! Il n’existepas de livre sur ta maladie. Nulle part.Même sur Internet, on trouve très peud’informations…

Non, mon amour, ce que je veux, c’estautre chose…

À force de patience partagée, nousfinissons par nous comprendre. Et le soir,dans le cahier vert, Ray note : « Angèleveut écrire un livre sur sa maladie. »

C’est bien cela. Il ne s’agira pas de

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rédiger quelques notes, voire de faireparaître un article dans le journal, maisbien de publier un ouvrage. Un vrai, quisortira en librairie.

Une idée folle ? Peut-être. Utopique ?Sans doute. Déplacée ? On peut estimerque, dans mon état, je devrais avoir despréoccupations plus immédiates,essentielles, que la rédaction future dulivre de ce que je suis en train de vivre.Mais ça ne se commande pas : c’est unprojet que j’avais un besoin impérieux decommuniquer à mon mari et à ma fille.Comme une prémonition.

Je suis soulagée.D’un côté, c’est une façon d’encourager

Ray à poursuivre le journal de ma

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descente aux enfers et, je l’espère, ouplutôt j’en ai l’intime conviction, de maremontée au paradis de la vie normale.De l’autre, c’est une façon de me forcer àtout noter, moi aussi, dans le cahiervirtuel que j’ai ouvert dans un coin demon cerveau.

Je dois me souvenir de tout. En serai-jecapable ? Il le faut. J’ai peur, surtout, dene plus vouloir me souvenir. Je dois luttercontre la tentation de l’oubli. C’est tropfort ce qui m’arrive ! Si incroyable, sipeu normal. Cette histoire devra êtreconsignée quelque part. Elle sort tant del’ordinaire qu’on pourra douter de saréalité si elle n’est pas imprimée noir surblanc. Qui me croira plus tard ? Moi-même, avec le temps, j’en arriverai peut-

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être à me demander si les choses se sontbien déroulées ainsi…

Tout ce que je viens de vivre doit êtrenon seulement écrit, mais aussi diffusé etconnu. Ce que j’ai vécu, et ce que jem’apprête à vivre, dans les mois ou lesannées qui viennent ; car je n’en ai pasfini avec l’invraisemblable, j’en suispersuadée…

« Livre » : c’est un beau mot.En les épelant, avec Ray, je redécouvre

ces noms si « communs » qu’on ne lesremarque plus. Les mots familiersprennent un nouveau relief. « Livre », çapourrait être de la même famille que «livrer » et « délivrer ». Je réalise à quelpoint les mots « livre » et « libre » se

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ressemblent. Leurs sens se rapprochentautant que leurs sons.

C’est tout à fait ça : j’ai besoin d’unlivre pour me délivrer.

La pratique de ce langage « au doigt età l’œil » nous rend chaque jour plusefficaces. Avec cette gymnastique,j’apprends à coordonner mesmouvements, et Ray et Cathy apprennent àcerner mes attentes. Mes deux amoursgagnent du temps souvent, en meproposant d’emblée un mot entier. Jem’arrête ainsi sur la lettre T, et Raydemande aussitôt :

– Tête ?Le doigt acquiesce. On s’est mis

d’accord : un seul mouvement signifie «

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oui », deux mouvements signifient « non». Ce code marche aussi pour lesbattements de paupière, mais on utilisesurtout le doigt. L’auriculaire gauche,pour être précis. C’est celui qui a bougéau moment de la larme. Allez savoirpourquoi, le côté gauche semble serétablir plus rapidement que le droit. Jesuis droitière, mais ça n’a sans douteaucun rapport…

« Tête », ce n’est pas grand-chose : ilsuffit de la soulever et de tourner lecoussin. Ça procure un soulagementterrible. Mais provisoire… Je ne l’avaispas réalisé jusqu’à présent, maisl’immobilisme est la position la plusinconfortable qui soit ! Depuis que je mesuis réveillée dans cet hôpital, je ne suis

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qu’un objet. Mais un objet qui pense etsouffre. Une marionnette qui, commePinocchio, fait le rêve de pouvoirs’animer.

Et comme celle d’un Pinocchio qui n’ani bonne fée ni marionnettiste, ma tête netient pas toute seule. Si on l’oublie quandon me redresse, elle tombe lourdement,en avant ou sur le côté. C’est idiot, maisles premières fois que l’on m’a soulevée,j’en ai profité pour essayer de repérermes bras… Je sais bien que j’ai au moinsune main, puisque mon doigt « parle »,mais j’avais quand même la sourdecrainte d’avoir perdu mes membres. Jeme demandais si je n’étais plus qu’untronc. Il y a ainsi des évidences que l’onaime bien vérifier…

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Nous passons des heures, avec Ray etCathy, à « discuter » ainsi.

Nous avons tant besoin d’échanger.Nous sommes tellement heureux de nous «entendre » à nouveau. S’aimer, c’est separler.

Avant qu’ils ne viennent me voir, jeréfléchis à la façon de synthétiser dans lemoins de mots possible, et dans les motsles plus courts possible, tout ce que j’ai àleur dire.

Quand il me quitte, Ray se fait monmessager auprès des soignants.

– Pensez à éteindre la télé : Angèle avraiment du mal à la supporter…

Une infirmière s’étonne :

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– Comment savez-vous ça ?– Parce qu’elle vient de me le dire !– Mais votre femme ne parle pas !– Ça n’empêche pas de communiquer…Si Ray et Cathy y parviennent, pourquoi

les soignants ne le pourraient-ils pas ?C’est toujours pareil : c’est juste unequestion de temps, d’envie et d’amour. Jen’en veux absolument pas au personnelmédical. Sur ces trois critères, personnene peut égaler ma fille et mon mari.

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Bickerquoi ?

B

ickerstaff. Bick-er-staff. On dirait un nomalsacien ! Je m’y suis habituée. Ray aussi.Il le fallait, pour répondre à la questionque lui posent inévitablement tous ceuxqu’il rencontre :

– C’est quoi, la maladie d’Angèle ?– Le syndrome de Bisckerstaff.– De Bickerquoi ?Il est important de nommer la maladie,

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même si, en réalité, on n’apprend pasgrand-chose de plus que ce nom-là. Lesspécialistes ont mis un peu de temps pourse déterminer. Tout au début, ils étaientdans un sacré brouillard. Pendantplusieurs jours, ils ont soupçonné uneméningite. Puis le champ des hypothèsess’est resserré sur trois syndromesaffectant le système nerveux etappartenant à la même famille : ils ontparlé du Guillain-Barré (ça ne me disaitrien, évidemment, ça m’inspirait juste unmauvais jeu de mots : j’étais malbarrée…), du Miller-Fischer et duBickerstaff. C’est sur ce dernier «coupable » que les spécialistes se sontfinalement accordés.

Ray et Cathy sont aussitôt allés se

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renseigner. Pour Bickerstaff, lesinformations sont rares, même sur Internet: « Maladie dysimmunitaire du systèmenerveux central », explique le siteWikipédia, de façon assez laconique.Encore plus techniques, et donc encoremoins compréhensibles pour vous et moi,les spécialistes parlent de «polyneuropathie démyélinisante sévèresensitivo-motrice de Bickerstaff ».

Des trois maladies, le Bickerstaff seraitla forme la plus sévère. Ce que je croiscomprendre des explications que l’on medonne, c’est que le problème provient dela myéline. Cette substance blancheprotège les fibres nerveuses comme leplastique enrobe les fils électriques. Aveccette particularité supplémentaire : elle

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est indispensable à la transmission desinformations. Or, cette myéline s’estdégradée, et elle a notamment été atteinteau sein du tronc cérébral, qui est l’endroitstratégique de tout le système nerveux : làconverge, si je puis dire, toute laconnectique reliant le cerveau au reste ducorps. Le moindre faux contact à cetendroit, et les dégâts sont énormes. C’esttoute la machine qui tombe en panne.

Et pourquoi cette dégradation ? Ceserait une réponse disproportionnée demon système immunitaire : à la suited’une infection pouvant être aussi banalequ’une rhino-pharyngite, les grandesmanœuvres défensives ont étédéclenchées. L’emballement a été tel quela riposte a touché la myéline.

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Pourquoi enfin cette réponse suicidairede mon corps envers lui-même ?Comment expliquer un aussi terrifiant «dégât collatéral » ? Là, je n’ai pas laréponse… et je ne suis pas la seule.

Heureusement, les fibres nerveuseselles-mêmes n’ont pas été atteintes,contrairement à ce qui se passe dans le «locked-in syndrom ». C’est une excellentenouvelle, car si les nerfs ne peuvent passe régénérer naturellement, leur gaine,elle, en est capable. Ceci signifie quemon mal est réversible : les troublespeuvent disparaître comme ils sontapparus.

Mais dans quelle mesure et en combiende temps ? Là encore, l’ignorance prime

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sur le savoir. On est dans l’incapacité deme dire quelles fonctions je vais pouvoirrécupérer ou non, ni comment on pourraitaccélérer le phénomène. Il n’y a pas dechirurgie en l’occurrence : on ne peut pasouvrir, remettre du plastique neuf sur lesfils et refermer. Il n’y a qu’à attendre,qu’à espérer. J’ai déjà fait énormément deprogrès, il n’y a pas de raison que ceux-cis’arrêtent en si bon chemin. Il n’y a qu’àse fier à la nature. Qu’à se répéter, encoreet toujours, les mêmes mots d’ordre :avoir confiance, croire en l’avenir…

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17

Jouer à la baballe

R

ay a acheté deux balles en caoutchoucdans un magasin de sport, sur les conseilsde Dennis, un kiné. Une petite, et une unpeu plus grosse. Il m’en place une danschaque paume.

– Tu les sens ?J’acquiesce du regard.– C’est pour éviter que les mains ne

s’endorment. De petits exercices de

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rééducation… Tu essaies d’abord de lespresser. Et après, bien après, tu essaierasde les remonter sur les cuisses, tu vois ?Comme ça…

Il fait rouler une balle sur le côté de majambe.

– Là, jusqu’en haut, et après, tu laredescends. En haut, en bas…

Compris ? Compris. En haut, en bas.Simple, non ? Non, impossible ! Lessentir, ces balles, c’est déjà bien. Ça merappelle que j’ai des mains, et qu’ellessont connectées au reste du corps, c’esttoujours un soulagement que d’en prendreconscience. Mais quant à les manipuler…Les presser, déjà, est un sacré travail.Mais les faire monter sur les cuisses…

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Le bras pèse une tonne. Un corps inerte,c’est horriblement lourd ! C’est commeune voiture : c’est si maniable, ça paraîtsi léger quand le moteur marche ; et lejour où la mécanique nous lâche, ce nesont plus que des tonnes de ferrailleplantées dans la chaussée.

Une balle m’échappe. J’attends qu’uneaide-soignante le remarque et me laredonne. Je suis comme un chien, je joueavec ma baballe… Sauf que moi, je nejoue pas. Pas du tout. Je fais un effortsurhumain pour la caler contre la cuisse,et patiemment, millimètre par millimètre,lui faire gravir cet Everest qui culmineune dizaine de centimètres au-dessus dudrap.

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Au moins, c’est une occupation. Un défiqui correspond à mon caractère desportive. Je repense aux « Dix kilomètresde Strasbourg », aux longues randonnéesen montagne, quand ça n’en finit pas, queles muscles tirent, que le corps ne veutplus, mais qu’il faut accélérer quandmême… Tout est dans la tête. Il ne fautpas s’arrêter à la souffrance. Il fautprendre son mal en patience, voilà tout.Continuer à avancer, sur le même rythmesi possible, et attendre que ça se passe.Au bout d’un moment, forcément, après undernier virage apparaît soit la ligned’arrivée, soit le refuge.

Et tandis que je lutte pour lever monbras, ne pas relâcher la balle, je sens celiquide visqueux dégouliner de ma

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bouche ouverte. De la salive, des glaires,que sais-je… Je ne sais plus déglutir.Glisse sur mon menton, puis pendouillede mon menton jusque sur ma poitrine unfilet gluant qui m’ôte toute dignité, medonne l’impression de n’être qu’une bête.J’en bave, c’est le cas de le dire. Je peuxinonder ainsi ma chemise de nuit pendantune ou plusieurs heures avant quequelqu’un ne le remarque, ne m’essuie, neme redresse la tête. Mes proches sontsensibles à ça. Comme moi, j’imagine, ilstrouvent ce spectacle dégradant. D’ungeste rapide, les soignants me passentautour de la bouche une serviette enpapier désagréablement rêche. Elles onttant de choses importantes à surveiller.Des paramètres vitaux. Ça, au moins, ce

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n’est pas grave, c’est juste de la salive…Il faut bien qu’elle s’évacue. Et pourquoise fatiguer ? Ce qu’on essuie maintenantsera de nouveau à enlever dans quelquessecondes…

Je me concentre, je serre les dents. Aubout de quelques jours, je les maîtrise demieux en mieux, ces balles. C’est bien, jeprogresse. Mais à quel prix ! Si j’avaispris l’habitude de fournir autant d’effortsquand je faisais du sport, j’aurais gagnétoutes mes courses !

J’essaye aussi de déplacer mon braspour aller toucher le premier barreau dulit, sur le côté. Il est à des kilomètres…

Le plus compliqué est de sortir lesmains de dessous les couvertures. Arrive

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une femme énergique, qui s’exclame, del’air de celle qui veut faire plaisir :

– Allez, on va border ce lit !Et me voici enfermée dans un sac, avec

juste la tête qui dépasse… Incroyable,comme une couverture peut être lourde !Et même faire mal…

Par bonheur, Ray apparaît à ce moment-là.

Cette fois, je « parle » avec mon œil.– A, B, C, D… D ?D, oui, mon chéri. Puis R et A…– Drap ?Et mon mari me libère. Comme

toujours.

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Une machine

C

alée dans mon lit de réa, je me fais l’effetd’un assemblage technologique imaginépar des sortes de médecins-ingénieurs.Une construction high-tech dont on peutcraindre un bug intempestif. Les machinesfont partie de mon anatomie. Ce sont desorganes externes.

J’ai eu le temps de compter, avec l’aidede Ray : pas moins de treize fils, sondeset tubes sont reliés à mon corps. Que se

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passerait-il si l’on débranchait une prise? Si, par mégarde, un agent d’entretienarrachait un fil en passant le balai ?Survivrais-je à un plantage informatique ?À l’erreur d’un médecin, d’une aide-soignante ?

Je ne réalisais pas mon bonheur,vraiment, quand je ne dépendais que demoi-même. Quand je n’avais qu’à faireune confiance aveugle à mes poumons,mon cœur, mes jambes et mon cerveau.

Il y a d’abord, et surtout, latrachéotomie, ce tuyau qui s’enfonce dansma gorge, directement, grâce à un troupercé dans mon cou. Au début, j’étaisintubée, le tube passait par ma bouche ;on m’a trachéotomisée peu avant mon

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réveil. C’est ce tuyau qui me permet derespirer, en étant relié à cette fameusemachine qui fut pour moi un compagnon «vivant » lors de mes premières heures deretour à la conscience… « La Rolls desrespirateurs ! », a assuré un médecin…C’est psychologique, mais vu la gênequ’il me procure, ce tuyau-ci me sembleêtre d’une grosseur démesurée. En réalité,il ne mesure qu’un ou deux centimètres dediamètre, tout au plus, mais c’est commes’il en faisait cinq fois plus. Et puis, cetuyau est tenu par des liens quim’enserrent le cou. J’ai peut-être la peauparticulièrement fragile, mais tout cecime tire, me grattouille… Et me donne ladésagréable impression d’être un chienattaché à une laisse.

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Des tuyaux plus petits m’entrent dans lenez. Ils sont là pour faire l’appoint enoxygène, en fonction des données fourniesnotamment par une pince, l’oxymètre depouls, qui m’enserre un doigt.

Il y a encore ce tube transparent plantéau beau milieu de mon ventre : c’est cequ’ils appellent la « gastrostomie ». Cetuyau-ci envoie nourriture et médicamentsdirectement dans l’estomac. Les deuxconcernent l’alimentation, mais il ne fautsurtout pas confondre gastrostomie etgastronomie… Mes « repas » sont unesubstance brunâtre, une bouillie dont je neperçois ni l’odeur ni le goût, « servie » àpoint à l’aide d’une seringue. Deux outrois doses assurent mon lot quotidien decalories. Les cachets sont pilés avant

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d’être introduits dans ce tube, mêlés à del’eau. Longtemps, je me suis demandéquel était ce bruit de matière écrasée quej’entendais régulièrement dans mon dos…

Et je n’oublie ni la sonde urinaire, niles perfusions qui piquent mes veines, niles multiples pastilles autocollantes quiparsèment mon torse et disent tout de monétat et de mes émotions aux savants quisavent lire les signes qu’elles envoient.

Enfin « tout », c’est ce qu’ils croient…Car moi, Angèle, exposée ici comme unmoteur entre les mains d’un garagiste, jeme fais fort de garder ma part de secrets.Ils ne sauront jamais tout de moi. Ilsn’auront toujours qu’une vue partielle,déformée, de qui je suis. Le plus

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important n’est visible qu’aux yeux deceux que j’aime par-dessus tout : Ray,Cathy et mes deux petites-filles, que l’onn’ose pas encore faire entrer ici, dans ma« chambre »… À quoi bon ? Elles neverraient pas leur mamie, ellesdécouvriraient une machine.

