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Puis-je commencer par une question peut-être un peu simpliste : vous êtes-vous dit un jour : « je vais devenir historien » ? VACARME Rechercher OK 3 juillet 2011 VACARME 56 / ZIBALDONE ! L’esprit whig sans l’élitisme entretien avec Edward Palmer Thompson (1992) par Penelope Corfield La Formation de la classe ouvrière anglaise a mis plus de vingt ans à être traduite en France : c’était à la fin des années 1980, sa lecture est restée un émerveillement. Pionnier de l’« histoire vue d’en bas », attentif aux processus et interactions individuelles plus qu’aux superstructures, militant pacifiste soucieux de politique non gouvernementale, Thompson compte parmi les figures intellectuelles dont l’œuvre sert de balise. Son parcours, ici retracé, mobilise les trois derniers siècles. Où il apparaît que, face à l’histoire courte, c’est d’une connaissance des possibles passés que nous avons besoin pour tenir et ouvrir le présent. Cet entretien prend place dans une série d’interviews d’historiens par des collègues plus jeunes, lancée par l’Institute of Historical Research de l’Université de Londres. Il a été publié en français en 1993, à l’occasion du décès d’E. P. Thompson, dans Liber, revue européenne des livres, supplément au n° 100 des Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 16, décembre 1993.

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entretien avec Edward Palmer Thompson

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  • Puis-je commencer par une question peut-tre un peu simpliste : vous tes-vous dit un jour : je vais devenir historien ?

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    3 juillet 2011VACARME 56 / ZIBALDONE !

    Lesprit whig sans llitismeentretien avec Edward Palmer Thompson (1992)par Penelope Corfield

    La Formation de la classe ouvrire anglaise a mis plus de vingt ans tre traduite enFrance : ctait la fin des annes 1980, sa lecture est reste un merveillement.Pionnier de l histoire vue den bas , attentif aux processus et interactionsindividuelles plus quaux superstructures, militant pacifiste soucieux depolitique non gouvernementale, Thompson compte parmi les figuresintellectuelles dont luvre sert de balise. Son parcours, ici retrac, mobilise lestrois derniers sicles. O il apparat que, face lhistoire courte, cest duneconnaissance des possibles passs que nous avons besoin pour tenir et ouvrir leprsent.Cet entretien prend place dans une srie dinterviews dhistoriens par descollgues plus jeunes, lance par lInstitute of Historical Research delUniversit de Londres. Il a t publi en franais en 1993, loccasion dudcs dE. P. Thompson, dans Liber, revue europenne des livres, supplment aun 100 des Actes de la Recherche en sciences sociales, n 16, dcembre 1993.

  • Je navais aucun diplme suprieur en anglais, mais javais normment lu. Cette habitude mevenait en partie de mon environnement familial. Mon pre aussi tait, sa manire, un pote,un historien et un militant politique, et je suppose que je me suis un peu inspir de lui,inconsciemment. Je nai donc jamais vraiment dcid dtre historien.

    Mon pre a t enseignant missionnaire au Bengale, avant la premire guerre mondiale, etencore un peu juste aprs ; puis il est parti, il a quitt son ministre mthodiste et il est revenuen Angleterre juste avant ma naissance. Je ne suis donc pas n en Inde, la diffrence de monfrre an. Mon pre a cependant gard des liens trs forts avec lInde, la fois littraires etpolitiques. Il a crit deux livres sur lcrivain Tagore, et il est devenu trs proche de certainscercles culturels bengali ; partir de l, ses relations se sont largies. Dans les annes 1930,alors que je commenais moi-mme acqurir une certaine conscience politique, il soutenaitla cause du parti du congrs indien. Cest ce moment-l quil a connu Jawaharlal Nehru, etquest ne entre eux une amiti trs intressante ; leur correspondance contient des lettresmerveilleuses, en particulier celles que Nehru a crites en prison pendant la guerre. Tout celatenait une grande place chez nous : pendant toute mon enfance, nous avons reu la visite degens extraordinaires. Un jour, cest Gandhi qui sest retrouv assis dans un coin de notremaison. Je me souviens surtout que le buffet tait garni dune montagne de raisins et de fruitsvaris ; jtais tout petit, mais javais bien conscience que quelquun dimportant tait l.Ctait tout le temps comme cela chez nous. Nehru est venu nous voir, et il ma appriscomment tenir une batte de cricket.

    Ctait un milieu lettr et cosmopolite ; est-ce quon ny trouve pas aussi une tradition dedissidence ?

