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Valeur et signification ad hoc Author(s): Louis de Saussure Source: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 56 (2003), pp. 289-310 Published by: Librairie Droz Stable URL: http://www.jstor.org/stable/27758685 . Accessed: 16/06/2014 22:28 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Ferdinand de Saussure. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.203 on Mon, 16 Jun 2014 22:28:26 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Valeur et signification ad hoc

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Valeur et signification ad hocAuthor(s): Louis de SaussureSource: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 56 (2003), pp. 289-310Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/27758685 .

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CFS 56 (2003), pp. 289-310

Louis de Saussure

VALEUR ET SIGNIFICATION AD HOC*

1. Introduction

Dans cet article, je me propose de revenir (une fois de plus) sur la distinction entre valeur et signification, en proposant que, plut?t que d'entrer probl?matique ment dans un seul programme de recherche, elle gagne ? ?tre envisag?es comme

relevant de projets th?oriques et descriptifs distincts. La valeur concerne la langue comme id?alisation sociale alors que la signification concerne la d?termination,

d?pendante du contexte, d'un d?not? en situation d'?nonciation (en parole, voudront certains)1.

Loin de moi, bien entendu, de pr?tendre ? l'exhaustivit? du propos sur la dicho tomie classique. Bien au contraire : je souhaite l'attirer vers des cons?quences peut ?tre inattendues qui mettent en lumi?re certains aspects que je crois importants de la philosophie du sens de Saussure, et qui rejoignent dans une certaine mesure le

projet de la pragmatique cognitive contemporaine.

* Une version plus largement d?velopp?e de certains aspects de cette r?flexion est ? trouver dans Saussure (? para?tre). 1 Je ne suppose donc pas d'?quivalence entre la signification saussurienne et la significa tion ?invariante? de la tradition s?mantique.

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290 Cahiers Ferdinand de Saussure 56 (2003)

Premi?rement, je reviendrai sur les cons?quences d'une interpr?tation de Saussure qui a voulu lire dans le CLG le ?rejet de la r?f?rence ?. Deuxi?mement, je consid?rerai deux probl?mes importants qui concernent l'articulation entre valeur et signification : le caract?re paradoxal de la d?termination de la signification par la valeur (n?gative) de la signification (positive) et le caract?re inop?rant du crit?re de la valeur tout seul. Je plaiderai ainsi dans un troisi?me temps pour un panorama de la valeur et de la signification en parole, ou en pragmatique, en m'appuyant sur des travaux r?cents du paradigme cognitiviste en sciences du langage, en particulier autour de la th?orie de la pertinence.

2. Perspectives structurales et formelles: compl?mentarit?s

En d?pit de l'impossibilit? ?vidente d'une quelconque ?orthodoxie saussu

rienne?, il faut bien observer que Saussure a ?t? interpr?t? et compris dans certaines directions particuli?rement visibles, ? tel point que des linguistes ont le sentiment d'une appropriation de ses travaux par quelques courants ?dominants?.

Ainsi, dans la perspective qui semble se d?gager de la tradition structuraliste, non

pas tant dans l'Ecole de Gen?ve mais plut?t en France, on per?oit en effet l'insis tance sur le caract?re ?discursif? de la science, le doute sur l'importance du r?el dans les sciences du langage, et l'int?r?t pour un objet scientifique : la langue saus surienne -

syst?me id?alis? de valeurs. On y trouve aussi, comme dans une large tradition de s?mantique structurale dont l'exemple le plus frappant fut sans doute

Hjelmslev, le choix d'analyser les questions de sens en privil?giant la th?orie de la

valeur, valeur au sens du CLG, c'est-?-dire valeur diff?rentielle et n?gative2.

La question de la descendance scientifique de Saussure forme une n?buleuse

complexe queje me garderai bien d'analyser: mon propos concerne essentielle ment la possibilit? d'une prise en compte des notions de valeur et signification qui soit aliment?e par la recherche contemporaine en s?mantique et pragmatique, et non pas directement les d?bats men?s sur les notions elles-m?mes dans les diverses filiations saussuriennes. Sans donc revenir maintenant sur les pol?miques qui entourent l'activit? de divers chercheurs (souvent non-linguistes) proclam?s post saussuriens ou n?o-saussuriens (cf. Sokal & Bricmont 1997 pour une critique radi cale du postmodernisme), il reste que certains linguistes ont le sentiment, ? tort ou ? raison, de voir le nom de Saussure ind?ment monopolis? par ceux qui ont voulu mettre l'accent sur la valeur et non la signification, sur Y interne et non Y externe, le

relatifs non le r?el. Il faut dire que ceux qui ont en effet assum? le primat de la

2 Ceci bien que, d'une part, Hjelmslev soit prudent quant au postulat saussurien de l'amorphie de la pens?e sans la langue, et que d'autre part, l'objectif hjelmslevien soit un objectif s?mantique, formel, ce qui ne va pas de soi dans une perspective saussurienne.

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L. de Saussure: Valeur et signification ad hoc 291

valeur ont eu une visibilit? et un cr?dit importants, car leur approche s'est trouv?e

aliment?e par un courant fort en sciences sociales en particulier depuis les travaux

fondateurs de Claude L?vi-Strauss (lui-m?me directement inspir? par Saussure comme chacun sait).

Face ? ces approches, on trouve un courant, d'une certaine mani?re formel, qui divise les sciences du langage en ces trois ?tages que forment la syntaxe (surtout

g?n?rative), la s?mantique (surtout formelle) et la pragmatique (gric?enne ou post gric?enne). Pour ce courant, soit dit en caricature, les mod?les propos?s sont objec tivistes, proclam?s scientifiques et anti-saussuriens, et la plupart se situent dans une

tradition ?pist?mologique popperienne, voyant une vaine glose dans la tradition de la double ?pist?mologie3. Dans ce mouvement, les approches plus s?miotiques, comme l'analyse du discours, la pragmatique dite ?conversationnelle? et la socio

linguistique, sont, dans certaines Universit?s au moins, laiss?es aux d?partements de langue et litt?rature et d'anthropologie4, renvoyant ainsi du m?me coup la ques tion psychologique, au sens classique du terme, hors des d?partements de linguis tique cens?s s'occuper de ce qu'on appelle la linguistique th?orique (theoretical

linguistics), et, ?ventuellement, de cognition du langage dans la tradition fodo rienne et chomskyenne. La question que je voudrais aborder concernera essentiel lement celle du sens dans ce paradigme, o? l'on retrouvera aussi un certain Saussure.

En effet, c'est essentiellement dans l'opposition saussurienne entre valeur et

signification que se cristallise, pas toujours consciemment, le d?bat contemporain entre approches informelles et formelles sur le sens. Les premi?res ont une d?fini tion de la s?mantique ? peu pr?s aussi vague que Benveniste: la tendance est de

ranger sous la notion de sens des aspects tant s?miotiques que s?mantiques, voire

d'y ranger des potentiels argumentatifs complexes (Anscombre et Ducrot 1983). Les secondes soit renoncent ? traiter du sens lexical lui-m?me dans leurs s?man

tiques (les s?mantiques formelles par exemple5), soit s'appuient sur une litt?rature

philosophique et scientifique cognitive, notamment ? la suite des travaux de Fodor,

manipulant en particulier la difficile notion de concept et exploitant la ?philoso phie de l'esprit? servant de fondement aux sciences cogniti ves.

3 Je veux parler des tendances qui s?parent l'?pist?mologie des sciences naturelles de celle des sciences de l'homme. Par exemple, la deuxi?me tol?rerait des explications internes mais pas la premi?re, centr?e sur la d?termination exp?rimentale de causalit?s.

