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Annales Medico-Psychologiques 172 (2014) 71–75
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ScienceDirectwww.sciencedirect.com
Communication
Utilisation-recuperation du suicide au t
ravail a des fins politiques. Premiere partie : un determinisme social purUse and appropriation of suicide at work for political purposes. First part: A pure
social determinism
Jean-Pierre Luaute
25, rue de la Republique, 26100 Romans, France
I N F O A R T I C L E
Mots cles :
Determinisme social
Lieu de travail
Psychodynamique du travail
Suicide
Keywords:
Employment site
Psychodynamic of work
Social determinism
Suicide
R E S U M E
L’epoque actuelle a ete marquee par l’apparition de suicides lies au travail, parfois commis sur son lieu
meme. L’examen d’un fait divers spectaculaire et l’analyse de plusieurs livres grand public montrent qu’il
existe un discours predominant qui met au premier plan le determinisme social de ces suicides et tend a
minimiser, voire a nier, le role des facteurs de psychopathologie individuelle. Ce discours est en
contradiction avec des donnees acquises de la suicidologie. Le caractere simplifie et reducteur de cette
interpretation sociologique et politique du suicide est souligne. Elle peut conduire a recuser les soins.
� 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.
A B S T R A C T
Recently a number of work-related suicides have occurred, sometimes on the employment site itself. The
study of a sensational new and the analysis of many popular books on this subject uncover the existence
of a prevailing view which brings in the foreground the social determinism and tends to minimise or
deny the role that individual psychopathological factors play in these suicides. This view contradicts the
acquired data of suicidology. The simplistic and reductionistic character of this sociological and political
interpretation of suicide is emphasized. It can lead to challenge treatment.
� 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
1. Introduction
En 1975, Jean Baechler, dans sa these de doctorat en sociologie[2], apres avoir durement critique les idees de Durkheim, n’hesitaitpas a ecrire : « En matiere de suicide, le point de vue sociologiquepermet de se livrer allegrement a n’importe quelleselucubrations. » Puis, prenant l’exemple de deux enseignants quis’etaient suicides en Bretagne, il continuait : « Aussitot – et dansl’ignorance complete de la personnalite et de la vie des deuxmalheureux – toute la lumpenintelligentsia se dechaıne pour etablirune correlation evidente entre la condition enseignante et lesuicide. »
Cette critique de Baechler reste-t-elle justifiee quand dessalaries choisissent de se suicider sur leur lieu de travail et quand
Adresse e-mail : [email protected]
0003-4487/$ – see front matter � 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.
http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.11.007
leur geste (parfois accompagne d’un ecrit accusateur1) estconsidere par une partie de l’opinion comme la preuve que laFrance est devenue souffrante, malade de son travail ? Le retour decette these sociologique du suicide s’accompagne d’une tendance aminimiser, voire a nier le role des facteurs de psychopathologieindividuelle.
Notre plan sera le suivant. Nous resumerons d’abord unexemple recent et spectaculaire de suicide attribue au travail,immediatement « recupere » par des specialistes et les medias quipropagent leurs idees, et nous les confronterons avec lesinformations qui ont ete par la suite revelees. Nous verronsensuite, a la lecture d’articles de presse, et surtout d’ouvragesgrand public, qu’il existe actuellement une idee-force reliant
1 Un suicide, cite par Font Le Bret [23], avait ecrit : « Je me suicide a cause de mon
travail a. . . c’est la seule cause. » Un autre, cite par Debout [10], avait rajoute sur sa
lettre de licenciement : « Voila ce que vous avez fait. »
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directement souffrance au travail et suicide. Cette idee, simplifica-tion surprenante de la pensee psychiatrique, pourrait etresecondaire a l’engagement politique des specialistes actuelsdu sujet.
Dans notre titre, nous avons accole au mot « utilisation » celui de« recuperation », non seulement pour donner a ce deuxieme mot lesens de « deformation des paroles ou des actes d’autrui » (dans unsens plus fort, on parlera de manipulation ou d’instrumentalisa-tion), mais aussi pour designer l’exploitation par autrui d’un geste,qui avait ou non la finalite qu’on lui prete.
