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D' J.-M. EYLAUD L'IVRESSE ET L'ART I l ne serait pas intéressant, pour développer le titre ci-dessus, de reprendre les problèmes posés par l'inspiration et les mé- canismes de son expression orale ou écrite, au besoin plastique, si ce n'était pas à la lumière des apports des diverses sciences modernes. Comme la foudre n'est plus justifiée par une colère de Jupiter, ni la maladie par une punition divine d'un péché, simple faute ou imprudence quelquefois concernant l'hygiène corporelle ou alimentaire ; et que les miasmes mystérieux sont devenus bacilles, microbes, spirilles, insectes parasites... et virus éventuellement, l'inspiration artistique paraît étayée de nos jours, par des méca- nismes physiologiques de mieux en mieux connus. Qu'il s'agisse d'interventions humorales, hormonales ou de jeux bio-chimiques influençant, déterminant peut-être entièrement, les comportements humains affectifs, répulsifs, sexuels, mystiques, sociaux, la perspicacité médicale a le droit, et le devoir, d'inter- venir en premier lieu. Les magistrats ne manquent pas d'y faire appel par l'intermé- diaire d'avis d'experts afin d'évaluer les responsabilités présumées et d'apprécier, en vue de la protection de la collectivité, la notion de libre arbitre, donc de culpabilité juridique, ou l'état patholo- gique atténuant ou innocentant totalement le prévenu ayant com- mis un acte non conforme ou dangereux pour l'équilibre de la vie en société. Si, jadis, le jugement de Dieu était le poids faisant pencher la balance, les analyses et multiples appareils de mesures et de contrôles, offrent et apportent de nouveaux et plus appréciables moyens d'établir des sentences en fonction des textes des codes rédigés et des textes législatifs.

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D' J . - M . E Y L A U D

L'IVRESSE ET L'ART

I l ne serait pas intéressant , pour développer le titre ci-dessus, de reprendre les problèmes posés par l 'inspiration et les mé­

canismes de son expression orale ou écrite, au besoin plastique, si ce n 'étai t pas à la lumière des apports des diverses sciences modernes.

Comme la foudre n'est plus justifiée par une colère de Jupiter, n i la maladie par une punition divine d'un péché, simple faute ou imprudence quelquefois concernant l 'hygiène corporelle ou alimentaire ; et que les miasmes mystérieux sont devenus bacilles, microbes, spirilles, insectes parasites... et virus éventuel lement , l ' inspiration artistique paraî t étayée de nos jours, par des méca­nismes physiologiques de mieux en mieux connus.

Qu ' i l s'agisse d'interventions humorales, hormonales ou de jeux bio-chimiques influençant, dé te rminan t peut-être ent iè rement , les comportements humains affectifs, répulsifs, sexuels, mystiques, sociaux, la perspicaci té médicale a le droit, et le devoir, d'inter­venir en premier lieu.

Les magistrats ne manquent pas d'y faire appel par l ' intermé­diaire d'avis d'experts afin d 'évaluer les responsabi l i tés p résumées et d 'apprécier , en vue de la protection de la collectivité, la notion de libre arbitre, donc de culpabil i té juridique, ou l 'état patholo­gique a t t énuan t ou innocentant totalement le prévenu ayant com­mis un acte non conforme ou dangereux pour l 'équilibre de la vie en société.

Si , jadis, le jugement de Dieu étai t le poids faisant pencher la balance, les analyses et multiples appareils de mesures et de contrôles , offrent et apportent de nouveaux et plus appréciables moyens d 'é tabl i r des sentences en fonction des textes des codes rédigés et des textes législatifs.

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598 L ' I V R E S S E ET L ' A R T

Définissons les deux mots essentiels de notre titre selon Littré et successivement :

I V R E S S E : Ensemble des phénomènes déterminés par excès de boissons fermentées (alcool) depuis le trouble commençant de la raison, jusqu'à l'état de délire, de sommeil involontaire et même de mort.

Trouble produit dans l'âme par une passion, une possession. L'enthousiasme artistique.

I l nous appartiendra d'exposer plus loin que l'ivresse physiolo­gique peut avoir beaucoup d'autres causes, volontairement provo­quées ou indépendantes de la raison.

A R T : du grec aros, disposer, arranger. Manière de faire une chose selon certaine méthode. Habileté par rapport à la nature. Adresse dans les moyens employés.