4 Par exemple ? l'Universit? du Texas ? Austin.

5 La plaisanterie classique sur le sens en s?mantique formelle, attribu?e ? Barbara Partee, en t?moigne : - What is the meaning of life? - The meaning of life is life'.

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L'id?e en faveur de laquelle je voudrais plaider ici est que l'opposition entre valeur et signification, peut-?tre l'opposition saussurienne la plus galvaud?e par les poncifs, mais aussi la plus paradoxale et contradictoire d'un texte ? l'autre, recouvre une autre dichotomie, entre deux points de vue th?oriques cette fois,

adopt?s selon qu'on s'int?resse ? l'une plut?t qu'? l'autre de ces deux dimensions

du sens. Cette diff?rence th?orique constitue une opposition entre deux paradigmes

scientifiques g?n?raux qu'on peut bien appeler linguistique de la valeur et linguis tique de la signification. Ces deux paradigmes ne partagent pas le m?me objet de

description, et, au-del? de leurs diff?rences et incompatibilit?s m?thodologiques, ils ne sont pas en concurrence directe, et rendent le d?bat entre pro et contra

Saussure hors sujet, et le d?bat entre objectivistes et anti-objectivistes non pertinent en l'esp?ce (ce qui ne retranche rien aux incompatibilit?s ?pist?mologiques, mais les rel?guent ? d'autres forums) : l'objet d?crit n'est pas le m?me.

Langue id?alis?e dans un cas, langage comme facult? de l'esp?ce dans l'autre, leurs relations sont trop complexes pour ?tre r?solues ici : le langage comme facult?

suppose un syst?me s?mantique suffisamment stabilis? pour que la communication

soit op?rante, et ? l'inverse une langue sans langage reste une id?alisation de cher cheur. Partiellement, de plus, l'opposition entre ces deux linguistiques correspond grosso modo, dans la perspective que j'adopte, ? l'opposition entre une linguistique de la langue et une linguistique de la parole. Cette derni?re, forc?ment pragma

tique, se confronte au mat?riau exp?rimental, dans lequel les notions de valeur et

signification restent actives, mais ? la condition de leur faire subir quelques am?na

gements. Tel est mon propos, que j'illustrerai ? l'aide de travaux r?cents en prag

matique.

Saussure, quoi qu'il en soit, ne se r?duit pas ? ce d?bat; si toute une tradition l'a vu comme le fondateur d'une linguistique anti-r?aliste, ? commencer par Benveniste, la l?gitimit? de cette interpr?tation du CLG fait question. Il serait peut ?tre plus naturel de reparler de la filiation entre Saussure et Chomsky, si les esprits ne voyaient souvent dans l'approche anglo-saxonne qu'un pragmatisme conqu? rant mettant ? mal le r?ve entretenu d'un langage humain myst?rieusement roman

tique et cr?ateur des r?alit?s individuelles plut?t que descriptif de la r?alit? immanente et ind?pendante de la conscience humaine6.

6 Cela dit, il est inutile de rappeler que les rapports entre les pens?es de Chomsky et Saussure sont complexes, soumis ? une ?volution dans le temps, et faits d'analogies et diff? rences multiples qu'il n'est pas le lieu de rappeler ici. Il suffit pour s'en faire une id?e de base de se reporter aux addenda de l'?dition standard du CLG (Saussure 1916 / 1973) o? T?llio de Mauro en dresse une int?ressante comparaison

- bien que br?ve et un peu obsol?te il est vrai. Voir aussi la note 9.

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Les traditions de linguistique dite th?orique (theoretical linguistics), en particu lier de s?mantique et de pragmatique7, s'inscrivent dans une perspective de recherche qui n'est pas le syst?me de la langue lui-m?me dans son figement id?a

lis?, mais le fonctionnement de l'esprit ? l' uvre dans la compr?hension d'une

phrase de la langue. En ce sens, il s'agit d'une perspective pour laquelle le sens se

calcule, selon les lois de la logique, qu'elle soit complexe (logique modale, logique non-monotone) comme pour les approches les plus ambitieuses, tant en s?mantique (SDRT, cf. Lascarides & Asher 1993) qu'en pragmatique gric?enne (cf. Levinson 2000), plus restreinte pour la s?mantique formelle standard, ou d?ductive non

d?monstrative (donc : monotone avec prise de risque) pour la pragmatique de type

pertinentiste (cf. Sperber & Wilson 1986 et 1995). Cette position g?n?rale provient de l'hypoth?se de Chomsky et de Montague selon laquelle les langues naturelles sont des syst?mes formels interpr?t?s. Si le sens est un output, une ? sortie ? ultime, construite de d?rivation en d?rivation par un syst?me logique, ce syst?me peut ?tre

mod?lis? par une algorithmique standard ou une s?mantique logique, et qu'il s'agisse ou non de poursuivre des objectifs informatiques, les approches ainsi d?fi nies sont formelles, ce qui implique qu'elles sont formalis?es ou formalisables. Le choix de la formalisation (logique id?ale, computationnelle, ou rationalit? risqu?e, est accessoire en l'esp?ce.

J'opposerai donc ici la linguistique structurale ? la linguistique/brme/te, enten dant par l? plut?t une diff?rence d'objectifs qu'une alternative entre des termes

incompatibles que le chercheur devrait r?soudre sous peine d'incoh?rence. Cela

dit, le terme de linguistique formelle ne se restreint pas aux approches effective ment formalis?es : il concerne aussi les approches qui postulent une formalisation

logique des op?rations r?alis?es par l'esprit lors de l'interpr?tation et qui d?crivent

par la logique formelle de telles op?rations. De la sorte, des approches comme la

pragmatique n?o-gric?enne de Levinson (2000) ou la th?orie de la pertinence peuvent ?tre appel?es des approches formelles: il s'agit pour elles de montrer la rationalit? qui pr?side au calcul du sens.

7 Le mot pragmatique est ambigu: dans le monde des approches psychosociales et anthropologiques, la pragmatique est l'?tude de l'interaction conversationnelle, le langage en tant que praxis sociale. Le lecteur aura compris queje parle dans cet article de la pragma tique au sens d'?tude du contexte et des param?tres non-linguistiques dans la compr?hension du langage naturel. On se r?f?re ici essentiellement ? des mod?les venus d'abord des philo sophes du langage (Austin, Searle, Grice) puis ? leurs extensions dans des approches plus psychologiques (th?orie de la pertinence, pragmatique n?o-gric?enne de Levinson). La prag matique se comprend ici comme une th?orie de la compr?hension, une th?orie du sens inten tionnel.

