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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC
LA NUIT DES COYOTES
SUIVI DE
RÉCIT DE VIE, AUTOBIOGRAPHIE ET AUTOFICTION : COMMENT L'AUTEUR PERSONNAGE ÉVOLUE-T-IL ENTRE LA
VÉRITÉ DU « JE » ET LA FICTION ROMANESQUE?
MÉMOIRE
PRÉSENTÉ À
L'Université du Québec à Rimouski Comme exigence partielle du programme de maîtrise en création
littéraire
PAR
GÉRALD TREMBLAY
Juillet 2010
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À RIMOUSKI Service de la bibliothèque
Avertissement
La diffusion de ce mémoire ou de cette thèse se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire « Autorisation de reproduire et de diffuser un rapport, un mémoire ou une thèse ». En signant ce formulaire, l’auteur concède à l’Université du Québec à Rimouski une licence non exclusive d’utilisation et de publication de la totalité ou d’une partie importante de son travail de recherche pour des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, l’auteur autorise l’Université du Québec à Rimouski à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des copies de son travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l’Internet. Cette licence et cette autorisation n’entraînent pas une renonciation de la part de l’auteur à ses droits moraux ni à ses droits de propriété intellectuelle. Sauf entente contraire, l’auteur conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont il possède un exemplaire.
REMERCIEMENTS
Je tiens ici à remercier particulièrement madame France Fortier ainsi que madame
Kateri Lemmens, mes co-directrices, pour leurs conseils et leur soutien. Ce travail de
maîtrise leur doit beaucoup et leur direction attentionnée me fut un éclairage dans ce
parcours aux multiples ramifications. En effet, le sujet peut prêter à une forme
d'éparpillement, voire d'égarement, et manquer sa cible. Ces professeurs émérites ont su
m'aider à mieux cerner l'objet à l'étude et orienter ce mémoire vers la cohérence
nécessaire.
Je me dois aussi de souligner les encouragements des professeurs Roxanne Roy,
Luc Vaillancourt, Martin Robitaille, Christine Portelance, Catherine Broué, Claude
Lacharité et André Carpentier. Je dois aussi à mes compagnons de classe Philippe, Marc-
André, Christiane, Marie-Anne, Thierry, Lise, Laurence, Évelyne, l'accueil, les conseils
et le support fraternel dont ils ont fait preuve durant ces trois années de joyeux
compagnonnage.
Un gros merci à ma compagne de vie, Ginette Couture, ainsi qu'à mes filles Anaïs
et Géraldine pour leur patience et leur indéfectible support dans les moments difficiles.
G.T.
II
TABLE DES MATIÈRES
REMERCIEMENTS ........ ........... ..... ............ ... ............. ......... ....... ............... ..... ........................... .... 11
TABLE DES MATIÈRES ..................................................................................................... ........ III
PRÉSENTATION ................................... ............................................................ .... ........................ V
RÉSUMÉ DE L'HISTOIRE ......... ~ .......................... .......................................... .. .......... ............. .. VI
LA NUIT DES COyOTES .............................................................................................................. 1
Avertissement ..................................................... ........................................................................... 3
Prologue ....... ... .......................... .. .......... ......................................................................................... 4
Le retour ........... ... .... ........................ .... .. ... ...................................................................................... 5
L'appel du coyote ................ ... .... .......... ........................ .. .... ...... .... ... ................... ........................... 9
Montréal .... ..... ....... ... .............................. ................. .. ... ................................................................ 12
La maison de Saint-Léandre ................ ..... ....... .. ........ ............... .................. ................................. 16
Les arrivants .. .............. .................. ........................ ...... .......... ... ........... .......................................... 20
L'accident et une rencontre ... .. ............. .... ........ .. ....................................... ....................... ............ 25
Motel Golfo ...... ........................................ ... ......... .................................. ................ ... ........... ........ 32
Le band congelé .. ... .. ..... ..... ............................ ............. .. ............ ...................... ...... ......... .............. 36
Envoye dans l'Nord ............. .... ...................... .. ...... ............. .. ...... .................................... ....... ... ... 41
La fermette .............. .... ...... .......... .... ....... ................ ......................................... .............. ............... 45
Le moulin à scie ...................................................................................... ......... ..... .... ........ ........... 49
Les filles gardiennes de bar ................. ...... ................................................................................. .. 55
Monsieur Moison ........................... .............. ... .. ... ...... ................................ ............... ................... 58
L'coyote .. ....... ..... .... .. .. ............ ... ............ .. ............................. ................. ............ .. ................ .. .. .... 61
Le départ des chèvres ............................ ..... ... ...... .. ......... .............. .......... .............. ....... ......... ....... . 67
III
La famille citrouillard ... ..................... ... ................. ............................ ................. ....... ................. . 74
Index des citations ..... ................................. .. ...................... ..... ..... ............... ...... ......................... .. 80
PARTIE ANALYTIQUE .... ................................................. ..... ............ .. ...................... ..... ........... 82
INTRODUCTION ............ ..... ... ... .. ... .... ........................................................... ................... ......... ... 83
PROBLÉMATIQUE ......................................... ........ ... ......... ..... .... .......... .. .. ... .... .... ...... ............. .... 84
Biographique, psychologique et sociologique ...... ... .. ........... ..... .... ... .. .. .. .......... ........................... 87
L' autofiction .............. ... ............ .. .. .. ..... ........ ... ... ..... ... ..... ... ....... ........ ... .... ...... ..... .......... .... ....... .... 88
La genèse du je ........ ... ... ... .... ... ..... .. .... ............ .... .... ...... .. ..... ..... ..... ... ..... .. ................ ......... ......... .. . 92
Le je fictionnel et l'autre .... .. .... ... .... ........ ....... .... ..... ..... ....... ... ........ ..... .... ..... ..... ... ....... .. ... .. ..... ... 100
L' auteur personnage: Labrèche, Angot et ... Aquin ...... ..... ....................................................... 104
Le métissage des genres à travers les « je » ........................... .................................. .. ..... ... ........ 111
Le pacte de lecture ...... .......... ...... ... ... ...... ... ...... ....... .............. ....................... .... ... ... ... ........... .. .. .. 117
CONCLUSION ...................................................... ....... .. .. ....... ..... ............................ ....... ......... ... 120
BIBLIOGRAPHIE .. .. ..... .... ..... ... ................................. ..... .... .. ..... ..................................... ... .... ... .... 124
IV
PRÉSENTATION
Dans la partie création de ce mémoire je vous présente les extraits de mon roman :
La nuit des coyotes. Ces textes mettent en scène un personnage qui raconte son retour du
Mexique au « Je ». Il va par la suite s'engager dans une aventure du « retour à la terre»
avec un collectif dirigé par un personnage nommé Le Capitaine. L'auteur Gérald
Tremblay utilise des fragments d'un journal et sa mémoire pour mettre en récit un pan
important de sa vie. Le « vécu» de l'écrivain correspond ici à des fragments
autobiographiques qui servent de pierres de gué au récit plus large d'un roman où
d'autres personnages (fictifs et réels) vont se croiser pour rendre compte d'une histoire
générationnelle ainsi élargie. C'est là qu'un narrateur omniscient pourra faire son entrée à
certaines occasions, permettant ainsi un jeu narratif cher à l'auteur et expliqué dans la
partie analytique de ce mémoire. En effet, afm de mieux comprendre les avenues
complexes du récit de vie, de l'autobiographie, de l'autofiction et du roman du je, ou
roman vrai, nous allons tenter de nous situer dans ce mémoire entre le dévoilement de soi,
le vœu de «vérité» et les fabulations possibles de l'écrivain. Nous comprenons ici que
dans « les fabulations possibles de l'écrivain» il y aussi l'invention de personnages qui
complèteront (nourriront) la trame romanesque.
Les extraits du roman sont divisés par chapitres; chapitres qui ne se suivent pas
toujours (dans leur numérotation), mais qui ont le bénéfice d'être représentatifs de ce que
seront la forme et le ton du récit complété. Il était impossible de livrer, dans le cadre
restreint de ce mémoire, la totalité du roman.
v
RÉSUMÉ DE L'HISTOIRE
Au retour d'un voyage au Mexique, un apprenti écrivain se retrouve dans le
tumulte des nuits de la poésie et des événements d'octobre 1970. À cette époque, toute
une génération d'étudiants et d ' intellectuels descendait dans les rues. Nous recevions
encore les échos de Mai 68 en provenance de la France et la fureur contestataire contre la
guerre au Vietnam, via les États -Unis. Je me souviens de rencontres où des déserteurs
américains prenaient la parole. Ces événements nous inspiraient, car ils avaient pavé la
voie, grâce aux lectures d'Aimé Césaire, de Frank Fanon, de Pierre Vallière et d'Hubert
Aquin, entre autres, à une révolte sociale et culturelle. Tout était remis en question et le
mouvement de la « contre-culture », dont le journal « Mainmise » devenait le porte-
parole, contribua largement à une diffusion populaire au sein d'une génération. Au
Québec, les bases autoritaristes des institutions et des gouvernements vivaient, au regard
de certains jeunes, un tremblement de terre idéologique. Ce roman s' applique à faire
vivre une version de cette histoire que plusieurs aimeraient oublier.
Que ce soit sur le plan intellectuel, culturel, social ou politique, ces années sont
riches en rêves, actions et aventures de toutes sortes. N'oublions pas que ce fut l'époque des
longues grèves étudiantes, des manifestations pour la langue et des nuits de la poésie. Le «
Front de Libération du Québec» s'organise et procède à quelques actions spectaculaires.
Notre personnage principal frôle de près ces événements. C'est ce qui le poussera à
s'engager dans une utopie du «retour à la terre» aux conséquences décisives pour son
destin d 'homme et d'écrivain. li s'installera sur une fermette en Gaspésie et fondera une
famille. L'écriture et la survie à la campagne avec ses proches sont au centre du roman, tout
en démontrant la constitution et l'évolution d'une petite société parallèle, une sorte de
microcosme. En effet, un autre groupe «d'irréductibles » prendra aussi d 'assaut le territoire
et occupera tout un rang en bas du village. Le leader plus âgé de ce groupe a des visions
« communistes », même « anarchistes », sur la manière de diriger le clan. Nous assisterons à
VI
la naissance d'une utopie à deux moteurs (autarcie et synarchie l) qui prendra graduellement
le chemin d'une dystopie. Aveuglé par les beaux discours du patriarche, nommé « Le
Capitaine », aux accents trotskistes, l'apprenti écrivain se joindra à cette « famille» dans les
corvées vers une certaine autarcie: la création d'un village autonome dans le village. Tiraillé
par la suite entre sa propre famille, son écriture et le « travail» vers le rêve collectif, notre
personnage principal devra faire des choix difficiles.
Par ailleurs, étrangement, les coyotes ont suivi notre héros du Mexique vers la
Gaspésie. Le chant des coyotes dans la nuit gaspésienne sonnera l' appel vers un imaginaire
sauvage, primitif. Qu'annoncent par leur présence ces bêtes de la nuit qui sont de plus en
plus harcelées par les braconniers? D'un autre côté, alertés par la présence des nouveaux
arrivants barbus et « fumeux de pot » avec leurs femmes aux longues jupes, les gens du
village forment un comité pour les expulser. Une guerre de clans fera rage derrière la façade
de civilité (pas toujours sans violence) et se portera jusqu'aux sièges du conseil municipal.
Le microcosme pourra-t-il résister à cette oppression? Nous sommes jusqu'ici dans le livre
1 : de 1970 à 1990.
Mais que cachent vraiment ces oppositions systématiques « aux nouveaux
arrivants », ces « étranges» qUl ne le sont plus après 20 ans ? Y a-t-il
« incommunication totale» conséquente à la manière de vivre, aux valeurs, aux rêves de ces
jeunes débarqués en catastrophe, un certain automne 1970 ? Tout au fil du récit nous allons
faire la connaissance de marginaux et d'artistes: voyageurs, itinérants, peintres, sculpteurs,
artisans, comédiens, poètes dont quelques-uns naviguent entre deux eaux dans une sorte de
schizophrénie, une affabulation qui les absorbe totalement. Le récit dévoilera certains
drames, comme au sein de toute petite société livrée aux tensions des travers humains.
Quelques personnages seront marqués à jamais, d'autres survivront dans la lutte. Malgré
tout, le premier rêve brûle encore dans les yeux de l' apprenti écrivain. Ce dernier relance
1 La synarchie, antonyme de l'anarchie, est un système socio-spirituel qui s ' appuie sur un ordre naturel appliqué à la vie
des groupes humains et des nations. C 'est une mouvance des courants utopiques des XVIe et XV W siècles. Saint-Yves
d'Alveydre en a fait la promotion dans les années 1885. [En ligne 1 http /fr. wikipedia.org/wiki/synarchie
VII
sans cesse la vision d'un territoire habité, humanisé, écologique et autonome à travers son
écriture et ses actions.
D'autres événements viendront perturber la marche des destins. Ce sera l'objet du
livre II ; de 1991 à 2009. Des industriels veulent prendre leur place à la campagne.
S'installeront alors de nombreuses luttes: lutte pour la création de « fermes forestières» et
contre les coupes abusives de la forêt environnante, lutte contre l'installation d'une méga-
porcherie et la lutte contre l'implantation d'un parc d'éoliennes géantes en milieu habité. La
vie des familles impliquées (celles qui ont résisté à l'exode) n'est pas de tout repos et leur
isolement rend leurs tâches très ingrates et souvent excessivement lourdes. Et puis, ils ont
vieilli. Leurs enfants sont partis. Les « irréductibles» vont-ils survivre à l'ère industrielle?
Que sont leurs valeurs devenues? Y aura-t-il retour du balancier? Une nouvelle jeunesse
s' installe avec, étrangement, les mêmes rêves, la même naïveté ... la même utopie.
VIn
LA NUIT DES COYOTES
1970-1990 Livre 1
Roman (Extraits)
Gérald Tremblay 3263 route du Peintre
Saint-Léandre GOJ 2VO
Nos divinités et nos monstres n'habitent plus ailleurs qu'en nous-mêmes. La seule règle de morale qui subsiste est une affaire de santé. S'ouvre ensuite le règne des malades qui seuls peuvent rivaliser avec les héros antiques, les chevaliers du Graal, les aventuriers des épices et de la croix, les grands barbares.
Frédérick Tristan Naissance d 'un spectre
1969
Roman voudra dire, désormais, aventures: non pas seulement aventures vécues, racontées, mais aventures de l'imaginaire et de l' écriture.
Hubert Aquin Don Quichotte
(Documentaire radio, 1963)
2
Avertissement
Les noms de certains personnages furent changés afin de préserver les réputations. Les
personnages connus, poètes, écrivains et philosophes sont présentés de manière réaliste dans un
cadre fictionnel. Malgré l' utilisation de quelques fragments autobiographiques, cette œuvre est une
fiction.
La présentation des chapitres suit un ordre générique pour donner le ton (et le style) du
roman en chantier présenté en extraits dans le cadre de ce mémoire. Les chapitres manquants, en
partie déjà écrits, viendront compléter une chronologie et une histoire basée sur un parcours
individuel échelonné sur 40 années. Prière de se référer à la Présentation et au Résumé de
l 'histoire pour en comprendre la portée et les références.
G.T.
3
Prologue
Déjà que je sois encore étonné de voir sortir les mots de ma bouche, déjà que je me sente si
éloigné de ce langage humain, il me semble qu'un jour tout s'éteindra et je serai seul dans le
silence sidéral, incapable de formuler la moindre syllabe.
Je goûte chaque parole humaine comme une caresse, le portrait aimé d'un monde ancien.
Rien ne m'est plus précieux que la voix de mes proches, de ma compagne, de mes filles, le vent
dans les arbres, la mer qui frappe aux portes de pierre de la Gaspésie. Je ne puis dire: un jour je
serai dans la joie, ou dans l' abandon des fondrières avec tous ces navires chargés de glace sur le
grand fleuve.
Parfois, les choses s'immobilisent et tournent le dos aux fantasmes du couchant. Je marche
les galets d'une plage, cet entre-deux mondes arraché au silence des champs, aux chuchotements
de la forêt où s'ouvrent les fenêtres d'un savoir. Ce sont des espaces calfeutrés comme des coques
de navire, ce sont des yeux parcourant le bruissement en feuillage où le langage est un frisson de
fougère, un effleurement rocheux. Nous sommes pays de nonchalance et de rêves fluides.
Saint-Léandre, 1999
CHAPITREI
Le retour 1970
Je me trouvais à Tijuana et je n'étais déjà plus un Terrien lorsqu'un Mexicain me parla
d'une caverne dans la montagne, aux confins du désert de Baya California. Ce désert mexicain, je
l'appréhendais depuis mes lectures de Jack Kerouac. Ce monde, je le connaissais de loin et je le
touchais aujourd'hui, le dépouillant peu à peu jusqu'à le saisir tout à fait. Je m'étais bâti pour ça et
rien ni personne ne pouvait m'abattre.
Je me rattachais si peu aux lieux de mon passé, aux gens, aux cités de mon pays et, grâce à
quelques mots d'espagnol volés à mon dictionnaire, je demandais una tartas, una buritas, par
favar, noyé dans cette ville aux couleurs américaines. Ce bourg frontalier me traversait le corps de
bruits et de fureurs et je croisais les rues défaites par un va-et-vient infernal de tacots cognant du
moteur et soufflant l'oxyde de carbone à plein tuyau. Je marchais un pied dans la rue, l'autre sur le
trottoir, recevant sur le visage le sourire ironique des Mexicaines. Mais je voulais ignorer ce détail,
concentré que j'étais sur ces larges yeux noirs, ces fronts incas, ces coiffures espagnoles, ces robes
colorées. Je buvais, sous la lumière nocturne des rues incendiées, l'humour décapant des Pueblos.
Ce furent de ces impressions et du dépaysement d'être au Mexique sur la piste alcoolisée de
Kerouac que naquirent ces notes manuscrites, à la frange de deux mondes. Le peu d'argent m'avait
conduit vers ces petits hôtels délabrés où on offre de vieilles prostituées et des enfants aux
touristes. J'arpentais ces rues d'un autre monde avec l'ami, El Gringo, en croisant infirmes,
mendiants, clochards, guitaristes, mêlés aux bandes de musiciens qui, en vêtements de soirée
rapiécés et maculés, se promenaient de bar en restaurant. Vieux à la mine lasse et inspirée, jeunes
5
fougueux battant le feu de leurs six cordes, tapant du pied et commençant devant nous cette danse
espagnole et inca: Los Mexicanos, hurlaient-ils. D'autres, moins flamboyants, comme cette vieille
qui traversait la rue, les épaules prises dans une couverture de laine trouée, une vieille robe aux
fleurs fanées. Et, des pieds nus aux genoux une couche noire, croûtée, s'effilochant. Elle portait sa
pitance, croûton de pain et fromage vieilli dans sa couverture repliée, ramenée en baluchon dans
ses longues mains noires. Son visage devant, abruti, aux yeux extraordinairement ouverts. Une
bête aux mille rides du désert avec sa crinière d'un blanc gris, ramenée en arrière. Un buisson
d'épines balayé par le vent. Elle s'en allait, un murmure entre les lèvres. Puis cette autre forme
inhumaine, tordue, qui dormait sur le trottoir. Un essaim de mouches sur le ventre. La peau
sombre, dégagée de la chemise ouverte sur un pantalon troué, dégrafé à la braquette. Si jeune, les
cheveux noirs corneille, bouclés sur les oreilles et dans le cou, les dents très blanches dans un
souffle. L'homme ouvrit et ferma les yeux à mon approche dans la foule. Un éclat vide dans ces
yeux, tombé devant moi.
Forcé de rester plus longtemps à Tijuana pour attendre de l'argent, j'espérais recevOlr
quelques centaines de dollars par retour de télégramme postal, je marchais les rues sales assoiffé
par les tortas : une combinaison fortement pimentée à partir d'une simple pâte de tortilla roulée
autour d'un mélange de légumes verts, jaunes et de viande non identifiée. J'entrais dans un bar la
gorge en feu. L'air était rouge et la musique basanée. Comme ça ne bougeait pas beaucoup, que les
filles restaient, fatiguées, dans leur coin et que la bière commençait à me colorer les joues, je sortis
sur le trottoir. El Gringo m'y attendait depuis quelques minutes. Une femme m'avait suivi, pensant
que nous pouvions lui payer un verre de plus. Après m'avoir tiré le pantalon, elle me quitta
finalement en me voyant traverser la rue. Je fus enfin attiré par les premiers accords de Black
6
Magic Woman de Santana, joués à la perfection par un jeune orchestre mexicain. Pour la suite des
choses, demander de la bière et danser avec une jolie indienne nommée Mathilda. Elle me prenait
les mains, m'embrassait comme une perdue. Elle avait dix-sept ans et commandait plus de
bouteilles que je ne pouvais en payer. Mathilda ne savait plus où donner de la main, où me toucher
pour m'attirer à elle, tant je n'y étais plus et que le houblon m'avait dilaté l'imagination. Je voulais
repartir dans la rue, faire la tournée des bars. Je lui ai dit dans l'oreille qu'elle était une gentille
fille, mais que j'allais voir ailleurs si j'y étais. Devant son regard triste, j'ajoutais qu'elle n'y
pouvait rien, et que ce n'était pas de sa faute, ni rien de tout cela d'ailleurs. Il ne fallait pas s' en
faire avec moi. Elle ne parlait qu'espagnol, elle arrivait de Mexico. Ses yeux étaient terriblement
vides ou trop pleins de ce que je ne pouvais plus voir; à moins de me ruiner définitivement pour y
déposer quelque chose de lumineux. De grands yeux, un désert d'hiver sous le ciel bas des
paupières sèches. Elle s' agrippait à moi dans l'entonnoir de la sortie tandis qu'un rouquin, du fond
de la salle, lui criait de revenir. Et moi, me jetant dans la nuit hurlante des rues sous les klaxons
ivres et beuglants, devinant les coups de révolver au fond des ruelles. Assourdi par la peur, je
retrouvai notre chambre pour relire ma carte de Baya California, agrandie par la bouteille de
Téquila. Demain nous quitterons la ville, m'avait dit El Gringo, pour la caverne au cœur des
montagnes. C 'est là que l 'illumination m 'attend, dans l 'ermitage des parois rocheuses. Ma quête
de clochard céleste tire à sa fin, d 'une façon ou d 'une autre. Malgré tout, dormir jusqu'à neuf
heures et sortir seul, transversalement, dans la rue du matin sans soleil pour rendre visite à mon
pays du Québec, là-bas dans les Cantons de l'Est, là-bas autour d'un café où le tintement d'une
cuillère tenue par ma mère compte les heures. Je recevais enfin une petite somme qui me
permettait de sauter dans le bus avec El Gringo en route vers le désert de la Péninsule. Un
Mexicain, croisé au hasard à l'arrivée, accepta de nous guider à travers les terres. Nous avons
7
marché sur la plaine de cactus en face d'un petit village, Ensenada, pour escalader une pente
abrupte. Un étroit sentier de chèvres nous permettait d'accéder à une étroite corniche, l'entrée
d'une grotte. Maria Lopez y a tourné une scène avec un gaucho, nous annonça notre guide. Puis
notre homme nous avait quittés en me refilant quelques joints. La bouse de bœuf avec ses petits
champignons blancs, se fume parfaitement, m'avait-il dit. Et procure l 'hilarité contagieuse,
ajouterais-je pour l'ami silencieux. J'avais connu El Gringo à l'époque de la révolte étudiante au
Cégep du Vieux Montréal. Il m'avait rejoint à Wreck Bay, en Colombie-Britannique, pour la suite
d'un voyage qui devait nous conduire à Panama.
8
CHAPITRE 2
L'appel du coyote
La corniche étroite donne sur un canyon et une rivière asséchée. Les cactus s'y accrochent
de leurs bras cassés. Nous nous y approvisionnons en bois mort. Les nuits sont froides. Je relis des
passages au hasard des quelques livres apportés: Les clochards célestes, Voyage au bout de la
nuit, L 'or, Les Essais, Le discours de la méthode2. El Gringo m'en fait parfois la lecture lorsque la
lune éclaire le rebord rocheux. Descartes eut son illumination dans une petite chambre
surchauffée, me dit-il. Tout au plaisir de jouir de sa pensée, d 'exister par la pensée et l 'intuition,
Descartes est le premier à réussir le saut dans une liberté d'être, tout simplement me lance-t-il. Sa
voix en échos dans la grotte. Comme nous perchés icitte: être là, tout simplement et prendre
consciemment conscience de notre présence au monde, ajoute-t-il. Les étriers se stabilisent entre
mes deux oreilles et font taire les vertiges pour un temps. Nous traversons le désert de ces jours,
heure par heure, en lisant ou en écrivant le cul dans le sable. J'écris : je ne suis rien, ici perdu,
disparu dans l'espace de ce désert. Je ne suis rien. Je n'existe pas encore, ni en tant qu'homme ni
en tant qu'écrivain. J'espère toujours que mon prochain texte me fera naître. Et je ne parle pas
seulement d'une publication mais de cette authenticité, de cette vérité nue qui fera sens. Mais tout
le monde cherche, me dit El Gringo : t 'es pas seul, man, avalé par l'illusion de ce monde. Nous
voyageons, c 'est tout. Je le sais, je ne le sais que trop. Et si ce «Je» était 1 'homme des solitudes
désertiques, solidaire du vide, le mythe de forme humaine debout dans une vie comme dans un
vaisseau du temps. «Je» est cet autre car il n'est pas, ne peut être uniquement moi. El Gringo
vocifère: J'encule la mythologie, man. Merde, t 'écoute un peu ? Que je lui réponds. Impossible de
2 Voir l'Index, page 80, en ce qui concerne les citations et les références livresques.
9
se dissocier d'une quête commune, même et surtout en la niant. Il faut la matérialiser de manière
outrancière pour y extraire l'âme des athées. El Gringo hurle. Ça nous fait une belle jambe pour la
marche, maudit crisse.
* * *
Ce n'est que ça, cette tristesse qui me prend ici au détour de la route, installé dans cette
caverne dans la montagne perchée au-dessus du désert. Ce mal du pays qui me prend, cette brouille
avec l'innocence de l'enfance et, plus tard, ces larmes de l'âme aussi enivrantes que les mirages de
l'alcool où Kerouac s'est perdu ici, et à Big Sur, nulle part ailleurs, comme une peine flouée pour
longtemps à plus de quatre mille milles de chez moi. Je sais que cette tristesse est la plus vraie des
natures, le point de départ, et que j'aurai à manger mon énergie jusqu'au squelette de ma parole.
Nous marchons vers la mer, espérant laver nos vêtements parasités de puces des sables. Le sol de
la grotte en est infecté. La mer, c'est toujours plus loin et l'horizon recule. Je plonge enfin dans
l'eau du Pacifique aux vagues rebelles. La plage est rocheuse et inhospitalière. Pas d'eau douce. Il
nous faut revenir alors que le soir descend. La nuit froide nous saisit aux épaules. J'allume de
grands cactus échevelés pour nous réchauffer. Le bois de cactus sec brûle très bien et dégage un
arôme particulier qui me rappelle la rose sauvage et l'encens tibétain. Un coyote appelle au loin.
Un autre lui répond et la meute pousse soudain un chœur de voix à glacer le sang. L'espace du
désert n'est plus qu'un puits d'échos. Nous tournons en rond en allumant ces arbres aux larges
feuilles séchées. Je vais terminer enfm pour une autre fois le cercle des sentiments, comme la Roue
des Choses dessinée par Blaise Cendrars, ce grand reporter de la vie, avec l'orbite de mon esprit
dans les plans superposés de mes notes. Ce cahier à la traîne de mes jours. Je ne suis jamais le
même à chaque page, comme à chaque retour. Mais c'est le même qui écrit. Qui s' assied, épuisé
dans le soir par les longues marches dans le désert, et qui rassemble les fragments de sa vie
10
mangée par les autoroutes du futur. À mon réveil, au matin, la peau séchée d'un serpent longe ma
jambe. Une mue nocturne qui m'interroge. Le vent du désert tourbillonne comme une robe de
danseuse, spirale de poussière sur le temps. Le fourneau de ma pipe crépite et une fumée blanche
me brûle la langue. Mon brûle-gueule est maintenant éteint. À la poste restante du village où je
m'approvisionne, une lettre m'attendait depuis une semaine. Pierrette, une amie de Bathurst
connue lorsque nous étions pensionnaires en 1964, m' invite à lui rendre visite au pays de
l' innocence. Après une nuit d'insomnie à rêver d'un retour possible, je prends ma décision de
revenir au pays, de ne pas poursuivre jusqu'au Panama. El Gringo est content, lui qui voulait
passer les Fêtes dans sa famille à Montréal.
Il
CHAPITRE 3
Montréal
Parfois
T'as un goût du bout du monde
Dans la bouche
L'insomnie parfaite
Des grands réveils
Bières brandy café-téquila des rues
Où l'aube des quatre heures du matin
Pointe l'avion de ses seins
J'ai marché dans ces rues muettes, ces lumières tempérées au front, l' aisselle de la nuit
ouverte aux cris. J'ai possédé des spectres, des mirages insonores. J'ai grimpé des montagnes
intimes, à l' envers du sens des jours. Un matin, je redevins moi-même. Les heures, femmes du
sommeil, m'avaient porté au centre des gravités. Je pense si souvent à cette vie amoureuse, perdue
quelque part entre deux marées: Tijuana-Montréal en cinq jours.
Les villes que nous traversons sont des cercles calcinés, des taches croûtées, bétonnées sur
la respiration de la terre. Les villes sont des buissons épineux qui bruissent à chaque mot, à chaque
image écrite à même le papier de mon corps. De retour à Montréal, les rues encerclent ce temps,
trains immobiles dans une gare. Je dois refaire mes finances. Je décroche un travail de moniteur
dans un organisme communautaire, La Halte Scolaire, pour quelques mois. Je m'occupe d'un
groupe de jeunes en leur montrant des trucs de combat au Jiu-jitsu. Ce qui me permet l'achat d'un
12
Valiant bleu ciel à l'intérieur rouge feu. Puis Janou Saint-Denis accepte de publier mon premier
recueil de textes: La lumière dans les membres. La reine des poètes initie de jeunes fous comme
moi au spectacle permanent de poèmes en reformulation constante. J'entre ensuite dans les nuits de
la poésie qui se répercutent jusqu'aux racines du pays en devenir. J'entre en religion du poème, le
mot solitaire, solidaire comme une arme chargée. J'accompagne Gatien Lapointe, Raoul Duguay,
deux mentors, deux planètes, à des pâles opposés. Je m 'agrippe aux miroirs chancelant du fleuve /
Mes mots s'étranglent dans leur propre sang, clame Lapointe. Je m'initie aux mots du Fleuve et
aux mots de l'Abitibi. Je croise souvent Gauguet Larouche, sculpteur et fondateur de la Maison des
Poètes, toujours avec Janou Saint-Denis sous son large chapeau noir et Le Jazz libre du Québec qui
fait éclater les murs de la rue Notre-Dame. Un carnaval perpétuel. L'effervescence littéraire nous
tient en haleine. J'erre dans les rues de Montréal comme un Nelligan dépassé, déphasé dans
l' imposture d' une quête ivre. Gilles, un ami rencontré à La Halte scolaire et cofondateur du
Vidéographe sur la rue Saint-Denis, me prête une chambre et nous fumons de petites pipes,
hachisch des envolées hilarantes où poèmes et dessins se racontent. Gilles travaille par «la
distorsion», grâce à une caméra vidéo branchée à un téléviseur, des formes spiralées sur ses écrans.