    Oui, jai t lev avec lide trs juste, et que jespre avoir su transmettre mes enfants, queles gouvernements sont toujours trompeurs, et quil vaut mieux un gouvernement faiblequun gouvernement fort. Cest un peu lesprit whig, mais sans llitisme bien sr. Mon presest inscrit au parti travailliste la fin de sa vie, mais en fait ctait plutt un libral degauche ; il tait cur de voir que le Labour senttait ne pas prendre au srieux la questionde lInde. Il me semble dailleurs que cet esprit whig, le refus de voir ltat sarroger uneautorit et un pouvoir total sur lindividu, se rpand dans le monde entier lheure actuelle etcest mon avis une trs bonne chose. Mon pre tait trs engag la fin des annes 1930 et autout dbut de la guerre : il faisait campagne en faveur du Parti du Congrs et des prisonniersindiens, courait de confrences en runions, et crivait constamment des articles. Je considraisdonc comme normal le fait de sopposer aux pouvoirs en place.

    Vos propres activits politiques et votre combat pour la paix sont donc la suite logique decette priode.

  • Naturelle, oui, la suite naturelle.

    Quant votre mre ?

    Ma mre tait amricaine, bien quelle ait t leve aux Pays-Bas. Elle tait la fille demissionnaires presbytriens. Jai toujours de la famille en Amrique, en Nouvelle-Angleterre,et jai beaucoup de respect et daffection pour certaines de leurs traditions mme si je doisavouer quelles sont trs wasp . Beaucoup de radicaux amricains ont dailleurs de laparent wasp.

    Dans votre campagne pour la paix, le contexte europen a aussi jou un rle important.

    Trs important. Mais la solidarit europenne remonte la tradition communiste. Onconsidre maintenant que tout est pourri dans le communisme. Je ne le crois pas, bien que jemen sois trs nettement spar en 1956. Je pense que linternationalisme communiste tait unenouvelle voie. On pouvait se rendre dans nimporte quel pays, on y trouvait vite descamarades, qui vous offraient tous leur solidarit. Cet aspect a toujours t trs importantpour moi. Il est dailleurs intressant de remarquer que lorsque le mouvement pour la paixdes annes 1980 a dmarr, un certain nombre danciens rsistants y ont trouv leur place, toutnaturellement : des gens comme Claude Bourdet Paris, dautres en Norvge, en Grce etailleurs.

    Votre engagement semble aussi remonter lexprience de votre frre [1], qui est mort enBulgarie, puisque si je me souviens bien, le premier livre que vous avez publi est sabiographie.

    Oui, et il faudrait la reprendre entirement ; si je vis assez vieux, jessaierai de le faire. Il y adiffrents documents qui sont toujours inaccessibles, conservs au bureau des archivespubliques, et beaucoup dautres ont sans doute t brls : ces gens des services de scurittaient de vraies canailles qui pensaient avoir le droit de contrler linformation comme ilssurveillaient les gens. Nous avons t trs proches de la Yougoslavie aprs la guerre : nous ysommes alls (en 1947) pour les aider construire un chemin de fer, mais jai bien peur quenotre travail nait pas t trs efficace. Je suis aussi all en Bulgarie, o jai vcu des momentspassionnants en compagnie danciens partisans, qui avaient t des camarades de mon frre.Ces gens mont normment impressionn, et je suis longtemps rest marqu par cetteexprience. Jy suis retourn depuis, et jai constat que la plupart de ces anciens partisans ontt mis lcart. On les a accuss de titisme, parce quils venaient de la rgion frontalire entreles deux pays.

    Ce qui frappe le plus dans cette biographie, cest limmense optimisme qui rgnait

  • lpoque.

    Oui, je crois que je me suis fait des illusions sur certaines choses ; mais je ne me suis pastromp sur lenthousiasme qui existait encore dans le pays.

    Cet pisode de votre vie a-t-il t plus important que votre exprience pendant la guerre ?

    Je dois dire que la guerre aussi ma profondment marqu. Cest cette poque quest n chezmoi un antifascisme farouche, dont je ne peux me dfaire. Cest dailleurs ce qui mempchede me dire entirement pacifiste ; je le suis pour ce qui est du nuclaire, bien sr, et je penseque de toutes faons, ltat actuel du monde rend la guerre de plus en plus impossible.Nanmoins, je peux imaginer des situations dans lesquelles je ne serais pas pacifiste.

