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Tous droits réservés © Globe, Revue internationale d’études québécoises, 2012 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 21 août 2020 09:39 Globe Revue internationale d’études québécoises Une étape méconnue de l’humour graphique : les bandes dessinées de La Presse et de La Patrie, 1904-1910. Perspectives de recherche pour l’histoire de l’art A Little-Known Stage in the Development of Graphic Humour : Comics Strips in La Presse and La Patrie, 1904-1910. Research Perspectives in Art History Stéphanie Danaux L'indiscipline de la culture Volume 15, numéro 1-2, 2012 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1014629ar DOI : https://doi.org/10.7202/1014629ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Globe, Revue internationale d’études québécoises ISSN 1481-5869 (imprimé) 1923-8231 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Danaux, S. (2012). Une étape méconnue de l’humour graphique : les bandes dessinées de La Presse et de La Patrie, 1904-1910. Perspectives de recherche pour l’histoire de l’art. Globe, 15 (1-2), 129–159. https://doi.org/10.7202/1014629ar Résumé de l'article De 1904 à 1910, la bande dessinée humoristique connaît une brève période d’essor puis de déclin dans les suppléments du samedi des journaux La Patrie et La Presse. Cet article propose quelques pistes de recherche susceptibles d’offrir une meilleure connaissance de cette période fertile, mais méconnue, de l’histoire des arts graphiques et de l’humour visuel au Québec, notamment la question de la production des pionniers du genre et des liens noués avec d’autres formes graphiques, celle des sujets traités, avec l’apparition du thème du garnement, et, enfin, celle de sa réception.

Une étape méconnue de l’humour graphique : les bandes ...Dans le domaine de l’histoire de l’art, Mira Falardeau s’est très tôt intéressée à la question de l’humour

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Tous droits réservés © Globe, Revue internationale d’études québécoises, 2012 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 21 août 2020 09:39

GlobeRevue internationale d’études québécoises

Une étape méconnue de l’humour graphique : les bandesdessinées de La Presse et de La Patrie, 1904-1910. Perspectivesde recherche pour l’histoire de l’artA Little-Known Stage in the Development of Graphic Humour :Comics Strips in La Presse and La Patrie, 1904-1910. ResearchPerspectives in Art HistoryStéphanie Danaux

L'indiscipline de la cultureVolume 15, numéro 1-2, 2012

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1014629arDOI : https://doi.org/10.7202/1014629ar

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Éditeur(s)Globe, Revue internationale d’études québécoises

ISSN1481-5869 (imprimé)1923-8231 (numérique)

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Citer cet articleDanaux, S. (2012). Une étape méconnue de l’humour graphique : les bandesdessinées de La Presse et de La Patrie, 1904-1910. Perspectives de recherchepour l’histoire de l’art. Globe, 15 (1-2), 129–159.https://doi.org/10.7202/1014629ar

Résumé de l'articleDe 1904 à 1910, la bande dessinée humoristique connaît une brève périoded’essor puis de déclin dans les suppléments du samedi des journaux La Patrieet La Presse. Cet article propose quelques pistes de recherche susceptiblesd’offrir une meilleure connaissance de cette période fertile, mais méconnue, del’histoire des arts graphiques et de l’humour visuel au Québec, notamment laquestion de la production des pionniers du genre et des liens noués avecd’autres formes graphiques, celle des sujets traités, avec l’apparition du thèmedu garnement, et, enfin, celle de sa réception.

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1. Cette recherche a été rendue possible grâce au soutien financier du Conseil de recherches en scienceshumaines  du  Canada  et  à  une  bourse  postdoctorale  du  Centre  de  recherche  interuniversitaire  sur  lalittérature et la culture québécoises .

U N E É TA P E M É C O N N U E D EL’ H U M O U R G R A P H I QU E : L E S B A N D E S D E S S I N É E S

D E L A P R E S S E E T D E L A PAT R I E , 1 9 0 4 - 1 9 1 0 .

P E R S P E C T I V E S D E R E C H E RC H E P O U RL’ H I S TO I R E D E L’ A RT 1

STÉPHANIE DANAUXUniversité Paris 1-Panthéon-Sorbonne

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Résumé – De 1904 à 1910, la bande dessinée humoristique connaît une brève période d’essorpuis de déclin dans les suppléments du samedi des journaux La Patrie et La Presse. Cet articlepropose quelques pistes de recherche susceptibles d’offrir une meilleure connaissance de cettepériode  fertile, mais méconnue,  de  l’histoire  des  arts  graphiques  et  de  l’humour  visuel  auQuébec, notamment la question de la production des pionniers du genre et des liens nouésavec  d’autres  formes  graphiques,  celle  des  sujets  traités,  avec  l’apparition  du  thème  dugarnement, et, enfin, celle de sa réception.

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A Little-Known Stage in the Development of Graphic Humour : Comics Strips in La Presse and La Patrie, 1904-1910. Research Perspectives in Art History

Abstract – From 1904 to 1910, comic strips experienced a brief period of popularity and thendecline in the Saturday supplements of two Montreal newspapers, La Patrie and La Presse. This

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2. Stéphanie DAnAux, « L’illustration de la presse au Québec, 1841-1915 : aspects techniques et icono -graphiques », Éric LEroux (dir.), 1870. Du journal d’opinion à la presse de masse, la production industriellede l’information, Montréal, Petit Musée de l’impression/Centre d’histoire de Montréal, 2010, p. 74-82.3. Par définition, le dessin de presse est conditionné par un médium et un support : il s’agit d’une imagedessinée (quel que soit le procédé) et publiée dans la presse. De ce point de vue, le dessin de presse n’ac -quiert son statut qu’après la publication. 4. un syndicate est une agence de distribution qui, aux États-unis, revend du matériel éditorial à bas prix(le coût de fabrication ayant déjà été amorti), notamment de la bande dessinée, aux organes de presse dupays et d’ailleurs. Les premières bandes dessinées d’origine étatsunienne apparaissent dans La Presse aumoins dès le mois d’août 1905. Il s’agit de planches anonymes publiées de façon irrégulière.

article describes some research possibilities with the potential to provide a better understanding ofthis rich, but little-known period in the history of the graphic arts and visual humor in Quebec. Inparticular, the article discusses the work of the genre’s pioneers and their links with other graphicforms, the subjects they tackled in their work, the emergence of the theme of the young rascal, and,finally, how the work was received.� � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � �

Au Québec,  l’image  se généralise dans  les quotidiens d’informa -tion à la fin des années 1880, d’abord essentiellement en première page, maisaussi dans le supplément illustré du samedi, dont la présentation plus soignéerappelle  parfois  celle  du magazine,  dans une  version plus populaire. Entre1880  et  1914,  plusieurs  catégories  de  dessin  de  presse  se  côtoient  dans  lejour nal2,  parmi  lesquelles  la  caricature,  le  dessin  d’actualité  et  le  portraitconstituent  les  trois  genres  les plus  exploités. Les  couvertures  illustrées dessuppléments de fin de semaine,  les  illustrations des romans-feuilletons, quiobéissent davantage aux règles de l’illustration littéraire, et les publicités, quicomportent  souvent  une  partie  graphique,  forment  une  autre  part  impor -tante du dessin de presse. Stricto sensu,  les dessins didactiques  (gra phiques,schémas, cartes) et les jeux dessinés (rébus, labyrinthes) peuvent être ajoutésà cette liste, quoique la dimension créatrice reste souvent peu mar quée. Surle  plan  technique,  tous  ces  dessins  entrent  dans  la  catégorie  du  dessin  depresse3.  Ensemble,  ils  forment  l’identité  visuelle  du  journal.  Au  début  duxxe siècle, une autre forme graphique fait son apparition : la bande dessinéehumoristique, un genre fortement lié au dessin d’actualité et à la caricature,car  souvent  produit  par  les  mêmes  dessinateurs.  L’existence  de  la  bandedessinée humoristique au Québec est toutefois éphémère : apparue en 1904,elle disparaît entre 1908 et 1910, lorsque les créations locales sont pro gressi -vement remplacées par des importations d’origine américaine (distri buées parles services de diffusion des syndicates4), puis par des importations françaises,beaucoup moins coûteuses puisqu’elles n’ont pas à être traduites. Cette brève

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période de six années couvre à la fois le début et le déclin de la bande dessinéehumoristique  canadienne-française  dans  les  quotidiens  du  Québec.  Cetteproduction forme un patrimoine immense, d’une richesse et d’une diversitélargement sous-estimées. une partie importante de ce corpus a d’ores et déjàété numérisée par les soins de Bibliothèque et Archives nationales du Québecet mise en ligne sur le site de l’institution5. Cet article se propose de dresserun  premier  bilan  des  perspectives  qui  s’offrent  au  chercheur  pour  mieuxconnaître cette période fertile de l’histoire des arts graphiques.