Si nous voulons bien admettre que, au dépar t mythologique, des sources nécessaires de Foi , Bacchus, Apollon et les Muses régissaient les mécanismes secrets de l'Ivresse et de l 'Art, donc de l ' inspiration et de la créat ion in terpré ta t ive ou figurative, c'est reconna î t re notre besoin de croyances apaisant notre soif de connaissances et d'explications des manifestations physiques, psy­chiques, peut-être morales, humaines.

Oublierons-nous, en effet, que Bacchus étai t le fils de Démeter , déesse qui faisait appa ra î t r e et d i spara î t re la vie apparente, tandis qu'Apollon, fils de Zeus d 'où vient la lumière, grisé d'ambroisie par Thémis , déesse des heures, proclamait : « Qu'on me donne une lyre et je proférerai des oracles divins ».

Or, de nos jours, les oracles ne sont autres que des démons­trations, le plus souvent scientifiques, venant confirmer ce qu'est, en réali té, un artiste, c'est-à-dire un ê t re choisi, dé te rminé par sa structure bio-psychophysiologique, créant , le plus souvent, une ent i té irréelle en opposition avec une ent i té réelle ou la complé­tant, au besoin la transposant.

Cet ê t re caractérisé se libère d'un éta t passionnel, d'une foi, d'un enthousiasme (qui devient son engagement) ; i l devient un rêveur vivant, subconscient ou inconscient, en marge du commun qui le subit, ou en subit les effets sans le comprendre toujours ou l'expliquer ; ayant besoin de renouveler sans cesse des impressions enregis t rées par sa personnal i té , modifiées souvent à son insu et intensifiées par un besoin de surpassement et de distinction.

Rémy de Gourmont dit : « L'Art est le jeu suprême de l'huma­nité ; il est la marque du désintéressement intellectuel. Il affirme

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le divin ; tend à sortir des contingences ; à se situer en désaccord avec les forces mêmes de la Nature qui tiennent l'homme dans une étroite servitude ».

Tandis que Niestzche précise : « Pour qu'il y ait de l'Art ; pour qu'il y ait une action ou une contemplation esthétique quelconque, une condition préliminaire est indispensable : l'Ivresse. »

Point une ivresse destructrice s'entend, mais créatr ice que confirmera Ensor Jammes écrivant : « Les artistes, dominés par la raison perdent tout sentiment ; l'instinct puissant faiblit ; l'ins­piration s'apprauvrit ; le cœur manque d'élans. Au bout du fil de la Raison pend l'énorme sottise ou le nez d'un pion. »

Cette nature part icul ière , artistique, de l 'être humain que Maeterlinck appelle Génie dans L'hôte inconnu devient « une force différente et variable qui est, dans l'homme, souvent libérée par l'ivresse ».

Quoi de surprenant, dès lors, qu 'à certains moments, des sujets, peut-être prédes t inés , façonnés par leur signe zodiacal (?), aient besoin d'user, et d'abuser aussi, de moyens variés, consacrés par l'usage expér imenta l depuis de longs siècles, afin de libérer des forces, sources d'oeuvres artistiques ?

Letourneau, sociologue averti, précise et explique : « L'usage des divers stupéfiants et excitants a pour motif principal le désir qu'éprouve l'être humain de s'émanciper, ne fût-ce que pour un instant, des conditions ordinaires de l'existence. Il est tout heu­reux de pouvoir trouver à volonté, au milieu des fatigues, des ennuis, un moment d'oubli, l'.apparence d'un refuge. »

Ce mot refuge para î t prendre plus de sens encore dans notre temps où l'on cherche à expliquer la propension à toutes les drogues. Nous y reviendrons.

Mais, peut-être, actuellement, peut-on envisager, avec le con­cours des physiologistes, des sources d'ivresses naturelles en dehors des moyens physiques ou chimiques, voire mécaniques , d'origines minéra les , végétales, dynamiques, diverses.

I l devient possible, en effet, de supposer que l'artiste, ou tout c réa teur d'images, de sons, de formes, trouve en soi-même les sources d'une ivresse utile à son inspiration et à ses moyens d'expression pour la diffuser et s'imposer tout en se l ibérant .

