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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL LA CRISE DES SCIENCES CHEZ EDMUND HUSSERL ET MICHEL FREITAG MÉMOIRE PRÉSENTÉ COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAÎTRISE EN SOCIOLOGIE PAR GENEVIÈVE GENDREAU-B. DÉCEMBRE 2009

UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL LA CRISE DES ...2. La crise du sens des sciences et de la raison selon Husserl. 71 2.1 L'idée de la raison au fondement de la philosophie 71 2.1.1

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  • UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

    LA CRISE DES SCIENCES

    CHEZ

    EDMUND HUSSERL ET MICHEL FREITAG

    MÉMOIRE

    PRÉSENTÉ

    COMME EXIGENCE PARTIELLE

    DE LA MAÎTRISE EN SOCIOLOGIE

    PAR

    GENEVIÈVE GENDREAU-B.

    DÉCEMBRE 2009

  • UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

    Service des bibliothèques

    Avertissement

    La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles supérieurs (SDU-522 -Rév01-2006) Cette autorisation stipule que «conformément à l'article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l'auteur] concède à l'Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d'utilisation et de publication de la totalité ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pour des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l'auteur] autorise l'Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des copies de [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l'Internet. Cette licence et cette autorisation n'entraînent pas une renonciation de [la] part [de l'auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»

  • Nous tenons à remercier notre directeur de maîtrise, M. Louis Jacob, professeur au

    Département de Sociologie de l'UQÀM, pour sa grande disponibilité et son aide précieuse,

    M. Jean-François Filion, professeur au Département de Sociologie de l'UQÀM, ainsi que M.

    Michel Ratté, chargé de cours au Département de Sociologie de l'UQÀM. Aussi, nous

    saluons avec émotion M. Michel Freitag, grande source d'inspiration, d'admiration et de

    réflexion, qui nous a quittés récemment.

  • 11

    TABLE DES MATIÈRES

    INTRODUCTION 1

    1. Sujet 1

    2. État de la question 1

    3. Démarche et perspective 2

    4. Structure du mémoire 3

    CHAPITREI

    LES IMPLICATIONS HERMÉNEUTIQUES DE LA FORME COMPARATIVE 6

    1. La comparaison philosophique: méthode dialoguante, objectivité, vérité 7

    2. Le dialogue sociologie-philosophie selon Husserl et Freitag 13

    3. La question de la science chez Husserl et Freitag : premier abord 19

    4. Les rapports à l'historicité et à l'histoire 23

    CHAPITRE II

    LA SCIENCE DANS SES LIENS AU MONDE VÉCU 27

    1. Le problème du monde de la vie 30

    2. L'attitude naturelle chez Husserl... 35

    3. Le concept de transcendantal chez Freitag 48

    4. Langage et symbolique 53

    5. Conceptualisation et types 58

  • 11l

    CHAPITRE III

    LA CRISE DES SCIENCES 64

    1. Contextes et projets autour du concept de crise des sciences 66

    1.1 Crise du sens de la science et de la philosophie 66

    1.2 Des théories normatives et critiques 67

    1.3 Des ennemis théoriques communs 69

    2. La crise du sens des sciences et de la raison selon Husserl. 71

    2.1 L'idée de la raison au fondement de la philosophie 71

    2.1.1 La raison grecque comme télos de l' humanité 71

    2.1.2 Connaissance et science 73

    2.2 La démarche husserlienne 75

    2.3 Retour sur l' histoire des sciences et de la philosophie 77

    2.3.1 Le fondement de sens de la géométrie 77

    2.3.2 Science galiléenne et philosophie 79

    2.3.3 La critique husserlienne de l'idéalisation mathématique 85

    2.3.4 Les limites de la perspective husserlienne 87

    3. La crise des sciences sociales comme symptôme d'une mutation

    sociétale selon Freitag 89

    3.1 L'histoire des sciences sociales 90

    3.1.1 Le rôle des sciences sociales naissantes dans la modernité 90

    3.2 Les conséquences de la mutation sociétale sur les sciences sociales 93

    4. La crise des sciences: solutions et critiques 97

    4.1 Contre « l'impérialisme ontologique» de la science 97

    4.1.1 Le caractère hypothétiq ue de la science moderne 97

    4.1.2 La critique freitagienne du dualisme épistémologique 99

    4.2 L'importance du questionnement transcendantal... 103

  • IV

    CONCLUSION

    HISTORICITÉ ET HISTORICISME 109

    1. Le rapport entre crise des sciences et historicisme 110

    2. L' historicité de la connaissance 119

    ANNEXE 1 : GLOSSAIRE 131

    BIBLIOGRAPHIE 135

  • v

    Résumé

    Ce mémoire porte sur la crise des sciences, telle que l'ont analysée Edmund Husserl et Michel Freitag, selon leurs points de vue respectifs. Dans la foulée d'un renouveau d'intérêt pour la phénoménologie en sciences sociales, nous souhaitons éclairer les liens que ces deux auteurs font entre la science, la société et l'histoire. Ce mémoire s'inscrit donc dans le sillage des réflexions et des préoccupations sur l'avenir de la science, remontant pour ce faire aux sources de celle-ci, selon la démarche en ce sens commune aux deux auteurs. Dans un premier temps, une réflexion sur les implications herméneutiques du mémoire permettra de montrer qu'en posant la question spécifique· de la crise des sciences, nous évitons une comparaison en termes historiques ou disciplinaires, voire psychologiques. Cet aspect d'interdisciplinarité transparaîtra donc dans la nécessité d'une épistémologie sociologique herméneutique. Dans un deuxième temps, nous verrons que des éléments de réflexion sur les rapports entre la science et la société, ainsi que la science et l'histoire, se retrouvent chez les deux auteurs. En s'interrogeant sur les sources de l' objecti vité, ils démontrent que celle-ci n'appartient pas exclusivement à la science ou, plutôt, que l'objectivité scientifique ne saurait se fonder ellemême, mais qu'elle renvoie en tous les cas au monde préscientifique. Ils s'intéressent par le fait même aux présupposés de la science, affirmant que l'objectivité n'est jamais donnée d'emblée, mais qu'elle est toujours dérivée du monde vécu, qu'elle se présente comme une idéalisation, une abstraction. Dans un troisième temps, le concept d'idéalisation sera plus substantiellement défini, d'abord par un survol de la pensée de Husserl concernant l'histoire des sciences, des origines « intuitives» de la géométrie, puis de la mathématisation de la nature par la physique galiléenne. La notion de « substruction » sera ITÙse de l'avant comme étant la principale cause de la crise du sens des sciences modernes. En exposant les principales critiques que Freitag formule à l'égard des diverses épistémologies existantes, nous mettrons en lUITÙère les lacunes et les inconsistances ontologiques du discours objectiviste en général et sociologique en particuJ ier. Husserl et Freitag proposent des solutions certes différentes à la crise des sciences, qui consistent à remettre à sa juste place J'objectivité, notamment en reconnaissant le caractère fondateur du monde vécu et donc de la subjectivité humaine. Ils soulignent ainsi l'importance de la normativité et conservent également un idéal de connaissance objective. Enfin, nous nous attarderons sur les notions d'historicité de la connaissance, soulignant que Husserl et Freitag convergent à ce sujet en affirmant un soubassement intuitif de la science et de tout type de connaissance dans le monde vécu, mais en échappant à un constat relativiste où vérité et rationalité deviendraient inconcevables. Par la notion husserlienne d'a priori de l'histoire, et celle de modes de reproduction sociétaJe freitagiennes, tous deux ont véritablement tenté de penser l'historicité de la connaissance et du monde en évitant de tomber dans l'historicisme. Par des moyens différents, ils en sont aussi venus à poser le caractère historique au sens fort, voire même téléologique, de la pensée elle-même, soulignant ainsi l'inéluctable enchevêtrement de l'ontologique, de l'historique et du philosophique.

    Mots-clés: Conceptualisation; Épistémologie; Historicité; Idéalisation; Mathématisation; Monde de la vie; Normativité; Objectivation; Objectivité; Ontologie; Rationalité; Relativisme; Sciences modernes; Sciences sociales; Subjectivité; Transcendantal.

  • INTRODUCTION

    1. Sujet

    Le présent mémoire porte sur la «crise des sciences », thème que développent tous deux

    Edmund Husserl et Michel Freitag, à leur époque et dans leurs disciplines respectives. Nous

    souhaitons mettre en dialogue La crise des sciences européennes et la phénoménologie

    transcendantale (1936'), que d'aucuns considèrent comme le «testament» husserlien, et

    Dialectique et société, tomes 1 et II (1986), maître ouvrage de Freitag dans lequel il expose

    les fondements de sa sociologie dialectique et critique. Cette mise en dialogue servira à

    éclairer les liens que ces deux auteurs font entre la science, la société et l'histoire.

    Husserl et Freitag appartiennent à des époques et à des disciplines différentes. Le

    premier est philosophe, fondateur de la phénoménologie, et son œuvre, particulièrement la

    Krisis, est marquée par les événements tragiques du début du 20e siècfe. Le second, bien

    qu'étant sociologue, reconnaît l'héritage de la phénoménologie ainsi que de divers courants

    philosophiques. De plus, il s'est toujours efforcé de développer une perspective sociologique

    ayant comme référence la société dans son ensemble. Ce mémoire se situe dans une

    perspective de théorie de la connaissance et d'épistémologie. Il s'agit d'une réflexion

    épistémologique sur les conditions de « formation» et d'élaboration des sciences, notamment

    des sciences sociales.

    2. État de la question

    Notre recherche s'inscrit dans la foulée d'un renouveau d'intérêt pour la phénoménologie en

    sciences sociales (cf. Benoist et Karsenti, 2001; Tellier, 2003; Grathoff et al., 1990),

    renouveau qUI vIse principalement à repenser les liens possibles entre la théorie

    phénoménologique et l'étude de la société. Avant de nous pencher sur le travail de ses

    successeurs, il nous semble évident, dans un premier temps, d'aller directement aux textes et

    > Nous nous référons à J'édition de 1976; Désormais Krisis.