2. Suicide d’un chomeur en fin de droits
Le 13 fevrier dernier, D. C., 42 ans, designe par les mediascomme un « chomeur en fin de droits », s’est immole par le feudevant l’agence de Pole Emploi a Nantes. Il avait, depuis deux jours,annonce son geste par des courriels adresses a des medias locaux.Sa menace de se suicider, tel jour et a telle heure devant PoleEmploi, avait ete prise au serieux et il avait ete vu a son domicilepar la police et des pompiers a qui il avait explique qu’il avaitrenonce a ses projets. Un dispositif de surveillance autour del’agence avait neanmoins ete mis en place, dispositif qu’il avaitreussi a dejouer. Le Premier ministre se declara choque et evoqua« une situation de precarite et sans doute un drame humain ».
Le ministre du Travail, qui s’etait immediatement rendu sur leslieux, declara a propos de Pole Emploi : « Tout a ete fait, ce qui s’estpasse ici est exemplaire ». La deleguee regionale du SyndicatNational Unitaire Pole Emploi ajouta : « L’urgence aujourd’hui estl’accompagnement psychologique des employes de l’agence ».Quant au President de la Republique, il estima le lendemain qu’ils’agissait d’un « drame personnel » mais aussi « d’un questionne-ment a l’egard de toute la societe ».
L’expression « drame personnel » passa mal et le journal Le
Monde du 8 mars, dans une double page sous le titre « La souffranceau travail a son paroxysme ? » donna la parole a cinq specialistes(dont un seul medecin et homme politique : le professeur demedecine legale et psychiatre M. Debout). Un encart, qui resumaitles cinq contributions, posait ces questions : « Faut-il analyser cesactes de desespoir comme un drame personnel tel que le presidentHollande a qualifie le suicide de D. C. ? Ne s’agit-il pas aussi d’unedestructuration sociale qui frappe les milieux les plus precaires ?Dans une societe en crise, ou l’Etat est en mutation, se donner lamort revient-il a faire acte de protestation publique contre lesderives du management au travail ? » Aucun des auteurs et desjournalistes n’avait cherche, semble-t-il, a connaıtre la personna-lite et la vie de ce malheureux.
Un mois plus tard, sa veuve, dans une interview a Presse
Ocean.fr, puis dans un reportage sur France Culture (emission Les
Pieds sur terre) tint a « retablir certaines verites ». Elle avaitrencontre son futur mari en 2005 et l’annee suivante elle etait alleele voir en Algerie ou il avait ete fier de lui faire partager sa passionpour le theatre et son metier de marionnettiste. Ils s’etaient marieset, depuis son arrivee en France en 2008, il s’etait montre untravailleur courageux qui acceptait immediatement toutes lesmissions (emplois non qualifies) qu’une agence d’interim luiproposait. Elle se disait choquee que la presse ait pu dire de lui qu’iletait un « chomeur en fin de droits » et encore plus qu’il avaittravaille « au noir ». Il avait percu de Pole Emploi un indu de620 euros qu’il etait en train de rembourser, ce qui repoussaitl’ouverture de ses droits a indemnisation (alors qu’il avaitlargement le nombre d’heures necessaires, cf. infra). Sa femmedecrivait parfaitement un syndrome presuicidaire : il avait maigri,elle s’etait inquietee, il s’etait effondre en larmes et quelque tempsplus tard, il s’etait de lui-meme presente aux urgences psychia-triques (on lui aurait dit d’aller consulter son medecin traitant). Parla suite, il avait ete recu pendant deux heures par un infirmier
psychiatrique dans un CMP et avait ete mis sous antidepresseurs.Enfin, il etait alle faire des visites d’adieu et la veille avaitlonguement telephone a sa mere. L’existence, d’apres ce seul recit,d’un etat depressif grave ne fait aucun doute et ce qui transparaıtde la personnalite de ce sujet et de son parcours permet desupposer un sentiment d’echec existentiel et de desespoir. Que D.C. ait eu, en se suicidant en public, une volonte de vengeance ne faitpar ailleurs guere de doute. Dans un de ses courriels, il ecrivait :« Aujourd’hui, c’est le grand jour pour moi car je vais me bruler aPole Emploi. J’ai travaille 720 heures et la loi c’est 610 heures. EtPole Emploi a refuse mon dossier. » Les jours precedents, il repetaita sa femme qu’il « avait ses droits ». Le Monde est revenu sur le sujetles 2 et 3 juin 2013. Dans une longue interview, son epousedeclara : « En s’immolant, D. a voulu faire passer un cri » et elles’insurgea a son tour contre l’expression de « drame personnel »utilisee par le president Hollande.
