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CHAPITRE II UNE MESURE D’INVESTIGATION UTILEMENT ORDONNÉE L’action du juge administratif dans le domaine de l’ad- ministration de la preuve est une des illustrations les plus saisissantes d’une construction jurisprudentielle destinée à protéger l’administré contre l’administration. Trancher les litiges, dire le droit et faire éclater la vérité : telles sont les missions principales et exemplaires de toute juridiction dans un État de droit. Mais une réelle particularité existe en droit public. Au sein du contentieux administratif, le juge a un rôle actif © Tec & Doc - La photocopie non autorisée est un délit 205

UNE MESURE D’INVESTIGATION UTILEMENT … · Le droit à obtenir du juge une enquête n’est pas discrétionnaire. Le tribunal examine non seulement le fait ... moyens de vérification

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CHAPITRE II

UNE MESURE D’INVESTIGATION UTILEMENT ORDONNÉE

L’action du juge administratif dans le domaine de l’ad-ministration de la preuve est une des illustrations les plussaisissantes d’une construction jurisprudentielle destinée àprotéger l’administré contre l’administration. Trancher leslitiges, dire le droit et faire éclater la vérité : telles sont lesmissions principales et exemplaires de toute juridictiondans un État de droit.

Mais une réelle particularité existe en droit public. Ausein du contentieux administratif, le juge a un rôle actif

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dans l’instance et participe à la recherche de la vérité.L’exercice de son pouvoir inquisitorial tend à recherchercette vérité ; il détient en la matière un pouvoir souverainet indépendant. C’est ainsi qu’au titre de sa direction del’instruction, l’audition de témoins constitue l’ancrage desopérations de preuve par lequel il va être amené à conclurele litige. L’enquête peut être prononcée à tout moment dela procédure, c’est-à-dire à chaque fois que le déroulementdu débat montrera au juge qu’il est utile de les prononcer.Cette intervention vise à rechercher les causes, les impli-cations d’un ou de plusieurs faits autour desquels se cris-tallise le litige. Elle implique de vérifier les élémentsessentiels d’une affaire, palliant ainsi l’insuffisance desmémoires échangés entre les parties, et principalement dereconstituer les faits à la base du recours. C’est à un vérita-ble travail d’investigation que se livre le juge administratif.Entre le contrôle des règles de droit invoquées ou contestéeset la confirmation des données du litige, certaines mesuressont indispensables à ordonner. La preuve par témoins faitpartie de ces méthodes visant à asseoir et emporter la convic-

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tion du juge187. Elle vise à auditionner des tiers qui appor-teront les données nécessaires, souvent indispensables.

Le déroulement du procès se trouve désormais lié auxtémoignages présentés à la barre. L’intervention d’un tiersn’est pas dépourvue de conséquences importantes, tant surles pouvoirs du juge que sur l’issue du contentieux. Desconséquences qui tournent autour de l’utilité de l’enquête.Un tel procédé — dont la pratique fait ressortir un emploitrès modéré — n’est jamais ordonné sans des garantiescertaines. Il est largement tributaire de la démonstration desparties en présence. Des conditions précises doivent êtreavancées pour que le juge puisse ordonner une enquêtesur les points contestés (section I). Et lorsqu’elles sontréunies, le recours à cette méthode d’investigation s’im-pose pour dénouer une affaire que l’argumentation desrequérants n’aurait pas, seule, permise (section II). Aufinal, et à l’issue du litige, la preuve par témoins revêt uneutilité incontestable.

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187. J. Lapanne-Joinville, La direction de la procédure devant les tribu-naux administratifs, AJDA 1965, p. 324.