  • 2

    à la démarche de Husserl, pour ensuite la confronter à celle de Freitag. Bien qu'ils aient

    développé des œuvres très différentes, les pensées de Husserl et de Freitag présentent des

    1iens réflexifs profonds. Nous souhaitons donc aller au-delà des courants «subjecti vistes »

    qui, s'ils se revendiquent à certains égards de la phénoménologie, ne rendent toutefois pas

    justice de l'ampleur, la richesse et la complexité de l'œuvre husserlienne. Nous croyons

    fermement en la nécessité et la pertinence de renouveler la réflexion sur les rapports conjoints

    de la phénoménologie et de la sociologie. C'est pourquoi nous privilégions une lecture des

    textes husserliens eux-mêmes, de façon à en mesurer l'apport pour l'épistémologie de la

    sociologie.

    3. Démarche et perspective

    Une lecture croisée des œuvres husserlienne et freitagienne indique notre volonté de

    maintenir un certain éventail des perspectives au sein de la sociologie, afin que

    l'épistémologie sociologique se maintienne dans son versant réflexif et critique. Si la

    sociologie de la connaissance et de la science peuvent être utiles à certains égards, nous

    sommes persuadés que la question de la crise des sciences, telle qu'abordée par les deux

    auteurs à l'étude, nécessite de demeurer sur le terrain d'une épistémologie, comprise

    largement comme réflexion sur les conditions du sens de la pensée et de la science. Cela ne

    va pas sans une intelTogation sur la science dans ses rapports à la société dans son ensemble.

    Ainsi, nous croyons qu'il est nécessaire de maintenir une réflexion synthétique sur la société,

    et donc, dans Je cas qui nous occupe, sur la science et ses liens à la société. Notre mémoire

    s'inscrit dans le sillage des réflexions et des préoccupations sur l'avenir de la science,

    remontant pour ce faire aux « sources» de celle-ci, selon la démarche en ce sens commune

    aux deux auteurs étudiés.

    Cependant, avant d'examiner les thèses de Husserl et de Freitag sur «la cnse des

    sciences », nous avons choisi, parce que cela nous paraît important, de présenter les grandes

    lignes et les principaux enjeux dans lesquels « la science» est présente, pour chacun des deux

    auteurs, sur les plans méthodologique, épistémologique et ontologique. Cela nous entraînera

    dans des considérations très générales et des interprétations de l'ensemble de leur œuvre et

  • 3

    nous nous appuierons pour ce faire sur les commentateurs qui font autorité, à savoir: Fink,

    Ricoeur, de Gandt, Richir, Lévinas et Henry et, du côté de Freitag, Vandenberghe et Filion.

    Il nous faut par ailleurs préciser d'entrée de jeu que, bien que nous nous attardions à la

    phénoménologie husserlienne tout au long de notre mémoire, celui-ci en demeure bel et bien

    un de sociologie. Notre regard est pour ainsi dire fortement orienté par les questionnements

    sociologiques de Freitag.

    4. Structure du mémoire

    Notre argument se découpera en trois chapitres. Tout d'abord, nous nous attarderons aux

    implications herméneutiques du sujet du mémoire, soit des considérations concernant la

    forme comparative que prendra le travail (par exemple, la manière de composer avec les

    différences d'ordre temporel, disciplinaire et historique des deux auteurs). Est-ce que les

    différences disciplinaires sont un obstacle indépassable pour la réflexion, ou encore,

    comment peut-on rendre féconde une réflexion épistémologique à partir d'auteurs de

    disciplines différentes? Comment rendre compte le mieux possible de leurs pensées

    respectives sans pour autant effectuer une comparaison systématique, qui brouillerait l'une et

    l'autre, sans permettre de saisir l'essence de chacune des démarches? La justification de cette

    lecture croisée peut-elle reposer simplement sur des réflexions communes au sujet de la

    science? Enfin, quelle conception de J'épistémologie sociologique une tene démarche

    propose-t-elle?

    Dans un deuxième temps, nous étudierons leurs conceptions de la science, en lien avec

    le « monde vécu ». Il s'agira donc de l'aspect épistémologique, touchant à la théorie de la

    connaissance. Plutôt que de rejeter la science, ils souhaitent élucider ses implications

    ontologiques, revenir à la source de ses présupposés « naïfs» sur la nature de la subjectivité

    et de la corporéité, par exemple. Leur intérêt pour l'origine et les fondements de la chose

    scientifique n'implique donc d'aucune façon une condamnation de la science en tant que telle,

    mais vise à rappeler la spécifIcité et l'irréductibilité de la sphère symbolique et pratique. Tous

    deux redoutent par-dessus tout l'irrationalisme, et leurs travaux tendent justement à repenser

    la rationalité, dont la définition traditionnelle et communément acceptée est selon eux en

    crise, en remontant à sa source, de façon à la restaurer plutôt que l'abandonner. Ainsi, leur

  • 4

    volonté de souligner l'importance de la subjectivité ou plutôt, l'importance du rapport

    indépassable entre celle-ci et le monde objectif ne saurait être confondue avec un

    subjectivisme, à une réduction du monde dans la subjectivité. L'importance qu'ils accordent

    au monde vécu en fait foi. En définitive, nous souhaitons démontrer que l'originalité et la

    fécondité de la pensée des deux auteurs résident justement dans le fait qu'ils parviennent à

    réfléchir sur la science sans privilégier l'un des deux termes (le sujet ou l'objet) au détriment

    de l'autre.

    Nous nous permettons ICI une précision quant à notre lecture husserlienne du

    subjectivisme. La question du subjectivisme chez Husserl est éminemment complexe,

    puisque son attachement à la subjectivité constituante le rapproche d'une certaine forme de

    subjectivisme: « Dans le délaissement de l'idée d'être "objectiviste", Husserl se tourne vers

    une idée subjectiviste de J'être» (Fink, p. 73), au sens de transcendantale, de sorte que « le

    concept husserlien de J' originarité est subjectif-radical» (Id.). Néanmoins, nous tenons à

    souligner que Husserl lui-même, et tout au long de sa vie, a fortement critiqué des courants

    de pensée et des philosophies qu'il jugeait « subjectivistes ». Ainsi, il a fortement critiqué le

    psychologisme naturaliste et J'historicisme dans La philosophie comme science rigoureuse

    (2003), publié en 1910. Près de trois décennies plus tard, la Krisis contient plusieurs passages

    où Husserl, effectuant un retour sur l'histoire de la philosophie, retrace le parcours du

    cartésianisme au « subjectivisme transcendantal» kantien (Husserl, 1976, p. III). Ne niant

    pas J'importance de la subjectivité husserlienne, nous nous attacherons, tout au long de ce

    mémoire, à montrer comment, en particulier à J'époque de la Krisis, les questionnements

    husserliens à propos de l'historicité sont tels qu'ils ouvrent sur d'autres avenues qui

    rapprochent sa pensée de celle de Freitag. En effet, « Husserl est engagé dans une recherche

    "généalogique" [dans laquelle] J'accent est mis non plus sur l'Ego monadique, mais sur la

    totalité formée par J'Ego et le monde environnant dans lequel il est vitalement engagé. La

    phénoménologie tend alors vers la reconnaissance de ce qui est préalable à toute réduction et

    qui ne peut donc être réduit» (Ricoeur, 2004, p. 18).

    Troisièmement, nous en viendrons à la notion de « cnse des sCIences », afin d'en

    dégager J'image générale, les causes et les conséquences. Nous éclaircirons pour ce faire les

    conceptions qu'ont les deux auteurs de l'objectivisme, et les raisons pour lesquelles ils le

    rejettent. Nous nous pencherons également sur les solutions envisagées par Husserl et Freitag

  • 5

    pour faire contrepoids à cette crise des sciences, soulignant du même coup l'importance des

    questions normatives dans leurs démarches respectives.

    Les deux œuvres partagent entre autres le sentiment d'une « crise» des sciences. Bien

    que, comme on l'a souligné plus haut, les deux auteurs s'intéressent à des domaines

    différents, certains aspects du «diagnostic» qu'ils tracent se recoupent. Par exemple, SI

    Freitag s'intéresse particulièrement à la situation problématique des sciences sociales, et

    Husserl à l'avenir de la philosophie et des sciences de la nature, tous deux s'attardent aux

    implications du positivisme, devenu prédominant dans les sciences modernes. Les deux

    auteurs souhaitent remédier à la crise qu'ils soulignent. Leurs œuvres se présentent

    explicitement comme des tentatives, dans leurs domaines palticuliers, de faire contrepoids à

    la crise, en proposant notamment des méthodes nouvelles. Dans le cas de Husserl, sa

    phénoménologie transcendantale représente pour lui non seulement l'avenir de la philosophie,

    mais aussi, celle-ci étant l'expression et le garant de l'idée de rationalité, la solution à

    l'humanité qui menace de plonger dans l'ilTationnalisme (tant au niveau théorique, chez les

    différentes écoles philosophiques de son époque, qu'au niveau politique et social, avec les

    deux grandes guerres et la montée du nazisme). Quant à Freitag, la mise en lumière des

    lacunes du positivisme lui permet de démontrer comment des sciences sociales respectueuses

    de leur objet ne doivent dorénavant plus se ranger sous un modèle objectiviste, sans pour

    autant tomber dans un relativisme subjectiviste. Il en va pour lui de la préservation de l'un des

    lieux où la société se permet de se réfléchir elle-même.

    Enfin, en conclusion, nous mettrons en parallèle la question de la science avec leur

    conception de l'histoire et de l'historicité, en nous questionnant tout particulièrement sur

    l'historicité de la connaissance.

  • CHAPITRE J

    LES IMPLICATIONS HERMÉNEUTIQUES DE LA FORME COMPARATIVE

    Si c'est le propre de la réflexion philosophique et théorique que de faire dialoguer des auteurs

    temporellement éloignés, nous faisons le pari que le dialogue entre Husserl et Freitag pourra

    mettre en lumière la question de la science comprise à la fois comme institution sociale et

    forme de connaissance. Penser sociologie et phénoménologie n'exige nullement de tenter de

    subordonner l'une à l'autre de façon définitive: ce serait mal saisir la phénoménologie même

    dans ses méthodes et la sociologie dans ce qu'elle a de spécifique. Notre propos sera plutôt de

    souligner les lieux réflexifs communs ou parents. Nous tenterons donc de démontrer qu'il

    peut être fécond de comparer les pensées de deux auteurs en les appréhendant à partir d'une

    question particulière, et à condition de saisir leur pensée respective dans leur logique propre.