Il a réussit, par un procédé de son invention, à faire apparaître les électrons du tube cathodique. Il
accepte que ses images distordues illustrent mon premier recueil de textes. J'y vois des espaces
cosmiques où voyage un imaginaire sans frontière. Je traîne à la maison des poètes. Alain
m'accueille avec sa complicité des vieux jours. En bon squatteur de la maison, c'est lui qui
s'occupe de l'organisation des soirées de poésie et de musique. Il empile les caisses de bière
jusqu'au plafond. Je découvre Gaston Miron, Gilbert Langevin, Claude Péloquin, Denis Vanier
dans la nuée de recueils livrés dans les bars de la poésie: La Taverne Cherrier, La Paloma, Le Chat
Noir. Nous y passons nos journées, attablés à nous envoyer des insanités au visage sous l'œil
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patibulaire de l'Haïtien. Infra demande l'exil immédiat de tous ceux dont les œuvres ne dégagent
rien d'insolite ou de fantastique, me lance Péloquin qui nous cite son manifeste Infra. J'assiste aux
conférences d'Hubert Aquin et de Paul Chamberland lorsque je traîne dans les collèges et les
bibliothèques. Aquin me dicte ses aventures diégétiques. J'apprécie les hiéroglyphes qu'il me
glisse sur des feuillets marqués au sceau de grands hôtels européens. Le récit de ses voyages
s'étale sur mon lit en autant de dessins tournoyant autour d'un moyeu en forme de soleil noir. Une
spirale de violence qui fait appel au terrorisme le plus exacerbé: Je suis le symbole fracturé de la
révolution du Québec, glisse-t-il dans mon oreille humide. Le lac Léman brille dans ses yeux. Je
regarde son beau veston en laine beige, sa cravate bleu ciel sur une chemise blanche, impeccable,
ses pantalons foncés aux plis tombant droits sur des souliers de cuir brun, brillant. Je le suivrais
volontiers dans la clandestinité, s'il me le demandait. Mais je connais sa folie meurtrière: Tuer,
quelle splendide loi à laquelle il fait bon parfois de se conformer me jette-t-il en sortant de la salle
de conférence. Le Québec est en grève perpétuelle et le nationalisme exacerbé galvanise toutes les
plumes. Les professeurs ivres donnent leurs cours dans les brasseries. Les enlèvements d'hommes
politiques vont donner une allure de guérilla à nos propos. Puis l'armée Octobre passe subitement
sur nous comme un train du Canadian Pacific Railway. Les reins cassés, la colonie artistique se
retire dans ses terres et au cœur de ses chansons. Le premier ministre Trudeau évite le fracas des
bouteilles de bière au défilé de la Saint-Jean.
Pour commencer quelque part, après la musique écrite avec les mots en tournée de specta-
cles de poésie vers Sherbrooke, Québec et Percé, je me retrouve passablement à plat, épuisé,
écœuré par tant de gestes, d'actions extérieures, de cris sur les scènes, d'émotions creuses. Vidé
par tant de paroles et d'appels au pays sans bons sens, j'essaie de parler ici d'une profonde torpeur
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faisant suite à une vie speedée au boutte de toutte durant cinq mois en ville après le désert
mexicain. Ce premier chapitre raconte le point de non-retour, la conclusion de ma vie de voyageur
et de citadin. Après la révolution avortée. Après, après, je ne sais pas. Peut-être que la viande crue
de ces pages me donnera la nausée. Définitivement. Et que l'emploi forcé duje et du moi comme
seule référence à travers les expériences des autres, à travers ces marées prismatiques qui me sont
formes aujourd'hui engendre plus souvent le dégoût ; c'est en cela même que ce moi, juge
impitoyable des gestes de la scène publique, ira voir ailleurs.
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CHAPITRE 4
La maison de Saint-Léandre
Du Pacifique à l'Atlantique, les mille kilomètres d'autoroute, les campements, les ren-
contres et les musiques m'ont dit d'allonger mes regards, de parfaire mes silences. J'essayais d'y
être fidèle, malgré la maigreur de mes mains sur le papier. Assis en tailleur, face au fleuve, je
travaillais un bout de bois. Mon canif avait glissé et m'entaillait l'index. Le sang coulait pâle sur
un galet sombre. L'anémie me guettait. J'avais des vertiges face aux vagues de l'Anse-à-Beau-fils
en Gaspésie. El Gringo m'accompagnait, encore une fois. Nous cherchions une maison. Ultime
voyage au bout de l'épuisement. Nous dormions dans le Valiant Bleu. Des icebergs se déplaçaient
dans le ciel sous le vent gaspésien. Je n'avais pu rencontrer Pierrette, l'amie de Bathurst. Elle était
partie en voyage, désespérant peut-être de m'attendre. Au retour, j'assistai à une conférence de
Jean Vanier dans la Baie-des-Chaleurs. Un grand corps aux épaules serrées, au dos courbé vers les
autres. Une âme vive et lumineuse. Une crinière à la Gilles Vigneault. Il me parlait doucement
comme un apôtre. Il avait déjà fondé l'Arche pour accueillir les enfants défavorisés
intellectuellement. J'aurais aimé me blottir dans la cale de son arche, voyageur clandestin d'une
mystique humaniste. El Gringo appelait cela le lyrisme humaniste. J 'en ai rien à cirer, me jeta-t-il
en sortant fumer. Jean Vanier visitait les hommes en prison et leur parlait d'empathie pour l'autre.
L'autre, c'est soi-même qu 'on a perdu de vue, m'avait-il dit. Je lui avais fait part, lors d'un tête-à-
tête, de mon désir de mettre pied à terre, trouver une forme de sérénité dans cette foutue quête sans
nom. Il avait hoché la tête comme un christ descendu de la croix. Je crois que j'ai alors pleuré sur
lui, sur nous, silencieux devant le gouffre du monde.
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J'écris ce chapitre dans une maison à 14 kilomètres du fleuve à la hauteur de Saint-Ulric et
à 2 kilomètres de Saint-Léandre-de-Matane. Mes versements, aux anciens propriétaires, sont de 30
billets par mois. Pour un total de 500 dollars, la maison m'appartiendra dans ces montagnes d'oùje
découvre les Chic-Chocs encore recouvertes de neige. Je n'ai pas de terrain. Je dois louer à un
fermier voisin l'emplacement de la maison. Je lorgne la petite grange à 100 mètres. Ce dernier
refuse de vendre. Un seul arbre se profile du côté nord-est et c'est un pommier du haut-pays aux
fruits durs et amers. Le haut-pays ou le partage des eaux. La hauteur des eaux, comme disent les
gens de par ici. Trois rivières coulent dans trois directions différentes: la Petchedetz vers Matane,
la Blanche vers le nord jusqu'au Fleuve, et le Ruisseau Sableux qui s'ouvre sur le lac Val-Brillant,
au sud. Nommé aussi lac Matapédia sur les cartes dans la vallée du même nom. Je suis au centre
du monde, au centre des voyages et des pôles magnétiques dans le moyeu d'une roue qui tourne
sur elle-même. Temps immobilisé. Une bonne chaleur monte des grilles dans le plancher. La
fournaise du sous-sol en terre battue crépite.
J'écrirai enfin avec les mots de la fièvre entre les murs de la petite maison en attente sur
son tumulus de tuf. Les mots acceptés et l'ivresse perdue, comme la révolution. Les yeux renversés
par la dislocation du réel dans mes formes, le cœur à demi-asphyxié par le vent des solitudes
étroites; ces passages serrés entre les êtres que j'ai aimés, que j'aime encore, que j ' aimerai sur
terre et ailleurs. Demain où je suis, et aujourd'hui où je serai, sans mot, sans parole: un arbre aux
racines avalées par la terre, un arbre brûlé du feuillage par des songes sans fin.
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Une grosse tête blanche aux cheveux ras était alors apparue dans le bas de la porte. Je
m 'appelle Fergus, de la Royale Canadian Academy, RCA pour les intimes. Il se disait mon voisin
de rang et peintre reconnu. Une espèce de géant, vêtu d'un long manteau bleu foncé. Je l'aidais à
accéder au palier de la cuisine, puisque je n'avais pas de galerie, à cette époque. Il revenait d'une
virée à Matane et m'invitait chez lui. Il ne voulait pas affronter seul sa femme. Merci, ce sera pour
plus tard, que je lui répondis. Un peu offusqué, il avait fait un pas dans le vide et passa à deux
doigts de s'écraser sur le tuf de l'entrée. n faut te construire un perron. Et il te manque un poêle.
Viens me voir, j'en ai un dans ma grange, et quelques madriers. C'est ainsi que nous avions fait
connaissance et que j'étais allé chercher ma cuisinière au bois, sans savoir ce que tout cela
signifiait.
Lorsque je me suis pointé dans sa cour en fin de journée, Fergus marmonnait des insanités
envers sa femme. Ivre, en robe de chambre blanche, le visage taché de peinture, il ne me reconnut
pas tout de suite. L'étonnement passé, il s'était écrié: Ah! Mon voisin, bâtard que j'suis content de
te voir. Viens, viens par ici. Il m'empoigna une épaule et me poussa vers sa grange. Je vais y
installer mon atelier. J'ai besoin d 'espace. Nous avons fait le tour des murs récemment recouverts
de planches neuves. Je veux faire des toiles géantes, six pieds par dix, tu vois. Ce sera une
exposition permanente de mes œuvres les plus accomplies. Un musée dans une grange où
j 'inviterai le Lieutenant Gouverneur. Faut que tu le saches tout de suite: j 'encule les Québécois
nationalistes et les automatistes de tout acabit. Il éclata d'un rire tonitruant entre les murs refaits à
neuf. Les fenêtres récemment installées dans les pignons vibraient sous l'appel du soleil couchant.
Un escalier nous permettait d'accéder au fenil. Ici, je vais placer mon chevalet. La lumière vient de
l 'est et du sud-ouest. Un large trait de poussière oblique sous la fenêtre allumait la patine du
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plancher. Le peintre se laissa tomber dans un vieux fauteuil. Son visage barbouillé était en sueur. Il
fixait un nœud en forme d'araignée géante sur le mur. Mes toiles représenteront la Gaspésie dans
ce qu 'elle a de plus sauvage. C'est terriblement dur, par ici. On le voit aux tas de roches dans les
champs, la forêt noire et ce ciel, ce ciel surchargé de baleines. Pas de personnages dans ces
paysages, ou si peu et tordus, sous des falaises et des goélands qui s'appellent. Je vois du roc sur
le point de débouler et des noces d'oiseaux blancs se jetant vers une mer démontée aux récifs
bouillonnants. Puis, des immensités boisées sous la pleine lune. L 'horizon bascule vers l 'envers du
monde, tu vois ça, l'envers du ciel où des rorquals voyagent. J'ai observé un petit village entre
deux montagnes, dans une anse coupée par l 'ombre du couchant. Une falaise rouge sous un soleil
vert et un cap de roc noir, strié de quartz. Sur le sable gris de la plage, des troncs d'arbre écorcés,
luisants, lessivés comme des hommes en croix. Sortant soudainement de sa vision figurative,
comme étonné de me voir dans son atelier: ton poêle est dans l 'étable, sous nos pieds. Nous avons
descendu l' escalier branlant. Il me montra une forme sombre avec un four béant. Le dessus de la
cuisinière avec ses réchauds était appuyé contre une stalle. L'odeur du crottin persistait. Ça te va ?
Avec un poêle, lafemme va fin ir par arriver, m'avait-il dit, en me jetant un œil complice.
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CHAPITRE 5 Les arrivants
1972
Saint-Léandre comme un œuf dans la brume. Un taxi me ramenait à quatre heures du matin.
Le pays sortait . de la nuit encore habillé de grands mirages, cascades brumeuses avec ses
chaudières comme des tourbillons insonores ; et la maison attendant là sous son frère échevelé, le
pommIer.
L'hiver a été dur, mais ceux qui y ont vécu en parlent avec des fixités de plaine blanche
dans les yeux. On peut tout affronter après ce lavage àfroid du cerveau, m'avait dit El Gringo -
joie d' être là malgré tout - au printemps avec un lourd cahier sur les genoux. La maison est un
« schak » de trappeur dans laforêt d 'un imaginaire, ajouta-t-il. Au mur, les raquettes et les pièges,
les outils d'une autre époque aux relents de fumée. Le poêle à bois ronronnait et jetait ses
crépitements d'oiseaux. Une odeur d' intérieur d' iglou, l'intimité de l'hiver respirait encore.
Une vieille voiture s'était glissée, en ce début de l'été, dans mon entrée en cognant du
moteur et en laissant échapper un gaz noir. Mon nom sur la boîte aux lettres avait intrigué
Archibald Tremblay. Nous étions homonymes par le nom de famille. Il avait décidé de s' informer.
J'appris ce jour-là que Tremblay, dit Le Capitaine, venait de s' installer avec sa femme La Louve,
et ses enfants La Rousse 25 ans, L 'Dog 18 ans, Slovénie 16 ans et Mastermind 14 ans au début du
rang 6, en bas du village. Il me raconta leur débarquement et s' informait des terres à vendre. Le
bonhomme venait de louer une vieille maison avec une grange en ruine. Denis Vanier, venu les
rejoindre avec son troupeau de chèvres, me jetait son nom comme un étendard. Ils arrivaient tous
de Rivière Saint-François où ils avaient été expropriés de leur ferme par l'Hydro, me racontait Le
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Capitaine. Vanier n'avait même pas de chaudière pour traire ses bêtes aux pis gonflés. Il devait
continuer ses déménagements avant l'arrivée de sa femme et de son fils. Ses poules pondaient dans
les buissons de hart rouge. Quelques jours plus tard, lors de ma visite chez Le Capitaine au rang 6,
j'aperçus Vanier qui se saisissait d'une chèvre à sa portée et la renversait sur son genou. Le lait se
répandit par petits jets dans le sol en bouillonnant. Entre deux virées à Matane, je lui parlai de son
dernier recueil, Lesbiennes D'Acid, que j'avais piqué dans une imprimerie du Plateau Mont-Royal.
Nous nous mettrons / tes cuisses de cuir à mon banc de plumes / avec des paravents de moteur
d'eau / et l'extase de sefendre / quand d'autres naissent sous la langue des animaux / sera confite
de belle paille de mer. Ah oui! T'as lu ça, toé. Vanier était un jeune poète aux accents maudits.
Visage au nez en bec d'aigle. Une tragédie dans le regard en feu. Une ironie permanente sur les
lèvres. Il menait une guerre de tranchée avec sa poésie, l'alcool et la drogue. La maladie est en eux,
ce sont des chiens, me jetait-il, en regardant une voiture de police ralentir dans le rang.
Il attendait sa femme Myriam et son fils Dylan-Jagger, un petit gars de cinq ans. Je trouvai
une chaudière et recueillis le lait des chèvres. Vanier me conseilla d'en laisser une partie cailler
dans un pot de grès. Par la suite, il me montra comment l'enrouler dans un coton pour l'égouttage.
Nous obtenions ainsi un fromage crémeux que nous dégustions avec un peu de sel et de la
ciboulette. Archibald nous parlait alors d'autosuffisance, d'autarcie, d'indépendance. Au centre de
la table trônait un bol rempli d'une herbe brune à l'odeur de champignons. Vanier avait fait moisir
son pot pour en augmenter les effets. Le gallon de vin rouge circulait. Puisque nous n 'avons pu
faire la souveraineté du pays, nous allons habiter le territoire, comme les anciens patriotes. Nous
allons construire un moulin à scie, développer nos fermes, des ateliers et placer une barrière sur
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nos terres, nous ronchonnait Archibald. Il voulait créer un village dans un village et nous invitait à
faire partie du clan. Tous les nouveaux arrivants devront participer, clamait-il.
Ils sont arrivés en petits groupes de deux ou trois, parfois en solitaire avec dans les yeux le
désarroi farouche des fuyards. Si quelqu'un leur avait dit qu'ils ressemblaient aux itinérants d'une
fin de siècle, voyageant sous une terreur sournoise, ils en auraient ri de leurs dents jaunes aux
canines usés. Comme s'ils avaient rongé les os abandonnés le long des routes américaines.
Plusieurs avaient parcouru cinq milles kilomètres avec pour tout bien un sac en bandoulière, un
peu d'herbe verte roulée, la guitare harnachée aux épaules. D'autres se déplaçaient avec un tepee et
de longues perches attachés sur une remorque tirée par une minoune aux ailes éventrées, laissant
voir des pneus usés à la corde. C'était vraiment le bout du voyage lorsqu'ils débarquaient en
Gaspésie. Particulièrement dans nos montagnes où les premiers habitants, encore vivants, se
rappelaient de la sombre forêt d ' avant la naissance du village. Ces nouveaux arrivants fuyaient une
société de consommation, un engagement dans l'armée, ou tout simplement le vide d' une vie
qu'ils transportaient d'un soleil à l'autre. Les chemins ramenaient toujours l ' itinérance à un point
de non-retour lorsque les enfants criaient famine et que les femmes demandaient une maison
chaude. Certains se séparèrent, d' autres orphelins se regroupèrent et des couples naquirent dans le
hasard des champs et des bois. La horde de coyotes se formait et se déformait au rythme des
saisons. D'autres arrivaient avec des histoires de déserteurs américains. Ils avaient entendu parler
de ces clochards célestes en quête d'illumination et de ces longues plages de la Matanie où le
capIan roulait. Les falaises repliées de la Gaspésie annonçaient des temps nouveaux, prophétisait
un Moïse sous la pluie avec sa guitare. Ils se rassemblèrent dans nos campagnes et au creux des
vallées boisées. Le gouvernement menaçait de fermer des villages, et les fermes abandonnées de la
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Gaspésie se vendaient pour une bouchée de pain. La rumeur courait: la Péninsule deviendra un
grand parc pour touristes. Forillon montrait la voie. Les fonctionnaires y avaient exproprié les
habitants et mis le feu aux maisons et aux églises.
Archibald Tremblay s'acheta finalement à l'automne, grâce à un petit héritage, une maison
avec une grange penchée et trois terres à bois. C'est là que j ' ai fait la connaissance de Josiah
L'Indien et de Carouge Comox, un motard converti au jardinage. Josiah avait mis une annonce
dans un journal: Village amérindien à construire. Tepees à vendre. Location de terre pour séjour
expérimental. Suivaient les coordonnés de la maison d'Archibald. Carouge Comox est alors
débarqué avec sa femme Fonia, une Ukrainienne qui avait fui son pays. Le Canada lui avait offert
l'asile politique lorsqu'elle avait atterri en Nouvelle Écosse. Peu après, de passage dans la ville de
Québec, Comox l'avait prise sous son aile de motard. Habile de ses mains, il pouvait monter un
campement forestier en quelques jours. Comox lui parla d'une vie de coureur des bois en Gaspésie,
de jardins défrichés dans une clairière à l'abri des regards. Le couple habitait, durant cet hiver-là,
un petit hangar sur le bord du chemin conduisant à Saint-Léandre. J'avais aperçu sa silhouette de
paysanne debout sur un banc de neige. Elle transportait deux seaux d'eau en raquettes, à
l'amérindienne, un joug sur les épaules. Lui, je le vis pour la première fois dans la cuisine du
Capitaine, fumant sa pipe en épi de blé d'Inde, large bandeau sur les cheveux longs. Sa barbe de
patriarche lui donnait l'allure d'un forestier du moyen-âge. Ses larges mains, aux veines saillantes,
étaient perpétuellement maculées d'huile. Comox trafiquait de vieilles motos. Il jetait des regards
fatigués sur ceux qu'on lui présentait, ceux qui avaient déjà deux hivers dans le corps et qui
voulaient construire quelque chose de neuf. Puis, cet automne-là, un marin débarqua au quai de
Matane à bord de sa coque en fibre de verre. Ami de la famille du Capitaine, Grenier, le marin des
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îles de la Madeleine voulait du bois pour aménager son voilier. Un paquebot l'avait toué au large
et il s'était laissé dériver avec la marée vers le port. Archibald a alors abattu le plus gros mélèze de
sa forêt pour lui sculpter un mât. En laissant les branches attachées au tronc tout l'hiver, l'arbre
va se vider de sa sève au printemps suivant. Il va être mûr au milieu de l'été, avait-il plaidé.
Nous étions tous mis à contribution par Le Capitaine, car nous sortions du bois pour la
construction des ateliers. Archibald projetait l'installation d'un moulin à scie. Un vieux carridge
avait même été acheté et ne demandait que l'artisan pour le monter.
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CHAPITRE 7
L'accident et une rencontre 1973
L'hiver nous avait saisis aux tripes. La maison était froide, car nous n'avions pu ramasser
suffisamment de bois de chauffage. Chaque jour, nous partions, El Gringo et moi, la hache et le
godendart sur l'épaule. Ce matin-là, un lièvre se faufila entre les arbres. Mon compagnon poussa
un cri et le lièvre s'immobilisa. J'atteignis la silhouette blanche d'une balle de 22. Dans la maison
froide, le poêle donnait enfin sa chaleur malgré le bouillonnement du bois congelé. El Gringo avait
écorché et vidé le lièvre. Après l'avoir fait revenir dans des cubes de lard salé et de l'oignon, notre
gibier dépecé cuisait avec deux pommes de terre et une carotte. La demi-corde de bois, transportée
à bras, séchait aux flancs du poêle, tandis que nous allumions le dernier joint.
En soirée, j'ai fait une visite à Denis Vanier. Il demeurait seul dans une grande maison
depuis que sa gang l'avait abandonné. Archibald et sa famille s'étaient installés dans leur nouvelle
ferme. Myriam était repartie avec Dylan-Jagger. Décidément, sa maison, tout comme la nôtre, était
une vraie passoire et le froid de l'hiver traversait les fenêtres disjointes. Vanier avait cassé son
manche de hache dans une bûche d'érable plus grosse que lui et il ne pouvait plus chauffer son
poêle de fonte. Il parlait de revenir en ville, ses provisions de bière et de pot épuisées. Il me restait
quelques dollars au fond des poches. Nous avons décidé de faire un saut en voiture, en bas de la
coulée. Nous avons exploré les bars de Matane en risquant quelques bagarres, car Vanier avait la
fâcheuse habitude d'emprunter les blondes des buveurs éméchés. Nous avons échoué, en fin de
soirée, à l'Auberge de Jeunesse. Nous pouvions y passer la nuit à peu de frais. Un gars nous aborda
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au matin et nous offrit ce qui nous manquait le plus. Je connaissais ce type. Il était déjà venu chez
moi avec une fille et un anglophone. Il avait une jambe dans le plâtre et il se nommait Windigo, le
frère de Raoul Duguay, précisa-t-il. Femme Ô jazz des sangs et prisme des secondes / densité des
mots et exercices des suicides / enchaînée par les mailles fluides du temps... Sa voix forte nous
transportait vers des fous rires caverneux. Je me rappelle de toé. T 'habite une commune à Saint-
Vianney, un petit village dans la Vallée de la Matapédia, à quelques kilomètres d'ici, que je lui
avais répondu. Windigo jouait de l'harmonica et racontait des histoires de trappeurs en Abitibi. Il
nous narra son accident. Un jeune aurait starté un tracteur sans désembrayer. Sa jambe a été
écrasée contre les doigts en acier d'une faucheuse. Nous l'avons ramené à Saint-Léandre pour la
nuit. Au matin, une lettre de ma mère me demandait d'aller garder leur Bar, Le Golfo, pour deux
mois. Je regardais El Gringo, interrogateur. Il m'avait signifié qu'il resterait cet hiver dans la
maison. Je veux terminer ce foutu roman de la route, avait-il précisé l'air songeur. Je
t'accompagne pour une visite à mes vieux, mais je reviendrai passer l 'hiver à Saint-Léandre. Nous
avons dégagé l' auto prisonnière de la dernière tempête. Un peu plus tard, nous abandonnions
Windigo sur la route sud, en direction d'Amqui. Puis ce fut le grand départ vers l'ouest. Nous
avions tout juste assez d'essence pour nous rendre à Québec. Un gars traînait sur la route, le pouce
levé. Un grand roux qui s'était esquinté un bras et qui revenait d'aussi loin que Rivière-au-Renard
où il possédait un « schak » en bois rond. Pierre Bertrand, pour vous servir. Un ermite en mal de
voyage. Son rire débordait avec un surplus de folie dans ses yeux verts. Entre deux strophes de
poème où il était question d'un orignal fonçant à travers les aulnes, il nous promettait le party de la
décennie et quelques litres de gazoline. Nous devions faire une halte à Drummonville où il espérait
donner un spectacle. Nous étions à sec, dans tous les sens du mot. Le gars nous présenta ses amis
motards qui occupaient un gymnase. Nous traversâmes la grande salle à la recherche d'une table.
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Le bar et les hot-dogs étaient à volonté. De quoi réjouir les assoiffés que nous sommes, en tout
temps, que je confiais à Bertrand. La bière coulait à flot et la musique était assourdissante. Les
filles se promenaient en soutien gorge, veste de cuir et jeans serrés. Les gars portaient les cheveux
aussi longs que les femmes, de sorte que, de dos, il était difficile de les différencier. Vers les deux
heures du matin nous repartîmes vers Montréal, l'auto chargée de bouteilles, en abandonnant le
poète à son sort entre les bras d'une moto rutilante. La suite du voyage au bout de la nuit devint un
point de fuite peuplé de lumière hachurée, de sensation de chute, de paroles inaudibles. El Gringo
insistait pour me dire quelque chose. Je fixais la route comme un somnambule, sourd et aveugle,
prisonnier d'une gestuelle d'automate au volant d'un bolide. Puis, j'aperçu El Gringo qui claquait
la porte en jurant. Nous étions stationnés en face de l'appartement de ses parents. J'embrayai, en
tournant le volant, pour foncer vers la sortie du quartier. Rien à foutre. J'ai à terminer ce voyage
seul. La nuit collait au pare-brise comme du goudron, tout juste avant le grand flash.
Le choc a été terrible. Le moteur faisait un bruit d'enfer. J'ai alors coupé l'ignition. Il y
avait bien ces couleurs rouges tout autour, qui m'intriguaient. Et des clignotants impossibles à
identifier. Le volant était tordu entre mes mains. L'éclair d'un regard étranger m'était apparu dans
le rétroviseur. J'avais le front en sang. Ce n'est rien. Sort de là. La rue est truquée. Elle va se
défiler sous tes pieds. T'en fais pas. Tout va rentrer dans l'ordre. Faut juste quitter cet endroit en
vitesse, m'avait dit le gars dans le rétroviseur. Sombres lueurs, une étoile qui fait mal au front.
Faut retrouver El Gringo que je viens de déposer sur le seuil d'un appart. Non! il est chez ses
parents. Il ne comprendra pas pourquoi je ne l'ai pas écouté. Filer plutôt vers l'est. La rue du
Parc, tout juste en haut de Saint-Laurent. C'est bien ça. Marche le long des vitrines vers l 'est.
Quelque chose comme une envie de mourir, de tout laisser. De s'étendre là, dans la neige noire.
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Après tout, où ça mène? La vitrine s'arrêtait de bouger et je m'essuyais le visage avec de la neige
sale. C 'était donc toujours plus grave qu'on le pensait avant. Avant les ténèbres. Qu 'est-ce qui
s 'était donc passé? Voilà bien ta belle gueule escamotée. Maintenant suffit! Marche un peu plus
loin sans montrer ta faiblesse. Une voiture apparut le long du trottoir. Deux hommes kaki
m'interrogeaient. Je racontais une histoire de bagarre. Ils me disaient de monter. Ne pas parler de
la collision, que je me répétais en fermant les yeux. Perte totale de l'auto. Ne pas parler du Valiant
Bleu abandonné. J'étais conscient d'avoir quitté les lieux d'un accident après avoir arraché la
plaque d'immatriculation. En regardant dans mon sac de cuir, je prenais des précautions pour que
les flics ne puissent l'apercevoir. En fouillant, je m'étais rendu compte que j ' avais oublié mon
cahier. Il avait dû s'échapper sous l' impact de l'accident. Après m'avoir fait une injection, le doc
avait fait ses points de suture; je ressentais encore ses doigts masser la couture à mon réveil. Je
détournais la tête. Sans attendre, les policiers m'interrogeaient de nouveau. J'inventais une bataille
avec un clochard. J'étais fier de me rappeler mon mensonge. Puis on m'avait libéré dans les rues
de Montréal, un pansement géant sur le front. La marche était plus longue que prévue, une
faiblesse d'ivrogne dans les jambes. Je connaissais une adresse. Demain, j 'irai chercher mon
cahier. Je parvins enfin à la rue Saint-André. Je réveillais Gilles. Il était couché avec la belle
Johanne qui m'offrit son appart. Ils avaient projeté un voyage en Californie. Gilles y était invité
pour la présentation de ses vidéos d'arts. Pas de problème. Il s'inquiéta un peu pour moi. Avec
mon pansement et mon allure de coureur des bois défroqué. Dormir. Dormir. Je ne pensais qu'à
ça. Le lendemain, le téléphone me réveilla. On avait retrouvé mon auto accidentée sur la rue
Hochelaga. Pouvez-vous vous présenter au poste, ou désirez-vous qu 'on aille vous chercher ? Je
leur demandai de venir. Dans l'état de faiblesse où j'étais, je ne pouvais ni marcher ni prendre un
taxi. Je n'avais plus un rond. J'avais encore fouillé dans ma besace pour constater, de nouveau,
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l'absence de mon précieux cahier. Ma plaque d'immatriculation y était, par ailleurs. Elle brillait de
toute la bêtise qui me hantait depuis le début de ce voyage. Je ne reconnaissais plus mon visage
dans le miroir. Un grand pansement me barrait le front. J'avais la tête dans un étau et il me
semblait que quelqu'un tournait une manivelle pour en extraire la moelle. Elle s'étendait en des
reflets colorés sur le miroir. Ça devait être le gars du rétroviseur qui m'avait suivi jusqu'ici. Le
temps de lire une lettre laissée par Gilles et J ohanne qui s'excusaient de me laisser dans un
moment pareil, et la sonnerie s'était fait entendre. Deux hommes m'attendaient sur le trottoir. Ils
m' invitèrent à prendre place dans une voiture non identifiée. Comment m 'avez-vous retrouvé? Les
deux policiers regardaient devant, sans dire un mot. Nous arrivons au poste. Après un court
interrogatoire, je me rendis compte de leur petite stratégie: elle ne peut s'être envolée toute seule,
me dit l'un des policiers. Dis-nous la vérité et tout se passera bien. Tu pourras partir. Sinon on te
boucle pour refus de collaborer, me disait l'autre. Je leur avais sorti la plaque d' immatriculation de
mon sac. Un policier me montra mon cahier, en récompense. L'adresse de Gilles y était, puisque
j 'avais déjà habité dans son appart. Tu recevras une convocation d 'ici un mois. Délit de fuite. Tu
ne dois pas quitter le Québec.