    Il ne mest jamais venu lesprit, et je pense que cest la mme chose pour Dorothy [2] , derester luniversit. Les doctorats et tout le reste, ce ntait pas vraiment dans nos cordes.Aprs la guerre, la socit tait trs ouverte, pleine despaces remplir, et ctait trs motivant.Une fois que jai dcid que lenseignement pour adultes tait le domaine dans lequel jevoulais travailler beaucoup de gens sy impliquaient lpoque il ne ma pas t difficilede dcrocher un poste. Je suis donc parti plusieurs annes dans le Yorkshire, o jainormment appris grce aux tudiants auxquels je donnais des cours la WEA (Associationdducation des ouvriers). Quand on parlait avec eux du monde du travail, on sapercevaitquil existait une tradition orale trs vivace, ainsi quun grand scepticisme lgard delhistoire officielle. Ce scepticisme est dailleurs souvent bien fond. Par exemple, les livresnous disent simplement qu telle ou telle date on passe une srie de lois sur le temps detravail. Mais eux vous raconteront comment on cachait les gosses dans des paniers que lonhissait jusquau plafond lorsque les inspecteurs passaient.

    Cest aussi le moment o vous avez dcouvert que la littrature faisait partie intgrante delenseignement de lhistoire.

    Jai beaucoup appris par moi-mme en littrature. Jaimais vraiment enseigner Shakespeare oules potes romantiques, et je crois que je le faisais assez bien. Mais il me semble que jai perdule don pour ce genre denseignement lorsque je suis entr comme professeur luniversit ; jesuis devenu beaucoup plus prudent. Les cours pour adultes taient sans doute parfois un peu btons rompus : on voulait surtout passionner les tudiants, leur faire sentir les choses,plutt que leur donner une bibliographie dautant quils navaient pas accs aux revuessavantes. luniversit, javais limpression de faire un travail dpicier : il fallait peser le bonpoids darticles et de lectures proposer aux tudiants, les leur prparer, en sassurant de bienleur prsenter une portion de chaque point de vue ; ctait une discipline compltement

  • diffrente. Je pense que cela se voit aussi dans mes livres. The Making of the English WorkingClass [3] est un bon bouquin, mais on ne peut pas dire quil sacrifie lrudition universitaire.Lapparat critique nest pas mauvais, mais dans Customs in Common [4], on voit que je suisbeaucoup plus conscient du regard parfois hostile du monde universitaire.

    Pouvez-vous me dire comment vos recherches sur William Morris [5] ont fait de vous unhistorien ?

    Je crois que cest en partie laspect technique qui ma enthousiasm : tout mon travail sur lesmanuscrits de Morris, et sur ceux de la Socialist League : je me souviens, ctait passionnant deles lire et de dcouvrir les erreurs extraordinaires qui avaient t commises la publication deplusieurs livres de Morris. Cest comme cela quest n mon got des archives. Et ce fut unetape fondamentale, car je ne crois pas que mon intrt pour lhistoire soit simplement unequestion de thorie. mon avis, ce qui est passionnant pour lhistorien, cest le sentiment dedcouvrir des choses dont les gens qui les ont vcues, les acteurs de ces vnements, ntaientpas eux-mmes conscients. Cest ce sentiment qui ma enchant, et qui ma dcid devenirvraiment historien.

    Dailleurs vous avez t vous-mme un grand dcouvreur darchives. Le rcit que vous faitesde la dcouverte des archives des Muggletoniens est tout fait fascinant.

    Cest une aventure incroyable. La secte des Muggletoniens a t fonde en mme temps quecelle des Quakers aux alentours de 1650, et elle a perdur jusqu ce sicle, puisque le dernierMuggletonien est mort il y a moins de dix ans. Jessayais de trouver ces documents, dont jesavais quils existaient encore la fin du XIXe sicle. Jai envoy une demande derenseignements au Times Literary Supplement et quelques jours plus tard, quelquun ma appelet ma dit : jai rencontr quelquun dont le beau-pre est le dernier Muggletonien. Je fusdonc prsent M. Noakes, un maracher la retraite du Kent. Ctait bien, je pense, le dernierde Muggletoniens, mais il avait aussi t lun des derniers membres du conseildadministration au moment de la guerre. La maison qui servait de lieu de runion et quiexiste toujours, a t bombarde, et la concierge a refus de continuer y vivre. M. Noakes adonc emmen un camion plein de pommes au march de Covent Garden ; il sest arrt devantla maison, a dcharg ses caisses de pommes, et les a remplies de toutes les archivesmuggletoniennes. Il a ramen le tout dans sa maison du Kent : mais celle-ci a t bombarde son tour, et il a donc mis la plupart des archives labri dans un garde-meuble. Cest l que jesuis all avec lui pour les retrouver.