    Nous nous attarderons donc dans ce premier chapitre à ce que l'on pourrait appeler les

    implications herméneutiques de notre mémoire. Derrière la question méthodologique de la

    comparaison d'auteurs, nous verrons se dessiner la nécessité d'adopter une perspective

    herméneutique, la plus à même de questionner les auteurs sur la question particulière de la

    science dans ses rapports au « monde de la vie» et à 1'« histoire ». Les deux auteurs se

    rejoignent également dans leur appréhension des rapports entre la sociologie (ou, plus

    largement, les sciences sociales) et la phénoménologie. Ces considérations épistémologiques

    et méthodologiques nous amèneront ensuite à délimiter la question commune aux deux

    auteurs, ainsi que leur position face à l'historicité de la connaissance.

  • 7

    l. La comparaison philosophique: méthode dialoguante, objectivité, vérité

    Partant de l'hypothèse qu'il est légitime de comparer les conceptions de Husserl et Freitag

    sur la science, la question de savoir comment y parvenir d'une façon philosophiquement

    féconde demeure ouverte. II existe en effet plusieurs façons de concevoir la mise en rapport

    d'auteurs différents, qu i reposent toutes, en définitive, sur une conception de l'œuvre de

    pensée eUe-même. Nous verrons alors que les découpages disciplinaires traditionnels qui la

    sous-tendent devront à certains égards être remis en question, en vertu des courants de

    pensées des auteurs mêmes.

    Disons d'entrée de jeu que la réflexion philosophique nous apparaît comme partie

    intégrante de l'épistémologie en science sociale, et moment nécessaire pour saisir la question

    de la science dans le projet husserlien et le projet freitagien. Dans notre démarche de lecture

    comparative de ces deux auteurs, notre point de vue sera donc celui de l'épistémologie

    sociologique, pUIsque « Associer épistémologie et sociologie consiste ainsi,

    fondamentalement, à interroger la construction des connaissances sociologiques et leur

    prétention à la validité» (Berthelot, 2004, p. 8). Qui plus est, nous nous inscrivons nous

    mêmes, à l'instar des pensées des deux auteurs mis en paraUèle, dans une perspective à la fois

    herméneutique et phénoménologique. Nous tenterons donc de présenter une lecture de leurs

    théories qui ne sacrifie ni J'objectivité ni la normativité de la connaissance. Nous devons

    cependant déterm iner au préalable ce que l'on entend par chacun de ces termes dans le cadre

    de notre démarche.

    D'abord, précisons que l'objectivité que nous souhaitons atteindre ici ne saurait être

    ceUe d'une histoire des sciences ou d'une sociologie de la connaissance. Notre problématique

    même nous empêche d'adopter de telles perspectives, bien qu'elle pourra à l'occasion

    s'appuyer sur les résultats de ces histoires ou sociologies pal1iculières. En fait, force est de

    constater que l'objectivité construite dans le cadre des sciences de la nature ou d'une

    sociologie de la connaissance n'est pas la même que celle de la réflexion philosophique

    ou épistémologique. Voyons voir de quelle façon la réflexion philosophique atteint son objet

    et Je soumet à la discussion rationnelle.

    En effet, comme le rappelle Ricoeur, l'objectivité, au sens phénoménologique, est

    nécessairement plurivoque. En fait, « il y a autant de niveaux d'objectivité qu'il y a de

  • 8

    comportements méthodiques» (200 l, p. 27). C'est bien là un des enseignements essentiels de

    la phénoménologie de Husserl; idée que partage aussi bien Freitag, notamment dans sa

    définition des différents niveaux de conscience, dont il sera question au chapitre 2 (cf.

    Freitag, 1993a, p. 1-19). Si donc l'on est en mesure de parvenir à une lecture un tant soit peu

    « objective» des théories de Husserl et de Freitag, ce ne peut être que dans l'optique de

    concevoir une objectivité autre que celle qui a cours en physique et dans les sciences

    naturelles en général, y compris dans les entreprises des sciences humaines qui se réclament

    d'un tel type d'objectivité. Nous verrons en détail dans le chapitre suivant les raisons pour

    lesquelles Husserl et Freitag revend iquent cette vision plurivoque de la notion d'objectivité.

    Ricoeur rejette ainsi une « histoire externe » (200 l, p. 55; Ricoeur reprend cette

    expression d'Émile Bréhier) de la philosophie, qui ne conçoit l'œuvre philosophique que

    comme un fait culturel et social parmi d'autres. Selon lui, une telle attitude enlève à l'œuvre

    philosophique son autonomie. L'analyse proprement philosophique, et même celle qui relève

    de l'histoire de la philosophie, doit se garder de ne considérer une œuvre philosophique que

    comme un fait culturel, dans une indifférence pour sa signification proprement

    phi losophique.

    Dans le même esprit, selon Fink, rien n'est plus éloigné d'une démarche de réflexion

    philosophique, car une telle méthode empêche toute « compréhension» proprement

    phi losophique d'une œuvre. Et J'objectivité que l'on peut espérer atteindre en phi losophie se

    situe plutôt du côté de la compréhension que de celui d'une attitude strictement explicative.

    Cela révèle donc toute l'importance d'assumer le caractère nécessairement herméneutique de

    toute interprétation et comparaison entre auteurs : « Parce que la philosophie dans sa

    thématique concrète est déjà "interprétation", déjà détermination spéculative de l'être-étant

    de toute chose étante, Je discours en forme d'exposé sur une philosophie est inévitablement

    une interprétation de l'interprétation » (Fink, 1994, p. 150; l'auteur souligne). En

    philosophie, il ne peut y avoir de lecture univoque d'un texte, qui détiendrait sa « vérité

    absolue ».

    C'est dire que notre point de départ ne saurait être les « conditions objectives» de

    l'origine et du développement des pensées en question. Notre propos ne sera pas de replacer

    les pensées des deux auteurs au sein des conditions sociales et historiques de leur époque,

    bien que par ailleurs de telles considérations puissent nous aider à contextualiser leurs

  • 9

    théories. Néanmoins, dans le cas qui nous occupe, elles ne sauraient être que préliminaires,

    voire accessoires. Nous ne nous inscrivons pas dans la 1ignée de la sociologie des conditions

    de formation et de déploiement des pensées husserlienne et freitagienne : ce qui nous

    intéresse, ce sont, directement, les propositions, les contenus philosophiques de la

    phénoménologie par rapport à la science elle-même. Pour ce faire, il est donc essentiel

    (notamment dans le cas de la sociologie de Freitag, qui demeure tout de même une sociologie

    et une épistémologie éminemment politiques), de s'attarder sur les fondements des pensées

    des deux auteurs en question. Or, comme le dit Ricoeur, la sociologie de la connaissance

    relève de la science et non de la réflexion philosophique et épistémologique. Un des

    inconvénients d'une telle démarche est justement qu'elle ne permet pas de saisir les enjeux

    philosophiques fondamentaux en tant que tels. En fait, « c'est dans un autre champ qu'un

    champ opératoire, utilitaire, pragmatique, que naît une philosophie au monde du discours.

    Elle naît selon une intention propre [:] dire ce qui est comme il est [... ] ce genre de questions

    excède toute espèce de causalité sociale» (Ricoeur, 2001, p. 82-83; l'auteur souligne). D'où

    l'impOltance de définir ce que signifie « la science» pour Husserl et Freitag. Toute œuvre

    réflexive est en un certain sens, comme ils le reconnaissent eux-mêmes, un produit historique

    et culturel; cependant, en rester à cette seule constatation nous empêcherait de plonger à

    proprement parler dans les pensées originales de chacun. Ce qui nous intéresse ici, c'est de

    saisir les implications, qui se recoupent palfois, de ces deux théories de la science. Nous

    souhaitons donc les confronter à travers leur aspect épistémologique.

    En somme, l'objectivité spécifique à la philosophie est à conquérir, non pas une fois

    pour toutes « contre» la subjectivité, mais bien grâce à elle, grâce à une subjectivité outi liée,

    « impliquée par J'objectivité attendue» (p. 28). Ce n'est qu'à cette condition qu'on peut

    espérer produire un résultat qui vaille objectivement. Rappelons-le: l'objectivité n'est pas

    donnée, elle est dans tous les cas affaire de méthode.

    De plus, on ne saurait passer outre le fait que toute pensée qui se revendique de la

    phénoménologie fait la part belle à la subjectivité pensante, au sens où elle relie toute

    objectivation à une activité intentionnelle. Cette constatation de la nature de la pensée

    phénoménologique joue donc aussi en faveur d'une lecture comparative qui se donne des

    règles qui lui sont propres et adéquates à son objet; en un mot: qui se dote d'une objectivité

    propre.

  • 10

    Comment alors prendre en compte la subjectivité des auteurs étudiés ou, à l'inverse,

    comment éviter de « fixer» leurs pensées en les relativisant par un regard analytique

    objectiviste? Et d'abord, qu'entend-on ici par ce terme on ne peut plus ambigu de

    « subjectivité »? Ricoeur estime que « la tradition réflexive L"'] cherche cette subjectivité

    dans son intention, dans son entreprise, dans ses œuvres» (2001, p. 32). La subjectivité que

    l'on veut préserver ne saurait correspondre à la subjectivité psychologique des auteurs étudiés

    eux-mêmes, pas plus qu'à leurs données biographiques et historiques. II faut se garder de

    réduire l'entièreté d'une œuvre à l'histoire biographique et psychologique de son auteur. Bien

    entendu, tout individu pensant n'est jamais « seul» avec sa conscience, au sens où il écrit

    toujours à partir de sa situation sociale (que ce soit avec ou contre elle). Par conséquent, son

    œuvre ne saurait jamais être qu'un reflet de son époque. « Incontestablement, les

    philosophèmes sont toujours aussi des symptômes historiques-sociaux [mais] les catégories

    psychologiques ou sociologiques ne peuvent les saisir de manière suffisante; car dans la

    philosophie l'homme ne demeure pas dans le cercle fermé de sa vie» (Fink, 1994, p. J48). JI

    faut donc rejeter toute tentation d'une lecture subjectiviste. Fink évoque à juste titre, dans ses

    propres recherches concernant la phénoménologie de Husserl, son refus de « toute explication

    biographique [et] interprétation existentielle de son philosopher» (p. 42).