Je ne voulais pas rester seul. L'hiver montréalais me collait aux pieds. J'avais le corps
transi du naufragé. Je savais que Vanier était revenu en ville et je frappai à sa porte. Nous avons
arpenté les rues à la recherche de dope. En passant sur Rachel, une voix de femme nous a
interpelés. C'était la belle Roxanne, croisée dans nos virée, qui s'exclamait: Hé! Les gars de la
Gaspésie. Je me souvenais très bien d'elle. Les bras enfoncés dans un caillé sur le poêle à bois à
Saint-Vianney, elle nous avait reçu avec des reproches dans l'œil: pas du monde du Carré Saint-
Louis icitte, asteure! Tabarnac! Vanier s'était alors faufilé vers la chambre d'une fille qu' il
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courtisait depuis son arrivé dans la région, tandis que moi je restais planté là, fasciné, à observer
Roxanne brasser son caillé. Ses vigoureux bras fumaient et son décolleté, en plongée, révélait la
rondeur de ses seins. Et voilà qu'elle réapparaissait en haut d'un escalier sur Rachel, le manteau
kaki déboutonné et les bottes d'hiver de l'armée pas lacées. Étonnée de nous voir en ville, elle
nous dit qu'elle jouait du piano lorsque soudain, elle s'était levée pour enfiler son manteau et ses
bottes. Une intuition et vous êtes là en bas de l'escalier. Incroyable! Où allez-vous ? C 'est quoi,
ce pansement? On va s 'payer une bière au Nelson, avait dit Vanier en me faisant un clin d'œil.
Ouais, que j'ai répondu en souriant.
L'hôtel Nelson était désert. Vanier attendait quelqu'un. Nous buvions nos bières pour faire
durer le temps. Roxanne n'arrêtait pas de parler de la campagne, de leur commune qui s' était
disloquée, de son chum en vadrouille. Elle racontait son errance d'appart en appart chez des amies
à qui elle cuisinait du pain et du yogourt. Présentement elle soignait une amie, Kate, qui a un
chien, un piano et la mononucléose. La paysanne en elle n'arrêtait pas de dépeindre son jardin, ses
animaux et les foins qu'elle avait engrangés avec ses copains. Elle voulait revenir cet été,
reprendre sa place; mais, entre temps, elle cherchait quelqu'un pour l'accompagner au Mexique.
Je lui mentionnai que j'avais voyagé au Mexique, il y avait déjà deux ans. Alors qu'elle nous
quittait quelques minutes pour aller aux toilettes, Vanier m'avait dit: as-tu remarqué comment elle
te regarde, c 'te fille. Pour moé, tu lui es tombé dans l 'œil. Ouais, dans l 'état où je suis, c 'est
quasiment inespéré, que je répondis. Lâches pas, man. Mon homme vient d 'arriver. Je te quitte
pour 10 minutes. Roxanne de retour me parla de son voyage projeté au Mexique. Je lui dis que mes
parents m'attendaient pour un remplacement de deux mois à leur bar Golfo, un Motel dans les
Cantons de l'Est. Après, hé ben après, j'pourrais t 'accompagner car j'aurai le fric pour le voyage.
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Nous entendîmes des cris et la porte des toilettes s'ouvrit avec fracas. Vanier fut projeté sur le
plancher. Le barman intervint auprès d'un client baraqué. Vanier se débattait comme un diable
mais il ne faisait pas le poids. Il se retrouva sur le trottoir glacé, la lèvre fendue et un sourcil qui
pissait le sang. Nous le rejoignîmes en contournant les hommes qui gesticulaient. Faut s'casser
d'icitte, que je lui criai. J'veux y retourner! Il m'a piqué mon cash, l'salaud. Maudit voleur! Crisse
d'épais à marde! Aie! Laisse tomber. Ça va te coûter plus cher si tu y r 'plonges. Que je lui avais
dit. Je l'ai pris par le bras pour l'entraîner vers l'appart de Johanne dont j'avais récupéré la clef.
Nous avons fouillé dans 1'armoire de la pharmacie. Roxanne désinfecta ses plaies et lui colla deux
« Band Aids» découpés au ciseau. Nous nous sommes retrouvés enfm seuls. Vanier, toujours
enragé, était reparti en promettant de revenir nous voir avec de l'herbe. Fais-toi en pas pour nous.
On va s 'en sortir.
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CHAPITRE 8
Motel Golfo
Roxanne s'était fait couler un bain. J'ai alors fouillé dans le frigidaire et le garde-manger et
y al déniché du fromage, une baguette de pain, un bout de saucisson et une bouteille de vin
ouverte. J'ai placé le tout sur la table avec des assiettes puis je me suis dirigé vers le clapotis du
bain. Roxanne me souriait. J'enlevais mes vêtements. Me suis glissé dans l'eau chaude. Une
torpeur bienheureuse montait en même temps que la vapeur. L'eau se déversait par le trop plein du
bain en un tourbillon musical. J'étais installé derrière Roxanne et mes mains savonneuses erraient
sur son corps. La chimie de l'eau était parfaite. Elle tourna la tête et ses lèvres se posèrent dans
mon cou pour ensuite remonter vers ma bouche qui avait perdu tous ses mots. Ses mots qui se
noyaient autour des seins de Roxanne.
J'ai allumé des chandelles. Nous avons fait honneur à la petite table. La nuit s'installait
dans les rues de Montréal. L'appart de Johanne nous isolait des rumeurs et des guerres de la rue.
Les klaxons et les sirènes s'enfuyaient par delà nos gestes, nos gestes galvanisés, aiguillonnés par
une découverte mutuelle. Il me semblait que j'avais attendu ce moment de toute éternité. Nous
sommes libres, libres de faire ce qui nous plaît et d'aller où l'on veut. L 'hiver est jeune et nous
aussi, m'avait dit Roxanne. Le Mexique peut attendre quelques semaines, que je lui répondis.
Pourquoi ne pas venir avec moi faire de la raquette dans les Cantons de l 'Est? Après. Hé bien,
après, nous nous retrouverons pour le voyage, disons vers la mi-mars.
Varner débarqua dans l'appart en fin d'après-midi. Encore au lit, qu' il ricana, en nous
dévisageant. On se repose, lui avait répondu Roxanne. Moi qui étais venu vous chercher pour une
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tournée. On a encore des choses à se dire. Roxanne s'était blottie contre mon flanc. J'vois, j'vois.
Bon, à demain les tourtereaux.
Le lendemain mon frère était venu nous chercher. Il avait accepté de nous conduire au bar
de nos parents, à Stanstead. Je lui avais raconté mon accident et ma rencontre avec Roxanne. Deux
bonnes raisons pour insister afin qu'il nous offre un lift. Le Motel Golfo apparut tout illuminé sur
sa colline. Le Bar commence à bien fonctionner, m'avait dit mon père, Arthurin, pour me faire
monter. En nous voyant, il s'était exclamé: Ah ben, ah ben, l 'maudit, y a amené une petite
waitress avec lui. Ça parle au sacramant. Élizabeth, Élizabeth, vient voir, Gérald n 'est pas seul, il
nous amène une fille. Ma mère, l'œil méfiant arriva dans le bar. Hé Élizabeth, va lui charcher tes
Hots-Pants et une petite blouse. J'suis sûr que ça va lui faire. Roxanne protesta. Habillée en
vêtements de l'armée américaine, elle ne payait pas de mine. Et puis, elle n'était pas venue pour
jouer à la barmaid. Mais rien n'y fit, ma mère l'entraîna vers les chambres à l' étage. Tu prendras
ben une bière. Ou un cognac pour te r faire le front. C 'est quoi ça? Oh ça, c 'est juste un char qui
était stationné dans une rue. J 'suis entré dedans à quarante kilomètres à l 'heure. Ben, tu t 'en
rappelles au moins, c 'est bon signe. Mon père s'esclaffa, les yeux allumés. Je voyais qu'il était
content de me voir. Dans deux semaines, lui et ma mère seront en Floride, qu'il me confia avec un
clin d'œil. Le Sud, une réussite, pour eux, avec la Lincoln à la porte. Mon frère me parla de sa
nouvelle job, mécanicien chez Canadian Tire. Une bonne sécurité. Oui, ma petite famille va bien.
Puis il m'avait dit qu'il devait repartir, une heure et demie de route. Attends de voir notre nouvelle
barmaid avant de te sauver, lui avait dit Arthurin. Roxanne était descendue du deuxième, habillée
d'une jupe courte et d'une blouse presque transparente. Les hommes avaient sifflé de
contentement. l'étais rassuré par son sourire un peu gêné. Elle aurait pu être insultée et décider de
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revenir avec mon frère qui attendait sur le seuil de la porte. Arthurin, derrière le bar, lui avait fait
signe de venir le rejoindre. Il venait de sortir cinq bouteilles et des verres. J 'vas te montrer
comment on fait les drinks au Motel Golfo. Non, non, avait protesté Roxanne. Je n y connais rien,
pis j 'bois presque pas. Son visage sérieux me rappelait sa dernière confidence. Son enfance avait
baignée dans une perpétuelle crainte des cris et des hurlements. Couchée sous ses couvertures,
Roxanne enfant ne comprenait pas ces guerres et ces violences dans la famille. Un soir, elle devait
avoir cinq ans, elle s' était levée pour découvrir son père avec un couteau levé au-dessus du visage
de sa mère. Les chicanes perpétuelles où l'alcool servait à se noyer, ou à se détruire à petit feu, ne
pouvaient s'oublier. L' équation était simple: alcool signifie violence. Les gens ivres lui
rappelaient trop de mauvais souvenirs et provoquaient chez elle une peur diffuse, sans contrôle. Et
moi qui l'avais conduite dans un bar. Je réalisais un peu tard la gaffe. Je me préparais à intervenir,
j ' étais prêt à repartir avec elle: t'es pas obligée, tu sais, que je lui avais dit. Laisse, m 'avait-elle
signifié, en me jetant un regard de défi. Chus capable de décider par moi-même. Elle avait bu cul
sec un verre de cognac qu'Arthurin lui avait présenté. Puis, avec un rire de gorge, ce dernier s'était
exclamé : une vraie championne là, toute une barmaid!
La leçon des drinks dura une bonne partie de la soirée. Les verres s 'accumulaient devant
moi: essais et erreurs de la barmaid et des expérimentations d'un Arthurin en délire. Ma mère
nous observait avec son air découragé des jours sombres. Les remontrances destinées à mon père
ne faisaient que complexifier le dosage des alcools. Le miroir du bar flambait avec le mouvement
des verres. Je me suis retrouvé passablement ivre, nu dans la salle de bains. Seul le bandage sur
mon front me donnait l'impression d'être vêtu. Roxanne d'un côté, ma mère de l'autre, je me
demandais en sanglotant : hein! C 'est quoi c 'carrousel, j 'arrive pas à comprendre ? Où ça mène
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c 'te vie ? Pourquoi tout ça ? Vous m'avez mis au monde dans un maudit manège ! Le miroir
reflétait trois têtes étonnées des énigmes qui me tournaient tout autour. Un essaim de corneilles
violacées. Arrête de te poser ces questions stupides. La vie, c 'est la vie, et on n y peut rien. Tu
ferais mieux d'aller te coucher. Oui, oui maman! C'est toi qui a raison, que je répondis dans un
sanglot à faire rire le diable en personne. Roxanne m'entraîna dans ma chambre. Elle s'étendit près
de moi. La nuit nous enveloppait. Nous étions en pleine campagne et les rares autos de la nationale
5 n'arrivaient pas à se faire entendre. Mon père ronflait déjà dans la pièce voisine. Les bruits de
Montréal tournoyaient encore dans ma tête. Comment échapper à tout ça ? Moi qui croyais que
nous ferions de la raquette. Demain, demain nous allons y aller, que je murmurai à Roxanne avant
de plonger dans l' entonnoir du sommeil éthylique.
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CHAPITRE 9
Le band congelé
Arthurin et Élizabeth avaient enfin quitté le Motel Golfo pour la Floride. Nous étions
maîtres à bord, Roxanne et moi. Un vieux chanteur country venait vider quelques bières et animer
les soirées. Il en avait pris l'habitude avec ma mère qui le payait en houblon. Johnny chantait du
Johnny Cash et s'enflammait au point qu'il fallait parfois le mettre dehors. Nous nous
familiarisions avec la faune locale. Des fermiers, des éleveurs de sapins de Noël, des semi-
retraités, un cul-de-jatte avec une grand-mère écourtichée, la poitrine à demi-nue et quelques
couples qui louaient une chambre pour une heure. Johnny faisait le tour des tables et racontait ses
voyages à Saint-Tite et à Nashville. Les clients étaient rares et nous avions tout notre temps pour
apprendre à nous connaître, Roxanne et moi.
Son père l' avait mise à la porte parce qu'elle avait participée à la révolte estudiantine au
Cégep de Maisonneuve. Ses copains, les Cossette, Trudel, Lanctôt, Vandelac et Maisonneuve
organisaient des parcours d 'agents du contre-espionnage dans la ville. Ils se disaient surveillés par
la Gendarmerie Royale car ils voulaient s'introduire dans le train affrété pour fêter « La
Confédération Canadienne ». Il espérait y perpétrer un attentat. En fID de compte, son groupe
s'était rapidement dispersé. Elle me racontait l' accueil de ses autres amis vivant en commune sur
Duluth, alors que, désespérée, elle errait dans Montréal. Gaston, le leader du groupe la laissa
squatter une petite chambre. L'appart abritait un chat et un pinson. Roxanne s'était mise au
fourneau pour cuisiner du pain et des tartes. Le projet d' une ferme pour que le groupe puisse vivre
se discutait souvent autour de la table. Il fallait quitter la ville, me dit-elle, les manifs devenaient
heavy. Trop de policiers, trop de violence et de bruit. La révolution avortée demandait, exigeait un
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changement de cap, ajouta-t-elle. Plusieurs avaient fui à l'étranger, aussi loin que Cuba et Paris,
après les événements d'Octobre. La société ne se transformera pas de l'intérieur. Et puis, de toute
façon, il va y avoir un crash économique et seuls les gens de la campagne vont survivre, affirmait
Gaston. Son groupe décida donc d'explorer le Québec. Roxanne apprit qu'en Gaspésie, les terres
n'étaient pas chères. En effet, le Bureau d'Aménagement de l'est du Québec, le fameux B.A.E.Q.,
avait décrété la fermeture de nombreux villages et l'expropriation des habitants. Le pinson de
l'appart a été dévoré par le chat. Les habitants du haut-pays par les fonctionnaires de Bourassa. Les
expropriations et les incendies de maisons avaient fait baisser les prix. C'est comme ça qu'elle et
ses chums se sont retrouvés au fond d'un rang à Saint-Vianney, pas loin d'Amqui dans la vallée de
la Matapédia. Une terre de 100 acres avec une maison, une grange, deux vaches, deux cochons, un
tracteur et quelques instruments aratoires. Le tout pour 2000 dollars, ajouta-t-elle. Comme ils
étaient cinq, un petit quatre-cents dollars chacun avait suffit. C'est là que je t 'ai aperçu pour la
première fois, lui répondis-je. Non, j'étais passée avec Windigo au mois d 'avril précédent. J 'avais
froid aux pieds. Nous avions marché dans Matane et Windigo m 'avait dit : j 'connais un gars qui
habite dans les montagnes par icitte. Il a une petite maison. Ça n 'allait pas fort avec ma gang et
Windigo avait décidé de nous sortir Ray et moi. C'était un anglophone. Tu m'avais massé les
pieds. Il faisait bon chez toi, tu avais deux chats et c 'était relativement propre pour un homme
vivant seul. J 'ai été ben drillé par ma mère, que je lui dis. C'est avec l 'père que ça n'allait pas.
Bien sûr, que je me souviens de ta visite. Mais c'est surtout la vision de tes bras sortant du caillé,
tes joues rondes et rouges au-dessus du poêle et ta robe me livrant la générosité de ta poitrine, qui
m 'ont conquis. Ouais, j't'avais trouvé pas mal fendant. T'avais fait un geste pour tirer mon
décolleté.
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En fm de journée, nous avions aperçu les phares d'une camionnette qui se stationnait dans
notre cours. Le bar était vide et nous avions éteint les lumières. Les vitres du véhicule étaient
givrées. Un gars était sorti de l'habitacle et entrait dans le bar. Hi! Qu'il m'avait soufflé. Bonsoir,
que je lui avais répondu méfiant Ses lèvres bleutées peinaient à articuler. Il semblait frigorifié. Il
nous raconta que lui et ses copains arrivaient du Nouveau-Brunswick, qu'ils s'étaient perdus et que
leur « West» n'avait plus de chauffage. Ils avaient un rendez-vous avec un gérant dans un hôtel, le
Ripplecove d'Ayer 's Cliff. Il serrait un papier froissé. Ses mains tremblaient. Il réussit à
articuler avec un accent acadien: pouvez-vous accueillir mon band, l 'temps de nous réchauffer un
peu? Roxanne avait fait signe aux gars de la West. Trois types s'amenèrent, le visage blanc, les
lèvres bleues. Ils portaient des vestes en cuir tout juste bonnes pour l' automne. Il faisait moins vingt-
cinq dehors. Je leur ai servi du thé chaud et quelques biscuits. Nous avons appris, par la suite, qu'ils
étaient fauchés et que leur contrat ne commençait que le surlendemain. Le type nous demanda
l'hospitalité et, pour nous rembourser, ils viendraient donner un show. Nos regards se croisèrent. La
proposition nous tentait. Je déposai des verres de cognac devant eux. Il fallait donner une nouvelle
aire d'aller au bar, car nous n'aurions jamais assez d'argent pour le voyage à deux au Mexique. Nous
pouvions les accueillir. Surtout que Roxanne cuisinait des plats et des gâteaux plus que je ne pouvais
en manger. La table mise, les gars s'étaient dégelés.
À leur demande, nous avons dessiné plusieurs affiches que nous avons placardées dans les
villages et les petites villes environnants. Ayer's Cliff, North Hartley, Magog, Coaticook,
Stanstead. Comme promis, les quatre artistes se sont installés le samedi suivant en huit. Ils ont
testé leur son et accordé leurs guitares. Puis les clients arrivèrent par vagues. Des gens du coin,
puis des couples connus et enfin quelques Américains et des Hell's. La salle fut bientôt pleine au
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point que je ne pouvais quitter le bar. Ma waitress était alitée, une grippe carabinée. J'étais donc
seul pour faire face à une clientèle de plus en plus nombreuse. J'avais pris le micro pour annoncer
le début du show; j'ajoutais que la boisson serait servie au bar seulement. Les premières notes de
Li/œ a Rolling Stone s'étaient alors fait entendre. Départ fulgurant, s'il en fut. Je m'installai
derrière le bar pour servir la montée des gorges assoiffées. Un Santana suivit pour continuer avec
Led Zeppelin et la musique des Doors. Une coupe avait éclaté derrière moi sur la tablette. Le son
était assourdissant. La foule était galvanisée par le band qui enchaînait les hits sans démordre. Les
gars étaient réchauffés en un seul bloc, soudés. Ils avaient des visages de marbre. Les solos de
guitares se répondaient et la voix du chanteur embrayait à la fraction de seconde près. J'ai aperçu
Roxanne descendre les escaliers et se faufiler jusqu'à l'orchestre. Profitant d'une pause, elle
s'empara du micro et lança un thème musical que reprirent les musiciens en chœur. Les
instruments supportaient la voix éraillée par la grippe. Je lui ai fait parvenir un verre de cognac.
Roxanne m'a jeté un regard de reconnaissance et a enchaîné un Bob Dylan: The Times They Are a
Changin.
Il était impossible pour moi de sortir du bar. La foule était si compacte que je ne pouvais
me rendre aux toilettes. Je dus uriner dans un verre qui déborda. Heureusement, j'ai trouvé une
boîte de café et les dégâts furent limités. Un type, dans l'entrebâillement du vestiaire attenant, était
en train de sniffer une ligne blanche. Il me jeta un regard d'invitation. Oh non! Que je lui avais dit.
C'est moi le capitaine du bateau, faut pas dérailler. Il m'avait quitté pour vendre sa camelote. La
fumée était à trancher au couteau. Je n'arrivais pas à fournir pour le service. L'argent remplissait
les cases de la caisse. Les pourboires étaient jetés directement dans un ancien pot d'olives. À ce
rythme, nous allons pouvoir partir tranquille pour le Mexique, que je me disais. Les blousons de
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cUlr aux dossards des Hell's circulaient. J'ai décidé de protéger mes arrières en fermant le
vestiaire. J'avais fait signe à Roxanne de venir me rejoindre. Je l'avais mis au courant de la
situation. Garde le bar, je vais faire une tournée. Les motards sont dans la place. J'ai entendu, à ce
moment-là, un bruit de vitre cassée. Je me suis dirigé rapidement vers les toilettes. Un gars venait
de lancer le couvercle du réservoir à travers la fenêtre. Une fille pleurait dans un coin et une sorte
de géant tout en minceur et aux cheveux très longs me toisait. C'est toi le chef? Il m'avait jeté un
regard, comme si la question ne se posait même pas. Hé ben man, tu vas me sortir ce gars-là de
mon saloon, ou je le fais moi-même. T'es qui toé ? qu'il m'avait répondu. Moé, j'suis l'fils du
patron et je garde le bar de mon père le temps de leurs vacances. J'veux pas de problème. C'est
pas dur à comprendre, me semble. J 'suis icitte pour quelques semaines encore avec ma blonde,
après je crisse mon camp pour le Mexique. Alors, tu agis en chef et tu me nettoies la place. Le gars
me toisait du haut de ses six pieds. Il se pencha pour regarder ma tresse de cheveux qui me
descendait aux reins. J'avais encore les points de suture au front, un zipper rouge et noir. Je reculai
de quelques pas, craignant une attaque. 1 am talking to your brain, not to your muscle, que je lui
lançai, sachant que dans le coin la langue anglaise était prisée. Après quelques instants d' hésitation
et un coup d'œil jeté aux alentours, le Hell's avait fait un signe et le gars était sorti en regardant le
plancher. L'autre m'avait chuchoté dans l'oreille en passant: gooa luck man, cé correcte pour c 'te
fois citte.
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CHAPITRE Il
Envoye dans l 'Nord 1974
Dans le trou de mine à Gagnonville, Québec Cartier Mining, au son des poumons toussant
la silicose ; désormais parmi les isolés du Grand Nord et leur motoneige, leurs dettes sans fin aux
confins de l'hiver sous le large crédit de la Hudson Bay Compagny. Les hommes circulent à la
queue leu leu dans l'air glacial, sous le circuit des chiffres: 8 à 16 ; 16 à 12 ; 12 à 8. Manœuvres,
mécaniciens, soudeurs, hommes-outils ben payés par la Québec Cartier Mining. Maintenant, ma
carte horaire ne passe plus sur cette page, tant je suis ailleurs dans le temps circuit, attelé aux
heures de brouettes lourdes du minerai lancé dans la gueule du crusheur. Casque de sécurité bleu,
bottes capées en acier avec métatarsien. La brouette sur pneu est lourde du fer en poudre, changée
en boue, que les pelles et le tuyau d'arrosage n'arrivent plus à déplacer au pied des rouleaux du
concasseur. Le mythe de Sisyphe, ça ressemble à quoi devant le recommencement perpétuel du
nettoyage à 7 étages sous terre? Le contour des formes féminines s'estompe à J' aube des fatigues
blêmes. Les gars tapissent leurs murs de nus et rêvent de l'inaccessible en se branlant. Le
contremaître nous niaise en apparaissant sporadiquement dans notre univers de graisse, d'eau et de
poussière. Nous portons tous des habits jaunes imperméables, maintenant devenus noirs de boue et
de cambouis. D'immenses rubans de caoutchouc transportent le minerai réduit en gravier grossier.
Au-dessus de tout cela, à l'air libre, des camions géants déversent leurs blocs de roc de la grosseur
d'une camionnette. L'enfer hurle dans le ventre du crusheur qui concasse la pierre le long des
étages en enfilade. Mes mots s'entrechoquent avant d'être broyés vifs sous les rouleaux
compresseurs. Je suis vide et sans parole. Je suis comme eux, content des breaks, de la paye, du
babillage sur les riens de cette vie souterraine. Les mains s 'éplument de leur peau aux jointures,
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comme des gants usés. Philippe Leblanc, mon compagnon pelleteur de boue ferreuse, me parle en
retenant ses larmes, laissant ses grosses pattes noires et craquelées comme des outils archaïques me
crier : ça fait 9 ans que je suis icitte à Gagnonville, stupide mécanicien en quête d 'un garage. Les
paroles qui racontent son métier perdu tombent dans ses membres brisés, ses vieilles mains qui ne
trouvent pas encore le sens de cette attente, de ce recommencement perpétuel. Et les larmes qui
jaillissent sur ce visage ridé, vieille terre en déchirure, parlent autant d'un homme que d'une folie
cachée. Je sens que de minuscules électrodes sont collées à mon front: la poussière filtrée par
l'eau. Nous communiquons, grâce à ce filtre métallique, par des silences noyés dans le bruit
infernal des roches pulvérisées. Les camarades de l' équipe me descendent dans la cloche géante du
broyeur pour nettoyer au marteau piqueur les croûtes de minerai congelé. Moins 50 degrés Celsius
à l'extérieur, là où se stationne un 200 tonnes chargé. Le contremaître tient nonchalamment ma
corde de rappel. La drille est lourde et le minerai s'arrache en plaques tectoniques. Une poussière
minérale jouant dans la sueur toutes notes concordantes, discordantes, éclairant le chemin
d'homme à homme jusqu'au cœur de la mine.
Je pense à mon père. Il m'était apparu durant mon sommeil, la nuit dernière. Au début, un
contremaître me conduisait dans un de ces vieux camions de la compagnie tout cabossé et
brinquebalant de la cabine. Nous nous approchions d'un village que je ne connaissais pas. Les rues
enneigées et les petits toits fumant me faisaient songer à la campagne de mon enfance. Nous nous
arrêtâmes devant une grande maison ; celle que devait habiter mon père, rappel de la maison
familiale du Lac-au-Saumon. Ton père est dans ce logement, m'avait dit le contremaître. On
m'avait fait entrer dans une chambre où un homme dormait tout habillé sur un lit. Arthurin était là,
vieilli et changé, ses vêtements de mécanicien étaient dans un mauvais état. Mon père
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m'apparaissait terriblement abattu d'un chagrin dont j'ignorais la source. Ma mère n'était pas
présente. Peut-être était-elle morte? Je le réveillai doucement, affectueusement. Il était heureux de
me voir et semblait gêné de quelque chose. Il ne voulait pas que je le touche. Nous étions chez des
étrangers. Mon père s'était enfin levé. Je dois éplucher des patates pour le repas. Ses mains
tremblaient. Je lui disais qu' il ne devait pas faire ça, que je le ferais à sa place, plus tard.
Je voulais partir et l'amener avec moi. Il semblait au bord des larmes. La lumière de la
chambre était lourde et oppressante, comme le silence des gens qu'on devinait derrière la porte. Je
lui disais que j'allais préparer le camion et que nous rentrions chez nous. Il n'y tenait pas
beaucoup, selon ses propos incohérents. J'avais de la difficulté à le faire bouger. Il semblait saoul
ou assommé par une douleur dont la cause me demeurait inconnue. Nous sortîmes. Il y avait de la
glace comme au printemps dans les rues. Des mottes de neige durcie encombraient notre marche.
Mon père se mit à me raconter une histoire. Ça ne lui arrivait pas souvent, lui qui ne parlait qu'en
jurant, toujours contre quelque chose d'invisible qui alimentait sa colère. Comme dans un songe, il
commença lentement en pesant ses mots lumineux avec des silences prononcés.
C'est un homme qui en tue un autre. D'abord, il veut faire disparaître le corps, mais à mesure que le temps passe, le corps grandit, ouais. L 'homme se retrouve avec un problème plus grand. De fait, le torse grossit tant qu 'il fait éclater la mai-son, de la cave au grenier. Et ça continue à grossir, à grossir, ouais. L 'homme est là-dessus comme sur une terre habitable, une planète en orbite. Un raz-de-marée descend de la Manic et inonde tout. Le barrage vient de céder, ouais. L 'homme at-tache les bas de pantalon du cadavre, aussi les manches du manteau et plante un arbre dans le cœur du mort. n y installe un drap, comme une voile blanche. n attend la catastrophe. Le raz-de-marée descendu de la Manic à 200 kilomètres à l'heure. Soudain, il arrive comme un mur d'eau et notre homme part à la dérive sur son ra-deau. Après plusieurs semaines en mer, car tout le pays a été inondé, ouais, la chair commence à se décomposer. L'homme s'enfonce à travers la cage thoracique. Là, au centre du mort, il doit affronter une multitude d'insectes, les habitants du corps en putréfaction. n se bat contre cette vermine durant des jours et des jours pour en-fin réussir à s'installer sur une île, près du cœur, là où les racines de l'arbre se sont développées. La voile lui sert de tente. L 'homme s y croit à l'abri. n est seul, ouais,
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tout fin seul. L 'homme découvre du gibier comestible dans la forêt de racines. Puis il s'avère que l'arbre est un pommier qui donne un jour ses fruits. L 'homme est ras-suré, car son île flotte maintenant sur un fleuve calme, un horizon de mer.
Puis mon père s'était tu. Nous nous étions dirigés, par la suite, vers une petite maison de
carton noir. Une petite maison avec un pommier sur le coin nord.
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CHAPITRE 12 La fermette
El Gringo nous accueillit dans la maison de Saint-Léandre. C'était le début de l' été. Nous
étions de retour de Gagnonville où Roxanne était venue me rejoindre quelques semaines avant la
[m de mon contrat. Elle avait dû quitter son emploi car l'hôtel où elle travaillait manquait d'eau et
elle devait faire fondre de la neige pour les repas. Pas question de continuer dans ces conditions.
La proprio l'avait laissée partir. Il était entendu, entre Roxanne et moi, que je ne dépasserais pas le
mois de juin dans le nord. Les dernières semaines sous terre ont été éprouvantes: rythme de travail
accéléré avec les changements de shift à tous les quarante-huit heures. Je me retrouvais à travailler
la nuit plus qu'à mon tour.
