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PANORAMA DES EXPOSITIONS UNIVERSELLES IV ^ L'EXPOSITION DE 1867 VERS L'ART MODERNE Quel chemin parcouru depuis 1855 ! L'Exposition, cette année-là, avait exprimé la santé, la prospérité, la confiance, traduit un équilibre de forces, un système cohérent : elle a laissé le souvenir d'une manifestation statique. Au contraire, l'Exposition de 1867 marque, dans tous les domaines, l'abandon des tendances exclusivement conser- vatrices, une explosion d'ardentes idées, et de jaillissantes aspirations ; elle indique l'heure où l'armature impériale, sous la double poussée du dehors et du dedans, commence à fléchir et à céder ; elle symbolise, après des années d'abon- dance et de somnolence, la reprise du mouvement, le retour à l'évolution, le dynamisme en un mot. Cette constatation s'impose dans l'ordre de la pensée et de l'action. Elle ne se vérifie pas moins dans le domaine esthétique. S'il est vrai que cha- cune des Expositions universelles représente un état différent de la beauté de Paris, de la beauté française, on ne saurait nier que 1867 ne conçoit plus, n'interprète plus cette beauté comme 1855. L'art, le grand art, les arts plastiques ne pré- sentent plus exactement les mêmes caractères, n'obéissent plus tout à fait au même idéal. Les arts industriels, eux aussi, reflètent des changements, des progrès, des préoccupations (1) Voyez la Revue des 15 novembre, 1« décembre 1936 et 15 février 1937.

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PANORAMA DES EXPOSITIONS UNIVERSELLES

IV ^

L'EXPOSITION DE 1867

VERS L'ART MODERNE

Quel chemin parcouru depuis 1855 ! L'Exposition, cette année-là, avait exprimé la santé, la

prospérité, la confiance, traduit un équilibre de forces, un système cohérent : elle a laissé le souvenir d'une manifestation statique. Au contraire, l'Exposition de 1867 marque, dans tous les domaines, l'abandon des tendances exclusivement conser­vatrices, une explosion d'ardentes idées, et de jaillissantes aspirations ; elle indique l'heure où l'armature impériale, sous la double poussée du dehors et du dedans, commence à fléchir et à céder ; elle symbolise, après des années d'abon­dance et de somnolence, la reprise du mouvement, le retour à l'évolution, le dynamisme en un mot. Cette constatation s'impose dans l'ordre de la pensée et de l'action. Elle ne se vérifie pas moins dans le domaine esthétique. S'il est vrai que cha­cune des Expositions universelles représente un état différent de la beauté de Paris, de la beauté française, on ne saurait nier que 1867 ne conçoit plus, n'interprète plus cette beauté comme 1855. L'art, le grand art, les arts plastiques ne pré­sentent plus exactement les mêmes caractères, n'obéissent plus tout à fait au même idéal. Les arts industriels, eux aussi, reflètent des changements, des progrès, des préoccupations

(1) Voyez la Revue des 15 novembre, 1« décembre 1936 et 15 février 1937.

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nouvelles. Enfin, le goût, c'est-à-dire la manière propre au plus grand nombre de se représenter et de réaliser le beau, s'est transformé lui aussi : il s'est assoupli et nuancé, simpli­fié sur certains points, complété et compliqué sur d'autres, modernisé en un mot.

Au Palais du Champ de Mars, les galeries les plus proches du centre étaient attribuées à la peinture et à la sculpture. Plus de grande rétrospective, comme en 1855, où le public pût contempler l'ensemble de la vie artistique d'un Ingres ou d'un Delacroix. Seules étaient admises les œuvres exécutées au cours des douze dernières années. D'autre part, un Salon avait eu lieu, à la veille de l'ouverture, et les meilleures pro­ductions furent retenues pour l'Exposition universelle. Enfin, deux artistes organisèrent, hors de l'enceinte du Champ de Mars, des manifestations individuelles : Courbet, — récidi­viste de 1855, — et Manet. Ainsi l'Exposition artistique de 1867, — si elle n'offre pas tout à fait l'ampleur de sa devan­cière, véritable panorama d'un demi-siècle d'art français, — permet de fixer l'évolution accomplie, de noter les mouvements, les changements, les variations de la vie.

UNE « PETITE » PEINTURE

En 1867, la peinture française porte un crêpe : elle est discrètement voilée de deuil, — du deuil inoubliable, irrépa­rable d'Ingres et de Delacroix. L'école continue pourtant ; mais, privée de ses maîtres et de ses héros, elle s'est appauvrie et alanguie : elle est entrée dans cette voie, que d'aucuns qualifieront de décadence, où elle se traîne depuis plus d'un demi-siècle, et dont on éprouve aujourd'hui tant de peine à la faire sortir. Plus de vastes conceptions, plus de larges exécutions. Le public s'est étendu, mais les appartements rapetisses : l'instruction s'est diffusée, mais le goût vulgarisé. Il n'est donc plus question d'amples décorations, mais seu­lement de tableaux de chevalet ; plus question de grands sujets, mais d'aimables ou spirituelles ou émouvantes anec­dotes. Comme le dit Ernest Chesneau, critique d'art, commen­tateur officiel de l'Exposition, celle-ci se résume en trois termes : petits cadres, petits sujets, petite peinture.

