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 BELLAY (Joachim du) 1522( ?)-1560 Article écrit par Gilbert GADOFFRE Prise de vue  Joachim du Bellay n'a jamais eu à subir, comme Ronsard et V illon, un purgatoire de trois siècles avant d'être réhabilité en grande pompe. Il n'a jamais tout à fait cessé d'avoir des lecteurs, même à l'époque où tout ce qui était antérieur à Malherbe paraissait a priori suspect aux gens de goût. Mais on peut se demander s'il a été servi ou desservi par ce privilège insolite. Car l'absence de contestation a eu un résultat prévisible : l'image de Du Bellay n'a pas varié au cours des siècles. Faute de remise en question, elle s'est cristallisée autour d'une sorte de canon établi dès la fin du XVI e  siècle, et qui implique une hiérarchie de valeurs pour le moins contestable. Les Regrets ont été mis en pleine lumière, et à l'intérieur des Regrets tout ce qui relève du descriptif, du pittoresque. Les Antiquitez de Rome ont été reléguées au second plan, réduites au rôle de corridor ou de voie d'accès à un édifice plus noble – et là encore la critique du XIX e  et de la première moitié du XX e  siècle a opéré une sélection au profit des sonnets descriptifs ou rhétoriques et au détriment de ceux qui ont une beauté moins voyante. Quant à l'admirable séquence du Songe, avec son arrière-plan d'Apocalypse, elle a été mise entre parenthèses. Dans sa thèse classique de 545 pages, Henri Chamard lui consacre exactement seize lignes, et trois pages aux Sonnets de l'honnête amour  jugés incompréhensibles. En sorte que Du Bellay, amputé de tout ce qui évoque le néo-platonisme, la poésie métaphysique, la Bible, l'hermétisme, réduit à un format scolaire, est devenu un auteur sans problèmes, un prototype de la clarté française, admiré pour ses qualités d'élégance et la simplicité linéaire de ses contours, dans un siècle de poésie obscure. I-Du Bellay et ses contemporains Situer Du Bellay parmi les contemporains pose aussi des problèmes, car on ne saurait le limiter au statut de brillant second. Et, pourtant, ce n'est pas sans raison que l'ordre des armées distingue habituellement le chef et le porte-drapeau. Au milieu de la « Brigade » que Ronsard a mise sur orbite, il n'y a qu'un seul chef, Ronsard lui-même, qui s'impose par sa puissance créatrice, l'abondance de ses dons, sa confiance en lui, son habileté de carriériste. Mais il y a aussi consensus, chez les contemporains, sur l'attribution du rôle de porte-drapeau au rédacteur du manifeste que fut la Deffence et illustration de la langue françoyse. Parmi tous ces jeunes gens en pleine effervescence mais pas encore confirmés, Joachim était le seul à avoir une solide formation juridique ; il était aussi le meilleur manipulateur d'idées et le polémiste le plus efficace. Surtout, il était le seul à porter un grand nom, au moment où ses cousins, illustres, les frères Du Bellay, jouissaient de la plus grande faveur. Aucun d'eux n'était indifférent : le cardinal Jean, diplomate de première importance et lieutenant général préposé à la défense du Nord en 1536 ; René, évêque du Mans, mécène lui aussi, bien que sur un moindre train, protecteur de Peletier du Mans et, par là même, intermédiaire entre Joachim, Peletier et Ronsard ; Martin, le plus jeune, continuateur des Mémoires commencées par son illustre aîné, Guillaume seigneur de Langey, qui a été peut-être le plus grand homme d'État français du XVI e  siècle, le plus efficace et le plus intègre. Bien pourvu du côté des relations de famille, Joachim ne l'est guère sur le plan personnel. Chétif, orphelin très jeune, surveillé de loin par un frère plus âgé et indifférent, il traînera toujours avec lui un poids de frustrations trop lourd pour son hypersensibilité d'écorché vif et se montrera aussi capable de tendresse que de causticité et d'insolences de timide. Ajoutons à cela son statut de cadet sans p atrimoine dans la branche la moins fortunée du clan Du Bellay. Auprès de ses brillants cousins, il fait figure de parent pauvre, il en souffre, et pourtant il ne cesse de s'accrocher à eux. Depuis son départ pour l'Italie jusqu'à sa mort, il sera au service de Jean du Bellay. Il débutera dans la carrière des lettres en lui dédiant en 1549 son premier livre, la Deffence et illustration de la langue françoyse, au moment où le cardinal, entre deux missions à Rome, tient une petite cour culturelle très bien fréquentée dans le superbe palais abbatial de Saint-Maur, œuvre de Philibert de L'Orme. Signé par Joachim, ce texte très marqué par un style personnel n'en était pas moins le manifeste collectif d'un groupe d'anciens étudiants de l'helléniste Daurat au collège Coqueret, décidés à faire du français leur langue d'expression, dix ans après l'édit de Villers-Cotterêts qui avait substitué le français au latin comme langue administrative et juridique. Ils n'avaient certes pas fait les premiers pas, et Marot n'était mort que depuis cinq ans. Mais ces jeunes gens veulent voler plus haut. Ils caressent l'ambition d'une langue poétique élevée, à l'image de celle des Anciens, loin des badinages marotiques et du folklore. Pour cela, il leur faut se nourrir des Anciens et de Pétrarque, non pour les singer mais pour les dépasser.