D’autres immolations suivirent et, d’apres un collectif dechomeurs, Pole emploi recensa en quelques jours 50 menacesserieuses.
On rapprochera le cas de D. C. de celui de Gabrielle R. dont lesuicide en 1969 donna lieu a une deferlante d’interpretationssociologiques. Fournier [21] en tant que psychiatre, apres uneenquete minutieuse dans les collections du journal Sud-Ouest et apartir d’elements concrets, ramenait « l’evenement a la personna-lite qui s’y etait engagee » et posait la question du « caracterepsychopathologique de la solution suicidaire ».
3. Historique et legislation des suicides lies au travail
Il faut d’emblee souligner que le choix du lieu de travail pour sesuicider est un phenomene recent ; il date des annees 1990. Dansune precedente communication [29], nous avons soulignel’importante prise dans notre pays par les concepts de souffranceau travail et de harcelement moral, introduits et patronnes par despsychiatres/psychanalystes.
C’est a Christophe Dejours et au mouvement dit de « psycho-dynamique du travail » que l’on doit, a partir des annees 1980, lespremiers travaux sur la souffrance au travail (pour un historique,voir [15]). Ce nouveau concept correspond pour l’auteur a unrenversement epistemologique fondamental car, a la difference dela psychopathologie du travail, la « psychodynamique du travail »ne s’interesse pas a la maladie mais a la normalite. La questiondevient alors de comprendre comment il se fait que la plupart desindividus travaillent sans tomber malade. La premiere consultation« souffrance au travail » a ete ouverte en 1995. Dejours a faitconnaıtre ses travaux dans un best-seller, Souffrance en France,paru en 1998 [12]. L’ouvrage est, selon Erhenberg [19] « unedenonciation passionnee » du neoliberalisme. Dejours y decrit« l’entreprise monstrueuse qui est de nier la souffrance due autravail » et il denonce les techniques inhumaines du management(notamment le management par le stress). Construit a partir del’analyse qu’Hannah Arendt avait faite du cas d’Adolf Eichmann, unparallele est etabli entre la passivite des travailleurs et lacollaboration de masse du peuple allemand. Dejours signalaitl’apparition recente de tentatives de suicide et de suicides reussissur le lieu de travail et il estimait, a l’epoque, que la souffrance autravail etait massivement meconnue voire deniee par les syndicats(le message n’etait pas encore passe).
L’ouvrage Le harcelement moral de M.-F. Hirigoyen [22], paruquelques mois plus tard, a eu un enorme succes de librairie. Pour LeGoff [26], le concept de harcelement moral au travail s’estdeveloppe a partir d’une conception militante et humanitaire dela victimologie. Il se distingue du concept de « mobbing » introduitpar Heinz Leymann qui est beaucoup plus un phenomene resultantdes conditions de travail qu’un champ de reglement des conflitspersonnels. Le harcelement moral au travers de nombreuses
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vignettes cliniques met en scene, de facon tres vivante, dessituations de la vie quotidienne ou se decouvre la figure d’un« nouveau monstre », un individu narcissique et seducteur, le plussouvent masculin [26].
Les concepts de souffrance au travail puis du harcelement moralont ete rapidement inseres dans la loi et utilises par lesmouvements politiques.
Le droit, « devenu l’instrument qui permet de se fairereconnaıtre comme victime » [26] a, des le 22 fevrier 2000, donnesa legitimite a une causalite directe entre travail et suicide. A cettedate, la chambre sociale de la cour d’appel de Riom a condamne laCaisse primaire d’assurance-maladie (CPAM) de l’Allier a prendreen charge au titre d’accident de travail (AT) le suicide d’un salarie.C’etait la premiere fois qu’un suicide etait reconnu comme unaccident du travail2.