Le Jury décerne huit grandes médailles : une seule à un TOIIE XXXTIII. — 1 M 7 . 9

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peintre d'histoire, une à un paysagiste, six à des peintres de genre. Repartition bion caractéristique ! On perçoit, der­rière ee classement, l'affaiblissement des traditions, l'épuisé' ment de la peinture mythologique, historique et religieuse. L'influence des « nouveaux riches », du monde et du demi-monda, de la femme, •— idole triomphante, — est perceptible dans cette évolution : los dernières années du Socond Empire ont vu, avec le déclin de l'Empereur, le gouvernement de l'Impératrice.La souveraine, si éprise de pouvoir, si attachée à certaines notions très arrêtées et limitées, exerce à oette époque une réelle action sur lès arts. Les vainqueurs de l'Exposition sont, avec Meissonier, couronné déjà en 1855, Cabanel et Gérôme. Cabanel plaît, et sait plaire : il unit l'ombre du dessin dé Florenee à quelques lointains reflets de la palette vénitienne ; il représente, avec Paul Baudry, qui, absent de l'Exposition, élabore dès eette époque la décoration du Foyer de l'Opéra, un éclectisme agréable et facile, le « 6tyle Napoléon III » dans la peinture ; il triomphe à l'Exposition avec une Naissance de Venus que les pontifes de la critique mettent gravement en parallèle avec la Vague et la Perle de Baudry, autre chef-d'œuvre du goût Second Empire. Gérôme présente, lui aussi, l'antiquité ; mais il en montre une autre face : la chronique d'Athènes et de Rome. Il en est l'interprète aisé, minutieux et précis ; dans sa Phryné, dans ses Deux Augures, il la earesse d'un pinceau sec et ironique. Cabanel évoque le couplet galant, l'odelette anacréontique ; et Gérôme, l'historiette piquante à la Plutarque ou à la Lucien.

L'ART VIVANT : COURÊET ET MANET

N'existe-t'il donc plu» en France que cet art anémié ? Non, la vraie peinture n'est point morte. Elle est, en 1867, plus que jamais vivante et vivace. Mais, par une sorte de lymbole, elle se tient à l'écart des palais officiels : elle n'entre pas, elle ne veut pas entrer au Palais du Champ de Mars. Un Courbet, un Manet exposent : mais hors de VExposition.

Courbet, en 1867, n'était plus le méconnu, l'incompris de 1855. Il avait maintenant quarante'huit ans. Avec un

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magnifique acharnement, il n'avait cessé de produire, et ohacune de ses toiles avait marqué un progrès dans Tinter* prétation de la nature et dans la conquête de la vérité. Il avait à peu près vaincu l'indifférence et l'hostilité ; ses toiles se vendaient assez bien ; les critiques parlaient de lui} il se trouvait parvenu à ce moment où l'artiste, sans avoir consenti aucune concession, est sur le point d'être compris, accepté, assimilé. Il jugea que l'année de l'Exposition devait être celle de la victoire décisive. Il n'envoya que quatre toiles au Palais du Champ de Mars ; mais, renouvelant le geste de 1855, il fit construire au rond-point de l'Aima une baraque où il présentait une centaine de tableaux.

C'est l'occasion, pour notre Courbet, d'une explosion enthousiaste, a J'ai fait construire, écrit-il à Bruyas, une cathédrale dans le plus bel endroit qui soit en Europe, au pont de l'Aima, avec des horizons sans bornes, au bord de la Seine et en plein Paris, et je stupéfie le monde entier... J'ai consterné le monde des arts ! a En cette baraque, est réunie presque toute l'œuvre de Courbet, notamment ces pages si fortes et si neuves, VEnterrement d'Ornans et les Demoiselles des bords de la Seine, les Baigneuées et les Cri-bleâses de blé, et tant de vigoureux paysages, tant de portraits intenses et solides. La démonstration, par,sa vigueur massive et cohérente, ne pouvait manquer de convaincre. Il y eut, en vérité, peu de visiteurs et d'acheteurs. Mais mesure-t-on par des chiffres la portée des choses de l'art ?