Théophile Gautier nous met sur la voie de cette suggestion quand i l écrit , en dehors de toute influence de stupéfiant alcoo­lique, opiacé, ou d'aliment nervin, lucidement, les lignes suivantes si pleines d'enseignements : « Petit à petit, je me sentis envahi par une ineffable béatitude. Mon corps était à ce point dissocié dans l'éther, si dégagé de la matière, que je me rendis compte pour la première fois comment pouvaient exister des êtres incorporels,

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anges ou âmes séparées de leurs corps. A chaque instant des ef­fluves de bonheur traversaient ma chair ; entrant et sortant par les pores de ma peau. »

Il venait de ressentir, de réaliser, de décrire ce dédoublement de la personnal i té qui bouleverse la hiérarchie existant, à l 'état normal, entre les cellules neuromusculaires ; qui, en somme, rompt un équil ibre raisonnable pour atteindre l 'Euphorie ou degré de la déraison propice semble-t-il, à l'expression artistique.

Deux physiologistes : Meyer et Gottlieb, pensent que c'est le degré d'ivresse provoquée poussant à faire des pitreries, qui doit ê t re retenu comme levain d'inspiration. Us disent : « Pour le degré de notre bien-être physique et moral, ce qui importe est l'intensité des sensations et des peines auxquelles nous sommes constamment sujets. En effet, des sensations positives de plaisirs ne peuvent être perçues que d'une façon passagère parce qu'elles s'émoussent même si l'excitation reste constante. »

De même , la sensation de santé n'est autre chose que l'absence de perception de l 'état maladif. De ceci, i l suit logiquement que toute a t t énua t ion générale de la vie sensitive et de celle des repré­sentations qu'elle conditionne, aura, comme conséquence : l 'Eu­phorie. C'est-à-dire la possibil i té d'une manifestation extra ordinaire de soi-même d'où peut résul te r une inspiration artistique. Tout le mécan i sme de l'Ivresse et de la physiologie de l'aliment exci­tant, avec des intensi tés variables naturellement, a é té exposé dans un livre portant ce titre chez Hermann à Paris (1935) (1).

La conception de ce mécan i sme admise à cette époque pouvait satisfaire les curieux de ce temps et l'auteur démont ra i t que les activités exacerbées de l'esprit n 'é ta ient point aussi pathologiques que pouvaient le penser les psychiatres, mais normales avec des degrés plus ou moins importants et des formes différentes. E t i l se plaisait à mettre en évidence que, par sa nature, l 'alimentation faisait de l 'être humain, par le jeu des cellules nerveuses et mus­culaires, influencées par cette alimentation, un ê t re opposé à l 'animal et m ê m e au sauvage non évolué, ne cuisinant pas ses aliments. I l s'accordait en cela avec les sociologues pensant que c'était préc isément , l'art de faire cuire les aliments qui marquait le débu t de la civilisation. L'ajout des condiments et leur inter­vention sur l 'excitabilité pyramidale, les réflexes de la moelle, y é ta ient expliqués ainsi que leur rôle sur les noyaux de la base du cerveau et le centre respiratoire.

Un grand pas étai t fait. Mais Maïa de Loureiro ne s'est pas a r r ê t é aux effets de l'alcool ou d'alcaloïdes sous diverses formes.

(1) Maïa de Loureiro.

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et i l a é tudié avec minutie les effets des aliments nervins tels le café, le thé, le cacao, ainsi que les succédanés d'autres plantes dont les propr ié tés thérapeut iques étaient utilisées de plus en plus judi­cieusement en pharmacologie.

Il en résul ta i t la démons t ra t ion de l'effet inhibiteur de ces produits divers sur les centres nerveux et sur le cortex en parti­culier qui étai t le déclenchement des actes volontaires de l'atten­tion, de la réflexion « provoquant une série de restrictions sur le libre jeu des réflexes ». L'ensemble de ces phénomènes bio-physio­logiques composait la cause de cette ivresse cérébrale qui devenait la source p remiè re et nouvelle du sens artistique et de ses mani­festations créat r ices dans les différentes disciplines de l'Art.

Mais, depuis ce point fait en 1935, la science s'est enrichie d'apports nouveaux parmi lesquels l 'étude de la topogra­

phie de l'hypothalamus qui semble fournir actuellement les don­nées précises sur le mécanisme compl iqué de l'inspiration ainsi que sur les moyens et moments d'expression.