ÉTAT DES RECHERCHES AU QUÉBECDans le domaine de l’histoire de l’art, Mira Falardeau s’est très tôt intéresséeà la question de l’humour visuel au Québec, d’abord à travers l’histoire de labande dessinée, qu’elle a explorée dans un mémoire de maîtrise (1978) et unethèse  de  doctorat  (1981)  adaptés  sous  la  forme  d’un  premier  ouvrage  desynthèse, puis d’un second plus développé6. Entre les deux, plusieurs articlesont été publiés dans la presse spécialisée7. Dans son livre le plus récent, elleretrace l’histoire de cet art au Québec, depuis les histoires en images publiéesdans la presse au xIxe siècle jusqu’aux bandes dessinées diffusées sur internetau début du xxIe siècle. Les deux premiers chapitres – l’un consacré aux his -toires en images dans la presse satirique du xIxe, ancêtres de la bande dessi -née, et l’autre à la naissance de la bande dessinée de langue française au débutdu  xxe siècle – rejoignent  directement  nos  intérêts.  nonobstant  quelqueserreurs de noms et de dates, la principale qualité de cet ouvrage est d’offrir lapre mière synthèse sur le sujet, raison pour laquelle il prend essentiellement laforme d’une énumération chronologique d’œuvres et constitue, à ce titre, untravail  préliminaire  essentiel,  appelant  à  des  études  plus  ambitieuses  sur  lesujet et à une réflexion sur les particularités de cette forme d’art graphique ausein de la culture québécoise. Les caricatures de presse, qui ont constitué unjalon  important  dans  la  naissance  de  la  bande  dessinée  au  Québec  (les

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5. BAnQ s’est en effet dotée d’un ambitieux programme de numérisation et de mise en ligne de l’ensem -ble de ses collections. À ce jour, La Patrie (1879-1978) est intégralement disponible en ligne, tandis queLa Presse (1884-) est disponible sur bobine dans les locaux de l’institution. Pour les ressources disponiblesen  ligne,  voir :  Bibliothèques  et  Archives  nationales  du  Québec,  « Collections  numériques »,  http://www.banq.qc.ca/collections/collection_numerique/index.html (8 août 2012). 6.Mira FALArDEAu, La bande dessinée au Québec, Montréal, Boréal, 1994 ; et Mira FALArDEAu, Histoirede la bande dessinée au Québec, Montréal, VLB éditeur, 2008.7. Citons notamment Mira FALArDEAu, « La bande dessinée au Québec », Communication et langages,n° 96, 2e trimestre 1993, p. 46-62 ; « La BD française est née au Canada en 1904 », Communication et lan -gages, n° 126, 4e trimestre 2000, p. 23-46 ; et « Les débuts de la bande dessinée québécoise de 1904 à 1908dans La Patrie et La Presse », À Rayons ouverts, chroniques de la Bibliothèque nationale du Québec, n° 60,été 2004, p. 20-23.

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8. Léon A. roBIDoux, Albéric Bourgeois, caricaturiste, Montréal, VLB éditeur & Médiabec, 1978.9. Sara  rICHArD,  « La  production  satirique  illustrée  du  caricaturiste  montréalais  Joseph  Charlebois(1872-1935) », mémoire de maîtrise (Lettres et communication), université de Sherbrooke, 2006.

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dessinateurs  des  premières  bandes  dessinées  du  début  du  xxe siècle  étantsouvent  des  caricaturistes),  ont  également  retenu  l’attention  de  Falardeau.Avec robert Aird, elle a publié une Histoire de la caricature au Québec (2009),là  encore  première  véritable  synthèse  sur  le  sujet.  L’ouvrage  se  présentecomme un panorama général, retraçant l’évolution de la production depuisson appa rition au xVIIIe siècle et ouvrant, lui aussi, d’innombrables pistes derecher che. Les rapports établis par ces auteurs entre bande dessinée et cari -cature suggèrent l’intensité des liens développés entre ces deux disciplines etles connexions qui pourraient être établies grâce à de nouvelles recherches.

Cette proximité entre caricature et bande dessinée se reflète dansd’autres études, notamment monographiques. Dans l’ouvrage Albéric Bour -geois, caricaturiste de Léon A. robidoux8, le terme « caricaturiste » utilisé dansle titre désigne en réalité l’ensemble des dessins d’humour de Bourgeois, ycompris les bandes dessinées (« Les aventures de Timothée », « Les aventuresde Ladébauche », etc.) et les illustrations de ses chroniques (« Les voyages deLadébauche »). Dans les faits, robidoux établit bien une distinction entre lesdifférentes formes d’humour graphique exploitées par l’artiste, mais lesfrontières restent floues, tant les liens tissés par Bourgeois entre ces différentsmoyens d’expression semblent étroits au début du xxe siècle.

rares sont les autres représentants de la bande dessinée humoris -tique de cette période à avoir fait l’objet d’études. Le cas de Joseph Char -lebois, créateur en 1904 de la série « Le père Ladébauche » – un personnageapparu en 1878 dans les caricatures d’Hector Berthelot –, a récemment étéétudié par Sara richard9. Le terme « caricaturiste » est ici choisi pour définirla profession de l’artiste, ce qui est cohérent, car Charlebois ne revient pas,après Ladébauche, à la bande dessinée. De plus, l’ensemble de son œuvre estdésigné par la formule « production satirique illustrée », ce qui reflète bien làencore la réalité graphique, les bandes dessi nées parues dans les quotidiensd’information entre 1904 et 1910 consti tuant effectivement une forme dedessin satirique.

Discours fondamentalement hybride, convoquant simultanémentle textuel et le visuel, la bande dessinée a aussi éveillé l’intérêt des chercheursen études littéraires. Sylvain Lemay a apporté une importante contributionavec sa thèse de doctorat intitulée Le printemps de la bande dessinée québécoise,

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1968-197510. Si le corpus traité par l’auteur cible principalement des œuvresde la seconde moitié du xxe siècle, le troisième chapitre, intitulé « Pro -légomènes pour une étude de la bande dessinée au Québec », est en réalitéconsacré à l’évolution de cet art au xIxe et dans la première moitié du xxe siè -cle. De fait, plusieurs autres études ont été publiées sur l’histoire de la bandedessinée au Québec et au Canada, mais la majeure partie se consacre à laproduction de la seconde moitié du xxe siècle. Sans travailler sur la bandedessinée, Micheline Cambron, spécialiste de la presse québécoise des xIxe etxxe siècles, a également livré plusieurs réflexions sur les liens entre humour,presse et politique au Québec, notamment dans l’étude de cas consacrée aupersonnage de Ladébauche. Elle y examine les mécanismes identitaires qui sesont cristallisés autour de cette figure populaire perçue comme « […] à la foisun personnage, une signature, une image aussi, puisqu’on le retrouve dansdes caricatures, des bandes dessinées, des illustrations. Ses multiples avatars,entre 1878 et 1957, témoignent de sa popularité auprès d’un public large,dans la longue durée11 ».

Le travail du spécialiste Michel Viau doit également être men -tionné, notamment son Répertoire des publications de bandes dessinées auQuébec, des origines à nos jours, dans lequel il associe, dès les premières lignes,la bande dessinée à une forme littéraire : « De tous les grands mou vementslittéraires apparus au xxe siècle, la bande dessinée est sans conteste celui quirejoint le plus vaste auditoire12 ». outil remarquable, cet ouvrage recense,d’une façon méthodique et proche de l’exhaustivité, l’ensemble des titresparus dans la province depuis le xIxe siècle. Viau est aussi, pour la période quiconcerne nos propres recherches, l’auteur de l’article « Grande presse et petitsbonshommes. La naissance de la BDQ »13. Il y livre en annexe un « réper -toire chronologique des bandes dessinées québécoises publiées dans lesquotidiens montréalais La Patrie et La Presse entre 1904 et 1909 », quiconstitue un outil de référence essentiel à nos dépouillements. Viau a aussidirigé, avec John Bell, le site Internet « Au-delà de l’humour. L’histoire de la

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10. Sylvain  LEMAy,  « Le  printemps  de  la  bande  dessinée  québécoise,  1968-1975 »,  thèse  de  doctorat(études littéraires), université du Québec à Montréal, 2010.11.Micheline CAMBron, « Les histoires de Ladébauche. Figures du journal, figures de la nation », Marie-Ève THÉrEnTy et Alain VAILLAnT (dir.), Presse, nations et mondialisation au XIXe siècle, Paris, nouveauMonde Éditions, « Culture-Médias », 2010, p. 239-262.12.Michel VIAu, BDQ : répertoire des publications de bandes dessinées au Québec des origines à nos jours,Laval, Mille-Îles, 1999, p. 3.13.Michel VIAu, « Grande presse et petits bonshommes. La naissance de la BDQ », Bears + Beer, n° 1,2007, p. 15-51. De 2003 à 2008, Michel Viau a poursuivi ses travaux sur l’histoire de la bande dessinéeau Québec en publiant de nombreux articles dans la revue MensuHell (n° 45, août 2003 ; n° 109, décem -bre 2008).