Ce qui m'a vraiment décidé à décrocher plus tôt de la mine, c'est le bris d'un bearing du
tapis roulant chargé de roches, que je raconte à El Gringo. J'initiais un jeune aux différents paliers
de nettoyage. Sept étages de couloir à balayer où montaient, en parallèle, les rouleaux géants. Je
venais de dire au gars de ne pas se presser. Inutile de courir. La job n 'a pas de fin, tu sais. Il
m 'attendait dans un cadre de porte lorsque le ruban d'un pouce d'épais et de quatre pieds de large
s'était détaché pour faucher les garde-corps en tubes d' acier. Si nous avions été dans le couloir
nous aurions été coupés en deux et nos tripes auraient été transportées avec les débris dans le
cruscheur. Le gars m'a remercié: je venais de lui sauver la vie. Nous sommes remontés avertir le
contremaître déjà en mode d'urgence. Notre arrivée sembla le rassurer quelque peu, puis il nous
conseilla de demeurer dans la salle de lunch. D'autres travailleurs y étaient attablés. Ils se
racontaient des histoires d'accidents, de quoi faire vomir les plus endurcis d'entre nous. El Gringo
apprécia le récit et nous donna des nouvelles du dernier hiver.
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Kate, l'amie de Roxanne chez qui elle créchait à Montréal, et lui s'étaient mis en ménage et
ils projetaient de se construire un «schak» sur une terre à vendre dans le rang 4. Kate s'était
guérie de la mononucléose. Ill' attendait pour bientôt.
C'est un lot et demi séparé par une route, me dit-il. Nous pourrions l 'acquérir à deux.
Roxanne accueillit la nouvelle de l'arrivée de son amie avec scepticisme. Notre installation dans la
maison semblait déranger El Gringo occupé au deuxième étage par l'écriture de son roman. Il
bûchait sur une vieille machine à écrire du temps de Kerouac. Le matin, il faisait bouillir ses
caleçons sur le poêle à bois, question de les nettoyer des parasites récoltés lors de ses virées
nocturnes. Il surnommait Roxanne le péril jaune, depuis qu'elle était revenue du Mexique avec
une hépatite virale. Il refusait de manger de son pain. Il ne touchait pas aux repas qu'elle nous
concoctait.
Kate nous arriva, un après midi du milieu de l'été, au volant d'une camionnette tirant une
remorque. Nous entendîmes un bruit de sabots. Le véhicule tanguait. À travers le hublot, la lumière
d'un œil sous une crinière sombre, clignotait. Nous ouvrîmes la porte arrière pour apercevoir deux
larges fessiers de poneys tachetés blanc et noir. Les deux bêtes furent conduites dans notre
nouvelle grange avec leur attelage de cuir neuf. Avec ça, nous allons sortir notre bois pour la
construction de notre camp dans le 4, me dit El Gringo.
Quelques jours plus tard, Le Capitaine se présentait avec un jeune bouc et sa mère. Il avait
entendu parler de notre retour du nord. Le troupeau de chèvres, hérité de Vanier, s'est développé,
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me dit Archibald. Elle, c'est Aglaé et lui, Gor/ot. Roxanne s'était approchée des bêtes avec des
feuilles de laitue. J'avais pris le temps de les attacher séparément à deux vieux pneus. Comme ça,
elles pourront se déplacer autour de la maison et brouter le gazon, que j'avais précisé à Roxanne.
Une vieille carcasse de voiture occupait le terrain. Deux jeunes porcs y logeaient sur les sièges
défoncés. Ils nous regardaient par la vitre des portières rouillées. Notre petite ferme se peuplait
lentement. Il faut construire le moulin à scie, m'expliqua Archibald, toujours lancé dans ses
discours. Tu vois, pour l 'instant, j 'veux rénover la petite grange. Je lui avais fait visiter le bâtiment
au toit arqué. Les poneys de Kate nous regardaient avec leurs grands yeux méfiants. Levasseur, le
fermier voisin, a accepté de nous vendre une parcelle de 10 acres avec le marécage, alors que
nous voulions acheter la terre au complet, ajoutait Roxanne. C'est mieux que rien, avait répondu
Archibald
Levasseur a finalement consenti. Il nous a mis comme premiers acheteurs sur le contrat. On
ne sait jamais, monsieur Levasseur que je lui avais dit, si vous changiez d'idée et que vous vouliez
vendre cette terre. J'aimerais être averti. Jamais de la vie! Avait-il répondu. Je vois encore sa
damnée face rouge. Mais il nous avait tout de même mis sur le contrat comme premiers acheteurs,
précisait Roxanne. Ça coûte rien de plus, avait mentionné le notaire. Les maudits, y veulent pas
qu 'on s 'installe, ajouta Archibald. Il jeta un regard allumé sur les fleurs sauvages. Mais on va le
construire not' moulin. Il te faut des planches pour c 'te grange. Je connais quelqu'un qui saurait
nous bâtir ça, que je lui avais dit. Ah oui! C'est qui? Arthurin, mon père. Mais ce ne sera pas un
cadeau. Je tiens à t'avertir. Vous allez en baver. C'est un homme dur à l'ouvrage et pas facile à
vivre. Mais c'est certain que le moulin sera opérationnel dans deux semaines, trois peut-être. Ça
me va! me fit-il. Encore faut-il qu'il soit disponible, avais-je ajouté. Et puis, il y a leur bar qu 'il
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faudra faire garder, car ma mère ne le laissera pas venir seul, ajoutais-je. Toute une logistique,
confinnait Archibald. Ouais, je vais m y mettre ce soir. J'appelle mon père. Tu ferais peut-être ben
de t y rendre, question de bien lui expliquer.
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CHAPITRE 13
Le moulin à scie
1974
Arthurin apparut par la porte centrale du Motel Golfo. Il goûta à la chaleur et à la lumière
du matin, tout en contemplant les losanges de pelouse fraîchement rasée. Il envoya la main au
jeune couple qui sortait d'une des chambres. Quand partez-vous? demanda Élizabeth. Dès que
notre homme se réveille. Tu as encore laissé des poils ce matin, mentionna-t-elle. Mon père se
frotta le menton. Je devrais peut-être me la laisser pousser comme Gérald. Que j't'y vois pas!
Avait dit ma mère. Je m'étais pointé au terminal d'autobus de Magog la veille au soir. La
proposition de venir construire un moulin à scie à Saint-Léandre n'enchantait pas ma mère.
Arthurin, par contre, sauta sur l'occasion. C'est pas les vacances que j'espérais, lui avait -elle dit.
Les filles vont venir vous remplacer. Roxanne connaît le métier, que je lui avais dit pour la
rassurer. Toute une barmaid! avait ajouté mon père.
Nous arrivâmes en Gaspésie vers les onze heures du soir. L'arrêt au bar du Petit Miami,
dans la Mitis, avait passablement éméché Arthurin. Il heurta la maison avec son auto. J'ai voulu te
tester les nerft, qu'il me dit en s'esclaffant. Posée sur des fondations de bois en partie pourries, la
chaumière recouverte de papier noir ne semblait pas très solide; surtout qu'un trou s'y était ouvert,
côté rue, lors des dernières pluies. Roxanne nous accueillit avec son air sérieux, alors que nous
étions passablement décollés du plancher des vaches. Où il est ce carridge, que je l'installe? Tu en
seras l 'scieur. Ça te fera un métier. L 'scieur, c'est connu, c'est lui qui mène. Mais j 'veux rien
mener pantoutte, que je lui répondis. C'est pour la survie de la gang, pour s 'construire des
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maisons, des granges et élever nos familles. On est un collectif, tout est mis en commun et y a pas
de boss. J'veux rien savoir du communisme, chus-là pour toé, que me répondit Arthurin J'veux
que mon gars soit l'scieur, c'est pas compliqué, maudit crisse! Bon, c'est okay. Okay là. J'vais
être le scieur.
Le lendemain matin, je réveillais La Rousse, la fille du Capitaine. Il fallait qu'elle et
Roxanne se rendent garder le bar du Motel, dans les Cantons de l'Est. Ma mère avait accepté de
laisser partir mon père à cette condition. Elle viendrait le rejoindre à Saint-Léandre pour ses
vacances.
Arthurin examinait l'amas de ferraille acheté par Archibald pour construire le moulin à
SCie. C 'est d 'la scrap, qu'il jeta. Étonné, Le Capitaine lui avait demandé de s' expliquer.
Premièrement, c'est trop gros pour vos besoins et ça va vous coûter trop cher pour le faire
marcher. Après, j 'connais quelqu'un qui en a un, plus petit, plus facile à monter, et surtout plus
complet. Mais qu'est-ce qu 'on fait de ça ? questionna Archibald On l 'retourne et on s'fait
rembourser, ajouta Arthurin dans un rictus. Mais c'est à Causapscal. Pas à côté. Pas sûr qu 'on va
nous rembourser, se lamenta Le Capitaine. J 'm 'en occupe, avait dit Arthurin.
Le camion à clams déposa la structure rouillée dans la cour de la compagnie, près de la
rivière Matapédia. Causapscal était le fief lieu d'une foresterie industrielle avancée. Les cours à
bois couvraient le bord de la rivière sur plusieurs hectares. Un silo géant fumait le plus gros cigare
du monde, alimenté par des montagnes de résidus de bois. Le commis intrigué demanda ce que
nous voulions. Archibald expliqua que l' achat ne faisait plus l'affaire. Il demandait un
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remboursement. Arthurin s'en mêla et pesta contre le carridge pourri. Vous êtes qui, monsieur?
Moé, j'suis un avocat qui défend ce monde-là, avait dit Arthurin en jetant une carte d'affaire sur le
comptoir. Au moment où le commis allait s'en emparer, mon père la lui retira prestement pour
faire semblant de lire: Avocat en droit de remboursement, là. C'est dit. L'autre lui répondit, t 'es
aussi avocat que mes fesses. Allez vous faire voir ailleurs, vendu, c 'est vendu. Un casque blanc fit
irruption du bureau d'en face. C'est quoi, l'problème? Ces messieurs prétendent que notre
carridge est pourri et qu'ils peuvent rienfaire avec. Qui est l'acheteur? demanda le patron. C 'est
moé, que fait Archibald. Veillez passer dans mon bureau, monsieur, monsieur ? Tremblay. Moi
aussi, j 'suis un Tremblay, avait crié Arthurin. Viens, viens dehors. On va les laisser régler l'affaire
entre eux.
J'ai entraîné mon père dans la cour du moulin.
La terre, réduite en poudre, s'envolait sous nos pas. Tout un chantier, fit Arthurin. Ton
grand-père Lavoie a travaillé toute sa vie dans la Vallée. J 'ai camionné pour lui sur la glace de
ce 'te rivière, avant de rencontrer ta mère. On a descendu du bois de toutes ces collines. Il me
montra les flancs boisés. Tout autour, des montagnes de billots attendaient la scie ronde. Nous
l'entendions chanter de l'autre côté du terre-plein. Des silhouettes s'agitaient dans la chaleur et la
poussière de bran de scie. À l'autre bout, deux scarabées montés sur roues transportaient entre
leurs cuisses géantes les madriers fraîchement sciés vers des empilements qui luisaient au soleil.
L'odeur de la résine chauffée et du diésel des tracteurs faisait rêver mon père. Son ancienne vie
avant le bar Golfo. C'est pourquoi je savais qu'il pourrait construire ce foutu moulin. Mais ça
partait tout croche, que je me disais en voyant Archibald sortir des bureaux de la compagnie la
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mine basse. Il nous en donne 500 piastres. Mais tu lui en as donné 2000. C'est des voleurs, que je
leur criai. Les casques blancs ricanaient à la porte de l'office. Ils savent ce que ça vaut, plus les
transports à nos frais, on est dans l 'trou en partant. Tabarnac! On aurait pas dû l 'amener icitte,
me répondit Archibald. Faite-vous en pas. J'vous charge pas une cenne, et je sais où en trouver un
carridge pas cher, nous avait dit Arthurin Venez-vous-en! J 'vous paye une caisse de bières.
Le surlendemain de notre voyage dans la Vallée, mon père réussit à trouver un petit moulin
dans une localité proche de Saint-Léandre. Saint- Damase avait la réputation d'un village forestier
dynamique. Léonard Otis y possédait 900 acres de forêt et militait pour un concept de ferme
forestière. Il s'était opposé à la fermeture des villages. Sa lutte contre le Bureau d'Aménagement
de l 'Est du Québec qui avait décrété la fermeture de nombreux villages, en avait fait un activiste
syndical et un farouche défenseur des travailleurs de la forêt. Je n'ai jamais su comment mon père
l'avait connu. Sans doute lors de sa vie de camionneur. Léonard Otis lui trouva l'équipement
nécessaire et il nous encouragea dans notre entreprise.
Archibald déboursa 500 dollars en maugréant. Une dalle de ciment, d'une ancienne
construction près de la maison, fut utilisée comme base de travail. Arthurin commandait, avec des
gestes brusques, les gars qui s'étaient offerts pour la mise en œuvre du chantier. Il y avait l'Dog et
Mastermind, les fils d'Archibald. Puis venaient l'Coyote, un sculpteur, et son ami Slugly, un
comédien. Tous deux récemment débarqués avec leur femme, Carole et Louise. Les journées ne
commençaient pas toujours à la même heure et on ne savait jamais à quel moment elles se
termineraient. Tout dépendait des conditions de travail de la veille, de la soirée bien arrosée et de
la disponibilité des pièces de rechange nécessaires au montage mécanique. Les premiers jours, tout
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allait bon train. Le moral y était et nous entendions déjà la scie fendre en belles planches les billots
que Comox et Josiah rassemblaient au bout du champ. La Louve, la femme d'Archibald, nous
préparait des repas où les viandes de bœuf, quelquefois de moutons ou de chevreaux alternaient
dans nos assiettes. Les gâteaux aux carottes et les tartes au sucre revenaient régulièrement comme
dessert. Autour de la table, sortie dehors pour la circonstance, Le Capitaine célébrait la venue
d' une nouvelle ère. Quelques-uns écoutaient en hochant la tête, d'autres chantaient en buvant le
vin de pissenlit. Arthurin présidait les libations en demandant des petites fraises et de la crème
pour dessert. On insistait auprès de Slovénie, la plus jeune des filles du Capitaine, pour qu'elle
aille en chercher dans les champs. Pas question que j e cueille des fraises pour lui, avait-elle crié en
s' enfuyant.
La Rousse et Roxanne étaient parties la veille pour remplacer ma mère au bar Golfo.
Faraon, le jeune fils de La Rousse, les accompagnait. Il n' avait que 2 ans. Le deal, c'était qu'elles
demeurent au Golfo, le temps qu' Arthurin termine l' installation du moulin. Les jours suivants, il se
mit à pleuvoir. On en profita pour rassembler quelques pièces manquantes et chercher un moteur
pour faire tourner la scie. Archibald, Arthurin et moi nous explorions les environs. Arthurin
connaissait le coin, il y avait travaillé comme camionneur avant ma naissance. La tournée des
cours à scrap ne donna pas beaucoup de résultats: une chaîne pour la dry servant à évacuer le bran
de scie, un shaft avec une roue en fonte et quelques poulies. Il manquait le principal. Un moteur
suffisamment puissant pour donner de la vitesse à la roue d' aire qui maintiendrait la force
nécessaire lorsque la scie entrerait dans le billot. Faut que ça tourne à plus de 800 tours la minute,
sinon la scie va baller et risquer de chauffer. Arthurin nous expliqua, à Archibald et moi,
l' alchimie du mouvement et l' art de scier. Je regardais les deux hommes penchés sur des débris de
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métal, ruminant les probabilités de réussite. Faut que ça marche d 'ici une semaine, avait
mentionné un Archibald songeur.
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CHAPITRE 14
Les filles gardiennes de bar
Roxanne n'avait pas accepté facilement ce remplacement nécessaire au Motel Golfo. La
saison estivale prenait tout son temps avec les jardins, les animaux et ses projets de fromagerie qui
germaient lentement. J'avais plaidé pour la cause collective et l'utilité d'aider Archibald et sa
famille, puisqu'il nous avait donné un couple de chèvres. Ces bêtes nous offraient l'opportunité de
se bâtir un troupeau. Finalement, Roxanne et La Rousse acceptèrent, à la condition que Faraon les
accompagne. Arthurin et moi, nous les avons mis tous les trois dans l'autobus tôt le matin.
Élizabeth les accueillit sans chaleur à Magog. Cette aventure ne lui plaisait pas. La vue du
jeune Faraon fiévreux n'arrangea rien. Et puis, il y avait du neuf au bar. Des danseuses distrayaient
les clients. Comme le Golfo n'était pas loin des lignes américaines, une faune en délire à la palette
de casquette retournée s'amenait aux petites heures pour faire danser les filles sur les tables. Ma
mère avait fait venir une agence. Le Grill ne rapportait pas assez. Les girls pouvaient faire la
différence. Depuis 4 mois que ça tournait, les chiffres se montraient intéressants. Mais là, elle était
épuisée, son médecin recommandait du repos. Elle quitta le plancher le jour même de l'arrivée des
gardiennes, tout en leur recommandant de plonger l' enfant dans un bain glacé. Roxanne examina
la situation. Les clients vont bientôt s 'amener. Ça va se jouer serré, avait-elle dit Faraon
l' inquiétait et La Rousse ne semblait pas y prêter attention plus qu' il ne fallait. Elle était tombée
dans le cognac en arrivant. il n'y a pas de temps à perdre. Nous allons suivre le conseil d '
Élizabeth, disait-elle, assise au bar avec un enfant rouge de fièvre. Pas question que mon petit gars
endure c 'torture là. Non, pas question! Roxanne insista: il faut le mettre dans l 'eau glacée. Les
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deux femmes plongèrent un Faraon hurlant dans le bain rempli de tous les glaçons de la machine
du bar.
Puis les danseuses, au nombre de trois, commencèrent à arriver avec leurs gigolos. Les
clients ne tardèrent pas, tous déjà allumés. Quelqu'un mit de la musique. Une fille se présenta sur
le stage. Les contorsions féminines provoquaient la disparition des morceaux de tissu sous les
regards avinés des hommes. La musique éteinte, la danseuse ramassait les bouts de vêtement de la
grandeur d'un mouchoir pour s'enfuir vers les toilettes. Les regards se tournaient alors vers la
suivante qui se faisait prier. À poil, à poil, criaient-ils. La soirée · avancée, certaines nymphes
acceptaient de danser sur les tables. L'une refusa de monter car les gars hurlaient en faisant tourner
le meuble comme une toupie. Roxanne derrière le comptoir regardait la houle monter et cherchait
La Rousse du regard. Faraon, couché depuis les huit heure, remontait la pente car le bain froid
avait eu raison de la fièvre. Sa mère s'occupait des tournées, mais elle s'assoyait souvent avec les
clients. T'es danseuse? que lui susurra un Américain dans l'oreille. Non! Chus juste venue pour
aider ma copine. Puis elle résuma l'histoire du moulin à scie et les rêves de son père. Roxanne
s'approcha de Johnny, seul dans un coin. Elle déposa un verre de bière en face du guitariste. Ses
chansons n'avaient plus la cote depuis que les girls prenaient tout le plancher. Il regardait l'autre se
lever et gesticuler parce que la fille refusait de monter devant lui. IlIa voulait debout à la hauteur
de son nez. Il avait retourné sa casquette, la palette en arrière. Les gars ricanaient. Roxanne
s' approcha du groupe et jeta un verre de bière au visage de celui qui s'agitait le plus. Tiens, ça va
te refroidir les sangs. Surpris par le geste, l 'homme lança le poing au moment où la guitare de
Johnny se pulvérisait sur son crâne. Le chanteur country regardait les morceaux éparpillés de son
instrument. Le manche entre les mains, encore relié par les cordes, Johnny réalisait ce qui venait de
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se passer. Il résista à peine lorsque les Américains le traînèrent dehors. Je fus réveillé par la
sonnerie du téléphone vers les deux heures du matin. Une Roxanne en larme me raconta les
événements. Johnny avait été hospitalisé.
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CHAPITRE 15
Monsieur Moison
Un camion de bière aux couleurs de la compagnie Molson était stationné devant le dépan-
neur du village. Archibald ouvrit la porte de l'épicerie. Au même moment, un préposé remonta de
la cave avec des caisses vides. Le chauffeur du camion lui refila le même nombre de caisses
pleines. Tiens, tiens, si c'est pas l 'vendeur de ma bière préférée, lui cria Le Capitaine. L'autre le
regarda étonné. Aie! J'sais que vous donnez des bières aux clients comme moé, vous autres.
Question promotion. Sais-tu combien de camion de ce genre là on a bu, ma gang pis moé ?
Perplexe, le chauffeur ne savait que répondre. Tout ce qu'il voulait, c' était refiler la facture à
Louiselle, la patronne du commerce. Cette dernière, un sourire sur les lèvres, observait la scène.
Elle savait que Le Capitaine ne lâcherait pas le morceau. Archibald se lança dans l'historique de la
compagnie, la syndicalisation, les grèves et parla du grand patron, monsieur Molson, comme si
c'était un pote avec qui il aurait semé du houblon. J 'ai travaillé pour vous dans le temps. Les
heures étaient longues à regarder s'emplir des millions de bouteilles. Le soir, on avait encore soif
6 cents qu 'on payait pour un verre à la taverne Cherrier. Le conducteur du camion décrocha une
caisse de 24 de la pile et la mis sur le comptoir. Pour vous servir, monsieur? Archibald, Archibald
Tremblay. Tu embrasseras monsieur Molson pour moé, avait dit Le Capitaine en sortant avec la
caisse. Arthurin attendait dans l'auto en dessinant des croquis. Le tréteau du convoyeur à bran de
scie, avec sa poulie, se profilait sur le rectangle du carridge monté sur des rails. Celui-ci était
opérationnel depuis peu et avait besoin d'ajustement. Les billots commencèrent à s'empiler sur les
limons.
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lui fallait de la bière fraîche en permanence. Même Le Capitaine ne se présentait plus au chantier,
lorgnant de sa fenêtre ou de sa grange l'avancement des travaux. Arthurin empilait les factures
qu'Élizabeth rassemblait dans une enveloppe. Pas question de payer pour leur maudit moulin,
disait-elle à un Arthurin fatigué.
La journée avait été longue et chaude. L'Coyote dormait, affalé à travers les rails. Arthurin
mit le moteur en marche et cria de libérer la voie. Slugly réussit à tirer le corps de son copain juste
à temps. Le carridge passa à toute allure. Ça marche, cria Archibald. Il me donna une tape sur
l'épaule. L'invitation avait été faite le midi : on l'essaye vers quatre heures! avait annoncé mon
père. Tout le monde s'était rassemblé, même les plus récalcitrants, ceux qui doutaient depuis le
début. Maintenant on va essayer la scie, me dit Arthurin. Un gros billot de sapin fut roulé sur les
traverses. La lame se mit à siffler vers les 700 tours la minute. Arthurin ajusta la vitesse du moteur.
Le sifflement atteignit un son parfait vers les 800 tours. De la vraie musique. Le billot avança,
solidement maintenu par les doggers que j'avais plantés dans le bois. Une première croûte se
détacha. Je fis signe à Josiah L'Indien de s'en saisir et de la placer plus loin. Les quatre faces du
tronc furent ainsi blanchies, tout en laissant un peu d'écorce. Tu vois, m'avait dit mon père en
tirant sur la poignée à mesure, à partir de maintenant tu décides si tu scies des poutres, des
madriers ou des planches. Tu réserves les planches croûtées sous les limons, tu les repasseras plus
tard Je te montrerai comment. Le bruit me perçait les tympans. Il tira sur le manche et le carridge
entraîna la poutre de 8 pouces par 8 pouces. Au bout de l' opération, deux madriers et quatre
planches s' empilaient dans une remorque. Archibald jubilait. Les autres lancèrent des hourras
hystériques. Arthurin me passa le manche et m'expliqua les rudiments du métier de scieur. J'ai
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terminé la journée après avoir passé une vingtaine de grosses billes, maintenant équarries, nues et
luisantes sous le soleil couchant.
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CHAPITRE 20
L'Coyote 1980
L'Coyote resta debout un moment à écouter la nuit battre au même rythme que sa poitrine.
Une branche de pommier frottait contre le mur du salon. Grenier, le marin, dormait, mais il ouvrit
un œil lorsque l'Coyote entrebâilla la porte de la salle de toilettes. La carabine était sous le bain. Il
prit les balles dans l'armoire dégarnie. Sa femme Carole avait tout emporté. Même son fils. Le
reflet de son visage dans le miroir rayé le renseigna sur son allure. La colère des derniers jours
avait fait place à un durcissement silencieux. Son visage ressemblait à une sculpture taillée à la
scie mécanique avec les traits forts et le pli de la bouche en lame de couteau. Il chargea l' arme
avec soin. Le marin lui demanda où il allait: J 'vas lui régler son compte ... Attends, j 'vas avec
toé ... tu peux pas conduire, qu'il lui répondit.
Il pensa que c 'était la meilleure façon d'éviter le pire. Il se leva et ses jambes vacillèrent.
Ses jeans, jamais enlevées, lui serraient l'entre-deux, comprimant ses couilles. Il tira la ceinture
clouté vers le bas. Ses bottes rabougries, comme du cuir bouilli, portaient les traces de tous les
métiers du monde: du pêcheur à l'ébéniste, en passant par le peintre, le soudeur et le mouleur de
fibre de verre. Un matériau fondu à l 'acide pour construire son voilier. Il atteignit le perron alors
que l' Coyote s' installait au volant du pickup. Grenier comprit qu' il devait suivre sans un mot. Le
moteur de la camionnette toussa deux, trois fois , puis rugit dans un nuage bleuté. L'homme
embraya l' automatique en abaissant le bras. Les pneus crissèrent dans la pente vers le village.
Toutes les fenêtres des maisons étaient éteintes depuis plusieurs heures, des années peut-être,
songea l'Coyote. Un chien aboya dans une cour. On entendait le crissement de sa chaîne. Il fallait
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passer devant le cimetière et obliquer vers Saint-Ulrico Le camion tourna vers la droite, devant la
croix blanche où nichait une sainte vierge de plâtre entourée de fleurs en plastique délavé. La
première fenne n' avait pour toute lumière qu'une haute sentinelle éclairant les portes. Les ombres
des grands bâtiments, reculés comme des paquebots dans la nuit, laissaient entendre un ronron de
ventilateur. Les grains séchaient dans les silos. La prochaine entrée, après le ruisseau, donnait sur
un boisé. Il fallait atteindre la troisième entrée, face à des épinettes à corneilles, pour découvrir un
champ en friche avec un chemin envahi par les hautes herbes. L'Coyote stoppa le moteur et
éteignit les phares. Avant que Grenier n'ait prononcé une parole, l'autre s'empara de la carabine
derrière le siège et se faufila en zigzag dans le sentier. La nuit opaque, avec une simple lame
lunaire, rendait le boisé de cèdres plus noir que l'encre. Des éclats de bois pourris brillaient comme
du phosphore sous les pas des deux hommes silencieux. L'Coyote toussa et jeta sa cigarette.
Grenier le suivait sans un mot. Il tremblait et ajustait ses pas à ceux de l'homme armé qui fonçait
maintenant de ses petites enjambées de troll. Il soufflait comme un homme ivre et ses cheveux
noirs frisés perlaient de sueur. Au tournant il vit, à près de 80 mètres, la silhouette du camp d'El
Gringo se découper sur le ciel. Il devinait le carré du toit et jugea de l'emplacement de la porte du
deuxième. La galerie, sans escalier, n'avait pas encore été complétée par le propriétaire. L'Coyote
entreprit d'escalader les billots qui dépassaient. Il n'eût pas de mal à mettre le pied sur un bout de
perron aux planches disjointes. D'un coup de crosse de la carabine, il brisa la fenêtre et ouvrit la
porte. Une femme poussa un cri qui alerta Grenier demeuré en bas du mur. Puis une autre femme
hurla. Elles sentirent l'odeur de l' homme qui reniflait leur présence dans le noir. Remugle de sueur
et de bière. La carabine cracha un coup et les hurlements redoublèrent. L'homme cherchait le lit à
tâtonnant dans le noir avec la pointe du fusil. Une des deux femmes demanda qui c'était d'une
voix suppliante. Un grognement leur répondit et une ombre se jeta sur celle qui avait parlé. Les
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deux femmes poussèrent de nouveau des cris et luttèrent avec l'homme qui leur martelait les seins,
frappait du genou dans les côtes et cognait du poing contre les visages à sa portée. La plus jeune
femme entendit un souffle rauque à son oreille et des dents qui claquaient. La plus âgée réussit à
s' arc-bouter et à projeter ses jambes. Un corps tomba du lit en jurant. Elle pensa à sa hache
appuyée sur le mur de la cuisine, au premier étage. Elle se saisit de la main de sa compagne et
descendit l'escalier qui débouchait dans la cuisinette où une large porte conduisait dehors. La
clenche fit entendre son bruit mat et les femmes s'élancèrent. Grenier aperçu deux formes pâles
sortir en courant et traverser le bois en lançant de petits cris de hyènes. L'Coyote déboula l' escalier
et passa devant Grenier qui le saisit par les épaules: Ça suffit. Fuck! T'arrête ça, faut filer d 'icitte.
Elles vont alerter les voisins et la police va débarquer. M 'en sacre, y ont eu ce qu'elles méritaient,
les maudites gouines, beugla L' Coyote. Faut s 'tirer d 'icitte. Okay, là! Y 'ont leur voyage, répondit
l' autre en espérant que ça se calme. Ils disparurent dans le sentier en direction de la camionnette.
Antonio ronflait contre sa femme. Y 'avait longtemps que le taureau dormait en lui, mais à
demeurer serré contre les fesses nues et ridées de son épouse, ça le ragaillardissait de bons
souvenirs. Du temps où il pouvait encore la retourner et lui promettre cinq minutes de plaisir. Des
coups dans sa porte arrière et des cris le réveillèrent tout à fait. Ses fantasmes n'allaient pas plus
loin, aussi il crut rêver lorsqu' il ouvrit et que deux femmes nues se jetèrent à son cou en pleurant.
Il referma prestement à leur demande. Une des deux femmes s'effondra dans un coin tandis que la
plus âgée tentait d'expliquer l'attaque, la fuite à travers les bois, la peur au ventre. Madame B.
venait de descendre les escaliers: Doux Jésus, Marie, Joseph ... qu 'est-ce qui vous arrive madame
Kate?
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Le diable nous a attaqués, lui fut-il répondu. Eh bien Antonio, reste pas là comme une
statue de plâtre, va chercher deux couvertes pour ces dames, elles sont pas en tenue.