À côté de mon lit, le plus souvent dansmon dos, un écran affiche en continuchiffres et courbes. Régulièrement, desalarmes se déclenchent. C’est le caslorsqu’une pochette de perfusion est vide.Je ne connais rien de plus stupide etdésespérant que ce bip-bip lancinant quironge le cerveau…

Mais plus je grandis à la vie, plus jeconstate que ma chambre n’est pas, ou en

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tout cas n’est plus, le secteur le plus àrisques du service. C’est chez les autresque ça a l’air vraiment sérieux… Lesalarmes des chambres voisinesapparaissent aussi sur mon écran. Jevoudrais ne pas le savoir, mais jecomprends tout de suite, à l’agitation, auxbruits, à la façon dont les infirmières mequittent brusquement, à la gravité qui nousenveloppe soudain, quand un de mescamarades d’infortune vient de lâcherprise.

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Fauteuil de torture«

Assise dans un fauteuil, sortie avec lesoulève-malade. »

L’information notée par Ray dans lecahier vert à la date du 14 août peutsembler anodine, mais c’est un événementconsidérable. C’est simple, dit comme ça: moins de dix mots, deux petits segmentsde phrase. Mais quelle aventure ! Quelleexpédition !

Jusqu’à ce jour, je n’avais pas quittémon lit une seule seconde. On secontentait de me changer de position

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régulièrement : pour les soins, pendantquelques minutes, mais aussi sur despériodes un peu plus longues, pour éviterque je ne me momifie complètement.

Aujourd’hui, on franchit une étape dignedu Tourmalet dans le Tour de France : jevais enfin sortir du lit. Pour l’occasion,l’infirmière doit réquisitionner troisaides-soignantes. Ainsi qu’une machine :le soulève-malade. L’engin évoque ungrand bras articulé, voire, toutsimplement, une potence. Je pensaisqu’on se contenterait de me porter, maisnon : il faut recourir à un treuil commepour un colis sur un quai dedéchargement. Est-ce que j’aurais grossi? Franchement, ce serait triste. Quitte às’arrondir, autant que ce soit en s’offrant

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de bons gueuletons au restaurant, et nonen étant perfusée en bouillie…

Non, évidemment, je ne suis pas entrain de devenir obèse. J’ai plutôt maigri: en quelques jours, j’ai perdu dix kilos.Le problème, c’est que je ne suis qu’unpoids mort. Un gros tas d’os.

Je les plains sincèrement, ces personnesqui me portent… et supportent. Il leur fautme pousser, me tourner, me soulever…On dispose des sangles sur le drap, deslanières en cuir qui me glacent le dosquand on me couche dessus, car je neporte toujours sur moi que cette éternellechemisette d’hôpital ouverte surl’arrière…

Il faut bien veiller à n’arracher aucun

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des fils qui m’analysent et m’aident àvivre : ni les capteurs pour le cœur, ni lasonde urinaire, que l’on pose sur monventre, ni les tuyaux de la trachéotomie etde la gastrostomie…

Quand tout est OK, et que le signal estdonné, me voici enfin qui m’élève. Mettezun pantin dans un filet : ses genoux sereplient sur sa poitrine, sa tête et ses braspendouillent. Je suis ce pantin, et j’ai trèspeur. J’ai l’impression de trembler defroid, malgré moi mon cœur s’emballe…

Franchir ces quelques centimètres quiséparent le lit du fauteuil est unemanœuvre épuisante et complexe. Je suistrimbalée par ma grue, et j’atterris enfinsur mon siège… siège en avant. Mes

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aides soufflent, s’essuient le front. Ellesvérifient que les connexions n’ont pas étécoupées : c’est bon, les machinesréagissent toujours. On me cale la tête etles bras avec des oreillers. Et l’onm’adresse de grands sourires poursignifier que je ne peux qu’aller mieux,maintenant, que je ne peux que me réjouir.

Une femme me parle en ponctuantchaque mot, comme on le fait d’ordinaireface aux malades ou aux personnes âgées:

– On va vous laisser dans ce fauteuil unpetit moment, pour vous réhabituer. Il lefaut. C’est pour votre bien !

C’est sans doute vrai. Mes «manutentionnaires » sont déjà repartis. Ça

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signifie quoi, un petit moment ? Ne restequ’à attendre, comme d’habitude. Lapriorité, d’abord, c’est de récupérer demes émotions, de laisser mon cœur etmon esprit se calmer. Dans la télé, despersonnages s’agitent en vain. Mes yeuxs’arrêtent sur un flacon, posé sur unetable. Je fais une fois de plus le constatque je ne sais que subir : comme un objet,je suis là où l’on me met…

Au début, la position n’est pasdésagréable. Ainsi, on change de point devue. On se sent plus dominateur, moinsécrasé. Je ne suis pas fâchée de quitter laposition couchée. En me redressant, jechange de statut : je ne suis plusseulement une malade, je m’apprête àredevenir une femme.

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Si l’on m’arrachait tous ces fils, si l’onm’habillait normalement, si l’on faisaitabstraction du décor aseptisé de cettechambre d’hôpital, pourrais-je avoir denouveau l’air « normale » ? L’air de celleque j’étais au début de l’été, quand jem’asseyais pour lire un magazine sur undes fauteuils du salon ? Non, je ne faissans doute pas illusion… Et je ne me faispas d’illusions. Ce n’est pas si simple. Lefauteuil ne fait pas le valide. Il faudraencore remplir des seaux de sueur et delarmes pour redevenir celle que j’étais.

Ils m’ont bichonnée, c’est vrai. Je suistotalement « encoussinée » : ma tête, monbuste, mes bras sont bien bloqués. Leproblème, c’est que j’ai perdu le plusefficace des coussins : mes fesses… Le

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bon sens paysan l’affirme : le mauvaistemps, c’est n’importe quel temps quidure trop longtemps. On peut transposerla maxime : une mauvaise position, c’estn’importe quelle position qui dure troplongtemps. Je le constate encore une fois :l’immobilité est une torture lente. Bientôt,en moins de cinq minutes, une douleurnaît au bas de la colonne. Elle s’installe,elle grandit. On m’a bel et bien oubliée.De temps en temps, une tête fait irruptiondans le cadre de la porte, lance un « Toutva bien ? », n’attend pas la réponse que jesuis dans l’incapacité de lui donner etrepart satisfaite.

Combien de temps a duré cettepremière séance ?

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Enfin, une équipe revient pourm’extirper du fauteuil, me reprendre dansses filets et me recoucher. Quel bonheurde retrouver ce lit que je considérais cematin encore comme ma prison !

Avant de me quitter, l’infirmièrem’annonce, avec le sourire :

– Désormais, on vous mettra dans lefauteuil de plus en plus souvent.

C’est un progrès dont je doisprobablement me réjouir. Sans doutedois-je faire preuve de courage, puisquel’on ne cesse de me répéter que c’estpour mon bien. Mais la perspective de larépétition régulière de cette gymnastiqueaérienne, puis de cette souffranceimmobile, me procure de désagréables

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frissons.À compter du 27 août, les séances en

fauteuil deviennent quotidiennes. Deuxfois deux heures, généralement. Deuxheures horriblement longues. Deux heuresd’un mal-être grandissant. Je ne peuxm’empêcher de frémir quand j’entends legrincement de la potence avançant dans lecouloir… Il arrive que mon appréhensionsoit si grande, que mon cœur s’emballe sifort que l’équipe soignante renonce.Quand mon cœur reste raisonnable, jeredeviens le pantin dans un filet, que l’oncharge et décharge.

On m’« encoussine » toujours avecsoin, on me donne mes balles à presser,on place une planche en bois avec une

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sonnette sous les mains, et on me laisseen lutte avec un corps qui réussit leprodige de m’agresser tout en restantinerte.

Le problème, c’est que le soulève-malade ne dépose pas le pantin que jesuis bien au fond du siège. Il suffit que lacolonne soit légèrement de travers pourque naisse le foyer de douleur, pour qu’ils’enflamme et se propage. Souvent, aussi,malgré toutes les précautions prises, matête finit par tomber ; puis mon bustepenche irrésistiblement vers l’accoudoir,ma hanche remonte de l’autre côté, lescoussins s’échappent, une affreusechaleur se met à m’envelopper… Jem’enfonce dans un inconfort si grand queje crains pour ma vie. Vraiment : j’ai la

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sensation que je pourrais périr ainsi.Aussi bêtement. Et si c’était celle-ci, madernière heure ? J’ai échappé à unecondamnation à mort, et je me senssuccomber sous les coups d’un fauteuil !Dans ce combat entre deux massesinertes, c’est moi qui demande grâce.

Je me recroqueville dans masouffrance. Je me fane de douleur. Alorsje pleure. Malgré moi. Abondamment.Comme j’ai rarement pleuré. Comme sitoutes les larmes qui s’étaient amasséesen moi lors des nettoyages des sinus oude « l’arrachage » des tétons sedéversaient enfin. C’est ma seule façond’exprimer ma douleur.

Je pleure jusqu’à ce que je me résigne à

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appuyer, avec la faible force de mesmains de vieillarde, sur la planche debois.

Alors, on ne prend pas conscience dece qui se passe vraiment. On considère,j’imagine, que je pleure parce que jedéprime, parce que j’en ai assez, non pasdu fauteuil en particulier, mais del’hôpital en général. Soit on tente deréajuster ma position, soit on se contentede me lancer, sur un ton un peu fâché :

– Ah non, il faut rester encore une heure! Un peu de patience…

Soit encore, comme l’a fait unréanimateur, on fait le tour de monfauteuil, on vérifie que les coussins sontbien là, et on conclut benoîtement :

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– Mais non, tout va bien, vous êtesparfaitement assise !

Et c’est vrai, au fond : de quoipourrais-je me plaindre ? Après tout, cen’est qu’un fauteuil, ce n’est quand mêmepas un instrument de torture ! Je devraissans doute conclure que la douleur est unesensation normale.

– Allez-y, pleurez, pleurez…C’est un pasteur. Il est d’origine

allemande, je crois : son prénom estWolfgang. Il est souvent là quand je suisdans le fauteuil. Il s’assoit alors en facede moi, il me prend les mains. Ilencourage mes larmes. C’est le seulaumônier qui me rend visite. Je ne leconnais pas, au fond, c’est un inconnu. Et

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pourtant je l’apprécie beaucoup. Iln’atténue pas la douleur, mais il metranquillise un peu.

Voici Ray à présent. Il essaye de meplacer plus en arrière. Il ne peuts’empêcher de commenter, d’un air unpeu taquin :

– Ce que tu es lourde ! Atrocementlourde !

Dennis lui a donné le bon conseil, parcequ’il a vécu lui-même cette expérience,qu’il a été dans cette situation et qu’il saitparfaitement ce que je peux endurer :

– Angèle doit être comme la cathédrale!

Ceci signifie que la colonne doit êtreaussi droite que la flèche, les fesses

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placées bien en arrière, le torse et lesjambes à angle droit. Ainsi, le corps negémit plus, ou en tout cas il se plaintbeaucoup moins. Ça ne tient pas à grand-chose : il suffit de quelques centimètrespour transformer une séance derééducation en calvaire.

Au bout de quelques semaines, lesdouleurs s’estompent. La position assiseest une souffrance acceptable. Je suisdésormais qualifiée pour une nouvelleépreuve : la verticalisation.

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20

La planche à repasser

L

es filles qui sont dans ma chambresourient :

– Ah, mais madame Lieby, vous êtesgrande !

Elles ne l’avaient pas remarqué ? 1,73mètre, sans les talons ! Il est vrai qu’êtreclouée dans un lit d’hôpital ne permet pasvraiment de mettre en valeur ses qualitésphysiques.

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Dès la troisième ou quatrième séancede cette « verticalisation », je me risque àme dandiner légèrement, sur les côtés.Cette fois, les infirmières et aides-soignantes qui me surveillent rigolentfranchement :

– Vous voulez danser ? On branche lamusique ? Mais attention, un bon rock, çapeut être dangereux !

Et je ris aussi, même si mon visage esttoujours aussi peu mobile.

Et si mes yeux sont humides, cette fois,ce sont des larmes de joie.

Être debout, c’est une position superbe! Pas couchée, ni même assise, mais biendebout, sur ses deux pieds. Au fond, selever, c’est devenir un être humain. C’est

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par la station debout que l’on se distinguedes animaux. Je comprends pourquoi nosancêtres les singes ont décidé de seredresser, il y a des millions d’années. Etje comprends aussi pourquoi il leur afallu autant de temps pour y parvenir !Être debout, c’est le summum ! Même sij’ai un peu la tête qui tourne… Mais unpeu d’ivresse, parfois, ça ne fait pas demal, non ?

Et au moins, dans cette machine, je nesouffre pas. D’accord, je ne réussis pascet exploit toute seule : je tiens sur mesdeux pieds, mais je suis attachée departout ! Ça pourrait évoquer leharnachement de sportifs de l’extrême,d’amateurs de sensations fortes sur unmanège déconseillé aux enfants. Ma

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sensation forte, à moi, c’est simplementde me lever… Chaque chose en sontemps. Et ça suffit pour me griser.

La « table de verticalisation » a faitpour la première fois irruption dans machambre le 1er septembre. C’est commeune grosse planche à repasser. La potencea aussi fait le déplacement, avec sesroues qui grincent… Le début, je leconnais : c’est ce désormais habituelexercice du pantin dans un filet. La suiteest plus originale. Le soulève-malade neme dépose plus dans le fauteuil, mais surcette planche. On me ficelle comme ungigot : mes jambes et mon buste sontsanglés, mes pieds sont retenus par unebutée, mes fesses prises dans une sorte decerclage et il y a une petite tablette, au

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niveau du ventre, sur laquelle sont poséesmes deux mains.

Alors, le manège peut débuter…Doucement, électriquement, la planche serelève. Marie-France et Mariam’observent : est-ce que je deviensblanche ou verte ?… La couleur de monvisage ne doit pas être trop alarmante,puisque la planche poursuit sonredressement.

J’ai l’impression que le mur vient versmoi.

Marie-France me lance :– Tout va bien ?Tout va très bien, oui. C’est fabuleux de

prendre de la hauteur. Cette machine estmagique. Lors de cette première séance,

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la planche ne remonte pas jusqu’à l’angledroit ; elle se stabilise un peu en arrière.Je reste ainsi relevée, droite comme uncierge, une petite dizaine de minutes,avant que l’on entreprenne de me faireréintégrer la position couchée. Bonnenouvelle : mes genoux ont tenu. Certes, ilsétaient attachés, mais ils n’ont pas montrépour autant de signes de faiblesse. Latable à repasser pourra revenir lasemaine prochaine, et la fréquence et ladurée de son utilisation pourrontaugmenter progressivement.

L’équipe qui m’entoure a le sourire.Des bouffées d’espoir me caressent levisage. Une douce chaleur m’envahit.Oui, l’amélioration est possible. Non, jene suis pas condamnée à l’immobilité.

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Oui, je peux me sortir de ce piège mouqu’est un lit d’hôpital. Je peux m’ensortir.

Je me relève, enfin ! La languefrançaise est bien faite : le sens propreéquivaut souvent au sens figuré. La natureaussi est bien faite : le progrès physiqueengendre souvent un progrès moral.

Je me recouche avec une sensationoubliée : ça ressemble à de l’apaisement.

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21

Le malade derrière la maladie

E

n réa, les journées commencent tôt : dès 6heures du matin.

C’est l’heure où tout se met en place.L’heure où le silence des machines esttroublé par des voix, des rires, desexclamations, le bruit des pas et desportes qui claquent.

C’est l’heure de la relève. L’équipe dumatin remplace celle de la nuit. Les deuxse réunissent pour la « transmission » ;

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les « nocturnes » communiquent aux «diurnes » les infos des dernières heures :alertes, complications… Le yo-yo del’état de santé des pensionnaires de ceterrible lieu de séjour, où les bonnesnouvelles sont toujours plus rares que lesmauvaises.

Il ne faut surtout pas les déranger à cemoment-là, car ils n’ont pas de temps ànous consacrer. Mais, comme par hasard,c’est souvent à ce moment-là que je mesens étouffer… Et que je me retrouvedans l’obligation de sonner.

Les réactions des soignants ne sontjamais les mêmes, selon les personnes etle moment. Compréhension, irritation,douceur, brusquerie… Il y a de tout.

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Leurs humeurs alternent, comme derapides changements de temps. Jecomprends. Je trouve ça normal. Ellessont sous pression, dans un stress quasipermanent.

Et le patient, de son côté, parce qu’ilest inquiet, dans une période debouleversement physique etpsychologique, est sans doute en quêted’une attention disproportionnée. Je mesens parfois coupable d’être dans lademande. Comme une enfant qui ne cessede solliciter ses parents au lieu d’essayerde vivre par elle-même.

Le principal problème, à mon avis,c’est que, trop souvent, le corps médicaloublie que derrière la maladie, il y a…

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un malade. Et qu’il faut soigner les deux !Et s’il se souvient de la présence dumalade, il oublie que chacun est différent.Si vous ne rentrez pas dans le moule,alors gare…

Depuis que je suis ici, il m’arriveparfois d’être confrontée à des pratiquesfranchement… inhospitalières. Commecette aide-soignante, hier ou avant-hier,qui m’a lâché que je devais au moinsavaler mes propres glaires ! Sur un tonméchant, vraiment. Je le ferais,évidemment, si j’en étais capable. Jepréférerais « digérer » ces saletés plutôtque de sonner des minutes ou des heuresdurant pour que l’on m’en libère, plutôtque de les sentir, la nuit, couler lentement,d’abord sur ma chemise, puis jusqu’au

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sol.Je ne peux pas m’exprimer, je ne peux

pas me prendre en charge. Je suis donctotalement à leur merci. Je dépends deleur bonne volonté. Il y a celles qui secontentent d’un « On ne comprend rien ! »quand j’essaye de leur expliquer que j’aimal au ventre ou au bras. Et toutes celles,heureusement bien plus nombreuses, quine me quittent pas sans avoir compris.