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14.Michel VIAu et John BELL, « Au-delà de l’humour. L’histoire de la bande dessinée au Canada anglaiset au Québec », http://www.collectionscanada.gc.ca/bandes-dessinees/index-f.html (8 août 2012).15. Jean DE BonVILLE, La presse québécoise de 1884 à 1914. Genèse d’un média de masse,  Sainte-Foy,Presses de l’université Laval, 1988. 16. Sur le plan théorique, ces travaux prennent principalement appui sur les contributions de spécialisteseuropéens, notamment belges et français (Thierry Groensteen, Harry Morgan, Benoît Peeters) et, dansune moindre mesure, américains (Scott McCloud). Au sein de la communauté universitaire, l’essor destra vaux sur la bande dessinée a bénéficié du développement de l’histoire culturelle, dont le champ d’inves -tigation  fait  fi  des  distinctions  académiques  traditionnelles  entre  culture  savante  et  culture  populaire.Pascal ory, l’un des principaux théoriciens de l’histoire culturelle, s’est d’ailleurs intéressé à l’histoire dela bande dessinée dès  les  années 1980. Pascal ory,  «Mickey Go Home ! :  la  désaméricanisation de  labande dessinée (1945-1950) », Vingtième siècle, revue d’histoire, n° 4, octobre 1984, p. 77-88. Les revuesspécialisées offrent également une place essentielle au discours théorique et critique. Voir : Les Cahiers dela bande dessinée (1969-1989), Le Collectionneur de bandes dessinées (1977- ), 9e art (1996- ) et, plus récem -ment, la revue en ligne Comicalités, études de culture graphique (2010), éditée par l’université Paris xIII(http://comicalites.revues.org).17. Sylvain LEMAy, « Le printemps de la bande dessinée québécoise, 1968-1975 », op. cit., p. 98.

bande dessinée au Canada anglais et au Québec » (2002), un projet soutenuet hébergé par Bibliothèque et Archives Canada. L’objectif de ce site était de« recense[r] les traditions de la bande dessinée de langue fran çaise et de lan -gue anglaise au Canada ainsi que les diverses formes qu’a prises la bandedessi née au pays14 », par plusieurs articles généraux, mais bien docu mentés etgénéreusement illustrés. Cette contribution constitue aujourd’hui encore unbeau tribut à l’histoire de la bande dessinée, accessible avec une grandefacilité.

La question de la presse – premier support de la bande dessinée –et, plus précisément, la question de son émergence, de son évolution, de sesdiscours et de ses techniques de reproduction de l’image reste au cœur detoute recherche sur cette forme d’humour graphique. À cet effet, l’ouvrageLa presse québécoise de 1884 à 1914. Genèse d’un média de masse de Jean deBonville reste, spécialement pour la période traitée, un outil de référencefavorisant une certaine compréhension de l’environnement de travail, social,économique et technique du dessinateur15. L’état des recherches et la biblio -graphie disponible à ce jour montrent bien que la bande dessinée constitueun objet culturel au croisement de plusieurs disciplines : l’histoire de l’art,l’histoire de la littérature et l’histoire de la presse16.

DU DESSIN D’HUMOUR À LA BANDE DESSINÉEComme le rappelle Sylvain Lemay, « [l]es premiers exemples de récits enimages, de caricatures et d’utilisation du phylactère sont avant tout politiquesdans les premières décennies du régime anglais17 ». George Townshend,officier du général Wolfe, est ainsi célèbre pour avoir, en 1759, réalisé au

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dessin et à l’aquarelle la première suite de caricatures répertoriées à ce jour18.or, dans certains de ses dessins, Townshend introduit déjà l’usage du phylac -tère, rédigé en anglais. Selon Michel Viau, la première bande dessinée voitcependant le jour sur une affiche publicitaire anonyme intitulée « À tous lesélecteurs », réalisée à Québec en 1792 : on y retrouve le découpage de la pageen cases et l’utilisation des phylactères, deux éléments caractéristiques de labande dessinée19. De son côté, William Augustus Leggo est bien connu pouravoir dessiné la première caricature à utiliser des phylactères en langue fran -çaise. Cette gravure sur bois intitulée « La ménagerie annexioniste [sic] », parailleurs assez mal reproduite, paraît dans le Journal de Québec (18 janvier1850)20. À la même époque, la presse satirique commence à diffuser deshistoires en images, comme celle, attribuée à Jean-Baptiste Côté, narrant lesaventures du fonctionnaire Baptiste Pacôt dans La Scie (16 mars 1866)21. LeCharivari canadien est sans doute l’un des premiers journaux à publier, aucours de ses six mois d’existence, la première histoire en images à suivre22 : ils’agit des cinq épisodes de « La vie d’étudiant » signés du pseudonyme nemoet publiés de façon irrégulière (17 juillet – 4 septembre 1868), en alternanceavec des caricatures d’inspiration politique. Cette série est ensuite remplacéepar « Vie de crosseur », en un seul épisode (9 octobre 1868). Parallèlement audéveloppement de ces histoires en images, le phylactère apparaît dans lesdessins d’humour et les publicités de façon ponctuelle tout au long de laseconde moitié du xIxe siècle.

En réalité, il reste délicat d’identifier la date exacte d’apparition dela bande dessinée au Québec, même si la question de la filiation avec lesdessinateurs du début du xxe siècle reste posée. D’une part, ce moment varieselon la définition que chaque auteur donne à la bande dessinée. SylvainLemay remarque avec justesse qu’« [i]l y a donc la première bande dessinéequébécoise muette, la première bande dessinée québécoise à faire usage duballon, la première bande dessinée publiée dans les quotidiens, la premièrebande dessinée publiée en revue, etc. on a parfois l’impression d’en perdreson latin23 ». D’autre part, la réédition de planches d’origine française rend

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18. Ces caricatures, non publiées, sont aujourd’hui conservées dans les collections du musée McCord deMontréal. Elles sont accessibles en version numérisée sur le site de l’institution : Musée McCord, « Col -lection : Townshend, George », http://www.mccord-museum.qc.ca/fr/clefs/collections/ (8 août 2012).19.Michel VIAu, « Histoire de la bande dessinée au Québec », MensuHell, n° 45, août 2003, p. 13.20.Mira FALArDEAu, Histoire de la bande dessinée au Québec, op. cit., p. 16-17.21.Michel VIAu, « Histoire de la bande dessinée au Québec », op. cit., p. 14-15.22. La Scie (1850) et Le Charivari canadien (1868) sont accessibles en ligne sur le site de BAnQ, avec denombreuses autres revues satiriques du xIxe siècle.23. Sylvain LEMAy, « Le printemps de la bande dessinée québécoise, 1968-1975 », op. cit., p. 104.

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parfois cette identification délicate24. Quoi qu’il en soit, c’est bien dans lesquotidiens d’information de la première décennie du xxe siècle que cet artconnaît un essor significatif. Selon Jean Véronneau, environ 800 planches debandes dessinées ont été publiées dans la presse francophone entre 1904 et1910, dont la moitié à La Presse et La Patrie25. 

LES PIONNIERS DE LA BANDE DESSINÉE AU QUÉBECC’est en effet dans les pages de La Presse et de La Patrie, plus spécialementdans les suppléments du samedi entre 1904 et 1910, que la bande dessinéefrancophone voit véritablement le jour au Québec. outre J. Bouin, ArthurLeMay, Maurice Gagnon, Th. Bisson, Auguste Charbonnier, H. Samelart etJoseph Charlebois, dont les réalisations sont quantitativement moins signifi -catives, les quatre principaux contributeurs de cette phase d’expérimentationsemblent  être  rené-Charles  Béliveau,  raoul  Barré,  Albéric  Bourgeois  etThéophile Busnel. Qui sont ces hommes ?

rené-Charles Béliveau (1872-1915), le plus âgé des quatre, estissu d’une famille montréalaise fortunée. En 1890, il part étudier la peintureà Paris. En 1893, il fréquente l’Académie Julian et entre à l’École des beaux-arts, où il intègre l’atelier de Jean-Léon Gérôme. Selon David Karel, il sé -journe dix ans en France, où il épouse une Française, Camille Monnier26.Dès son retour à Montréal en 1900, il se fait connaître comme peintre,notamment paysagiste et portraitiste. La même année, il débute au salon del’Art Association of Montreal et développe progressivement une activité de peintre de décoration murale. recruté par La Patrie, il publie d’abordquatre planches muettes intitulées « Histoire sans parole » (27 février –26 mars 1904), puis une autre intitulée « Pourquoi la famille Peignefortmangea mai gre le jour de Pâques » (2 avril 1904), avant de créer et animer les66 planches (avec phylactères) des aventures cocasses de « La familleCitrouillard » (23 avril 1904 – 16 septembre 1905, figure 1), auxquelless’ajoutent six planches conjointes avec Bourgeois et Busnel27. En mars 1905,

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24. Ibid., p. 104-110 (« La question de l’origine »).25. Jean  VÉronnEAu,  « Introduction  à  une  lecture  de  la  bande  dessinée  québécoise,  1904-1910 »,Stratégie, n° 13-14, printemps-été 1976, p. 59.26. David KArEL, « Béliveau, rené-Charles », Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique duNord, Québec, Musée du Québec/Presses de l’université Laval, 1992, p. 62.27. « La famille Citrouillard » de Béliveau est un clin d’œil à la bande dessinée « La famille Fenouillard »du  dessinateur  français  Christophe,  publiée  à  partir  de  1889  et  rééditée  en  album  en  1893  (MiraFALArDEAu, « La BD française est née au Canada en 1904 », op. cit., p. 37).