Section I

Les conditions du recours à l’enquête

La saisine du juge pour qu’il ordonne une enquête cons-titue le prologue d’une action tendant à obtenir gain decause. Les résultats du jugement avant dire droit pourrontpeser lourd sur le jugement définitif. La recherche de lapreuve appartient ainsi concurremment aux parties commeau juge. Mais qu’il soit sollicité ou que l’occasion se pré-sente, le juge n’est jamais tenu d’ordonner une audition detémoins188. Cette mesure est purement facultative. Au titred’une ligne directrice ferme, la jurisprudence n’a autoriséson emploi que lorsque l’issue du litige la recommande. Encela, elle est conditionnée par les éléments essentiels del’affaire. Le droit à obtenir du juge une enquête n’est pasdiscrétionnaire. Le tribunal examine non seulement le faità prouver (paragraphe I) mais également l’opportunité dela mesure demandée par les parties pour prouver ce fait(paragraphe II).

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188. CE 6 novembre 1936, Dame Navas, rec. p. 968 ; CE 21 janvier 1925,Sieur Moissette, rec. p. 63.

I. – Les conditions qui tiennent au fait probatoireL’enquête ne peut pas porter sur le litige dans son entier.

Le fait à prouver doit concerner le cœur du contentieuxsoumis au juge. Il en résulte que le rôle du juge est fonda-mentalement conditionné par celui des parties. Les moyensde preuve dépendent des offres de preuve. Les conclusionsexposées par le demandeur doivent convaincre de l’utilitéd’une telle mesure. Elles portent sur un fait rattaché étroi-tement au litige (A), pour que l’audition d’un témoin puisseavoir une influence déterminante sur le débat, et décisivepour la solution du procès (B).

A. – L’EXISTENCE D’UN FAIT DÉTERMINÉ

Le juge apprécie souverainement l’opportunité d’uneenquête mais lorsqu’il l’ordonne, il est tenu par certainesobligations. C’est la loi qui les a explicitement posées.Nécessairement assortis à une demande principale (1), lespoints sur lesquels le jugement préparatoire a été ordonnélient strictement le juge administratif (2).

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1. – Le fait rattaché à une demande principale

Les points litigieux ou contestés d’une affaire ne don-nent pas lieu, de manière systématique, à une enquête. Ellen’est jamais obligatoire pour le tribunal, même lorsqu’elleest demandée par les parties (article R. 623-1). Elle est àla discrétion du tribunal. Dans l’étude d’un dossier, le jugen’utilise ses pouvoirs d’instruction qu’en ce qui concerneles questions de fait. Le juge connaissant le droit, lesmoyens de vérification ne peuvent se rapporter qu’à lapreuve d’un ou de plusieurs faits allégués par les parties.L’ensemble du recours est généralement important.Lorsqu’il faut procéder à des vérifications, la nature dufait conditionnera le choix de la mesure à prononcer. Cesfaits — sur lesquels vont s’expliquer les témoins — sontsouvent ceux dont dépend la solution du litige. Les conclu-sions du demandeur doivent alors énoncer les faits pourlesquels il se propose d’en rapporter la preuve par témoins.En l’absence d’une telle demande, un requérant n’est pasfondé à reprocher aux juges du fond de ne pas avoirordonné cette mesure189.

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189. CSC CE 21 décembre 1989, M. Bourdila, req. n° 34-940 (inédit).

L’enquête n’est jamais qu’une procédure incidente, sup-posant donc un procès déjà engagé. Elle ne saurait êtreutilisée pour vérifier le bien-fondé d’un moyen qui ne seraitpas lui-même recevable190. En conséquence, le fait est liéau procès. C’est ce qui explique le qualificatif de « juri-dictionnelle » accolé au terme d’enquête que lui donnentcertains auteurs. Il sert à distinguer la procédure incidentenécessitant une décision juridictionnelle de la mesure d’ins-truction effectuée sous l’autorité de l’administration active.Ces dernières mesures impliquent également l’audition detémoins191 mais elles n’ont jamais une portée analogue àcelles ordonnées par des juridictions. C’est l’exécution« juridictionnelle » qui caractérise cette sorte d’enquête :elle est décidée et exécutée par le juge lui-même en marged’une demande principale. Le tribunal tient à apprécier lateneur d’un fait déterminé auquel le litige se rapporte.