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Saussure a ?t? abondamment tir? vers une perspective purement statique8 quand bien m?me son propos, souvent d?cri? par les cognitivistes et les logiciens, laisse

parfaitement ouvert le champ de l'analyse formelle, ne serait-ce que par l'?vidence

de la lin?arit? du signifiant. Que l'?tude de la langue, en tant que syst?me auto

nome, tr?sor id?alis? d?pos? chez les sujets parlants, et correspondant approxima tivement au E-langage de Chomsky9, soit r?put?e non-pertinente chez les linguistes formels et computationnels est l?gitime, mais l'inverse semble vrai du m?me coup. A premi?re vue, une approche structurale n'a rien, ou pas grand-chose, ? tirer de

l'approche formelle: cette derni?re ne d?crit pas la cartographie du langage, ni

m?me d'un discours, s'int?ressant ? l'interpr?tation au sens le plus terre-?-terre qui soit: les m?canismes qui m?nent ? la compr?hension. ?C'est le point de vue qui cr?e l'objet? dit Saussure (131)10, et ici tout est question de perspective: les objec tifs sont diff?rents. Que les saussuriens d?clar?s admettent ou non la n?cessit?

d'une mod?lisation des processus mentaux li?s ? la compr?hension du langage naturel, l? encore, cela est hors du champ naturel de leur investigation de la langue structure: il s'agirait de traiter la parole, laiss?e par Saussure aux soins de cher

cheurs ult?rieurs et, en quelque sorte, subordonn?s. Mon propos est donc de ramener cette distinction entre deux paradigmes scientifiques ? la dichotomie saus

surienne qui s?pare valeur et signification et d'identifier ainsi la linguistique struc

turale ? la linguistique de la valeur, qui concerne en premier lieu des faits de

8 J'emploie ici le mot de statique en r?f?rence ? la synchronie bien s?r, mais aussi dans

une vision plus large : la linguistique formelle et computationnelle est bien synchronique dans ce qu'elle analyse (elle d?crit des ph?nom?nes linguistiques sans r?f?rence ? leur histoire), mais elle n'est pas statique dans la mesure o? elle d?crit des processus et non des ?tats fig?s. 9

J'?voque ici une ?quivalence entre le E-langage chomskyen (une id?alisation inexis tante et externe ? l'esprit, cf. Chomsky 1990) et la langue saussurienne; on m'objectera que pour Saussure, la langue r?side exclusivement dans le cerveau, mais chacun sait les contradic tions qui existent entre cette conception de la langue et celle qui en fait une institution sociale, paradoxe qui se r?sout par une complexe double appartenance de la langue au corps social, qui la fait s'apparenter effectivement au E-langage, et ? l'esprit humain, ce qui la fait s'apparenter au I-langage de Chomsky, en gros, ? la comp?tence linguistique. Le droit, ou la morale commune, ont un caract?re semblable d'institution sociale et d'int?gration dans des repr?sen tations mentales, mais il n'y a pas dans ces ?institutions? quoi que ce soit qui ressemble ? la

comp?tence linguistique, comme l'affirme d'ailleurs Saussure lui-m?me. Nos intuitions

linguistiques sont autrement fiables que nos intuitions morales ou juridiques, m?me si le ?sens moral? est certainement aussi une facult? de l'esp?ce, et m?me si Ducrot d?fend le juridisme interactionnel constitu? par le langage. Chomsky privil?gie l'?tude du langage, facult? li?e ? des organes et ? un instinct, et non de la langue, pour reprendre la distinction de Saussure. Par ailleurs, il convient de rappeler que Chomsky ne s'oppose pas syst?matiquement ? Saussure, mais plut?t aux bloomfieldiens et au behaviourisme.

10 Les citations de Saussure sont celles de l'?ditions originale du CLG. La r?f?rence

indique l'unit? correspondante dans l'?dition Engler (Saussure 1967 / 1968). Pour les notes de Constantin, on se r?f?re ? l'?dition de Komatsu & Harris (Saussure 1993).

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description statique, et la linguistique formelle ? la linguistique de la signification,

pleinement concern?e par la s?mantique et par l'interpr?tation lin?aire que l'esprit r?alise de la cha?ne signifiante. Non pas que l'?quivalence ainsi postul?e soit justi fi?e ou ?vidente en elle-m?me et en totalit?, mais pour en observer les segments effectivement parall?les.

3. Deux probl?mes

Je ne reviens pas ici en d?tail sur la dichotomie centrale, mais je voudrais noter

que la valeur est la notion la plus d?taill?e par Saussure et qu'elle reste pourtant tr?s

floue: elle est une qualit? du signe linguistique qui provient de sa caract?risation

diff?rentielle et n?gative dans un r?seau d'oppositions - le syst?me; une langue

comportant un nombre donn? de signes, en vertu de leurs valeurs, d?coupe l'int?

gralit? de la ?masse amorphe? de la pens?e ? l'aide de ces signes seuls. Quant ? la

signification, qui doit recevoir une d?finition positive, elle renvoie ? la tranche

m?me dans la masse amorphe ; on notera que cette tranche renvoie par ailleurs ? des

faits extra-linguistiques, qui permettent ? Saussure de dessiner un arbre avec

branches et feuillage pour montrer p?dagogiquement ? quoi renvoie le signifi? arbor. De m?me, je ne reviendrai pas sur ce que le concept de valeur a d'inop?rant (cf. Saussure 2002 : la valeur du terme n est tout ce que n n'est pas, ce qui est tauto

logique).

Ce sont deux aspects du probl?me du sens chez Saussure qui m'int?resseront.

Premi?rement, je voudrais remarquer qu'il y a une autre raison que le soi-disant

?rejet de la r?f?rence11? ? laquelle on peut attribuer le primat de la valeur dans le

CLG, raison qui met en lumi?re un paradoxe important, que j'appellerai paradoxe de la d?termination du signifi?. Deuxi?mement, pour pouvior ?voquer en d?tail le

fait que Saussure a bien admis qu'un seul signifiant peut, potentiellement, renvoyer ? un nombre ind?termin? de signifi?s, je consid?rerai que la valeur d'un terme n'a

de sens qu'au sein d'oppositions pertinentes locales, dans un paradigme particulier. Cela me permettra ensuite d'introduire l'id?e que la d?termination du signifi?

" C'est sans doute dans un mouvement assez large d'id?alisme ? la fois romantique et d?sabus? que beaucoup ont voulu construire un objet scientifique

- la langue - en mettant l'ac

cent sur l'exclusion de la r?f?rence, devenue en quelque sorte la d?n?gation de la r?f?rence: la langue ne sert pas ? r?f?rer mais ? autre chose. Une tradition de chercheurs, essentiellement fran?aise, a conduit, me semble-t-il, ? une distorsion de la pens?e saussurienne, en ce qui concerne la valeur et la signification, ? commencer par le rejet de la r?f?rence, mettant l'accent sur certains aspects de la pens?e saussurienne et en occultant d'autres. Il est certainement abusif de prendre Saussure pour un solipsiste (Voir ainsi Compagnon 1997 pour une critique de Barthes, et Saussure ? para?tre. Voir aussi Bouquet 1992: 91-92). Certains consid?rent au contraire que Saussure postule bel et bien la n?cessit? de consid?rations r?f?rentielles (ainsi Amacker, communication personnelle).

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296 Cahiers Ferdinand de Saussure 56 (2003)

voulu par le locuteur est une question contextuelle, et qu'elle rel?ve ainsi de la

langue en usage, ? savoir la parole si l'on veut, en tout cas la pragmatique.

3.1. Le paradoxe de la d?termination du signifi?

La valeur, notion consid?rablement plus abstraite que la signification, est

susceptible, id?alement, d'une caract?risation exacte; en revanche, la signification est aussi floue que peut l'?tre un concept ou une id?e signifi?e. C'est l? un paradoxe ? expliciter.