UN QUATRE SEPTEMBRE ARTISTIQUE

La lutte s'était déplacée. Le centre de la bataille esthé­tique était maintenant Manet, — ce Manet, novateur puissant, dont la franchise et là fraîcheur de vision, l'intrépide sûreté de touche étonnaient et scandalisaient ce que Courbet appelle « le monde des arts ». Autour de lui, se posait avec acuité tout le problème de l'art moderne, le problème du droit à la vie de la peinture indépendante, le problème des « refusés ». Edouard Manet était âgé de trente-einq ans. Depuis quinze ans, presque chaque année, il était repoussé par le jury du Salon. Plusieurs de ses œuvres, et notamment l'Olympia, apparue en 1865, avaient provoqué des clameurs. La polé-

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mi que s'était engagée, et Zola, qui débutait dans les lettres (Thérèse Raquin voit le jour l'année de l'Exposition), prit parti avec éclat pour le peintre « refusé »; En 1866 et 1867, il publia toute une série de brochures et d'articles où il se faisait, avec hardiesse et netteté, l'interprète des intentions de Manet et l'explicateur de son œuvre. Sacrifiant sa situa­tion au Figaro, — le Figaro de Villemessant, — pour pouvoir écrire ce qu'il pense, il dénonce avec vigueur l'attitude du jury, qualifiée de « véritable meurtre » et d'« assasinat officiel ». Il soulève une « affaire Manet », il demande la revision du procès et de la condamnation de l'artiste.

Manet ne voulut pas, à l'Exposition universelle, se laisser étouffer dans l'ombre. Suivant l'exemple de Courbet, il résolut de profiter des circonstances pour montrer son œuvre au grand jour et pour en appeler au public. Lui aussi eut son exposition particulière, et sa baraque, avenue de l'Aima, où il réunit cinquante toiles. Zola lui avait proposé de faire vendre, à l'intérieur de ce local, sa brochure de l'année précé­dente, illustrée de VOlympia gravée sur bois. Ici se place l'un de ces faits qui permettent de juger les hommes : Manet croyait à son mérite, avait la fierté de son œuvre ; il acceptait le concours généreux et spontané, un peu naïf, un peu rude, du puissant ouvrier de lettres, du futur auteur de l'Assom­moir et de Germinal. Mais son instinctive aristocratie répugnait aux manifestations publicitaires : il déclina l'offre de Zola, et celui-ci fit paraître chez Dentu un Manet, étude biographique et critique, qui honore la clairvoyance et le cou­rage du romancier-critique. Quant au catalogue de l'Exposi­tion, il n'eut rien d'une apologie ; mais il contenait un aver­tissement, intitulé « Motifs d'une Exposition particulière » et qui peut être interprété comme l'examen de conscience du peintre. Là se trouvait cette déclaration, si importante pour l'intelligence de Manet, de sa pensée, de son œuvre :

« L'artiste ne dit pas aujourd'hui : « Venez voir des œuvres sans défauts », mais : « Venez voir des œuvres sincères ».

es « C'est l'effet de la sincérité de donner aux œuvres un carac­tère qui les fait ressembler à une protestation, alors que le peintre n'a songé qu'à rendre son impression.

« M. Manet n'a jamais voulu protester. C'est contre lui, qui ne s'y attendait pas, qu'on a protesté au contraire, parce

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qu'il y a un enseignement de formes, de moyens, d'aspects de peinture, et que ceux qui ont été élevés dans de tels principes n'en admettent plus d'autres. En dehors de leurs formules, rien ne peut valoir, et ils se font non seulement critiques, mais adversaires, et adversaires actifs.

« Montrer est la question vitale, le sine qua non pour l'ar­tiste ; car il arrive, après quelques contemplations, qu'on se familiarise avec ce qui surprenait, et, si l'on veut, choquait. Peu à peu on le comprend et on l'admet.

« Le temps lui-même agit sur les tableaux avec un insen­sible polissoir et en fond les rudesses primitives.

« Montrer, c'est trouver des amis et des alliés pour la lutte. « M. Manet a toujours reconnu le talent là où il se trouve

et n'a prétendu ni renverser une ancienne peinture, ni en créer une nouvelle. Il a cherché simplement à être lui-même, et non un autre. »

Cette page émouvante et discrète a la valeur d'une confes­sion. Elle éclaire la modestie de Manet, son éloignèment de toute provocation et de toute ostentation ; elle révèle sa sincérité profonde, son unique souci de voir vrai et de traduire sa vision ; elle dévoile le tourment, l'angoisse du peintre exclu des Salons, condamné, — c'était là toute la question, — à ne pas montrer ses toiles.

Manet montrait donc au public sa production de quinze années. Il avait réuni le Déjeuner sur Vherbe et Y Olympia, VEnfant à Vépée et Lola de Valence, la Chanteuse des rues et le Fifre, des paysages, des natures mortes, des scènes espa­gnoles, cinquante toiles, éclatant abrégé de son œuvre.