Si je me réfère à ma petite expérience,j’estime que 5 % de ces personnes n’ontrien à faire dans un hôpital. Mais les 95% restants sont des personnesremarquables. Ne serait-ce que par unregard, un geste ou une attention, ellesm’administrent quotidiennement une dose

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d’humanité qui me procure un bienénorme.

J’aime cette heure matinale, quand jeles entends s’apostropher, se faire la bise,se demander des nouvelles de leur vie « àl’extérieur », s’inquiéter de la bonnemarche du service.

Je les entends parler du « grand » et du« petit » :

– Oh, le grand, il aimerait pas ça !Je les ai identifiés : le grand, c’est le

réanimateur qui est plutôt présent ensemaine, le petit celui qui est là le week-end. Et j’ai bien compris que, commemoi, elles ont chacune leurs préférences.

Malgré les inévitables exceptions,j’éprouve une empathie naturelle pour

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toutes ces personnes, des femmes engrande majorité, qui traversent chaquejour les sas sanitaires pour venirtravailler ici. J’admire leur engagement.Elles se démènent dans un serviceextrêmement difficile. Un service hantépar la mort. Lorsque l’on évolue enpermanence aux frontières de la vie, ilfaut savoir garder le contrôle de sesémotions, se parer des risques desensiblerie, résister à toutes les tentationsde faiblesse. Comment font-elles poursupporter les décès successifs auxquelselles sont confrontées ? Commentacceptent-elles de voir partir vers lamorgue autant de patients pour lesquelselles se sont inquiétées, pour lesquelselles ont couru dans les couloirs, pour

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lesquels elles ont, sous le commandementdes médecins, à chaque fois tentél’impossible ? Que rapportent-elles chezelles de tout ce qui se vit… et meurt ici ?Comment réussissent-elles à ne pas selaisser atteindre, peu à peu,sournoisement, par ce trop-pleind’émotion ?

Je ne leur en veux jamais de rire devantles portes de ceux qui souffrent. Aucontraire, je les en remercie. Leur énergiereprésente la vie, et la vie, il n’y en ajamais trop dans un service comme celui-ci. Chaque rire qui fuse dans ces couloirsdépersonnalisés est un pied de nezadressé au malheur.

Le premier soin de la journée auquel je

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suis soumise est un vrai bonheur : ilconsiste à évacuer les « sécrétionsbronchiques » de la nuit. On installe unesorte d’aspirateur sur la canule de latrachéotomie, et on aspire… C’estincroyable, la quantité de ces saletés queje peux produire, vingt-quatre heures survingt-quatre ! Tout ce qui ne s’écoule pasen filets dégradants à l’extérieur de moi,sur mon corps et mes draps, s’entasse àl’intérieur, et finit par gêner marespiration. C’est comme si je me noyaisavec mes propres humeurs. Leurévacuation me fait un bien fou. Quand onme libère de ces viscosités, c’est commesi l’on m’offrait un grand bol d’air fraisen guise de petit déjeuner.

Peu après cette séance, deux silhouettes

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apparaissent en souriant. Ce sont uneblonde et une brune, qui me lancent :

– C’est pour la toilette !Avant de s’occuper de moi, elles

s’occupent d’elles : elles se lavent lesmains, enfilent des gants en latex à usageunique, placent un tablier de plastiquetransparent sur leur blouse. Et je ne peuxm’empêcher de me demander :

– Suis-je aussi dangereuse que ça ? !Ça me rappelle ce médecin qui avait

touché la main que j’essayais de luitendre… et s’était nettoyé les siennessoigneusement aussitôt après ! J’aid’ailleurs remarqué que, généralement,ces grands pontes se tiennent toujours àune distance respectable des malades

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qu’ils honorent de leur visite. Alors qu’ilarrive souvent que des infirmières meprennent la main.

La blonde et la brune placent un filetplastique sous moi, commencent par melaver le visage, puis descendent sur lebuste, sur les jambes… L’eau est undélice. Je ne devrais sans doute pas, maisje ne peux m’empêcher de me souvenir dubain, à la maison, le matin. Ce que jepouvais être heureuse, autrefois, sans lesavoir ! C’est fou le nombre de bonheurssimples qui agrémentent une vie «normale » ! Des bonheurs que l’on ignore.

Pourrai-je, un jour, reprendre un bain àla maison ? La pensée m’injectesubitement une petite dose de déprime. En

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guise d’antidote, je me formule le motd’ordre martial que je m’assènerégulièrement : subir, se préparer au pire,être courageuse…

J’en ai besoin, de courage, chaque lundimatin. C’est le jour de la gazométrie : laponction artérielle. Son but : s’assurer dela bonne oxygénation du sang. C’est unpetit enfer. Le soignant et moi-mêmefaisons tout pour rester calmes, stoïques.Et nous vivons tous les deux un bienmauvais moment. Il doit faufiler sonaiguille entre les os du poignet ; éviter lesnerfs, le métacarpe, les cartilages pouratteindre une artère, au plus profond.Mais l’artère est rebelle, elle ne se laissepas faire, elle se dérobe, elle est dure,élastique… Et l’aiguille glisse, se plante

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dans la chair, dans l’os, que sais-je… Ilfaut recommencer, on ne peut pasabandonner : il faut que l’artère soitpiquée. Je le pourrais désormais, mais jeme fais un point d’honneur de ne pascrier.

Mon tiroir déborde de cosmétiques.Ray m’a apporté une bonne partie descrèmes qui encombrent d’ordinaire masalle de bains. Et ça en fait pas mal… Lessoignantes veulent bien consoler ma peauet mon âme avec tous ces produits. Jepeux être fière de ceci : si j’en crois laréflexion d’une aide-soignante, machambre est, de loin, la plus parfumée detout le service !

Jamais ces femmes-là ne se déparent de

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leur gentillesse. Mais le soin que jepréfère, c’est la présence de mes amours.

Ray sait mieux que quiconque entretenirla petite lueur d’espoir dont j’ai besoinpour vaincre. Souvent, dès son arrivée,d’un simple regard, il se rend compte quequelque chose ne tourne pas rond. Alors,sans avoir dit un mot, remonté comme unemontre suisse, il s’en retourne trouverl’infirmière ou le médecin ou le chef deservice… C’est lui qui me couvre quandj’ai trop froid, qui me découvre quandj’ai trop chaud, lui qui m’éteint la télé.Lui qui, chaque soir, vérifie que tout esten ordre pour la nuit. Je souffre de le voirse battre pour moi. Sans lui, je ne seraisplus là. Je crois bien que, par moments, ilm’en a voulu de l’avoir laissé seul du

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jour au lendemain…Régulièrement, il prend l’initiative de

me frotter le cuir chevelu avec de lalotion capillaire, de me masser lesjambes avec de la crème ou encore de mestimuler la plante des pieds. Sous l’actionde ses mains, mon corps se réveille. Jesuis de moins en moins une chose inerte,de plus en plus un être réactif. C’estl’effet du prince charmant sur la Belle aubois dormant…

Subir, se préparer au pire, êtrecourageuse. Oui, mais ce ne sont pas messeuls mots d’ordre. J’ajoute les motssuivants, et, au final, ce sont eux les plusimportants : trouver le bonheur partout etgarder confiance en l’avenir.

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22

Respirer

I

l halète à mes côtés nuit et jour. Sansrelâche. C’est le premier, le plus fidèlede mes compagnons de galère. Celui quine me quitte jamais. Celui qui était à mescôtés dès mon réveil, dans ce noir absolu,ce mystérieux néant qui fut le décor demon retour à la conscience, il y a silongtemps. Il y a un mois et demi.

À partir du 2 septembre, les grandschefs du service estiment que je peux me

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débrouiller sans ce respirateur artificiel.Autrement dit, apprendre à respirer touteseule. Revivre ce que vit un enfant quivient au monde, mais à cinquante-septans. Drôle d’expérience. Formidableappréhension. Attention, le tuyau durespirateur va bientôt être débranché… Etmaintenant, c’est à vous de jouer, madameLieby !

Je me concentre, comme avant le départd’une course, et c’est parti : me revoicien charge de ma vie. Je dois respirer, jene dois surtout pas oublier de respirer !

Comment font tous les autres ?Comment font-ils pour respirer sans ypenser ? Pour respirer et faire autre choseen même temps ? Pour respirer sans que

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ça les épuise ? Je réapprends, et j’ai dumal, forcément. Respirer est unapprentissage comme un autre. Comme levélo ou le ski : c’est si naturel quand onsait faire, et si périlleux quand ondébute…

Je m’applique, car je veux être unebonne élève. Or j’aspire à peu près bien,mais je n’expire pas suffisamment. Je nemobilise que le haut du corps, car mondiaphragme ne répond plus. L’échangegazeux n’est pas bon et, bientôt, j’ai mal àla tête. Que l’on me rebranche,maintenant, si vous voulez bien…

Voilà. Cette première séance a duré unebonne heure. Je suis épuisée. En nage. Letuyau est de nouveau en place, mon

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respirateur prend le relais, et moi jepeux… souffler.

Ray est là, évidemment.– Bravo, Angèle ! Super ! Tu vois, tu y

es arrivée sans la machine !Il m’encourage. Il est heureux. Heureux

que je l’ai fait, mais heureux aussi, sansdoute, que ça se termine. Pendant ceslongues minutes « en autonomie », il n’acessé de regarder l’écran. Il s’est surtoutinquiété de mes pulsations. À force, ilfinit par les comprendre, ces bruits et cessignes cabalistiques.

Comme pour le fauteuil, comme pour laverticalisation, les séances sansrespirateur augmentent progressivement.On me l’enlève pendant les visites. Je

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préfère toujours que Ray soit présent, carje ne suis pas tranquille… Un œil surmoi, un autre sur l’écran, il me coachecomme un entraîneur. Son messageconsiste surtout en un leitmotiv :

– Calme-toi, ma chérie, contrôle-toi…Je n’ai pas le choix, je dois faire

rapidement des progrès.Car bientôt, c’est le grand soir.Voici déjà qu’un médecin m’annonce :– Vous allez tenir toute la nuit !Mon Dieu ! Facile à dire ! Et Ray qui

ne sera pas là tout le temps…J’ai peur, mais je ne peux pas protester.

Je ne peux pas me plaindre que l’on mejuge apte à un tel progrès. Je ne peux pas

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me défiler. Je ne peux pas réclamer moinsd’autonomie.

Derrière la fenêtre, le ciel s’estobscurci. Je suis seule et débranchée.L’angoisse monte à mesure que les bruitsdu service, qui ne s’arrêtent jamaiscomplètement, s’assourdissent avec lanuit.

On deviendrait insomniaque pour moinsque ça… Je suis couchée, mais presqueassise, avec le buste bien relevé, pourrespirer du mieux possible, pour que lesglaires ne viennent pas m’encombrer.Pourtant, j’ai régulièrement l’impressiond’étouffer. Une sensation de surchauffe,de complète vulnérabilité…

Je me répète les conseils de Ray :

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– Calme-toi, ma chérie, calme-toi…L’angoisse retombe un peu. Je me

concentre sur ce bruit que je produis avectant d’application, ce bruit que jevoudrais le plus régulier possible, maisqui me semble si dangereusementchaotique. Si je m’endors, ferais-jeencore l’effort de respirer ? Est-on biencertain que ce sera automatique ? Si jem’endors, est-ce que je meurs ? Non,puisqu’ils le veulent, puisqu’ils attendenttous que je leur offre cet exploit. Puisqueça semble tant leur faire plaisir… Et puisles machines les alerteront, sans doute.Sans doute, les infirmières passeront dansma chambre plus souvent qu’àl’ordinaire. Sans doute vais-je bénéficierd’une surveillance accrue.

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Je m’écoute attentivement, je régulemon souffle et le miracle se produit ; ilsont peut-être forcé sur les cachets, mais lefait est : la peur cède du terrain, ça y est,je m’abandonne…

Je me réveille. Toujours vivante.Heureuse d’être en vie, heureuse d’êtrerebranchée au petit matin, rattachée à laniche de mon respirateur. Cette grandevictoire n’est pas définitive. Il faudraremporter beaucoup d’autres bataillesavant d’espérer gagner la guerre. Cetemps passé en autonomie respiratoiren’augmente pas de façon linéaire,mathématique, jour après jour. Souvent, lemoins bien succède au mieux. Rien n’estjamais assuré. Il est dit que rien ne serafacile. Je le sais. À chaque pic d’espoir

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répond un moment d’inquiétude.Régulièrement, je m’affole, et c’est lerespirateur qui vient me calmer.

J’entends des commentaires qui ne mesont pas destinés :

– Elle n’a de nouveau pas tenu…Je le prends comme un reproche. Les

médecins me regardent d’un peu loin,l’air perplexe. Ils discutent avec Ray. Jevoudrais tant être une bonne élève. Jevoudrais tant leur faire plaisir.

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23

Histoires d’eaux

L

a fraîcheur du mont Sainte-Odile… Ledoux bruit d’une fontaine… Legrondement sourd de la mer… Le délugebienfaisant de la douche… L’onctuositéd’une gorgée d’eau… Ce grand plaisird’un verre d’eau fraîche ! Un grandplaisir oublié. Je viens de passer tout unété sans boire un seul verre. Je n’ai avaléque quelques gouttes, déposées de tempsen temps sous ma langue, comme une

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offrande, par des amis compatissants. Mabouche est atrocement sèche. Je ne suispas déshydratée, puisque l’eau pénètredirectement dans mon organisme par letuyau de la gastrostomie, mais je suis enmanque, clairement. L’eau est la droguedont je suis privée. C’est avecravissement que je sens le liquide froid,envoyé par la sonde, circuler dans monestomac. Et lorsque l’un de mes visiteursse lave les mains dans le lavabo, j’écoutele robinet couler comme s’il s’agissaitd’une symphonie divine !

L’eau m’obsède. Aujourd’hui autantqu’hier, quand j’étais dans leur « coma »et que je me rêvais sous la forme d’uncrocodile glissant dans la rivière. Jedonnerais beaucoup, là, maintenant, pour

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pouvoir plonger dans un lac, une piscine,un bain… Même dans une simple flaque !

L’eau est l’un de mes grands sujets de «discussion », par doigt ou paupièreinterposés. Ray le relève régulièrementdans le cahier vert :

« 4 septembre. Angèle veut desbonbons, une sucette. Mais ce n’est paspossible, trop de salive.

10. Angèle a très très soif.20. Suce des lingettes avec quelques

gouttes d’eau.25. Rêve d’un verre d’eau fraîche.28. Se fait rafraîchir le visage et la

langue avec un brumisateur. »Ce besoin peut sembler paradoxal,

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puisqu’un excès de salive et de glairesenvahit ma bouche en permanence. Maissi la salive hydratait comme l’eau, onn’aurait pas besoin de boire… Et puis,pour me faire saliver moins et limiter lesglaires, on me colle des patches dechaque côté du cou. Alors, je m’assècheencore plus. Je me fais l’effet d’être unefleur oubliée dans un vase. Un vase àl’eau depuis longtemps évaporée.

Je profite des visites pour mendier unpschitt de brumisateur ou, mieux, unelingette imbibée d’eau que l’on me posesur les lèvres. Pour que la félicité soitencore plus grande, Ray a la bonne idéed’y ajouter un zeste d’orange fraîche.J’aspire ces lingettes avec avidité. Uneavidité telle que mes amies rechignent à

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me faire ce plaisir : elles ont peur que jem’étouffe…

Peu à peu, j’arrive à me « servir » touteseule : la lingette mouillée est placée surle bord de cette cuvette arrondie que l’onsurnomme le « haricot », et, trèspéniblement, j’entreprends de monterl’ensemble vers ma bouche. C’est unexercice de rééducation comme un autre.C’est dur, mais je suis motivée. Onprogresse toujours mieux quand il y a unerécompense au bout.

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Un air de Benjamin Button

M

arie-France, la kiné, me demande de luitirer la langue.

J’ai une pensée affectueuse pourl’enfant que j’étais, et que j’ai encorel’impression d’être parfois. Pour une foisqu’on me le demande, je ne vais pas mefaire prier !

J’ai la bouche grande ouverte, je suisassise sur ce lit de réa dont je connaisdésormais le moindre boulon et je

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m’exécute.Elle scrute le noir de ma bouche avec

un air d’impatience.– Allez-y maintenant !Mais j’y vais ! Je la tire, ma langue, je

ne fais que ça. Elle doit être immense, àprésent. Si je continue, je vais lui lécherle bout du nez…

– Vous tirez ?Je bouge la tête de haut en bas pour

signifier un « oui ».– Ah non ! Faites comme moi…Je la vois bien, sa langue à elle… Je

m’exécute encore.Et elle a toujours la mine désolée.

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– Vous tirez, là ?Mais bien sûr ! Je fais encore « oui »

de la tête, et j’imagine combien elle doitêtre ridicule, cette tête, avec sa boucheouverte et son air ahuri.

– Je vous promets qu’il n’y a rien…Tenez, regardez.

Elle me tend un miroir.Machinalement, je regarde. Bêtement.Et c’est le choc.Je confirme : on a effectivement l’air

sacrément ridicule, la bouche ouverte surune langue qui ne veut pas sortir.

Mais ce n’est pas ça qui me stupéfie.J’ai arrêté mes grimaces, j’ai essayé dereprendre une figure normale, et je n’en

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reviens toujours pas : c’est une vieilledame, là, qui me fait face dans lerectangle brillant que me tend Marie-France.

Ce n’est plus moi. Je prends le miroir,j’essaie de le bouger lentement pourdécouvrir, sous ces différentes facettes,cette inconnue que je suis devenue. Enfin,« inconnue »… Pas tout à fait, en réalité.Car c’est ma mère que je retrouve dans cerectangle. Maman à la fin de sa vie, à sesquatre-vingt-quatorze ans, avec sescheveux fatigués, sa peau doucementridée, aussi fine qu’un parchemin, et sonregard comme mouillé de larmes, surlequel est tombé le voile de ceux quiarrivent à la fin du chemin.