Universalis Du Bellay

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  • BELLAY (Joachim du) 1522(?)-1560Article crit par Gilbert GADOFFRE

    Prise de vue

    Joachim du Bellay n'a jamais eu subir, comme Ronsard et Villon, un purgatoire de trois sicles avant d'trerhabilit en grande pompe. Il n'a jamais tout fait cess d'avoir des lecteurs, mme l'poque o tout ce quitait antrieur Malherbe paraissait a priori suspect aux gens de got. Mais on peut se demander s'il a tservi ou desservi par ce privilge insolite. Car l'absence de contestation a eu un rsultat prvisible: l'image deDu Bellay n'a pas vari au cours des sicles. Faute de remise en question, elle s'est cristallise autour d'unesorte de canon tabli ds la fin du XVIesicle, et qui implique une hirarchie de valeurs pour le moinscontestable. Les Regrets ont t mis en pleine lumire, et l'intrieur des Regrets tout ce qui relve dudescriptif, du pittoresque. Les Antiquitez de Rome ont t relgues au second plan, rduites au rle decorridor ou de voie d'accs un difice plus noble et l encore la critique du XIXe et de la premire moiti duXXesicle a opr une slection au profit des sonnets descriptifs ou rhtoriques et au dtriment de ceux quiont une beaut moins voyante. Quant l'admirable squence du Songe, avec son arrire-plan d'Apocalypse,elle a t mise entre parenthses. Dans sa thse classique de 545pages, Henri Chamard lui consacreexactement seize lignes, et trois pages aux Sonnets de l'honnte amour jugs incomprhensibles. En sorte queDu Bellay, amput de tout ce qui voque le no-platonisme, la posie mtaphysique, la Bible, l'hermtisme,rduit un format scolaire, est devenu un auteur sans problmes, un prototype de la clart franaise, admirpour ses qualits d'lgance et la simplicit linaire de ses contours, dans un sicle de posie obscure.

    I-Du Bellay et ses contemporainsSituer Du Bellay parmi les contemporains pose aussi des problmes, car on ne saurait le limiter au statut