L’homologation juridique du harcelement moral, c’est-a-dired’une « relation directe et essentielle » entre certaines conditionsde travail et des troubles psychiatriques (« pathologies multiplespouvant conduire jusqu’au suicide ») a ete peu apres enterinee parla loi dite de modernisation sociale du 17 janvier 2002. Depuis, ilest etabli que la presomption d’imputabilite s’applique lors de « lasurvenue du suicide pendant le temps de travail ou sur le lieu detravail et s’il n’y a pas d’elements medicaux et administratifs quidemontrent que le suicide est totalement etranger au travail » [1].Mais l’accident du travail peut etre aussi accepte si le suicide n’estpas intervenu sur le lieu de travail mais quand sa survenue, du faitdu travail, est etablie. Un document de l’an dernier [1] indique que,sur une periode de 18 mois, 28 suicides ont ete reconnus commeaccident du travail. Dans quelques cas, « la faute inexcusable del’employeur » peut faire beneficier la victime ou ses ayants-droitd’une indemnite supplementaire.
4. Exemples de suicide au travail
4.1. Le cas de l’ingenieur en informatique de Renault
En 2006, un ingenieur qui s’est precipite dans le vide au milieudu technocentre de Guyancourt est emblematique a plus d’un titre.Outre son caractere spectaculaire, il faut noter qu’une premieredecision de la CPAM avait refuse l’accident du travail, ce que saveuve avait conteste, soutenue par une campagne du journal Le
Monde. A la suite de cela, la caisse nationale a demande a la CPAMde reexaminer le cas et une nouvelle decision a reconnu l’accidentdu travail. Ulterieurement, le tribunal des affaires sociales de lasecurite sociale a condamne l’employeur pour « fauteinexcusable ». A noter que l’enquete de l’inspection du travailavait alors decouvert la realite d’un « harcelement moralinstitutionnel » (la superieure hierarchique de l’ingenieur s’etaittoujours defendue de l’accusation de harcelement moral, et avaitfait une depression nerveuse apres le suicide).
Avant celui de l’ingenieur, d’autres suicides avaient eu lieu chezRenault et le sien a ete suivi de deux autres cas.
4.2. Suicides qui ont eu lieu a France Telecom
Les nombreux suicides qui ont eu lieu a France Telecom (35 en2008–2009) ont ete specifiquement analyses dans deux ouvrages[18,23].
Ils trouvent probablement leur origine dans le bouleversementdes conditions de travail (changements de metier, mobilite forcee)survenu apres la privatisation de l’entreprise puis l’eclatement dela bulle Internet. Ces strategies de reduction des couts ont ete tres
2 Baechler [2] n’avait trouve que l’exemple des malades atteints d’une silicose a
un stade asphyxique ou leur suicide (en l’absence d’antecedents depressifs) avait pu
etre considere comme une maladie professionnelle.
mal vecues par les salaries qui, pour la plupart, avaient conserveleur statut de fonctionnaire.
5. Le suicide au travail dans les livres grand public
L’appropriation par le public du concept de harcelement moral aete massive. Des l’an 2000, 30 % des salaries francais declaraientsubir un harcelement moral au travail. D’apres Davezies [9], « lessalaries en difficulte se sont mis a reciter en boucle des passagesdes ouvrages consacres au harcelement ». Le Goff [26] rapporte quedes clients d’une avocate lui avaient dit a propos du livre de M.-F.Hirigoyen : « Ce livre, c’est moi. »
Le lien entre souffrance au travail et suicide fait l’objet dans laplupart des medias du meme raccourci. En temoigne le cataloguede la mediatheque de notre petite ville ou figurent plus de centouvrages sur le theme general du harcelement, du stress, desrisques psychosociaux et de la souffrance au travail. Nous avonschoisi d’examiner ceux des leaders d’opinion (ceux qui lafaconnent) et ceux dont le titre est accrocheur, qu’ils soient ecritspar des professionnels (psychiatres, psychologues, medecins dutravail) ou par des journalistes, parfois sous forme collaborative[6,7,10,13,18,23,24,32–34].
Concernant les psychiatres, nous n’avons pas trouve dans leursecrits scientifiques de differences significatives avec leurs livres« grand public ». Nous avons choisi le livre en raison du prestige etde l’objectivite qui restent attaches a ce media. Dejours ne cached’ailleurs pas qu’il faut « soigner particulierement l’instrumentqu’est le livre » [11]. Inversement, l’information delivree par lesjournaux suscite plus de mefiance dans le public car elle est, enprincipe, tributaire de leur orientation (cf. Menahem et Pichot[30]).