    En fait, à l'intérêt pour la philosophie comprise comme théorie, correspond une

    subjectivité de nature « philosophique» : « la singularité en question est celle du sens de

    l'œuvre et non celle du vécu propre de l'auteur» (Ricoeur, 2004, p. 58). Bien entendu, le

    philosophe qui pense et fait œuvre philosophique demeure un individu, mais l'œuvre

    philosophique, à titre de forme discursive particulière, transcende nécessairement l'état de

    fait empirique ,et historique qui constitue la situation du penseur. Comme le souligne Ricoeur,

    une distance, une « transmutation» s'opère, du fait même, pour un penseur, d'utiliser le

    medium écrit: de sorte que la situation originelle du penseur, vécue par lui, « est devenue un

    problème dit, un problème prononcé, énoncé» (p. 84).

    Ainsi, pour Ricoeur, à la subjectivité philosophique correspond l'histoire discursive de

    l'œuvre, tous deux se détachant de leur origine soit, respectivement, la subjectivité du

    penseur et son histoire de vie. C'est l'inscription dans le langage qui permet ainsi au vécu de

    devenir « sens philosophique ». À cela s'ajoute le fait que le mode d'être de la philosophie

    doit être distingué, comme le précise Fink, du suppol1 matériel qui lui permet un

  • Il

    rayonnement et une diffusion en quelque sorte intemporels et infinis. Outre la subjectivité du

    philosophe, constitutive de l'œuvre mais qui, au niveau théorique, nous est « sans objet», on

    trouve également le support matériel, qui permet le déploiement de l' œuvre à travers l'espace

    et le temps, lequel ne correspond toutefois pas non plus à 1'« essence» de la philosophie.

    Fink en appelle ainsi au respect du mode d'être paradoxal de la philosophie. Il entend par là

    le fait que le document physique qui assure la connaissance du texte philosophique n'est pas

    pour autant le dépositaire du sens philosophique comme tel: « une philosophie est un "fait

    spirituel" inscrit dans son texte qui n'est certes pas simplement donné, mais est pOUliant

    soumis à des conditions d'accès objectivement saisissables» (1994, p. 9). Ainsi, le « mode

    d'être de la philosophie», selon Fink, réside sans contredit dans le fait de dialoguer avec une

    philosophie, d'aller vers le problème central qui l'anime et par lequel elle trouve son sens

    réflexif: « la véritable essence de l'interprétation comme accès toujours nécessairement

    problématique à une philosophie existante comme œuvre» (p. 10; l'auteur souligne).

    C'est ici que le caractère herméneutique de la réflexion philosophique prend tout son

    sens : si comprendre un texte philosophique, c'est nécessairement l'interpréter, alors

    l'interprétation est elle-même à saisir sur le mode de la rencontre, du dialogue et de la

    communication, entendus en un sens spécifiquement philosophiques. Le « dialogue»

    souhaité ne prend pas la forme d'une conversation telle que celles qui prévalent dans la vie

    quotid ienne. li s'effectue plutôt dans une attitude théorique particu lière, par laquelle nous

    nous plongeons dans l'œuvre pour mieux lui poser des questions. Saisir un peu d'une œuvre

    nécessite que nous en soyons dès le départ saisis nous-mêmes: saisis de son problème, de ses

    questions. PI utôt que de la considérer dans son extériorité, il faut y entrer, entrer en dialogue

    avec elle, en cherchant le sens qui l'habite; ce qui signifie, dans un premier temps, se ressaisir

    de ses problèmes et de la démarche réflexive de son auteur. Comme le dit si bien Ricoeur,

    « ici la vérité serait complète si la communication pouvait être achevée; mais elle reste

    ouverte [... ] Je ne peux comprendre quelqu'un que si je suis moi-même quelqu'un et si

    j'entre dans le débat; à ce moment-là, il n'y a plus de position privilégiée pour lire le système,

    la vérité est radicalement intersubjective » (200 l, p. 80). Mais qui dit intersubjectivité ne dit

    pas pour autant relativisme ou subjectivisme.

    En effet, cette intersubjectivité fait partie de la situation originelle de tout philosopher.

    La philosophie vivante est donc toujours « en situation », dans une indépassable situation de

  • 12

    dialogue. Loin de limiter sa liberté, elle en est plutôt partie prenante et, d'une certaine façon,

    le garant, au sens où, comme on vient de l'expbser, bien que la philosophie vive en partie

    dans la reprise constante, dialoguante, d'un penseur par un autre, dans la recherche de ce que

    l'on pourrait appeler son itinéraire réflexif, la « philosophie au travail» telle que l'entend

    Husserl signifie que la philosophie a la capacité de renouveler ses méthodes et ses

    questionnements. Comme l'affirme Strasser, «Toute philosophie nouvelle est [... ] une

    méthode nouvelle. Elle est un fragment de vérité en même temps qu'un chemin qui y conduit.

    On ne peut considérer l'un indépendamment de l'autre» (Strasser, 1967, p. 234; l'auteur

    souligne).

    François Dosse, biographe de Ricoeur et herméneute, propose quant à lui une

    définition intéressante de ce qu'il nomme «l'histoire intellectuelle», dont l'aspect

    multidisciplinaire nous semble particulièrement pertinent, compte tenu des points de vue

    différents qui sont ceux de Husserl et Freitag. «Cette histoire intellectuelle [s'inscrit] dans

    une démarche qui récuse l'appauvrissante alternative entre une lecture internaliste des œuvres

    et une approche externaliste privilégiant les seuls réseaux de sociabilité. L'histoire

    intellectuelle entend rendre compte des œuvres, parcours, itinéraires, par-delà les frontières

    disciplinaires» (Dosse, 2003, p. Il).

    Qui dit herméneutique dit donc nécessaire ouverture des textes philosophiques eux

    mêmes. Le sens d'une œuvre ne s'épuise pas dans le travail d'écriture et de pensée du

    philosophe gui en est à l'origine. Bien plus, comme Je souligne Ricoeur, sachant gue « le vrai

    philosophe s'engage si totalement dans sa philosophie qu'il devient incapable à la limite de

    Jire les autres philosophes» (2001, p. 61), il est d'autant plus nécessaire de reprendre,

    retravailler et requestionner sans cesse les textes ph ilosophiques. La ph ilosoph ie

    husserlienne, peut-être parce qu'elle est d'abord et avant tout une méthode, se prête bien à

    une telle conception de la philosophie: « Husserl a conçu l'idée de sa philosophie comme

    philosophie au travail» (Fink, p. 75). La forme même de son œuvre suggère que la richesse

    de sa pensée réside dans les innombrables manuscrits laissés après sa mort, et conservés aux

    Archives Husserl de Louvain, plus encore peut-être que dans tous les ouvrages publiés de son

    vivant, qu'il considérait lui-même comme des introductions à ses multiples analyses et

    réflexions non publiées.

  • 13

    2. Le dialogue sociologie-philosophie selon Husserl et Freitag

    Il convient maintenant de se pencher de plus près sur la façon dont Husserl et Freitag

    conçoivent les rapports entre les sciences sociales et la philosophie. Les différences

    disciplinaires sont-elles un obstacle indépassable pour la réflexion que nous souhaitons

    amorcer sur leur conception de la science? Tous deux croient qu'un dialogue est possible

    entre la phénoménologie et les sciences sociales (ou « sciences de l'esprit», comme on le

    disait plutôt à l'époque de Husserl). Nous croyons que c'est bien le cas, malgré le fait que le

    statut et le rôle de ces dernières se soient considérablement transformés depuis le début du

    20e siècle jusqu'à aujourd'hui. À partir des idées de Freitag et de Husserl, ainsi que de

    certains de leurs commentateurs, nous exposerons brièvement leur conception du dialogue

    épistémologique possible entre la ph ilosophie et les sciences sociales. Nous nous attarderons

    d'abord aux rapports de chaque discipline aux sciences de la nature comme modèle

    épistémologique et, plus largement, à la notion de « causalité ». Ensuite, nous en viendrons

    aux rapports de la philosophie aux sciences sociales, et inversement.

    Tout au long du 20e siècle, la phénoménologie a connu un retentissement incroyable,

    non seulement en philosophie, où elle a inspiré, tant par ses découvertes que par les critiques

    qui lui ont été adressées, des pensées philosophiques telles que l'herméneutique (Heidegger,

    Gadamer, Ricoeur) ou l'existentialisme sartrien, que dans nombre de disciplines des sciences

    sociales, dont la sociologie. Le débat sur ce que les sciences sociales peuvent tirer de la

    phénoménologie trouve encore des échos aujourd'hui, bien qu'il donne lieu à des lectures

    plutôt disparates de la phénoménologie, qui vont du pragmatisme à l'idéalisme (cf. Benoist,

    Karsenti, 2001). Le terme même de phénoménologie a souvent été utilisé à tort et à travers

    dans les disciplines des sciences humaines, sans que ceux qui s'en revendiquent ne retournent

    aux sources de celle-ci. Ainsi, la phénoménologie a souvent été tirée vers le versant

    subjectiviste, voire constructiviste, avec Cicourel, par exemple, influencé en partie par la

    théorie qu'Alfred Schütz en a tirée (cf. Schütz, 1994). Toutes les difficultés relatives à sa

    définition font en sorte que le débat actuel véhicule une idée plutôt réductrice et édulcorée de

    la phénoménologie. Cette critique d'une certaine perte de l'essence de la phénoménologie ne

    se retrouve pas qu'au niveau du débat qui la lie aux sciences sociales: au sein de la

    phénoménologie elle-même, certains en ont contre une lecture qu'ils qualifient

  • 14

    d' « impressionnisme phénoménologique» (Strasser, 1967, p. 303). C'est aussi le cas de

    Ricoeur, qui signale l'impOltance, dans la préface à l'ouvrage de Strasser, d'« accorder une

    égale attention à la critique de l'esprit anti-philosophique qui domine actuellement les

    sciences de 1'homme et à l'auto-critique de la phénoménologie, dans la mesure où celle-ci est

    tentée par des descriptions seulement subjectives, menacée par un intuitionnisme non critique

    et livrée, en fin de compte, à un pur impressionisme» (p. 7-8). C'est pourquoi nous

    souhaitons nous pencher de plus près sur les textes husserliens eux-mêmes et sur ceux de

    commentateurs qui ont suivi de près la démarche réflexive husserlienne, afin de faire valoir,

    contre les tendances à en faire une méthode subjectiviste, que la force et l'importance de

    l'héritage de la phénoménologie consiste en ce qu'elle permet de penser la conscience et le

    monde de façon non exclusive.