Le vieux ouvrit un placard et en sortit deux couvertures de laine du pays. Les épaules des
femmes étaient lacérées et leurs pieds en sang. Il jugea des écorchures sur les seins et les bras.
Pendant que sa vieille réconfortait les femmes en lannes, Antonio s'activa à préparer un bol d'eau
tiède et du mercurochrome pour désinfecter les plaies. Quoique superficielles ces blessures n'en
demeuraient pas moins douloureuses. Elles resteraient comme les stigmates de cette nuit où l 'enfer
avait déboulé dans leur vie, pensa-t-il.
Malgré la proximité du combat avec l'homme, et de son complice qu'elles avaient croisé
lors de leur fuite, Kate et Johanne n'avaient pas reconnu leurs assaillants. La police releva leur
déposition et inspecta le camp pour recueillir des indices. Les traces du camion n'aidèrent en rien
car de nombreux curieux en avaient piétiné les empreintes. Je fus réveillé par Kate qui me raconta
sa mésaventure. Je me rendis aussitôt chez l'Coyote que j ' avais quitté en état d'ébriété la veille au
soir. Il dormait sur son lit avec ses bottes boueuses. Grenier fuyait mon regard. Je réussis à le faire
parler, car il avoua avoir caché la carabine.
Alerté par téléphone, El Gringo, le chum de Kate parti chercher du travail en ville,
descendit aussitôt en Gaspésie. Il frappa à ma porte et me demanda mon appui.
Il fallait convoquer tous ceux que nous connaissions et les mettre au courant. El Gringo
préférait passer par le jugement de La Gang et une solidarité qui placerait l'agresseur en situation
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de malaise social face au clan; il ne voulait pas le dénoncer à la justice institutionnelle. Pas
question d 'inviter les flics, m'avait-il dit. On va régler ça entre nous. S' il fallait intervenir et
répondre aux policiers, mieux valait que tous soient d'accord. Si la majorité décidait d'envoyer
l' Coyote en prison, il n' émettrait pas d'objections. Peu répondirent à la demande d'El Gringo qui
voulait discuter de ce problème avec les autres.
Le lieu choisi de la rencontre était le camp déserté par les femmes. Les traces de
l' effraction et de la bagarre montraient la violence de l' attaque. Kate et Johanne apprirent à ce
moment là le nom de leur agresseur. J'avais contacté Archibald. En tant que chef de clan, son avis
pouvait ramener le calme. Mais Le Capitaine ne voyait pas cela du même œil. Il refusa de s'en
mêler. Il jugeait que les femmes avaient provoqué cette colère en s'enfuyant la semaine passée
dans la Baie des Chaleurs pour un supposé colloque. Archibald soupçonnait un autre motif dont il
laissait le mystère planer. Leur but, pourtant avoué à Roxanne, était d'éloigner Carole et son fils et
de les placer en sécurité dans sa famille à Carleton. La femme du Coyote n'en pouvait plus. Cette
dernière craignait les fins de journées de beuverie trop fréquentes. Les provocations verbales
dégénéraient parfois en bagarre ouverte. Ce n'était pas ce qu'elle avait rêvé en s' installant à la
campagne.
Cachés dans les bois, l' Coyote et Grenier n'en menaient pas large. Les filles du Capitaine
allaient à tour de rôle leur porter des victuailles. Ça ne pouvait pas durer longtemps. Finalement, El
Gringo réussit à rencontrer le fuyard. Debout près de la voiture, j 'observais les visages. L'Coyote
regardait devant lui, toute hargne disparue. El Gringo pointait le doigt comme un pistolet.
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Peu après ces événements, Kate, J ohanne et Roxanne se réunirent dans un restaurant du
centre-ville de Matane. El Gringo et moi nous ne connûmes le résultat de leurs délibérations que
par la publication d'une lettre ouverte dans La voix gaspésienne, l'hebdomadaire de la région. En
substance, les trois femmes manifestaient leur solidarité contre la violence qui leur était faite au
quotidien dans une supposée société civilisée. Elles condamnaient l'égarement des hommes et leur
manque de maturité. Nous étions tous sur le même échafaud. Elles n'hésiteraient à nous passer la
corde au cou avant d'actionner la trappe sous nos pieds. L'image était, en elle même, suffisamment
forte pour nous faire craindre le pire: une séparation, un départ définitif, la fm du collectif.
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CHAPITRE 26
Le départ des chèvres 1985
"L'Coyote avait quitté la région de Matane et était devenu travailleur autonome sur les
chantiers de démolition à Montréal. Sa carrière se termina sous un mur de briques dont il avait
malencontreusement miné la base. Les soins infirmiers et sa réhabilitation le tinrent captif durant
un an sur un lit d'hôpital. Défiguré, il se laissa pousser la barbe. Il monta son entreprise de
«coffrage», Fondation Inc. Il ressemblait à un Raspoutine délirant lorsqu'il faisait un saut à Saint-
Léandre pour voir son ami Slugly, le seul qui acceptait encore de l'accueillir. Grenier avait disparu
en mer, lors d'une tempête dans le golfe. Quelques années plus tard, son voilier inachevé, ruiné par
les intempéries, fut enterré avec la grange écrasée d'Archibald par un Mastermind qui avait repris
le moulin à scie. Une époque venait de s'achever.
Notre troupeau de chèvres avait profité durant toutes ces années. Ces années qui nous
séparaient des événements où Kate et Johanne avaient été sauvagement attaquées. Comment
continuer une vie «normale» dans la région ? Nous les avions perdues de vue, Roxanne et moi.
Après sa séparation, El Gringo avait vendu sa terre et déménagé à Montréal pour suivre des cours à
l' université.
Les années n'arrangeaient rien. Dix ans d'investissement, corps et âmes, dans la marginali-
té, pour aboutir au Golfo. El Gringo et moi, nous nous y étions donnés rendez-vous après tout ce
temps. Je m'étais de nouveau engagé à remplacer Arthurin et Élizabeth pour la période de leurs
vacances en Floride. Roxanne était demeurée avec nos deux filles à Saint-Léandre.
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J'attendis donc seul dans ce bar connu, observant les gens devenir peu à peu ivres et
gesticuler sans raison. Je repassais dans ma tête, de plus en plus livrée aux vertiges, les derniers
événements m'ayant conduit en ces lieux:. Avec un peu d'imagination, je pouvais me voir ayant
tout quitté, comme El Gringo, il y a bientôt dix ans. Je fuyais femme, enfants, maison et ferme
pour m'inventer une nouvelle vie. Après dix ans de travaux: agricoles, de traites pour fournir la
fromagerie en lait de chèvre, dix ans d'efforts et de volonté pour briser une main d'écriture dans la
plomberie, l'électricité, la menuiserie, les bêtes, les foins, le fromage et sa distribution, voilà que,
dans ce bar, dans l'attente solitaire, un déclic interne se produisait et une part de moi-même
s'envolait vers un passé déjà néantisé. Je tournais le dos à ce que j'avais été pour me plonger dans
une écriture monastique dont seuls les murs du cloître m'étaient devenus supportables. J'osais
enfin m'avouer que l'écriture serait mon lot et qu'elle deviendrait CÔ crime!) une fonction
essentielle et absolue de mon existence. Je disparaîtrais et mon entourage, mes proches ne
pourraient me retracer. Je décamperais, anonyme, comme le voleur d'âme que j'étais vers ces pays
intérieurs, une schizophrénie bienveillante et chaleureuse qui seule pouvait me reconnaître. À ces
pensées, mon carnet grésillait de nouveau sous mes doigts. Le bilan s'imposait: entre nos espoirs
et nos chagrins, nos joies si petites ployaient sous des vents de glace. La poitrine se resserrait sous
le manteau hiver, mes oripeaux troués ne pouvant retenir la moindre chaleur; cette vie intérieure
qui nous échappait à tous. J'avais l'impression d'avoir vendu ma vie et je comptabilisais les
comptes à recevoir dans une caisse enregistreuse fantôme. Et j'étais là, les bras remplis de
fromages qui ne se vendaient pas, la tête pleine d'écrits qui ne murissaient pas. Mes deux filles
jouaient seules dans une maison qui se refroidissait. Ma femme Roxanne était malade des mains et
du dos. La fatigue des lourds caillés et des lavages répétés à la fromagerie était en train de la
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transformer en vieille paysanne. Elle cherchait, par la fenêtre, une lecture qui l'élèverait au dessus
de l' évier. Elle, musicienne dans ses yeux vert tendre posés sur moi comme deux agates. Il fallait
arrêter. Cesser cette production, belle sans aucun doute; car nous édifions les visiteurs à la ferme
par nos travaux et l'étendue de nos rêves. Belle et absurde utopie du retour à la terre. Il nous fallait
quitter le rêve avorté, le jeter dans un mouvement de sauvetage. Cesser de porter l'eau d'un fœtus
mort-né. Déposer le fardeau d'une génération qui avait confondu valeur du terroir et production
industrielle, rentable en ce monde du commerce mondial.
Tu dois faire ton choix.
Demain, je prendrai ma plume et non la trayeuse. Je sèmerai mes pages noircies au vent
d'une autre utopie. Je recueillerai patiemment la lumière des pensées endormies. J'explorerai ce
puits intime où se noie le regard humain.
Dans ce bar de la dernière chance, tout un peuple de gnomes se réveillait sous mes pas. Je
sentais une douce chaleur monter de mon ventre, comme une saison chaude. Qui m'avait caché
cette aurore de mots? Cette rumeur inédite des jours. Quelqu'un en moi se réveillait, quelqu'un
dont j ' ai craint longtemps les mouvements, les humeurs et les visions. Il se présentait comme
l'aventurier d'une forêt mythique. Il allait devant moi avec ses hauts mocassins, l'arc sur l' épaule,
le couteau de chasse solidement ceinturé à la taille. Nous traversions cette forêt sans fin en croisant
des arbres aux visages humains, pétrifiés dans leur écorce craquelée. Les feuillages avaient le
mouvement de femmes luxurieuses, pareils aux succubes centenaires hantant les arcades du cœur.
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Tu as toujours refusé de vivre, cloîtré dans ta fausse vie, refusant cet ailleurs de
l 'imaginaire, me disait-il. Tu craignais, avant tout, la forêt humaine de mains et d'yeux aux
racines indéchiffrables. Un instinct de bête solitaire te dictait un chemin souterrain, un espace
mental, comme un réflexe de survie. En réalité, tu étais toujours en guerre contre toi-même. Tu
sauras dorénavant te livrer à une méditation silencieuse. Tu accepteras, peu à peu, ce destin de
solitude créatrice, de recherche intérieure, sans miroir. Celui d 'une vision sans nom, une terre,
une forêt aux odeurs d 'humus : quelque chose comme une rose de pierre au cœur de la montagne
sacrée devant toi. Sous la dictée du silence, tu reconnaîtras un langage inestimable. Une voix sans
paroles ouvrira les fenêtres de la maison de ton enfance. Celle que tu as vue incendiée. Tu ne
pourras en parler sans frémir, car la trame silencieuse de cette voix t 'accueillera dans ses labours
de flamme.
Il fallait pourtant me l'avouer. Elle avait toujours été là, cette voix.
Et aujourd'hui, dans ce bar où j'attendais cet ami que je n'avais plus revu depuis dix ans, je
consentais pour la première fois à l'écouter.
Tu dois faire ton choix.
Je devais maintenant m'installer à une table, sous un bon éclairage, du papier en abon-
dance, plusieurs crayons à ma portée et, seul dans cette pièce de la fromagerie vidée de ses
appareils, je mettrai en marche la fine mécanique de l'horlogerie. Mon cerveau se fixera en
équilibre dans ses étriers, tel un cavalier en quête d'aventures. Les rivières gelées sous des forêts
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pétrifiées de blizzards me parleront. Je dessinerai leurs élans enracinés aux rochers solidaires de ce
monde. Je peindrai un univers en transformation où les humains ne se parlent plus, parce que les
mots sont devenus des armes mortelles derrière la barricade des dents.
J'apprendrai à les voir tels qu'ils sont devenus. J'observerai leur sang couler sur leur
menton ivre et j'écouterai, sans frémir, leur rire tonitruant emplir l'espace d'une clameur d'océan
noir. La nuit carnavalesque parviendra à peine à les rendre humains. Ils dormiront, devant moi,
bottés d'indifférence, les mains porteuses de nourriture avariée. Alors tout deviendra clair, comme
le verre de bière sur la table.
Ainsi, l'être et le néant, l'ordre et le chaos composaient une fmalité dans ce bar de la
dernière chance. L'absurde du jeu ne m'arrêterait pas. Je voulais me situer au-delà des systèmes,
des sociétés. Dépasser ce lieu où la roue du doute broie tout sur son passage. En ce lieu, parfois, où
la roue de l 'utopie transforme et crée les mondes, pour ensuite les laisser disparaître en poussière.
Qui pourrait arrêter l'écrivain d'un imaginaire où la voyance installait de nouveaux mythes, des
légendes du futur? Je me devais de franchir un seuil.
J'entrevis mes filles qui dormaient dans le salon tandis que la nuit de fer grondait dans la
cheminée. Comment pourrais-je les quitter ? Aucun livre, aucune littérature ne méritait ce
sacrifice; même si la roue du doute broyait tout élan.
Et cela continuait ainsi, tout au long des parois de mon crâne, alors qu 'El Gringo se faisait
attendre.
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Lorsque je regardais mes chèvres bien alignées sur le quai de traite, je pensais à elles
comme à mes enfants. Parfois, il me fallait leur trancher la gorge pour nourrir ma famille, limiter le
troupeau, faire de la place aux femelles et à la lactation. Toute une gestion de la production
fermière que je dus apprivoiser. Long travail d'apprentissage avec pour résultat ce sang sur mes
mains. Le sang ne partira pas de sitôt. C'était le sang de mon alliance avec la vie et la mort. Avec
l'être et le néant. Un jour mes bêtes me quittèrent. Il avait fallu les vendre. Elles ne
m'appartenaient plus. Elles étaient ces enfants que j'avais mises au monde, nourries, aimées à la
manière d'un père, et elles partaient en me regardant, un chevrotement dans la voix. Si elles se
tenaient droites, le port de tête altier, toutes bien proportionnées des hanches, les pis solidement
accrochés, c'est que nous les avions soigneusement sélectionnées Roxanne et moi. Nous les avions
soignés sans faille et faits saillir par un bouc pur-sang que nous avions accueilli à l'aéroport de
Mont-Joli.
L'acheteur était arrivé chez nous, un hiver avant les mises bas. L'homme, obèse et commis
voyageur, ne nous était pas inconnu. Il nous avait déjà rendu visite à quelques reprises, intéressé
surtout par notre troupeau. Il avait flairé la bonne affaire. Nous lui avions confié nos espérances,
nos difficultés, nos regrets et notre solitude. Il avait souri. Le temps n'arrangeait rien, puisque nous
étions trop éloignés des marchés des grandes villes. Lui, par contre, pouvait distribuer son lait à
une fromagerie toute proche de la ville de Québec. Un marché assuré et une ouverture certaine
pour l 'avenir, nous avait-il mentionné. Intrigués par quelques propos sur sa méthode d'élevage,
nous lui avions fait promettre de ne pas écorner nos bêtes. Notre fromage ne s'appelait-il pas Le
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Petit Cornu? Il ne fallait pas écorner les petites cornues, même si nous étions dans l'obligation de
les vendre.
J'en étais là dans mes pensées volatiles, lorsque qu'El Gringo ouvrit la porte du bar. Son
regard me chercha dans la pénombre, puis il me fit un signe joyeux de la main.
73
CHAPITRE 50
La famille citrouillard 27 juillet 1988
Vacances en famille sur le bord de la mer à Robichaud au Nouveau-Brunswick. Après la
vente de nos chèvres, Roxanne s'était trouvé un emploi au Ministère de l 'Industrie et du
Commerce. Le ministre Gérald Tremblay était son patron indirect. Un autre homonyme. Nous
avions droit, pour la première fois en douze ans, à des vacances estivales. Quant à moi, j ' étais
devenu préposé aux bénéficiaires à l'Hôpital de Matane.
La famille Citrouillard s 'éclate sur les plages blondes, comme aimait nous décrire Roxanne
avec cet humour bien à elle qui rendait soudain la réalité plus légère, plus colorée. Nos voisins de
chalet, des amis de Matane, Bernard, Joyce et leurs enfants nous avaient parlé de cette plage et
nous les avions retrouvés pour dix jours de vacances. Heureusement que Roxanne et les filles ,
Lysandre et Béatrice, habitaient activement ma vie, présences humbles et joyeuses ; elles venaient
me chercher lorsque j 'étais perdu dans les méandres obscurs, ces lieux des créatures infectes.
Je me rendais de plus en plus compte que ce travail, aux soins de longues durées, me
prenait une énergie folle . Encore la nuit dernière, dans un mauvais rêve, des vieillards sortaient
leurs bras des murs d' un couloir où je devais circuler. Leurs têtes douloureuses de rides et de cris
aigus emplissaient l'espace, avalaient l'oxygène du songe. Ne restait plus, devant moi, qu'une mort
appréhendée. L'odeur de ces morts en sursis, leurs fantasmes délirants dans mon dos. Je ne
pouvais rien faire pour eux. n faut que je donne ma démission avant d 'être emporté, avais-je
mentionné à Roxanne. Pourtant, c'était un travail que j'aimais, malgré ces effets secondaires
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difficiles à exprimer. La folie me guettait. Comment rendre compte de ce vécu sans tomber dans le
pathétique? J'avais commencé des animations dans les écoles avec mon Conte du Petit Bossu. Je
songeais à des ateliers de création littéraire pour gagner ma vie.
À cette époque, je lisais William Boyd, Les Nouvelles Confessions : « Mon cœur battait
follement d'impatience. La première phrase, le premier paragraphe ... à quoi ressembleraient-ils? Je
lus : "Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l' exécution [ ... ] n'être fait comme
aucun de ceux qui existent ". Mon émotion fut telle qu'il me fallut reposer la page. Mon cœur se
démenait dans ma poitrine, y battant à grands coups. [ .. . ] Mais jamais je n'ai lu un tel prologue à
un livre, jamais je n'ai été aussi puissamment et immédiatement emporté. Qui était cet homme ? A
qui appartenait cette voix qui m' interpellait si directement, dont l' impudeur effrontée retentissait
de tant d'honnêteté sincère? » C'était donc possible! Être honnête avec soi, être présent à son
œuvre, que je me disais! Boyd me lançait un clin d'œil en citant Jean-Jacques Rousseau et je
découvrais ainsi un chemin à ma portée. Je sais que j 'ai à produire des personnages, des créatures,
comme un peintre ou un sculpteur. Cela vient d'un temps primordial. Il fallait échapper à la peur, à
la dissolution, à l'anonymat, à la hantise du néant alors que mes organes se gonflaient comme des
ballons à l'hélium. L'écriture réussissait à conjurer cette maladie sans nom. Si je n 'écris pas, j e
n 'existe pas, me disais-je. Étrange sentiment que celui-là où rien n'arrivait sans l' apparition de
brouillons. Ces fantômes d' inédits. Comme si l'écriture était le spectre de quelqu'un qui cherche à
s' incarner.
L'écriture apparaissait comme l'illusion d'un univers en devenir et qui n'arrivait pas à se
finaliser, tant les brouillons et les carnets de route s'accumulaient sans fin. Les manuscrits,
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envoyés à la hâte aux maisons d'éditions, étaient systématiquement refusés. Peut-être ne ferais-je
qu'un seul livre valable, mais du moins, j'aurai marqué d'une pierre ronde la borne de mon
chemin. J'ai cette détermination aveugle. Les confessions de J. J. Todd sous la plume de Boyd me
collaient à la peau, comme un vêtement ajusté. « Voici l'histoire d'une vie. Ma vie. La vie d'un
homme au vingtième siècle. Ce que j'ai fait et ce qu'on m'a fait. Si parfois il m'est arrivé
d'employer quelque ornement innocent, cela n'a jamais été que pour pallier au défaut de mémoire.
Je n'ai jamais fait passer pour vrai ce que je savais être faux ». Todd était cinéaste et rêvait de faire
un film sur Jean-Jacques Rousseau. Son honnêteté, ses gaffes, ses désirs irrépressibles, son goût de
créer, d'inventer me montraient le chemin étroit d'une vie qui ne devait pas se perdre dans le
mensonge social, les compromis. Ces épreuves vécues en solitaire traçaient les chemins de
l' écrivain hanté par son œuvre. Il était aveugle à une certaine réalité politique et humaine. Je me
sentais proche de cet homme. Le livre de Boyd avait ceci de profond qu'il m'apportait une
réflexion continue, une tension d'artiste aux confins de l' inachevé. Il démontrait que « la vérité
absolue est une chimère, une ambition totalement vaine. Dans la somme des connaissances
humaines, il existerait toujours de cruelles incertitudes ».
C'est pour cela que je pouvais difficilement me laisser aller, au grand dam de Roxanne.
J'aimais le repos, la plage, ces vacances avec ma petite famille, naturellement, mais soudain
apparaissait l'échappée de tout cela et il fallait que je compense par l'écriture. Je devais remplir
cette mer étale devant moi. Comme une toile sans [fi. Et je lançais des voiliers-poèmes, des textes
de survie entre l'espace et le temps comme réponse au néant: créer à tout prix. Cette vie qui
m'échappait.
* * *
76
Pleine lune ce soir.
Randonnée à Parlee Beach. Prétexte pour amener les enfants aux jeux de Sand Ship :
manèges, piscine de boules, jeux d'adresse. J'avais gagné un petit ours en peluche pour Béatrice.
J'ai ensuite promis à Lysandre de lui en obtenir un. Mais je n'ai pu réussir. Elle s'était mise à
bouder. Les enfants voulaient tout. Immédiatement. Ils nous voyaient invulnérables. Plus on
donnait, moins on donnait. Roxanne était heureuse de mes essais. Ça se voyait dans sa démarche,
dans son regard. Les enfants étaient son humeur.
L'enfance de Roxanne n'avait rien connu de la tendresse d'un père. Ce fut plutôt le
contraire. Un père inquiétant aux regards obscènes, violent et dépressif. Une absence de tendresse.
Sa mère alcoolique. Tous les deux disparus dans leur propre tourmente. Ma moindre présence était
idéalisée dans ce contexte. Être là avec les enfants, présent et bien, c'était la couleur du bonheur
pour elle. Pourquoi pas ? Cueillir les petits bonheurs avec des gestes simples. Être heureux sous le
regard des enfants contents. Oh! pas trop gâtés les enfants, car les parents n'étaient pas riches avec
leur vieille Lada.
Parlee Beach n'était pas comme la dernière fois: eau plus froide , jelly-fishs inquiétants, ces
masses brunâtres, aux longs poils qui brûlent. Les baigneurs y étaient rares, malgré la foule de
bacons qui se dorait la couenne sous un soleil frileux. Les hommes et les femmes, en général,
étaient gros et laids. Heureusement, quelques adolescentes sauvaient la mise. L'hérédité négative
de la graisse gagnait les gènes, une forme d'inculture obèse. Pour moi, le plus difficile, c'était
d'accepter de perdre du temps. Apprendre à perdre son temps, c 'est mieux que tout le reste, selon
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Roxanne. Mais elle avait compris que ce n'était plus suffisant. Les enfants n'étaient pas bien sur
cette plage. Lysandre boudait toujours. Elle n'aimait pas la foule, tout comme moi. Et les séances
de bronzage n'étaient pas mon fort. Roxanne, par contre, en profitait pleinement.
Je voyais sur son visage monter le désir solaire. Nous seuls, je t'enlèverais ton maillot et je
masserais délicatement tes seins, pensais-je. Alors, alors, nous flotterions entre deux eaux,
renversés et mobiles, sans défaillir avec nos ventres moites, jusqu'à satiété, au creux des reins.
Mon membre, rassuré et toujours ferme, reprendra son chemin de franchise pour t'amener, toi
flottante comme un cerf-volant, t'amener en crescendo, cet aurore du désir s'étirant les jambes, une
voie lactée s'étoilant dans la chair du regard. Ton visage. Fantasme comblé d'insouciance et
d'espace.
Ce soir-là, nous étions invités à manger des moules pêchées par Bernard, Joyce, Alyne et
Sarie. J'apportai des steaks pour le BBQ. Je m'occupai de la cuisson sur le charcoal. C'est
cancérigène, me rappelle la doc Joyce. En fait, nous n 'en mangeons jamais. Ce n'est pas dans nos
habitudes, mais les vacances, c 'est pas pareil, que je lui réponds. Les vacances déroutent.
Quelques bières avec ça! Bernard était content de notre visite. J'essayais, devant nos amis, de
m'ajuster aux réalités simples, de laisser couler les choses. Cesser d'être stone, enfermé dans les
limbes d'un faux voyage. Mais je heurtais toujours un sombre rocher sonore. Ce rocher comme un
navire nocturne que je n'osais détruire au risque de disparaître. Ma tête penchait vers une forêt
mythologique, sans nom. Une lutte interne, sans fin. Et devenir nécessairement un ailleurs
domestiqué, lancé en orbite autour d'une lune inconnue d'hébétude. Roxanne resplendissait du
soleil de la plage dans sa courte robe mexicaine. Elle dégustait ses moules en me jetant des regards
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amoureux. Nous causions, Bernard et moi, de son travail. Il était conseiller pédagogique à l'École
des adultes, à Matane. Il me parla des besoins de sa clientèle de défavorisés, de ces aînés en mal
d' expression. L' idée a germé que nous pourrions collaborer. Roxanne me lançait un regard
d'encouragement.
-Où es-tu ? semblait me dire sa bouche. Elle s'était approchée de mon oreille: il
n'y a que dans l'amour, ce présent oùje te trouve.
-C'est vrai! C'est vrai! Que je lui répondis en sourdine. Je suis un foutu imbécile.
-Il ne faut pas se perdre de vue. Sinon, sinon nous ne nous retrouverons plus. Reste
avec nous.
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Index des citations
(par ordre d'apparition)
1. KEROUAC, Jack, Les clochards célestes.
2. CELINE, Voyage au bout de la nuit.
3. CENDRARS, L 'or.
4. MONTAIGNE, Les Essais, de Montaigne.
5. DESCARTES, Le discours de la méthode.
6. TREMBLAY, Gérald, La lumière dans les membres,
Montréal, éditions du Soudain, 1972.
7. LAPOINTE, Gatien, Le premier mot, précédé de
le pari de ne pas mourir, Montréal, éditions du Jour, 1967, p.40
8. PÉLOQUIN, Claude, Manifeste Infra, Montréal, Hexagone, 1967.
9. AQUIN, Hubert, Prochain épisode, Montréal, Le cercle du livre de
France, 1965.
10. VANIER, Denis, Lesbiennes d 'add, Montréal, Parti pris, 1972.
11. DUGUA Y, Raoul, Ruts, Montréal, éditions Estérel, 1966.
12. TREMBLA Y, Gérald, Conte du Petit Bossu, L'Islet, Terres-Fauves, 2003.
13. BOYD, William, Les nouvelles confessions, Paris, Seuil, 624 pages, 1987.
14. Idem,p. 225
15. Idem, p. 13
16. Idem.
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PARTIE ANALYTIQUE
Récit de vie, autobiographie et autofiction : comment l'auteur-personnage évolue-t-il entre la vérité du «je» et la fiction romanesque?
INTRODUCTION
Nous avons chez Montaigne des propos qui interrogent magnifiquement les
sources d'une écriture: « Je n'ay pas plus faict mon livre, que mon livre m'a fait. Livre
consubstantiel à son auteur: D'une occupation propre: Membre de ma vie: Non d'une
occupation et fin, tierce et estrangère, comme tous les autres livres. Ay-je perdu mon
temps, de m' estre rendu compte de moye, si continuellement; si curieusement ?3 ». Ainsi,
bien que Philippe Lejeune fasse remonter l'origine du récit de vie et de l'autobiographie
au XVIIIe siècle, chez Rousseau et chez Voltaire, d'autres tels Georges Gusdorf ou Jean-
Pierre Carron4 en décrivent les origines chez Saint-Augustin, Maître Eckhart et
Montaigne. Selon Vincent Colonna, Lucien de Samosate, né vers 120 de notre ère, serait
le premier écrivains qui aurait mis en scène sa vie tout en y apportant certaines
fabulations. Son «petit roman» à la première personne, Histoires vraies, offre une
ouverture qui ne laisse aucun doute sur l'entreprise, nous dit Colonna en reprenant la
célèbre phrase de Rousseau:
Ce texte est présenté dès la première phrase comme atypique, presque hors littérature; c'est une « relâche », un délassement de lettré; et de fait, il n' a pas d'équivalent à son époque, ni avant d'ailleurs. [ .. . ] on croirait entendre Rousseau annoncer les confes-sions, « entreprise qui n'eut jamais d'exemple, etc. »6 .
L'analyse de Colonna étudie la filiation entre récit de VIe, autobiographie et
auto fiction dans le but de comprendre la mise en scène d'un « Je » référentiel s'ouvrant
au fictionnel. L'utilisation de plus en plus fréquente du « Je » référentiel aurait donné à la
3 MONTAIGNE Michel, Essais 11, Paris, Gallimard, 1965, chap. 18. 4 CARRON, Jean-Pierre, Écriture et identité, pour une poétique de l'autobiographie, Bruxelles, éditions Ousia, 2002. p. 20 5 COLONNA, Vincent, Autofiction et autres mythomanies littéraires, Midi-Pyrénées, éditions Tristam, 2004, p. 31 . 6 COLONNA, Vincent, Ibid. , p. 26-27
82
littérature une dimension plus personnelle de recherche et d'authenticité, sans oublier
« l' inévitable processus de fictionalisation à l'œuvre dans tout récit de soi7 », comme
l'affirme Yves Beaudelle.
Nous ne pouvons toucher, même de loin, à l'histoire de la littérature dans le cadre
de ce mémoire. Nous devons toutefois expliquer l'origine, le point de départ de notre
réflexion. Depuis longtemps, les philosophes, les penseurs et les écrivains se sont
impliqués « personnellement» dans leurs écrits dans un but d'authenticité, certes, mais
aussi pour témoigner de l' intime avec un point de référence sÛT, un ancrage dans le temps
et dans l'espace. Ces auteurs ont décidé de « travailler» avec ce qu' ils connaissaient le
mieux : eux-mêmes. Dans le cas des essais de Montaigne, l' écriture méditation fusionne
l'auteur, l' énonciateur et le protagoniste. Montaigne s'inscrit totalement dans ses textes et
c'est ce qui nous le rend proche. Cette manière, nous le voyons, n'est pas nouvelle. Ce
qui est nouveau, c'est là où l' écriture au « Je » devient un modèle si largement répandu,
par l' autofiction entre autre, que la critique s'est parfois déchaînée contre cette dernière.