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Je n’aurais jamais cru lui ressembler àce point. Nous n’avions pas la mêmecorpulence, autrefois, mais il est vraiqu’elle a perdu ses rondeurs en prenantde l’âge. Tandis que moi, j’ai perdu majeunesse brutalement, lors d’un curieuxséisme intérieur…

Depuis ce jour où j’ai réussi àm’évader de la prison de mon corps,j’étais parvenue à éviter les miroirs. Àtrois reprises, Ray a fait venir unecoiffeuse dans cette chambre d’hôpital. Jesentais que mes cheveux étaient devenusbizarres, leur bout était comme de lalaine… Les trois fois, à la fin de sonintervention, la coiffeuse m’a tendu unmiroir pour que je juge du résultat. Lestrois fois, j’ai refusé. Par coquetterie ?

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Par peur, plutôt, de ce que j’allaisdécouvrir.

Et pourtant, je ne m’attendais pas à ça !Ça ne pouvait pas être aussi terrible. Jene m’attendais vraiment pas à êtreaussi… différente.

– Même dans le coma, tu es belle ! medisait Bernadette, il n’y a pas silongtemps. Que doit-elle penser à présent? Au moins, dans ce coma conscient, jen’étais pas une vieille dame.

Je ne l’ai su qu’après coup, mais ilparaît que j’ai fait un drôle d’effet à monautre amie Janine, une grande marcheuseelle aussi, la première fois qu’elle estvenue me voir après mon « réveil ». Elleétait avec Hubert, un collègue de travail.

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Ils s’étaient rencontrés par hasard dansles couloirs et étaient entrés dans machambre ensemble, afin de surmonter lalégère appréhension qui existe toujoursdans ces cas-là, de s’administrermutuellement une dosette de courage.Cette précaution n’était pas de trop… Cejour-là, je ne les ai pas remarqués, je n’aipas senti leur présence. J’étaiscomplètement immobile, le visage figé,mais les yeux ouverts. Ces yeux étaientcomme révulsés et fixaient le plafond, enarrière de ma tête.

C’est simple : je ressemblais à unevieille dame sur son lit de mort.

En fissurant le moule quim’immobilisait, j’ai cru redevenir un

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nourrisson, un être qui ne sait rien faireseul et doit tout apprendre : respirer,déglutir, faire ses besoins ; puis, si tout sepasse bien, parler, marcher, courir… Unbébé qui s’engage sur le très long cheminde l’autonomie.

En me découvrant dans ce miroir, j’ai lesentiment inverse : je ne suis pas un bébé,mais une vieillarde ! Je suis déjà au boutdu chemin, comme l’était maman justeavant de quitter ce monde. Sans muscles,sans ressort. Quand je parviens à melever de mon lit, le reflet que j’évite dansles vitres est celui d’une centenaire demaison de retraite.

Le film de ma vie s’est brusquementaccéléré pour me transporter directement

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à la scène qui précède le mot « fin ». Etje me trouve confrontée à un formidabledéfi : rembobiner la pellicule.

Au fond, l’histoire de Benjamin Button,incarnée au cinéma par Brad Pitt, n’estpas si « étrange » que ça. La destinéeextraordinaire de cet homme qui naîtvieux et meurt jeune, c’est celle que jedois suivre à présent. Comme BenjaminButton, je commence par la fin. Commelui, je dois vivre à rebours des autres etrajeunir avec les ans. Et c’est uneopération autrement plus compliquée quede glisser lentement dans la vieillesse…

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25

La leçon de vie

C

’est le temps des progrès. Ils ne sont pasréguliers, mais ils existent,indéniablement. De l’apprentissage de larespiration, cette libération progressivede la machine, découlent d’autresconquêtes essentielles. Celles-ci sonttoutes difficiles, partielles, chèrementgagnées. Mais chacune d’elles meragaillardit l’esprit, me gonfle le cœurd’une détermination inébranlable.

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Comme le fait de pouvoir effectuerquelques pas. C’est toute une manœuvre,mais je me lève sans potence, désormais,pour gagner mon fauteuil. Et voici que jevais plus loin : je m’aventure jusque dansle couloir. Solidement encadrée,évidemment. Une personne à droite, uneautre à gauche et une chaise roulantederrière : elle porte une bouteilled’oxygène et est prête à me recevoir encas de défaillance.

C’est toute une technique, la marche !D’abord, il y a la position précaire de lacolonne sur le bassin, que j’ai travailléesur ma « planche à repasser » ; ensuite,ces déséquilibres continuels du corps enmouvement. Il faut réfléchir : mettred’abord tout le poids sur une jambe, puis

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sur l’autre… Allons-y pour la droite :elle pèse une tonne… Puis le momentdélicat : renversement du bassin, etbascule sur la gauche. Je titube au ralenti.Des applaudissements éclatent. Çasignifie bien que j’ai accompli un exploit,non ? C’est si rare, en réa, un malade quiquitte sa chambre sur ses deux pieds.Regardez, elle marche ! On se croiraitdans les Évangiles. J’ai fait deux pas…Vous êtes sûr ? Autant que ça ? Je souris :dans mes rêves, je me promène depuislongtemps !

C’est une satisfaction énorme. Mais quecet équilibre est fragile ! Je n’ai plus demuscles, ils ont fondu à une vitesse folle.Surveillez-moi bien, je peux lâcher à toutmoment. Et je dois penser à respirer, et je

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sens en plus se former un point de côté…Dennis, le kiné, est ravi : il est aussiheureux que s’il faisait partie de mafamille. Ils sont importants pour moi, leskinés, maintenant. Bien plus que lesgrands savants qui m’observent toujours àdistance respectable.

En revenant vers le lit, je jette un œilpar la fenêtre. Je suis surprise dedécouvrir des arbres sans feuilles, glacéssous un ciel gris. Mon dernier souvenirdu dehors remonte à mon arrivée dans cebâtiment : c’était une chaude soirée d’été,les arbres étaient d’un vert joufflu. Lessaisons passent sans que je les remarque.L’été a filé sans m’attendre.

Se libérer de la laisse du respirateur

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autorise un autre progrès fondamental : jepeux de nouveau parler. Plus commel’Angèle d’avant, d’accord, mais je peuxémettre des sons, et même êtrecomprise…

Pour ça, il faut me changer de canule,m’installer un modèle qui sert en réalitéde bouchon et permet à l’air de passerpar la bouche plutôt que par mon cou.

C’est prêt. On m’encourage :– Essayez… Dites « oui », « non », «

bonjour », « au revoir »…Autant de temps sans prononcer un seul

mot… Ma voix doit être sacrémentrouillée !

Faisons l’essai. Comment ça marche,déjà ?

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– Bon… jour…Autour de moi, les visages expriment la

joie. Ils font plus que sourire : ils rientfranchement. Moi, non ! Je suis horrifiéepar ce que je viens d’entendre ! Je me dis: « Non, non, ce n’est pas possible,remettez-moi l’ancienne canule ! » Je lepense seulement, car je préfère me taire !Les cordes vocales fonctionnent encore,mais de quelle manière… On dirait lavoix d’une femme qui boit jour et nuit !Ma première pensée va vers mes petites-filles : elles ne reconnaîtront plus leurmamie… Ce n’est pas moi, cette voix desoûlarde ! Je refais un essai en cachette,doucement : « Oui, non, bonjour… » Brrr! Ce son est effrayant. Caverneux,métallique. Il me donne la chair de poule.

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Les autres trouvent ça formidable,évidemment. C’est ainsi : je doism’habituer à être différente de celle queje crois encore être. Ce ne sera passimple de redevenir moi.

On m’installe en journée cette canule-bouchon qui me permet de parler, et l’onme rebranche pendant la nuit. Très vite, jen’ai plus les scrupules du début : jepréfère avoir la voix d’une étrangère quede rester muette. Il n’y a pas si longtemps,j’étais comme une présence invisible aumilieu des vivants. Et maintenant, il suffitde quelques nuits sans paroles pour queje me sente coupée du monde.

C’est pareil pour la nourriture : lesprogrès sont difficiles à obtenir, mais ils

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sont obtenus. Le « grand » a décrété queje devais me réhabituer à unealimentation normale. Je l’approuvecomplètement. Le simple fait de voirrevenir un plateau à heures fixes est unrégal. Manger n’est pas qu’un besoinphysiologique, c’est aussi un acteculturel. Les sondes et les pilules nesuffisent pas à nous rassasier, quelle quesoit leur quantité de calories. On n’estvraiment repu que lorsque tous nos senssont mis à contribution : le goût etl’odorat, évidemment, mais aussi letoucher, la vue… Et l’ouïe, si possible,car un bon repas se partage et les platsdélient la langue.

Bien sûr, je ne vois pas encore arriverd’entrecôte ou de choucroute fumantes…

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Sur la table qui enjambe mon lit ne sontdisposés que des aliments liquides, stylesoupe ou compote. En guise de fourchetteet de couteau, je dispose de deuxseringues. Sans les aiguilles, évidemment.C’est du goutte-à-goutte. Une de mesmains aide l’autre. Je dois pomper un peude soupe dans le tube en plastique,monter la seringue à la bouche, déposerun peu de liquide sous la langue, etsurtout pas dessus, car sinon jem’étouffe… Il suffit d’un grain de pommede terre pour enrayer tout le processus.La manœuvre doit être précise, car lasortie de route menace toujours.

Je crois bien que l’on n’a jamais misautant de temps pour manger aussi peu !Le gaspillage est énorme, mais le plaisir

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est bien réel.Et là encore, au fil des jours et des

petites victoires, la mission est de moinsen moins impossible. Une infirmière notece que j’avale pour le soustraire de ceque m’injecte la sonde. La balance entrece qui passe par la bouche et ce qui passepar le ventre se rééquilibre lentement,mais sûrement.

En réa, les fleurs ne sont pas autorisées.Pas de roses, pas de lys, pas d’orchidéespour égayer ma chambre. Les fleurs sontd’abord perçues comme des nids degermes. Les amis qui se sont risqués àvenir avec un bouquet à la main ont dûl’abandonner à l’entrée. Alors, ilstrouvent autre chose. Yolande et Michel,

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eux, m’ont apporté un yaourt ! Excellenteidée. Sauf que je n’étais toujours pasvenue au bout de leur cadeau quand ilssont repartis. Il m’a fallu deux bonnesheures pour l’avaler. Un vrai combat ! Entemps normal, voici une affaire qui auraitété réglée en deux coups de cuillères àpot…

Enfin, il y a ce progrès très important àmes yeux et, j’imagine, à ceux des autres :je ressemble de moins en moins à unesorcière revenue du néant. Comme mesfacultés d’audition, ma vision s’améliore.Ray m’a acheté des lunettes. Grâce àelles, je n’ai plus un œil fermé par unpansement ; il suffit de coller des prismessur les verres. Ce ne sont pas les plusbelles lunettes, sans doute, mais grâce à

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elles, je suis moins moche !

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26

« Je t’aime »

O

ù est-il, ce cahier ? Ah, le voici, sous ledrap… J’ai toujours peur de le perdre.Même quand je voyais très mal, au début,il me le fallait près de moi.

Quand Ray me l’a confié, j’étais dansl’impossibilité d’y lire quoi que ce soit.L’œil qui n’était pas obstrué par unpansement était incapable d’y déchiffrerles mots écrits au crayon. Heureusement,peut-être… C’était mieux ainsi : il me

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fallait du temps. Je devais encore prendredes forces avant d’affronter ça.

Ce ne fut pas du tout facile quand j’aidécouvert les mots de Ray.

Encore maintenant, et je pense que cesera toujours le cas, des boufféesd’émotion me font suffoquer quandj’entreprends de lire, pour la millièmefois, ce qu’il a confié dans ces pages àpetits carreaux.

C’est une bombe émotionnelle, cecahier vert.

Il a l’air inoffensif, comme ça, maisc’est un redoutable tire-larmes. Ilm’effraie et m’attire à la fois. J’ai besoinde m’y confronter. Ça doit faire partie dupassage obligé vers un éventuel retour à

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la « normalité ». J’imagine que leslarmes, comme la sueur, nettoient del’intérieur. Si c’est le cas, je n’ai jamaisété aussi propre qu’en ce moment.

Allez, je m’arme de courage. Jel’ouvre.

La page s’arrête sur l’écriture de Ray.Mes yeux lisent sans difficulté, à

présent ; mais c’est aussi parce que jeconnais ces mots par cœur.

Dans le cahier, mon mari n’a pasconsigné seulement l’évolution de monétat, mais aussi celle de ses états d’âme.

Voici des extraits de ce qu’il a écritquand nous n’étions pas en mesure decommuniquer :

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« Nous en sommes à dix jours de coma.On ne s’attend jamais à ce type desituation. Quand ça arrive, on comprendce que vivre veut dire. »

« Je n’ai rien demandé, je n’ai rienprovoqué. J’ai juste subi la maladie dema femme. »

« À 8 h 30 ce matin, je craque. Je nesupporte plus cette situation. Je me senssi seul. À qui raconter mes soucis, masolitude ? Personne pour me soutenir. »

« La chance que l’on a de vivre enbonne santé… »

« Je vis au jour le jour. Je fais tous lestrucs intéressants qui se présentent, jetravaille autant que possible. Et lorsquela réussite est là, je craque de ne pouvoir

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la partager avec celle que j’aime. »« Heureusement, ma fille est présente.

Son courage est mon meilleur soutien.Grâce à elle, j’arrive à me contenir. »

« Je sais qu’il faut parfois dépasser sespropres souffrances, et faire confiance àla vie. Si aujourd’hui, je me sens plusfragile que d’habitude, demain je peuxavoir une foi à déplacer les montagnes…»

C’est assez pour aujourd’hui. Jereferme le cahier sur cet accent positif,volontaire. Je peux entreprendre dem’essuyer les yeux…

Ce qui me touche particulièrement, dansces phrases, c’est son honnêteté. Est-cequ’il m’en veut ? Je me sens coupable de

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lui faire subir ça… C’est un sentiment, jele sais, que je dois combattre : je ne suisévidemment pour rien dans ce qui nousarrive. Ni moi, ni lui. Ni personne ? Quiaccuser ? Les médecins ? Le destin, lafatalité ? Quand le découragement pointe,je fais comme lui : j’emploie toutes lesforces qu’il me reste pour le repousser.

Le désespoir ne s’installe pas, car il nefait pas partie de mon caractère. Lâcherprise, ce n’est pas dans mes gènes. Je neveux regarder que vers le haut, je ne veuxm’intéresser qu’aux progrès possibles. Jene me lamente pas sur ce que j’ai perdu,je spécule sur ce que je peux gagner. Jene me complais pas dans les hypothèsesles plus sombres. Le sombre, je connaisdésormais ; c’est la lumière qui

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m’intéresse.L’énergie s’accumule en moi comme

dans une batterie. Je suis déterminée à mebattre.

Moi aussi, je veux écrire ! C’est bienplus qu’une envie : c’est un besoin. Ray aeu l’excellente idée d’acheter une petiteardoise. Pas celle de nos années d’école,noire avec la craie blanche ; non, unemoderne, qui s’accompagne d’un feutre.Mes visiteurs peuvent l’utiliser pour me «parler », au lieu de se pencher vers monoreille. Et moi, je peux y exercer mamain.

C’est un sacré défi. Il m’est encorecompliqué de maîtriser ma position, mesmouvements. Pourtant, il l’a bien

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déchiffré, Ray, ce petit mot que je lui aiadressé, quelques jours après qu’il m’aapporté l’ardoise. Ce message tout simplequi restera l’un des moments les plusromantiques de notre histoire commune.

Je l’avais écrit au jugé. Ce n’était qu’ungribouillis.

J’ai rougi comme une collégienne quandil m’a pris l’ardoise des mains. Et j’aisenti une formidable onde émotionnellenous submerger quand j’ai compris qu’ilavait réussi à me lire.

Ce gribouillis était lisible, parce qu’iléclatait de sincérité.

Parce que c’était un cri. Une nécessité.Une évidence.

Parce que mon cœur avait guidé ma

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main.« Je t’aime, mon amour. »Comme une collégienne, j’avais tracé

sur l’ardoise ces mots si naïfs, mais quifont tellement de bien… Et comme uncollégien, Ray s’est senti un peu bête enles découvrant. Mais ce trouble a étébref, en apparence. Il a dégusté sonplaisir et est aussitôt redevenu lui-même :l’homme solide, calme et attentionné, leroc dont j’ai plus que jamais besoin pourne pas partir à la dérive.

Cet exploit de l’ardoise, j’essaye de lereproduire sur le cahier.

Mon esprit carbure à plein régime.Régulièrement, je me dis : « Ça, ce n’estpas possible, il faut que je le note ! »

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Mes pensées sont comme mes larmes :elles se sont tellement accumulées en moique je dois les faire sortir, absolument.Mais je suis encore trop peu dégourdie ;le stylo me tombe des mains, mes motssont illisibles.

J’attends d’être seule pour procéder àces essais. Or, dans une chambred’hôpital, on n’a jamais l’assuranced’être tranquille longtemps. Fatalement,une personne entre alors que je me batsavec ma feuille. Et fatalement, onm’interpelle, on s’interroge.

Une infirmière me lance en riant :– Alors, madame Lieby, vous écrivez un

roman !Je ne peux pas lui répondre que

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l’hypothèse me paraît bien plus sérieusequ’elle ne l’imagine. Un roman, non.Mais un livre, oui, pourquoi pas.