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190. Par ex. pour examiner la réalité d’un grief produit tardivement dansle contentieux des élections : CE 3 avril 1905, Élections de la Brulatte, rec.p. 334.

191. CE 21 février 1947, Descas, rec. Tables p. 670 (enquête confiée auministre sur les conditions de révocation d’un conseiller municipal) ; CE18 novembre 1977, Da Costa, RDP 1978, p. 929 (direction départem enta-le de l’action sanitaire et sociale chargée d’enquêter sur la moralité d’uncandidat à un emploi réservé).

Dans cette logique, la technique de l’enquête apparaîtcomme un complément à l’instruction écrite habituelledirigée contre une décision. La demande d’enquête ne peutalors être présentée qu’à l’occasion d’un litige, et ne doitpas constituer sa propre fin, sinon elle est irrecevable192.Une exception existe, toutefois, au caractère incident del’enquête ; celle concernant le procédé de la commissionrogatoire internationale. Il faut citer l’exemple du tribunalde Marseille intervenu dans une enquête décidée par ordon-nance d’un tribunal étranger, le tribunal administratif alle-mand de Francfort-sur-le-Main. Ce dernier se trouvait enface du problème suivant : il s’agissait « de clarifier laquestion de savoir si le sieur Mazuth a considéré la rési-dence de sa famille en Allemagne de l’Ouest comme cen-tre de vie pendant son séjour en France de 1948 à 1954 et,à cause de cela, a conclu un contrat de travail d’un anavec son employeur français, l’a prolongé et a refusé laposition d’intendant d’une ferme à lui offerte à son

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192. CE 3 juin 1994, Thibaut, req. n° 106-026, non publié, cité par D.Chabanol, in Code des tribunaux administratifs et des cours administrativesd’appel, 5e éd., p. 265, Le Moniteur, 1998.

employeur français »193. Lorsque l’affaire est arrivée entreles mains du ministre français de l’Intérieur, l’ordonnancedu tribunal allemand à été transmis à celui de Marseille,territorialement compétent. C’est par un jugement prin-cipal (et non avant dire droit) que le tribunal a chargé unde ses conseillers de se rendre à la mairie du domicile del’employeur français et de procéder à son audition dans ledélai des vingt-quatre heures.

Cette dérogation reste plutôt rare. Encore qu’aux termesde l’article R. 626-3 du Code, les articles 730 à 732 dunouveau Code de procédure civile relatifs aux commis-sions rogatoires sont applicables à la procédure devant lestribunaux administratifs. Par suite, le tribunal administra-tif peut soit d’office, soit à la demande des parties, utiliserle concours d’un autre tribunal se trouvant mieux placé auniveau géographique pour procéder aux investigationsordonnées. Cette dérogation mise à part, le principe resteun jugement avant dire droit limité aux faits strictementdéterminés.

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193. TA Marseille, 18 août 1965, Touzet, D.S 1966, juris., p. 461, note J.Barale.

2. – La délimitation opérée lie le juge administratif

La décision qui ordonne l’enquête doit indiquer les faitssur lesquels elle doit porter (article R. 623-2). Le disposi-tif du jugement avant dire droit doit obligatoirement énu-mérer les points sur lesquels le tribunal, ou un conseillerqui se déplacera à cet effet, auditionnera les témoins. Lejour et l’heure de l’enquête sont également indiqués. Lejugement ordonnant l’enquête comporte ainsi à peine denullité l’indication précise des faits sur lesquels elle doitporter194. Ce principe est entièrement justifié. Le magistratenquêteur ne peut mener sa tâche à bien que si elle est pré-cisée par la décision qui la prescrit. On ne peut imaginerune opération improvisée qui se déroulerait spontanémentau gré des recherches. Le formalisme légitime accompa-gne toutes les garanties liées à l’administration d’unebonne justice.