    Au moment o je travaillais sur Morris, Dorothy et moi avons eu le privilge davoir commeamie Dona Torr, qui sapprochait alors de la soixantaine : ctait une historienne communisteextraordinairement doue et touche--tout. Elle avait t trs active dans le mouvement

  • travailliste. Elle avait lallure classique dune bonne bourgeoise anglaise ; ce qui fait quonavait pu lenvoyer en missions clandestines en Allemagne aprs la prise du pouvoir par lesnazis, ou dans dautres missions de ce genre. Elle tait marie Walter Homes, journaliste auDaily Worker. Elle sintressait au travail des autres avec une incroyable gnrosit ; souventelle abandonnait ses propres recherches pendant plusieurs jours daffile pour aller vrifiercertaines choses en bibliothque. Elle avait aussi une manire merveilleuse de parlerdhistoire : elle disait toujours et alors, et alors . Elle navait pas un cadre thorique trsstructur, mais elle montrait comment les expriences senchanent les unes aux autres,comment Tom Mann [6] et Morris les avaient vcues et comment ils avaient ragi ; pour elle, iltait indispensable de comprendre le contexte avant de comprendre leurs ractions. Elle a sansaucun doute t le personnage le plus marquant de tous mes professeurs, et de tous mes amis.

    Cette amiti est ne grce votre lien avec le Parti. Pourriez-vous parler de vos relations avecle groupe des crivains et avec celui des historiens communistes ?

    Je ne pense pas avoir t trs actif dans aucun de ces deux groupes. Le problme, cest que jevivais dans le Yorkshire, et que les runions se tenaient Londres : le voyage tait pnible etcoteux. En outre, Dorothy et moi nous rpartissions les tches : elle allait au groupe deshistoriens, et moi, parfois, jallais celui des crivains. Il est vrai que parmi les gens qui montinfluenc, il y a des crivains et des potes qui frquentaient ce cercle : le pote RandalSwingler, le pote romancier Monague Slater, et dautres noms qui avaient marqu la fin desannes 1930, et qui crivaient encore dans les annes 1940 et 1950. Jai donc bien assist desrunions du groupe des crivains, mais il me semble quil sest cr un mythe autour de cegroupe. Certains membres du Parti ont eu normment dinfluence sur moi, mais en tantquamis et que collgues plutt qu lintrieur des organisations communistes. Il y avait biendes universits dt ou des manifestations de ce genre. Je suis all une fois une de leursuniversits dt, et ctait vraiment trs stimulant. On trouvait des gens trs forts dans cemilieu, vraiment trs forts. Cest probablement comme cela que jai rencontr des gens commeVictor Kiernan et Eric Hobsbawm.

    Vous dfiniriez-vous simplement comme marxiste ?

    Non, jai refus cette dfinition dans certains passages de The Poverty of Theory [7], par exemple.Je naccepte plus dsormais la notion de marxisme comme principe incontestable, fond surun postulat central qui lgitime tout le reste. Comme systme, il me semble que cest devenuune vritable religion. Maintenant, en en parlant, je considre quil existe une traditionmarxiste internationale, qui possde tout un vocabulaire de concepts soigneusement labors,qui sont la base de nombreux travaux, et parmi lesquels on peut choisir sa guise. Jesuppose que je suis post-marxiste en quelque sorte, mme si je naime pas du toutlexpression. Cela dpend de la personne laquelle je madresse. Si je suis avec des anti-

  • lexpression. Cela dpend de la personne laquelle je madresse. Si je suis avec des anti-marxistes stricts, jai tendance revenir lorthodoxie marxiste. Si je suis avec des marxistesdogmatiques, je men loigne trs nettement. Mais ce qui est intressant cest que lorsque jaicommenc mes tudes Cambridge pendant la guerre, les gens taient moins marxistes quecommunistes. Ils taient trs engags dans un mouvement politique antifasciste, et lemarxisme en tait une forme plutt obscure et intellectuelle. Il y avait des cours de marxisme,mais il fallait tre diablement intellectuel pour en percevoir la porte. Cest donc partir desannes 1960 quon est pass dun engagement avant tout politique, un engagementintellectuel supposant une formation intellectuelle spcifique.