Elle poursuit aussitôt, parce qu’elle saitbien que je ne suis pas en mesured’engager la discussion :

– Vous savez, il y en a plein qui veulenten faire, des livres…

Sous-entendu : vous pouvez toujoursrêver ! Mais heureusement que je peux !Bien sûr que je rêve ! Comme tout lemonde ! Le rêve est le complémentnécessaire de la réalité. Il n’est passeulement nécessaire pour la supporter,mais aussi pour la sublimer. Si l’on nerêve pas, on n’avance pas. Rêver, c’est sefixer un but. C’est s’interdire

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l’immobilisme, le statu quo.L’infirmière vient me reborder, bien

comme il faut. J’ai l’impression d’êtreune enfant à qui l’on demande de rangerson jouet pour s’endormir enfin. Ellem’engonce si bien dans un carcand’oreillers que je ne suis plus du tout enmesure d’écrire quoi que ce soit.

De toute façon, ce fichu cahier a denouveau disparu…

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27

Ces petites misères…

S

i mes petites-filles me voyaient ! Je suiscomme un bébé sur son pot. Pareil. Saufque le bébé, lui, il réussit à se relevertout seul, et moi non.

J’y tiens à cette chaise percée, même sielle me fait retomber en enfance, même sielle n’est pas confortable du tout, mêmesi elle n’est franchement pas jolie à voir.J’aimerais qu’elle soit toujours à madisposition. Or, c’est la seule de tout le

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service. Quand je la réclame, je doisattendre. Non seulement, il faut qu’ellesoit libre, mais aussi désinfectée.

J’essaye d’y aller à heures fixes. Ilsm’ont enlevé les sondes urinaire et anale.Cette dernière, je ne l’ai pas gardéelongtemps : ça devait marcher trop bien,ils ont eu peur que je maigrisse trop…Alors, ils ont modifié l’alimentation quel’on m’administre par la gastrostomie. Etc’est à partir de ce moment-là que mesproblèmes intestinaux ont commencé. Àpartir de moment-là que j’ai étéconfrontée à ces petites misères de notremachinerie humaine. L’homme a la têtedans les étoiles et les pieds sur terre.D’un côté les grandeurs de l’esprit, de

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l’autre les soucis digestifs…

Je me ballonne, comme une outre. Mesboyaux se contractent en vain. Ils le fontsi douloureusement qu’à force de gémir,souvent, je me mets à pleurer. Alors, jesonne et sonne encore, toujours pour lamême chose : ce satané mal de ventre. Onme prescrit de nouveaux médicaments, del’huile de paraffine. Je crois que ça y est,j’appelle encore, dépêchez-vous… Maisnon, on m’assure qu’il n’y a rien. Je suisbouchée, complètement. Misérablement.

Il paraît que l’expression « Commentallez-vous ? » fait référence au transitintestinal. C’est une façon de soulignerl’importance de la chose : quand ça va à

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ce niveau-là, ça va bien partout. Eh bien,moi, je peux dire que ça ne va pas du tout! Je rêve d’un lieu isolé dans lequel jepourrais me vider.

En réalité, mes intestins sont comme lereste : ils se réveillent d’unendormissement brutal. Et comme lesmuscles de mes jambes ou de mes bras,ils ont besoin de longues séances derééducation pour réapprendre àfonctionner normalement. Comme lereste, ça ira mieux avec le temps.

En attendant, à côté des gros, les petitsbobos s’enchaînent : infections, otite,luxation de la mâchoire, fécalome, etc.Quand un problème se règle, un autresurgit. Ces petites misères de la

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machinerie humaine…

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Rechute

–P

rête ?Je me contracte.– Alors, on y va ! Un, deux, trois…Et tchac !Ouh ! La douleur résonne en moi

comme la vibration d’une cloche aprèsl’impact. Mais il s’y est bien pris, lui. Jepréfère que ce soit un type costaud plutôtqu’une jeunette. Il n’a pas eu d’hésitation

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: il a arraché d’un coup sec la canuleencastrée dans ma gorge. Ça paraîtbarbare comme procédé, mais j’y suishabituée : j’y ai droit tous les mois, à peuprès. Le mode opératoire est toujours lemême : on aspire les sécrétions, onenlève la canule, on aspire encore et onen remet une nouvelle.

Sauf qu’aujourd’hui est un grand jour :il n’y aura pas d’autre canule. Le trourestera vide. On lui laissera le temps dese refermer. La peau aura le droit decicatriser. La trachéotomie, c’est fini !J’ai vécu avec (et grâce à) elle pendanttrois mois et demi environ. Est-ce long,est-ce court ? D’un point de vue médical,je ne peux pas juger. Mais d’un point devue personnel, ce que je viens de vivre a

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la durée d’une épopée. Ce matin, je mesens plus légère. Je regarde le blanc tristede cette chambre d’hôpital d’un œiljoyeux. Ce matin, une phrase tourne enboucle dans ma tête. Une phrase que jen’ose pas formuler clairement, qu’enréalité je n’ose pas croire, mais que je nepeux pas chasser. Une phrase qui répète,sur un air de fête : « Je suis sauvée, jesuis sauvée… »

Un simple sparadrap posé sur le trou demon cou, et le tour est joué. Me voicitoujours bloquée ici, mais me voicibeaucoup plus libre.

Pour poursuivre cette odyssée vers lanormalité, je dois progresser dansl’évacuation de mes sécrétions. Je suis

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toujours à la merci d’une sorted’encombrement intérieur. L’impressiond’étouffement et l’atroce chaleur quil’accompagne ne sont jamais loin. Cen’est pas très élégant, mais, pour espérervivre normalement, je dois prouver monaptitude à cracher…

Je reçois pour cela l’aide d’unemachine qui ressemble à un petit appareilélectroménager : l’inhalateur. On a faitl’essai avant de m’arracher la canule : onl’a branché sur le tuyau de mon cou,l’appareil a soufflé dans mes poumons unproduit fluidifiant et j’ai senti que ça medégageait. C’est en combinant mes petitesfacultés d’expulsion et le soutien del’inhalateur que l’on a pu gagner enambition, et accorder à ma fidèle « Rolls

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des respirateurs » le droit d’aller sauverquelqu’un d’autre.

Voici quatre jours que la canule a étéenlevée. Sous le sparadrap, le trou de magorge s’est peut-être déjà refermé. Jegarde toujours, au fond de moi, cettecrainte de ne pas être capable de vivredurablement sans la machine. Est-cepsychologique ? Je m’encombre,effectivement, jour après jour. J’ai deplus en plus de mal à respirer, comme sij’avais un très gros rhume.

On me prescrit donc trois séancesd’inhalateur. Excellente idée ! Je meréjouis. Je suis à cent lieues dem’imaginer que je considérerai, plus tard,cet épisode comme l’un des plus

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traumatisants de ma maladie…L’embout de l’appareil est placé sur ma

bouche. La première séance a lieu dansl’après-midi. Elle dure une petite heure,le temps que le flacon se vide. L’effet estnet, je me sens mieux. Plus dégagée.Comme si un coup de vent avait balayémes nuages intérieurs.

La seconde séance est prévue en soirée.On me l’installe, et je somnole,confiante… Mais je rouvre vite les yeux,méfiante : l’appareil ne procure pas soneffet ordinaire. J’ai l’impression qu’ilsouffle l’air sur la poitrine plutôt quedans les bronches. On dirait que lefluidifiant est absent… Oui, c’est bien ça: ma chemisette est mouillée au niveau du

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ventre ; le produit n’entre pas en moi, ils’écoule sur moi !

Je signale le problème à l’infirmièrequi vient m’enlever l’inhalateur, mais ellene m’écoute pas vraiment. Elle est déjàrepartie. Et moi, je respire mal, denouveau. Aussi mal qu’avant la premièreséance, sans doute même encore moinsbien. Revient, aiguë, cette impressiond’assèchement intérieur qui est l’un desgrands classiques de mon hospitalisation.

Je dors quasiment assise : la positioncouchée me paraît si dangereuse… Jesomnole. Je me persuade : « Ça ira mieuxdemain… Demain, on m’arrangera toutça… Demain est un autre jour… »

Et « demain », à l’hôpital, ça commence

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à six heures : l’heure de la relève, celled’un nouveau départ. On va s’occuper demoi. La sensation d’étouffement s’estamplifiée. Respirer est un effort de plusen plus grand. Je débute cette journéeépuisée.

Après les soins classiques, on préparel’inhalateur pour la troisième séance.L’infirmière s’appelle Estelle. Elle estenceinte, ça se voit, elle ne tardera pas àprofiter d’un congé maternité.

Je l’alerte :– J’ai du mal à respirer !– Justement, avec ça, ça ira beaucoup

mieux.– Oui, mais vérifiez l’installation ! Ça

ne marchait pas hier soir !

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Elle s’étonne :– Je ne pense pas…– Ne refaites pas pareil surtout !– Je fais comme ma collègue a fait ! Et

elle fait bien son travail !– Vous avez regardé ?– Tout est bien !– Il y avait un problème…– Il n’y a aucun problème ! Il faut être

calme, c’est tout ! On connaît notretravail, tranquillisez-vous !

– Regardez, je vous en prie…Ce n’est plus une demande, c’est une

prière. Je sens mes yeux s’embuer… Je lafixe de toute la force de mon regard, mais

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c’est inutile. Elle ne me voit pas, nem’écoute pas, elle non plus. Ellerebranche la machine et file, avec lesentiment, sans doute, que je ne suisqu’une râleuse.

Est-ce que je peux la croire ? Est-ceque l’inhalateur va redevenir efficace ?Je me concentre, j’attends la bonnesurprise… J’espère les bienfaits dufluidifiant, mais rien ne vient… Je lesavais ! Je m’en doutais, je le redoutais.Ne me parvient que ce maudit air chaud,ce sirocco mécanique qui m’assèchetripes et boyaux. Le produit fait toujoursdéfaut. L’inhalateur ne me soulagetoujours pas, au contraire, il accélère monmal-être. Ce souffle étranger me prived’oxygène. Déjà que je n’en avais plus

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beaucoup… Ce n’est pas possible ! Elleavait bien vu, dans mes yeux, que cen’était pas possible ?

« Tranquillisez-vous ! » C’est facile àdire, mais ça ne se décide pas. Commentêtre tranquille si l’on se sent en danger ?Et pourtant, oui, j’obéis, bizarrement.J’attends sagement… Tranquillement.Sonner encore ? À quoi bon ? Le produits’est sans doute de nouveau déversé surmoi… Je me sens découragée. À quoi bonrâler, protester, se plaindre ? À quoi bonessayer de se battre ? Tout ira mieux plustard, n’est-ce pas ?

Les infirmières reviennent. Il n’y a plusde produit dans la machine, c’est doncparfait, on m’enlève l’inhalateur et on

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m’installe désormais dans le fauteuil. Onfait bien attention aux coussins, derrière,sur les côtés… Voilà, vous êtesimpeccable, madame Lieby, vous nepouvez être mieux !

On s’est intéressé aux coussins, mais onne s’est pas intéressé à moi. On ne s’estpas inquiété de me trouver molle,apathique. Amorphe. Je suis commeabsente à moi-même. Je m’éteinsdoucement. À la fois en colère etrésignée. Voici de longues heures que jene suis plus capable de respirernormalement.

Je souffre et je m’abandonne.Me voici de nouveau confrontée à cette

énorme incompréhension qui m’a

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régulièrement saisie lorsque j’étaisemmurée en moi-même, au début de cettehistoire : pourquoi suis-je maltraitée dansun hôpital ? Par quelle absurdité ? Quelleest la logique qui me conduit à souffrirautant dans un lieu dédié aux soins ?Depuis que je suis sortie de la paralysietotale, j’ai encore vécu des moments trèsdifficiles. Mais au moins avais-je lacertitude que ces souffrances-ci étaientutiles, qu’elles étaient des passagesobligés vers le mieux-être. Mes progrès,petits mais précieux, le confirmaient.J’étais persuadée que le temps destortures gratuites était bien terminé. Quec’était de l’ordre du souvenir. Maisnon… Je m’illusionnais. Je n’en ai pasencore terminé. Je n’ai pas encore épuisé

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mon quota de douleurs inutiles.Quelqu’un vient. L’infirmière ? Non,

une agent d’entretien.Elle balaie le sol de la chambre. Je

perçois un bruit de roulement sous le lit.Elle ramasse un objet.

Je suis à moitié partie, uséenerveusement et physiquement, mais là, jeraisonne très vite :

– C’est un morceau de l’inhalateur !C’est pour ça que ça ne marche pas !

Elle range l’objet dans la poche de sablouse.

– Donnez-le, je vais leur montrer !– Ah non, je n’ai pas le droit !– Alors dites-leur ! S’il vous plaît !

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C’est pour ça que ça ne marche pas…– Je vais le signaler.Elle termine son travail et s’en va. Tout

est propre, tout est en ordre. Sauf moi…Je l’entends parler dans le couloir.

L’ont-ils écoutée ? Rien ne change,personne ne vient. L’air se fait désormaissi rare que c’est comme si j’avais un sacen plastique sur la tête. Je tousse, jesuffoque. Je me noie dans mes pleursintérieurs. Ce n’est pas possible ! On nepeut pas me laisser comme ça… Pasencore. Pas encore seule face audésespoir, comme lorsque j’étais dans laprison de mon corps, comme lors de mespremières séances de fauteuil… J’ai lutté,beaucoup, mais mes forces, je le

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découvre, ne sont pas illimitées. Cettefois, c’est bien fini. J’abdique. Désolée.Il n’y a plus d’air. Je me sens partir. Pourde bon, cette fois…

– Madame Lieby ! Madame Lieby !Qui m’appelle ? Je l’entends à peine.

Ce n’est qu’une ombre dans le brouillard.C’est une kiné.Elle me secoue. Je suis bleue,

complètement bleue…– Madame Lieby, vous m’entendez ?Elle me comprime le ventre, repart,

revient.M’interpelle encore, repart de nouveau.S’alarme :

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– Mais qu’est-ce qu’ils font !Nous sommes en fin de matinée. C’est

de nouveau l’heure de la transmission.L’heure pendant laquelle il ne faut surtoutpas réclamer. Et nous sommes un week-end, pour ne rien arranger.

La kiné va les prévenir deux ou troisfois. Pourquoi ne l’écoutent-ils pas ?Comment ne mesurent-ils pas la gravitéde la situation ? Enfin, ils bougent ! Ilsarrivent, se dépêchent. Ils sont trois ouquatre, ils me soulèvent du fauteuil aussifacilement qu’une poupée, me reposentsur le lit.

Je recouvre un peu mes esprits, puisquej’aperçois le « petit » médecin-réanimateur au milieu d’eux. Il ressemble

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à un scaphandrier : il a enfilé la tenue deceux qui vont procéder à une opération. Iltient dans les mains un long tuyau, il m’enenfile un dans le nez.

– Madame Lieby, il va falloir vousremettre la trachéotomie…

J’ai l’ultime force de refuser :– Non ! Je ne veux pas… Je ne veux

plus !Je suis dans un état semi-comateux. Ils

doivent déjà m’injecter des produits, déjàm’endormir. Combien sont-ils autour demoi ? Je crois distinguer ou entendre Ray,et pour la première fois, pour la seule etunique fois de ma vie peut-être, je lui dis:

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– Pars…Je suis au bout. Je croyais arriver à la

fin des épreuves, je suis en réalité à la findu parcours. Je le ressens profondément,et c’est un sentiment terrible : à cetinstant, oui, j’en ai assez. Vraiment. Jeveux mourir. Je n’en peux plus, ce n’estplus possible. Je veux en finir, car ça n’enfinira jamais. Ça n’arrête plus. Tous cescoups. Tous ces espoirs. Toutes cesépreuves. Tous ces efforts. Je voulaistellement y arriver, je voulais tellementqu’ils soient heureux, tous… Et là, aumoment où l’on pouvait vraiment ycroire… Ce n’est pas qu’une rechute,c’est bien plus que cela : c’est la chute.La chute finale. Et à cause de quoi ?D’une inattention, d’une chose si

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ridicule… Le destin ? Que faire contre ledestin ? Je ne peux, je ne veux plus lutter.J’ai tout donné, je le promets, mais je nesuis plus capable. Je croyais que lessouffrances disparaissaient une foisendurées, ce n’est pas vrai : toutes cellesque j’ai accumulées depuis la mi-juilletsont encore là, terrées en moi. Et à cetinstant, toutes ces douleurs se réveillentet se confondent : celles des sinus, cellesdu téton, celles du fauteuil, celles del’enfermement… Elles se manifestent denouveau, simultanément, pour me porterle coup fatal. M’achever en un derniersursaut.

Ils me redécoupent la gorge. Je sens lescalpel qui glisse sur ma peau. La douleurest vive, mais je ne peux pas l’exprimer :

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je me sens repartir en arrière, dans ce «coma » pendant lequel les pires torturesme laissaient impassibles. Ça ne peut pasrecommencer ! Il ne faut pas ! Ils veulentme rebrancher, mais non ! Ils n’ont riencompris… Brancher, débrancher,rebrancher… Stop ! Tout ceci estridicule. Ils auraient mieux fait de medébrancher pour de bon courant juillet.Oui, ils avaient raison, ceux quipréconisaient ma fin. Je les approuve àprésent : il est inutile de s’acharner.

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29

En résistance

J

e me réveille.Et j’ai la confirmation que ce

cauchemar était bien réel.Je suis de nouveau muette, j’ai de

nouveau une canule encastrée dans lagorge, de nouveau le cou serré, tenu enlaisse par le tuyau de la trachéotomie.

En guise de bonjour, une infirmière megronde :

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– Attention, madame Lieby, ne respirezplus ! Il ne faut pas respirer !