E n effet, « à côté des centres de la faim, de la soif, du sommeil, les neurologues ont découvert d'autres centres plus inattendus, car ils semblaient appartenir à la vie consciente : parmi eux, le centre de la colère, de la haine, de la joie, de la douleur. Les gan­glions gris de l'hypothalamus paraissent ne pas commander seule­ment des fonctions mais, aussi, des sentiments : tous les senti­ments instinctifs, de la bouffée de hargne au désir sexuel ». (D'après le Pr Maurice Landry). Les hypothèses devenaient, bientôt , problè­mes résolus en grande partie.

Si l'on considère les artistes comme des ê t res géniaux, ce serait donc en fonction des phénomènes chimiques et (ou) électr iques de l'hypothalamus. Ce que Descartes expliquait déjà en situant génialement le centre de la personnal i té dans la glande pinéale qu' i l décrivait topographiquement quelques mil l imètres plus haut que l'hypothalamus. D'où cette remarque pertinente de M . le Pr Jean Delay disant que « le génie se trompait seulement d'étage ».

Revenons à l'ivresse faiseuse d'art en faisant appel préc isément au génie de Baudelaire quand i l écri t : « Il faut être toujours ivre. Tout est là. C'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il vous faut vous enivrer sans cesse.

Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise, mais enivrez-vous. Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez

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au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge ; à tout ce qui fuit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle ; demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l'étoile, l'horloge, l'oiseau, vous répondront. Il est l'heure de s'enivrer. »

Baudelaire n'en est pas resté là. I l s'est expliqué de cette néces­sité dans Le goût de l'infini en écrivant : « cette acuité de la pensée ; cet enthousiasme des sens et de l'esprit, ont dû, en tous temps, apparaître à l'homme comme le premier des biens ; c'est pourquoi, en ne considérant que la volupté immédiate, il a, sans s'inquiéter de violer les lois de sa constitution, cherché, dans la science physique, dans la pharmaceutique, dans les plus gros­sières liqueurs, dans les parfums les plus subtils, sous tous les climats, dans toutes les époques, les moyens de fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, son habitacle de fange et d'emporter le Paradis d'un seul coup ». Le Paradis artificiel naturellement. Bau­delaire rejoint Horace (Epî t re 1-5) : « Qu'on dise de moi ce qu'on voudra, je bois et je m'entoure de fleurs. Que ne produit pas l'ivresse ? Elle découvre les secrets, change l'espérance en certi­tude et pousse le lâche au combat. Elle ôte les inquiétudes, donne tous les talents. Qui, la coupe féconde, n'a-t-elle pas fait éloquent ? Qui n'a-t-elle pas égayé au sein même de l'indigence ? » Plus tard, Baudelaire, recourant à un autre moyen que le vin, proclamait : « O subtil opium qui traduit l'appel des malheureux proscrits de l'Art ; qui ouvre tous les portails d'espérance pour s'évader des prisons d'amertume et des solitudes misérables ! ».

C'est, à partir et en corollaire des précédentes données physio­logiques et citations, que nous croyons devoir dire que l 'Art

peut ê t re influencé par d'autres ivresses et, au besoin, les recher­cher, les provoquer, les entretenir. Nous les passerons en revue sans nous é tendre car ce serait faire injure à nos lecteurs qui complé te ron t par leurs connaissances, les schémas que nous don­nerons pour chacune et ajouteront les noms d'autres artistes à ceux que nous citerons en exemple parmi les plus justificatifs.

L'ivresse du sommeil. Charles Nodier s'en est fait un bril lant apologiste :

Le sommeil, ce menteur au consolant mystère, qui déjoue, à son gré, les vains succès du temps et, sur les cheveux blancs du vieillard solitaire, épand l'or du jeune âge et les fleurs du printemps.

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Ah ! s'il versait longtemps le prisme heureux des songes sur mes yeux éblouis, ses regards décevants ; s'il ne s'éteignait pas, ce bonheur des mensonges dans le néant des jours où souffrent les vivants !

A défaut des barbituriques actuels et de l 'opium difficile à obtenir alors, Charles Nodier se procurait le sommeil grâce à l'alcool.

De même Alfred de Musset écrivant avec volupté :

Oui, dormir et rêver ! Ah ! que la vie est belle quand un rêve divin fait, sur sa nudité, pleuvoir les rayons d'or de son prisme enchanté, frais comme la rosée et fils du ciel comme elle ; jeune oiseau de la nuit qui, sans mouiller son aile, voltige sur la mer de la Réalité.