Precisons que les cas de suicide qui ont fait l’objet de cesouvrages sont ceux qui ont ete largement mediatises. Ce qui neveut donc pas dire qu’ils sont representatifs de l’ensemble duphenomene. Ainsi, les suicides a France Telecom ont ete tresetudies mais pas ceux des agriculteurs qui seraient au moins aussinombreux.
6. Idee-force de la these sociologique actuelle
L’idee-force que l’on retrouve dans la plupart des ouvragesgrand public est que les conditions de travail sont directementresponsables du suicide. Cette idee simpliste repose sur un certainnombre d’affirmations.
6.1. Le nombre de suicides
Peu importe le nombre de suicides. Le « principe denegligeabilite » d’Achille Delmas [14], c’est-a-dire le nombreinfime de suicides par rapport a la masse des salaries qui ne sesuicident pas (et meme par rapport a tous ceux qui se disentstresses : en 2007, deux-tiers des salaries de France Telecomrepondants lors d’un questionnaire), est refuse comme argumentallant a l’encontre d’un rapport direct avec le suicide. Pour Dejours[13], « le nombre de suicides n’a guere d’importance, un seulsuffit » ; propos repris par Font Le Bret [23] : « C’est un faux debat,en tant que psychiatre, je crois qu’un suicide lorsqu’il se produit seproduit a 100 %.»
6.2. Problematique personnelle
Il n’existe pas de problematique personnelle. Pour Peze [33],« renvoyer la balle dans le camp du psychisme fragile du salariedemeure une doxa ». D’autres auteurs [18,32] relevent que c’estpour sa defense que l’entreprise a invoque un probleme de couple(inexistant) ou mis en cause le suicide, accuse d’etre instable ou
3 Toutes les interpretations univoques du suicide, et meme les affirmations du
suicide lui-meme, sont potentiellement fausses, nous l’avions rappele il y a
longtemps [27].
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malade. Dejours [12] refuse une analyse structuraliste, le travail (letraumatisme) revelant la structure : failles, vulnerabilite indivi-duelle, ainsi que l’histoire du sujet, les facteurs genetiques ethereditaires « analyse portee par la psychiatrie et la psychanalyseconventionnelle ». De meme, les eventuelles raisons familialessont, pour lui, la consequence des soucis professionnels « emportesdans l’espace domestique ». Pour Font Le Bret [23], « c’est unecroyance sterile que ceux qui se suicident sont forcement fragileset vulnerables ». Bilheran [6] refuse egalement « le postulat latentque le suicide releve d’une fragilite de l’individu » et elle reprendson affirmation que « la finalite supreme du harcelement est deconduire a l’autodestruction » [5]. Debout [10] oppose la positiondu patronat, qui au debut a voulu denier tout lien entre suicide ettravail, renvoyant a une fragilite personnelle, a celle des syndicatsqui en retour ont ete « obliges (sic) d’instrumentaliser tout suicidecomme la marque de tout ce qui dysfonctionne dans l’entreprise ».Il ajoute cependant qu’il ne faut pas opposer « fragilite des salaries »et « mefaits du management ». Legeron [24] ne nie pas l’existencede predispositions, mais il accorde a l’environnement et auxfacteurs de stress un role predominant.
On ne s’etonnera pas que la recherche d’une vulnerabiliteindividuelle soit refusee par les tenants les plus durs de laresponsabilite entiere de l’entreprise. L’idee meme de faireproceder a une « autopsie psychologique » leur apparaıtscandaleuse [16] et ils s’opposent en cela aux partisans du stress[25]. Pour la meme raison, le stress, en tant qu’il est un problemepersonnel, et les conflits interpersonnels, comme le harcelementmoral de la part d’un autre salarie, sont par certains discredites.Ainsi, Clot [7] denonce avec les instruments de mesure du stress etdes « risques psychosociaux » une instrumentalisation et « un soucide soigner les personnes la ou c’est le travail qu’il faut soigner ». LeGoff [26], tres critique vis-a-vis du concept de harcelement moral,lui reproche de « reduire le malaise existant dans le travail et lesrapports sociaux a un probleme psychologique et moral » (Voiraussi [17]). Font Le Bret [23] refuse une « approchepsychologisante » au profit d’une etude des rapports sociauxtandis que Ramaut [34] prone « une reaction collective ». PourDavezies [9], « cette depsychologisation a des effets psychologi-ques positifs ».