    de brillant second. Et, pourtant, ce n'est pas sans raison que l'ordre des armes distingue habituellement lechef et le porte-drapeau. Au milieu de la Brigade que Ronsard a mise sur orbite, il n'y a qu'un seul chef,Ronsard lui-mme, qui s'impose par sa puissance cratrice, l'abondance de ses dons, sa confiance en lui, sonhabilet de carririste. Mais il y a aussi consensus, chez les contemporains, sur l'attribution du rle deporte-drapeau au rdacteur du manifeste que fut la Deffence et illustration de la langue franoyse. Parmi tousces jeunes gens en pleine effervescence mais pas encore confirms, Joachim tait le seul avoir une solideformation juridique; il tait aussi le meilleur manipulateur d'ides et le polmiste le plus efficace. Surtout, iltait le seul porter un grand nom, au moment o ses cousins, illustres, les frres Du Bellay, jouissaient de laplus grande faveur. Aucun d'eux n'tait indiffrent: le cardinal Jean, diplomate de premire importance etlieutenant gnral prpos la dfense du Nord en 1536; Ren, vque du Mans, mcne lui aussi, bien quesur un moindre train, protecteur de Peletier du Mans et, par l mme, intermdiaire entre Joachim, Peletier etRonsard; Martin, le plus jeune, continuateur des Mmoires commences par son illustre an, Guillaumeseigneur de Langey, qui a t peut-tre le plus grand homme d'tat franais du XVIesicle, le plus efficace et leplus intgre.

    Bien pourvu du ct des relations de famille, Joachim ne l'est gure sur le plan personnel. Chtif, orphelintrs jeune, surveill de loin par un frre plus g et indiffrent, il tranera toujours avec lui un poids defrustrations trop lourd pour son hypersensibilit d'corch vif et se montrera aussi capable de tendresse que decausticit et d'insolences de timide. Ajoutons cela son statut de cadet sans patrimoine dans la branche lamoins fortune du clan Du Bellay. Auprs de ses brillants cousins, il fait figure de parent pauvre, il en souffre,et pourtant il ne cesse de s'accrocher eux. Depuis son dpart pour l'Italie jusqu' sa mort, il sera au servicede Jean du Bellay. Il dbutera dans la carrire des lettres en lui ddiant en 1549 son premier livre, la Deffenceet illustration de la langue franoyse, au moment o le cardinal, entre deux missions Rome, tient une petitecour culturelle trs bien frquente dans le superbe palais abbatial de Saint-Maur, uvre de Philibert deL'Orme.

    Sign par Joachim, ce texte trs marqu par un style personnel n'en tait pas moins le manifeste collectifd'un groupe d'anciens tudiants de l'hellniste Daurat au collge Coqueret, dcids faire du franais leurlangue d'expression, dix ans aprs l'dit de Villers-Cotterts qui avait substitu le franais au latin commelangue administrative et juridique. Ils n'avaient certes pas fait les premiers pas, et Marot n'tait mort quedepuis cinq ans. Mais ces jeunes gens veulent voler plus haut. Ils caressent l'ambition d'une langue potiqueleve, l'image de celle des Anciens, loin des badinages marotiques et du folklore. Pour cela, il leur faut senourrir des Anciens et de Ptrarque, non pour les singer mais pour les dpasser.

  • II-L'OliveSuprme habilet: la publication simultane de la Deffence et du recueil de sonnets de L'Olive permettait

    d'offrir au public la doctrine avec la mise en uvre, et quelques mois plus tard les Odes de Ronsard portaientau comble cette dmonstration du mouvement par la marche. On ne pourra plus, dsormais, refuser lalangue franaise l'aptitude se prter aux grands sujets et au grand style. Avec L'Olive, Joachim du Bellay dotela littrature franaise de son premier recueil de sonnets, un recueil dont l'inspiration n'est pas seulementamoureuse mais aussi mtaphysique, et parfois mystique. tout moment, le jeu des mtaphores et desanalogies met en branle les mythes d'Hsiode, plus particulirement celui de la cration du monde par l'Amour,le premier-n des dieux, fcondant le Chaos. L'accouplement d'ros et du Chaos est invoqusuccessivement pour figurer la gense de l'Univers, le modelage de la personnalit adulte que l'amour faitsortir de l'enfance, la naissance de l'ordre et de la paix aprs la guerre, ou la cration de l'artiste. cemouvement descendant de l'esprit vers la matire correspondent, en sens inverse, les tropismes de l'meincarne, nostalgique de son lieu d'origine, toujours la recherche d'une issue hors de soi, et d'une qute del'Ide platonicienne dont la beaut des cratures terrestres n'est que l'ombre porte:

    L, mon me, au plus haut ciel guideTu y pourras reconnatre l'IdeDe la beaut qu'en ce monde j'adore (Olive, 113).