On y voit une sorte d 'hérésie, un oxymore intenable, un affaiblissement de la littérature,
un narcissisme impudent. Pour amener cette analyse au bout de sa réflexion, nous allons
interroger le dernier-né de cette filiation afin de tenter une réponse à cette question:
comment se fait-il que le sujet de l'autofiction soit si « problématique »?
7 BAUDELLE, Yves, «Du roman autobiographique: problèmes de la transposition fictionnelle» , dans Protée, Vol. 31 , no l , printemps 2003, p. 7-26 : « Le propre de l'autofiction est de mettre en cause la pratique " naïve " de l'autobiographie, en avertissant que l'écriture factuelle à la première personne ne saurai t se garder de la fiction » [Darrieussecq, 1996 : 379] et « d 'assumer cette impossible réduction de l'autobiographie à l' énoncé de réalité », « objectif», en intégrant « la part de brouillage et de fiction due en particul ier à l'inconscient »[377] . Comme le suggère Doubrovsky [1 988 : 74] , l'autofiction ainsi définie apparaît comme l'inverse du roman autobiographique, puisqu 'on a, d 'un côté, une autobiographie romancée, de l'autre un roman (plus ou moins) véridique.
83
PROBLÉMATIQUE
À la lumière de la question première de ce mémoire « Récit de vie, autobiographie
et auto fiction : comment l'auteur-personnage évolue-t-il entre la vérité du "je" et la
fiction romanesque ? », nous allons travailler à éclairer ce que l'auteur-personnage
apporte d'intéressant à la littérature actuelle et comment sa fictionnalisation apparaît
dans un nouvel apport esthétique. Certains écrivains ont tenté d'y voir là une manière
originale et prometteuse d'aborder l'acte d'écrire et se sont avancés en éclaireurs dans
les chemins du roman vrai, ou du roman duje. Tout en nous interrogeant sur ma propre
manière d'aborder le roman, un roman au « Je» intitulé La nuit des coyotes, nous allons
esquisser une étude de cette place de plus en plus grande dévolue à l'auteur-personnage
dans notre littérature contemporaine.
Afin de mieUX comprendre les avenues complexes du récit de VIe, de
l'autobiographie, de l'autofiction et du roman du je, ou roman vrai, nous allons tenter de
nous situer dans ce mémoire entre le dévoilement de soi8, le vœu de «vérité» et les
fabulations possibles de l'écrivain. Nous verrons comment « le sujeë» prendra une
importance particulière en s'auto-écrivant, car il est devenu peu à peu « le» pôle
référentiel d'une certaine écriture de l'authenticité (toujours en demande et garante du
8 L'ITALIEN -SAY ARD, Isabelle, CANTfN, Annie, ARINO, Marc, « Je et moi-même », « La littérature et le reste », « De l'autofiction à l'autobiographie» dans Québec français, no 125, Montréal, printemps 2002, pp, 34 à 63 . 9DION, Robert, FORTŒR, Frances, HA YERCROFT, Barbara et LÜSEBRING, HANS-JÜRGEN, Vies en réci/, Formes littéraires el médiatiques de la biographie et de l 'autobiographie, Québec, Nota Bene, coll. « Convergences », 2008. En complément dans Lettres québécoises, no 132, hiver 2008, p.59, : « On y assiste bel et bien au retour du sujet, mais pas naïvement, car en tant que construction discursive et horizon fuyant, il n'est doté ni de contours solides ni de certitude métaphysique ».
84
regard vrai). La philosophie, en plaçant l'homme au centre de son unIvers, n'est pas
étrangère à ce positionnement de la littérature contemporaine. Le sujet s'écrivant va
voyager dans ce mémoire entre naïveté et lucidité pour atteindre ce qu' il conçoit comme
une écriture proche de sa vérité: c'est-à-dire une authenticité du vécu avant tout; avec
tout le désarroi 10 (parfois sans espoir, à la Samuel Beckett et Hubert Aquin) que peut faire
naître une réflexion alimentée par les traumatismes du monde moderne.
Avant de se lancer plus avant dans cette analyse, il est bon de présenter ici un
portrait de ces « genres », de ces formes littéraires qui se croisent et s'entremêlent. Le
récit de vie, puisqu' il se rapproche du témoignage, n'a pas la même prétention littéraire
que le roman du « Je », par exemple. Il sera surtout factuel et l'auteur s ' attachera à la
vraisemblance. L'auteur peut recueillir un récit de vie et le transmettre par écrit selon le
désir de l'émetteur, ce dernier livrant oralement son récit. Le but pourra s'apparenter à
une thèse, à un modèle moral présenté, à un désir de s' immortaliser, de donner sens à sa
vie, ou à une simple confession. Le récit de vie se rapproche souvent de l' autobiographie,
mais avec quelques nuances. Selon Bruno Roy: « La vérité de l'écriture autobiographi-
que, c'est la fidélité de l' auteur envers lui-même. [ ... ] outre cette quête incessante du
"moi", ce qui fait la spécificité de cette écriture, rappelle Philippe Lejeune, [ ... ] c'est que
le texte s'écrit sous une seule identité " ». Lejeune insiste: « L'autobiographie est un récit
rétrospectif qu'une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu'elle met l' accent sur
sa vie individuelle, en particulier sur l' histoire de sa propre personnalité'2 ».
\0 ROY, Hélène, Spirale, no 187, nov.-déc. 2002 : « Les valeurs s'inversent : le monde n' est plus plénitude, opacité et immobilité, - il devient au contraire fu ite, éblouissement et dispersion. C'est là que surgit le désarroi au sens clinique comme au sens arti stique ». I l ROY, Bruno, « Les écritures du moi et la fiction », Québec Français, Hiver 2008, p. 78. 12 LEJEUNE, Philippe, Le pacte autobiographique. Paris, 1975.
85
L' autofiction, expliquée sous la plume de Madeleine Ouellette-Michalska «est cette
fonne romanesque, approximative et florissante qui ne parvient pas à se définir et à
délimiter son territoire avec précision 13 ». Comme si le concept d' «autofiction» occupait
un vide générique laissé par l'autobiographie pure et le roman autobiographique. Vincent
Colonna définit l'autofiction comme «une affabulation de soi ». L'auteur devient le
personnage de son roman et l'imaginaire aura nécessairement un rôle à y jouer.
Doubrovsky, l' écrivain qui aurait créé cette expression dans les années 1977, insiste sur
la « fictionnalisation de soi» inspirée de ses séances de psychanalyse l4.
Poursuivant notre description des « genres» à l ' étude, le roman du je, ou roman
vrai, se caractérise par trois mots selon Philippe Forest: réel, expérience et impossible.
« Le vrai roman, le roman vrai, répond au réel. Mais il répond également du réel. [ . . . ] en
ce sens, pour le sujet qu' il suscite, le roman vrai ouvre bien la voie d'un retour vers ce
réel où persiste et insiste tout le négatif de la condition humaine l5 ». Nous verrons, tout
au long de cette étude, comment ces définitions ouvrent la porte à différents modèles
esthétiques où l'auteur se manifeste comme « Je» référentiel dans un but d' authenticité et
de vérité à travers sa propre fiction.
13 OUELLETIE-MICHALSKA, Madeleine, Autojiction et dévoilement de soi, Montréal, XYZ, 2007, p. 14. 14 CHIENT ARETIO, J. F., « Écriture de son analyse et autofiction : le « cas » Serge, Doubrovsky », Revue, Université de Paris X; Centre de Recherche, Paris, 1991. 15 FOREST, Philippe, Le Roman, le Je, Nantes, Pleins feux, 2001 , p.4 I-42
86
Biographique, psychologique et sociologique
Pour en revenir au roman du je, Forest cite peu Doubrovsky. Il insiste surtout sur
une définition du roman« modèle» à la Céline et à la Blaise Cendrars l6. Il n'utilisera pas
l'expression roman duje à la manière de Claude Gaugain avec qui il publie des articles à
l'Université de Nantes où ce dernier traite l'autofiction de «petit mot à la vaste panse»
en train de digérer le roman personnel ou le récit autobiographique. Claude Gaugain
mentionnera l'expression roman du je pour définir son approche, tout en insistant sur
« les doubles pervers, des clones innommables, des jeux de rôles extrêmes entre moi et
l'autre I7 » ; alors que Forest insistera sur le degré de «dépersonnalisation» en
distinguant trois niveaux artistiques: « le Je se présente comme une réalité (biographique,
psychologique et sociologique) dont témoignages, documents, récits de vie expriment
l' objectivité antérieure à toute mise en forme par l'écriture 18». Selon Gasparini:
«L'autofiction marque un progrès dans la mesure où elle assume la compulsion
fictionnelle inhérente à toute narration en première personne 19». Ce dernier insiste
toutefois sur le «stade d'un nouveau naturalisme, leurrant les lecteurs par un
exhibitionnisme psychologique exaspéré, une esthétique romanesque usée et une
affectation de spontanéité 20».
16 CENDRARS, Blaise, L 'homme foudroyé(I 945), La main coupée, Bourlinguer. Il publie en 1949 Le Lotissement du ciel, dernier volume des mémoires. Le prière d'insérer du volume tient de la profession de foi : « Je voulais indiquer aux jeunes gens d' aujourd 'hui qu 'on les trompe, que la vie n'est pas un dilemme et qu 'entre les deux idéologies contraires entre lesquels on les somme d'opter, il y a la vie, la vie, avec ses contradictions bouleversantes et miraculeuses, la vie et ses possibilités illimitées, ses absurdités beaucoup plus réjouissantes que les idioties et les platitudes de la « politique », et que c'est pour la vie qu 'i ls doivent opter, malgré l'attirance du suicide, individuel ou collectif: et de sa foudroyante logique scientifique. 11 n'y a pas d'autres choix possibles. Vivre! » 17 GASPARINI, Philippe, Est-il Je?, Roman autobiographique et auto fiction, Paris, Seuil, 2004. p.9. 18 GASPARlNI ,Philippe, op.cit., p.37 19 GASPARINI, Philippe, Autofiction, une aventure du langage, Paris, Seuil, 2008, p. 230-231. 20 GASPARlNI, Philippe, op.cit. , p.23l.
87
L'engouement, ces dernières décennies, pour le genre autobiographique et
l'expérience autofictionnelle a forcé les théoriciens à s' interroger sur l'hybridation, le
métissage des genres ainsi que sur des « explorations » audacieuses d'auteurs à
l'esthétique différente. Pensons à Beckett, Joyce, Sartre, Beauvoir, Sarraute, Aquin,
Doubrovsky, Robbe-Grillet, et Calvino, pour n'en citer que quelques uns. Ces derniers
révèlent parfois, par leur travail, une exploration particulière de l' écriture. Tout en
s' inspirant de fragments autobiographiques, ils pourront se permettre la création
d'allégories par la mise en scène de récits romanesques qui serviront leurs propos
philosophiques ou sociologiques. L'utilisation de certains procédés, tels la « mise en
abyme » qui donne un effet de miroir et la réflexion critique en autres, ouverte sous
forme de monologue, servent à décrire les préoccupations du narrateur. Ces procédés
narratifs nous démontrent que les processus de la création littéraire sont aussi liés aux
mouvements de la pensée, aux spéculations de l'auteur sur sa propre vie d'écrivain. Ni
l'autobiographie, ni l' autofiction n'ont pourtant le pouvoir de définir, à elles seules, ces
écri vains phares.
L' autofiction
L'expression« auto fiction » va apparaître avec Serge Doubrovsky et Alain
Robbe-Grillet, entre autres, dans les années 1970 et sera reprise par les théoriciens de la
littérature qui vont tenter de la définir ou de la détruire selon qu' ils estiment que cette
« expérimentation» doit être considérée comme une forme au devenir valable ou « une
88
sorte d'oxymore théorique 21 ». Dans « Fils », Doubrovsky déflnit l'autoflction comme
une « flction d'événements et de faits strictement réels 22». Selon Jacques Lecarme23 cet
oxymore est intenable car le même texte ne peut être « flction» et évoquer le
« strictement réel ». Plusieurs s'attacheront, tel Philippe Lejeune, au concept parapluie de
l'autobiographie et du roman autobiographique pour tenter de définir cette mouvance
autofictionnelle qui vient hanter le travailleur du langage en quête de romanesque.
L'écrivain devient ici le critique d'une forme littéraire (vivante) qu'il remanie sans cesse
afln de « mieux dire ». Nous pensons par le fait même que les personnages, les masques
de l'écrivain, cachent une certaine profondeur des confidences permises avec
l' autofiction. De là la tentation toujours présente de les « faire naître », ces personnages.
En effet, nous sommes d'accord sur le fait qu'un écrivain, selon André Major, va
s' inspirer en partie de son vécu pour définir et incarner ses personnages : «la véritable
biographie d'un écrivain, ce sont ses personnages24 » selon Jacques Kessel (le /ivre de
plâtre), cité dans L 'esprit vagabond. Nous découvrons ici, selon nous, la preuve d'une
lutte artificielle entre le vécu et la fiction. Certains écrivains contemporains, devant cet
appel d'un langage réel (donc supposément plus humain) ont littéralement (et
ouvertement) plongé dans une écriture où le vécu, leur expérience, leur filiation et leur
réflexion sont clairement établis comme code référentiel; même si souvent la subjectivité,
les jeux de la perception et de la fiction y jouent un rôle camouflé, mais nécessaire.
Nancy Huston avance dans son essai L 'espèce fabulatrice :
21 BAUDELLE, Yves, Vies en récit, Formes littéraires et médiatiques de la biographie et de l 'autobiographie, Québec, Nota Bene, 2007, pp. 44-45 ; aussi: Yves Baudelle, Loc. cU. , Protée, p.45 22 DOBROVSKY, Serge, Fils, Paris, Galilée, 1977, 4fÈME de couverture. 23LECARME, Jacques, « Abstract, présentation de la thèse de Pierre-Alexandre Sicart », USA, New-York Uni versity, 10 janvier 2005, p. 3. 24 MAJOR, André, L 'esprit vagabond, Montréal, Boréal, 2007.
89
Notre mémoire est une fiction. Cela ne veut pas dire qu'elle est fausse, mais que, sans qu'on lui demande rien, elle passe son temps à ordonner, à associer, à articuler, à sélectionner, à exclure, à oublier, c' est à dire à construire, c'est à dire à fabuler2s
.
L'autobiographie et le récit de vie, nous l'avons mentionné, sont des phénomènes
anciens26. Est-ce que l' autofiction est un- genre à part entière ou une variante de
l'autobiographie? Il n' en demeure pas moins que l' autofiction, grâce à son statut de
« d' écriture vivante27 », a une «place» à part depuis peu, ne serait-ce que grâce aux
débats soulevés à travers les médias. La tradition littéraire espagnole, entre autres, a été
longtemps réticente envers l ' écriture personnelle: «la fin du régime franquiste favorisa
un processus de reconstruction historique et personnelle chez de nombreux écrivains
espagnols 28». Dans un roman à caractère autobiographique, Kenzaburô, un écrivain
japonais, met en scène son expérience de père d' un enfant handicapé vivant seul dans un
village reculé en pleine forêt. Ce roman j e, nommé Shishôsetsu, serait considéré au
Japon, depuis un siècle, comme hautement artistique29. Kenzaburô parle surtout
« d ' autobiographie fictive, ouverte à toute la mémoire humaine », se rapprochant ainsi de
l ' auto-fabulation définie par Vincent Colonna et de ce que Philippe Forest nomme
« autofiction30}) . Afin d' éviter le piège que constitue originalement l'écriture
autobiographique, « l ' auteur doit renoncer à se croire dans une posture de surplomb, de
25 HUSTON, Nancy, L'espèce fab ulatrice, Paris, Actes Sud / Leméac, 2008, p. 25 26 LEJEUNE, Philippe, Vies en récit, Formes littéraires et médiatiques de la biographie et de l 'autobiographie, Québec, Nota Bene, 2007, pp. 21 à 40. 27 LECARME, Jacques, loc.cil. 28 REDONDO, Susana : « La mode de l'écriture autobiographique a été associée à la revendication de l'individualisme, si caractéristique de la fin du XXe siècle. » La vida entre lineas. Boomeditorial de memorias, biografias, autobiograjias, diaros y cartas, El Pais-Libros, 29 avril (1990) pp. 1-2. Loxias 18, mis en ligne 26 juillet 2007, [ En ligne], http://revel.unice.fr/loxias/document.html. Page consultée en janvier 2009. 29 GASPARINI, Philippe, op. cil., Autojiction. une aventure du langage. p.224. JO GASPARINI, Philippe op. cil., Est-il Je?, p.78.
90
maîtrise, dans une relation de transparence, d'immédiateté à l'égard de sa propre vie 31».
Gasparini ajoute: « Le texte devra donc problématiser l'expérience par la fragmentation,
voire la "carnavalisation" du récit, l'inachèvement, "l'hétérogénéité de la composition", la
"diversité des registres" et des voix 32». Mon roman, La nuit des coyotes, procède de cette
plongée dans le tumulte d'une création: une expérience d'écriture captée parfois en direct
à travers des textes transcrits, dans un premier temps, en mémoire vive. Les événements
ne sont plus décantés, ou même « fictionnalisés », mais prétendent être livrés très crus, à
la manière d'un Kerouac. Se place alors en parallèle de ces événements des descriptions
« carnavalesques» et loufoques expliquant cet élan individuel se réfléchissant sur un
collectif, une utopie33. Parfois la strate originaire d 'un texte s'extirpe du fondement des
rêves pour être reproduite à la manière des automatistes au matin. L' interrelation avec des
personnes réelles, fusionnées et métamorphosées en personnages de roman, permet cette
« actualisation » du vécu et de la fiction dans l'œuvre. Naturellement, nous ne pouvons
cacher la dimension «réécriture du texte» qui viendra donner la dernière forme au roman.
Mes « archives » personnelles, des cahiers de notes accumulés sur près de trente années,
constituent la colonne vertébrale (référentielle) de la chronologie d'un récit qui bascule, à
l'occasion, dans le fantastique (mise en scène des rêves et des fantasmes). Une certaine
dérision (réflexions en monologue) doublée d'une tragédie des destins, utopie et dystopie,
ponctuent le parcours du roman que le «Je» orchestre, sous l' apparence d'une
improvisation à la Jack Kerouac.
31 GASPARIN I, Philippe, op. cil. , Autofiction, une aventure du langage, p. 225. 32 GASPARIN I, Philippe, op cil., p. 225. 33 TREMBLA Y, Gérald, La nuil des coyotes, pp. 5 et 32.
91
L'autofiction, tout comme le roman du je, touche ici à une problématique mo-
derne de la transformation de la littérature, mais aussi à un changement dans les mœurs
dont ne peut que témoigner l'écrivain. En effet, dans notre société moderne, l'intime, le
personnel devient de plus en plus une preuve substantielle d'authenticité et de vérité.
D'où l'intérêt manifesté par un public avide de tout connaître au sujet de l'auteur, ou
concernant les personnalités de la politique. Nous tenons toutefois à préciser qu' il ne sera
pas uniquement question, dans ce mémoire, du décloisonnement des genres tels
l' autobiographie, le roman au je, l'autofiction et le roman classique (ou traditionnel).
Nous allons aussi tenter de décrire la manière (l'approche théorique) par laquelle ces
genres se définissent par métissage et hybridation dans une œuvre romanesque, se jouant
des cloisonnements littéraires, amalgamant le vrai et le faux, le réel et le masque en un
alliage solide (cohérent) dont le roman va témoigner pour devenir la représentation (la
plus fidèle possible) d'un univers ou simplement d'un parcours humain personnel ... et
collectif.
La genèse du je
Pourquoi dire « je » ? Qui est «je» ? D'où vient-il? En s' interrogeant sur les
racines du « je» dans la littérature en prose, nous sommes amené à y détecter plusieurs
niveaux référentiels: il yale «je» personnel, intime, voire égocentrique et narcissique,
sans distanciation; il y a le «je » de l'auteur-personnage qui se raconte et dont nous ne
connaissons pas toujours le référent; et il y a le « je » plus anonyme derrière lequel se
cache « quelqu'un », qui n'est peut-être pas l' auteur, mais un être fictif, en
métamorphose, ou en transformation à travers un récit et ses personnages.
92
Nous pensons que la genèse du « je» intime, psychologiquement compris, se situe
naturellement dans l'enfance. Nous croyons encore qu'il faut une certaine « naïvetë4 »
pour se placer comme sujet d'un texte en espérant qu'il y aura un intérêt de la part du
lecteur. La « naïveté» autofictionnelle vient aussi d'une stratégie puérile de construction
référentielle reliée en partie aux perceptions de l'enfance. En effet, chez l'enfant, le
« moi» égocentrique procure les premières sensations du monde35, parfois reliées à une
forme d' anirnisme36• Nous retrouvons dans l'acte autofictionnel une sorte de « ferveur »,
de « réanimation» d'une énergie pour reconstruire le monde, pour accéder à une
fabulation et aux mythes du nouvel être qui devra apparaître à la fm du roman. Il y a,
chez l'enfant, confusion entre la réalité et l'imagination, tout comme chez certains
auteurs autofictionnels qui cherchent « l'élargissement de la partie du réee7 » afin d'y
construire un monde habitable et nécessaire. Nous pouvons donc affirmer qu'une version
de l' auto fiction peut s'inspirer du sentiment « naïf» de l'enfance, du fantastique, qui tout
en refusant le monde « organisé» de l'adulte, donne accès aux possibles du rêve, à la
découverte du mythe en soes, à l'installation d'une fabulation dans la « ferveur» des jeux
perdus. La naïveté de l'acte autofictionnel sera dépassée rapidement par plusieurs
auteurs, mais je tenais à l'inscrire comme horizon de travail, un éclairage originel issu de
34 BAUDELLE, Yves, loc.cil., Protée, pA5. 35 PIAGET, Jean, La construction du réel chez l'enfant, Neuchâtel, Delachaux, 1973, p. 308 : « En d 'autres tennes, l'univers consiste, au début, en tableaux perceptif mobiles et plastiques, centrés sur l'activité propre». Il y a ici « concrétisation» par l'image d'une perception du monde. 36 TYLOR, Eward-Bumett, Primitive Culture, New York, Putman's Sons, 1871 , 1903-1 , p.427: « L'animisme est la croyance que les êtres naturels ont des forces spirituelles qui les habitent et qui leurs donnent une puissance surhumaine ». Nous essayons, ici, de construire un pont, par ce lien, avec l'enfance qui nous pennet de dépasser « le dualisme qui oppose nature et culture en montrant que la nature est elle-même une production sociale, et que les modes d' identifications que Philippe Descola a distingués (totémisme, animisme, analogisme et naturalisme) ont un référentiel commun anthropomorphisme fort ». Nous croyons utile de mentionner ici que l'utilisation contemporaine du « Je » procède de cette croyance en soi, capable de dépasser les épreuves et les handicaps parce que recentrée sur une énergie « primitive », intime; une force « spirituelle» née de la Nature et de l'enfance. Donc profondément identitaire. Par ailleurs, Walt Whitman, cité en page 51 par Nancy Huston dans L 'espèce fabulatrice, disait: « Un enfant s'aventurait dehors chaque jour, et le premier objet qu ' il contemplait, il le devenait. .. ». 37 ALMEIDA de, José Domingues, Revista de faculda de letras « Linguas E literaturas li, Porto, XX, I, 2003,
p. 292. 38 TREMBLA Y, Gérald, op.cit. , p. 89
93
l'enfance. L'adulte saura s'en inspirer pour en interroger les certitudes et les doutes, selon
l'importance qu'il y accordera dans son œuvre.
Ceci dit, je suis conscient que cette conception de l'autofiction s'oppose à la
vision doubrosvkienne du sujet toujours insaisissable: « À ma place néant », dit-il dans
Le /ivre brisé. Je crois plutôt, avec Colonna, à l'élargissement d'une autobiographie
fictionnelle comprenant un imaginaire plus présent. Jacques Lecarme, comme président
du jury39 , en présentant la thèse de Pierre-Alexandre Sicart intitulée Autobiographie,
Roman, Autojiction, se demandait si, à l'autofiction sans fabulation ni intervention
proposée par Doubrovsky, il ne fallait pas opposer l'autofiction fabuleuse, fantastique et
irréelle de Robbe-Grillet ou de Blondin4o. Il louait ainsi le travail de Vincent Colonna sur
les mythomanies littéraires. Il était dit, dans cette présentation, que Doubrovsky, même
s'il fut le créateur de l'expression « autofiction », n'en était pas pour autant le gardien du
« territoire ».
Lorsque l'écriture s'impose ainsi comme une manière d'être au monde, un outil
de réflexion ou même d'exploration de l'humaine condition il s'avère toujours que le
« problème» du «Je » apparaît comme un incontournable et formidable véhicule
générateur de création et d'invention formelle, surtout à l'ère contemporaine. Il doit
nécessairement être pris en compte car le «Je» demeure la matière référentielle par
excellence. Ne serait-ce que comme initiateur ou inventeur d'une voix. Les questions
39 LECARME, Jacques, Autobiographie. Roman. Autofiction. de Pierre-Alexandre Sicart, [En ligne], www.sicart.info/doc/cv/sicart_cv_longJr_a4.pdf. , Article consulté en février 2009. 40 CHANAUD, Claude, Encres Vagabondes. [En ligne], www.encres-vagabondes.comlmémoireslblondin.
Claude Chanaud dit : « [ .. . ] Blondin a fait une œuvre littéraire qui cousine avec la biographie en lui volant sa substance». (À noter : Antoine Blondin, 1922-1991, surnommé le clochard céleste de Saint Gerrnain-des-Prés). Page consultée en mars 2009.
94
soulevées sont d'ordre ontologique, esthétique, éthique tout autant que pragmatique.
Puisqu'il faut « organiser », « travailler », « réécrire» le texte en voie de cohérence, ces
processus créateurs apparaîtront parfois en filigrane dans le récit. Grâce à certaines
digressions, les préoccupations esthétiques et éthiques de l'auteur se manifesteront au fil
de la plume, l'écrivain étant soucieux de rendre compte de sa « méthode» de travail pour
se faire comprendre en l' intégrant au récit en cours. Malgré tout, le récit ainsi présenté
devient l'objet du lecteur. Un détachement nécessaire afin que ce dernier puisse
s' accaparer le texte. Grâce aux phénomènes d'identification au récit, la mécanique ou
l'élan de création de toute œuvre peut servir de métaphore du sujet qui « se construit»
dans l' acte d' écrire, et cela indépendamment de l'histoire racontée. Aquin précisait ceci
en 1963 : « Roman voudra dire, désormais, aventures: non pas seulement aventures
vécues, racontées, mais aventures de l ' imaginaire et de l' écriture 41». Gaston Miron,
quant à lui, ajoute : «Le corps de mon corps / s'envole dans mes poèmes ». Avec ces
vers, cités par Yvon Rivard42, Gaston Miron expliquent, dit-il, sa quête de sens par ce
désir d' incarnation dans le texte, mais aussi dans le pays à construire. L' écrivain est un
constructeur de formes où le langage livrera une signification qui lui échappe. Il est clair
pour nous que l'auteur n 'exprime pas seulement un « Je » personnel, puisqu' il tend vers
l' universel43. Par ailleurs, l' utilisation du « Je » référentiel n'a pas toujours été acceptée,
il a fallu attendre le développement d'une certaine philosophie de l'individu pensant, et
placé au centre du monde, pour en venir à dire «Je» avec une certaine autorité. Il ne faut
41 AQUIN, Hubert, Don Quichotte, le héros tragique. Documentaire à Radio Canada, Montréal 1963 , p. 4. 42 RIV ARD, Yvon, Personne n 'est une île, Montréal, Boréal, 2006, 264 pages, pp. 124 -125. 43 DURMARQUE, Didier, Moins que rien, Grenoble, éditions Thot, 2008, 170 pages: « À l'opposé du personnage de Kirillov, chez Dostoïevski, qui se suicide sans raison, en dehors du fait d 'affirmer son être libre, le personnage de "Moins que rien" refuse de vivre mais en vivant! Ainsi, si comme le croit Nietzsche: "Nous sommes tous fatigués de vivre' '' , force est de constater que cette autofiction peut se présenter comme une autobiographie uni verselle » P. préface.
95
pas oublier que la place de l'homme dans l' univers (surtout en Occident) en fut une de
lutte contre un dieu (et la religion) omniprésent, omniscient et totalitaire. La réflexion
philosophique nous aurait conduit vers la découverte (ou la création) d'une pensée
humaine qui se réclame aujourd'hui d'une certaine autorité sur sa propre nature. D'où
l' importance du « Je pensant» et affichant ses droits de parole, ses droits à l' écriture.
En effet, les liens entre la théologie, la réflexion philosophique et la littérature ont
beaucoup changé à travers les siècles; nous en avons pour preuve le timide et long
déploiement d'une littérature où l'auteur ose parler de lui, ose s 'exprimer au « Je ».
Même si l' éclosion d'une conscience individuelle44 vient d'un lent mouvement
philosophique qui a pris surtout forme à la Renaissance, la reconnaissance d'une telle
approche du monde n 'allait pas de soi. Les autoportraits de peintres et surtout l' attention
portée à ses pensées intimes ont reçu grandes critiques et attaques de la part d'un Bossuet
qui est parti en guerre « contre la vanité d'une attention à soi trop marquée45 ». Fénelon,
quant à lui, « préconisait ouvertement l'observation de soi et même la tenue d'un journal
de sa spiritualité, destiné à mesurer les progrès de l'âme46 ». Nous pouvons même relier
la fameuse injonction de Socrate, Connais-toi toi-même, à une incitation à s' interroger sur
soi-même, à se dévoiler pour se connaître et se maîtriser, et à s'affranchir des
spéculations idéologiques. Ce qui rejoint une conception très moderne de l'homme
comme penseur autonome qui doit se fier à son intelligence. De là à affirmer, comme
Rousseau, dans Les rêverie d 'un promeneur solitaire: « Je ne trouve qu'en moi la
44 Descartes va supposer que « la vérité» se fonde sur la conscience individuelle. Cette philosophie va se refléter dans un nouveau type de roman « réaliste» dès le XYIW siècle, un mouvement d ' individualisation de l' homme dont l'apogée, en ce qui concerne le roman réaliste, sera le XIXe siècle. 45 CARRON, Jean-Pierre, Écriture et identité, pour une poétique de ['autobiographie, Bruxelles, Ousia 2002. , p.24. 46 CARRON, Jean-Pierre, Idem, p.24.
96
consolation, l'espérance et la paix, je ne dois, ni ne veux plus que m'occuper de moi [ ... ].