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28. David KArEL, « Barré, raoul », Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique du Nord, op.cit., p. 42-43 ; odette LEGEnDrE,  « notes », Alfred LALIBErTÉ, Les artistes de mon temps,  texte  établi,présenté  et  annoté  par  odette  LEGEnDrE,  Montréal,  Boréal,  1986,  p. 159 ;  Laurier  LACroIx,  « Lesartistes  canadiens  copistes  au  Louvre  (1838-1908) », Annales d’histoire de l’art canadien,  vol. II,  n° 1,printemps-été 1975, p. 54-70.29. Jean-Luc  JArnIEr,  « Le  Sifflet »,  Ridiculosa : Les revues satiriques françaises,  Jean-Claude  GArDES,Jacques HourDÉ et Alban PoIrIÉ (dir.), n° 18 (numéro spécial), 2011, p. 207-209.

Béliveau lance une nouvelle série, « Le père nicodème », dont l’interruptionrapide suggère un manque de succès (11 – 25 mars 1905). Par la suite, « Lafamille Citrouillard » est reprise par Théophile Bisson, puis ThéophileBusnel. Pionnier de la bande dessinée, Béliveau quitte La Patrie en sep -tembre 1905 et ne semble pas revenir ensuite à cette forme d’expression. 

raoul Barré (1874-1932) est également issu d’une famille bour -geoise montréalaise. Après avoir étudié la peinture à l’Institut du Mont Saint-Louis, il s’installe à Paris en 1891. Son nom apparaît dans le registre descopistes du Louvre en 1895. Il fréquente ensuite, de 1896 à 1900, l’atelier deJean-Paul Laurens à l’Académie Julian et l’École des beaux-arts28. Au cours decette période, il collabore à la revue satirique Le Sifflet, publiée à Paris entrefé vrier 1898 et juin 189929. À son retour à Montréal, Barré partage son acti -vité entre illustration, caricature, dessin publicitaire et pein ture, domainedans lequel il se fait connaître comme un représentant du post impression -nisme. En 1900, aux côtés d’Henri Julien et d’Henry Sandham, il participe àl’illustration de l’édition de luxe de La chasse-galerie d’Honoré Beaugrand, lefondateur de La Patrie en 1879. À la même époque, Barré commence àcollaborer au Monde illustré et surtout à La Presse, où il signe une chroniquehumoristique intitulée « En roulant ma boule », qui os cille entre histoires enimages (dans lesquelles apparaît parfois un phylac tère) et caricatures. unesélection de ces dessins, sur le thème des préparatifs des cé lébrations de laSaint-Jean-Baptiste, est rééditée dans l’album du même nom, publié chez lelibraire-éditeur Cornélius Déom en 1901. Le 20 dé cem bre 1902, Barrépublie « Pour un dîner de noël », une bande dessinée muette qui fait date parsa division en huit cases parfaitement définies. En 1903, il s’installe à newyork, d’où il fait parvenir à La Patrie les 60 planches de sa sé rie biheb -domadaire : « Les contes du père rhault » (16 juin 1906 – 31 oc to bre 1908,plus une le 17 avril 1909, figure 2). Après l’arrêt de sa série, Barré se consacreavec succès à la réalisation de dessins animés aux États-unis.

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FIGurE 1 : ALBÉrIC BourGEoIS, « LES AVEnTurES DE TIMoTHÉE » (HAuT) ET rEnÉ-CHArLES BÉLIVEAu, « LA FAMILLE CITrouILLArD » (BAS), 

LA PATRIE, 31 DÉCEMBrE 1904, P. 13. BAnQ.

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FIGurE 2 : rAouL BArrÉ, « LES ConTES Du PÈrE rHAuLT », 

LA PATRIE, 25 AoûT 1906, P. 12. BAnQ.

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30. David KArEL, « Bourgeois, Albéric », Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique du Nord,op. cit., p. 117-118.31. Bien que quelques planches soient connues,  la série « The Education of Annie » n’a pas encore faitl’objet d’un dépouillement.32. rodolphe GIrArD, Marie Calumet, illustrations de Joseph LAMArCHE, Albéric BourGEoIS, AlbertSamuel  BroDEur,  Paul  CAron,  Georges  DELFoSSE,  Joseph  LABELLE,  Joseph  LAMArCHE,  GeorgesLATour,  Edmond-Joseph  MASSICoTTE et  napoléon  SAVArD,  Montréal,  [s.  éd.],  1904.  Bourgeoisillustre quatre autres recueils de poèmes et anecdotes – humoristiques, mais aussi religieuses – entre 1921et 1932.33. En février 1905, Bourgeois signe des bandes dessinées simultanément à La Patrie et à La Presse.

Albéric Bourgeois (1876-1962) est le plus célèbre représentant dece groupe. Son père, Pierre Bourgeois, est typographe à La Patrie. Le jeuneAlbéric se forme au dessin et à la peinture à l’école de la Société des arts et àcelle du Conseil des arts et manufactures de Montréal, où il suit les cours despeintres Edmond Dyonnet, Charles Gill et Joseph Saint-Charles. De 1898 à1901, il fréquente la classe du peintre William Brymner à l’école de l’ArtAssociation of Montreal. ne parvenant pas à vivre de sa peinture, Bourgeoisdéménage en 1900 ou 1901 pour Boston, où il se forme à l’illustrationauprès d’un dessinateur mal identifié, du nom de J. L. France30. Il entre auBoston Post où il crée sa première série de bandes dessinées intitulée « TheEducation of Annie » (c.1902-1903)31. En octobre 1903, Bourgeois acceptel’offre d’emploi d’Israël Tarte, le propriétaire de La Patrie, et revient àMontréal. D’autres illustrateurs travaillent à La Patrie à la même époque, telsnapoléon Savard, Jobson Paradis ou encore Georges Latour, mais leur travailse limite à la réalisation des couvertures illustrées et au dessin d’actualité :chacun a sa spécialité. Les premiers mois, Bourgeois signe uniquement descaricatures. Puis, en janvier 1904, il lance sa propre bande dessinée humoris -tique : « Les aventures de Timothée » (50 planches, 30 janvier 1904 –25 février 1905, figure 1). La même année, il participe à l’illustration collec -tive du roman de rodolphe Girard, Marie Calumet, aux côtés des dessina -teurs de presse les plus actifs de l’époque32. En février 1905, il entre à LaPresse, laissant Timothée à la plume de Théophile Busnel33. Bourgeoisreprend la bande dessinée « Le père Ladébauche » (deux planches en février),héritée de Joseph Charlebois, qu’il transforme le 12 août 1905 en une chro -nique satirique illustrée qui débute avec le thème des « Voyages du pèreLadébauche » (figure 3). Par la suite, Ladébauche revient très régulièrementsous forme de bande dessinée. En parallèle, Bourgeois crée ses propres sériesde bandes dessinées, centrées pour la plupart sur le monde de l’enfance :« Toinon », puis « Toinon et Polyte » (108 planches, 1905-1909, figure 3),« Les fables du parc Lafontaine » (31 planches irrégulières, 1906-1908),

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34. Les  recherches  du  groupe  Caricatures  et  satires  graphiques  à  Montréal  (CASGrAM),  dirigé  parDominic Hardy, ont permis d’établir que les derniers dessins de Bourgeois pour La Presse datent de 1957et non de 1954, comme l’indiquait Léon A. robidoux.35. Albert  LABErGE,  Peintres et écrivains d’hier et d’aujourd’hui,  Montréal,  [s.  éd.],  1932,  p. 65-66.Laberge est rédacteur sportif à La Presse de 1896 à 1932, mais aussi critique d’art à partir de 1907. Voiraussi David KArEL,  « Busnel,  Théophile », Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique duNord, op. cit., p. 141.36. Théophile Busnel est le fils de l’illustrateur breton du même nom (1842-1918). Des recherches sonten cours pour retracer son parcours en France.37. Dans ce même numéro, Bourgeois et Béliveau associent également pour  la première  fois  les désas -treuses aventures de leurs héros respectifs, Timothée et les Citrouillard, dans une planche conjointe.

« L’histoire du Canada pour les enfants » (23 planches, 1907-1908), « Lepetit monde » (3 planches, 1908), « Lili » (2 planches, dont une en communavec « Toinon et Polyte », 1909), « Monsieur Distrait » (3 planches, 1909),« Les animaux savants » (8 planches, 1909), « Pitou et son grand-papa », puis« Pitou », puis « L’éducation de Pitou » (12 planches, 1909 et 1911). Les per -sonnages de ces différentes séries se croisent parfois, particulièrement lesjours de fête, comme le 24 novembre 1906 ou le 23 juin 1907, lorsqueLadébauche rejoint Toinon et Polyte pour célébrer la Sainte-Catherine ou laSaint-Jean-Baptiste. Tout au long de cet âge d’or, Bourgeois – qui signe par -fois du pseudonyme de Marius – apparaît de loin comme le dessinateur leplus prolifique du groupe. À cause de la généralisation des importations,Bourgeois renonce à la bande dessinée pour se consacrer à la caricature et àses chroniques satiriques. Il reste à La Presse jusqu’à sa retraite en 1957, soitpendant plus de 50 ans34.