    Diriez-vous que vous vous tes dtach de ce que vous appelez les croyances religieusesmarxistes pour adopter une position plus dialectique ?

    Jai un grand respect pour la tradition marxiste et certaines de ses russites. Mais lesinterminables discussions sur le marxisme mennuient mourir maintenant. Je pense en faitque ds quil sest agi de thorie avec un grand T, je ntais plus daccord. Jai bien expliquma position ce sujet dans The Poverty of Theory, o je dis quon lon arrive parfois descarrefours dans sa vie. Pour moi le refus de la forme religieuse du marxisme ntait pas unequestion de got, mais une ncessit absolue, parce que ctait une forme dirrationalismeintenable ; et jen suis toujours convaincu.

    Quand cette transition sest opre dans votre esprit ? Probablement avant que vous nenrendiez compte par crit ?

    Dans une srie de notes. The Making est en fait un ouvrage curieusement polmique, quisattaque deux orthodoxies la fois, lhistoire conomique quantitative, et le marxismedogmatique. Lide par exemple que les moulins vapeur gnreraient un nombre donn deproltaires, et formeraient leur conscience. Ma critique se fondait sur lide de lactivitspontane des travailleurs, ainsi que sur lauthenticit des traditions intellectuelles, dontcertaines taient antrieures lintroduction de la machine vapeur, puisquelles remontaientau XVIIIe sicle. cet gard, jtais donc dj en dsaccord avec le marxisme orthodoxelorsque jai crit The Making. Mais ce dsaccord ntait pas encore aussi conscient qu la findes annes 1960 et dans les annes 1970, lorsque prcisment jai rsist cette tentative decrer un marxisme thorique qui fasse autorit ; ctait pour moi une barrire, la fin delindispensable ouverture du marxisme. Mon refus ne portait pas sur la thorie en gnral. Jepense que lhistoire a besoin dune armature thorique. Mais jai dj crit tout ceci : il vautmieux que la thorie passe par de la critique et de la polmique, au lieu dtre cettelaboration de structures thoriques dtaches de toute critique et de toute rechercheempirique. Pour moi, tout a cest labomination de la dsolation. Cest justement contrelabstraction que je me rvolte, et je pense dailleurs que pour Marx et Engels eux-mmes,

  • dans leur pratique, les raisonnements thorique prenaient une forme critique et polmique. Cequi implique une attitude totalement diffrente vis--vis de la thorie. Il faut tre lafft detous les prsupposs qui ont pu sinsinuer chaque tape ; je crois que cela veut dire aussiquil est ncessaire de lire beaucoup dans dautres disciplines ; il faut en outre tre au fait desinnovations thoriques de lanthropologie et de la sociologie, tout en restant prudent, car il nesagit pas les accepter en bloc.

    En tout cas, en histoire, la tradition britannique a toujours pench trs majoritairement duct de lempirisme plutt que de lexcs de thorie.

    Et bien il me faut avouer ici que je suis moi-mme un peu britannique. Surtout lorsque jerencontre des formes de thories comme celles de Foucault, Derrida, ou dautres que lonpourrait citer. Je reviens alors toutes jambes vers lempirisme qui a, je crois, beaucoup deforce. Mais il doit tout de mme y avoir un cadre thorique. Jen suis mme sr. Lempirismepur et vide laisse la part belle toutes sortes de thories. Il faut donc se rserver un espaceconsacr la rflexion sur la thorie elle-mme. Mais penser que nous avons travers uneterrible priode dabstraction. Pour moi, la thorie abstraite nest pas du savoir. Ce nestquune manuvre, et bien souvent une manuvre de publicit personnelle dans laquelle selancent parfois des intellectuels.

    Au lieu de vous en tenir aux structures, vous vous tes montr trs sensible la question dela connaissance. Est-ce l le message de votre propre interprtation du marxisme ?

    Je pense que lessentiel, cest bien lide dune activit personnelle. Le fait que les treshumains sont des agents, mme limits, et mme sils sont souvent vaincus par lesdterminations. Ce sont les agents qui faonnent leur propre histoire. Cest l que le problmerejoint celui de la conscience, bien sr, mais celle-ci nest jamais automatique. Elle estconstruite, produite par lactivit personnelle. Pour moi cest cela lhistoire vue den bas . Etje crois aussi que cest lorigine dune certaine fraternit dans ce pays entre les historiensmarxistes radicaux. Mais cette fraternit est apparue avant le marxisme : elle remonte lapriode des Hammond [8]. Depuis cinquante ans, une guerre perptuelle, mme si le mot estpeut-tre trop fort, est mene contre les positions universitaires orthodoxes par les historiensradicaux et marxistes. Ces derniers nont jamais vraiment t accepts par le mondeuniversitaire.