C'est M . Lamouche qui, dans son Esthétique, relie le rêve du sommeil à l 'état d'ivresse artistique en ces termes : « Le rêve est un état dysrythmique parce que le sommeil correspond au désac­cord des chronaxies électro-ondulatoires de l'influx nerveux ; le cerveau déra isonne psychiquement dans le rêve parce que le sys­tème nerveux derésonne physiologiquement dans le sommeil. »

Marcel Proust mér i tera i t , ic i , une longue é tude complé tan t toutes celles faites sur lui qui, t o r tu ré par son asthme, a cherché, dans le sommeil, l'apaisement. I l a demandé aux plantes médi­cinales spécifiques : datura, belladonne, les effets antispasmodi­ques de leurs alcaloïdes : atropine, hyosciamine, hyoscine, agissant sur le système nerveux central et, par là, sur le pneumogastrique, voire le grand sympathique.

Grâce à ces drogues bienfaisantes, i l trouva le moyen d'analyser artistiquement son mode de personnal i té pe r tu rbée par la maladie. I l nous explique : « Qu'est-ce qui nous guide quand il y a eu vrai­ment interruption, soit que le sommeil ait été complet ou les rêves entièrement différents de nous ? La résurrection, au réveil, après ce bienfaisant accès d'aliénation mentale qu'est le sommeil, doit ressembler, au fond, à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un refrain, un vers oublié ». Si l'on suit Serge Béhar dans le pre­mier tome des Cahiers de Marcel Proust publiés récemment chez Gall imard, on verra que l'auteur de A la recherche du temps perdu s'est appl iqué à décr i re avec minutie les symptômes et les progrès de la maladie à carac tè re névrot ique qui l'emporta à 49 ans.

Pouvons-nous ne pas noter, en outre, que, dans l 'œuvre Prous-tienne, i l y a un paral lél isme continu entre la vie fictive des per­sonnages et celle du narrateur, bien réelle ? Et dans quel style

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subtil, souvent arachnéen, comme un tissu de songes s'effilochant. Peut-être, l 'hérédité médicale de Proust, son frère chirurgien et nombre de ses amis bourgeois appartenant à ce milieu, ne sont pas é t rangers à la forme d'ivresse cérébrale entretenue indirec­tement par les moyens utilisés généreusement pour le soulager de ses étouffements que sa claustration volontaire dans sa chambre et son lit à rideaux entretenait vraisemblablement en raréf iant l 'oxygène susceptible d'en a t t énuer les pénibles effets sur son comportement psychique.

Nous ne pouvons pas omettre de citer, ic i , Maurice Rollinat qui, en deux quatrains, énumère toutes les formes du rêve ins­tigateur d'art :

L'âme parcourt, comme la sève, les objets les plus abîmés par la mort. Ils sont animés par tous les organes du rêve. Pour ceux-ci, l'exigu, l'énorme existent par le frôlement, la couleur, le bruissement, par la senteur et par la forme.

N'est-ce pas évoquer tous les é léments sensoriels de l'ivresse qui retient notre attention ?

L'Ivresse auditive. Qui ne la devine pas s'il ne l 'a pas ressentie en écoutant , soit une marche militaire, soit une mélodie sentimen­tale ou une symphonie s t ruc tu rée ? Les médecins ont eu, si sou­vent, leur mot à dire sur les effets de la musique tant au point de vue pathologique que thérapeu t ique , que nous ferons appel à un l i t t é ra teur au secours de notre thèse.

On ne saurait mieux décrire , en effet, cette ivresse auditive et en faire deviner les conséquences sur la mise en condition de l'esprit et de l'imagination pour servir l 'Art, qu'en citant Maurice Bar rés : « Cette musique me semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par instants, je pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti, par nous, de la vie ne l'était pas sous forme d'idées ; sa traduction littéraire, c'est-à-dire intellec­tuelle, en se rendant compte, l'analyse, l'exprime mais ne le recom­pose pas comme la musique où tes sons semblent prendre l'inflexion de l'être : reproduire cette pointe intérieure et extrême des sensa­tions qui est la partie qui nous donne cette ivresse spécifique que nous retrouvons, de temps en temps. »

Eh oui. ! De la musique avant toute chose E n écrivant ce vers Verlaine proclame que l'art poé t ique met,

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ou doit mettre en œuvre « un rythme équilibré de la sensorialité et de la cérébralité » (Lamouche) donc avoir ses origines au cœur des organes qui, par voie réflexe, suscitent des sentiments, des sensa­tions, des images et des pensées susceptibles d 'être exprimés de diverses manières sur le plan artistique.