Tout d'abord, ? la lecture du CLG, on conclut g?n?ralement que la signification est le produit de la valeur, m?me si ce postulat est peu clair dans les termes du CLG

lui-m?me12. Or, si la signification r?sulte, chez Saussure, de la valeur, elle-m?me ?tant d?terminable, la signification elle-m?me devrait ?tre d?terminable de fait;

pourtant, elle ne l'est pas. Revenons sur les termes du paradoxe. Premi?rement, la valeur est exactement d?terminable, si la langue peut faire l'objet d'une description structurale compl?te; ce n'est impossible que par la taille du projet. On peut

imaginer une description structurale d'une langue particuli?re, dans laquelle chaque signe figure, et, d?s lors, sa valeur diff?rentielle est calculable. On retrouve

ici la trace du projet formel hjelmslevien, et certains projets r?cents de s?mantique lexicale comme le Generative Lexicon de Pustejovsky (1991) se retrouvent dans une ambition comparable. On peut donc imaginer une formule, finie, d?crivant la valeur d'un signe donn?. Deuxi?mement, en revanche, la signification, qui est

pourtant fonction de la valeur, n'est pas plus susceptible de description que Vid?e

(terme flou par excellence) ou le concept, le CLG lui-m?me ?voque la ?d?coupe?

op?r?e par les termes de la langue entre du mat?riau mental acoustique et du mat? riau conceptuel, ce dernier ne pouvant gu?re ?tre compris autrement que comme un

continuum de concepts. La fonction du linguiste semble ? Saussure ne pas devoir se concentrer sur la signification, peut-?tre pr?cis?ment ? cause du flou qui la

caract?rise, mais surtout ? cause de son caract?re second, r?sultatif.

12 Saussure dit d'une part : ? Il est bien entendu que ce concept [le signifi?] n'a rien d'ini tial, qu*il n'est qu'une valeur d?termin?e par ses rapports avec d'autres valeurs similaires, et que sans elles la signification n'existerait pas? (1899-1900, c'est moi qui souligne) ; ceci s'ar ticule avec l'id?e qu'il n'y a pas de s?mantique positive : ? Dans la langue, il n'y a que des diff? rences sans termes positifs? (1940). En revanche, Saussure note aussi que ?la valeur d'un terme peut ?tre modifi?e sans qu'on touche ni ? son sens ni ? ses sons, mais seulement par le fait que tel autre terme voisin aura subi une modification?, ce qui, au-del? de l'ambigu?t? sens

/signification, suppose une insensibilit? de la signification ? la valeur, contradiction qui ne se l?ve qu'en s'en tenant ? une version de la valeur si abstraite qu'on en per?oit mal les contours. J'en reste donc ? l'?quation selon laquelle la signification est d?riv?e de la valeur: la significa tion est sous la ?d?pendance? de la valeur (1856).

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L. de Saussure: Valeur et signification ad hoc 297

Tout projet de description s?mantique doit donc s'enrichir d'autre chose que de

la valeur. Qu'il n'y ait pas de s?mantique dans le strict cadre de la langue est certai

nement exact, et ?voquer la n?cessit? de l'analyse de la parole pour le projet s?man

tique permet d'entrevoir la n?cessit? d'une linguistique formelle, qui est une

linguistique de l'interpr?tation.

3.2. Valeur locale, paradigmes locaux

Du fait que la valeur ne peut suffire ? d?terminer positivement une signification, la valeur a elle seule ne peut aucunement suffire ? d?terminer exhaustivement la

signification. Je voudrais sugg?rer que la d?pendance de la signification par

rapport ? la valeur est, pour ?viter ces ?cueils, ? prendre de mani?re non totale. Nous n'avons pas Valeur implique signification mais valeur est condition n?ces

saire de signification.

En d'autres termes, la valeur d'un terme affecte uniquement la valeur des termes qui entrent dans les paradigmes qu'il concerne. Saussure lui-m?me ?voque

l'exemple des ?mots qui expriment des id?es voisines? et qui ?se limitent r?ci

proquement? (1881), et les rapports associatifs chez Saussure peuvent ?tre ind?

termin?s mais il ne sont pas infinis. Pour que cette phrase ait une quelconque pertinence, il faut admettre que des changements de valeur affectent des termes

dans une certaine localit? paradigmatique, et n'affectent d'autres paradigmes que de mani?re impr?cise, voire ne les affectent pas : un changement dans la valeur de

craindre, qui surviendrait avec l'?limination d'un terme comme redouter par

exemple, n'affecterait pas la valeur de termes ?trangers aux paradigmes concern?s, comme manger ou d?sir. Evidemment, il n'en reste pas moins que pour qu'une valeur de cette sorte soit op?ratoire, il faut qu'on puisse efficacement d?limiter des

paradigmes homog?nes, projet par ailleurs complexe (je parle essentiellement des classes ouvertes). Une telle possibilit? existe toutefois, que j'?voquerai plus bas.

Comme pour d'autres ?l?ments du r?seau dichotomique saussurien, la distin

ci?n valeur - signification n'est donc pas, de toute ?vidence, une r?elle opposition,

elle doit ?tre comprise diff?remment. Godei (1966), en discutant la diff?rence qu'il pose entre le signe comme manifestation s?miologique pure (en essence) et dans ses ? manifestations particuli?res ? - la parole -, sugg?re que la notion de valeur est

? rapporter au syst?me s?miologique et celle de signification ? la parole (suivant d'ailleurs en cela Bally 1940). Il dit notamment: ?La signification (...) est d'abord une propri?t? de l'?nonc?? (Godei 1966: 56) et traite, notamment, du ?signifi? de phrase?; je ne fais ici qu'extrapoler sur cette intuition, qui vise ? sauver Saussure de son id?alisation, laquelle avait sans doute pour but de rompre avec une tradition

qu'il jugeait trop marqu?e par l'aristot?lisme. Godei ?voque donc une autre dyna

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298 Cahiers Ferdinand de Saussure 56 (2003)

mique pour le signe mis en parole, dont la signification se d?termine alors en fonc

tion des relations syntagmatiques, qui ?chapperait alors aux probl?mes li?s au

postulat ?diff?rentiel? et ?n?gatif?. Le signe purement s?miologique, monade

abstraite, deviendrait en quelque sorte potentiel complexe d?s qu'il devient signe

proprement linguistique. Ces id?es se retrouvent aussi, ? des degr?s divers, chez

Martinet (voir la notion d'unit?s de ?premi?re? et ?seconde? articulation), Prieto, Tullio de Mauro et m?me Hjelmslev qui distingue dans cet esprit contenu et expres sion. L'approche queje propose plus bas va dans le m?me sens bien que selon un

tout autre angle d'attaque.

Enfin, les documents r?cemment trouv?s (Saussure 2002) gomment la diff? rence entre valeur et signification, pourtant centrale pour un certain structuralisme.

Mais la pens?e exacte d'un Saussure exact n'est pas prioritaire dans ces pages: je discute ici essentiellement la doxa, le CLG, puisque c'est elle qui a fond? le struc

turalisme, au-del? de la figure r?elle, mais d'outre-tombe, d'une pens?e toujours en

reconstruction.

De tout cela, il appara?t donc l?gitime de mettre ces deux notions en perspective avec d'autres approches. En particulier, le probl?me du paradoxe de la d?termina

tion du signifi? peut ?tre r?solu dans des termes formels contemporains.

4. Valeur et signification en contexte

4.1. Valeur, signification, sens

On ne peut donc s'ancrer, pour l'?tude de la question du sens, sur la valeur pure. Si pour Saussure la valeur semble bien premi?re et fondamentale, il faut admettre

que c'est en tant qu'elle conditionne la signification qu'elle est telle, conjointe ment au fait qu'elle d?termine la structure langue13. Cela nous fait revenir ? notre

paradoxe : la valeur est potentiellement d?terminable par la description exhaustive

des membres du syst?me, mais la signification, d?termin?e en principe par la

valeur, n'est pas d?terminable. Cela n'est en r?alit? paradoxal qu'? l'examen super ficiel de la question du sens chez Saussure. Le postulat de la d?termination de la

signification par la valeur doit ?tre compris comme une id?alisation du syst?me, une de plus, qui repose sur une autre id?alisation, celle qui postule un lien unique et d?termin? entre signifiant et signifi? ; de telles id?alisations sont parlantes, car

elles entrent dans le cadre de l'?tude de la langue id?alis?e, mais provoquent de fait

13 Le point central est que la valeur d?termine la signification chez Saussure, et non pas qu'elle d?termine une structure. En effet, seule une structure de termes disposant de significa tions peut ?tre appel?e langue; une structure de valeurs sans significations

- linguistiques s'en

tend - n'est pas une langue.