Cette prescription, liant le juge, est essentielle à plus d’untitre. Il est indispensable que l’autorité chargée de procé-der à une enquête ne s’écarte pas de l’examen des faits

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194. CE 7 décembre 1956, Préfet de police c. Sieur Herlant, AJDA 1957,p. 51.

indiqués et empêche les témoins de s’en dévier. En outre,les parties ne doivent faire entendre des témoins que sur cesfaits mêmes. Le dépôt des déclarations sera consigné auprocès-verbal pour être annexé à la minute de l’arrêt (arti-cle R. 623-6). L’indication des points donnant lieu àenquête est alors primordiale : c’est à partir du procès-ver-bal que le juge d’appel pourra examiner en connaissancede cause si c’est avec raison et régularité que l’enquête aété conduite.

La question reste toutefois entière sur le déroulement del’enquête à partir des points définis par le jugement avantdire droit. La délimitation du domaine du litige n’est pasclairement posée par le code. C’est la jurisprudence qui aposé pour principe que la délimitation opérée lie stricte-ment le juge. Il en résulte qu’un témoin ne saurait êtreentendu à propos d’un fait ou d’un grief non retenu par lejugement avant dire droit195. La solution n’a pas toujoursété aussi tranchée. Une circulaire ministérielle du 31 juillet1890 a dû préciser que « l’indication des faits sur lesquelsdoit porter l’enquête n’est pas strictement limitative ».

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195. CE 2 mai 1945, Ville d’Angers c. Sieur Mignon, rec. p. 89.

Cette instruction n’a pas eu exactement la portée qu’elleenvisageait. La jurisprudence puis les réformes successi-ves du Code des tribunaux administratifs ne l’ont passuivi196. Le principe reste opposé à la pratique suiviedevant les tribunaux judiciaires. L’obligation de préciser lesfaits à prouver est prévue à l’article 222 du nouveau Codede procédure civile. Depuis la réforme opérée par le déc-ret n° 58-1289 du 22 décembre 1958, le juge n’est plusenfermé dans le cadre de l’enquête tel qu’il a été tracé parla décision l’ordonnant. Le juge peut entendre ou interro-ger les témoins même sur les faits qui ne seraient pas indi-qués dès lors que la preuve de ces faits est admise par laloi. Il pourra être objecté que cette différence creuse à nou-veau l’écart entre un droit judiciaire privé, simple et assou-pli, et une procédure administrative qui multiplie lesformalités à peine de nullité. Ce n’est pas réellement l’in-tention.

Au contraire, l’utilité d’une délimitation stricte liant lejuge administratif est pleinement justifiée. D’un point de

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196. Lamouzèle, comm. sous l’article 27 de la loi de 1889, in Code anno-té de la procédure devant les conseils de préfecture, p. 91, Paris, 1903.

vue pratique, une telle restriction permet de limiter la duréedu procès. Au vu du temps requis, il s’agit d’un avantagenon négligeable. Principalement, ce principe indique auxtémoins les faits sur lesquels doit porter leur témoignage.Lorsqu’il s’agit de fonctionnaires ou d’agents publics, lemaximum de garanties est nécessaire pour vérifier la teneurd’une décision, d’un acte administratif dont l’applicationrisque d’être suspendue. C’est le bon déroulement de l’en-quête qui est recherché à partir du fait déterminé. Cesconditions ne sont pas superflues. Le fait probatoire doitdéterminer l’attitude du juge pour ordonner l’enquête.

B. – L’EXIGENCE D’UN FAIT DÉTERMINANT

Le déclenchement des pouvoirs du juge est en fonctiondes faits soulevés par les parties. Cette exigence ne varie passelon les contentieux. L’enquête ne peut porter que sur un oudes faits dont la preuve est utile à l’instruction de l’affaire.C’est la jurisprudence, reprenant les solutions traditionnel-les de la procédure civile, qui a dégagé des conditions fer-mes de recevabilité pour qu’une enquête soit ordonnée : lefait doit être pertinent (1), concluant (2) et admissible (3).