Théophile Busnel (1882-1908), émigré français originaire deBretagne, se présente comme le plus jeune représentant de ce groupe35. Il dé -barque au Canada en 1904, à l’âge de 22 ans36. Il sait dessiner à son arrivée,comme le suggère son recrutement par le journal La Patrie dès le mois dedécembre 1904. À ce moment, Bourgeois et Béliveau se partagent la concep -tion des planches de bandes dessinées humoristiques au sein du quotidien.Busnel signe sa première planche dans le numéro de noël 1904. Il s’agitd’une case unique – une grande composition, plus proche de la caricatureque de la bande dessinée – dans laquelle il réunit tous les héros du journalautour d’un grand sapin : Timothée, éternellement maladroit et malchan -ceux, discute avec Sophronie, sous le regard de sa future belle-mère, en com -pagnie des trois membres de la famille Citrouillard37. L’arrivée de Busnelpréfigure probablement le départ de Bourgeois pour La Presse. Busnel com -mence sans doute à travailler le personnage de Timothée sous la houlette deson créateur, Bourgeois, raison pour laquelle les deux dessinateurs signent lesaventures de Timothée en alternance jusqu’à la fin du mois de février 1905. 

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FIGurE 3 : ALBÉrIC BourGEoIS, « LES VoyAGES DE LADÉBAuCHE » (HAuT) 

ET « ToInon ET PoLyTE » (BAS), LA PATRIE, 16 JuIn 1906, P. 4. BAnQ.

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FIGurE 4 : THÉoPHILE BuSnEL, « LES FArCES Du PETIT CouSIn CHArLoT », 

LA PRESSE, 11 MArS 1905, P. 13. BAnQ.

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FIGurE 5 : THÉoPHILE BuSnEL, « LES nouVELLES AVEnTurES DE TIMoTHÉE », 

LA PATRIE, 12 oCToBrE 1907, P. 12. BAnQ.

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Selon les lois alors en vigueur en Amérique du nord, les personnages créés restent la propriété du journal et non de l’illustrateur. Du 11 au25 mars 1905, il lance sa propre série, intitulée « Les farces du petit cousinCharlot » (figure 4), mais seules trois planches sont publiées. Par la suite,Busnel se concentre sur Timothée, qui reste le grand héros de La Patrie etqu’il fait fortement évoluer sur le plan stylistique (figure 5). Il dessine aussides caricatures et réalise quelques couvertures pour le supplément du samedi,comme celle du 26 mai 1906, fortement marquée par le style « Art nou -veau ». En parallèle, il produit une étonnante série d’illustrations pour leroman Le débutant du journaliste Arsène Bessette38. Atteint de la tuber -culose, Busnel décède très jeune, en 1908. Après le décès de Busnel et le dé -part de Barré, La Patrie semble renoncer à la bande dessinée39, tandis qu’à LaPresse, le genre se pratique encore plusieurs années, essentiellement grâce àAlbéric Bourgeois.

Cette rapide description du parcours de ces quatre dessinateurs –dont les patronymes commencent étonnamment tous par la lettre B – meten lumière la diversité de leurs origines, de leurs formations, de leurs voiesd’accès et de leurs parcours respectifs. Laurier Lacroix remarque :

L’influence de la presse illustrée, la popularité de la photographie etles progrès techniques dans le domaine de l’impression multiplient lespasserelles entre l’art savant et un art de consommation plus popu -laire. […] une nouvelle génération de jeunes artistes canadiens-français émerge durant la décennie 1890, prête à occuper et mêmeaccroître la place que leur consent la société canadienne40.

Cette question des « passerelles entre l’art savant et un art de consommationplus populaire », pour reprendre la formule de Laurier Lacroix, reste à explo -rer dans le domaine de la presse. Les planches de bandes dessinées de cesjeunes artistes reposent toutes sur une forme d’humour absurde : la ques tiondu lien de cette production avec la satire graphique et la caricature – que touspratiquent en parallèle – demeure à étudier. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir

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38. Ce  roman  de  mœurs  tourné  vers  la  modernité  paraît  six  ans  après  le  décès  de  Busnel  (ArsèneBESSETTE, Le débutant. Roman de mœurs du journalisme et de la politique dans la province de Québec,illustrations  de  Théophile  Busnel  et  Joseph  Saint-Charles,  Saint-Jean,  Compagnie  de  publication  LeCanadien français, 1914).39. La Patrie relance « Les aventures de Timothée » en 1920. Jusqu’en 1933, le héros revit sous les plumessuccessives d’Arthur LeMay et de Maurice Gagnon. nous n’avons pas procédé au dépouillement de cettepériode. Voir Michel VIAu, « Grande presse et petits bonshommes. La naissance de  la BDQ », op. cit.,p. 50.40. Laurier LACroIx, « L’art au service de “l’utile et du patriotique” », Micheline CAMBron (dir.), La vieculturelle à Montréal vers 1900, Montréal, Fides/Bibliothèque nationale du Québec, 2005, p. 55.

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les planches de bandes dessinées, les caricatures et même les couvertures encouleurs d’un numéro s’inspirer des mêmes événements ou du même calen -drier : étrennes du jour de l’An, fête de Pâques, cabane à sucre, blagues du1er avril, fête de la Saint-Jean, déménagements du 1er mai41, fête de noël,mais aussi élections politiques, actualité sportive, etc. Par ailleurs, Béliveau,Barré et Bourgeois – l’information ne peut pas être confirmée pour Busnel –dessinent parfois des jeux ou des publicités42. Enfin, tous ces dessinateurs ontillustré, seuls ou collectivement, des romans ou des recueils de contes duterroir. Ils ont aussi pratiqué la peinture ou l’aquarelle, avec plus ou moins desuccès critique. La production de Bourgeois, chez qui le personnage deLadébauche s’exprime dans la bande dessinée, mais aussi la caricature, leschroniques illustrées et les jeux dessinés, suggère l’existence d’un discoursgraphique largement polymorphe43. La production de ces jeunes artistes poseainsi la question du dialogue entre ces différentes formes d’art. Peinture,illustration, caricature, publicité, bande dessinée, écriture : il serait pertinentde creuser les liens établis entre ces pratiques pour évaluer la nature du dia -logue et préciser l’impact qu’elles ont pu avoir les unes sur les autres.

Les quatre artistes évoqués dans cette étude sont, il est vrai, relati -vement jeunes : Béliveau, le plus âgé, a 30 ans en 1904 et Busnel, le benja -min, seulement 22 ans. Grâce aux tirages élevés, la pratique des diversesformes de dessins de presse – illustration, caricature, bande dessinée, voirejeu et publicité – leur offre une visibilité accrue. Mais comment, justement,connaître leurs véritables motivations ? Quelles raisons les amènent ainsi àcirculer d’un support à l’autre ? Même si ce fut parfois le cas, il serait sansdoute simpliste de réduire ces expériences à des pratiques alimentaires ouopportunistes, endurées par de jeunes artistes en quête de reconnaissance. Laformation spécifique et l’exceptionnelle longévité de Bourgeois dans le

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41. Jusque dans les années 1970, les déménagements montréalais s’effectuaient principalement le 1er mai.Ainsi, le numéro du samedi 2 mai 1905 de La Presse associe une couverture illustrée humoristique de PaulCaron,  intitulée  « Les  déménagements.  1er mai »,  et  une  bande  dessinée  de  Bourgeois,  intitulée« Déménagement et superstition ».42. À La Presse, certains jeux sont parfois dessinés par les artistes vedettes d’un journal, comme JosephCharlebois  lorsqu’il  réalise  les  47  premiers  « Concours  de  “La  Presse” »  en  utilisant  le  personnage  deLadébauche.  Voir  « Concours  de  “La  Presse” », La Presse,  7 mars  1904 – 28  janvier  1905,  paginationvariable. De plus,  le personnage de Ladébauche a parfois  été mis  au  service de  la publicité. MichelineCambron note ainsi que « les images de Ladébauche se répandent aussi dans la publicité. Il y a un cigareLadébauche  et,  portraiturée  cette  fois  par  Edmond-Joseph Massicotte,  la  célèbre  figure  annonce  desauvents » (Micheline CAMBron, « Les histoires de Ladébauche. Figures du journal, figures de la nation »,Marie-Ève  THÉrEnTy et  Alain  VAILLAnT (dir.),  Presse, nations et mondialisation au XIXe siècle,  Paris,nouveau Monde Éditions, 2010, p. 258-259).43. Par la suite, la créativité bouillonnante de Bourgeois trouvera à se diversifier encore davantage avec larédaction des « Gazettes rimées », une suite de poèmes en prose publiés dans La Presse, et son implicationforte dans le milieu théâtral de son temps, en tant que conteur, monologuiste, parolier et chanteur.

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milieu de la presse prouvent qu’il peut aussi s’agir d’un véritable choix decarrière.