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L. de Saussure: Valeur et signification ad hoc 299

une d?connexion entre cette langue id?alis?e et la r?alit? empirique. C'est cette

d?connexion qui m?ne le projet saussurien ? l'ind?termination de la signification propre, comme cons?quence naturelle de ses pr?suppos?s. Bouquet note en

effet que les attendus ?pist?mologiques saussuriens m?nent ? consid?rer que ? il

n'y a pas de s?mantique dans le cadre d'une linguistique de la langue? (vs. de la

parole), que ? la repr?sentation du signe n'est pas la repr?sentation du sens linguis tique?, et que ?la bifacialit? n'est pas une propri?t? du sens linguistique? (Bouquet 2000: 138). Pour moi, le postulat de l'ind?termination du signifi? tient surtout et plus simplement au fait que la langue emploie un certain nombre d'ex

pressions pour d?couper la pens?e, con?ue comme un continuum d'id?es, de

concepts14 (continuum qui rend cette m?me pens?e pour Saussure ? amorphe ?). La

langue, structure de valeurs, d?coupe cette masse informe en noms, pour ainsi dire,

qui peuvent alors ?tre utilis?s pour d?signer tout concept sous-jacent qui corres

pond ? cette d?coupe. Le probl?me r?side en ceci que pour avoir une id?e, ne serait ce que vague, du sens dans un tel cadre, il faudrait par ailleurs avoir un acc?s

externe, donc extra-linguistique, aux concepts effectivement manipul?s par la

pens?e.

Cela pr?sente une autre cons?quence, philosophique cette fois : chaque langue d?coupe la pens?e humaine ? sa mani?re, ce qui pr?suppose que la pens?e humaine se ?d?sorganise? en continuums conceptuels de mani?re comparable d'une communaut? linguistique ? une autre, ce continuum devenant comparable d'une culture ? l'autre, et, donc, identique et universel ? un certain niveau d'abstraction, contredisant ainsi l'hypoth?se Sapir-Whorf, si elle est comprise de mani?re stricte15.

Parmi les questions soulev?es par cette conception du sens, celle du rapport entre langue et concepts conduit ? deux remarques importantes. Premi?rement, il faut admettre que les postulats saussuriens eux-m?mes semblent contredire une

bifacialit? fig?e, qui est ? consid?rer comme une id?alisation suppl?mentaire. Deuxi?mement, il faut r?soudre la question du mat?riau conceptuel qui semble

?chapper au d?coupage de la pens?e par la langue. Ces deux points sont ? expliciter.

14 L'?quivalence entre id?e et concept n'est pas compl?te: une id?e est potentiellement

plus qu'un concept, elle peut r?unir divers concepts en repr?sentations complexes, etc.

Saussure emploie parfois concept et parfois id?e pour qualifier le signifi?; id?e est plus appro pri? ? ce que Saussure entend, puisqu'il s'agit de couper dans une masse conceptuelle par ailleurs amorphe. De cela d?coule aussi que le signifiant prend pour contrepartie du mat?riau conceptuel complexe et potentiellement multiple. Ces mots restent tr?s difficiles ? manier, et leur sens m?me fait probl?me. 15 Mais une version non-stricte semble maintenant relativement consensuelle en sociolin guistique, cf. Trudgill (1974 / 2000) par exemple.

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300 Cahiers Ferdinand de Saussure 56 (2003)

4.2. Expressions discr?tes et continuum conceptuel

De la position exprim?e par le CLG, on retire le fait qu'une expression linguis

tique n'est pas n?cessairement associ?e ? un concept unique: si le signifi? corres

pond ? une coupe dans un continuum de mat?riel conceptuel, il en d?coule

naturellement une correspondance potentielle de un ? plusieurs pour chaque

expression linguistique (potentiellement, car certaines expressions linguistiques

?chappent ? cette polys?mie, certains termes techniques par exemple). Ceci n'est

pas trivial: l'indissociable association du signifi? ? son signifiant devient en effet

d?licate ? conserver dans cette vue, et nous avons ici affaire ? l'une des difficult?s

les plus complexes et troublantes de la linguistique saussurienne. En effet, dans un

syst?me comme celui-ci, le signifi? d'un signifiant en usage (le seul qui dispose d'une existence r?elle) ne peut ?tre exhaustivement pr?dit par le syst?me ? partir du

jeu des valeurs. Il faut donc admettre soit que le signifi? est sous-d?termin?, ce qui sauve ?l?gamment le syst?me, soit qu'un signifiant prend comme contrepartie un

ensemble de signifi?s, ce qui le ruine, contredisant la bifacialit? et ouvrant la porte ? une multiplication incontr?lable de signes disposant d'un m?me signifiant.

Comment peut-on, alors, r?concilier le postulat de la multiplicit? potentielle des

concepts d?not?s par une expression et l'unit? fondamentale du lien manifest? par le signe? Comment r?concilier sous-d?termination s?mantique et th?orie de la

valeur? Notons pour l'instant l'exemple simple de l'expression arbre. Ce signi fiant a pour contrepartie signifi?e un objet conceptuel d?terminant la cat?gorie des

objets qui r?pondent ? une ?repr?sentation mentale?, qu'elle soit donn?e par un

syst?me d?finitoire, ou, plut?t, une repr?sentation prototypique. Le signifiant arbre, en parole, peut servir ? d?noter des objets pour lesquels il existe d'autres

expressions (peuplier, tilleul etc.), mais aussi ? d?signer un arbre d'une vari?t?

nouvelle et inconnue, dans la mesure o? il r?pond au prototype16. Le prototype est

sous-d?termin?, ses branches aussi sont ?prototypiques?, comme son tronc, ses

feuilles, sa hauteur, couleur, etc. Certaines de ses ?parties? sont ?annulables?; la

partie ?vole? du prototype oiseau peut ?tre ?annul?e? (ou non instanci?e) s'il est

question de manchots ou d'autruches. Sans compter qu'arbre peut d?signer une

sculpture ou une image d'arbre, et que le mot entre dans arbre ? cames, arbre

g?n?alogique, arbre de d?rivations, o? chaque fois, l'arbre a abandonn? ses

racines, sa s?ve et ses feuilles, entre autres caract?ristiques ? d?finitoires ?, sans que la distinction entre sens litt?ral et sens figur? puisse ?tre invoqu?e comme une

donn?e objective claire ? moins de retomber dans une vision nomenclaturiste

?na?ve?.

16 Ou au st?r?otype, notion qui a l'avantage de faire intervenir celle de fr?quence (voir aussi Kleiber 1990, Rosch 1977).

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L. de Saussure: Valeur et signification ad hoc 301

Derri?re le signifi? se tapissent des informations complexes. Faut-il supposer que ces informations se trouvent dans les ?casiers? du cerveau ?voqu?s par Saussure, ces structurations de la pens?e qui ?chappent ? l'exploration directe? Il dit en effet: ?Les casiers existant ? l'int?rieur de notre cerveau, nous ne pouvons les explorer? (Saussure 1993: 80). Ces casiers, il faut le noter, rappellent ?trange

ment les ?fichiers ? et les ?dossiers? d'approches plus r?centes (respectivement Kartunnen 1976, Heim 1982 d'une part, et R?canati 1993 d'autre part). A tout le

moins, ce serait coh?rent, ? d?faut d'?tre conforme ? la doxa saussurienne17.