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1. – Un fait pertinent

Il est de règle qu’une enquête n’a lieu d’être ordonnée quesi les faits offerts en preuve sont pertinents : s’il apparaîtque, de toute évidence, ils ne peuvent avoir aucune inci-dence sur la solution du litige, il est superflu d’ordonnerune enquête à leur sujet197. Et en appel, la cour adminis-trative est souvent avare de justifications. Si les faits allé-gués sont dénués de pertinence, la demande d’auditionsera purement et simplement rejetée, sans que la cour nerevienne sur la décision des premiers juges198.

Il n’existe pas de critère pour déterminer la pertinenced’un fait, cela dépend uniquement des circonstances.L’article 222 al. 1 NCPC emploie expressément le vocable« faits pertinents » et invite le juge qui ordonne l’enquêteà les déterminer. Sur ce point, le Code de justice adminis-trative ne fait état que des « faits dont la constatation paraîtutile à l’instruction à l’affaire » (article R. 623-1). On enrevient, certes, à un esprit similaire mais la lettre du Code

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197. CE 20 février 1935, Sieurs Baradat et Vulliez, rec. p. 231.198. CAA Nantes, 22 juillet 1998, M. Durtertre, req. n° 96NT01492 (non

publié).

de justice administrative se présente de façon bien pluslaconique.

Globalement, à partir d’une étude poussée de la juris-prudence, on peut en déduire que le fait pertinent signifieque le fait à établir doit être de nature à entraîner une déci-sion conforme aux conclusions de la partie qui l’articule.Lorsque le juge est saisi d’une affaire dont les mémoiresne lui ont pas fourni tous les éléments, il lui appartientd’ordonner toute mesure lui permettant de statuer enconnaissance de cause. Mais ses pouvoirs ne peuvent êtreutilisés sans raisons. L’enquête doit être d’une utilité cer-taine et manifeste contribuant au dénouement du procès.C’est à ce moment précis que le tribunal apprécie, qu’il soitsollicité ou non par les parties, la valeur probante de lapreuve par témoins. Il s’agit, en quelque sorte, d’une anti-cipation sur son résultat. Le juge doit évaluer l’efficacitéde l’enquête concernant le fait à prouver199. Il doit appré-cier l’utilité de l’enquête dans la perspective objective desfaits. Il est alors tenu de rechercher si la preuve par témoins

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199. J. Chevallier, Le contrôle de la Cour de cassation sur la pertinence del’offre de preuve, D. 1956, chron., p. 37.

se rapporte bien au litige et si elle est utile à la solution. Endéfinitive, une telle condition procède d’un souci légitimed’efficacité permanente.

À titre d’exemple, le tribunal écarte une telle sollicitationsi sa conviction est déjà faite ou s’il considère que la preuveproposée ne pourra le convaincre. Dans le même sens, lejuge doit rejeter une demande à fin d’enquête s’il reconnaîtque les faits dont le plaideur offre de faire la preuve sontindifférents à l’issue du procès200. Cela ne signifie pasqu’un fait dénué de pertinence entraîne le rejet d’unerequête. Un plaideur peut très bien obtenir gain de causesans que le juge n’ait à ordonner d’enquête ou d’autre tech-nique d’investigation. C’est lorsque le juge met en œuvredes méthodes inquisitoriales d’investigation, telle l’en-quête, que la question de la pertinence est fermement poséeet sans détours. Lorsqu’il est sollicité par l’une des parties,il se livre à un examen complet du dossier mais surtout dufait allégué pour rechercher s’il n’est pas démenti par d’au-tres éléments de la cause.

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200. CE 7 janvier 1869, Élections d’Istres, rec. p. 25.