Émule et continuateur de Courbet par son goût de la vie moderne (l'année 1867 lui inspire VExécution de Maxi-milien et la Vue de l'Exposition), par l'observation franche et directe, par l'amour de la riche matière, il se distinguait du maître-ouvrier par le brio, l'éclat et l'allure, par tout cet

* air triomphant d'un « conquistador » de l'art, qui s'empare de la lumière, de la couleur et de la forme, et qui les jette sur la toile d'un geste infaillible et vainqueur. Par lui, le réalisme lourd et sourd, longtemps prisonnier de l'atelier, s'illumine et se transforme ; l'art se donne tout entier à l'air et à là lumière, à la jeunesse et à la vie. Au sortir de cette pénombre où se complaisaient tous les peintres, — les naturalistes indé-

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pendants comme les adeptes de l'école, — c'est déjà l'éblouis­sant lever du soleil impressionniste... Victorieuse apparition ! Les « officiels » s'en indignent ; le bon public s'en amuse ; mais quelques critiques avisés commencent à ouvrir les yeux (Gautier vante « la toile... peinte en pleine pâte, d'une brosse vaillante, d'une couleur très vraie »). On assiste, sans bien s'en rendre compte, à l'éclosion d'un nouvel art.

Nous retrouvons donc, dans la peinture, toute l'antithèse du temps. L'art officiel règne encore : il a pour lui l'honneur et l'argent. Les deux grands novateurs, les deux seuls maîtres authentiques, sont contraints à une sorte d'exil, à la retraite sur la rive droite, au Guernesey de l'Aima. Ainsi, l'évolution de la peinture épouse le mouvement, le courant universel : les intellectuels, les travailleurs ne tendent-ils pas tous, plus ou moins, à une sorte de libération ? La peinture, elle aussi, appelle l'affranchissement et l'indépendance : et son héros, le « refusé », s'apparente (et s'apparentera surtout dans l'esprit des générations suivantes) à ce type du proscrit, du banni, de « l'Insurgé », qui hante les cerveaux et les livre». Courbet, le Proudhon de l'art français, sera, demain, commu­nard ; et Manet (à tort ou à raison) apparaîtra de plus en plus comme la vivante incarnation de la révolte, de la révo­lution, d'un Quatre Septembre de la peinture.

UNE SCULPTURE IMPÉRIÀ1E

L'étemelle opposition reparaît dans la sculpture, mais atténuée et diminuée. Cet art, en effet, s'est trouvé, jusqu'à la fin du xixe siècle,— par la force de sa tradition, par l'exi­gence de sa technique, — préservé de la scission qui divisait la peinture. Si les plus hautes récompenses vont à un Guil­laume, à un Perraud, Carpeaux n'est pas exclu du Champ de Mars : il reçoit une seconde médaille. Vertu critique des con­temporains... Les lauriers d'Auguste Perraud en sont une preuve. Que dire de cet honnête artiste, et de son Enfance de Ëacchus, sinon qu'il offre le parfait exemple d'une do ces erreurs qui, dans toutes les Expositions, sont le lot de tous les Jurys ?

Quant à Eugène Guillaume, il représente en 1867 la plus hautëe autorité officielle de l'art français. Il dirige l'École ;

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i/EXPôgmQN os 18(67. 135

il diriger© les Beaux'Arts et la Villa Médieis j il enseignera. au i Collège de France, Ç'e§t un « maître p dans la force du terme,

une haute et fière figure de professeur-administrateur. Doué d'un esprit élevé et réfléchi, d'une solide culture classique, il unit, aux fortes vertus statuaires de sa patrie bourgui­gnonne, h grande leçon latine. Nul artiste, nul sculptai» français n'a mieux que lui assimilé l'esprit de la plastique romaine. Il expose une série de bustes de Napoléon 1er évoqué aux différents âges de sa vie ; c'est le fait d'un haut fonction­naire de la sculpture impériale ; mais c'est aussi l'expression de toute la « romanité » de l'artiste et de son modèle, du même latinisme profond,

CAPPEAJJX, POÈTE RU SEÇOM© EMPWP

Mais le héros de la sculpture, à l'Exposition de 18157, Je créateur qui seul a su rendre l'esprit, le sentiment, J'atmo* sphère de cette année de fête #t de drame, ce n'est ni Perraud, ni Guillaume, c'est le descendant spirituel de Watteau, c'est le fils de Valenciennes, Jean-Baptiste Carpeaux, L'Expo* sition coïncide, chez cet artiste de quarante ans, avec cette heure favorisée où une laborieuse jeunesse s'épanouit en maturité. L'année 1866 a été pour lui décisive : il a achevé la décoration du Pavillon de Flore ; il va recevoir la commande de ses œuvres capitale? : le groupe de la Qwse de l'Opéra et la Fontaine d« Luxembourg, Il expose au Champ de Mars '. k P&hmr à h coquille^ h Rieuse, le marbre de VUgQ* Un, et plusieurs bustes ou statues,, dont celle du Prince impérial. Aucune de çeç œuvres de Ça^peaux n'offre, encore l'ampleur et l'éclat de celles que, les années suivantes, il f§ra jaillir de la glaise. Mais elles permettent d'apprécier la variété de son génie, son intelligence aiguë de la femme et de l'enfant, son aptitude à percevoir et à rendre le mouvement qui com­mence ou qui finit, le sourire qui s'éveille ou qui s'éteint» la vie qui naît et qui passe. Il exprime, mieux que tout autre, l'inquiétude d'années trop heureuses, la volupté d'aujourd'hui sachant l'angoisse des lendemains,