4.3. Id?es et concepts sans lexique

D'autre part, tous les concepts sont d?notables par des expressions singuli?res dans le syst?me saussurien: c'est la masse de la pens?e dans son ensemble, la masse des concepts, qui est d?coup?e par la langue. Que faire, alors, des concepts qui n'ont pas de contrepartie dans une langue donn?e et qui demandent donc une

construction ad hoc, voire une p?riphrase? A moins d'?tre nominaliste au sens le

plus restreint, on doit admettre que les id?es qui ont conduit aux n?ologismes ont d'abord exist? sous forme d'id?es - ou de concepts, et que, de mani?re semblable, de nombreux concepts nous sont accessibles ou compr?hensibles sans que la

langue les refl?te de mani?re univoque par les expressions correspondantes. De nombreux linguistes saussuriens me suivent sur ce point, d'ailleurs, tant un signi fiant de la langue, d?s qu'il devient fonctionnel, en ?parole?, cesse d'?tre cette monade th?orique et peut devenir complexe, voire p?riphrastique18. Il est clair que

je ne m'oppose pas ici aux saussuriens en g?n?ral mais aux termes du CLG, qui proc?dent d'une conception par trop na?ve du rapport langue / pens?e.

Mais que faire, surtout, des segments de pens?e qui ne sont pas exprimables directement, et que seuls des autres techniques de communication et des strata

g?mes linguistiques comme la m?taphore peuvent parvenir ? communiquer ? Ainsi,

Sperber & Wilson (1998) notent la plausibilit? qu'il y a ? supposer un concept de fr?re-ou-s ur chez les francophones, bien que l'?quivalent de sibling n'existe pas dans notre langue (hormis le fraterie de certains jargons). De m?me, il n'existe pas de terme, ni en anglais ni en fran?ais, pour un concept dont il est de m?me raison nable de faire l'hypoth?se qu'il existe, celui &oncle-ou-tante. Cela est peut-?tre sp?culatif. Mais l'observation de communication non-litt?rale, par exemple m?ta

phorique, re?oit une analyse convaincante chez Sperber & Wilson (1986), auxquels

17 II faut noter que le probl?me n'est pas ignor? des linguistes saussuriens. Voir notam ment De Palo (2001). 18 Amacker (communication personnelle) me rappelle que les infirmi?res peuvent d?si gner le haricot par ?le truc qu'on crache dedans ?.

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302 Cahiers Ferdinand de Saussure 56 (2003)

je renvoie pour le d?tail de l'argumentation, qui exclut sa ?traduction exacte? par une ou plusieurs expressions lexicales propres. Ainsi, en (1), la ?bulldozerit?? de

Max ne se traduit pas sans perte de sens par ?brutalit??, ?b?tise? ou un autre

substantif, ou une quelconque combinaison de substantifs du m?me genre :

(1) Max est un bulldozer.

Le m?me type d'effet est obtenu avec (2) :

(2) La General Motors est partie en guerre contre l'Irak.

Le locuteur de (2), qui est plus exactement une m?tonymie, exprime une id?e

complexe qu'il est probablement impossible de traduire efficacement de mani?re

litt?rale, mais qui, toutefois, se comprend de mani?re ais?e. Si une m?taphore, et les autres tropes avec elle, n'?tait qu'un artefact stylistique, alors il faudrait en

rester, peut-on dire avec un brin d'ironie, ? une version na?ve selon laquelle il y aurait une correspondance exacte - nomenclaturiste ! - entre les m?taphores et d'autres termes du lexique. Une m?taphore est donc un stratag?me destin? ?

communiquer ce que la langue ne permet pas, dans sa litt?ralit?, pr?cis?ment ? cause de ces zones de la pens?e priv?es d'?quivalent linguistique19. La m?taphore, comme d'autres ?stratag?mes linguistiques?, entre en jeu dans la po?sie

- elle m?me constituant un outil de choix pour communiquer davantage que ce que des

expressions ne sauraient dire seules et litt?ralement.

Cette remarque sur la m?taphore en g?n?ral s'applique ? bien d'autres situa tions. Notamment, elle s'applique aux m?taphores lexicalis?es en expressions idio

matiques: casser sa pipe n'est pas simplement mourir (cf. Saussure ? para?tre et

Vega-Moreno 2001).

Qui plus est, certains concepts ne peuvent vraisemblablement pas ?tre commu

niqu?s par du langage naturel, sauf ? r?aliser de complexes p?riphrases, ou ? fournir de la communication non linguistique: il y a des concepts qui ?chappent au

d?coupage saussurien, des zones ?vides?, des parties de pens?e dont aucune

expression linguistique ne fournit le mat?riau descriptif ou r?f?rentiel. Une expres sion de satisfaction comme un grand soupir heureux produit par un locuteur dans un contexte donn?, par exemple en ouvrant la fen?tre avec vue sur la mer d'un h?tel de vacances, pour reprendre un exemple de Sperber et Wilson, communique ? l'in terlocuteur des pens?es complexes virtuellement intraduisibles int?gralement en

langage naturel dans son idiome. Toutefois, ce mat?riau conceptuel, qui a partie

19 La m?taphore, cela dit, ne se r?sume pas ? cela; elle produit d'autres effets pragma tiques et repr?sentationnels.

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L. de Saussure: Valeur et signification ad hoc 303

li?e ? des impressions, reste compr?hensible par l'interlocuteur, ne serait-ce que

partiellement, en ce sens que certains faits lui deviennent manifestes.

Le parapluie commod?ment fourni par le fait que la langue saussurienne est une

id?alisation ne peut ?tre constamment invoqu? sans risque d'en faire une abstrac tion d?nu?e d'ancrage dans la r?alit? empirique. Mais l'observation de cette

derni?re, en performance, en parole, ne peut se trouver en rupture compl?te avec la

comp?tence, repr?sent?e chez Saussure par la langue (admet-on g?n?ralement), sans quoi langue et parole ne s'articulent plus.

C'est ici que s'impose la n?cessit? de prendre au s?rieux l'hypoth?se des ?casiers du cerveau? de Saussure. Que contiennent ces ?casiers?? Il semble l?gi time que pour Saussure, qui reste fort elliptique sur cette id?e, ils soient, ? en croire les cahiers de Constantin, les contreparties conceptuelles de la forme linguistique (mais indissociablement li?es ? elle). Ces contreparties, doivent aussi ?tre prises comme relevant du continuum: le d?coupage d'un continuum cr?e des tranches de continuum et non des unit?s discr?tes. Si ce probl?me des unit?s n'est pas r?solu chez Saussure, si ce n'est en conditionnant sa r?solution ? celle du probl?me de la

valeur, c'est parce que la question du sens n'est pas r?solue chez Saussure.

4.4. Signification ad hoc

Pour Sperber & Wilson (1998), la correspondance entre mots et concepts ne

s'?tablit pas par paires simples de type signe, mais par une relation de un ?

plusieurs (pour l'essentiel des signes). Les donn?es exp?rimentales plaident en

faveur de cette sous-d?termination s?mantique. De mani?re g?n?rale une m?me

expression linguistique peut d?noter, selon le contexte, un nombre ind?termin? de

concepts20. Un excellent exemple est donn? par Luscher (1998) qui d?veloppe la

polys?mie du mot patte: les concepts recouverts par patte varient d'un animal ?

l'autre, et la s?mantique d'une expression comme ?avoir des pattes? implique un

d?veloppement du type ?avoir des pattes conformes ? l'esp?ce? (Luscher 1998:

65).