Or, ne sait-on pas, depuis longtemps, que l'hypertrophie de cer­tains organes augmente la puissance de leurs fonctions ? Peut-on oublier que l'hypertrophie du centre du langage art iculé dé te rmine une perfection remarquable du style, et celle des centres visuels donne à l'œil une acuité de regard par t icul ière ; le souvenir des images remet tout en scène du passé.

Zola, descriptif remarquable s'il en fut, ivre de fresques, de mouvements de foules, disait : « Mes souvenirs visuels ont une puissance, un relief extraordinaire. Je les revois avec leurs odeurs, leurs sons ; c'est une matérialisation à outrance ; l'odeur des choses me suffoque. » I l eût pu écrire : m'enivre.

Mais, revenons sur diverses formes d'ivresses qui, semble-t-il, doivent ê t re citées sinon complè tement décri tes et situées dans le cadre de notre propos forcément limité.

L'Ivresse visuelle. Elle naît des formes, des couleurs, se con­jugue souvent avec l'auditive, et cette conjonction para î t ê t re à la base de l'ivresse imaginative, romantique, dont Senancour donne parfaitement le ton en décrivant le spleen : « Les mois changent ; les années se succèdent ; je reste le même. L'ennui consume ma durée dans un long silence. Les fantômes sont restés ; ils parais­sent devant moi, repassent, s'éloignent comme une nuée mobile sous cent formes pâles et gigantesques. »

Evidemment c'est cette forme qui inspire le plus souvent les peintres, les sculpteurs susceptibles d 'être grisés par un paysage. S i l 'on veut bien y réfléchir, le maquillage n'est-il pas un s t ra tagème créant une ivresse passagère, provoquant une image irréelle mas­quant le réel ? Et si l'on rappelle que les comédiens grecs allant sur le char de Thespis se maquillaient préc isément le visage avec de la lie de vin rouge, ne peut-on pas faire un rapprochement avec l'idée de l'ivresse alcoolique ?

Enfin, devons-nous chasser l 'audition colorée parmi les formes d'ivresse visuelle ou auditive ? N'importe ! elle a fait dire à Arthur Rimbaud :

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles je dirai, quelques jours vos naissances latentes.

Cet i l luminé ouvrait des horizons sur les préoccupat ions phy­siologiques qui sont les nô t res aujourd'hui.

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L'Ivresse charnelle. Celle qui naît du regard d'abord, puis du contact des peaux, plus encore des muqueuses, d'où surgissent les réact ions passionnelles et sexuelles les plus aiguës et domi­nantes, n'a pas été la moins productrice d 'œuvres artistiques variées.

Quels horizons de recherches de complexes d'enivrement n'ou­vrent pas ce vers de Baudelaire :

Sa chair spirituelle a le parfum des anges ?

et ce quatrain de Maurice Vaucaire :

La danse est la musique exquise de la grâce ; et vous vocalisez du geste avec grand art : car c'est une chanson que votre chausson trace

et qu'on écoute du regard.

C'est aussi, Gi l l qui, dans La Muse à bibi dira le dernier mot des influences sensorielles sur les expressions psychiques nées d'excitations corticales directes ou réflexes :

Il me semble que mon âme est comme un clavier et que le doigt furtif du souvenir la frôle ; pareil au bruit du vent dans les feuilles d'un saule il s'en dégage un son lumineusement doux ; une espèce de la bémol qui serait roux !

Tandis que Baudelaire résume l'ivresse charnelle procurée par l'harmonie féminine en écrivant :

O métamorphose mystique de tous mes sens fondus en un ! Son haleine fait la musique comme sa voix fait le parfum.

Les auteurs à citer seraient nombreux dans tous les domaines artistiques.

C'est de cette forme, cependant, que nous croyons devoir rap­procher le dolorisme physique et moral dans la recherche de l'ivresse créat r ice dont Julien Tepp explique ainsi le mécan isme psychophysiologique :

« Le mal physique contenant toutes les détresses en puissance, tout naturellement, celui qui aura à le supporter pourra concevoir et recréer les désolations même les plus éloignées en apparence de son mal ; ce dont est bien incapable le bien portant, la quiétude

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continue, fût-elle relative, rendant inapte à comprendre l'infor­tune. »

Que d'horizons de libérations du malheur par l'art et comme nous nous tournons vite vers Rembrandt, Baudelaire, Chopin, Utr i l lo entre autres !