De telles interrogations posent par ailleurs la question des réseaux(artistiques, journalistiques, littéraires, éditoriaux) et, plus spécialement, desréseaux de recrutement. Comment, par exemple, un jeune émigré sansréputation comme Théophile Busnel parvient-il, seulement quelques moisaprès son arrivée au Québec, à se faire recruter par l’un des deux principauxquotidiens francophones de Montréal ? Force est de constater notre mécon -naissance de ces hommes, de leurs itinéraires particuliers et, de façon géné -rale, de leur production et de leur carrière. notre ignorance grandit lorsqu’ils’agit aussi d’identifier et de reconstituer un phénomène collectif comme apu l’être cet âge d’or de la bande dessinée au Québec entre 1904 et 1910.Pour une période si courte, il pourrait sembler simple de retracer les parcoursde ces quelques individus, somme toute peu nombreux et actifs au sein dedeux journaux seulement. Pourtant, l’essentiel reste à écrire, même pourBourgeois dont le nom est resté fameux en raison de l’exceptionnelle lon -gévité de sa carrière. La situation se complexifie encore davantage si les autresquotidiens de l’époque, francophones ou anglophones, sont intégrés à cetype d’étude. Le corpus prend dès lors une ampleur qui complique toutevolonté de reconstitution globale du phénomène et appelle à la constitutionde projets de recherche concertés.

DE L’ADULTE À L’ENFANTLes premiers personnages se succédant dans les bandes dessinées de ces jour -naux, comme le dandy Timothée, le père Ladébauche, la famille Citrouilllardou le roublard Zidore (figure 6), sont des adultes hauts en couleur, aux sensfiguré et propre, puisque  les planches de bandes dessinées sont, comme lescouvertures, reproduites en deux, puis trois et enfin quatre couleurs44. Par lesthèmes abordés, ces bandes dessinées reflètent les changements qui secouentalors la société québécoise, tels l’urbanisation, les progrès techniques et l’im -migration. Les personnages mis en scène incarnent des types (tempéraments,types  sociaux)  inspirés  de  la  caricature,  comme  le  suggère  le  physique  deTimothée, avec sa petite taille, son nez difforme et sa préciosité.

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44. À ce sujet, on peut regretter que ces journaux, accessibles sur bobines au sein des collections patri -moniales de BAnQ ou encore sur le site en ligne de l’institution, aient été intégralement numérisés en noiret blanc. Le traitement chromatique de ces compositions témoigne en effet d’une démarche esthétique quimérite aussi d’être étudiée.

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FIGurE 6 : ALBÉrIC BourGEoIS, « ZIDorE » (HAuT) ET « ToInon » (BAS), 

LA PRESSE, 29 AVrIL 1905, P. 13. BAnQ.

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une seconde vague de personnages fait rapidement son apparition,tant et si bien qu’une grande partie de cette production vouée au comique vase  développer  autour  d’une  thématique  bien  différente :  le  garnement.Bourgeois et Busnel semblent être les premiers à se pencher sur ce thème in -no vant, un sujet inédit de l’humour visuel au Québec, probablement inspirépar les bandes dessinées américaines à succès, notamment « The Katzenjam -mer  Kids »  de  rudolph  Dirks  et  « Buster  Brown »  de  richard  Feltonoutcault. Le 11 mars 1905, Bourgeois inaugure à La Presse la série consacréeaux aventures de « Toinon » (figures 3 et 6). Le même jour, Busnel lance dansLa Patrie le premier épisode des « Farces du petit cousin Charlot » (figure 4).La concertation entre les deux dessinateurs, dont Albert Laberge a décrit laprofonde amitié,  semble  évidente, quoiqu’aucun élément ne permette  à  cejour de confirmer cette hypothèse et que, sur les plans esthétique et narratif,chacun emprunte une voie différente45. Divers galopins tous plus imaginatifset  indisciplinés  les uns que  les  autres  succèdent à ces pionniers d’un genreinédit au Québec. Cet attrait pour le monde de l’enfance – à une époque oùil n’existe pas encore d’imprimés ludiques spécialement destinés à la jeunessecanadienne-française – distingue les aventures de Toinon et Charlot de cellesde Timothée et Ladébauche.

Ces  séries,  qui  mettent  en  scène  de  jeunes  garçons  facétieux,suggèrent-elles un effort d’adaptation à un lectorat plus jeune ? Il est vrai queLa Presse offre, dès 1904, des rubriques officiellement destinées à la jeunesse,sous le titre « La ruche enfantine », rebaptisé en 1905 « La famille de Grand-Papa ». Imitant son concurrent, La Patrie lance à la même époque la rubriqueintitulée « Le coin des enfants », qui devient peu après « nos chéris ». Ces sec -tions,  généralement  non  illustrées,  incluent  dans  un  premier  temps  unedemi-page de bandes dessinées humoristiques. À La Presse, il s’agit des aven -tures du père Ladébauche et, à La Patrie, celles de Timothée. Thématique -ment mal  adaptées,  ces premières planches  sont  rapidement  séparées de  lapage pour la jeunesse, mais elles ne cesseront ensuite jamais de s’en rappro -cher, puis de s’en éloigner,  laissant deviner une distinction floue, voire unehésitation, entre ces deux sections et  lectorats du journal. Annie renonciatrappelle que :

L’inscription de la bande dessinée dans le champ des productionspour l’enfance et la jeunesse s’est amorcée avec Töpffer : dessinant sespremières « histoires folles » sans projet de publication, il fit de ses

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45. Albert LABErGE, Peintres et écrivains d’hier et d’aujourd’hui, Montréal, [s. éd.], 1932, p. 65-66.

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collégiens ses premiers lecteurs. Mais quand il envisagea ultérieu -rement de les publier, réfléchissant alors à la question théorique etpratique de leurs destinataires, ces « histoires en estampes » lui paru -rent adaptées plus largement à toutes les catégories de population peufamilières de la littérature et de l’art savants et, à ce titre, particulière -ment réceptives aux images : non seulement l’enfant mais aussi « lepeuple », que les mentalités du premier xIxe siècle confondaient dansune même identité46.

Au Québec, ces bandes dessinées pionnières décrivent une société moderne,dans laquelle les familles – composées de figures parentales et de seulementun ou deux enfants – vivent en ville, dans un milieu aisé, voire bourgeois, cequi  peut  surprendre  considérant  le  fait  que  les  lecteurs  de La Presse et LaPatrie sont majoritairement issus du milieu ouvrier. Évoquant l’ensemble desplanches parues en 1904 et 1909, Jean Véronneau note que les personnagesadultes ne sont d’ailleurs jamais mis en scène sur leur lieu de travail ou mêmeen  relation  avec  leur  employeur,  et  donc dans un  rapport  d’autorité. Pourautant, loin de constituer un discours édifiant, il souligne également que lesquestions nationalistes et religieuses sont évacuées des récits : « [n]otre lecturede  cet  ensemble de planches n’a  relevé  la présence d’aucun  curé, d’aucuneprière (même chez le héros-enfant), ni représentation graphique de crucifixou d’église47 ». De fait, ces séries ciblent autant les préoccupations des adultes(vie domestique, activités sociales, loisirs urbains) que celles des plus jeunes(jeux, bêtises, gourmandises, lutte contre l’autorité), deux catégories du lecto -rat  qui  semblent  confondues  en  une même  entité.  Selon Michel Verrette,74 % des francophones du Québec sont alphabétisés au cours de la décen -nie 1890-1899. Ce taux atteint 90 % après 190048. Cette généralisation, enapparence rapide, de l’accès à la lecture ne doit pas faire oublier qu’une partiede la population adulte ne sait toujours pas lire et qu’une autre lit, mais avecdifficultés. La confusion des lectorats suggérée par la mobilité des planchesdans le journal et par les sujets abordés par les dessinateurs résulte peut-êtrede cette situation. Dans une diatribe contre la bande dessinée parue en 1906,l’abbé Camille roy  écrit :  « ces  gestes de Timothée, Zidore, Citrouillard  et

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46. Annie  rEnonCIAT,  « Imagiers  de  l’enfance »,  Thierry  GroEnSTEEn (dir.), Maîtres de la bandedessinée européenne, Paris, Bibliothèque nationale de France/Seuil, 2000, p. 37-38.47. Jean VÉronnEAu, « Introduction à une lecture de la bande dessinée québécoise, 1904-1910 », op. cit.,p. 61.48.Michel VErrETTE, L’alphabétisation au Québec. 1660-1900. En marche vers la modernité culturelle,Montréal, Septentrion, 2002, p. 92 et 127. Verrette remarque que les anglophones sont alphabétisés plustôt que les francophones.

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Ladébauche amusent les enfants. nous savons bien que les enfants, et ceuxqui leur ressemblent, aiment toujours à descendre […] vers ce qui est vulgaireet grossier49 ». La formule « ceux qui leur ressemblent » semble désigner cettecatégorie d’adultes issus du peuple, peu éduqués et qui savent parfois à peinelire. Le fait que les magazines et les hebdomadaires de l’époque, généralementdes tinés à un lectorat plus aisé, ne publient pas de bande dessinée tend d’ail -leurs à confirmer que cet art a d’emblée été conçu à l’attention d’un lectoratpopulaire.