Cette conception du lexique admet qu'une pens?e relativement organis?e pr?existe ? un syst?me linguistique. Dans cette perspective, des concepts irr?alis?s en langue, m?me en tr?s grand nombre, peuvent ?tre stock?s comme autant d'?l?

20 Par exemple :

( 1 ) La Hollande est plate : relativement et non litt?ralement plate. (2) Marie est fatigu?e : ? un certain degr?. (3) Il faut ouvrir la machine ? laver : ouvrir la porte ou le panneau arri?re. (4) Le livre de Max est sur la table : le livre ?crit par Max ou qui appartient ? Max.

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304 Cahiers Ferdinand de Saussure 56 (2003)

ments dans la pens?e, tandis que la langue, elle, sous-d?termine la correspondance entre les expressions et les concepts pour des raisons d'?conomie. Le destinataire est r?put? comp?tent pour reconstruire ou d?couvrir le ?bon? concept ? partir d'une expression linguistique sous-d?termin?e, de plusieurs d'entre elles, du

contexte, et de diverses proc?dures heuristiques. C'est l'hypoth?se dite des

concepts ad hoc. Elle postule une s?mantique des types moins complexe que ne

l'admettent les approches s?mantiques en g?n?ral21. Toutefois, il ne faut pas croire

qu'elle nie toute s?mantique: une s?mantique conceptuelle fondamentale est atta

ch?e ? toute expression linguistique, et la relation entre cette s?mantique fonda mentale et le sens de l'expression en contexte est une d?rivation complexe, pour

laquelle il existe une proposition de mod?le (cf. Sperber & Wilson 1998, Saussure L. 2003). Le point le plus important dans une perspective de ce type, c'est que, pour

reprendre ici des termes saussuriens, la contrepartie signifi?e du signifiant est aussi une abstraction. Pour Saussure, c'est une id?e correspondant de mani?re assez

obscure ? un ?casier du cerveau?, alors que pour Sperber & Wilson, c'est essen

tiellement une ??tiquette? qui permet d'activer des informations contenues dans un lieu de l'esprit o? sont stock?es des informations ?encyclop?diques? qui concernent le concept en question. Ce lieu et ce casier se ressemblent, ces deux abstractions se ressemblent de m?me.

Ce d?tour par un point soulev? par une approche cognitiviste permet donc, ? mon sens, de retrouver l'opposition entre valeur et signification. Premi?rement,

l'approche de Sperber et Wilson pr?sente une solution pour le sens qu'on pourrait reformuler en termes saussuriens avec l'id?e que le signifi? est une id?alisation

sous-d?termin?e, la d?termination r?elle des r?f?rents se faisant ? l'aide de

processus pragmatiques centraux qui, par diff?rents m?canismes, essentiellement

d?ductifs, permettent au destinataire de faire une hypoth?se quant ? l'?l?ment

conceptuel attribuable ? l'intention du locuteur. Cette id?e a toutes les caract?ris

tiques d'une h?r?sie saussurienne, sans compter qu'elle inverse les priorit?s, accor

dant son int?r?t central ? la signification et n'abordant pas la valeur.

Une h?r?sie, ? moins, bien entendu, de revenir sur l'?trange id?e du troisi?me

cours, l'id?e des casiers du cerveau, une id?e manifestement cognitiviste avant

l'heure. Si cette lecture est la bonne, alors on est contraint d'admettre que la langue d?coupe des casiers du cerveau, ou pour dire les choses autrement, un signifiant et

un signifi? sont unis au sein d'un casier, lequel, en tant que casier, est appel? ?

contenir des informations au sujet desquelles on ne sait rien de pr?cis. Ainsi, le

signifi? d'arbre, cachant en quelque sorte une for?t, peut ?tre compris comme une

21 Voir Carston (2002).

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L. de Saussure: Valeur et signification ad hoc 305

clef qui donne acc?s au ?casier?, r?ceptacle d'informations encyclop?diques au

sujet des arbres ; clef ou ?tiquette, c'est ? un certain niveau, la m?me id?e.

Il reste ? se demander quel statut la notion de valeur peut alors avoir.

4.5. Valeur ad hoc

Les approches s?mantiques formelles ne raisonnent pas, g?n?ralement, en para

digmes oppositifs. L'id?e de la valeur d'un terme, calcul?e par contraste avec les autres valeurs, n'est pas utilis?e. La question que pose la notion de valeur pour une

approche dynamique de l'interpr?tation est celle-ci: comment le destinataire calcule-t-il ce qu'une expression ?voque, et ce qu'elle n'?voque pas? Pour conserver une version de la valeur conforme au CLG, il faudrait que le calcul de ce

que le mot ?voque provienne, en tant que d?rivation, du calcul de ce qu'il n'?voque pas. Qu'une expression ?voque un sens parce qu'elle ?voque d'abord ce qu'elle

n'?voque pas appara?t comme une condition n?cessaire ?manant du syst?me, si on

cherche ? le transposer stricto-sensu dans une th?orie de l'interpr?tation, de la

parole, une th?orie formelle, computationnelle et pragmatique. Autrement dit, rencontrant une expression comme rivi?re, le destinataire devrait instancier ce que cette expression n'?voque pas, ? savoir fleuve, ruisseau etc., pour enfin d?couvrir le nucleus de sens. Or s'il faut instancier de l'information ? la rencontre d'une

expression, c'est que cette expression a ?voqu? cette information, d'o? la contra

diction d'une expression qui ?voque ce qu'elle n'?voque pas.

Il faudrait donc pour comprendre un terme du syst?me, effectuer un calcul par ?limination, qui prendrait toute la masse des signes et, par retranchements succes

sifs, aboutirait ? un nucl?us de sens. Sans compter qu'il faudrait aussi prendre en

compte les relations grammaticales diff?rentielles, aussi concern?es par la valeur. Ce calcul est possible pour un chercheur qui veut dresser la structure d'une langue, mais il n'est gu?re plausible que le destinataire, traitant une cha?ne signifiante, soit amen? ? un calcul de cette complexit?. En r?alit?, ces structurations sont ?tablies dans la comp?tence du sujet parlant, et ne peuvent ?tre consid?r?es comme r?ali s?es dans les op?rations m?mes de d?codage s?mantique. La valeur semble donc ?

premi?re vue un outil th?orique impropre ? jouer un r?le dans les th?ories de l'in

terpr?tation.

On pourrait dire toutefois que l'expression ?voque ce qu'elle ne d?note pas, et ce glissement nous m?ne vers une autre mani?re de concevoir la valeur, cette fois contextuelle et pragmatique22. Cette id?e est que les r?seaux d'opposition s'organi

22 Bouquet (2000: 137) affirme qu'il y a bien chez Saussure une conception in praesentia

de la valeur, rest?e non d?velopp?e, que le CLG omet d'?voquer, laissant une impression

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306 Cahiers Ferdinand de Saussure 56 (2003)

sent dans des paradigmes instanci?s contextuellement, diff?rents dans chaque situation. Autrement dit, si la valeur ?en langue? n'est pas d'un int?r?t primordial pour les linguistes de la tradition formelle, on est en droit de postuler une valeur ?en parole?, cette fois construite contextuellement, et pleinement l?gitime dans la

r?solution du sens.