    Ici, comme dans tout le recueil, Du Bellay suit le sillage de Marsile Ficin, le no-platonicien italien dont lestraits et les traductions de Platon fortement interprtes faisaient autorit. Les amants, crivait leFlorentin, ignorent ce qu'ils dsirent ou ce qu'ils cherchent, car ils ne savent pas ce qu'est Dieu, dont lasaveur cache a rpandu dans ses uvres un parfum trs doux. Nous sentons l'odeur mais nous ignoronsabsolument la saveur. Les XIII Sonnets de l'honnte amour, publis en 1553, pousseront le no-platonismejusqu' l'incandescence, mais mme dans le dernier tiers de L'Olive on peut voir le discours amoureuxinsensiblement glisser vers le mysticisme. Le sonnet 108 aurait pu tre crit par un carme:

    Viens veiller ce mien esprit dormantD'un nouveau feu brle moi jusqu' l'me.

    Quant aux sonnets 109 et 111, ils tirent leur inspiration pour moiti d'une source italienne et pour l'autremoiti d'un psaume.

    Le parfum d'Italie qui flottait sur le livre s'vapore mesure qu'on approche de la fin, quand Platon et saintJean se font davantage sentir que Ptrarque. Mais mme les sonnets qu'on pourrait croire italianisants jusqu'aupastiche, en croire les notes des ditions critiques, ont une touche personnelle qui ne tient pas l'enchanement des noncs mais la cration de nouveaux champs de forces qui gouvernent la rpartitiondes images et des phonmes, orientant le dsir et les craintes vers des circuits inattendus. Ainsi la trame dusonnet sur l'me de l'Univers (Olive, 64) est-elle bien emprunte Zancaruolo mais l'exception del'essentiel, de l'admirable image du temple aux yeux ouverts courb sur la plante, et de celle de l'mecosmique sondant le creux des abmes couverts. Ce sont prcisment de telles images qui donnent ausonnet sa phosphorescence potique.

    III-Du Bellay RomeLe sjour en Italie va bouleverser la vie de Joachim en lui offrant des responsabilits, des facilits de vie,

    des contacts internationaux, ainsi qu'une autre vue de l'histoire, du monde et du destin. Il ne faut surtout passe fier aux propos de ce perptuel anxieux qu'est l'auteur des Regrets, toujours prt se croire frustr,rabaiss. Il a russi faire croire ses biographes qu'il n'avait t Rome qu'un malheureux secrtaireaccabl de travaux, avant de revenir aussi pauvre qu'il tait parti, alors que ses bnfices ecclsiastiques(reus grce au cardinal Du Bellay) lui permettront de vivre trs honorablement Paris les dernires annes desa courte vie. Et Rome mme, dans la maison du cardinal, il y a bien des secrtaires, mais sous ses ordres.Quant Joachim, il est une manire de chef de cabinet du personnage le plus important de Rome aprs lepape, puisque Jean du Bellay est doyen du Sacr Collge, et que les actes notaris intitulent le poteprocureur et vicaire gnral tant en spirituel qu'en temporel du doyen du Sacr Collge. Il a la haute mainsur une maison de cent huit personnes et trente-sept chevaux, sur la gestion des finances du cardinal, sur lesrentres de ses revenus franais, sur la prparation des dossiers de consistoires. Il s'est plaint de tout cetravail, mais le rgime ne lui a pas mal russi puisqu'il n'a jamais autant ni mieux crit que pendant ces quatreannes d'exil.