Je consacre mes derniers jours à m'étudier moi-même », il y a tout un espace
philosophique, et historique, de la conception du «moi» comme lieu concret,
humainement « habitable» (et surtout, défendable). La « connaissance de soi» procède
donc d'une évolution qui a ses assises au cœur même du penseur sincère et dont
l' intention demeure l'authenticité. La littérature a participé à cette prise en main du destin
individuel et nous en a transmis des œuvres marquantes. Est-ce que l'autofiction et le
roman du je postmodemistes en sont les héritiers bâtards? Nous serions portés à
l'affirmer. Leur filiation indéniable en est, malgré tout, habilement contestée. Il serait
toutefois étonnant de dessiner l'arbre généalogique d'une littérature qui donnerait
préséance au « Je » référentiel de création à travers l'histoire littéraire. Les découvertes
freudiennes47 du « souvenir-écran» nous permettent d'affirmer avec Michel Neyrault que
: « Le statut du souvenir-écran s'avère être d'une importance capitale pour comprendre le
ressort de l' autobiographie et de son évolution 48 ». En effet, le souvenir-écran est un
déplacement ou une anticipation d' un événement 49, et qui peut s'avérer faux sous forme
de lapsus, de fabulation par substitution, camouflage ou déformation. À la lumière de
cette découverte, il nous est donc pratiquement impossible de « dire vrai » sur soi. Les
propos de Philippe Lejeune tendent à confirmer ceci: « Quand on sait ce que c'est écrire,
l' idée même du pacte autobiographique paraît une chimère : tant pis pour la candeur du
lecteur qui y croira. Écrire sur soi est fatalement une invention de soi 50 ». Même si le «je
47 FREUD, Sigmund, Sur les souvenirs-écrans, in Névrose, psychose et Perversion, Paris, PUF, 1899, pp.11 3- 132. 48 NEYRAUL T, Michel, De l'autobiographie, in Autobiographie, VIes Rencontres psychanalytiques d'Aix-en-Provence, 1987, Paris, Les Belles Lettres, co llection " Confluents psychanalytiques ", p. 18. 49 FREUD, Sigmund, [ En ligne], http://www.megapsy.comltextes/freud/biblio074.htm . Page consultée en septembre 2009. 50 LEJEUNE, Philippe, Nouveau roman et retour à l 'autobiographie, L 'A uteur et le manuscrit, Paris, PUF, coll. « Perspectives Cri tiques », 199 1, p.S8.
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» de l'antiquité et le « je » des modernes semblent se situer à des lieux fortement
éloignés, nous y voyons là tout de même cette « filiation » possible (et intéressante à
étudier) entre l'écrit au «Je» des auteurs de l'antiquité et le concept moderne de
l'autofiction qui s'allie (et s'aliène) le geme autobiographique au lointain passé.
Nous pouvons donc suivre une certaine « évolution» du concept autobiographique
à travers les œuvres des penseurs tels Socrate, Platon en passant par Saint-Augustin5l,
Pascal, Montaigne, Descartes. Il y a là matière à défendre l'hégémonie d'une approche
intime et personnelle du monde comme dernière référence identitaire authentique, quitte à
placer l'auteur au centre de cet univers, tout comme les philosophes le firent pour
l'homme, par nécessité de compréhension et de responsabilité selon Sartre52• Avec Freud,
l'autobiographie est devenue douteuse parce que les souvenirs-écrans, selon lui, nous
empêchent de dire vrai. L'auteur devra donc dire sa vérité à travers un acte fictionnel, en
acceptant ses dérives. L'écrivain habite et décrit un monde réel, malgré et grâce à son
imaginaire, qui en est indissociable.
L'auteur53, pourtant, n'a pas toujours eu la place centrale qu'on y découvre
aujourd'hui. Des chercheurs comme Michel Foucault et Roland Barthes se sont opposés,
51 GASPARINr, Philippe; Autojiction, Paris, Seuil, 2008, p 241. Aussi: Le magazine littéraire, « Saint-Augustin ou la conscience à nu ». No 409, mai 2002, p. 24-26. Gasparini dit: « Cela pour dire qu 'en livrant au public, entre 397 et 401, un peu de sa jeunesse morte, de ce temps ou il errait en manque de Dieu, Augustin innovait ».
52 SARTRE, Jean-Paul, Conférence au « Club maintenant» 1945 : « Et quand nous disons que l'homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu'il est responsable de tous les hommes ». [ En ligne], www.philagora.netJetude-de-texte/sartre.htrn. page consultée en mars 2009. 53 « La fonction auteur est relative aux gestes discursifs et aux époques historiques », affirme Foucault. « Avant l'époque moderne de nombreux récits, contes, épopées nous sont parvenus dans l'anonymat. La fonction d' auteur est une construction et renvoie souvent à une figure de l'auteur dans le texte ». Gérald Leclerc nous dit : « La fonction auteur n'est pas seulement un lien psychologique et juridique entre l'auteur et le texte, mais un rapport sémantique et culturel entre le lecteur et le texte ». [ En ligne], www.fabula.org/compagnon/auteurl.php. page consultée en janvier 2009.
98
selon Antoine Compagnon, à « la littérature considérée en relation avec son auteur, ou
comme expression de son auteur 54». Le débat autour de la place de l'auteur et de sa
« présence» dans l'œuvre porte sur « la notion d'intention 55». Barthes et Foucault
contestaient les concepts de Sainte-Beuve et de Lanson qui, on le sait, sont à l'origine
d'une histoire littéraire définissant l'œuvre en lien étroit avec l'auteur et même avec les
« mœurs », la biographie de l'écrivain. Foucault et Barthes refusaient le carcan de
l'histoire littéraire du XIxe siècle, tout en adhérant à une avant-garde à la Samuel Beckett
où la « neutralité» de l'auteur, son absence ou son retrait, définissait tout un univers
philosophique de l'absurde. Ces études sur le texte, en rejetant l'approche explicative au
profit de l 'interprétation (seul le texte est révélateur), ont conduit à «la mort de
l'auteur 56» et à une vision antihumaniste de la science du texte représentée par le
structuralisme. Le structuralisme préconise l'affirmation de la structure sur l'événement
ou le phénomène. Selon Lévi-Strauss, le discours est «impropre à rendre compte de
façon adéquate des processus socio-affectifs », car il existe un « décalage entre ce que les
hommes vivent et ce qu' ils ont conscience de vivre5? ». Il est clair que nous nous
éloignons ici de la vérité intérieure de l'auteur et de son acharnement à la défendre par
l' autofiction, ou les « prétendues évidences du moi58 », comme le précise Jean Lacroix.
Nous ne pouvons élaborer sur ce sujet dans le cadre de ce mémoire, mais nous tenons à
54 COMPAGNON, Antoine, ». [ En ligne], www.fabula.org/compagnonlauteur l.php , page consultée en février 2008. 55 Antoine Compagnon, Idem. 56 BARTHES, Roland, « La mort de l 'auteur » Le bruissement de la langue, Article-manifeste de 1968, Paris, Seuil, 1984, pp. 61-67. 57 STRAUSS, Lévy, Les structures élémentaires de parenté, Paris, Lahaye-Pain, Monton Gruyer, 1968. 58 LACROIX, Jean, [ En ligne], www. Girafe-info.auteur / Jean Lacroix / Strauss. Htrn : « Cette méthode implique une philosophie, qui effleure dans tous les ouvrages, mais surtout dans La pensée sauvage
(Lévi-Strauss 1962). Il y a une pensée et une logique comme immanentes à la nature et à la vie et qui, pour se récupérer, doivent passer par la médiation du concept. Bien loin que l'objet soit constitué par le sujet ou même par les suj ets, c'est le suj et qui est constitué par une sorte d'intériorisation de l'esprit objectif. Pas de Cogito individuel à la manière de Descartes, pas de Cogito sociologique à la manière de Sartre. C'est l'idée même d'intériorité qui est contestée. Qui commence par s'installer dans les prétendues évidences du moi n'en sort plus. Le structuralisme s'installe au niveau où l'organisation fait système, à l'insu des consciences ». Page consultée en mars 2008.
99
préciser l'apport éclairant de ce débat en lien d'opposition avec la place du «Je»
référentiel dans l'œuvre qUI nous occupe. Nous retrouvons ces recherches chez les
fonnalistes russes et la New Criticism américaine « qui éliminèrent l' auteur pour assurer
l' indépendance des études littéraires par rapport à l'histoire et à la psychologie59 ».
Le je fictionnel et l'autre
L'écriture est selon nous un acte de langage qui assimile une communication vers
l' autre grâce à l'expression de soi. C'est un acte de transcendance. À travers soi naît un
élan de communication vers l'autre, notre semblable frère. Et nous comprenons ici « un
soi » qui se veut universel, responsable et qui dépasse le narcissisme naïf. C'est en cela
que le roman La nuit des coyotes s' inscrit dans un dépassement du roman autobiographi-
que, tout en s'en inspirant de manière formelle et pragmatique. Malgré les nombreuses
tentatives d'objectivation du narrateur et ce que l'on peut en dire, le vécu, les mythes et
les expériences personnelles, le bagage génétique, l'authenticité de l'écrivain, ses mots,
sa langue, ses réflexions sur le sens (ou le non-sens) de la vie, ses processus d'écriture,
ses choix de sujets sont intimement liés à l'œuvre littéraire originelle, d'avant la lettre
(c'est-à-dire avant même que le langage intime ne soit langue), donc à la littérature qui
transcende les individus et les peuples. Le fait de mettre en scène ces mécanismes de la
création ou ces processus internes aux racines de l' imaginaire, comme un décor
organique, n'enlève rien à la littérature. Bien au contraire. Il y a ici élargissement de
l' espace poétique et pragmatique. La « réalité» d'un écrivain, nous l' avons dit, comprend
aussi sa part d' imaginaire, d'affabulation, de fantasme et d'onirisme. On ne peut séparer,
59 COMPAGNON, Antoine, Idem.
100
disséquer, les données formelles de base à la création sans risquer l'anémie, la
banalisation ou la spécialisation. La création littéraire est un englobant ouvert sur les
possibles. La postmodernité littéraire en a fait une exploration labyrinthique et
métaphorique de « l'impertinence 60)} et de l'audace du créateur.
Si je m' intéresse à l'autofiction dans ce mémoire, c'est pour comprendre les jeux
de réflexions (miroirs, pensées et métamorphoses) du « Je )} et de ses possibles en lien
avec un imaginaire, débouchant sur une fiction du « moi )}.. . et de l' autre 61 . Je suis
conscient que mon roman La nuit des coyotes n'entre pas facilement dans la catégorie de
l 'autofiction, tout simplement parce qu' il rejoint plus fortement le romanesque d'une
réalité fantastique, une affabulation62 onirique et mythique. Mon roman utilise le vécu
comme référence, certes, mais surtout dans un but esthétiquement valable en tant que
roman au « Je ». Il y manque cette quête identitaire récurrente et totalisante, car ce récit
déborde vers (aborde aussi) une aventure collective. Il y a toutefois un travail
d 'objectivation formelle et pragmatique afin de ne pas m'embourber dans une
chronologie qui viserait l'authenticité des événements à tout prix. En ce sens, comme
mentionné précédemment, je me rapproche plus de la conception d'un Vincent Colonna
que de celle d'un Serge Doubrovsky. Colonna distingue quatre types d'autofiction:
60 FORTIER, Frances, LANGEVIN, Francis Langevin, « Le réel dans les fictions contemporaines >J. Dossiers, Fiction et réel. 2009-03-24, p. 3. 61 PL EAU, Michel, PONTBRlAND, Jean-Noël, Écriture comme expérience, entretiens avec Michel Pleau, Montréal, Le loup de Gouttière, 1999, p.77, Pontbriand dit : «Écrire, c'est partir à la découverte de notre véritable moi -généralement nommé l'autre - à condition qu 'on donne priorité aux mots et au langage. En littérature, ce n'est pas je qui se sert des mots pour imposer ses idées et autres impérati fs du même ordre, mais c'est l'autre - le langage - qui entraîne le je dans des voies qui lui sont non seulement inconnues, mais inconnaissables autrement que de cette faço n indirecte et inattendue ». 62 KOOPMAN-THURLINGS, Mariska, Étude de l 'affabulation, Rodopi, 1995 :« La notion d'affabulation nous semble fructueuse pour analyser des récits où les auteurs mêlent différentes conventions, car elle nous permet d'étudier les modalités des processus imaginaire ... ».
101
l'autofiction fantastique à la Somosade et à la Borges dans L'Aleph63; l'autofiction
autobiographique à la Chateaubriand, à la Rousseau ou même à la Cocteau; l'autofiction
spéculaire qui repose «sur un reflet de l'auteur ou du livre dans le livre 64» et
l'autofiction intrusive ou auctoriale permettant l'intrusion de l'auteur dans un récit à la
troisième personne. Néanmoins, il faut voir dans cette analyse qui cherche à comprendre
la genèse du «Je» une tentative pour saisir les mécanismes de cette écriture-Ià65.
L' autofiction, par sa pratique antinomiqué6 (oxymore intenable de Doubrovsky selon
Lecarme), laisse toutefois ouverte la question du sens tout en plaçant l'individu afftrmé
comme véritë7 d'une intégrité identitaire. Et, comme on le sait, il y a parfois plus de
vérité dans la fiction qu'on ne saurait l'avouer.
« J'écris ma vie, donc j'ai étë8 », affirme Serge Doubrovsky qui se construit une
existence en faisant de lui un «personnage », l' enjeu du texte dont il tire toutes les
ficelles. L'autofiction, c'est le soi écrivant et qui devient sujet de l'écriture: une boucle
63 CAILLOIS, Roger, au sujet du recueil de nouvelles de Borges: un Aleph est un élément d ' une suite de nombres utilisée pour représenter le Cardinal (la taille) des ensembles infinis. Roger Cai llois a traduit et publié quatre d'entre elles en 1953 dans un petit volume, intitulé Labyrinthes : L'immortel, Histoire du guerrier et de la captive, L'écriture du dieu, et La quête d'Averroès. Il justifie ce choix par une « inspiration commune» et présente ainsi ces quatre nouvelles: « Les présents récits placent dans des symétries abstraites presque vertigineuses, des images à la fois antinomiques et interchangeables de la mort et de l'immortalité, de la barbarie et de la civilisation, du Tout et de la partie. Par là, ils illustrent la préoccupation essentielle d'un écrivain obsédé par les rapports du fini et de l'infin i. » [En ligne] http://fr.wikipediaorg/wikilL%27Aleph. Page consultée en janvier 2010.
64 RA THÉ, Alain, « Vincent Colonna, Autofiction et autres mythomanies littérai res», Québec français , 138, Montréal, été 2005, p. 43 à 45. 65 BASTARD, Ingrid, « Janet Paterson, Moments postrnodemes dans le roman québécois», Nuit Blanche, 1993, p. 19. Bastard dit : « Du point de vue de l'énonciation, le récit postmodeme a rarement recours à un narrateur omniscient et favorise de loin la narration au je ». En elle-même, cette pratique n'est pas nouvelle mais notons qu'elle est presque systématique dans les romans postrnodemes. Cependant, l' acte d ' énonciation se caractérise également par une pluralité des voix narratives ». Ces voix, selon Janet Paterson citée par Bastard : « refusent d 'admettre une seule vision et une seule autorité et elles subvertissent toute notion de contrôle, de domination et de vérité ». 66 LECARME, Jacques, op.cit., 2005 . 67 ROY, Bruno, Québec français , no 148, hiver 2008, p. 79. Roy citant Goethe : « Un fait de notre vie ne vaut pas tant qu ' il est vrai, mais en tant qu ' il signifie quelque chose [1831] ». 68 DOUBROVSKY, Serge, Le Livre brisé, Paris, Grasset, 1989 , 4ieme de couverture.
102
(ou une spirale) qui assure une « réalité» concrète à la vie: le livre qui garantit que « j'ai
bien vécu ce que j'ai vécu».
L' autofiction, telle qu'on la définit dans la postmodernité, s' apparente au roman
autobiographique (roman vral9 ou au roman duje) et certains vous diront qu'il n'y a pas
de différence entre les deux. Alors pourquoi parler d'autofiction ? Il y a au niveau
pragmatique de la quête autofictive, l'élargissement du genre autobiographique vers un
imaginaire, une fabulation possible et nécessaire pour l'écrivain qui veut s' affranchir de
la cloison des genres et parfois de certaines critiques et censures de son entourage. En
effet, selon Serge Doubrovsky, l' autofiction serait une fictionnalisation de soi (ou du
sujet) afin de se réinventer, de se reconstruire une identité. Dans Le /ivre brisé, il précise:
« JE ME MANQUE TOUT AU LONG ... DE MOI, je ne peux rien apercevoir. À MA
PLACE NÉANT ... un moi en toc, un trompe-l 'œil... Si j'essaie de me remémorer, je
m'invente ... JE SUIS UN ÊTRE FICTIF ... Moi, je suis orphelin de MOI-MÊME7o ». Pour
Doubrovsky, le pacte proposé est une fiction du sujet, une fictionnalisation de soi, d'où la
différence avec l' autobiographie qui se doit de coller à « la vérité du vécu », de faire
« vœu » de vérité. Le terme autofiction prendrait ici ses caractéristiques premières, car il
permet d' échapper à la problématique autobiographique (le pacte de lecture, selon
Lejeune) qui est de se rattacher véritablement à des personnes encore vivantes et
susceptibles d' intenter des procès, (ou de se suicider7l) , si le dévoilement de l'autre est
par trop explicite. L'autofiction jette donc un voile, une intention « fictionnelle » sur le
69 DOUBROVSKY, Serge, L 'Après-vivre, Paris, Grasset et Fasquelle, 1997, p. 4ième de couverture. 70 DOUBROVSKY, Serge, op. cil. p. 2 12. 71 La femme de Doubrovsky s' est suicidée.
103
sujet et « ses personnages », tout en affirmant des sources référentielles indubitables72. En
fait, l'autofiction résume, en elle-même, les procédés de base de toute écriture qui vise
l'authenticité et se confond aux mécanismes inhérents à l'écriture romanesque: on n'écrit
bien que sur ce que l'on connaît bien ... Marie-Sissi Labrèche s'expliquait en disant:
« J'ai décidé d'écrire où ça fait mal73 ».
L'auteur personnage : Labrèche, Angot et ... Aquin
L'écriture autobiographique, nous le comprenons, fait de l' auteur un «person-
nage» du récit. En ce sens tous les procédés d'écriture tels la lettre, le journal intime, le
récit de vie, le monologue auront comme point de convergence la personnalité du sujet
écrivant (sur) sa vie, peu importe le degré de « vérité ». Cela implique un jeu référentiel
qui peut et doit se mouvoir dans une «nébuleuse sans contour défini 74» et
potentiellement en expansion que nous allons retrouver surtout dans l' autofiction selon
Madeleine Ouellette-Michalska. L'auteur s'y déploie comme un navigateur sans trop
faire la différence entre rêve et réalité puisque ces notions font partie de son vécu
intérieur, ce que nul ne peut contester.
L' autofiction est considérée, par nombre de chercheurs, nous l'avons déjà
mentionné, comme un avatar de l'autobiographie. Cette dernière révèle une écriture de
l' intime, une écriture de soi motivée par le « dire vrai75». Marie-Sissi Labrèche76 et
72 CHIANTARETTA, J.F, op. cil. Dans le cas d 'un Doubrovsky la référence psychanalytique a longtemps servi de base de travail à parti r du rapport entretenu avec son analyste. Le sujet épuisé, Doubrovsky s' est tourné vers des notions plus autobiographiques du « roman vrai ». 73 DÉPATIE, Stéphane, op.cil. : Journal Voir- 14 septembre 2006. 74 MICHALSKA-OUELLETTE, Madeleine, op. cil. p. 15. 75 MA TTIUSS I, Laurent, Fiction de l 'ipséilé, Essai sur l 'invention narrative de soi, Genève, Droz, 2002, p.1 0 : « Selon Gérard Genette : l'autobiographie relève de la diction, entendue comme l'acte de dire ce qui est ou ce qui a été. Elle
104
Christine Angot77 nous amènent à VOIr, dans leurs œuvres, une mIse à nue, parfois
extrême, de la vulnérabilité et d'une sexualité exacerbée par la quête identitaire et
dénonciatrice, voire suicidaire. L'écriture y est présentée comme non-censurée, d'un
réalisme brut au rythme enlevant. Malgré des différences certaines entre ces auteures, les
qualités d'intégrité (de vérité) et de non-construction littéraire seraient la marque de
commerce de leur méthode. Selon ces auteures, il ne doit pas y avoir de distance entre
l'auteur et le lecteur. Tout est livré directement en mode réaliste. La notion de
« romanesque» n'est pas la qualité première de l'autofiction ici décrite, même si elle y
prétend. Le premier jet demeurerait intégral et ne serait pratiquement pas reformulé.
Même si on peut mettre en doute cette assertion (il y a toujours réécriture et correction du
texte), nous devons par ailleurs constater un «travail» de construction et de
complexification chez Hubert Aquin 78.
Nous assistons, dans le roman Prochain épisode d'Aquin, à l'introduction
volontaire d'une fiction (un roman d'espionnage) dans le discours autobiographique et
l'auteur nous livre, en prenant de nombreux détours et procédés narratifs, ses
interrogations, ses essais et ses commentaires sur l'écriture et les liens qu'il établit entre
son « mal-être », la situation nationale du Québec et la difficulté de rendre compte d'une
s'oppose en tant que telle à la "fiction", entendue comme l'acte d'inventer, de faire passer pour réels des événements qui n'ont pas eu d'existence effective. » 76 LABRÈCHE, Marie-Sissi, Borderline, Montréal, Boréal compact, 2003. DÉPATIE, Stéphane, op. cil. « Le jeu de la vérité », Montréal, Journal Voir, Septembre 2006. Dépatie cite Marie-Sissi Labrèche: « Qu'importe la direction que je me suis fixée, je demeure toujours ouverte à l'écriture qui peut m'amener beaucoup plus loin que les concepts de l'autofiction ou autre ». 77 LAND ROT, Marine, Écrivains d 'aujourd'hui (n.65-2007): « Ne dites pas à Christine Angot qu 'elle pratique l' autofiction: le mot la hérisse. Mais vitupérer, maugréer, tempêter, n'est-ce pas la raison d'être de cette écrivaine hors normes. Christine Angot raconte sa vie à la première personne en toute impudeur [ . . . ] : L'Inceste, Pourquoi le Brésil, }?uitter la ville, Sujet Angot ». 7 AQUIN, Hubert, Journal, /948-/97/; « deuxième carnet », /96/-/962, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1999, p. 250: « Ce que je veux faire [ ... ] c'est d' annoncer d'abord l' unicité de ma structure et [ ... ] de multiplier les complexités pour finalement m' y abîmer avec déraison et dévoiler le tissu d' incohérence et d ' incorrespondance de tous les indices ».
105
dimension chaotique. Aquin parle de « l'informel de tout ce que j'écris79 ». Le roman
prend parfois l'allure d'une métaphore lyrique sur l'acte d'écrire toujours en lien avec
une action hautement politisée, voire même terroriste: «Les pages s'écriront d'elles-
mêmes à la mitraillette: les mots siffleront au-dessus de nos têtes, les phrases se
fracasseront dans l'air. .. 80 ». La multiplication des énigmes et des masques81, l'inflation
des pistes et « l'incorrespondance » des temps et des lieux: nous amènent à y voir une
guerre totale face aux structures individuelles et collectives aliénantes.
Nous l'avons déjà dit, Hubert Aquin mentionnait, dès 1963, que le roman est:
« aventures autant racontées qu'aventures de l'écriture82 ». L'écrivain demeure
essentiellement un aventurier de l'écriture comprise comme une exploration83 intérieure.
L'écrivain, en tant qu'artiste, explore les dimensions d'un inconscient personnel et
collectif. L'écrivain-personnage est conscient que son travail de création, tout comme son
action dans le monde, fait face aux: mêmes antagonismes, aux mêmes combats que la
plupart des hommes et des femmes de sa société. L'écrivain-personnage devient le
comédien attitré de son propre théâtre, en osmose avec son (le) monde et cela à travers la
solitude et le désarroi84 tout au long de son âge. En ce sens, comment l'écrivain peut-il
79 AQUIN, Hubert, op.cit., p. 259. 80 AQUIN, Hubert, Prochain Épisode, Montréal, Le cercle du livre de France, 1965, p.173. 81 LAPIERRE, René, Les masques du récit, Montréal, Hurtubise HMH, 1980. 82 AQUIN, Hubert, Idem, p. 4. 83 PONTBRIAND, Jean-Noël, op.cit, p. 77 : « Il en va de notre conscience comme d'un iceberg. La partie connue et vis ible ne représente qu'une infune portion de la totalité. L'un des rôles de l'art en général, de la poésie en particulier, surtout chez Rimbaud d 'abord et les surréalistes ensuite, a été de procéder à une exploration de ces zones obscures de l' être, exploration articulée sur une pratique du langage et de l'écriture. Comme s ' il y avait une similitude qui devait être établie entre les mots et la conscience, similitude telle que l'exploration du langage entraîne automatiquement une exploration de la conscience. » 84 YOUNSI, Ouanessa, « Camus pour mieux comprendre le suicide chez les personnes âgées », Le Devoir, samedi 30 janvier 2010, page C 6. : « L' absurde frappe à notre porte et nous osons finalement ouvrir. Ce jour est réversible, mais si l'on refuse la nuit de l' endormissement, il n 'y a plus de retour possible. Voici l'âge de la conscience, et pour Camus, tout comme Kierkegaard avant lui (dans le Traité du désespoir), tout débute par celle-ci sur le plan du problème qui nous préoccupe. L ' homme créa le regard et vit que cela était bon. [ ... ] L'homme se heurte à l'absurde, [ ... ] selon
106
réussir à rendre compte de son« regard », des confrontations intérieures, des processus de
naissance / avortement, des essais / erreurs, de la complexité de son univers et de sa
représentation-création ? Les difficultés sont parfois extrêmes. Les certitudes85,
impossibles. L'authenticité, «la vérité », se réfèrent de plus en plus à «la nudité ».
L'homme (la femme) se rend compte de son impouvoir86 sur ce monde et, constatant
cela, il se doit de recentrer sa vision au plus près de lui-même. D'où la « mise à nu » de
ce qui fut toujours caché au secret des familles et des individus: les dernières richesses
(ruines et scories) de l' intime, du personnel, de l'immédiat. Et c'est là que l'engouement,
souventefois dénoncé comme culture de la confession, est aujourd'hui révélée par les
« talk-shows », les téléréalités, l'autobiographie, les récits de vie, le journal intime et
l' autofiction. Ces manifestations culturelles nous apparaissent comme des révélateurs
d'une société en quête de vérité, et il faut bien l'avouer, de « valeur d'authenticité » et de
« vitalité » profondément humaine87•
Partant de la prémisse que « le récit de vie88 » est ici la base qui inspire l' écrivain,
(que ce soit sa propre vie ou celle d'un autre), nous pensons que cette pratique littéraire
est une table de travail intéressante où naissent et prolifèrent souvent les autres genres
romanesques. Nous nous intéressons ici à une question touchant l' importance des
fragments autobiographiques dans une œuvre romanesque, fragments associés à la
Camus: L'absurdité est surtout le divorce de l'homme et du monde. [ .. . J L' homme est en inadéquation avec ce qui l'entoure; il crie à l'écho, [ . .. j, mais ne récolte que du silence ». 85 TREMBLAY, Gérald, op.cit., p. 97 86 RAVEL, Emmanuelle, Maurice Blanchot et l 'Art au XX' siècle, Amsterdam / New York / NY 2007, : « L' œuvre est impouvoir. Elle n 'est jamais ce en vue de quoi elle peut exister [ ... J. Vertu esthétique de l'impouvoir, cette ruine elle-même est originaire ». p. 157. 87 DION, Robert, FORTIER, Frances, HA VERCROFT, Barbara et LÜSEBRlNK, HANS-JÜRGEN, Vies en récit, Formes littéraires el médiatiques de la biographie el de l'autobiographie, Québec, Nota Bene, 2007, pp. 5-8. 88 Le récit de vie se définit ici comme un genre de témoignage, de récit d' événements, parfois traumatisants, et dont l'écriture peut servir de thérapie ou d'exutoire. L'aspect littéraire y est secondaire.
107
construction d'un (ou des) personnage(s), et qui doublent en quelque sorte l'écrivain dans
son œuvre. Selon Céline Maglica, « l'autofiction est écriture du fantasme au sens où elle
permet ~ un auteur de dire tous ses "Moi" en même temps, le "Je" fragmenté de
l'écrivain, une érotisation du langage89 ». Là où la transposition romanesque remplace
occasionnellement la « vérité» du « Je » qui écrit, il y a naissance de l'autofiction, selon
nous. L'autofiction ne révèle-t-elle pas que nous sommes essentiellement des êtres de
fabulation? Et que c'est en cet imaginaire même qu'apparaît, sous un éclairage de vérité
et d'authenticité, l'identité multiforme de l'individu. D'où la nécessité de reconnaître les
clivages sociaux et structuraux de la société pour s'en défaire ou les combattre. La
construction du «Je» n 'est jamais fortuite. Elle procède d'un ensemble complexe de
rapports humains et culturels et de mise en relief de l'individu social. Nous sommes des
êtres de fabulation certes, comme le souligne Nancy Huston, mais de là à faire de
l'autofiction un genre romanesque à part entière, il y a encore beaucoup de travail pour
les écrivains qui s'y adonnent, parce que le « je» est autant moteur de création
qu'obstacle à la fiction romanesque, cette dernière exigeant une distance relative avec le
lecteur.
Par ailleurs, certains affirment même que nous (et par le fait même le «le »)
sommes indissociables de notre famille, de notre société et de notre culture9o, voire même
de notre technologie avancée. Le « un » individuel du « je» est dans « le tout» social et
culturel. Nous baignons présentement, comme jamais auparavant, dans un langage
89 MAGLICA, Céline, D.E.A sur l'écriture autofictionnelle de Doubrosvky : [ En ligne], www.uhb.fr/Analyse2/MAGLICA. page consultée en février 2008. 90 DURAND, Gilbert, Les structures anthropologiques de l 'imaginaire, Paris, Dunod, 1960. Nous retrouvons, dans cet ouvrage de Gilbert Durand, l'importance référentielle (consciente ou pas) donnée à l' imagination, aux mythes et aux symboles dans notre société: « au sens figuré qui seul est significati f [ ... ] L' analogon que constitue l'image n 'est jamais un signe arbitrairement choisi, mais toujours intrinsèquement motivé, c 'est-à-dire est toujours symbole ». p. 25 .