LE MONDE DE L’ENFANCE : MODÈLES ET ADAPTATIONAu  cours  de  cette  période,  l’exploration  du  monde  de  l’enfance – sur  unmode évidemment plus comique que moralisateur – rencontre tout particu -lièrement les faveurs de Bourgeois, chez qui les galopins indisciplinés se suc -cèdent. Le dessinateur-caricaturiste lance d’abord « Toinon », puis « Toinon etPolyte » en 1905, « L’histoire du Canada pour les enfants » en 1907 (avec sonhéros Charlot), « Le petit monde » en 1908, puis « Lili, Pitou et son grand-papa » et « Pitou » en 1909. Héritier du xIxe siècle européen, où les premiersbédéistes sont avant tout caricaturistes et où la tradition littéraire reste trèsprésente,  Bourgeois  manifeste  un  attrait  constant  pour  le  texte,  souventmain tenu en dehors du dessin, sous forme de récits typographiques ou de lé -gendes manuscrites. Cet élément caractérise également « Les farces du petitcousin Charlot »  de Théophile  Busnel  et  « Les  contes  du  père rhault »  deraoul Barré, publiés dans La Patrie. Dans ces séries,  le thème récurrent dugarnement,  apparu  dans  la  bande  dessinée  étatsunienne  des  années  1890,tranche  avec  la  figure  de  l’enfant-héros – modèle  d’obéissance,  de  dévoue -ment  et  de  courage – que  les  premiers  éditeurs  pour  la  jeunesse  des  an -nées 1920  imposeront unanimement,  tant dans  la presse que dans  le  livre,uti lisés  comme  des  outils  didactiques  à  mission  d’éducation  morale,  reli -gieuse ou nationale.

Dans le travail de Bourgeois, deux sources d’inspiration semblentpouvoir être identifiées. La première vient des États-unis. Jeune homme,Bourgeois a travaillé pour le Boston Post où il a publié « The Education ofAnnie », une série qui présente déjà plusieurs éléments inspirés des bandesdessinées américaines, les comics : le principe d’élargissement du lectorat,l’attrait pour le monde de l’enfance, le recours à une blague par livraison,

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49. Camille roy,  « Des progrès du  journalisme  canadien-français », Essais sur la littérature canadienne,Montréal, Libraire Beauchemin, 1907, p. 209-210.

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souvent sous la forme d’un comique de répétition, ou encore l’usage duphylactère. À son retour au Québec, Bourgeois conserve ces caractéristiques.La petite Annie reste cependant bien sage, comparée aux terribles garne -ments enfantés par Bourgeois à La Presse. Dans la série « Toinon », Bourgeoisprivilégie un dessin très simplifié, presque caricatural, par lequel il affirmeson ambition humoristique. Toinon finit ainsi par être rejoint par son cousinPolyte : tous deux forment alors un terrible duo, à l’image du duo des« Katzenjammer Kids », une série créée par rudolph Dirks en 1897 pour leNew York Journal, souvent mieux connue en français sous le titre « Pim, Pamet Poum ». De fait, plusieurs personnages récurrents de « Toinon et Polyte »ressemblent physiquement à ceux de « Katzenjammer Kids » : Toinon etPolyte renvoient à Hans et Fritz Katzenjammer (Toinon, en particulier, res -semble au blondinet Fritz, avec sa houppette relevée sur le front), Aglaë, labonne gironde au chignon noir, fait écho à Mama Katzenjammer, tandis quel’oncle Joson peut rappeler le capitaine. Bien sûr, une ressemblance sur leplan graphique ne renvoie pas nécessairement à une source d’inspiration,mais les similitudes se multiplient aussi sur le plan de la narration, qui sefonde sur les tours pendables que les enfants font subir à leur entourage. Enrevanche, les mésaventures de Toinon se concluent toujours, après la chuteou la fessée expiatoire, par un extrait manuscrit du journal intime de l’enfant,dans lequel celui-ci s’engage à ne plus recommencer ou, du moins, à ne plusse faire prendre. or c’est aussi l’habitude de Buster Brown, le petit bourgeoisfarceur de la série éponyme de richard Felton outcault, créée pour le NewYork Herald en 1902, dont chaque mésaventure se clôt sur une résolutionécrite. L’association texte-image paraît d’ailleurs récurrente chez Bourgeois.Dans « L’histoire du Canada pour les enfants », ce dernier associe un textesitué dans la partie supérieure de la page, narrant un épisode de l’histoirecanadienne-française, avec plusieurs bandes dans lesquelles le petit Charlotrevit en rêve, en y participant, cet épisode du passé (figure 7). Chaqueséquence se termine par le réveil brutal de l’enfant (hurlement, chute du lit),un scénario répétitif qui rappelle celui de « Little nemo in Slumberland »,une série créée en 1905 par Windsor McCay pour le New York Herald50.

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50. Michel  Viau  développe  des  remarques  similaires  (Michel  VIAu,  « Grande  presse  et  petitsbonshommes. La naissance de la BDQ », op. cit., p. 45). Ce schéma apparaît aussi de façon répétitive sousla plume de Busnel dans « Les aventures de Timothée » entre 1906 et 1907.

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FIGurE 7 : ALBÉrIC BourGEoIS, « L’HISToIrE Du CAnADA Pour LES EnFAnTS », 

LA PRESSE, 16 FÉVrIEr 1907, P. 4. BAnQ.

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Alors que La Presse publie dès 1905 des bandes dessinées ano -nymes, probablement d’origine américaine, prenant toutes pour thème lemonde de l’enfance – « Et Thomas fut à la pèche », « La petite Sansmalice faitla leçon à l’enfant terrible » (12 août 1905), « Le petit Zéphirin est pris à sonpropre piège », « Ti Quienne perd ses munitions » (19 août 1905), « Lesinventions de ninine », « C’est bon pour lui le mauvais garnement » (2 sep -tembre 1905) et bien d’autres –, la question des sources étatsuniennes (lesmodèles importés, leur adaptation, les points de rupture) de la bande des -sinée des années 1900 au Québec mériterait d’être explorée plus avant.

La seconde source d’inspiration vient d’Europe, à travers la fableet le conte. À l’été 1906, Bourgeois publie une série animalière intitulée « Lesfables  du  parc  Lafontaine »  (figure 8),  rebaptisée  en  1909  « Les  animauxsavants ». Le titre initial est évidemment un jeu de mots sur le patronyme del’auteur français Jean de La Fontaine et le parc Lafontaine de Montréal. Surle plan narratif, Bourgeois revisite les célèbres Fables de Jean de La Fontaine,soit en  illustrant  les  fables elles-mêmes,  soit  en  inventant de nouvelles his -toires à  la manière du conteur  français, mais en y ajoutant une dose d’hu -mour absurde. Dans cette série, Bourgeois renonce à l’usage du phylactère auprofit de légendes insérées sous les images51. Sur le plan iconographique, « Lesfables du parc Lafontaine » semblent hériter du travail de Benjamin rabier,l’un des plus célèbres dessinateurs animaliers de l’époque. or, en 1906 – soitl’année  de  lancement  de  la  série  animalière  de  Bourgeois –,  rabier  réalise310 compositions, dont 85 en couleurs, pour illustrer une réédition des Fa -bles de La Fontaine publiée par l’éditeur Jules Tallandier52. Jean-Marie Embset Philippe Mellot notent que, sous le crayon de rabier, « tout le petit mondede  La  Fontaine  se  trouvera  transformé.  Les  animaux  y  prendront  ce  riregoguenard qu’il a su leur inventer, quand ce ne sont pas des grimaces risiblescausées par la douleur, la surprise ou l’indignation53 ». Le commentaire peutaisément être appliqué au travail de Bourgeois, chez qui chaque épisode se

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51. Cette réapparition du modèle de l’histoire en images à partir de l’été 1906 est suivie par la publication,quelques mois plus tard, de planches anonymes probablement importées de France et obéissant au mêmemodèle narratif, inspiré des images d’Épinal : « Les mirifiques aventures du prince errant en Amérique »(27  octobre – 22  décembre  1906) – dont  les  aventures  n’ont  d’américaines  que  le  titre – et  « oh !  Lesmerveilles du génie inventif » (1er décembre 1906 – 16 mars 1907).52. Certaines de ces illustrations sont diffusées au Québec, comme en mai 1906 où La Patrie en rééditeune page dans la rubrique enfantine « nos chéris ». Voir « Le chien qui lâche sa proie pour l’ombre », LaPatrie, 19 mai 1906, p. 13. Les histoires en images de rabier étaient parfois rééditées dans la presse franco -phone avant l’introduction de la bande dessinée. 53. Jean-Marie EMBS et Philippe MELLoT, 100 ans de livres d’enfant et de jeunesse, 1840-1940,  Paris,Éditions du Lodi, 2006, p. 61.