  • Bien que Du Bellay soit toujours rest pour ses contemporains le pote de L'Olive, les Regrets doivent leur facilit de lecture et leur style dcontract d'avoir conserv une popularit plus longue et plus tendue.Ils ont donn Joachim l'exutoire qui manquait ses dons de polmiste dcapant, que la Deffence et laprface goguenarde de L'Olive n'avaient pas puiss. Il pourra disposer dsormais d'un champ d'oprationsplus vaste et de cibles plus pittoresques. L'antipapisme gallican attend toujours une occasion de faire surface,et ce milieu de sicle fut une ppinire d'occasions, avec une cour romaine plus corrompue encore que celledes Borgia, et ses trois papes inoubliables: l'infme Jules III auprs duquel HenriIII et fait figure de saint; unauthentique saint et rformiste, Marcel II, lu par surprise et empoisonn au bout de quelques semaines par lespartisans du statu quo; Paul IV, enfin, irrprochable mais intgriste, paranoaque, chambr par d'abominablesneveux, et qui laissera derrire lui un tat pontifical feu et sang. Huit sonnets particulirement corrosifs(Regrets, 105 112) furent auto-censurs et imprims sur un encart que les privilgis pouvaient glisser dansleur exemplaire de librairie.

    Mais il y a bien d'autres choses dans les Regrets que la ville pontificale. Par le jeu des ddicaces seconstruit un ensemble succulent de dialogues avec les amis de Paris, Daurat, Ronsard, Morel, Baf, Peletier,Jodelle; le livre se prsente aussi comme un journal intime de pote, avec quelques-uns des plus beauxsonnets de nostalgie de la littrature franaise (Regrets, 6, 17, 41) et les tonalits baudelairiennes del'tonnant sonnet la princesse Marguerite (Regrets, 166):

    Dans l'enfer de mon corps mon esprit attachEt cet enfer, Madame, a t mon absence...

    N'oublions pas, sur le chemin du retour, le vritable journal de voyage qui nous conduit de Rome Urbino,de Venise aux Grisons, de Genve Lyon et Paris, et cette annexe que reprsentent les Sonnets auquidam, tmoignages d'une rpulsion encore plus forte pour la thocratie genevoise que celle que lui avaitinspire la ville des papes.

    D'un bout l'autre de ce livre court un mythe sous-jacent et qui priodiquement fait surface: le mythed'Ulysse et du voyage en mer, avec ses cueils, ses sirnes, ses espoirs dus et, malgr les tornades, l'espoirtenace d'arriver un jour au port. Rappelons que depuis plus d'un millnaire le voyage marin avait t utilis parles auteurs spirituels et les prdicateurs comme l'image par excellence du destin individuel. C'est dans cetesprit que Daurat, au collge Coqueret, interprtait l'Odysse comme une parabole de la qute du salut.

    ct du mythe du destin individuel, celui du destin collectif des peuples et des civilisations fait sonapparition dans les Regrets, mais pour prendre son dveloppement le plus ample dans Les Antiquitez de Romeet dans l'extraordinaire Songe. Pour le jeune provincial frott de parisianisme qu'tait le Joachim de 1553,Rome fut la rvlation d'une dimension internationale qu'on ne pouvait trouver que l, la rvlation d'une villequi, au cours de l'histoire, avait fait clater les contraintes de l'espace et du temps, qui avait tendu sonpouvoir jusqu'aux extrmits du monde connu, et qui conservait aprs des millnaires une sorte de surviehagarde.

    Du Bellay ne se contente pas de se promener parmi les ruines en versant des larmes, comme l'avaient faitavant lui des potes no-latins dont, parfois, il s'inspire. Il nous oriente constamment vers une mditation sur ledestin qui plonge ses racines jusque dans le Moyen ge et la Bible. Sa mditation revt un double aspect,politique et religieux. Elle est politique dans la mesure o Joachim ne cesse de battre en brche la croyanceitalienne dans la survie de l'Empire romain en Italie, survie en hibernation qui pourrait bien prcder un rveil.Paul IV l'esprait, comme avant lui Ptrarque, l'un et l'autre impliquant dans le jeu une Providence qu'onn'imaginait pas neutre.