108
englobant, une vaste structure commune, organique et sociale, avec un accès privilégié au
« cyber espace91 » : un univers virtuel où l'imaginaire le plus débridé s'exprime et fascine
des millions d'individus92. Jamais, depuis que l'homme réfléchit à son monde, n'avons-
nous été ainsi confrontés à une culture totalisante mondialement, (technologiquement
parlant). Impossible de fuir l'esprit de ce début XXle siècle. Les cuites de la personnalité,
les images-symboles, les communs dénominateurs de masse, la culture de l'instantané, la
quête identitaire (parfois virtuellement et faussement héroïque) et le questionnement
individuel et social y naviguent avec des moyens techniques puissants, inspirés des
mécanismes du cerveau fabulateur. Peut-on faire un lien entre la fabulation, décrite par
Nancy Huston, et l'engouement universel pour les jeux de rôles virtuels? Comment
imaginer (comprendre et décrire) la place de l'individu dans la société, aujourd'hui (et
dans le futur) ? Ne vivons-nous pas un profond changement dans les relations humaines
(et nos rapports avec le réel) à travers les expériences du virtuel? Jusqu'où l'affabulation
devra se rendre pour « inventer» (découvrir) une cohérence nécessaire et utile à notre
équilibre psychologique? Jusqu'où devrons-nous nous rendre dans l'utilisation de l'auto-
fabulation humaine, grâce aux technologies de plus en plus sophistiquées afin de contrer,
si possible, le désarroi, au-delà du point de rupture, du traumatisme ? Les affrontements
omniprésents, les jeux de guerre, la popularité du soldat comme archétype humain, la
violence imaginaire (et la violence des rues) et le terrorisme (institutionnel et autres) ne
représentent-ils pas dans nos sociétés un état de déstabilisation, un désarroi révélateur
91 Qu' est-ce que le «cyber espace» si ce n'est un lieu pragmatique d ' invention illimitée grâce à l'ordinateur intelligent. Où existe ce lieu (infini) exactement ? Que deviendra-t-il comme «nouveau monde» sous la poussée des «navigateurs», des créateurs? 92 BAL T AZAR, Nic , [ En ligne], http ://www.cinoche.comlfilm/ben-xJindex.html.. page consultée en janvier 2010. Il serait intéressant d'étudier nos facultés de fabulation, nos tendances schizophréniques et la fictionnalisation de soi avec le développement exponentielle des jeux vidéos et des échanges ( affrontements et fusions) sur le net. Au Japon, certains jeunes se suicident parce que « leurs personnages» sont tués dans des lieux virtuels. Un univers parallèle plus vrai que la réalité. Voir aussi le film Ben X du belge Nic Baltazar, mars 2008. En néerlandais, la prononciation de BenX se rapproche de celle de la phrase «(ik) ben niks », signifiant: «Ge) ne suis rien ».
109
auxquels répondraient nos constructions imaginaires93 ? L'écrivain, en prise directe avec
sa société, ne peut qu'en révéler les contradictions et les tourments. Nous ne pourrons
guérir de nos incertitudes et de nos doutes, malgré toutes les «programmations»
mentales et virtuelles possibles. Ce questionnement est à la base de toute transformation
individuelle et collective, du doute existentiel. Doute et soupçon envers l'autre et soi-
même, compris ici comme « ce lieu où la roue du doute broie tout sur son passage 94»,
l'image virtuelle d'une guerre intérieure. Le « travail» de recherche et d'exploration du
« Je95 » chez l'écrivain (et parfois chez le créateur de jeux virtuels qui s'inspire de
romans) prend ainsi des dimensions épiques, un dépassement, une aventure sans cesse
renouvelée dans ses absurdes et ses quêtes de liberté96.
Ces considérations personnelles, ici en apartë7, ouvrent la VOle à d'autres
recherches inspirées du concept de la fabulation de soi, selon nous. De là notre approche
et notre intérêt pour l'autofiction comprise comme une façon de concevoir l'individu,
l'art et l'écriture: une aventure avec ses risques, ses impasses, ses imaginaires
93 LACHANCE, Michaël, Spirale. no 187, nov.-déc. 2002, en collaboration avec le Dr. Pierre Migneault : « voilà qui caractérise nos constructions comme réponses au désarroi: ces constructions doivent être nouvelles, elles doivent affirmer la réciprocité et l'autonomie de ses composantes, elles doivent affirmer l'unicité d'un monde, elles affirment également une centralité : du moi, d'une idée fixe (une persécution chez le psychotique, une thématique chez l'artiste), d ' un principe d'ordre. Encore une fois, il ne s'agit plus de représenter le monde dans lequel nous vivons, de dénoncer ses contraintes, ses censures, ses empêchements, - que de rejouer l'ordonnancement auquel nous soumettons nos activités et de dire le pourquoi de cet ordonnancement »,pp 9-24 94 TREMBLA Y, Gérald, La nuit des coyotes. extrait inédit, chapitre 26, p. 91 95 Ce travail individuel, grâce à l'importance prise par le « Je », y devient la traversée du miroir. J'y vois aussi le « connais-toi toi-même de Socrate» qui permet d 'accéder à la maîtrise de soi et à la responsabilisation de l'individu selon Sartre. 96 La Liberté est ici conçue, non pas comme conquête, destruction, asservissement, domination par le plus fort, mais comme respect, compréhension, protection, partage. Une vision panthéiste et cosmothéiste du monde où «je» est un tout en soi partagé entre tous les «je» de 1 ' homme. 97 Nous sommes ici conscients que ce lien avec l'imaginaire virtuel des jeux vidéo peut paraître éloigné du thème de l'autofiction littéraire, il n' en demeure pas moins que la mécanique de fabulation y fonctionne dans un miroir inversé (l 'écran) où le joueur s' identifie aux personnages et s'y réinvente une identité dans un théâtre virtuel. Est-ce que le désarroi identitaire contemporain y joue un rôle moteur chez nos jeunes ? Poser la question, c'est y répondre.
110
réactivés98, ses constructions, ses voyages de non-retour. Nous sommes conscients qu'il
est encore très difficile de situer ce genre hybride de l'autofiction pour la simple raison
d ' . d 99 A d l" . que nous nous trouvons au centre u metlssage es genres. u cœur e ecnture en
métamorphose continue. Et c'est ce mouvement quasiment organique et anthropomorphi-
que qui nous intéresse.
Le métissage des genres à travers les «je»
J'aime ces mises en abyme où l'écrivain révèle en mode confidence ses doutes,
ses questions, ses essais alors que le récit reprend toute sa place avec des personnages
qu'on interroge, alors, différemment. La mise en abyme permet l'élargissement du réel
(ou d'un imaginaire) à l'intérieur même d'un récit qui s'enfante. Il est le miroir inversé
d'un univers qui s'interroge. La mise en abyme « permet la reprise du récit, reprise qui
signale le fonctionnement même du texte mettant en relief les articulations principales du
récit qu'elle habite» ; ce faisant «elle en devient soit le reflet exact, soit le miroir
déformant1oo». Le récit postmodeme se caractérise par l'emploi des mises en scène de
l' intertextualité, un procédé complexe qui agit au niveau de l'énoncé et qui fera,
occasionnellement, appel au métissage des genres.
La pratique littéraire postmodeme amène le récit au-delà des notions d'unité,
d' homogénéité et d'harmonie 101 qui étaient chères à ce que nous pouvons appeler la
98 MICHALSKA-OUELLETIE, Madeleine, op.cit., p . 78 99 BAUDELLE, Yves, loc.cit., p. 45. Et, à la lumière de ce qui précède, j'ajouterais le « genre virtuel » comme acte de création inspiré des mêmes mécanismes de fabulation décrits par Nancy Houston. 100 MAGNAN, Lucie, MORIN, Christian, « Lectures du postmodemisme dans le roman québécois », Nuit Blanche, Montréal, 1997, p.34 10 1 BASTARD, Ingrid, [ En ligne], www.fl.ulaval.ca/cuantos/bastardildefc2.htrnl. page consultée en février 2008.
111
littérature classique. En effet, comme nous venons de le dire, le récit postmodeme se
caractérise souvent par l'intertextualité, la mise en abyme et par le métissage des genres :
essai, autobiographie, théâtre et poésie apprennent à s'y côtoyer. L'hybridation étant ici
vue comme « une des caractéristiques majeures de la littérature postmodemel02 ». Par
l ' utilisation des fragments de textes, par l'entrecroisement des formes, le roman débouche
parfois sur un « dialogue» entre deux et plusieurs récits à des niveaux narratifs sans
correspondance immédiate. Le pluriel devient ici l' action où l'auteur évolue comme un
chef d 'orchestre aux voix (voies) multiples103. Il y a ici « transgression» des genres et
des formes, mais aussi par le fait même, remise en question des modèles et de l'autorité
conventionnelle de la littérature104 et de la société: l' apparition d' une « impertinence»
qui interroge, questionne une convention littéraire admise de tout temps.
Tout comme la philosophie nous a conduits à l' incertitude et à l'ère du doute, la
littérature postmodeme doit reprendre le récit par des effets de mise en abyme, de
fragmentations et de pluralité des genres afin de rendre compte de l'état du monde, de
l ' individu et de la société actuelle après le passage des grandes guerres, qui on sait
contribuèrent à une forme inédite de déstabilisation morale et sociale. Est-il possible
d ' établir une co-relation entre les ruines de la dernière guerre, la Shoah lOS, le totalitarisme
\02 BEAUDELLE, Yves, IOC.cit., p. 45 103BAKHTINE, Mikhaïl, op. cil. 104 BASTARD, Ingrid : [ En ligne], www.fl .ulaval.ca/cuentoslbastardi : « Par l'interrogation, la remise en question, le soupçon qu ' ils induisent sur eux-mêmes mais également sur, dans et par le texte et au-delà de celui-ci, ces procédés marquent un non respect et, par là même, une contestation des conventions qui régissent la littérature occidentale ». Page consultée en j anvier 2008. 105 CHIANTARETTA, J.F. op. cil. , Écriture de son analyse et autofiction : le « cas» Serge Doubrorvsky. Aussi
l MICHALSKA-OUELLETTE, Madeleine, op. cil. , p. 145. (À noter : Il est remarquable que les traumatismes vécus par les individus et les peuples augmentent la production
d 'œuvres basées sur la quête identitaire et l'affirmation de soi « sujet » comme pensée de la survivance, et témoignage de la mémoire à perpétuer. C'est peut-être pour cela que la p sychanalyse y a fa it son nid et que de nombreux textes autofictionnels (tels ceux de Doubrovsky) naissent de leur analyse psychologique ).
112
et la littérature moderne? Nous pensons que les nombreux romans inspirés d'une
profonde réflexion sur les grands conflits mondiaux et les sociétés totalitaires n'ont pu
s'extirper d'un vécu historiquement « marqué» au fer rouge. Même si cette question
dépasse largement le cadre de notre analyse, ces traumatismes historiques, ces
fragmentations de l'être, ces destructions identitaires ne peuvent se dissocier des récits
inspirés par ceux qui en ont vécu les terribles événements. De nombreux livres au « Je »
en témoignent. Nous croyons que ce vécu douloureux aurait poussé penseurs et écrivains
vers une remise en question des fondements de notre civilisation et de l' autorité de Dieu,
des maîtres et des chefs. L'autorité du narrateur omniscient (Dieu) étant ainsi remise en
question, le narrateur d'aujourd'hui, dans l'espoir de retrouver un minimum de
crédibilité, se devait de favoriser, parfois dans l'urgence de dire, la narration au « Je ». Le
« Je» étant compris ici comme la conscience à déchiffrer «quelque chose» venue
d'ailleurs et qui nous échappe. Maurice Blanchot parle d'impouvoir106. Il n'y a plus de
pôle d'identité stable (les traumatismes aidant) et il faut chercher ailleurs et en soi, en
même temps. La configuration du « Je » devient ainsi un lieu où l'action est possible,
puisque c'est là d'où l'écrivain peut émettre une voix, un langage, un temps et un espace
habitables. La parole devient ainsi l'ailleurs de l'homme. Nous comprenons mieux, dans
ce contexte, ce que peut signifier le fameux « Je est un autre» de Rimbaud ou même
l'expression encore plus directe de Hubert Aquin: «Je n'écris pas, je m'écris l07 », je me
construis par le corps du texte: une projection désespérée, car aux frontières de
l' abstraction et de l'absurde.
106 RAVEL, Emmanuelle, op.cil., p. 157. 107 AQUIN, Hubert, Prochain épisode, Montréal, Le cercle du livre de France, 1965, p. 89.
113
En se posant comme personnage principal de l' œuvre, l'auteur se présente comme
l'énigme, le mystère de son monde. Son interrogation devient l'interrogation du monde et
la clef de l'énigme. Il devra utiliser tous les moyens d'expressions à sa portée afin de
rendre compte de la complexité inhérente à sa quête. L' auteur~personnage construit ainsi
l'œuvre poussé par les découvertes de l'exploration, de l'aventure et des métamorphoses
intérieures. Ces dernières dévoilent du fantastique dans le réalisme, de la poésie dans le
quotidien, des aventuriers chez les travailleurs et les pères de famille. Raconter des
histoires ou tout simplement tenir un journal intime implique la mise en œuvre de facultés
créatrices qui semblent parfois voler de leurs propres ailes. Sous la poussée créatrice et
identitaire, l'auteur contemporain aura la tentation de faire éclater les formes, les genres,
surtout s'il veut exprimer l'éclatement, la déconstruction, la perte de sens, le désarroi.
Même si nous nous efforçons au cloisonnement par pragmatisme théorique et appel à la
cohérence, nous ne pouvons rendre étanche les formes littéraires car elles sont
fondamentalement expression de la liberté, un renouvellement de la langue et du sens de
nos vies. La pensée en marche. La littérature est la structure virtuelle d'un laboratoire où
l'écrivain travaille en alchimiste. La seule autorité dont il doit faire preuve, c' est sa
« présence» existentielle et référentielle.
C'est dans ce contexte où je conçois la venue tapageuse de 1'« autofiction » car
cette dernière ne peut s'en tenir à ce qui la définit aujourd'hui, puisque son avenir est en
écriture continue, tout comme la littérature dans son ensemble. Que ce soit vers des
ouvertures autofictionnelles, des romans à thèse, essayistiques, méditatifs,
autobiographiques, naturalistes, fantastiques ou réalistes la littérature avance aux pas des
114
créateurs. Je ne parle pas ici « d'évolution» de la littérature, mais de ses métamorphoses,
de ses hybridations, de ses clones et de ses « récits de filiationl08 ». Nous sommes entrés,
grâce à la postmodernité, dans l' ère de « la transformation », ce qui sous-entend que la
postmodernité accepte ses propres remises en question, qu'elle refuse un nouveau
système aussi déformant que l'ancien et qu'elle se lance dans le vide au-delà des notions
de progrès et d'opposition. Elle instaure le doute comme espace de travail et d' invention
pour url monde libéré des carcans (littéraires, utopistes, religieux et politiques) qui
finissent toujours par tuer la liberté et l'homme, après lui avoir promis un monde
meilleur.
Pour échapper à « la totalisation », à l'interprétation unidimensionnelle l' écrivain
postmodeme devra explorer les possibles « d'une pragmatique de lectures individuelles et
hétérogènes l09 ». Pour abolir la clôture du texte et la légitimation du discours, l'auteur se
lancera dans une écriture s'ouvrant à l' énonciation « par la pluralité et l'ouverture du
sens I I 0». Comment l' auto fiction peut -elle lui permettre cette ouverture ? Elle ne le peut
en soi, elle le peut par défaut. Notre auteur y trouvera les longues plages de méditation et
de monologue nécessaires. Il y développera des formes concrètes et nuancées
d' intertextualité en parallèle avec le récit et pourra s'accommoder de plusieurs versions
d'une même histoire. Il utilisera le « Je » multiple et anonyme ill . Il aura la liberté de
fabuler sur certaines visions, hors réalité commune, tout en poursuivant url récit réaliste
108 VlART, Dominique, « L'archéologie de soi dans la littérature française contemporaine ». op.cit. Vies en récit, Formes littéraires el médiatiques de la biographie et de l'autobiographie, p. 107 à 13 1. 109 BASTARD, Ingrid, op. cil. « Moments postmodemes dans le roman québécois » Nuit Blanche, 1993, p.19. 11 0 BASTARD, Ingrid, Op.Cil. p. / 9. I II La romancière Nathalie Sarraute plaide pour une œuvre capable de rendre compte des territo ires de l' inconscient, du fo isonnement psychique et du monologue intérieur. Selon elle, l'anonymat du « je » permet d 'accueillir l'invisible, le non-dit dans l'exploration des régions inconnues qui demeurent sujet et enjeu de toute œuvre romanesque.
115
, 1 b 'd' fr . b· hi 112 qUi survIvra a a mIse en a yme car ne une agmentatlOn auto lOgrap que .
L'autofiction, telle que définie par Vincent Colonna, autorise selon nous cet espace
d'élargissement, cet imaginaire accepté, basé sur des sources référentielles indubitables
que ne peut soutenir seul le roman autobiographique. L'autofiction s'installe ici comme
un point d'ancrage et de lancement de l'humaine condition pour la survie de l' individu en
ses composantes imaginaires avouées. Un métissage des genres, oui, mais surtout un
espace de liberté original où de nouveaux voyages personnalisés sont entrevus.
11 2 TREMBLA Y, Gérald, Extraits: La nuit des coyotes, p. 17.
116
Le pacte de lecture
Lorsque nous ouvrons un livre, nous nous attendons à y voir sur les pages de
garde certaines indications: le titre, l' auteur, l'éditeur, la date, le genre et sans doute
quelques notices biographiques et explicatives sur l'auteur et le sujet traité. Il y a aussi ce
que l'on nomme le pacte de lecture qui orientera, explicitement, le lecteur vers des
concepts tels l'autobiographie, la biographie (autorisée ou pas), l'autofiction, le roman, la
nouvelle, l' essai (philosophique, poétique, pédagogique, scientifique, etc.). Nous savons
que ces indications ne sont pas toujours là pour informer correctement et objectivement le
lecteur. Ces notes (ou ces préfaces) révèlent parfois, implicitement, une manière de se
jouer des attentes du lecteur. Même si, à l'occasion, elles prennent l' allure « d'une
protection» contre d'éventuelles poursuites advenant le cas où quelqu'un reconnaîtrait sa
propre histoire ou sa personne et serait tenté par la poursuite judiciaire.
Dans le cas de l' autobiographie, le pacte de lecture est supposément clair.
L'auteur, en parlant de lui, y affirme dire la vérité et juste la vérité. L'énonciation
implique que le narrateur est fusionné avec le personnage principal. Ces données
d'authenticité seront utilement réactualisées dans le récit.
Mais nous savons tous que la mémoire est sélective et que notre auteur, profes-
sionnel ou amateur, ne pourra soutenir longtemps un contre-interrogatoire sur le sujet. Il
devra admettre qu' il a omis certains faits et inventé des événements dont il n'avait qu'une
faible réminiscence. Il a dû remplir des cases vides. Si nous poussons l' interrogatoire un
peu plus loin, il se peut que le pourcentage réel de « la vérité» soit abaissé de manière
117
significative. Que s'est-il donc passé? Il s'est passé que « les folles du logis »,
l'imagination et la fabulation, ont pris le dessus et «rempli» les dites cases « vides»
laissées par la mémoire. Comme le cerveau aime « savoir» de quoi il en retourne dans
son existence, qu'il aime trouver du « sens », il doit nécessairement inventer, fabuler pour
apparaître de manière cohérente au monde. Nous sommes des êtres de culture et de
fiction comme le dit si bien Nancy Huston:
Aucun groupe humain n'a jamais été découvert circulant tranquil-lement dans le réel à la manière des autres animaux: sans religion, sans tabou, sans rituel, sans généalogie, sans contes, sans magie, sans histoires, sans recours à l'imaginaire, c'est à dire sans fic-tionl13
.
L'écrivain, pour faire face à l'exigence d'un lecteur idéal, prendra som de
s'attacher certaines formes conventionnelles par le pacte de lecture, ce qui lui permettra
de dépasser le genre choisi tout en l'identifiant. Nous en déduisons donc que les genres
littéraires ne peuvent se définir uniquement par la forme encodée, mais aussi à partir de
ce contrat conventionné reliant l'auteur et le lecteur: l'intention de l'auteur. (Malgré .cela,
le rôle du lecteur 1 14 devient nécessairement une mise au monde de l'œuvre. Un paramètre
de mesure, un «interprétant» incontournable. Et sa subjectivité, son «avidité» représente
une transposition positive de l'écriture). Tout comme le genre, défini au mieux de nos
connaissances, sert à «modeler» un «horizon d'attente 115 », l'impertinence et
l'originalité des créateurs conduisent au-delà des frontières établies par les modèles, ces
limites enfm dépassées par une littérature postmoderne. Il y aura donc autant de
1 \3 HUSTON, Nancy, op. cil., p. 29. 114 PELLETIER, Jacques, Victor-Lévy Beaulieu, un continent à explorer, Québec, Nota Bene, sous la direction de Jacques Pelletier, Collection Séminaires, 2003. Julie Paquin explore, dans cet ouvrage (inspiré de sa thèse, Fictions du sacrifice: Gauvreau, Aquin, Beaulieu, « Entre passion et violence: invitation à la dévoration», pages 167 à 220), la dimension du lecteur « dévoreur de mots». Elle y interroge la place de « l'interprétant» et de «sa position d 'avidité» et de subjectivité: « Toute entreprise d'écriture s'élabore dans l'horizon d'un appel à être entendu, d'où l'importance du lecteur qui contribue à donner vie à l'œuvre.» p. 210. 115 JAUSS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, (Coll. « Bibliothèque des idées ».) 1978, p. 14.
118
« contrats» de conventions, de prologues et de préfaces explicatives qu'il y a d'auteurs;
chacun désirant préciser ses avant-propos.
À titre d'exemple, Montaigne place le 12 juin 1580 comme avertissement au
lecteur: « C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit, dès l'entrée que je ne m'y
suis proposé aucune fin, que domestique et privée. [ ... ] Je veux qu'on m'y voie en ma
façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice: car c'est moi que je
peins 116». Philippe Lejeune définit l'acte autobiographique ainsi: « S'interroger sur le
sens, les moyens, la portée de son geste, tel est le premier acte autobiographique: souvent
le texte commence, non point par l'acte de naissance de l'auteur Ge suis né le ... ) mais par
une sorte d'acte de naissance du discours, "le pacte autobiographique"lI7 ».
Même si, parfois, ce pacte de lecture peut apparaître mensonger (et beaucoup
d'auteurs s'en sont joué sans scrupule), il a l'avantage de situer une problématique reliée
à l'origine même des genres. L'autobiographie peut être «romancée », fragmentée, ou
s'approcher de ce que l'on nomme l 'autofiction. Dans ce cas, le pacte devient plus
difficile à défendre. Sommes-nous en présence d'une fiction? Pas totalement. Sommes-
nous en présence de fragments autobiographiques authentiques, et dans quelle proportion
? Pour dépasser ces doutes, l'auteur pourra parler de fragments autobiographiques en
insistant sur l'aspect fictionnel et fabulateur de son roman. C'est ce que j ' ai décidé de
faire dans le pacte de lecture de mon roman La nuit des coyote/lB. Ce faisant, je suis
conscient de ne pas avoir trouvé la formule adéquate. En existe-t-il une ? Ce roman vient
11 6 MONT AIGNE Michel, Essais J, Paris, Gallimard, 1965. page «Au lecteUr». 117 LEJEUNE , Philippe, Le pacte autobiographique, Paris, 1975 . 11 8 TREMBLA Y, Géra ld, op.cit., p. 9.
119
d'une expérience réelle, échelonnée sur plus de trente ans, et il fait appel aux dimensions
oniriques et poétiques très présentes dans mes écrits antérieurs. Il aborde autant la
manière du roman au (~e» que le point de vu du narrateur omniscient écrit à la troisième
personne. J'aime ce jeu croisé qui invite, à la même table, différents niveaux narratifs;
cela démontre, selon moi, la non-perméabilité d'une écriture en quête identitaire. Une
invitation que nous a laissée Aquin... Par ailleurs, ce roman convoque aussi mes
interrogations sur le métier d'écrivain, vu et compris comme une métaphore de mon
existence, de ma recherche philosophique, existentielle l19 et spirituelle. Ce sont, parfois
là, les lieux de mise en abyme. Toutefois, ce roman est une construction romanesque et
une exploration de l'humaine condition, intime et sociale, et vise l'universel.
CONCLUSION
Certains vont voir dans l'autofiction, comme le souligne Madeleine Ouellette-
Michalska, un genre hybride de plus en plus utilisé par des auteurs de moindre calibre, un
fourre-tout qui met en péril une certaine littérature vouée au « génie de la langue l20 ».
Madame Ouellette-Michalska dénonce, dans son ouvrage, « l'érosion d'une culture
fondée sur le prestige des lettres 121» tout en constatant que le phénomène est irréversible.
L'autofiction possède malgré tout, toujours selon Ouellette-Michalska, des qualités de
119 SARTRE, Jean-Paul, Conférence au « Club maintenant li. 1945, op.cit: « Qu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence ? Cela signifie que l'homme existe d 'abord, se rencontre, surgit dans le monde et qu ' il se définit après ». Je vois dans cette assertion que l' écriture devient un mouvement vers, une construction de soi, une incarnation plus complète à travers une (des) « voix » en devenir. Sartre s 'est intéressé surtout à « l'acte de transcendance», le mouvement vers une chose, mouvement transparent à lui-même, nous dit-il, pour exprimer la présence à soi que présente tout acte de transcendance. La conscience par son mouvement n' est rien d'autre que l' existence, « l'existence est liberté »; j 'y vois un aspect de l'écriture existentielle en lien avec l'autofiction expliquée dans ce mémoire. 120 MICHALSKA-OUELLETTE, Madeleine, op.cil., P. 29. Selon madame Ouellette-Michalska, nous ne pouvons que craindre l'émergence d' une littérature de « la facil ité » sous le large parapluie de l'autofiction : il ne suffit pas de se raconter pour « faire de la littérature ». 121 Ibid., p. 29.
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l'intime, dujeu des feintes, du vrai et du faux l22 compris par les femmes qui en firent leur
outil d'appropriation et de libération. Madeleine Ouellette-Michalska souligne dans son
livre le travail d'écriture de Simone de Beauvoir et de Marguerite Duras: « Si les femmes
et les migrants se sentent aimantés par l'autofiction et s'y démarquent plus facilement,
c'est peut-être qu'investir une forme créatrice d'effacement et d'ébranlement identitaire
permet d'en faire un certain rétablissementl23 ».
Toutefois, il faut voir qu'au-delà de l'autobiographie et de l' autofiction, il y a la
création, l'invention d'un «autre moi l24 ». Cet autre «je» peut être, parfois, moins
personnel car dépouillé d'un certain passé amnésique; il sera tourné vers un ailleurs, un
devenir, malgré les «difficultés à penser l'avenir125 ». Cet « autre» est l ' auteur-
personnage dans ce qu'il a de construit, d'identifiable, laissant aux limbes du passé, du
non dit, de l'indicible le vrai moi; celui qui se cherche sous l'impulsion du vivant, du
présent et qui lutte contre toute forme d'autorité. « La rébellion anti-autoritaire 126», selon
Antoine Compagnon, fait aussi partie de cet élan libérateur que tente de décrire, de mettre
en scène le roman d'autofiction. Un appel à une plus grande liberté d' écriture, en quelque
sorte. Dans la ligne de vie de chacun se situe en parallèle la ligne de fiction, tel un
imaginaire comme lieu d 'exploration et de compréhension.
En poussant l'analyse autour de l'écriture au «Je », comme nous le faisons dans
le cadre de ce mémoire, il nous a fallu traverser de nombreuses données théoriques où il
122 Ibid., p. 16. 123 Ibid. , p. 145. 124 COMPAGNON, Antoine, Notes de cours, [ En ligne], www. Fabulaorglcompagnonlauteur l , pages consultées en
février 2008. 125 Idem. 126 Idem.
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est facile de se perdre. L'impossible quête humaine est une exploration au-delà du connu
et des expressions individuelles. Ce qui motive l'écrivain utilisant le roman
autobiographique et l' autofiction, ce n'est pas tant d'exprimer un égotisme réducteur, une
vision narcissique du moi, que d'aller vers ces sphères d'un savoir caché au cœur de
l' être pensant. Comme le disait si bien Montaigne, «chaque homme porte la forme
entière de l'humaine condition I27 ». L'autofiction, nous l'avons décrite en ces pages,
s' installe aujourd'hui à la manière d'une construction identitaire et comme avancée
psychologique du sujet au-delà du miroir des idéologies et des genres. Elle permet une
certaine vision, la découverte d'une humanité pensante, en lien direct avec le lecteur
avide de se regarder dans le miroir de « l'autre », son semblable, son frère .
L' écriture au « Je» fut donc utilisée comme « véhicule» vers des voyages de plus
en plus personnels et intimes. Tout simplement parce que nous ne pouvons parler que de
ce qu'on connaît le mieux : soÏ-même. Surtout que les fréquentes fabulations intérieures,
les rêves et les nouvelles données psychologiques, les conflits sociaux, les guerres, les
génocides n'ont de cesse d'en étendre les dimensions spatio-temporelles, voire historique.
Qu' il suffise de mentionner Marguerite Duras, Nelly Arcan l28 pour la révélation de
passions secrètes; le roman d'apprentissage avec Hector Bianciotti, Robert Lalonde;
l' essai avec Yvon Rivard; la réflexion sociale avec Hubert Aquin; les ruptures avec Ying
Chen, l' autofiction, telle que décrite ici, va «partout où l'imaginaire autorise l'écrivain à
127 MONTAlGNE, Michel de, op. cit. 128 Le suicide de l'écrivaine Nelly Arcan met en lumière ce désarroi, cette impossibilité d' atteindre un bonheur « humain » satisfaisant. Ses textes sont un témoignage, au-delà de toute théorie, d 'un être poussé dans ses derniers retranchements .. . et qui se détache de nous (amis, éditeurs et société) dans un geste ultime, longuement expliqué. La même constatation pour Hubert Aqu in s ' impose ici.
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mettre en scène le corps, ses pulsions, son désir, ses contradictions 129». Faut-il pour
autant accepter d'en réduire la production, sous prétexte qu'on écrit trop, qu'il y a trop de
livres, et de tous les genres ? L'autofiction, faut-il l'ajouter, procède aussi d'une
« démocratisation de l'écriture» où un nombre effarent d'apprentis auteurs se lancent à
corps perdu dans une telle aventure. L'autofiction place le « Je » en nouvelle autorité afin
de sortir de l'anonymat de nos méga-sociétés et des souffrances «traumatiques ». Même
si elle n'est pas seule à le faire, elle installe de manière impudente un « droit» de parole
qui ne peut qu'être salutaire. Madeleine Ouellette-Michalska affmne que: « L'autofiction
continuera de frayer avec les métissages, recyclages et déplacements marqués par les
courants hétéroclites et bigarrés de la culture populaire et du grand art130 ».
129MlCHALSKA-OUELLETTE, Madeleine, op.cit., p. 144. 130 MICHALSKA-OUELLETTE, Madeleine, op.cit., p. 145.
Gérald Tremblay 2008-2010
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