La condition obligatoire de « pertinence » caractériseprincipalement l’enquête. L’ensemble des mesures d’ins-truction est également soumis à des conditions tenant à lanature du fait allégué, contesté. Il reste que ce sont cesdécisions, ordonnant ou statuant sur des enquêtes, quirecherchent, le plus fréquemment, la pertinence du fait.C’est le cas des Hautes Instances qui accordent pourtant,comme le juge administratif, plus de crédit au documentqu’à la preuve orale. L’enquête est un procédé excep-tionnel, intervenant pour vérifier les faits. Et la conditionde pertinence revêt une importance, plus que symbolique,et des conséquences similaires.

L’activité du Conseil constitutionnel, lorsqu’il est appeléà statuer et juger en tant que juge électoral, entre bien danscette application. En application de l’article 37 al. 2 del’ordonnance du 7 novembre 1958, il est habilité à procé-der et ordonner des enquêtes en matière électorale, impli-quant bien souvent de recueillir des témoignages. Dans cecontexte, il faut rappeler que la condition de « pertinence »est bien présente dans la détermination du conseil à met-tre en œuvre ses pouvoirs d’investigation. Sans que le

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terme précité soit pour autant explicitement cité, cela resteune condition indispensable. Ainsi, sa jurisprudence a pré-cisé qu’une telle demande n’est recevable que si les faitssont de nature à permettre le dénouement du conten-tieux201.

Cette technique d’investigation lui permet bien souventde qualifier un contentieux, de dénouer un litige et d’ap-précier concrètement les demandes présentées. À cet égard,le célèbre contentieux de l’élection de M. Tiberi, alorsmaire de Paris, est un exemple édifiant. Sans céder à un« inventaire à la Prévert », il faut bien reconnaître quecette affaire a mobilisé bien des juridictions, ce qui témoi-gne sans équivoque de la complexité du contentieux élec-toral. Entre un juge civil sollicité pour vérifier la réalité decertaines inscriptions frauduleuses sur les listes et un jugepénal chargé d’apprécier la manœuvre dans la circons-cription concernée, de nombreuses enquêtes ont bien étédiligentées. Et le Conseil constitutionnel en personne n’apu retenir nettement l’existence de « faits graves et répé-

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201. Cons. constit., décis. n° 88-1097, 25 novembre 1988, AN Hérault,3e circ., (V. tout particulièrement le 2e considérant, cité par J.-P. Camby, inLe Conseil constitutionnel, juge électoral, p. 21, n° 28, Sirey, 1996.

tés qui sont de nature à accréditer l’existence d’unemanœuvre […] » qu’après avoir procédé à une enquête,impliquant notamment la mission de recueillir des témoi-gnages202.

Le rappel de cette décision importante n’est pas vain. Ilne s’agit pas de céder aux sirènes d’événements polé-miques et médiatiques qui ont défrayé plus d’une chro-nique purement juridique. Au contraire, il ne s’agit derappeler que dans ce contentieux électoral « voué parnature à l’insatisfaction, au débat public et souvent à l’in-compréhension »203, le juge constitutionnel suprême nepeut ordonner d’enquêtes, d’auditions ou toute autres tech-niques, que si le fait, porté à sa connaissance, est en toutpoint pertinent. Il n’y vas pas seulement de la crédibilité de

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202. Cons. constit. 10 novembre 1998, Mme Perdrix, AJDA 1999, p. 247,note. J.-P. Camby. Cette décision concerne essentiellement la question desavoir si Mme Perdrix, juge d’instruction saisie de l’affaire de l’élection dela mairie de Paris, peut obtenir communication de certaines pièces de pro-cédure devant le Cons. constit. À ce titre, la décision, comme le commen-taire, méritent donc d’être cités compte tenu des explications et indicationsintéressantes qu’ils donnent sur le travail et les méthodes d’investigation dujuge électoral.