6.3. Surinvestissement du travail
Comme il paraıt difficile de rendre compte du nombre infime desuicides sans faire intervenir un facteur de personnalite, plusieursauteurs sont amenes a evoquer un engagement excessif dans letravail mais en soulignant qu’il n’etait pas pathologique maisexemplaire. Pour Dejours [12] et plusieurs auteurs de sonobedience, les suicides, loin d’etre des faibles, etaient les plusaptes a s’adapter, a gerer le stress. Pour Moreira et Prolongeau [32],« les suicides de Renault etaient des guerriers du travail, ilsnourrissaient une culture de l’excellence et du resultat qui peutderaper en franche nevrose au moindre obstacle durable ». Bilheran[6] conclut en faisant des suicides « les martyrs de l’entreprise ».
La question, pour nous centrale, de l’existence d’un etat depressifprecedant le geste, est a peine evoquee. Font Le Bret [23] estime quela depression « classique » et la souffrance au travail realisent destableaux differents. Dans le deuxieme cas, le discours est centre surune personne responsable, les malades n’ont pas envie de parler deleur famille, leur stress vis-a-vis du travail prend un caracterephobique et l’arret de travail ne change rien.
7. Retour a la suicidologie
Une these aussi typiquement sociologique que celle qui reliedirectement souffrance au travail et suicide est bien sur encomplete opposition avec toute une tradition psychiatrique qui fait
du suicide un acte polydetermine et complexe3 et qui, sansnegliger les occasions determinantes, accorde une importanceprioritaire aux facteurs de psychopathologie individuelle et a l’etatmental des suicides. Elle se trouve ainsi en opposition avecquelques donnees acquises de la suicidologie.
Les sociologues les plus admiratifs de l’œuvre de Durkheim [3]le reconnaissent pourtant : « Les causes qui, dans une societedonnee, conduisent telle personne a se suicider echappent a lasociologie puisque le suicide demeure une exception individuelle »[4]. Les statistiques sont la pour le confirmer. Celle, recente, del’Institut de Veille sanitaire [8] qui porte sur les annees 1976–2002 ne montre, malgre les conditions actuelles de travail, aucuneaugmentation par suicide des travailleurs salaries. Les auteurs durapport mettent leur conclusion en opposition avec « les indica-teurs en sante mentale en lien avec le travail, rapportes par lesprofessionnels de terrain (qui) semblent quant a eux traduire uneaggravation de la situation ».
La these psychiatrique classique qui faisait de tous les suicidesdes malades mentaux etait surement excessive. Achille Delmas[14] la defendait encore et, apres avoir elimine tous les « pseudo-suicides », il estimait que la depression etait presente dans 90 % dessuicides.
Les travaux recents, dont ceux de M. Debout [10], auteurpourtant ouvert aux causes sociales du suicide, reconnaissent que90 % des suicides au moment de leur acte souffraient d’un troublemental avere et que ce trouble est en priorite d’ordre depressif.Toutefois, la depression, lors des suicides lies au travail, pourraitetre masquee derriere une particularite reconnue des sujets en etatde souffrance sociale : leur sthenie revendicatrice. On concoit quele reperage de la realite et de la gravite de la depression sous-jacente puisse etre difficile (ce qui a ete peut-etre le cas chez D. C.).
8. Raisons societales et politiques de la these sociologique
Des 2002, Jordi Molto [31] avait montre comment le nouveauconcept de harcelement moral validait un lien de causalite directeentre un stress psychosocial et un etat psychopathologique.D’autres exemples de tels « raccourcis etiopathogeniques » ontete signales. Pour Rechtman [35], le PTSD (Post-traumatic stress
disorder) represente le triomphe de la causalite accidentelle etexterieure ; il suffit d’avoir ete expose et de presenter unesemeiologie compatible pour beneficier du diagnostic et desavantages lies. Nous avons fait la meme constatation a propos duSyndrome des Batiments Malsains [28], lequel ne dependrait quede causes environnementales. Pour Rothman et Weintraub [36], ilne se concoit qu’au sein d’une « societe litigieuse ». Dans tous cescas et a la suite d’un suicide attribue au travail, cette simplificationa un interet evident lors des procedures judiciaires de reparationengagees par les victimes ou par leurs ayants-droit.