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termine par une chute, un pugilat ou une déconvenue  sévère54. Selon uneapproche différente, raoul Barré développe aussi une série inspirée des conteseuropéens :  « Les contes du père rhault »  (figure 2). Chaque épisode offre,dans  la  partie  supérieure  de  la  page,  une  version  synthétique  (environ50 lignes réparties dans deux cases) d’un conte issu de la tradition littéraireeuropéenne (Cendrillon, Barbe bleue, Riquet à la houppe et bien d’autres). Parla suite, le conte est remplacé par une historiette moralisatrice inventée parBarré lui-même, parfois inspirée des traditions canadiennes-françaises. L’hu -mour des « Contes du père rhault » repose en grande partie sur le décalagemoral entre le conte initiateur et les facéties visuelles des deux enfants, Fanfanet P’tit Pit, qui opèrent une sélection dans le récit pour en détourner le sensaux dépens de leur entourage. Bien sûr, les séquences se terminent générale -ment par la punition des deux garnements, qui font les frais de leurs mau -vaises blagues. Le procédé narratif mis  au point par Barré  a probable mentinspiré Bourgeois pour « L’histoire du Canada pour  les enfants » :  indé pen -damment du modèle possible de « Little nemo in Slumberland », les rêves deCharlot sont toujours conditionnés par un texte intégré à la planche et nar -rant un véritable épisode de l’histoire nationale.

Les pistes de recherche évoquées ici ne prétendent en aucun cas àl’exhaustivité. La combinaison manifeste de différents modèles suggère néan -moins que  la bande dessinée produite  au Québec a d’emblée développé etconstruit une identité propre, nourrie d’emprunts variés, mais sélectifs, auxcultures  américaines  et  européennes,  et  adaptée  à  la  sensibilité  du  lectoratlocal  pour  lui  offrir  des  créations  originales.  Pour  autant,  l’origine  et  lesmoda lités de ces phénomènes de transfert restent mal cernées, si bien que lesquestions  se  bousculent  pour  en  préciser  la  nature  et  en  décrire  les méca -nismes (tel que le mode de diffusion) et l’évolution.

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54. À deux reprises, les chroniques illustrées de Ladébauche sont transformées en contes, présentés sousla forme d’un bloc typographique d’environ une demi-page et illustrés de plusieurs dessins. Intitulés « Leloup et  l’agneau »  (7 juillet 1906) et  « Les deux  rats »  (2 juin 1907),  ces deux  textes  sont  en  réalité desdéclinaisons de la série « Les fables du parc Lafontaine », dans lesquelles le texte a pris le pas sur l’image.Bourgeois y revisite sur un mode absurde et avec des dialogues décalés deux célèbres fables de La Fontaine.

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FIGurE 8 : ALBÉrIC BourGEoIS, « LES FABLES Du PArC LAFonTAInE » (HAuT) 

ET « ToInon ET PoLyTE » (BAS), LA PRESSE, 28 JuILLET 1906, P. 4. BAnQ.

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QUESTIONS DE RÉCEPTIONCet art graphique fait très tôt l’objet de critiques sévères, notamment sous laplume de l’abbé Camille roy qui, dans un texte déjà évoqué, dénonce en cestermes :

l’introduction dans le journal de ces images grotesques, de ces scènesplutôt insignifiantes qu’enfante chaque semaine l’imagination vidéed’artistes qui excellent dans le genre burlesque ou bouffon. on nousrépondra encore sans doute que ces gestes de Timothée, Zidore,Citrouillard et Ladébauche amusent les enfants. nous savons bienque les enfants, et ceux qui leur ressemblent, aiment toujours à des -cen dre, par une pente qui est trop naturelle, vers ce qui est vulgaire etgrossier […]. nous ne comprenons pas encore que des journaux poli -tiques qui visent à faire l’éducation intellectuelle et morale de notrepeuple, qui se donnent volontiers comme les produits les plus per -fectionnés de la presse canadienne, s’avilissent jusqu’à devenir chaquesamedi des papiers vulgaires et communs, où s’étendent les images lesplus pâteuses et les plus baroques, et s’en aillent ainsi en pays étran -gers se présenter comme les types et les modèles parfaits de notre bongoût et de notre journalisme national55.

Surtout connu comme le premier critique littéraire du Québec, roy se poseen fervent opposant de ces images. En nommant « Timothée, Zidore,Citrouillard et Ladébauche », il cible la bande dessinée, non la caricature oul’illustration. Sans les nommer, il accuse explicitement Bourgeois et Busnel,les deux animateurs « à l’imagination vidée » des quatre personnages décriés.roy n’évoque pas « Les contes du père rhault » de Barré, pourtant publié à lamême époque dans La Patrie, en alternance avec « Les aventures de Timo -thée ». Est-ce parce Barré intègre un court conte à chaque nouvelle livraison ?De fait, le discours de roy reflète en réalité l’angoisse, ressentie par unecertaine élite intellectuelle canadienne-française, d’une américanisation de laculture. Sa diatribe contre la bande dessinée s’inscrit en effet dans une criti -que plus générale de la presse montréalaise, à propos de laquelle il s’exclame« [q]u’on ne nous dise pas que le journalisme montréalais cor respond à ungoût public très spécial qui n’existe pas en des pays européens, et qui serait legoût américain56 ». Le discours de roy reflète aussi, comme en France et enBelgique, la crainte d’une infantilisation – voire d’un abrutissement – dulectorat, une accusation dont la bande dessinée a été la victime jusque dans

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55. Camille roy,  « Des progrès du  journalisme  canadien-français », Essais sur la littérature canadienne,Montréal, Libraire Beauchemin, 1907, p. 209-210.56. Ibid., p. 209.

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les années 1960. Ce texte de roy confirme l’existence d’un discours critiqueentourant la naissance de la bande dessinée et plus largement l’humour gra -phique dans la presse au Québec, un discours qui reste lui aussi à réperto -rier57 et à étudier.

CONCLUSIONLéon A. robidoux note à propos des bandes dessinées de Bourgeois que« [d]ans La Patrie du samedi, c’était souvent la page à [sic] Bourgeois qu’onlisait d’abord. Souvent même, c’était la seule chose qu’on conservait une foisle journal consommé58 ». Ce souvenir invite à se demander pourquoi aucunedes séries publiées à l’aube du xxe siècle n’a fait l’objet de réédition sousforme d’albums. Dans ce domaine, les modèles ne manquent pourtant pas.En Europe, la réédition des planches parues dans la presse dans de beauxalbums bien présentés se pratique dès le xIxe siècle. Aux États-unis, lesplanches sont volontiers rééditées, mais plutôt dans des comic books, sorte defascicules à la facture bon marché. Au Canada, des sélections de caricaturesprécédemment parues dans la presse sont parfois rééditées sous formed’albums. Henri Julien fut le précurseur de cette pratique éditoriale (Albumdrolatique du journal Le Farceur, 1878, et Songs of the By-Town Coons, 1899),reprise par raoul Barré (En roulant ma boule, 1901), Joseph Charlebois (Nosp’tites filles en caricatures, 1903, et bien d’autres), Alonzo ryan (Caricaturespolitiques au Canada, 1904) et même Albéric Bourgeois (Les voyages deLadébauche autour du monde, 1907). Pourquoi cet usage n’a-t-il pas touché labande dessinée ? Puisque les dessins publiés dans un journal restent la pro -priété du journal (et non celle du dessinateur), ce choix peut sans doute êtreattribué aux directeurs des journaux. Leur décision a-t-elle été motivée pardes considérations financières, liées à la reproduction de ces planches encouleurs, alors que les caricatures étaient généralement réalisées en noir etblanc ? Le remplacement progressif, entre 1909 et 1910, des créations localespar des importations américaines puis françaises ne les a sans doute pasincités à se pencher sur cet héritage. De façon générale, la bande dessinéehumoristique des années 1900 ne semble pas s’épanouir en dehors de la

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57. À ce sujet, il faut signaler un travail de recensement en cours, dont les premiers résultats paraîtrontsous peu dans  la  revue de  l’Équipe  interdisciplinaire de  recherche  sur  l’image  satirique  (ÉIrIS) :  JoséeDESForGES, « Les débuts de la presse satirique à Montréal : Le Diable bleu (1843), Le Charivari canadien(1844), Le Scorpion (1854) et Le Perroquet (1865) », Ridiculosa, no 19 (à paraître en 2013). Il s’agira de lapremière livraison d’une étude prometteuse appelée à s’étendre jusqu’à 1920.58. Léon A.  roBIDoux, Albéric Bourgeois, caricaturiste, Montréal,  VLB Éditeurs & Médiabec,  1978,p. 55.

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presse quotidienne. Cette situation suggère une forte adéquation entre unsupport – le journal – et une forme d’expression graphique – la bande dessi -née – qui reste à interroger.

La  richesse  et  la  diversité  de  ce  patrimoine  encore  largementméconnu ouvrent ainsi de nombreuses possibilités de recherche en histoire del’art.  Le  potentiel  d’analyse  est  immense  et  les  angles  d’étude  du  corpusvariés. L’ensemble des caractéristiques et les singularités formelles, textuelleset iconographiques de cette production restent à étudier, à travers une analysede la dynamique langagière (selon l’évolution des pratiques discursives et desmécanismes de la relation texte-image), du style graphique et de ses sources(par la question des modèles et de leur adaptation) et des liens de ce genreavec d’autres formes d’expression graphique et, plus largement, artistique. Denombreuses questions restent également posées quant à la réception de cetteproduction, l’analyse des réseaux de sociabilité et les conditions de travail deces dessinateurs.

globe. revue internationale d’études québécoises

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