203. Nous empruntons le constat dressé par J.-P. Camby sur le commen-taire de la décision précitée du Cons. constit., AJDA 1999, spéc. p. 248.

son action contentieuse204 mais de la sérénité de soncontrôle et de ses décisions. Et dans cet ordre d’idées, s’at-tacher au critère de « pertinence » n’est jamais une chosevaine pour des juridictions aussi impliquées dans la viepolitique et constitutionnelle…

Au niveau de la procédure à employer, la Cour de justicedes Communautés européennes ne procède pas autrement.Elle admet que le requérant ne puisse pas apporter lapreuve qui est mise à sa charge, mais elle exige que les faitsjustifient la citation de témoins (article 47 § 1 al. 3, règle-ment de la procédure). Une demande d’audition sera reje-tée « lorsqu’elle tend à établir des faits non pertinentspour trancher la question soulevée »205. Un tel motif, cou-ramment rappelé aux requérants, est sans équivoque.

Le fait déterminant pour conduire le juge à ordonner uneenquête est donc celui qui est pertinent. Mais l’offre depreuve par l’enquête doit également être un moyen efficace.

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204. Encore que nous connaissons les attaques incessantes, et souventpurement politiques, dirigées à l’endroit des sages de la rue Montpensier àchaque contrôle de constitutionnalité… Que dire alors des décisions ren-dues en matière électorale !

205. CJCE 5 février 1987, F. c. Commission des CommunautésEuropéennes, aff. 403/85, rec. p. 645 et 669.

2. – Un fait concluant

Le seul examen du fait envisagé en lui-même ne suffitpas. Le juge doit encore décider de l’aptitude du moyen depreuve offert. En cela, il lui appartient de rechercher si lefait, au vu des argumentations soulevées, est concluant.Le fait concluant est celui dont la nature doit modifier laconviction du juge. Reprenant les solutions dégagées parla Cour de cassation, la jurisprudence administrative rejettela demande d’enquête lorsque les éléments d’informationsuffisent pour établir le fait articulé, ou, au contraire, per-mettent déjà de l’écarter206. De nombreux arrêts rejettent,pour ce motif, l’offre de preuve.

Le principe même de la notion de concluance est issu duDigeste. En droit romain — et le droit positif s’en est lar-gement inspiré — on ne doit prouver que les faits. Et seulsles faits qui sont contestés. Dès qu’il y a aveu, le fait n’estplus contesté et ne doit plus être prouvé207. C’est le nou-veau Code de procédure civile qui pose le principe en son

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206. CE 28 avril 1954, sieur Aubry, rec. p. 237.207. Digeste, 22, 3, 5, cité par R. Henrion, La preuve en droit romain, in

La preuve en droit, sous la direction de C. Perelman et P. Foriers, p. 58,spéc. p. 60, Bruylant, 1970.

article 145. Le juge peut améliorer la situation probatoiredu demandeur si les éléments de fait dont il dispose sontsuffisants. Le fait allégué doit entraîner le fond du procès.Il est clair qu’une enquête ne peut avoir lieu si les faitsqu’elle tend à établir sont avoués par les parties. Ainsi, untribunal administratif n’est pas tenu d’ordonner uneenquête en contentieux électoral sur des faits qui ne sontpas contestés par la partie adverse.

En raison de cette obligation de soulever un faitconcluant, on relève un nombre important d’enquêtesordonnées en matière électorale. Cela tient à la naturemême du contentieux. La jurisprudence sur cette matièrene considère pas en général les manœuvres et agissementsrépréhensibles comme entraînant nécessairement la nul-lité des opérations. Le juge demeure libre des moyens deformer sa conviction, il doit rechercher s’il y a une inci-dence importante de l’irrégularité sur les résultats du scru-tin. Dans ce cas, il serait difficile d’exiger du jugeadministratif qu’il ne prescrive l’enquête que sur des faitsmanifestement délictueux. La demande d’enquête seraaccueillie si elle permet d’établir des faits articulés.

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