    La phénoménologie pose d'emblée l'irréductibilité des sciences de la nature et .des

    sciences de l'esprit. ]1est inconcevable, d'un point de vue phénoménologique, que celles-ci

    tentent d'adapter la théorie de la causalité des sciences dites pures. En effet, pour Husserl, les

    sciences de l'esprit doivent être rigoureusement séparées des sciences de la nature au plan

    méthodologique. On ne saurait expliquer les conduites humaines en termes de causalité, car

    la réalité psychique et la réalité physique se distinguent au point de vue ontologique, bien que

    toutes deux fusionnent au sein de l'expérience totale de l'être humain psycho-physique.

    Husserl, pour rendre compte des relations entre des événements ou les actions des êtres

    humains dans leur vie sociale, parle de « motivation » (cf. Husserl, 1996, 3e section), plutôt

    que de causalité, terme qu'il réserve aux explications des sciences de la nature:

    dans la sphère des sciences de l'esprit, dire que l'historien, le sociologue, l'anthropologue veut « expliquer» les faits des sciences de l'esprit, c'est dire qu'il veut élucider les motivations, qu'il veut faire comprendre comment les hommes dont il s'agit « en sont venus» à se comporter de telle et telle manière, quelles influences ils ont subies et exercées, qu'est-ce qui les a déterminés dans et en vue de la communauté de l'action, etc. (Husserl, 1996, p. 316).

    La phénoménologie ne croit pas qu'une théorie causaliste de l'action ou des faits soit à même

    de rendre compte de la complexité de la réalité sociale. Elle se positionne donc contre tout

    naturalisme, c'est-à-dire à toute explication causale des rapports sociaux, qui fait de

    l' ind ividu le fin mot de l'action' sociale. La phénoménologie, si elle se concentre, il est vrai,

    sur la subjectivité individuelle, ne s'y réfère que méthodologiquement, à travers ses analyses

  • 15

    de l'intentionalité*, alors que, pour le naturalisme, « il n'y a entre les individus que des

    interactions régies par des lois causales qui exercent leur effet chacune à part et se propagent

    d'un corps à J'autre, il ne peut y avoir que des ensembles formés d'unités discrètes»

    (Tou lemont, 1962, p. 3 16). La phénoménologie, démarche compréhensive plutôt

    qu'explicative, « est capable de voir le "continu" social formé par le jeu des motivations

    ordonnées les unes en fonction des autres» (Toulemont, p. 317).

    En fait, et plus précisément, la phénoménologie lutte contre l'exclusivisme de la

    conception objectiviste de la réalité sociale. Ainsi, elle ne condamne pas le recours à des

    méthodes empiriques, à condition de ne pas en rester à un moment purement explicatif. Est

    donc reconnue à la sociologie, en tant que science de la réalité sociale, la nécessité de recourir

    à des recherches empiriques - qu'elles soient quantitatives ou qualitatives -, mais à titre de

    moyen pouvant être utilisé en vue de parvenir à une meilleure compréhension de la société.

    Le travail du chercheur en sciences sociales ne se résume pas à la cueillette des résultats. Il

    lui faut surtout donner corps à ces données, les rendre intelligibles, leur donner un sens. Il y a

    donc un nécessaire travail d'interprétation qui n'est pas que de l'ordre de l'observation

    empirique, car cette interprétation sera forcément nourrie de nombreuses lectures et

    réflexions théoriques: « En sciences humaines [...] le chercheur est obligé d'interpréter les

    faits qu'il découvre. Son interprétation j'élèvera finalement à un niveau supra-empirique. À

    cet effet, en tous les cas, le recours à un horizon herméneutique s'avère nécessaire» (Strasser,

    p. 298-299).

    Ainsi, la sociologie, et les sciences sociales en général, ne peuvent espérer se constituer

    contre toute référence proprement « philosophique» :

    Si [l'épistémologie générale] procède d'une réflexion de la sociologie sur elle-même et relève fondamentalement d'une ligne de détermination l'associant au discours sociologique et à son rapport à la réalité sociale, elle ne peut, simultanément, éviter à la fois de puiser aux méta-principes généraux de la connaissance et d'éprouver l'influence de l'épistémologie générale et des théories sociales (Berthelot, 2000, p. 18).

    En effet, on ne saurait faire de sciences sociales valables sans en venir à poser, implicitement

    ou explicitement, une conception philosophique; plus précisément, le nécessaire moment

    épistémologique, celui de la reprise réflexive de l'entreprise des sciences sociales elles

    • Nous renvoyons au glossaire pour une définition de ce concept.

  • 16

    mêmes, est un moment proprement philosophique, puisqu'il se pose comme celui des

    conditions du sens et des méthodes de chaque discipline même.

    Or, selon Strasser, la relation entre les sciences sociales et la philosophie n'est pas

    qu'unilatérale: il s'agit bien plus d'une réciprocité parfois contestée, mais néanmoins

    retraçable dans les écrits des auteurs de part et d'autre. Ainsi, selon lui, la philosophie ne

    pourrait exister sans faire référence (implicite ou explicite, selon les philosophes) à divers

    travâux empiriques. li donne à ce sujet l'exemple de Merleau-Ponty qui, notamment dans La

    structure du comportement (1967), entreprend de réfuter les techniques behavioristes de

    l'étude du comportement. Ce n'est donc, fait remarquer Strasser, qu'en s'appuyant sur de tels

    travaux que Merleau-Ponty a pu en proposer une critique et un dépassement. Ricoeur abonde

    dans le même sens, en affirmant que « le philosophe n'a pas ici de leçons à donner à

    l'historien; c'est toujours l'exercice même d'un métier scientifique qui instruit le

    philosophe» (Ricoeur, 200 l, p. 29). Mais ce « supplément» empirique ne vient jamais

    comme point de départ de la réflexion philosophique: elle la complète, la parfait. Comme le

    dit fort justement Strasser, « Husserl recourt volontiers aux résultats de la recherche

    empirique, mais c'est après avoir élucidé philosophiquement l'essence de l'expérience

    empirique» (Strasser, J967, p. 285). Freitag tient sensiblement le même discours:

    La dimension spéculative (philosophique) fait partie de la sociologie d'une part, parce qu'elle-même fait partie de la vie humaine et de son procès « d'autocréation », mais aussi parce qu'elle est comprise dans la réflexion que la sociologie doit faire concernant la nature de son objet. L'inverse est aussi vrai cependant, puisqu'il n'y a pas de spéculation fondée qui ne repose sur l'observation du réel (2004, p. 266).

    Or, les commentateurs husserliens et les phénoménologues près de cette tradition

    affirment du même souffle J'autonomie de la méthode et, plus généralement, du « mode

    d'être» de la philosophie. Qu'elle « s'inspire» de la science, qu'elle puise des arguments et

    des contre-arguments des faits scientifiques, ne signifie pas pour autant qu'elle y trouve ses

    moyens de légitimation. Au contraire, il est extrêmement important de rappeler que la

    philosophie (et la métaphysique) naît d'un intérêt tout particulier pour le « tout du monde »,

    et qu'elle procède d'une liberté singulière qui l'éloigne des méthodes traditionnelles de

    vérification, d'attestation et de légitimation propres aux domaines empiriques. Sa liberté n'est

    pas pour autant aléatoire car, comme on l'a souligné plus haut, la philosophie ne peut être

  • 17

    considérée que comme le produit d'une subjectivité en situation: tout énoncé philosophique

    trouve sa place dans un « milieu », est rendu possible par un certain dialogue des consciences

    philosophiques, que ce soit avec les philosophes passés ou contemporains. Bref, bien que la

    philosophie puisse tirer profit de l'empirie, elle transcende ce domaine pour se constituer

    comme corps de connaissance distinct, avec tout ce que cela comporte en termes de moyens

    de légitimation; elle naît et se développe à l'intérieur d'une intersubjectivité et d'une

    normativité qui lui sont propres. C'est donc dire que « le contenu de vérité d'une intuition

    philosophique ne saurait être prouvé si- l'on prend pour modèle l'analyse logico

    mathématique ou le mode de vérification propre aux sciences empiriques» (Strasser, p. 233).

    Dans le cas de la sociologie elle-même, la question philosophique et épistémologique

    est explicitement abordée par certains sociologues, dont Freitag. Si, selon Strasser, « les

    sciences de ['homme peuvent prendre à leur tour les deux formes suivantes: en premier lieu,

    celle d'une recherche scientifique empirique, dont la signification philosophique est

    expressément énoncée; et en second lieu, celle d'une recherche philosophique concrétisée à

    l'aide de matériaux empiriques» (p. 299), la démarche freitagienne semble pécher par « zèle

    philosophique ». Strasser considère en effet que les sciences sociales sont des disciplines

    essentiellement empiriques, auxquelles un moment réflexif et un fonds philosophique est

    cependant essentiel. La théorie de Freitag se présente pour sa part comme une théorie

    générale de la société, et donc aussi comme une réflexion théorique et épistémologique. Il est

    pour lui d'une grande importance de maintenir le cap vers une sociologie qui ne soit pas

    qu'une sociologie de la connaissance qui passerait complètement sous silence les visées, les

    contenus et les prétentions de la science, en les reléguant à la philosophie. Pour Freitag, il est

    possible et nécessaire d'insérer, dans le cadre d'une théorie générale de la société, des

    questions concernant la science en tant que telle, dans ses liens à l'ensemble de la société.