Nulle part, cet aspect de son talent n'apparaît avfc plus d'intensité que dans ces dessins et aquarelles, ~- hâtiv§ment, largement traités,— où revivent quelques-uns dep moment»

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les plus saisissants de cette année au double visage : la Sortie du Sultan, les Trois Empereurs causant après le repas, le bal aux Tuileries, et surtout l'Attentat de Berezowski, où le peintre-sculpteur a saisi au vol la minute, la seconde pathétique. Quel artiste a su mieux traduire la nervosité fébrile de ces heures où le désastre « cherche » la France, où la France semble « couver » la catastrophe ? Les yeux de tous ses personnages sont animés, sont habités, comme ceux des modèles de La Tour, par l'impatience ou l'appréhension de ce qui vient et va être : sa « Flore » est une nymphe troublée par le désir et le plaisir ; sa « Danse » est une ronde tragique, presque une fatale course à l'abîme. Devant elles, on ne peut s'interdire de rêver à l'effigie que cet étonnant plasticien eût donnée de la douloureuse héroïne de 1867, Charlotte, impératrice démente. Carpeaux est le portraitiste d'un monde qui va naufrager, l'évocateur de cette heure trouble où passe sur Paris un souffle voluptueux et morbide. Il n'est pas de plus clairvoyant, de plus captivant évocateur de cette société condamnée que ce génial modeleur de glaise sur qui plane un tragique destin.

L'ÉVOLUTION DU DÉCOR

L'art décoratif n'offre pas et ne saurait offrir de telles éclatantes révélations. L'Exposition de 1855 avait mis en lumière le talent des dessinateurs, l'habileté des ouvriers, la science des matières et des techniques ; mais aussi le manque de toute originalité, le servile respect du passé, le défaut de choix et de mesure, l'absence de style et de goût. Ces lacunes n'avaient pas échappé à un certain nombre de bons esprits, mais on les découvrit surtout à partir de 1862, au lendemain de l'Exposition de Londres, où beaucoup de personnalités remarquèrent les progrès des étrangers. On attribua les suc­cès de nos rivaux, d'abord à leur science plus approfondie du dessin, au développement de l'enseignement artistique ; puis à leur connaissance plus directe des arts décoratifs du passé, à l'existence de musées d'un type nouveau, tels que celui de South-Kensington.

Un effort fut entrepris dans cette double direction. Dès 1864, est fondée l'« Union centrale des Beaux-Arts appliqués

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à l'industrie ». Son premier président est Guichard, dessi­nateur, ornemaniste, fort épris de la Renaissance ; et sa première manifestation, l'organisation, en 1865, d'une expo­sition consacrée à l'histoire des arts décoratifs. En même temps, on se propose de renouveler, de systématiser l'ensei­gnement du dessin. Deux hommes jouent à cet égard un rôle de premier plan : Charles Blanc, dont la Grammaire des Arts du dessin paraît en 1867, et surtout Eugène Guillaume. C'est Guillaume qui, en 1864, est mis à la tête de l'École des Beaux-Arts, réorganisée, séparée de l'Institut, placée dans une dépendance plus étroite de l 'État. C'est lui encore qui publie, en 1866, son Idée générale d'un enseignement du des­sin, où est énoncée sa méthode, fondée sur le respect de la géométrie et le culte de l'antiquité. Préoccupations générales qui se traduisent par un double vœu : le vœu d'un Conser­vatoire d'art appliqué à l'industrie : le musée du Pavillon de Marsan, — le vœu d'une institution d'enseignement : l'École des arts décoratifs.

L'Exposition est le reflet de ces idées et de ces tendances. Le dessin y trouve sa place : on y voit, grâce à Duruy, des « modèles », des travaux d'élèves, indices d'une réelle activité. L'histoire des arts appliqués y est illustrée par cette « expo­sition du travail », assez improprement nommée, qui est le développement de la manifestation de 1865 et qui réunit des meubles, des tapisseries, des orfèvreries, des vitraux, des céramiques, des objets d'art de tous les temps et de tous les pays. Triomphe de Viollet-le-Duc, de Mérimée, de du Somme-rard ; consécration du romantisme historique, d'un demi-siècle d'archéologie française, de l'idée rétrospective dans le goût et dans les arts.