    Comment ragissez-vous aux attaques de la nouvelle histoire fministe ?

    Elles viennent en particulier de Joan Scott, mme si on les retrouve ailleurs que chez elle. Jeme souviens avoir assist, lors dune confrence aux tats-Unis, un rquisitoire enflammcontre The Making of the English Working Class. Je nai jamais rpondu aux critiques de Joan

  • Scott, mais suis devenu un moins que rien aux yeux de certains fministes amricainesradicales. Daprs elles, jai totalement nglig les femmes dans The Making. Je crois que cestune accusation assez injuste, car il y a vraiment beaucoup de femmes dans ce livre : dautantque Dorothy, qui relisait tout, naurait pas laiss passer un tel oubli. Mais il y a aussi unproblme technique : lorsque lon traite dune priode pendant laquelle les institutions et lesdocuments sont presque exclusivement aux mains des hommes par exemple les premierssyndicats de la Socit de correspondance londonienne ou dautres socits decorrespondance lhistoire que lon crit sen ressent invitablement. Cependant, je crois queJoan Scott, et elle nest pas la seule, fait une critique importante de The Making, et que je doisgarder lesprit : la classe ouvrire tait elle-mme une structure, une construction mentalemasculine. Je crois que je ne lavais pas vraiment peru, et elle a su le montrer trs clairement.Quant aux autres accusations quelle lance, je les prends trs cur, et je lui rpondrai unjour, car je pense quelle se trompe. Elle a bien entendu ml la dconstruction et tout le resteau dbat, et elle finit par critiquer dans le livre une structure antirationelle quelle a produiteelle-mme, malheureusement. Quoi quil en soit, je pense quil est trs juste et fondamental dedire que la formation des classes et de la conscience de classe ont toujours eu des connotationsmasculines. Et quand les historiens nen sont pas conscients fort heureusement ils le sontdsormais on aboutit une lecture dforme de lhistoire.

    Mais si lon considre vos travaux dans leur ensemble, ils ont t, dune manire ou duneautre, lorigine dune quantit incroyable de controverses, dont beaucoup ont tfinalement trs fructueuses. Est-ce quelque chose que vous avez apprci ou qui vous adplu ?

    Oh non jai apprci. Jaime beaucoup la polmique, ou du moins jaimais. Si, en fait, cela meplat toujours.

    Notes

    [1] William Frank Thompson (1920-1944) tait un officier britannique qui sengagea auprs des partisanscommunistes et antifascistes bulgares pendant la Deuxime guerre mondiale. Edward P. Thompson et samre lui ont consacr un livre en 1947 : There is a Spirit in Europe : A Memoir of Frank Thompson(NDLR).

    [2] Dorothy Thompson (1923-2011) tait, comme son mari, historienne et militante. Elle a notammenttravaill sur le chartisme et sur lhistoire des femmes ouvrires (NDLR).

    [3] The Making of the English Working Class, Londres : Victor Gollancz, 1963. Traduction franaise : LaFormation de la classe ouvrire anglaise, Gallimard-Le Seuil, 1988.

  • [4] Customs in Common : Studies in Traditional Popular Culture, Londres : Merlin Press, 1991.

    [5] William Morris (1834-1896) tait peintre, pote, crateur de textiles, diteur et imprimeur. Il fut lundes fondateurs de la Socialist League en 1884. E. P. Thompson lui a consacr William Morris : Romantic toRevolutionary, Londres : Lawrence & Wishart, 1955 (NDLR).

    [6] Tom Mann (1856-1941) est un syndicaliste dont le rle fut essentiel dans la formation du mouvementouvrier britannique (NDLR).

    [7] The Poverty of Theory and Other Essays, Londres : Merlin Press, 1978.

    [8] John et Barbara Hammond (1872-1949 et 1873-1961) sont considrs comme les pionniers de lhistoiresociale britannique (NDLR).

    propos de larticle

    Version en lignePublie le 3 juillet 2011Catgorie Entretiens.Mot-cl Edward P. Thompson.

    Version imprimePublie dans Vacarme 56, t 2011, pp. 4-8.

    PROPOSVacarme est une revue trimestrielle publie sur papier et prolonge en ligne, qui mne depuis1997 une rflexion la croise de lengagement politique, de la cration artistique et de larecherche. Lire

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