    Selon lui, tout discours à prétention scientifique et, plus largement encore, toute activité

    saisie comme praxis, doivent assumer pleinement le « poids» ontologique qu'ils comportent

    (cf. Filion, p. 76-82 et 95-103); dans le cas des sciences sociales et de la sociologie, cela se

    traduit par la place considérable que la philosophie occupe dans leur argumentaire. Sa

    démarche puise d'abord dans l'ontologie afin de faire valoir l'idée que la société n'est pas

    que simple factualité, qu'une somme d'éléments fonctionnels et structurels. Toute théorie de

    la société et, plus encore, toute pratique (entendue dans son sens Je plus large) renvoie à la

  • ]8

    société comprise comme « ordre du sens », de sorte que la structure sociale ne peut être

    appréhendée que par les rapports réels-concrets qu'elle comporte: de tels rappolis se réfèrent

    toujours déjà eux-mêmes à cette totalité a priori (cf. Freitag, 1986a, p. 9). Cette structure est

    de part en part historique, et le moyen d'y accéder par la pensée théorique est bel et bien la

    voie herméneutique. Même si, en vertu de son irréductibilité à toute théorisation, on ne peut

    espérer saisir la signification d'une action dans sa pureté, on doit néanmoins essayer d'en

    affiner toujours plus notre compréhension. En somme, il est essentiel de bien saisir une fois

    pour toutes l'impossibilité de « transférer le problème de la "description de J'action

    subjectivement significative" ou encore de la "signification subjective de l'action" vers celui

    de la description des "conditions et manifestations objectives de l'action" »(Freitag, 1994, p.

    2]2), ce qui ne signifie pas nécessairement qu'il faille laisser tomber les méthodes

    quantitatives ou qualitatives de cueillette de données, mais plutôt éviter de les ériger comme

    seule voie d'analyse sociologique.

    La richesse d'une approche phénoménologique doit se trouver dans l'importance

    qu'elle donne à la subjectivité tout autant qu'à l'objectivité, dans ses tentatives, à maints

    égards fructueuses, de Jes penser conjointement. Réussir à porter un regard sociologique non

    exclusif sur l'un ou l'autre terme, mais qui soit à même de saisir la réalité sociale dans ses

    « passivités», dans ses « acquêts», ses « acquis spirituels »*, ainsi que dans le travail

    incessant et mu ltiple de réactivation et de réappropriation des sédimentations de sens par les

    individus vivant au sein de leur monde de vie est incontestablement un des défis que la

    sociologie a à relever. Les théories sociologiques doivent pouvoir reconnaître, dans leurs

    analyses des structures sociales, que celles-ci sont portées en dernière instance par des

    individus, et que c'est précisément de là que provient le sens de ces structures. C'est ce

    qu'affirme Husserl lui-même, en se revendiquant des travaux de Dilthey, « l'un des plus

    grands savants de l'esprit» (Husserl, 1976, p. 379) pour tenter de fonder les sciences de

    l'esprit indépendamment des sciences de la nature, notamment: « Aucune recherche causale,

    aussi loin qu'on la poursuive, ne peut améliorer la compréhension que nous avons quand

    nous avons compris la motivation d'une personne» (1996, p. 316). Loin de réserver son

    analyse à la motivation individuelle, Dilthey entend montrer que la causalité est toujours en

    relation avec l'ensemble d'une « configuration significative» qui n'est pas que « motivation

    * Nous renvoyons au glossaire pour une définition de ces trois concepts.

  • 19

    d'une personne» (cf. Dilthey, 1988). L'enseignement selon lequel il est nécessaire, pour

    toute visée compréhensive, de retourner au sens originaire des formations étudiées (qu'il

    s'agisse de théories scientifiques ou de structures sociales) est extrêmement pertinent en

    sciences humaines: toute science et toute production de sens scientifique sont fondées sur le

    monde de la vie, le monde quotidien. À cet égard, la pensée de Husserl est, comme le

    souligne Merleau-Ponty, «exemplaire : il a senti que toutes les formes de pensée sont

    solidaires, [... ] que la science sécrète une ontologie et que toute ontologie anticipe un

    savoir» (1960, p. 112-113).

    Ainsi, selon Husserl et Freitag, un dialogue entre la philosophie et la sociologie est bel

    et bien possible, notamment en vertu du fait que toute analyse sociologique a un caractère

    indépassablement compréhensif. La perspective de Freitag, qui est celle d'une théorie

    générale de la société et d'une épistémologie compréhensive, est donc encore plus encline à

    développer une réflexion philosophique. Comme le souligne Strasser, « dans les sciences

    humaines, à toute vision globale, est inhérente une synthèse métaphysique» (1967, p. 218;

    l'auteur souligne). Ce nécessaire retour au fondement ontologique de toute œuvre de pensée,

    sociologique et philosophique, constitue l'un des deux aspects que la question de la science

    prend pour Husserl et pour Freitag.

    3. La question de la science chez Husserl et Freitag : premier abord

    La question de la science revêt deux aspects principaux, tant chez Husserl que chez Freitag.

    Comme on vient de le mentionner, pour tous deux, la science doit d'abord être ressaisie à

    partir de ses origines dans le monde de la vie.

    Alors que toute théorie positiviste de la science s'emploie à considérer que les

    prestations scientifiques sont détachées du monde vécu, en se faisant ainsi les détentrices de

    la seule rationalité envisageable, la perspective de Husserl opère un élargissement du concept

    de rationalité, de façon à englober non seulement les actes et les œuvres scientifiques, mais

    aussi de nombreux types d'actions effectués dans Je monde vécu quotidien. Il s'opère donc un

    déplacement de la rationalité, de la science au vécu. Or, ce déplacement n'a pas pour effet de

    « noyer» les acquis de la science dans une pensée relativiste, qui s'arrêterait au seul constat

  • 20

    de J'équivalence rationnelle, parce que phénoménale, des divers types de réflexivité. Husserl

    est bel et bien rationaliste, et donc enclin à préserver la rationalité des acquis scientifiques et

    philosophiques mais, parce que sa perspective est d'abord et avant tout phénoménologique, il

    n'hésite pas à hiérarchiser les différentes types de rationalité et d'objectivité. En fait, et c'est

    là une vaste question sur laquelle nous reviendrons assurément, le rationalisme de Husserl ne

    cautionne pas l'idéal moderne de la raison, mais tente de le dépasser en renouvelant la

    conception de la rationalité. Son rationalisme apparaît dans sa volonté de renouveler un

    certain idéal de la raison plutôt que de le condamner. Sa critique des sciences

    contemporaines, dont on pourrait croire qu'elle vise des lacunes propres aux méthodes

    scientifiques elles-mêmes, mettant en péril leurs acquis, excède en fait largement le champ

    scientifique comme tel pour se situer d'emblée sur un plan quasi existentiel, voire moral ou, à

    tout le moins, normatif, comme il en sera question à la fin du chapitre 3. Il suffit, pour

    mesurer l'ampleur du changement de perspective qu'il propose, de relire l'introduction de la

    Krisis elle-même, qui donne bien le ton général de l'ouvrage:

    les questions [que la science positive exclut] ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l'absence de sens de toute cette existence humaine. Ces questions-là n'exigent-elles pas elles aussi, dans leur généralité et leur nécessité qui s'impose à tous les hommes, qu'on les médite suffisamment et qu'on leur appolte une réponse qui provienne d'une vue rationnelle? Ces questions atteignent finalement l'homme en tant que dans son comportement à l'égard de son environnement humain et extra-humain il se décide librement, en tant qu'il est libre dans les possibilités qui sont les siennes de donner à soi-même et de donner à son monde-ambiant une forme de raison (1976, p. 10).

    La compréhension phénoménologique de la raison élargit donc le champ traditionnellement

    réservé aux questions épistémologiques. L'importance accordée par Husserl à un retour vers

    l'origine des actions humaines, quelles qu'elles soient, mod ifie en effet le statut de

    l'épistémologie elle-même, de façon à y faire valoir des considérations tant éthiques et

    morales qu'historiques. Nous reviendrons dans le dernier point de ce chapitre sur l'histoire

    telle que l'entend Husserl, mais nous nous contenterons pour l'instant de faire le lien entre la

    critique husserlienne du rationalisme moderne et son appel à une auto-responsabilisation des

    savants et des scientifiques et, de façon plus générale, à tout être humain, en vertu de l'usage

    qu'il fait de la raison. Cela tient aux fondements mêmes de la pensée husserlienne, selon

    laquelle «la normativité n'est pas accidentelle aux phénomènes supposés "spiritue.ls" mais

  • 21

    constitutive de leur mode de donnée» (Benoist, ]994, p. 226). Sa pensée ne saurait donc être

    confondue avec un empirisme positiviste, ni avec un relativisme naturaliste. Plus encore, la

    raison porte en eUe-même la liberté et la responsabilité humaines. Comme la raison, éclairée

    par la phénoménologie, s'avère être consubstantielle à l'essence humaine, non pas par une

    empreinte théologique ou une transcendance inconnue et mystérieuse, mais par la façon

    même dont nous percevons, c'est-à-dire le double mouvement par lequel nous recevons et

    constituons le monde, elle porte la marque de son origine dans ce monde de la vie qu i est le

    nôtre. En d'autres termes: c'est son ancrage même dans le monde ambiant qui prescrit à la

    raison la nécessité d'une perpétuelle conscience de ses origines. Nous verrons plus loin ce

    que cela sign ifie pour les sciences positives en tant que telles; or, cette conscience, si elle est

    d'abord la tâche des philosophes, au sens où ceux-ci s'emploient à réfléchir sur ce qu'est le

    monde, est aussi le fait des scientifiques et de tous les êtres humains, car cette tâche est à

    proprement parler une tâche civilisationnelle (sur l'idée de l'Europe comme porteuse du

    destin rationnel de l'humanité, cf. Husserl, 1976, p. 20-22 et p. 347-383). La science ne

    saurait donc faire l'économie d'une visée normative et éthique, car la normativité, inhérente à

    toute activité humaine, l'est aussi dans la science comprise justement comme « action» : « la

    question éthique est universelle et première, en tant que question transversale à tous les

    domaines d'activité de l'homme (y compris la théorie) puisqu'elle se rapporte à l'activité

    comme telle» (Benoist, 1994, p. 237).