    Du Bellay croit encore moins la survie de Rome grce au Saint Empire romain germanique, et il nemanque pas une occasion de railler la corneille germaine qui s'acharne singer l'aigle romain (Antiquitez,17). Ni l'Italie, ni l'Allemagne de Charles Quint, et pas mme la France, comme l'avaient cru Lemaire de Belgeset Guillaume Des Autels, ne prendront la relve. L'imperium est mort avec l'Empire romain, et grce Dieu lesruines romaines sont l pour marquer le point final du cycle des quatre empires voqu par le prophte Daniel.

    ... Ainsi parmi le mondeErra la Monarchie, et croissant tout ainsiQu'un flot, qu'un vent, qu'un feu, sa course vagabondePar un arrt fatal s'est venu perdre ici(Antiquitez,16).

    Du Bellay redit aprs Marguerite de Navarre et saint Augustin que le cycle des empires paens est clos. La chrtient ne peut qu'tre trangre la motion d'imperium, et maudire, aprs la Bible, la domination d'une ville fonde sur le meurtre rituel de Remus (Antiquitez, 24) dont le sang est retomb sur ses arrire-neveux,

  • avec les guerres civiles, les conqutes ruineuses en hommes, et pour finir le hallali et la mise mort de lalouve du Songe assaillie par les piqueurs (Songe, 6). Le mythe de Can meurtrier d'Abel et celui de Babylone serincarnent ainsi dans l'histoire de Rome, cependant qu'une thse thologique se fait dramatisation potiqueau rythme obstinment rpt, dans Le Songe, de la croissance et de la chute des monuments de l'orgueil etde la force, qui s'effondrent pour devenir de poudreuses ruines.

    Avec l'pisode des gants foudroys des Antiquitez de Rome et l'Apocalypse visible en transparence dansLe Songe, Du Bellay a retenu d'Hsiode et de la Bible les deux moments o les forces du bien et du mal setrouvent presque galit, l'histoire du monde, dans l'intervalle, tant une sorte d'entre-deux-chaos. Cettemditation sur le destin n'est pas livre claire-voie: elle passe par le prisme d'un objet potique derrirelequel Joachim se retranche et qui est sa Rome de visionnaire. Ce que saint Augustin avait interprt, Du Bellayle rend ainsi prsent nos yeux et nos oreilles. Sous sa plume, les mythes deviennent thologie et l'histoirese fait parabole.

    IV-Derniers tempsOn est stupfait de la fcondit de Joachim pendant les dix-huit mois qui sparent son retour Paris de sa

    mort. Il trouve le temps d'achever la squence finale des Regrets, de faire paratre ce recueil, les Antiquitez deRome, ainsi que les Poemata et les Divers Jeux rustiques, divertissement de l'exil romain. Il runit aussi lessonnets des Amours o l'on trouve des compositions trs rcentes qui rvlent un Joachim la fin de sa vieananti par la maladie moins de trente-sept ans, isol du monde par la surdit, et qui se compare uncadavre, une statue, un glaon, un roc, :

    ... une froide imageErrant au fond des ternelles nuits.

    Son hypocondrie naturelle s'aigrit. Ses relations, dj difficiles, avec son cousin ennemi qu'il est charg decontrler, l'vque de Paris Eustache du Bellay, deviennent excrables. La surdit totale qui s'abat sur lui lecondamne ne plus communiquer que par crit, le privant ainsi de ce qui avait t sa consolation son retourde Rome, l'intimit de son grand ami Jean de Morel, et autour de lui celle de sa famille, de son cnacle delettrs. Reclu dans la maison du clotre Notre-Dame, Du Bellay crit son Deuxime Hymne chrtien,paraphrase de l'Oratio deprecatoria de Pic de la Mirandole; les Xenia, badinages tymologiques sur les nomsde famille de ses amis. Et, surtout, il s'avance dans l'arne politique. Au moment o la mort de Henri II remettout en cause, il va paraphraser en alexandrins les manifestes politiques latins de Michel de L'Hospital sous lestitres de Discours sur le Sacr et de Ample Discours au roy. l'heure o les candidats au pouvoircherchent se placer, Joachim a opt pour le candidat du parti gallican modr, qui est d'ailleurs le parti duclan Du Bellay unanime.