Comment ça, ne pas respirer ? Ah oui,c’est le respirateur… Ainsi, il a fallu queje réapprenne, très difficilement, àrespirer par moi-même, et il faudrait àprésent que je désapprenne brutalementce réflexe de survie. Quand je disais quec’était une histoire de fous…

En même temps qu’un profonddécouragement, je ressens, une nouvellefois, un grand sentiment de culpabilité. Jesais bien qu’il est totalement injustifié,mais je m’en veux d’être encore dans cetétat. Je m’en veux pour Ray et Cathy.J’imagine leur déception, ce qu’ils ont dûressentir quand ils ont appris mes

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dernières péripéties.Ray est là, justement, maintenant. Il me

sourit, il me caresse la main, la joue, lescheveux. Il me dit que tout ira bien, quece n’était qu’un accident, que je dois mereposer, que je continuerai à faire desprogrès et que cette fichue machinedisparaîtra prochainement, il n’y a aucundoute à avoir là-dessus…

Ce qu’il ne me dit pas, c’est qu’il adiscuté tout à l’heure avec le « grand »,dans le couloir. Il lui a demandé combiende temps je devrais recourir à latrachéotomie. Le réanimateur a répondu :

– Oh, vous savez, des gens peuventgarder ça toute leur vie ! Il existe despetits modèles, portatifs…

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Petit ou grand, pratique ou non, joli oumoche, peu importe ! Dans mon esprit,une chose est bien claire : je ne rentreraipas chez moi avec un respirateur. Jepréférerais ne pas rentrer du tout. J’aicette idée en tête depuis le début : jereviendrai dans ma maison dans l’étatdans lequel j’en suis partie. Jen’accepterai qu’une seule concession :dans le même état, mais le mal de tête enmoins, si possible…

Désormais, le « grand » me fait face, aubout du lit :

– Alors, madame Lieby, qu’est-ce quivous a mis dans cet état ?

Ils ont placé la canule qui me permet deparler. Mais je n’ai pas grand-chose à

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dire. Ce qui s’est passé ? Ils devraient lesavoir mieux que moi ! Dans mon esprits’entrechoque un maelström d’images etde sensations. Je ne suis pas encorecapable de dissocier ce qui relève dudélire et de la réalité. Tout ceci seprécise un peu plus tard ; me revient enmémoire l’épisode du morceau del’inhalateur ramassé par l’agentd’entretien. Ils doivent le savoir, c’estimportant.

Je demande à l’infirmière d’appeler lesmédecins.

Ils viennent à deux, le « grand » et le «petit ».

Je leur raconte l’épisode.– Quel morceau ? s’interroge l’un.

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– Tu sais, le bout…, répond l’autre.Ils se regardent… et font demi-tour,

sans un mot. Ce n’est pas la grandeexplication à laquelle je m’attendais.Mais s’ils ont compris, c’est leprincipal…

Un peu plus tard, le « grand » estrevenu me dire :

– Pensez aux bonnes choses ! Oublieztout ça… Vous êtes remise, c’est le plusimportant !

– Non, ça, je ne l’oublierai jamais !Et j’ai repensé à Estelle, l’infirmière.

Je ne lui veux aucun mal, mais j’espèrequ’elle n’oubliera jamais, elle, mes yeuxqui la suppliaient…

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Ma vie de convalescente se poursuit.La chute était surtout morale. Je ne

repars pas de zéro. Je ne suis pasretombée tout en bas. Je reprends mesapprentissages plus ou moins là où je lesavais laissés. Je continue à me réhabituer,jour après jour, à la nourriture, à laparole, à l’évacuation des sécrétions, auxpas dans le couloir… Et à la respiration :mes premières nuits se passent avecl’assistance de ce respirateur qu’on m’aréinstallé de force, mais j’insiste pourqu’on m’en débarrasse lors des visites,afin de pouvoir parler. J’ai repris mamarche en avant. Si bien que j’apparaisplus que jamais comme une curiosité dansce service de réa où les maladesn’essayent ni de marcher, ni de mâcher, ni

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de parler, mais simplement de ne pasmourir.

Et voici qu’un beau jour de novembre,un groupe de spécialistes vient me voir.Ils sont en force : une dizaine, peut-être.Je ne peux m’empêcher de penser quec’est une façon de m’impressionner.

Au milieu d’eux se tient le chef deservice. Le professeur m’annonce avec ungrand sourire, qui se reproduit comme parmagie sur les visages de tous les hommesprésents :

– Très bonne journée, aujourd’hui,madame Lieby ! Nous avons une grandenouvelle !

Je ne réponds pas. J’attendspatiemment. Je ne suis pas du genre à me

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réjouir sur commande.Le grand chef poursuit donc :– On vous a trouvé une place en cure !

Au centre médical de Saâles. Vous allezpouvoir nous quitter !

Saâles ? Je sais très bien où c’est. Uncoin charmant, dans un col de ces Vosgesque nous apprécions tant, Ray et moi.Mais justement : c’est en pleinemontagne. Loin de la ville, et plus loinencore en hiver, avec la neige, le verglas.Comment fera Ray pour se rendre là-hautchaque jour ? Comment feront mes amis ?Je n’aurai plus de visites. Non, ce n’estpas possible, je ne peux pas m’exiler là-haut. Il se trouve que cette « grandenouvelle » avait été éventée : elle m’était

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déjà revenue aux oreilles… J’avais eu letemps de la ruminer, de m’y préparer.D’affermir ma décision.

– Non.– Comment ça, non ?– Non, merci. C’est beaucoup trop loin.Tous les sourires se sont évanouis d’un

coup, pour laisser place à des sourcilsfroncés.

– Vous ne voulez quand même pas resterici ?

– Non. Mais je voudrais rester surStrasbourg…

Le professeur réfléchit un instant. Et faitune autre proposition :

– Vous voulez rentrer chez vous ?

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– Comment ça ?– Vous auriez des aides à domicile, et

vous pourriez aspirer vous-même lessécrétions, devant un miroir… C’estpossible, vous savez…

– Non plus.– Vous ne voulez pas rentrer chez vous

?– Si, bien sûr. Mais pas comme ça…– Il n’y a pas d’autre solution : c’est

soit chez vous, soit à Saâles. Vous savez,ça arriverait à l’un de nous, nous non plusn’aurions pas d’autre choix…

– Trouvez-moi autre chose.L’enthousiasme initial a été

complètement douché. Ils me quittent l’air

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grave, confrontés à un problèmeapparemment insoluble.

Quand Ray arrive, en début d’après-midi, je lui raconte la scène.

Sa réaction me réconforte. Je le sensfier de moi :

– Tu as très bien fait, ma chérie !Mettre de la distance et des routes

enneigées entre nous ? Ils n’y pensaientpas ! J’ai démontré depuis quelques moisque je suis apte à supporter beaucoup dechoses, mais il y a quand même deslimites à ne pas dépasser !

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30

Un nouvel horizon

C

hangement de décor. Comme il estagréable de fermer une porte et d’enouvrir une autre ! Me voici dans l’unitéde surveillance continue d’un centrehospitalier d’Illkirch, dans la banlieuesud de Strasbourg. Enfin un nouvelhorizon ! Enfin un service qui prend sesdistances avec la morgue.

Je me réjouis, même si au début, jel’avoue, je suis un peu déçue. Quand

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j’avais demandé aux infirmières del’hôpital si elles savaient à quoiressemblait le centre d’Illkirch, l’uned’elles avait répondu : « Oh, c’est trèsbien ! Là-bas, vous l’aurez, votre salle debains… » Raté : je suis dans une petitechambre, qui n’a ni cabinet de toilette, nifenêtre. Et l’endroit est vétuste, horsd’âge… Mais la déception n’est quepassagère. Ce n’est pas ça le plusimportant ; l’important, ce n’est pas quele bâtiment soit moche, c’est que leservice soit de qualité. L’important, c’estque j’aie quitté pour de bon le monde desvivants en sursis. Je ne suis pas dans unechambre avec vue, mais au moins suis-jedans une chambre avec vie.

Après mon refus, donc, les médecins

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ont finalement trouvé une solution autreque cette simple alternative : la montagneou la maison. Dans la vie, il est importantde savoir dire non, parfois…

J’arrive ici le 24 novembre. Cechangement de lieu est la validation demon changement d’état. Je suis encoregrandement handicapée, mais je vaisbeaucoup mieux, personne ne peut le nier,et surtout pas moi. Et je vais d’autantmieux que le docteur qui s’occupe de moidésormais a l’air de ne pas trop aimer lesmédicaments. Dès les premiers jours, ildiminue les doses que l’on m’envoie parla sonde :

– Ça, vous n’en avez pas besoin ! Et çanon plus…

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Ce régime me fait du bien. Je sens queje respire mieux. Dans toutes cesmolécules, il y en avait sûrementcertaines qui m’endormaient lesbronches.

Je ne chôme pas, ici. Tant mieux : cen’est pas dans un lit que l’on guérit. Tousles jours, Jacky, le kiné, vient mechercher. Il m’emmène en chaise roulantejusque dans la salle de rééducation, où ilme fait effectuer divers mouvements, medemande de soulever des petits sacs…Désormais, j’arrive à marchersimplement en le tenant par le bras.Comme un couple de petits vieux, si cen’est le tuyau de la gastrostomie quipendouille à ma taille…

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Je le tiens fermement, signe que jecommence à avoir de la force dans lesmains.

Il en rigole :– Je vais avoir le bras tout bleu !Comme pour un sportif, on m’enfile des

chaussures spéciales. Mes baskets à moiont le bout coupé, pour voir mes doigts depieds, et s’assurer qu’ils sont bien mis, etnon repliés. Car s’ils étaient tordus, je nele sentirais pas : je n’ai aucune sensibilitéau bout des jambes. Mes pieds ne sontque des bouts de bois vaguementarticulés. Dans ces baskets sont installéesdes semelles spéciales. Une tige remontesur le mollet et est attachée à ma jambe,pour que mes pieds restent bien

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positionnés.J’ai besoin d’un sol extra-plat, sinon je

suis bloquée. Mais Jacky, justement, neveut pas que je m’arrête devant lemoindre obstacle. C’est avec lui que jefranchis la première marche depuis monhospitalisation. Mes genoux lâchent, jem’affaisse, il me retient. Mais dès laseconde, je tiens le choc. Il est fier demoi. Au fond, oui, je crois pouvoir direque je suis une bonne élève…

Le docteur et moi sommes sur la mêmelongueur d’onde : nous voulons aller viteet bien. Une semaine seulement après monarrivée, il m’estime apte à vivre sanstrachéotomie. Pour la deuxième fois, le 2décembre, on m’arrache donc «

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définitivement » la canule. D’un coup sec,comme d’habitude.

J’appréhende un peu, évidemment.C’est psychologique : je suis surtoutinquiète de passer le cap du quatrièmejour…

– Vous resterez près de moi, docteur,n’est-ce pas ? Tous les jours ?

– Bien sûr ! Où voulez-vous que j’aille?

Les jours passent. Et chaque matin, ilme lance, avec un air malicieux :

– Vous voyez, vous êtes toujoursvivante !…

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31

Retour aux origines

L

e Clemenceau ! Ouf, ouf et triple ouf !J’en rêvais… Un immeuble de pierre detaille et de briques rouges au 45,boulevard Clemenceau, dans un beauquartier de Strasbourg, agrandi surl’arrière par des bâtiments plus moderneset fonctionnels. Mon Graal ! C’est là queje voulais venir. Je le réclamais déjàquand j’étais à l’hôpital.

J’en rêvais pour plusieurs raisons.

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D’abord, évidemment, parce que ce n’estplus un hôpital, mais un centre deréadaptation fonctionnelle. Ensuite parceque je savais qu’il y a ici une piscine, etque j’attends avec impatience l’heure demon premier bain. Ensuite encore parceque c’est près de chez moi. Et enfin pourune raison personnelle, et symbolique…Le hasard veut que cet établissement soitsitué en face d’une grosse villa 1900, enbriques rouges elle aussi. Dans cettemaison était autrefois installée unematernité privée joliment appelée « Leberceau ». Eh bien, c’est dans ce très chicberceau que je suis née ! Pour l’anecdote,c’était le jour de la fête des Mères, ledimanche 25 mai 1952. Maman avait étégâtée… Cette belle villa est ma maison

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natale. Et il n’est pas illogique, au fond,que je ressente le besoin de revenir ici,dans cette rue, à quelques mètres de lachambre où j’ai poussé mon premier cri,pour accomplir ma renaissance.

Le Clemenceau est mon cadeau deNoël. Je voulais être en rééducation,c’est-à-dire avoir quitté le mondehospitalier, avant les fêtes. Et j’entre ici,ce 9 décembre 2009, heureuse et fièrecomme si j’intégrais une écoleprestigieuse. Il y a d’ailleurs, entre cesmurs, un côté camaraderie scolaire, «promo »… Je découvre un mondehétéroclite : femmes, hommes, enfants,ados, seniors. Tous handicapés, cabosséspar la vie, survivants de chaos inconnus.Chacun a son attribut, son objet fétiche,

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qui ne le quitte pas : fauteuil roulant,déambulateur, canne, prothèse, orthèse…

Au début, mon accessoire à moi, c’estle déambulateur. C’est curieux, ça évoqueles chariots que je fabriquais dans monautre vie, il y a un peu moins de sixmois… La boucle est en train de seboucler. Au lieu de transporter descourses, il me conduit, moi : je m’yappuie, et le pousse dans les couloirs, àla rencontre de mes nouveaux camarades.C’est agréable d’être de nouveau ensociété. Je me sens bien, ici. Et j’en aifini pour de bon avec l’inaction. Je n’aiplus une minute à moi. Mon agenda estcelui d’un ministre !

Détail plus important qu’il n’y paraît :

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je ne suis plus en chemisette. Je portegénéralement un tee-shirt et un bas desurvêtement. Ce n’est pas la tenue la pluschic, d’accord, mais au moins jem’habille de nouveau.

Peu après mon arrivée, on évalue lorsd’une séance d’ergothérapie les dégâtscausés sur mon corps par la maladie. Lerésultat n’est pas fameux : tous lesmuscles sont à plat. Alors, les activitéss’enchaînent : pâte à modeler, sculpturesur bois, cuisine, balnéo, ping-pong enchaise roulante pour travailler lesréflexes… Avec un tel programme, je mecroirais en colo…

Je me rends compte en regardantd’autres pensionnaires que je suis une des

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plus volontaires, une des plus assiduesaux différentes activités. J’ai une volontéfarouche de progresser.

Tout est encore très compliqué : il mefaut deux séances pour préparer une tarteaux pommes… Mais il n’y a pas que desdouceurs : il reste quelques douleurs àaffronter. Le 21 décembre est le jour fixépour m’enlever le dernier vestige de monpassage en réa, pour couper le dernier filqui me relie au monde des grandsmalades : la gastrostomie. Voici unequinzaine de jours maintenant que je nesuis plus du tout alimentée par cettesonde.

Pour m’en débarrasser, je dois refaireun séjour express à l’hôpital, en gastro-

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entérologie.Je suis à la fois impatiente et craintive :

on m’a bien fait comprendre que ce nesera pas une partie de plaisir. On m’aexpliqué qu’on m’avait placé un vieuxmodèle. Il est « à parapluie ou collerette» et non « à ballonnet ». La différence ?Elle se révèle quand il faut retirer lesystème ; dans le cas du ballonnet, il fautle dégonfler pour pouvoir l’enlever ; danscelui de la collerette, il suffit…d’arracher. D’un coup sec, je connais latechnique… Quand on m’a mis cettesonde, on pensait peut-être que leproblème de son enlèvement ne seposerait plus de mon vivant.

Or, ce moment finit par arriver.

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Heureusement…Et c’est maintenant. Une femme toute

menue s’apprête à officier.Je m’inquiète :– Vous êtes sûre que vous aurez assez

de force ? Attention : je ne supporteraipas deux tentatives !

Elle sourit. Un homme se tient à sescôtés. Il m’assure… et me rassure :

– Je l’aiderai si besoin.Faisons confiance, comme d’habitude…

Je bloque ma respiration et… c’est atroce! Bien plus fort que lorsqu’on m’extirpaitla canule. C’est simple : j’ai cru que l’onm’arrachait l’estomac. La coupe dedouleurs n’était pas encore pleine. Mais

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avec ce que je viens d’endurer, j’espèreavoir désormais eu mon compte pour lerestant de mes jours…

– Vous pouvez respirer ! Respirezmaintenant !

Comment ? Ah oui, pardon, j’oubliais !Je peux enfin me relâcher…

Les activités du Clemenceau reprennentde plus belle, avec l’ergothérapeuteFrédérique, les kinés Jean et Jean-Marieet la psychologue Marie-Thérèse.

J’ai rendez-vous avec cette dernièreune fois par semaine. Elle est souriante,accueillante, dynamique. Son bureau estau troisième, porte 326.

Quand on me l’a proposé, j’étaissceptique. Une psychologue ? Est-ce bien

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utile ? Et pourra-t-elle me comprendre ?Que pensera-t-elle de cette histoire ?J’aurai l’air d’une folle quand je luiraconterai tout ça…

En réalité, c’est le contraire : montémoignage l’enthousiasme.

Elle est parfois stupéfaite :– Je n’ai jamais entendu une chose aussi

horrible ! Et j’en ai entendu, des choses,ici…

Parfois émerveillée :– C’est formidable, ce que vous me

dites ! Ce ne sont que des symboles forts !Ces visites me font du bien. Pourtant, je

pleure quasiment à coup sûr, dans cebureau du troisième. J’en suis gênée. Ce

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n’est pas dans mes habitudes d’aller chezles gens pour pleurer. Mais elle, ça ne ladérange pas du tout :

– Pleurez, pleurez ! Il ne faut surtout pasavoir honte ! Tant que vous pleurez, c’estque vous n’êtes pas tout à fait guérie.

Et elle insiste, elle me fait répéterexprès les passages les plus durs, ceuxqui me font systématiquement craquer.Ces moments de douleurs si intenses,physiques et morales. Ces douleursbloquées à l’intérieur de moi, qui meravageaient intérieurement et neprovoquaient pas le moindrefrémissement sur ma peau.