    Comme on l'a dit d'entrée de jeu, cette idée est présente chez Freitag aussi, qUi

    considère la science dans sa dimension synchronique, et elle fait l'objet d'une reconstruction

    formelle. Husserl, quant à lui, dénonce Je dualisme existant entre intuition et pensée: « d'un

    côté par conséquent nous avons la pensée logique comme pensée qui manie des idées

    logiques [... ] de J'autre côté nous avons l'intuitionner et son intuitionné, qui se donnent dans

    le monde de la vie avant la théorie (... ] la science dans cette affaire étant toujours comprise

    conformément au seul concept de la science dont on dispose: la science objective» (1976, p.

    152-] 53). Comme Husserl, Freitag conçoit la rationalité, l'objectivité et la réflexivité au sens

    le plus large, et les « reconstruit» hiérarchiquement.

    Freitag analyse aussi la question de la science comme institution sociale. Fort de son

    épistémologie politique et de sa méthode typificatoire, Freitag retrace l'évolution et

    l'autonomisation des diverses sphères de la praxis humaine à travers le temps.

  • 22

    S'il est bien vrai que l'objet de l'épistémologie est « la spécificité formelle de l'activité

    scientifique » (Freitag, 1986b, p. 277), néanmoins, pour Freitag aussi, cette dimension

    épistémique formelle s'accompagne de considérations normatives et même politiques. Nous

    aurons l'occasion de revenir sur ce, lorsqu'il sera question de sa conception de la science.

    Pour l'instant, contentons-nous de dire deux mots sur la dynamique sociétale moderne et la

    place que la science y occupe.

    Dans la foulée du processus d'institutionnalisation des sociétés modernes, caractérisé

    notamment par la mise en place d'un pouvoir politique central, détenteur de la légitimité

    sociale, de nombreuses sphères d'activité ont ainsi pu s'autonomiser progressivement. Ainsi,

    les domaines artistique, technique et scientifique en sont venus à développer chacun leurs

    propres règles et modes de fonctionnement et de légitimation. Comme Je dit Freitag,

    « chacune de ces pratiques est fondée sur la mise en œuvre d'un principe d'autorégulation

    cumulative propre qui est toujours, quant à sa spécificité formelle, relativement indépendant

    tant à l'égard des régulations institutionnelles de niveau sociétal qu'à l'égard de la simple

    reproduction des pratiques significatives de base» (1986b, p. 263). Cette autonomie ne

    signifie pas pour autant que ces pratiques deviennent complètement indépendantes du

    pouvoir politique comme tel, au contraire. Elles se situent toutes dans un rapport plus ou

    moins conflictuel à celui-ci. Néanmoins, Freitag souhaite démontrer la nécessité de prendre

    en compte à la fois les aspects de régulation endogènes à chacune des sphères, de même que

    leurs rapports au système politique et à la société dans son ensemble, car elles y participent et

    s'y réfèrent nécessairement. Ainsi,

    la pratique scientifique est elle aussi subordonnée à tout un système d'institutions particulières qui régissent les organisations de recherche, les réseaux de communication. [Néanmoins,] le haut degré d'institutionnalisation de la recherche scientifique moderne n'empêche pas, par exemple, que celle-ci reste, au moins partiellement, régie par des principes épistémologiques et méthodologiques propres, les deux systèmes ne fonctionnant pas au même niveau (1986b, p. 264).

  • 23

    4. Les rappolts à l'historicité et à J'histoire

    Comme on l'a souligné rapidement plus haut, la volonté husserlienne d'un renouveau de la

    raison à l'aune des enseignements de la phénoménologie opère un élargissement du terrain

    épistémologique: plutôt qu'une analyse interne des concepts de chaque science, concernant

    leur scientificité propre, Husserl en appelle à une réflexion sur l'origine de la science,

    réflexion qui sera donc nécessairement « historique ». De cette façon, affirme Husserl,

    le dogme tout-puissant de la cassure principielle entre l'élucidation épistémologique et l'explication historique aussi bien que l'explicitation psychologique dans l'ordre des sciences de l'esprit, de la cassure entre l'origine épistémologique et l'origine génétique, ce dogme, dans ]a mesure où l'on ne limite pas de façon inadmissible, comme c'est l'habitude, les concepts d'« histoire», d'« explication historique» et de « genèse », ce dogme est renversé de fond en comble (Husserl, 1976, p. 418-419).

    De son point de vue, l'histoire des sciences va de pair avec leur épistémologie, au sens

    où il conçoit l'épistémologie comme la prise en compte de l'origine, en partie historique, des

    sciences. Pour lui, « le problème de l'explication historique authentique coïncide dans les

    sciences avec celui de la fondation ou de l'élucidation "épistémologiques" » (p. 421). Cette

    origine historique se laisse penser dans le rapport des sciences à la sphère mondaine

    extrascientifique, au monde de Ja vie. On ne peut donc plus séparer le savoir, de quelque

    forme que ce soit, de son ancrage historique et, par le fait même, des origines du savoir

    scientifique dans le savoir non scientifique. JI prône une élucidation génétique des «

    formations de sens (Sinnbildung) » (p. 418) à pattir desquelles se sont construites ces

    productions objectives. Ce faisant, comme on j'a vu, c'est toute la conception traditionnelle

    de l'objectivité et de la rationalité qui s'en est trouvée modifiée.

    L'histoire dont iJ s'agit n'est cependant pas une « histoire-des-faits » (p. 420), mais

    plutôt celle de la reprise incessante du contenu de sens d'une science palticuJière, d'une

    œuvre de culture, d'un instrument, etc.: l'histoire apparaît pour lui comme fondement de

    sens caché, oblitéré, reçu passivement à chaque utilisation de tel objet scientifique, de tel

    principe, etc. Ce fondement peut aussi être repris sous un mode pJus actif, dans la réflexion

    sur l'origine du sens de J'objet, ou dans la reconsidération du sens « donné», alors qu'il

    ressortit en fait à une histoire de réactivations successives de sens, dans le temps et dans

    l'espace. Ainsi, « les sciences dites déductives [. .,] ont bien toutes ce type de mouvance à

  • 24

    partir de traditions sédimentées avec lesquelles une activité en transmission opère toujours de

    nouveau en produisant de nouvelles formations de sens» (p. 4 J7). JI ne s'agit pas d'une

    reprise nécessairement consciente de J'ensemble des principes fondateurs d'une science

    particulière, car celle-ci, comme toute œuvre, se présente à nous d'emblée comme un tout

    signifiant. C'est ce qui fait dire à Husserl, à propos du mode d'être de la géométrie: « il ne

    s'agit pas seulement d'un mouvement procédant sans cesse d'acquis en acquis, mais d'une

    synthèse continuelle en laquelle tous les acquis persistent dans leur valeur, forment tous une

    totalité, de telle sorte qu'en chaque présent l'acquis total est, pourrait-on dire, prémisse totale

    pour les acquis de l'étape suivante» (p. 405). 11 va sans dire que la conception husserlienne

    est toute orientée vers la prémisse selon laquelle l'Idée (de ].a science, de la raison, ici de la

    géométrie) guide l'histoire effective de la discipline: c'est une conception passablement

    abstraite, pour ne pas dire idéaliste, de la science.

    11 s'agit du même processus essentiel, que l'on fasse référence aux sciences .ou encore à

    l'art. Dans tous les cas, ]'« histoire intrinsèque» (Husserl, 1976, p. 426) du sens de l'œuvre

    ou de l'objet nous échappe, histoire sans laquelle rien n'aurait de sens pour nous, puisque le

    sens ne peut être que commun, partagé. Un objet, par exemple, dont l'utilité ou le mode de

    fonctionnement ne serait connu que d'une personne, ne serait pas à proprement parler un

    « objet» pour les autres, mais une simple « chose». Dans le même esprit, une théorie

    scientifique ou un concept philosophique doivent être reconnus comme existants (qu'ils

    soient critiqués ou acceptés) par le « corps scientifique» : « chaque science est rapportée à

    une chaîne ouverte de générations de chercheurs connus ou inconnus, travaillant les uns avec

    les autres et les uns pour les autres, en tant qu'ils constituent, pour la totalité de la science

    vivante, la subjectivité productrice» (p. 405).

    Ce questionnement nous semble aujourd'hui trop abstrait, en particulier lorsque

    Husserl traite de la « communauté des savants », ou qu' i1fait de la philosophie le garant de

    l'avenir de l'humanité, d'autant plus que les théories sociologiques de la culture (avec

    comme figure de proue Bourdieu), ont montré l'importance de luttes de pouvoir (politiques,

    économiques, symboliques) à l'intérieur même de la communauté scientifique.

    Quoi qu'il en soit, la perspective phénoménologique fait apparaître la nécessité d'une

    « question en retour» (Husserl, 1976, p. 403), comme le dit Husserl, afin d'éclairer la genèse

    des productions scientifiques et, par conséquent, de mieux comprendre leur sens d'être

  • 25

    historique. Toute transmission de savoir suppose intersubjectivité, immédiate ou médiate.

    L'appropriation, par chaque individu, des formations de sens diverses est, de ce point de vue,

    précédée par une histoire commune. Les êtres humains vivant dans l'horizon de la « co

    humanité» (p. 409) sont à même de se constituer en diverses communautés d'intérêt, dont la

    communauté scientifique. Dans cette perspective, la science est considérée d'abord et avant

    tout comme une œuvre spirituelle collective, qui doit passer par un processus semblable aux

    autres œuvres de langage pour pouvoir être reconnue et jouir d'un statut objectif. Cela ne

    remet toutefois pas en question la spécificité des sciences, 1'« objectivité idéale» (p. 407) qui

    les caractérise, sur laquelle nous nous pencherons au chapitre 3.