    C'est l'anne mme de la mort de Du Bellay que parut la premire dition des uvres compltes deRonsard. Celles de Du Bellay durent attendre encore huit ans, mais elles reurent un tel accueil qu'il fallut lesrimprimer en 1573 et 1574. De tous les recueils, c'est celui des Antiquitez de Rome qui a le mieux pass lesfrontires. Il a t amoureusement traduit vers par vers par Edmund Spenser, pote admir de Shakespeare, etpar la suite par les Italiens et les Allemands. Tous ont contribu faire de ce livre un classique europen.

    Il fallait avoir sous les yeux les uvres compltes pour trouver les cls non seulement de l'ensemble maisdes parties, pour percevoir l'omniprsence de pulsions contraires la recherche d'un impossible accord parfait.C'est l'ambigut du dsir qui polarise les thmes de L'Olive; c'est l'amour-haine de la Rome ternelle quinourrit les recueils romains; c'est un mlange de fascination et d'effroi devant le cauchemar de l'histoire quiinspire le Songe; c'est la dialectique de l'tre et du paratre qui sous-tend l'ironie dvastatrice des Regrets etde la Rponse au quidam, face aux publicains luxurieux de Rome et aux pharisiens de Genve. L'criture est lpour mdiatiser les angoisses et les obsessions du pote et, comme il le dit lui-mme, les enchanter:

    ... en pleurant je les chante,Si bien qu'en les chantant souvent je les enchante.

    L'enchantement n'a jamais cess.

    Gilbert GADOFFRE

    Bibliographie

    uvres de Joachim du Bellay

  • Lettres de Joachim du Bellay, d. Nolhac, Paris, 1883, rd. Slatkine, 1974; Posies franaises et latines, d. Courbet, 2vol., Garnier,Paris, 1919; La Deffence et illustration de la langue franoyse, d. H.Chamard, Didier, Paris, 1948; Les Regrets, Antiquitez de Rome,Le Songe, d. M.A.Screech, Droz, Genve, 1965 (en format de poche: d. Joukovski, Garnier-Flammarion, Paris, 1971); L'Olive, d.E.Calderani, Droz, 1974; uvres potiques, d. Chamard-Bellenger, rd. Nizet, 8 vol., Paris, 1985.

    tudes sur diffrents aspects de l'uvre Y.BELLENGER, Du Bellay, ses Regrets qu'il fit dans Rome, Nizet, 1975

    D.COLEMAN, The Chaste Muse, Brill, Leyde, 1980

    G.DICKINSON, Du Bellay in Rome, ibid., 1960

    A.J.FESTUGIRE, La Philosophie de l'Amour de Marsile Ficin, Vrin, Paris, 1941

    G.GADOFFRE, Du Bellay et le Sacr, Gallimard, Paris, 1978

    K.LEY, Neoplatonische Poetik und Nationale Wirklichkeit die berwindung des Petrarkismus im Werk Joachim Du Bellay, Heidelberg,1975

    R.V.MERRILL, The Platonism of Du Bellay, Harvard Univ. Press, 1925.

    tudes gnrales H.CHAMARD, Joachim Du Bellay, d. de l'univ. de Lille, 1900

    Du Bellay, colloque internat., Presses de l'univ. d'Angers, 1990

    F.GRAY, La Potique de Du Bellay, Nizet, 1978

    R.GRIFFIN, Coronation of the Poet: Du Bellay's Debt to the Trivium, California Univ. Press, Berkeley, 1969

    V.L.SAULNIER, Du Bellay, l'homme, l'uvre, Boivin, Paris, 1951.

    Prise de vue