Cette r?flexion sur des r?seaux paradigmatiques contextuellement construits

provient d'un probl?me que la s?mantique formelle dynamique r?sout par le biais

d'un principe de sp?cification, le ?principe du manchot? (penguin principle). Il

ressort de Lascarides & Asher (1993) l'hypoth?se suivante: pour manipuler un

concept comme manchot, il faut entretenir simultan?ment trois hypoth?ses dont

deux sont contradictoires, les hypoth?ses b. et c. :

a. Un manchot est un oiseau. b. Un oiseau vole. c. Un manchot ne vole pas.

Pour r?soudre la contradiction entre b. et c, Lascarides & Asher (1993) pr?sen tent un calcul logique, fond? sur un modus ponens ?d?faisable?, dans lequel on

consid?re l'information la plus ?sp?cifique?, ici, l'hypoth?se c, comme l'empor tant sur l'hypoth?se plus g?n?rale b, laquelle doit ?tre alors comprise comme : ?Un

oiseau normalement vole?. D'un point de vue psychologique, ce mod?le pose des

probl?mes, au premier rang desquels l'hypoth?se que le destinataire, pour

comprendre que le manchot tweety ne vole pas, devrait d'abord r?cup?rer contex

tuellement l'hypoth?se que les oiseaux volent, pour s'en servir dans un raisonne ment complexe, au lieu d'acc?der directement aux caract?ristiques conceptuelles attach?es ? manchot. Apr?s tout, les oiseaux doivent s'inscrire dans une cat?gorie

plus g?n?rale, les animaux, lesquels ne volent ?normalement? pas, et ce type de

mod?le conduit ? instancier une hypoth?se g?n?rale sur les animaux qui n'a rien ?

voir avec le manchot dont il est question. Ce point est d?velopp? plus en d?tail dans

Saussure L. (2000 et 2003) et, d'une autre mani?re, dans Luscher (1998). C'est ce

dernier qui fournit le mod?le de s?lection qui illustrera ici l'id?e d'une valeur d?ter

min?e contextuellement et micro-structurellement.

Il est conforme ? l'intuition que les signes, en effet, d?clenchent l'acc?s m?mo

riel ? certains autres signes, comparables mais diff?rents, dans des r?seaux d'oppo

?profond?ment fallacieuse? sur la question de la valeur. En d'autres termes, la valeur ne concerne pas que des diff?rences in absentia dans le syst?me mais aussi des relations de type contextuel. Cela pourrait mener ? consid?rer que Saussure pressentait que la valeur est sensible au contexte. Cependant, des valeurs in praesentia concernent des valeurs affect?es par le

contexte syntagmatique, tandis que ce que j'?voque ici est diff?rent.

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sitions locales, dont l'extension est peut-?tre simplement limit?e par les capacit?s combinatoires de l'esprit, mais surtout ? la saillance, ou au degr? d'accessibilit? de

concepts lors de l'interpr?tation. Ces r?seaux ?locaux?, r?cup?r?s dynamique ment, proc?duralement pour Luscher, expliquent des ph?nom?nes d'anaphores

hyperonimiques comme (6), mais aussi des repr?sentations conceptuelles complexes et la s?lection de propri?t?s d'un concept ? l'exclusion d'autres

propri?t?s g?n?ralement attribu?es ? la classe subsumante, ici, des oiseaux.

(6)Les rouge-gorge sont revenus dans le jardin. J'adore ces oiseaux

(Luscher 1998:63).

De plus, pour Luscher, ces structures ad hoc dynamiques et contextuelles r?sul tent de s?lections propres ? assurer la pertinence de l'interpr?tation, ainsi que de

param?tres li?s plus particuli?rement ? la connaissance propre de l'interlocuteur. La conception de Luscher est donn?e sommairement dans la citation suivante, mais

je renvoie au texte original pour le d?tail de l'argumentation (Luscher 1998: 60

66):

?L'id?e sous-jacente est que l'organisation proc?durale est dynamique et que les classements sont multiformes et orient?s en fonction des ?nonc?s ? traiter. Les

caract?ristiques mises en avant sont donc ad hoc et d?faisables. Cela ?vite l'incon

v?nient de l'?pineuse question de l'h?ritage dans les repr?sentations arborescentes. Point n'est besoin de concevoir des syst?mes sophistiqu?s pour repr?senter que l'autruche ou le manchot h?ritent bien du bec et des plumes qu'ont habituellement les oiseaux, sans h?riter de la capacit? de voler, alors que le coucou h?rite des trois

caract?ristiques, mais pas de celle de construire son nid. Si le th?me de l'?nonc?

porte sur la capacit? ? voler, alors la proc?dure s?pare l'autruche des autres oiseaux, comme en 3, alors que si c'est de l'habitat qu'il est question, l'autruche rejoint ses

cong?n?res et c'est le coucou qui est exclu du groupe dominant? (Luscher 1998:

64).

En tentant de placer ce mod?le - formel et computationnel dans son cadre de travail - dans une perspective saussurienne, on voit donc que ces paradigmes, d?fi nissant des structures ad hoc construites localement pour r?soudre des questions interpr?tatives, peuvent constituer une valeur en parole, un terme du micro

syst?me ainsi construit recevant des caract?ristiques conceptuelles de par sa place dans la structure ad hoc.

5. Conclusion

Le sens n'a d'existence qu'en pratique. C'est pourquoi la question de savoir si une phrase qui s'inscrirait dans le ciel au hasard des mouvements nuageux a un

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sens re?oit une r?ponse n?gative : au plus a-t-elle une signification abstraite, mais sans intention, pas de sens.

Cela n'implique pas qu'il n'y a pas de mat?riau abstrait: il existe suffisamment de ressemblance entre les informations auxquelles les individus ont acc?s ? l'?vo cation d'une expression en contexte pour que la communication soit possible, c'est-?-dire pour que les op?rations mentales d?terminant la formation d'hypo th?ses au sujet des intentions ?de dire? du locuteur soit, dans une mesure accep table, repr?sentable par le destinataire.

Mais, plut?t qu'un syst?me de valeurs stables, passivement disponible, dont la d?finition se fait toujours attendre, il y a peut-?tre un syst?me de raisonnement semblable chez les ?tres relevant de la nature humaine, qui permet l'exploitation cr?ative et infinie d'un lexique et de r?gles limit?es. Cela, en effet, ne concerne pas seulement la syntaxe: le sens est d?couvert par l'usage de la rationalit?.

Comme les casiers dont parle Saussure, la rationalit? humaine reste profond? ment myst?rieuse. Toutefois, des exp?riences de plus en plus nombreuses en sciences cognitives tendent ? favoriser l'hypoth?se que nous ne sommes pas des

machines : nous ne sommes ni des automates structur?s utilisant directement un

syst?me-langue appari? ? un syst?me-pens?e par une relation un-?-un, ni des ordi nateurs utilisant la logique formelle id?ale, qui maximise la consistance au d?tri ment du temps de calcul. Nous prenons des risques, plus ou moins mesur?s, effectuant des choix intuitifs mais rationnels. Pour le langage naturel, cela signifie que l'interpr?tation est risqu?e: elles proc?de par d?ductions non d?monstratives. Le risque, lui, est pond?r? par une attente de pertinence. Telle est la position de la th?orie de la pertinence.

Dans cette perspective, la seule signification qui vaille, si j'ose dire, c'est le sens ad hoc, d?riv? ? partir d'une forme abstraite (la forme logique). Et la seule valeur qui entre enjeu dans le calcul du sens, c'est l'organisation n?cessaire des associations locales n?cessaires ? la communication : une valeur ad hoc.

S'il s'agissait maintenant de faire une linguistique de la parole, ma proposition serait de cet ordre.

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