Ce qui frappe, en effet, dans ces tentatives d'action réno­vatrice, c'est leur extrême timidité. On s'efforce de déve­lopper la science du dessin : comme si nos artistes, nos arti­sans n'y étaient pas presque trop habiles ! On se préoccupe de diffuser l'histoire des styles, la connaissance du passé, comme si nos dessinateurs et nos fabricants n'étaient pas déjà trop portés à la copie et au pastiche ! Nul ne voit, ou ne veut voir, le vice fondamental : l'absence d'originalité, de per­sonnalité, de style. On poursuit des améliorations partielles, alors qu'il faudrait opérer une totale régénération.

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Ut STYLE IMPÉRATRICE EUGÉNIE

Ce n'est pas à dire que nos industries d'art n'exposent d'excellents modèles. On note» en 1867 comme en 1855, les Mérites de l'exécution, Peut-être serait-il prématuré de par­ler d'une sorte de rupture avec les excès antérieurs ; mais la ligne s'est simplifiée, la forme épurée, l'ornementation apaisée. A l'heure où la crinoline décroît, se ramène à dès proportions moins volumineuses, le meuble lui aussi se rap­proche de la norme, devient plus modeste, plus raisonnable, plus humain. Il est associé aux étoffes d'ameublement, qui introduisent dans les intérieurs plus d'intimité confortable. Ici, le goût de l'Impératrice exerce une réelle influence. Le pavillon qui lui est réservé à l'Exposition universelle en offre une séduisante image : le mobilier, oeuvre de Grohé, reflète la préférence de la souveraine pour le style Louis XVI (liée peut-être à sa prédilection pour la reine Marie-Antoinette) ; et les étoffes drapées, aux coloris harmonieux, illustrent « le goût tapissier », 6eule originalité ( ?) de l'époque. L^art décoratif évolue vers la féminité, — fa ut-il dire vers la frivolité ? « Quoi de plus charmant, écrit. Gautier, l'esthète Ou l'esthéticien des dernières années de l'Empire, quoi de plus charmant qu'un groupe de femmes de beauté différente et contrastée assises sur un pouf, au milieu d'un salon, dans des flots de guipure et de dentelles qui écument à leurs pieds comme lu mer aux pieds de Vénus ? » Tableau deWihterhalter OU de Cabane!, qui semble composé, arrangé, corrigé, en son négligé volontaire, par là main du grand couturier.

LES MÉTAMORPHOSES DU GOUT

Ces changements ne révèlent peut-être pas une profonde évolution ; mais ils décèlent l'assouplissement, l'enrichis­sement, les métamorphoses du goût. On est enfin sorti de îa stagnation, de l'immobilité des premières années de l'Em­pire. La curiosité se porte, avec plus ou moins de bonheur, dans des directions nouvelles. Elle obéit surtout à trois mûdcs : la mode de l'histoire, de l'archéologie, de l'antiquité gréco-romaine ; la mode géographique, et surtout orienta­liste ; la mode naturiste enfin.

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I'KXJPOSITION DB 1867. 139

L'antique est partout à l'Exposition, et »ous des aspects divers, mais surtout sous la forme de restitutions de monu­ments grecs et romains. Effet de l'avènement d'un régime que certaines apparences rapprochent de l'empire de César et, d'Auguste, et surtout des ambitions, des prétentions historiques de Napoléon III : il inaugure à Saint-Germain, le 12 mai, presque en même temps que l'Exposition, lç musée des Antiquités nationales. Résultat de l'éducation humaniste, plus que jamais florissante, et développée, approfondie, enrichie par les conquêtes de l'archéologie. Conséquence de la réaction anti-romantique, des succès de la littérature néo­classique, de la poésie de Le conte de Lisle et du « Parnasse », dont Lemerre vient de publier le premier recueil en 1866. Le goût antiquisant s'est traduit, au cours des dernières années, par la construction de la maison pompéienne du prince Napoléon, cette « folie » néo-romaine d'un héritier du grand César. Des esprits malintentionnés veulent voir dans ce petit édifice une eorte de protestation contre le goût de l'Impéra­trice et son amour du Louis XVI : ils y retrouvent l'habi­tuel antagonisme de la souveraine et du cousin de l'Em­pereur. Opposition superficielle ! En fait, l'antique et le Louis XVI exercent sur l'art français de ces années une influence convergente : ils l'ont détaché d'une Renaissance trop luxuriante, d'un moyen âge trop flamboyant ; ils l'ont ramené à une certaine simplicité de lignes, à une certaine modération de l'ornement, à plus de sagesse et de tenue, —' on n'ose dire à plus de style.