Mais l’elimination de toute problematique personnelle dans leharcelement moral et lors des suicides attribues au travail estencore bien plus necessaire lorsque l’objectif est de mettre enaccusation et de designer un ou des coupables (l’auteur d’unharcelement, une entreprise ou un systeme d’oppression ayantconduit un travailleur au suicide).
La defense par des psychiatres d’une these sociologique aussisommaire pourrait s’expliquer par cette « nouvelle capacite de lapsychiatrie a epouser les attentes de la population et particuliere-ment des couches opprimees » signalee par Fassin et Rechtman[20]. Pour Erhenberg [19], commentant l’ouvrage de Dejours [12] :« C’est en se referant a l’injustice que la souffrance psychique sortde la psychologie ou de la psychopathologie pour devenir une
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souffrance sociale. » On n’aurait pas de peine a montrer que l’œuvrede Dejours se situe tout entiere du cote de la morale.
Nous aborderons dans une communication ulterieure lesaspects protestataires et presumes sacrificiels des suicides liesau travail, sans negliger le role des facteurs de psychopathologieindividuelle et le lien possible avec le terrorisme.
9. Conclusion
La multiplication des suicides attribues au travail ne nous paraıtpas remettre en cause le determinisme plurifactoriel du phenom-ene suicide. Le refus de prendre en compte les facteurs depsychopathologie individuelle qui debouche parfois sur le refusd’une « approche psychologisante » s’inscrit dans une recuperationpolitique du suicide insoutenable et dangereuse.
Declaration d’interets
L’auteur declare ne pas avoir de conflits d’interets en relationavec cet article.
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Comportment Cogn 2008;18:125–6.[26] Le Goff JP. La France morcelee. Paris: Gallimard Folio Actuel; 2008 [Les
chapitres V et VI « Que veut dire le harcelement moral ? » sont parus dansLe Debat no des 1-2 et 3-4, 2003].
[27] Luaute JP. A propos du suicide. Idees fausses et lieux communs. Tribune Enfanc1976;138:30–5.
[28] Luaute JP, Saladini O. Phenomenes psychogeniques collectifs et lieuxde travail. Le cas particulier de l’hopital. Ann Med Psychol 2008;166:115–20.
[29] Luaute JP, Saladini O. Le phenomene actuel des fausses victimes d’autrui. AnnMed psychol 2013;171:476–80.
[30] Menahem M, Pichot P. Suicide et information : le role de la presse. Ann MedPsychol 1975;I(4):472–83.
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Discussion
Pr E. Pewzner-Apeloig.– Merci pour cette communication danslaquelle vous avez pris un probleme difficile a bras-le-corps ! Jevoudrais faire une remarque : vous avez choisi de parler d’unequestion tres particuliere, le suicide sur le lieu de travail et vousavez illustre votre propos avec l’exemple d’un suicide spectacu-laire, largement mediatise.
Or, il ne faudrait pas que la mediatisation et l’eventuellepolitisation de certains suicides (ceux qui ont eu lieu a FranceTelecom par exemple) occultent la souffrance bien reelle ressentiepar certains salaries souvent en rapport avec une forme demaltraitance au sein de l’entreprise. On a affaire la a un phenomenerelativement recent mais qui va en s’accentuant du fait probable-ment entre autres de la crise economique conjuguee a ce que l’onnomme pudiquement (ou hypocritement ?) les « nouveaux modesde management ».
Pr M. Benezech.– L’excellente communication de MonsieurLuaute m’evoque le probleme juridique que posent les auto-mutilations publiques par le feu, que celles-ci soient pathologiqueset/ou contestataires. Se bruler vif devant temoins est un fait socialviolent que l’on peut analyser sur le plan du droit entre les libertesindividuelles (droit de disposer de son corps et de sa propre vie) etl’atteinte a la dignite humaine et a l’ordre public qui en resultent.L’atteinte ostentatoire a l’integrite physique et l’interet generalconstituent en effet des limites a la liberte d’expression, et ce alorsque la loi protege les personnes vulnerables (ici le suicidant) contreautrui ou contre elles-memes : programme national d’actioncontre le suicide, loi du 5 juillet 2011 modifiee par la loi du27 septembre 2013. On pourra trouver une analyse detaillee decette question dans l’article d’Ali Kairouani publie dans le Journal
de Medecine Legale Droit Medical, 2013, 56(1), 29–36.