La souffrance est une expériencesolitaire ; elle ne peut pas se partager.

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Dans mon cas, ce principe me sembleencore plus vrai. Ce que j’ai ressenti meparaît réellement indescriptible…

La psychologue n’est pas de cet avis.Elle me pousse, elle me force.– Racontez-moi cet épisode encore une

fois !– Ah non, celui-là, je vous l’ai déjà

raconté ! Vous le connaissez par cœur…Et j’y retourne, là-haut, chaque semaine.

Je sais qu’elle a raison, que je dois sortirtout ça. Que je ne dois absolument pas legarder pour moi.

J’apporte mon cahier vert. Je lui lis despassages. Elle, au moins, ne se moque pasde mes envies d’écriture. Elle redoute au

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contraire que j’abandonne cette idée.Elle me sert un argument de poids :– L’écriture, c’est important pour vous,

mais ça l’est aussi pour ceux qui sont ouseront dans votre cas. Surtout, n’arrêtezpas !

Le 23 décembre, je fournis un effort queje trouve remarquable : trente minutes devélo d’appartement. Et le lendemain, jegagne le droit de rentrer chez moi.Enfin… La plus luxueuse des chambresd’hôpital n’égalera jamais le confort desa propre maison.

Je le constate en voyant le calendrier :ma maladie est encadrée par les deuxgrandes fêtes républicaine et religieusede l’année ; je suis partie de la maison la

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veille du 14 juillet et j’y reviens la veillede Noël.

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Bonjour printemps !

–B

onne et heureuse année !– Et surtout la santé !On en rigole ! Oui, je crois que

maintenant, on peut en rigoler ! Dessouhaits pour 2010 ? Ils sont déjàexaucés, puisque je suis de retour.

Je suis en « permission » à la maisonpour le Nouvel An, comme je l’avais étépour Noël. J’avais alors retrouvé toute

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ma petite famille : mon mari, ma fille,mon gendre, mes petites-filles… On aouvert les paquets, mais c’étaient eux,mes cadeaux. L’émotion était incroyable.J’en ai eu la confirmation : c’est chez soi,auprès de siens, que se situe la vraie vie.

Le samedi 30 janvier, c’est le grandjour : je rentre chez moi définitivement.J’ai du mal à le réaliser… Je neretournerai plus au Clemenceau qu’en «hôpital de jour », trois jours par semaine,pendant deux mois. Ray verse des larmesde joie. On peut être solide et sensible, çan’a rien d’incompatible. Il me prépare unrepas de fête. Dire qu’il n’y a pas silongtemps, ma nourriture était cettesubstance non-identifiée qui entrait enmoi par un tuyau, à mon insu… Et là, je

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redécouvre le romantisme d’un dîner enamoureux. Oui, la vraie vie est de retour !

Les premières nuits, Ray se réveille etm’observe en train de dormir à ses côtés :il veut s’assurer que ma respiration estrégulière… Il arrive que la force de sonattention me réveille à mon tour : je m’enétonne, on en rigole, et l’on se rendort,heureux d’être à nouveau ensemble jour etnuit.

Le 19 mars, le kiné Jean-Mariem’accompagne en ville. C’est ce qu’ilappelle une « visite pédagogique ». Il melaisse faire, il m’observe. Il se tient àdistance respectable pour que je ne soispas tentée de m’agripper à son bras. Onprend le tram, on marche dans les allées

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du marché de la place Broglie, à l’ombredes architectures imposantes de l’opéra etde l’Hôtel de ville. Je suis un peuangoissée, mais il ne trouve que despoints positifs.

Et le lendemain, je sors seule pour lapremière fois dans le brouhaha urbain.Heureuse et peureuse. Je me fatigue trèsvite, les obstacles s’accumulent, lesKlaxon me font sursauter, mais ça y est,cette fois, je peux le dire franchement,sans craindre de me mentir à moi-même :je suis sauvée. C’est là, vraiment, lors deces quelques pas dans une ville vibrante,place Kléber, au cœur de Strasbourg, aumilieu de tous ces passants qui ne meremarquent pas, qui ne trouvent pas maprésence incongrue, que j’acquiers enfin

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la certitude que je m’en suis sortie. Pourde bon. Ça y est ! C’est incroyable, aufond, si je revisite mon passé récent… Jel’ai accompli, cet extraordinaire retour àla vie. Je suis remontée de l’enfer. Jen’étais d’abord rien qu’un espritemprisonné, puis rien qu’un corpsparalysé et je suis de nouveau uneanonyme parmi la foule. J’ai réintégré lacommunauté des gens ordinaires.L’emmurée vivante est revenue dans lavraie vie. La petite vieille en fin de vien’est pas redevenue une jeune fille, maisune quinquagénaire (presque) normale.

Le temps est beau, les arbres secouvrent d’un beau vert tendre.

Je me sens comme une prisonnière qui

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franchit dans le bon sens les grilles de laprison. L’air extérieur a une saveurnouvelle, enivrante. Je m’offre le plaisird’un peu de shopping. J’achète deschocolats pour Ray. J’essaye de paraîtrele plus naturelle possible quand j’ouvremon portefeuille, que je tends la mainpour prendre le paquet que brandit lavendeuse. Le ciel est immense, le ventbalaie toutes les mauvaises pensées. Il mechatouille le visage pour le forcer àsourire.

C’est encore une date symbolique, et jepromets que je ne l’ai pas fait exprès :nous sommes aujourd’hui le 20 mars. Lepremier jour du printemps.

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33

De la fin au début

N

ovembre 2010J’ai parcouru des centaines de

kilomètres en pensée, clouée durant desmois dans un lit d’hôpital.

Puis j’ai appris à fournir cet efforténorme consistant à bouger mon bras dequelques centimètres.

Puis j’ai essayé de me dandiner, sur laplanche de verticalisation, pour faire

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sourire les soignants et montrer monbonheur de m’être relevée.

Puis je suis partie à l’assaut de couloirsaseptisés, voûtée, lente et tremblante,avec l’énergie vacillante d’unevieillarde.

Et voici que je danse comme une jeunemariée ! Voici que je valse au bras demon amour, dans la salle de bal d’unbateau en croisière sur le Nil. Lespyramides, le Sphinx, les souks, ledésert… Nous sommes loin deStrasbourg, et loin de la maladie. Chaquejour, nous avalons avec gourmandise ungrand plat de soleil, d’histoire etd’exotisme. Chaque soir, nousvirevoltons, couple anonyme parmi des

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dizaines d’autres.Ce voyage d’une semaine, c’est le

cadeau d’anniversaire de Ray. Mais ceque nous fêtons surtout, sur ce fleuvemythique, aux portes de l’Orient, c’est lafin d’une incroyable histoire et le débutd’une nouvelle. Plus banale, je l’espère,et incomparablement plus belle.

La musique s’affole, je tourne, jem’étourdis et Ray me retient. Ses brassont une assurance tous risques. Jepourrais me convaincre que si mes passont mal assurés, c’est à cause dutourbillon, du roulis, de l’ivresse dubonheur. L’équilibre toujours précaire dela danse pourrait faire oublier celui demon corps, encore un peu gauche,

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hésitant. Ma ligne est restée svelte, maisje dois bien admettre la réalité : qu’est-ceque je suis lourde ! Ray ne s’en plaintpas, il sourit, il s’amuse… Mais qu’est-ce qu’il travaille !

– Tiens-moi fort !C’est une parole d’amour autant que

l’expression d’une inquiétude.Je sais bien, pourtant, que je n’ai rien à

craindre : il m’a suffisamment prouvéqu’il n’était pas du genre à me laissertomber.Juillet 2011

Je m’accroche encore à Ray.Je m’y agrippe, je ne le lâche pas

pendant plusieurs heures. Le décor est

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moins glamour, mais il est égalementmagnifique : nous sommes en hautemontagne, sur des sentiers si escarpés quecette expédition, pour moi, s’apparente àde l’alpinisme.

Nous randonnons dans le massif desAiguilles-Rouges, face au Mont-Blanc.Les premiers jours, je me pinçais pourréaliser que j’étais bien de retour sur lessommets. J’aspirais goulûment cet air vif,un peu piquant, pour constater que jesavais de nouveau respirer à pleinspoumons. Je regardais avec avidité lepanorama pour constater que je savais denouveau embrasser du regard uneimmensité. Et maintenant, je grimpe avecténacité, je serre les dents, pour constaterque je suis de nouveau capable de

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produire les efforts que je produisaisautrefois. Pour être honnête, ce n’est pasencore tout à fait ça, mais ma progressionest très encourageante.

Pendant deux jours, Ray m’a quittéepour s’offrir la traversée du Buet avec legroupe des marcheurs les plusexpérimentés. Je me suis limitée auclassique tour des Fiz. Soit, quand même,quatre à cinq heures de marchequotidienne pendant une petite semaine,agrémentée de plusieurs cols à plus dedeux mille mètres. Le matin, il faut que je« dérouille » mon corps : j’ai encore desréveils de petite vieille, et ces mises entrain sont d’autant plus difficiles que jesuis atrocement courbatue. Comme sij’étais tombée sous un camion… Mais les

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autres randonneurs aussi sont endoloris.Et ces douleurs-ci ne me dérangent pas dutout, contrairement à d’autres. Celles-cisont naturelles, logiques, légitimes. Ce nesont que les douleurs d’un corps qui s’estremis à fonctionner.

Les chemins des deux groupes se sontrejoints. J’ai retrouvé mon guide. Et j’enai bien besoin, car le sentier reste raide,et la pluie s’est invitée.

Nous sommes trempés jusqu’aux os.J’attends avec impatience le confortspartiate du refuge de Platé. Je meréjouis. Cet inconfort-là, à deux milletrente-deux mètres d’altitude, dans unbrouillard humide, est tout à fait délicieuxquand on a craint de passer le reste de ses

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jours prisonnière de son lit.Cette marche a débuté le 14 juillet. Soit

deux ans, jour pour jour, après le séismeintérieur qui est venu me frapper. Déjà,l’année précédente, pour le premieranniversaire du déclenchement de mamaladie, je n’étais pas à la maison : jem’étais débrouillée pour être chez mafille, dans la banlieue parisienne. Est-cequ’un jour cette date ne m’évoquera plusque la prise de la Bastille, les bals et lesfeux d’artifice ? J’en doute fortement.C’est un moment difficile, pour moi,désormais, le retour de la fête nationale.Décembre 2011

À présent, je fais totalement illusion. Ilm’est arrivé dernièrement de retrouver

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des connaissances qui n’étaient pas aucourant de ma mésaventure. Elles n’y ontvu que du feu :

– Tiens, Angèle ! Comment vas-tu ? Çafait longtemps… Tu as l’air en pleineforme !

Je ne porte plus aucun signe extérieurde la maladie. Mes cheveux n’ont plus cetaspect laineux qu’ils avaient à monréveil. Je mange, je marche, je bouge, jeparle normalement. La trachéotomie avaitlaissé sur ma gorge une curieuse cicatriceévoquant un nombril mal placé… Grâce àune petite correction esthétique, on nedevine plus rien de cet ancien trou. Celuide la gastrostomie a bien laissé une tracesur mon estomac, mais elle est discrète,

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bien cachée, pas plus gênante qu’unsouvenir d’appendicite. Personnen’imagine que je dois encore suivre cinqséances hebdomadaires chez le kiné etl’orthophoniste. Personne ne sait que j’aiencore des acouphènes, le soir, quand jesuis fatiguée. Personne ne soupçonne quej’ai développé une petite phobie del’hôpital : j’aurais peur, je l’avoue, dedevoir être hospitalisée de nouveau.Même pour une broutille. Avant, j’y allaissans crainte, puisque le but était de mesoigner. Cette insouciance n’est plus. Jetremble à l’idée de devoir souffrir denouveau.

Je ne suis plus malade, mais je ne suispas encore tout à fait rétablie. Et cerétablissement, évidemment, doit

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concerner aussi bien le physique que lemental.

J’ai la chance, j’en ai conscience,d’être une bonne nature. Je l’ai déjà dit :j’ai de bons gènes, je suis positive,sportive et j’aime la vie. Je la croque ! Jesais goûter tous ses menus plaisirs. Etquand on aime la vie, on trouve la force.

Un des médecins-réanimateurs qui s’estoccupé de moi a insisté dernièrement :

– Mettez-vous dans la tête que c’estvous qui vous en êtes sortie !…

C’est curieux, je pensais qu’eux, lesmédecins, avaient aussi une part deresponsabilité dans ma guérison…Blague à part, il a peut-être raison, maisj’ai surtout suivi la ligne tracée par mon

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caractère. Si j’avais eu des tendancesdépressives, je serais sans doute encorecouchée. Dans un lit, si ce n’est dans uncercueil. Et je crois que mon heure n’étaitpas venue, tout simplement. Je dois êtreprédestinée pour vivre vieille. Je n’ai pasl’impression d’être en sursis.

En revanche, cette expérience m’achangée. Je ressemble à celle que j’étais,mais je ne suis plus exactement la même.Je suis moins « speed » qu’avant. Jevoulais toujours que tout aille vite ! Jesuis devenue plus réfléchie, pluscontemplative… Chaque matin, jesavoure le fait d’être en bonne santé. Depouvoir me lever, embrasser mon mari,appeler ma fille, rencontrer mes amies.

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Le premier enseignement que je retirede mon expérience est simple : il fauttoujours se battre, quelle que soit lamésaventure qui nous tombe dessus.Toujours y croire. Ne pas cesserd’avancer, même si progresser dequelques millimètres exige un effortacharné. Si l’on n’y croit pas, si l’onabandonne, si l’on considère que gagnerces millimètres ne changera rien, on estcondamné d’office. Aller de l’avant, c’estfondamental.

Je reconnais que la douleur, encertaines occasions, est devenue siextrême qu’elle m’a ôté provisoirement legoût de la vie. Elle a pu m’assommer.Mais dès que je reprenais mes esprits, j’ycroyais de nouveau. Peu importait la

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gravité de mon état. Je ne pouvaism’imaginer que la fin était là. Ce nepouvait être le terme. Ce n’était paspossible. Il ne le fallait pas.

Le second enseignement est aussiélémentaire que le premier : il fautprofiter de chaque instant de sa vie. Et luidonner un sens. Il ne faut surtout pas lagaspiller à n’en rien faire, car elle estprécieuse.

Jusqu’à cette maladie, je n’avais jamaispensé à la mort. Elle m’a frôlée, elle estvenue me narguer et j’ai découvert que letemps était compté. Que tout pouvaitbasculer d’une minute à l’autre.

Rien n’est acquis. La vie n’est pas uneévidence, comme je le pensais autrefois.

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Elle est incroyablement fragile.Puisque la mort s’est contentée de

m’effleurer, je ne suis pas uneressuscitée, comme on a pu le dire oul’écrire. Ou comme le pensent peut-êtreceux qui m’avaient enterrée un peu vite.En janvier 2010, lors d’un congrès deréanimateurs, l’un de ceux qui m’avaientsuivie a exposé mon cas sous ce titre,pour le moins maladroit : « Les mortsnous entendent »…

Il est sûr que quand je suis repasséepour la première fois dans le service deréa, un an environ après l’avoir quitté,j’ai vraiment eu l’impression, aux yeux demes anciens soignants, d’être uneapparition ! Quant à mes bonnes copines,

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celles qui m’ont vue tout en bas, aussiglacée dans mes draps que dans unlinceul, elles sont encore estomaquéespar mon retour gagnant.

Si je ne suis pas une ressuscitée, suis-jeau moins une miraculée ?

Non plus. C’est la vie, le miracle, pasmoi.

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34

Un autre regard sur le coma

Q

ue m’est-il arrivé ?Après tous ces examens, toutes ces

discussions, toutes ces pages, je meretrouve dans l’obligation de conclurequ’il reste dans tout ceci une bonne partde mystère.

J’ai l’impression d’avoir été la victimed’un accident sans fautif, d’une agressionsans motif. D’un violent coup du sort.Aucun antécédent, aucune conduite dans

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ma vie passée, aucune prédisposition nepourrait expliquer pourquoi cette maladiem’est brutalement tombée dessus, unmatin de juillet.

Pourquoi, en quelques mois, suis-jepassée de la normalité à l’enfer, puis del’enfer à la normalité ? Pourquoi suis-jedescendue si bas et pourquoi en suis-jerevenue ? Comment expliquer que cetteréaction du système immunitaire à uneinfection banale ait été, cette fois-ci, sidémesurée ? Qu’elle se soit transforméeen une véritable explosion atomique qui aattaqué toute l’enveloppe des fibresnerveuses, la myéline, mais aheureusement épargné les nerfs ? Car lamyéline peut se reconstituer, mais il fautpour cela que la trame n’ait pas été

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atteinte…Mon cas révèle une leçon essentielle :

une personne peut être pleinementconsciente tout en donnant l’apparenced’un coma dépassé.

Vu de l’extérieur, sans recourir à desexamens poussés, mon cerveau paraissaittotalement hors service… alors qu’ilfabriquait en continu del’incompréhension, des doutes, del’angoisse…

Dernièrement, j’ai discuté avec unaumônier catholique qui intervient auprèsdes personnes en fin de vie et a exercécomme infirmier dans un service deréanimation chirurgicale. Je lui ai parléde ce que j’appelle désormais le « test du

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téton ». Il m’a confirmé qu’il sepratiquait, et surtout qu’il était fiable :

– C’est le point le plus sensible ducorps. Quand la personne est consciente,ça suscite forcément une réaction… Vousdevez être très spéciale !