La géographie, c'est-à-dire le cosmopolitisme, l'exotisme, ne le cède pas à l'histoire. Une visite à l'Exposition, c'est, peu d'années avant le livre de Jules Verne, un voyage autour du monde (en bien moins de quatre-vingts jours). Jamais tant de races et de nations, jamais tant de costumes, —• et de coutumes^ — de tous les temps et de tous les pays ne se sont trouvés rassemblés. Mais, parmi les contrées ramassées en cet étonnant microcosme, parmi les peuples sans cesse remués dans le kaléidoscope éblouissant, ceux de l'Orient plus fréquemment paraissent et reparaissent. L'Exposition est, sous mille formes et mille couleurs, une immense, une étincelante « orientale ». Influence d'un romantisme qui a charmé et enflammé les imaginations françaises { cpnsé-

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quence aussi de la situation conquise par la France en Algérie, à Constantinople, au Caire, dans tout le Levant. Voici la tente de voyage d'un émir marocain ; voici le kiosque otto­man, les bains turcs, la mosquée coiffée de son minaret ; voici le palais du bey de Tunis, exacte réplique du Bardo, le café arabe, le bazar, la boutique du barbier-chirurgien ; voici l'Egypte, avec son temple reconstitué par Mariette, le Selamlik, palais du vice-roi, l'Okel ou caravansérail, sans oublier, bien entendu, le pavillon de l'Isthme de Suez : l'Orient multiple et divers, tantôt grouillant et sordide comme un Decamps, tantôt lumineux et coloré comme un Ziem.

On ne s'étonnera pas qu'une telle vision ait exercé ses prestiges sur nos artistes. L'Orient est partout à l'Expo­sition, et même où il n'a que faire. On y rencontre trois kiosques : le turc, le portugais... et le prussien ! Le pavillon de l'Empereur est un kiosque, où se conjuguent étrangement aigles romaines et décor mauresque. Le même éclectisme à prédominance orientale déborde d'ailleurs sur Paris : on le retrouve à la Trinité, inspirée des constructions hispano-arabes, comme à l'Opéra, où Garnier a voulu réaliser la synthèse du colossal et de l'exquis, de Babylone et de Grenade : un palais des Mille et une nuits !

Que d'idées et d'images diverses, plus ou moins harmo­nieusement fondues ! L'Exposition apparaissait comme un amalgame de continents et de races, un étalage de toutes les esthétiques et de toutes les techniques, une juxtaposition de « religions et philosophies mêlées ». Mais il est des heui'es où le visiteur, fatigué de la science et de l'industrie, de la pensée et de l'art, de ,1a civilisation elle-même, aspire à l'air et à l'eau, à la verdure, à la nature... Le vœu de ce promeneur avait été exaucé. La présence de l'élément naturiste formait l'une des grandes originalités et nouveautés de l'Exposition. On avait abandonné la conception de 1855, le parti d'un édifice fermé, sans rayonnement extérieur. L'Exposition s'ou­vrait largement, s'épanouissait au dehors : elle formait une enceinte découverte, où les constructions, les pavillons venaient s'insérer dans un cadre de nature.

D'abord, au cœur du Palais, un jardin central avait été aménagé, où s'épanouissaient les arbres et les fleurs rares : c'était le lieu privilégié, le « cercle » de l'Exposition. Puis,

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le Champ de Mars tout entier avait été transformé en un parc immense, pourvu de pelouses vallonnées et gazonnées, où les bosquets et les cascades, une serre, un lac, deux aqua­riums étaient venus se poser selon un désordre voulu et des hasards calculés. Triomphe de la nature artificielle et de l'horticulture officielle ! Le Champ de Mars s'apparentait à ces créations d'Haussmann : le bois de Boulogne, le bois de Yia-cennes, et surtout les Buttes-Chaumont, inaugurées en 1867. Il offrait une synthèse, éphémère et séduisante, des deux aspects les plus neufs et les plus féconds de l'urbainisme impérial : l'architecture du fer et du verre, la création des parcs, jardins et promenades de Paris. Le palais de l'in­génieur Krantz et de l'ingénieur Le Play, émergeant des nappes de verdure, offrait l'image de ce qu'eût pu être là réalisation de ce songe : le « Louvre » ou le « Bon Marché » éclos en plein Bois de Boulogne, les Halles transportées par miracle au milieu des Buttes-Chaumont.

SONGE D'UNE NUIT D'ÉTÉ

La nuit venue, l'Exposition demeurait ouverte. Mais, à la cité du travail se substituait celle du plaisir.' Mille distrac­tions s'offraient alors au touriste : les restaurants et les bras­series, les concerts et les spectacles, le cercle international et le théâtre chinois, sans parler du promenoir, où évoluaient les plus ou moins authentiques beautés de tous les pays du monde. Mais les feux et les rumeurs venaient s'éteindre dans le parc, où aimaient à flâner et méditer les amis de l'ombre et du silence... Nous voici donc au bord du lac, par un soir du fiévreux été. A peine arrivent jusqu'à nous l'écho, le scintil­lement de la fête. Mais la lueur tremblante du gaz, le flam­boiement alterné des pr<«res lancent parfois de fantastiques, fantomatiques, et presque prophétiques clartés. Dans ce « climat » si propre au rêve, quelles peuvent bien être les pensées ?