M . Jules Romains le fait dire par Romain Rolland : « Plus on pénètre dans l'histoire des grands artistes, plus on est frappé par la quantité de douleur que renferme leur vie. »

Ce dont témoigna le malheureux Albert Samain, poète souf­frant s'il en fût, s 'écriant :

Car je suis, dans l'ivresse ardente de souffrir, frère des grands flambeaux dont le vent tord la flamme et qui, saignant à flots la pourpre de leur âme, jettent leurs plus beaux feux à l'heure de mourir,

après S téphane Mallarmé parlant des poètes mendiants d'azur

qui tètent la douleur comme ils tétaient le rêve.

L'Ivresse cérébrale. Elle est le nécessaire dédoublement de la personnal i té qui bouleverse la hiérarchie existant à l 'état normal entre les cellules neuromusculaires. — Elle peut na î t re de toutes les formes de combats ; de la vue du sang ; de la sensation du triomphe et du sens de la gloire.

Les chants épiques, les bas-reliefs militaires, en sont souvent l'expression figurative. Ne parle-t-on pas de l'ivresse du soldat combattant ? La griserie de la gloire est-elle une vaine expression ? C'est, semble-t-il, dans le cadre de l'ivresse cérébrale , du type audio-visuel moteur, que l'on peut classer le mécanisme de l'alter­nance du soi ou dialogue de la m ê m e personne dédoublée dont les types les plus parfaits sont les Nuits d'Alfred de Musset, dans lesquelles l'auteur et sa Muse, confondus, échangent , cependant, leurs pensées douloureuses et consolantes tour à tour.

L'Ivresse mystique. Les manifestations artistiques orgiastiques allant ju squ ' à des psychoses collectives sont nombreuses. Les Bac­chanales, dominées par l'esprit bachique, donc éthylique, au m ê m e titre que les Croisades, les pèlerinages, en sont des exemples.

Pour ce qui est des rassemblements dans des lieux clos, les catacombes avant tout, i l s'y ajoute l'influence irritante des fumées odor i férantes en provenance de l'encens, du santal et d'autres produits encore util isés en Orient. L'expression : grisé par l'encens de la gloire conserve tout un sens précis .

L'ivresse cérébra le est alors déclenchée par :

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L'Ivresse olfactive. Celle-ci est toute dans les effets grisants des parfums en général aux diverses origines. Le lyrique fantasque que fut d'Annunzio met ses effets en évidence dans une grande partie de ses œuvres et qui a vu, à la Vittoriale de Gardone où est mort ce poète, ses appartements voluptueux, comprend pour­quoi, lors de ses séjours au Moulleau, près d'Arcachon, i l allait jusqu ' à parfumer ses chevaux et ses lévriers au dépar t de ses promenades en forêt.

Ne peut-on pas aller jusqu ' à considérer les bouquets de fleurs offerts par des amants comme des moyens physiologiques de faire perdre la tête à leurs partenaires fragiles et hâ te r leur abandon ? Et que penser des femmes qui se parfument habilement quand elles savent rencontrer des hommes ?

L'Ivresse toxique pathologique. C'est celle qui résulte de l ' im­prégnat ion de l'organisme humain par des substances endogènes ou exogènes. C'est à elle que le cortex cérébral , organe des actes volontaires de la réflexion, doit d'exercer une série de restrictions sur le libre jeu des réflexes et que son inhibition laisse aller la bride sur le cou en marche vers l 'inspiration.

Les é léments de cette ivresse sont les plus ordinaires et les plus souvent mis en cause par la créat ion artistique, soit à l ' insu de l ' individu et malgré lu i , soit avec son consentement décidé.

Dans le premier cas i l s'agit d'ivresse par des éléments endo­gènes tels que microbes, bacilles, provoquant soit des fièvres conti­nues, soit des délires aigus ( typhoïde, tuberculose, pneumonie, septicémie), soit des perturbations nerveuses dues le plus souvent au spirochète . Des noms s'imposent : Watteau, Chopin, Henr i Heine, Baudelaire, A. Daudet.