Je suis un cas : on me le dit souvent, etje vais finir par le croire…

L’échelle de Glasgow évalue un comaen fonction de la réaction de la personneà des stimulations. Ceci va d’un simpleappel vocal à la stimulation douloureuse,qui a cette particularité de pouvoirengendrer une réaction même chez unepersonne inconsciente. L’intensité de cettedouleur culmine au pincement du téton,qui m’a vraiment donné l’impression que

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l’on m’arrachait une partie du corps. Etce test, assure un neurologue en écho auprêtre, « n’est pas de la sauvagerie, c’estune bonne pratique clinique avec lessujets comateux. C’est un “coûte-pas-cher” par rapport à une IRM fonctionnellepar exemple, mais ça marche très bien…».

Depuis mon cas, il faut donc désormaisparler à l’imparfait : ça « marchait » trèsbien.

Mais suis-je la seule à avoir été victimede cette méprise ? J’ai du mal à croireque je serais la première personne à quicette mésaventure est arrivée. Combiende personnes ont connu les mêmes affresque moi ? Cette insupportable

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impuissance face à l’agression, cesentiment de n’être qu’une chose que l’onpourrait jeter à tout moment…

N’était-il pas possible de procéder à devéritables examens pour découvrir que,derrière ma carapace d’immobilité, jepensais, j’entendais, je percevais tout ?Au-delà du simple fait de décider de lavie ou de la mort, du bon ou du mauvaisétat fonctionnel du patient, les techniquesactuelles ne permettent-elles pas de direaussi ce qu’il ressent ?

Le problème, en réalité, est peut-êtreque le ressenti du patient n’est pastoujours la principale préoccupation desgrands docteurs…

Pour évaluer mon état de conscience,

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les médecins pouvaient recourir à diversexamens : une IRM fonctionnelle, lascintigraphie ou, ce qui est l’examen leplus simple, l’électroencéphalogramme(EEG).

Dès que j’ai pu reparler avec lesmédecins de la réa, j’ai demandépourquoi on m’avait fait endurerl’épreuve du test du téton.

On m’a répondu :– Parce que tout était plat, madame ! Il

n’y avait plus rien !Une façon de se dédouaner ? De couper

court à toute discussion ?Dernièrement, par téléphone, j’ai

redemandé à l’un des réanimateurs cequ’on voulait dire quand on m’expliquait

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ainsi, de façon aussi surprenante quesimpliste, que « tout était plat ! » Il m’adit ne pas s’en souvenir, qu’il ne pouvaitpas me répondre directement parce qu’iln’avait pas mon dossier sous les yeux.J’ai du mal à croire qu’il ne se souviennepas de ce cas de figure que j’imagineextrêmement rare, car a priori toutbonnement impossible : un EEG plateffectué sur une personne consciente…

J’ai recherché les mentions d’EEG dansles documents médicaux.

Ces examens n’ont pas manqué. Et enparticulier aux moments critiques, dansces heures, ces jours durant lesquels unmédecin-réanimateur au moins a estiméque je ne reviendrais plus du côté des

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vivants.C’est le vendredi 17 juillet 2009, trois

jours seulement après le début du comathérapeutique, que ce docteur a conseilléà mon mari d’aller me réserver une placeau cimetière. Ce que Ray a fait lelendemain, le samedi 18, en se rendantaux pompes funèbres.

Or, des EEG ont été pratiqués le 16 etle 18. Tous deux étaient inquiétants, c’estvrai : ils concluaient à des «ralentissements », des « dégradations »,des « aggravations » de l’activité ducerveau. Mais ils n’étaient pas plats !Dans les deux cas, on était encore bienloin de la mort cérébrale.

Le jour même où Ray choisissait le bois

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de mon cercueil, un EEG attestait quel’état de mon cerveau était certespréoccupant, mais qu’il était toujoursactif.

Pourquoi a-t-on négligé de l’eninformer ? Pourquoi l’a-t-on laisséeffectuer cette démarche atroce ? On n’apas jugé bon de préciser à mes prochesque ma situation n’était pas aussicatastrophique qu’annoncée jusqu’à cequ’ils le constatent par eux-mêmes, unesemaine plus tard, avec l’épisode de lalarme.

Et surtout, comment un médecin a-t-ilpu être aussi catégorique, si rapidement ?

Annoncer à un mari la mort prochainede sa femme alors que cette perspective

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est loin d’être une certitude est déjà unacte peu banal, et extrêmementcontestable ; mais le faire seulementquatre jours après son admission àl’hôpital, quelques heures seulementaprès le moment où elle était censée seréveiller, alors là, ça relève franchementde l’inconcevable !

Se préoccupe-t-on des préjudicespsychologiques que de telscomportements infligent non seulementaux patients, mais aussi, en l’occurrence,à leurs proches ?

Certes, il faut reconnaître, comme mel’a expliqué un spécialiste en neurologie,que mon cas était « rare et trompeur ».

Ce qui compliquait le diagnostic, c’est

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que l’atteinte nerveuse concernait à lafois la zone centrale (la région du cerveauet la moelle épinière) et la zonepériphérique. Normalement, chez uncomateux, il n’y a pas d’atteintepériphérique ; les stimulationsdouloureuses suscitent donc des réactionsmotrices stéréotypées (comme desflexions au niveau des membressupérieurs), ce qui n’était pas mon cas. Àl’inverse, quand l’atteinte est purementpériphérique, la personne est totalementimmobile, mais elle est vigilante : elle nedonne pas cette fausse apparence de comaprofond.

Mais cette configuration piégeusen’excuse en aucun cas l’attitudeexpéditive de ce docteur. Comme le

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résume le neurologue : « Tout a été raredans votre cas : votre maladie, mais aussile comportement de celui qui a“conseillé” votre mari… »

Lors de la conversation téléphoniquecitée plus haut, le réanimateur m’a aussiexhortée à passer à autre chose, commeon me l’avait déjà conseillé aprèsl’épisode de l’inhalateur défectueux :

– Vous devez oublier tout ça, sinon vousallez faire une dépression !

Je ne peux m’empêcher de penser quecette recommandation sert plus leurintérêt que le mien…

Dans un hôpital, on préfère toujours quele patient ne réfléchisse pas.

Longtemps, j’ai été la patiente idéale :

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immobile, muette et même sourde enapparence. Un patient doit être passif. Iln’a pas à intervenir, surtout pas àréfléchir, il doit se contenter de subir. Onne lui dit que ce qu’on veut bien lui dire,et comme on ne veut pas lui dire grand-chose… J’ai remarqué que ça dérangeaitles soignants, souvent, quand Rayassistait à un soin.

Certes, des progrès indéniables ont étéeffectués vers plus de transparence,comme l’accès au dossier médical. Maisil reste à mon sens de grandesaméliorations à apporter. La principaleest culturelle : elle concerne l’étatd’esprit de beaucoup de médecins.Beaucoup sont des personnesremarquables ; dans cette aventure, j’en

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ai rencontré plusieurs envers qui je gardeune reconnaissance éternelle. Mais j’en aiaussi croisé qui ne doivent mon pardonqu’à une solide éducation chrétienne.

De façon générale, il me semble que lesmédecins doivent admettre qu’ils ontaussi des comptes à rendre. On peut tousse tromper, mais la première façon deréparer son erreur est de l’admettre. Il estirresponsable d’annoncer un pronosticfatal à un proche sur le simple fait d’uneconviction, fût-elle intime ; et il estchoquant de ne jamais juger utile, par lasuite, de venir s’en expliquer.

Avoir la vie d’un autre entre ses mainsne fait pas nécessairement de soi un dieu.

Tant pis si je remets en question des

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enseignements et des pratiques !Tant pis si je génère le doute ! Tant pis,

ou plutôt tant mieux !Est-il bien pertinent de situer la mort à

l’arrêt du cerveau plutôt qu’à celui ducœur ? Sans doute… si les bons examenssont effectués.

Avec le recul, la perspective horribleselon laquelle on aurait pu me débrancherou me découper pour prélever un organealors que j’étais consciente resteheureusement impossible : on m’auraitobligatoirement soumise à deux EEG àquatre heures d’intervalle ou à unangioscanner, qui, lors d’une mortcérébrale, atteste de l’absence de fluxsanguin dans le cerveau.

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J’ose espérer que ces vérificationsauraient prouvé mon état de conscience…En outre, comme je l’ai déjà signalé, ladécision de « débrancher » est collégiale: elle ne relève pas de la conviction d’unseul médecin. On ne m’aurait donc pastuée… sauf peut-être d’épuisementphysique et moral. Mais on auraitabsolument dû m’empêcher de souffrir !

Après moi, on ne pourra plus jamaisconclure qu’une personne ne souffre pasparce qu’elle est complètement inerte. Aucontraire, et ce témoignage n’a cessé dele clamer, cette souffrance est encoremoins supportable que les autres. Lesoulagement de la douleur, physique etmorale, doit être une préoccupationmajeure des soignants, quel que soit l’état

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du malade.Par mon histoire, je souhaite devenir la

porte-parole des non-communicants. Jeserais la plus heureuse si, désormais, l’onregardait ces « gisants-vivants »différemment. Au fond, l’attitude àadopter est, à mon sens, assez simple :tant que la personne est dans un lit et nondans un cercueil, il suffit de considérerqu’elle est encore capable de ressentir lebon et le mauvais, les bienfaits commeles méfaits.

Je crois que toutes les lois de la naturene sont pas encore connues. Il y a encoredes recherches à mener, des découvertesà accomplir. Et ce constat invite à laprudence plus qu’aux certitudes.

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Témoigner«

Il y a des médecins pour soigner le cœur,des médecins pour soigner les dents, desmédecins pour soigner le foie… Mais quisoigne le malade ? »

La citation est de Sacha Guitry. Boutade? Comme toute bonne boutade, ellecontient un fond de vérité.

Les technologies les plus sophistiquéesne suffiront pas à tracer la voie de laguérison. Soigner ne se limitera jamais àun acte technique : c’est aussi savoirécouter, entendre au-delà des silences.

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J’ai croisé à l’hôpital des personnes dontle dévouement laïque était digne desÉvangiles : il relevait vraiment del’amour de son prochain. Et d’autres quis’empressaient de faire demi-tour dèsqu’ils détectaient le moindre problème.

Dans l’univers hospitalier, on se sentfacilement dépossédé de son identité,parce que l’on perd ses signes distinctifs.On n’est plus qu’un corps meurtri,vaguement habillé d’une chemisettestandard. On devient un numéro ; onentend crier dans le couloir « La 220 ademandé le bassin ! », et l’on réalise quela 220, c’est nous… On perd nonseulement son identité, mais aussi sonintimité. Notre propre corps ne nousappartient plus.

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Comme je l’ai écrit en introduction, celivre n’a d’autre ambition que de raconterla souffrance du point de vue du principalintéressé : celui qui souffre. C’est unreportage sur moi-même par moi-mêmedont l’unique prétention est la sincérité.

On ne cesse de me répéter que monhistoire sort de l’ordinaire. Il fautl’espérer… Moi, j’ai eu la convictionqu’il fallait que je transmette monexpérience non pas pour insister sur sonaspect unique, mais pour m’assurer aucontraire qu’elle reste bien cantonnéedans ce domaine de l’extraordinaire.L’intolérable est malheureusement bienplus banal qu’on ne voudrait le croire…

L’intolérable, je l’ai beaucoup côtoyé,

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je crois, pendant ce long combat que futma maladie.

Pourtant, aujourd’hui, je considère quej’ai eu de la chance. Beaucoup de chance.Parce que je peux revivre comme avant ;la maladie a failli me vaincre, c’est ellequi a été vaincue.

J’ai sorti les larmes que je devaissortir. Il en reste bien encore quelques-unes, qui se manifestent quand surgit telsouvenir, quand je me fais telleréflexion… Mais je me suis vidée detoutes les mauvaises pensées quipouvaient m’empoisonner. Je me suislibérée de tous les poids qui pouvaientm’empêcher de poursuivre ma marche enavant.

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J’ai aussi eu la grande chance decompter sur le soutien extraordinaire dema famille et de mes amis. Au-delà dessoignants et des traitements, ce sont euxqui m’ont sauvée. Sans eux, les soins, mavolonté et ma « bonne nature » n’auraientpas suffi. Sans l’amour de ses proches, onn’est rien.

Je me rends compte en l’achevant : celivre est d’abord une grande histoired’amour.

Mon mari et ma fille sont comme moi :ils vont beaucoup mieux. Je sais qu’ilssont devenus plus forts. Comme estdevenu encore plus fort l’amour qui nousrelie.

À présent, je suis emplie d’une énergie

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nouvelle. Douce et durable. Je ne redoutepas la vieillesse : avec ce qui m’estarrivé, c’est devenu un honneur devieillir. J’ai déjà connu ma fin, il ne mereste donc que de belles choses à vivre.Les douleurs les plus effroyables vontpasser comme un rhume. Mon sourireétait paralysé ; il est revenu, et il estencore plus rayonnant.

Oui, je dois le dire : la chance m’asouri.

Oui, je le reconnais très volontiers : jesuis une privilégiée.

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Remerciements

Ce livre est le fruit de ma rencontreavec le journaliste Hervé de Chalendar.C’est le récit le plus fidèle possible dece que j’ai vécu. Il s’agit de montémoignage, et les faits rapportés sontconformes au souvenir que j’en ai gardé.Des dialogues peuvent différer de ce quis’est dit réellement, mais ils n’entrahissent jamais l’esprit.

Je veux transmettre mes plus vifsremerciements à tous ceux et à toutescelles qui ont été les témoins courageuxde mon long parcours vers la guérison.

Merci pour m’avoir soutenue,encouragée, comprise.

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Merci pour l’amour, l’amitié, lesprières, les visites, les attentions.

Merci à Ray et Cathy, mon mari et mafille (pour leur courage, leur amour, leursoutien inlassables).

Merci à Célia et Mélanie, mesadorables petites-filles (la première avaitcouru un cross pour moi, à l’école ; laseconde, passionnée de musique, m’avaitapporté son saxo, caché sous sa blouse, àl’hôpital…).

Merci à Jean-Denis Lokela et toute safamille, Efolé, Michel, Anne-Marie, JeanGilles, Ofengie, Joël et Mony (pour leursprières, leurs louanges, leur présenceapaisante).

Merci à Marie-Rose (pour sa patience

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et sa disponibilité), Gilbert, Paul, Denise,Claude, Marlène, Christine, Alain,Thierry, Guy, Thomas, Dominique,Corinne, Daniel, Catherine, Cathie,Félice et Denise (pour leurs visites, leursoutien).

Merci à Estelle (pour ses massages etpetits gâteaux) et Véronique (pour sesmails envoyés à Ray).

Merci à Chantal et Dédé (je ne vousoublierai jamais !).

Merci à Jean-Paul et Jeanine (pour leurtrèfle porte-bonheur : ça marche…)

Merci à Hélène, Marine et Georgeline(de la douceur à revendre !).

Merci aux soixante-dix membresd’Experando, Francis, Michèle, Angèle,

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Germain, Jean-Luc, Gaby, Josiane,Patrick, Marie-Claire, Christian,Michelle, Jojo, Bernard, Jean-Jacques,Marie-Blanche, Nadine, Gérard, Roland,Martine, Pierre, Jean-Louis… et lesautres !

Merci à Hubert, Patrick, Éric, André ettous mes anciens collègues (qui m’ontsoutenue en pensée, mais aussi avec desfleurs, des chocolats, des cartes…)

Merci à Bernadette (pour ses bonnesparoles), Michel, Yolande, Nicole,Raymonde, Bertrand et Claudine (pourles lingettes humidifiées), Monique (pourses belles lettres), Mathilde, Ljubinka etHenriette (pour leur bonne humeur et leurgentillesse).

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Merci au personnel de l’hôpital, et enparticulier au professeur Meziani (pourson professionnalisme), aux infirmières :je pense surtout à la douce Nadia, àJohanne (que j’appelais Mylène parcequ’elle me faisait penser à MylèneFarmer…), à François et Alexandre, dontla compétence me rassurait ; à toutes lesaides-soignantes (en particulier àJennifer, pour son café et ses gâteaux…).

Merci à tous les kinés qui m’ont suivie :Jacky, Maria, Marie-France, Jean-Marie,Caroline et Dennis (pour leuracharnement quotidien).

Merci à tous les soignants de l’unité desurveillance continue d’Illkirch, et enpremier lieu au docteur Gaudias, qui m’a

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libérée définitivement de la trachéotomie.Merci au équipes du centre Clemenceau

: le docteur Delplancq, les animateurs desdifférents ateliers, la psychologue Marie-Thérèse Francesconi (dont l’écoute a étési importante et qui m’a encouragée àentreprendre ce livre)…

Merci à Céline et Elsa, orthophonistes,et Frédéric, ergothérapeute.

Merci au pasteur Wolfgang Gros deGroër, aumônier (pour son réconfort, sonsilence, sa main tendue durant cinq mois),ainsi qu’à la pasteur Birmele et àl’aumônier catholique du Clemenceau.

Merci à Rabia et Rhizlane et à tous mesvoisins et connaissances (pour leursmarques d’affection).

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Merci à Vincent, Danielle et tous mescopains du Clemenceau (pour nos rendez-vous à la cafétéria…)

Merci au docteur Hoibian (pour sesnombreux appels, son expertise).

Merci à mon médecin traitant, ledocteur Kunzer (qui me soutient toujours).

Merci au docteur Sellal, neurologue àColmar (qui a bien voulu relire cemanuscrit).

Merci enfin à tous ceux que j’aioubliés, mais que je garde dans moncœur.

Merci à tous ceux qui ont brûlé descierges pour moi.

Merci à tous ceux qui me soutiennent

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encore.Ma gratitude est immense.

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Couverture : Chloé Laforest Photo : ClaytonBastiani/Trevillion Images

ISBN : 978-2-35204-204-4