D'abord, un élan de foi, d'optimisme et de confiance. Quel spectacle vient d'offrir Paris au monde, et le monde à Paris ! Si l'on se rappelle, comme beaucoup pouvaient le faire, les timides, les modestes expositions nationales de la Restau­ration et de Louis-Philippe, si même on évoque le Palais dé

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l'Industrie, on perçoit la transformation accomplie, la révo­lution gigantesque. L'Exposition symbolise un monde nou­veau, un monde affranchi par la science, victorieux de la nature, maître du temps et de l'espace. Il en va sortir, croit-on, une France rajeunie, une humanité régénérée. Jamais, pas même au x v m e siècle, la religion du progrès n'a entraîné de plus enthousiastes adeptes. Jamais une société ne s'est aussi passionnément tondue vers son rêve d'avenir. Elle embrassait beaucoup d'idées, beaucoup de réalisations futures : la concep­tion démocratique, pacifique, humanitaire, âme de la Trpi* sième République ; un demi-siècle d'action et de législation sociales ; l'école primaire, laïque, gratuite et obligatoire. Elle impliquait un nouvel âge littéraire et artistique, une per» ception plus intense de la réalité extérieure, une plus péné­trante et plus subtile intuition de la vie intime : le naturalisme de Zola ; Manet et l'impressionnisme; Verlaine, dont l'étoile se lève ; Baudelaire, dont l'astre meurt. Une exposition qui apporte tant de suggestions, tant d'orientations nouvelles, est une manifestation moderne, et la France de 1867 peut être considérée comme singulièrement plus « avancée » (selon l'expression d'aujourd'hui) ou plus « progressive » (ainsi qu'on eût dit à l'époque) que la France des dix ou quinze années qui suivront.

Mais au rêve de félicité succède un hideux cauchemar. Le visiteur du Champ de Mars perçoit soudain la fragilité du système, ses craquements, ses fissures, le grand péril de la France, de l'Empire, de la civilisation. Le spectre de la guerre, six mois durant, rôde autour de la fête universelle ; les noms de Sadowa, de Queretaro retentissent douloureusement. Guillaume et Bismarck apportent à Paris cette haine métho­dique et calculatrice dont le canon à longue portée de Krupp est le symbole. L'Empire assemble tant bien que mal, d'une étreinte qui se relâche, deux Fiances, deux Paris contraires^ dont l'opposition se révélera au premier choc. Enfin, la volonté même de mouvement et de changement qui carac­térise l'époque n'est point un indice assuré de parfaite et complète santé. Aucun des grands artistes et des grands poètes du temps, aucun de ceux qui l'ont le mieux compris et traduit ne gardera jusqu'à la fin le plein et normal équilibre. Un démon guette les Carpeaux et les Manet, les Flaubert

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et les Verlaine, et, dès 1867, Baudelaire meurt torturé. Ainsi, le pFomeneur nocturne, s'il médite sur l'Exposition,

en discerne le double aspect, l'antithèse profonde et cachée. Ce destin contrasté trouvait son expression dans une œuvre dramatique dont la reprise fut un des deux ou trois grands événements du théâtre en 1867. Hernani reparut, en pré­sence de Mme Victor Hugo, sur la scène de la Comédie-Française : Ihrnani, le Cid du XIXe siècle ; la création de l'immense poète, invisible et partout présent en cette année et en cette ville ; Hernani, dont le gouvernement impérial tolère la représentation sur une scène officielle, comme la faible monarchie de Louis XVI avait fini par autoriser le Mariage de Figaro. On se rappelle le cinquième acte du drame de Hugo, les noces au palais d'Aragon, cette « nuit aux jardins d'Espagne » où s'élève, dans l'ombre parfumée, le tendre duo d'opéra de Dona Sol et de Son amant.

Soudain, dans le silence nocturne, on entend le son lointain du cor. C'est le vieillard maudit, le « masque » dont la seule présence jetait une ombre sur la fêté,

Le spectre qui, debout contre une balustrade, De son domino noir tachait la mascarade,

Don Ruy Gomez, qui rappelle aux amoureux que l'heure est venue de mourir.

Ce dénouement romantique peut illustrer et symboliser la fortune de l'Exposition, de l'Empire et de l'Empereur. Napoléon l l l , frère spirituel de Ruy Dlas et d'Hernani, sorti comme eux de la pénombre, nourri comme eux de nobles chimères, épris de secrets desseins, de conspirations, d'aven­ture, uni à une fille d'Espagne, touche au moment fatidique. L'Exposition de 1867 marque l'apogée et le déclin de ce mo­narque ténébreux ; elle annonce la prochaine liquidation des espoirs et des aspirations du romantisme. Elle fait songer à ces fêtes antiques, à ces orgies des prihees d'Orient, où, parmi les chants et les parfums, parmi les captives et les roses, l'arrêt du destin vient tout à coup s'inscrire à la muraille en lettres de feu.

RAYMORO ISAY*