    Freitag, pour sa part, a un point de vue singulier non seulement sur l'histoire des

    sciences, mais sur l'histoire des sociétés occidentales dans leur ensemble. Il propose une

    typologie des différentes sociétés humaines et de leur évolution dans le temps. Ses réflexions

    sur le type de société dans laquelle nous vivons actuellement l'amènent d'ailleurs à

    considérer que nous sommes passés, depuis le milieu du 20e siècle, d'un type de société

    moderne à un type de société postmoderne, vu l'infléchissement et la mutation des modes de , j

    production et reproduction typiques de la modernité. A titre de sphère relativement autonome

    de la praxis humaine, la science ne ferait pas exception à ces grands bouleversements. Alors

    que l'avènement de la modernité a été marqué par l'autonomisation progressive et partielle de

    sphères de praxis humaine, telle que l'art, la science et la technique, la postmodernité

    inverserait la tendance, qui serait alors simultanément un brouillage des frontières et un

    contrôle accru de chacune des sphères d'activité. Freitag fait le constat d'un « recul du

    politique », sous la forme du transfert à d'autres instances non institutionnelles du pouvoir de

    régulation proprement politique, instances qui tendent à contrôler directement les sphères

    d'activité qui étaient auparavant relativement autonomes, telles que la science. Ainsi, on a

    assisté depuis le milieu du 20e siècle à une technicisation scientifique qui a fait en sorte que,

    dans le cas des sciences de la nature comme dans celui des sciences humaines, « a fini par

    s'opérer dans la recherche elle-même un retournement radical de la finalité de la

    connaissance» (2002, p. 100) : de la recherche sous-tendue par un idéal de « vérité », d'une

    visée de connaissance vraie du monde en tant que tel, nous assistons de nos jours à une

    véritable perte d'essence de la science comme telle, guidée par une volonté technique

  • 26

    d'expérimentation. Dorénavant, la science s'arroge sa légitimité uniquement de ses éapacités

    techniques: « Dans les technosciences postmodernes, la maîtrise du possible a remplacé la

    connaissance de la réalité (fonction de vérité) qui était l'objet de la science classique» (2002,

    note 48, p. 99). L'histoire des sciences apparaît donc chez Freitag à la lumière d'une rupture,

    d'une lente érosion des idéaux modernes de raison, et d'une mutation des modes de

    régulation propres à la sphère scientifique dans la modemité.

    En dépit de leurs différences, tous deux se questionnent sur l'évolution des sciences.

    Nous verrons en conclusion quelles sont les différences marquantes de leurs pensées quant à

    l'historicité de la connaissance. Poser la question de l'évolution des sciences, à la lumière des

    conceptions (phénoménologico-dialectiques) de Husserl et de Freitag, c'est nécessairement

    poser la question de l'évolution de la société elle-même dans ses rapports à la science. C'est

    pourquoi nous reviendrons au prochain chapitre sur le concept de « monde de la vie »,

    concept problématique s'il en est un, notamment lorsqu'il est question de l'influence des

    changements scientifiques et technologiques sur notre monde ambiant.

  • CHAPITRE JI

    LA SCIENCE DANS SES LIENS AU MONDE VÉCU

    Tant Husserl que Freitag, de leurs points de vue respectifs, proposent des théories de la

    connaissance en rupture avec les épistémologies traditionnelles. Plutôt qu'analyser la science

    à travers ses réalisations actuelles, ils s'attardent d'abord au concept même de science, en se

    questionnant sur la façon dont la conscience « entre en contact» avec le monde extérieur et,

    plus spécifiquement, comment elle parvient à se constituer en tant que pensée scientifique. En

    s'interrogeant sur les sources de l'objectivité, les deux auteurs en viennent à démontrer que

    celle-ci n'appartient pas exclusivement à la science ou, plutôt, que l'objectivité scientifique

    ne saurait se fonder elle-même, mais qu'elle renvoie en tous les cas au monde préscientifique.

    Nous apporterons dans ce chapitre des précisions sur le caractère fondateur du monde vécu.

    Ils s'intéressent par le fait même aux présupposés de la science, en affirmant que

    l'objectivité, telle que l'entendent les sciences de la nature, n'est jamais première, mais

    qu'elle trouve toujours son origine à même ce que Husserl nomme le « monde de la vie»

    (Lebenswelt), qu'elle en représente dans tous les cas une « idéalisation », une abstraction. Ils

    développent ce point de vue dans des contextes différents: Husserl, en tentant de faire

    contrepoids à la place prépondérante qu'occupait alors la psychologie naturaliste dans la

    réflexion philosophique sur la conscience; Freitag, pour pallier à la quasi-disparition d'une

    réflexion sociologique faisant référence à la société, comme entité signifiante.

    Selon eux, toute réflexion sur la science doit nécessairement se questionner sur

    l'origine de la science; elle ne peut se contenter de prendre la science comme un donné,

    comme un objet non-problématique, qui va de soi. Leurs démarches s'inscrivent ainsi dans

    une problématisation des productions scientifiques, dans leur réappropriation incessante à

    travers le temps, en leur qualité d'œuvres sociales.

  • 28

    II sera donc question ici des principales caractéristiques du monde de la vie, et de

    l'attitude qui lui est corrélative, y compris du type d'objectivité qui lui est propre. Nous

    verrons en quoi le langage et ce que Freitag nomme « le symbolique» sont à la base du

    fonctionnement de toute socialité. Cela nous renverra au concept extrêmement important

    de monde, dont nous soulignerons d'entrée de jeu les ambiguïtés dans l'œuvre de Husserl,

    pour, ensuite, préciser les différencës entre les notions de monde, d'horizon et

    d'environnement. Enfin, nous nous attarderons au phénomène d'idéalisation, afin de

    différencier les concepts scientifiques des simples types utilisés dans la vie quotidienne. Nous

    verrons alors comment Husserl et Freitag expliquent l'origine de l'objectivité scientifique et

    son caractère nécessairement dérivé et médiat.

    On trouve, à l'origine de toutes prestations, concepts, expérimentations et langage

    scientifiques, le contact originel et indépassablement premier avec les choses qui nous

    entourent, objets ou individus. Les épistémologies que proposent Husserl et Freitag se basent

    donc non pas sur une analyse des concepts scientifiques déjà là, mais sur l'étude préalable du

    monde environnant, le monde de la vie quotidienne. Ils en dégagent les principales

    caractéristiques. On trouve, en particulier chez Husserl, et chez nombre de ses

    commentateurs, une analyse très fine des caractères que possède ce monde, ainsi que de

    « l'attitude» qui lui correspond, J'attitude dite naturelle. Tout un champ lexical s'y applique,

    lexique qui devra toutefois faire l'objet de quelques mises en garde. Disons d'entrée de jeu

    que Ja « naïveté» qui ressortit à l'attitude naturelle n'a pour Husserl aucune portée

    dévalorisatrice de la quotidienneté. Dans Ja perspective husserlienne, et à bien des égards

    dans celle de Freitag, la naïveté correspond tout autant à la quotidienneté qu'à la science elle

    même, et peut-être plus encore à la science, du moins 10rsqu'eJJe prétend rompre avec la

    quotidienneté et se constituer sans référence à celle-ci. La conscience ne perçoit pas le monde

    de façon entièrement transparente, en ce sens qu'elle ne se reprend qu'en partie

    réflexivement, comme le démontrent les enseignements husserliens et ce, dès l'époque des

    Recherches logiques, d'où la nécessité d'une analyse phénoménologique qui soit à même de

    ressaisir la signification de la vérité: « Lorsque nous vivons naïvement dans l'évidence, les

    buts visés par la pensée et ce qui est atteint se superposent sans distinction possible. Démêler

    cet enchevêtrement [... ], c'est retrouver Je sens complet des notions, leur constitution réelle

    [... ] c'est "revenir aux choses elles-mêmes"» (Lévinas, 1967, p. 15, citation de la deuxième

  • 29

    des Recherches logiques, édition allemande de 1913, p. 6). Freitag abonde dans le même

    sens, affirmant que « c'est le monde lui-même, dans son objectivité ou sa naturalité

    immédiate, dans son être-là, son être-devant-Ie-sujet, qui paraît à celui-ci être le porteur ou le

    détenteur des significations grâce auxquelles tous les autres sujets s'orientent eux aussi

    cognitivement, normativement et expressivement » (1994; p. 180). L'attitude naturelle

    correspond donc pour Husserl tout autant à la « naturalité » sans question du monde de la vie

    qu'à la naïveté scientifico-objectiviste, d'où l'impoltance et la nécessité d'une attitude

    proprement réflexive, qui nomme et explicite cette naïveté.

    Dans le cas de Husserl, nous le verrons, ce n'est que la réflexion philosophique, et

    spécialement la phénoménologie, qui permet de sortir de l'attitude naïve. Comme il a été dit

    plus haut, les théories de la connaissance proposées par Husserl et Freitag trouvent leur point

    de départ en une problématisation de la science, dans le but de rendre compte des liens entre

    science et conscience. Cela exige un élargissement du concept de « raison », entendu par les

    deux auteurs, en un sens autre qu'au sens rationaliste classique.

    Chez Husserl, cet élargissement prendra la forme d'une phénoménologie axée sur la

    conscience en général, plutôt que sur la seule rationalité: la phénoménologie husserlienne a

    procédé dès le départ à une redéfinition du concept de raison, qui l'a menée jusqu'à

    l'affirmation de la nécessité d'une élucidation non plus seulement eidétique', mais bien

    transcendantale et historique, de la conscience et de ses contenus intentionnels. Husserl est

    ainsi passé d'une analytique des propriétés objectives, c'est-à-dire objectivées dans le

    phénomène de la perception, à une analyse centrée sur le processus d'objectivation lui-même,

    soit sur un développement génétique de la conscience dans le monde de la vie historique et

    culturel. Freitag, pour sa part, est animé de la v?lonté de définir plus avant l'ancrage

    symbolique dans lequel évoluent les individus et les sociétés, sous la forme d'une théorie

    générale du symbolique. Puisque les deux auteurs sont aussi peu positivistes que relativistes,

    leurs démarches les obligent à rompre avec une certaine naïveté naturelle, sans pour autant la

    laisser inquestionnée. Il s'agit plutôt, comme nous le verrons, de s'en distancier pour mieux

    l'investir réflexivement et, dans le cas de la réflexion épistémologique en tant que telle, pour

    mieux jauger son influence sur la science.

    * Nous renvoyons au glossaire pour une définition de ce concept.

  • 30

    1. Le problème du monde de la vie

    Le concept de « monde de la vie» chez Husserl est ambigu à bien des égards. Alors que la

    plupart des commentateurs soulignent son extrême importance non seulement dans la pensée

    de Husserl lui-même, mais pour la philosophie moderne en tant que telle, notamment pour

    J'existentialisme, ils soulignent du même souffle que le m