On peut incriminer quelquefois, dans le m ê m e cadre des in­fluences endogènes des troubles endocriniens tels ceux pro­

venant de la glande thyroïde qui peuvent provoquer des élans mystiques. Remarquer comme i l est fréquent sur des tableaux des musées de constater que des femmes en extase, souvent béa­tifiées ou canonisées présen ten t des signes de Basedow avec exophtalmie. A titre indicatif le diabète et des néphr i tes urémigènes peuvent déclencher des comas dél i rants qui simulent des ivresses au cours desquelles l'imagination des malades est exacerbée et pa ra î t c réer des pensées extraordinaires, de mauvaise qual i té artis­tique i l est vrai le plus souvent. D'autres fois, ce sont des éléments exogènes qui entrent en ligne de compte.

Leur intervention est commandée presque toujours par un

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besoin qu'a un ê t re d 'a t ténuer une douleur physique, un chagrin moral, ou de s'abolir dans la recherche d'une quiétude totale.

Au premier stade de la recherche de cette abolition de soi, l'alcool, le tabac, le café, la kola, le thé , l 'éther, s'offrent, mais, b ientôt ne suffisant plus, i l est fait appel aux divers alcaloïdes de l 'opium, au haschisch, à la cocaïne, à la scopolamine, à la bulbocar-pine, à la mescaline, au peyolt, au kawa-kawa, ainsi qu 'à des com­posés chimiques divers mis sur les marchés officiels ou, le plus souvent, clandestins.

C'est tout le problème des drogués et de la drogue qu' i l convien­drait d 'évoquer ic i parce que tous ces produits tendent à satis­faire des besoins d'exaltation, de mult ipl ici té de certains individus désireux, souvent par simple contagion sociale, de se mettre dans des états seconds qui leur permettent d 'échapper à eux-mêmes ; de se faire remarquer ; d'agir, en bien ou en mal, afin de pa ra î t r e des ê t res d'exception. La hiérarchie de ces formes d'ivresse va de la banale euphorie à l'extase et jusqu ' à la confusion mentale, au coma et à la mort.

Outre ces é léments divers exaltant l'esprit et l'imagination en mettant le corps en quasi léthargie, on ne peut pas oublier le pro-toxyde d'azote qui fut n o m m é gaz hilarant à la suite d'une expé­rience puritaine aux Etats-Unis tendant à supprimer toutes les manifestations joyeuses dans un milieu d 'é tudiants au cours du siècle dernier. Ou encore l'ozone rencon t ré sur les sommets des montagnes qui procure cette griserie des sommets bien connue des alpinistes, sources, parfois, de vertiges et d'accidents pour qui ne la connaî t pas ou en fait fi.

Enfin, n'oublions pas de citer la parole et le geste comme éléments d'ivresse individuelle et collective... sans quoi des poli­ticiens astucieux, des tribuns, des chefs d 'a rmées , pourraient-ils en t ra îner , convaincre, conduire jusqu ' à la mort des individus d'abord charmés , puis séduits et, enfin, grisés, obéissant à des élans qu'ils n'analysent souvent que lorsqu'il est trop tard...

E n somme, tout ce qui peut distraire d'un éta t habituel, plonger dans l 'oubli de soi, aux heures de desespérance avant tout, exalter soi-même ou autrui, peut ê t re considéré comme un facteur d'une forme d'ivresse et placer l 'être humain dans un état tel qu' i l sera apte à révéler un autre soi ; à créer des mouvements artistiques, figuratifs ou non ; des symbolismes, des dadaïsmes , des surréa-lismes... qui ne sont jamais que des formes de révolut ions plus ou moins aiguës, destructrices et créatr ices .

L'art lyrique nous para î t ê t re celui qui fait appel au plus grand nombre d 'é léments enivrants en faisant jouer les formes et les couleurs dans les décors et les costumes ; les actions passionnelles

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de toutes sortes ; la parole chantée , donc : la musique, et le rythme polyvalent des ballets... sans oublier les coupes enchanteresses grisantes ! Un exemple : Ysolde (Wagner) évoque cet ensemble quand elle dit, au moment de sa mort : « Cette voix mystérieuse, pleine de promesses, consolante, qui m'emporte, me pénètre, m'enivre », préc isément dans le cadre d'un lyrisme savamment orches t ré .

I l resterait encore à é tudier l'ivresse du jeu (goût du risque) ; celle de la vitesse (ou au risque, s'ajoute l'orgueil) ; les deux conduisant à l'art de jouer ou de conduire ; l'ivresse alimentaire provenant à la fois du cadre, de la table avec l 'éclairage, les cristaux, l'argenterie, les parfums des mets, les couleurs, les par­fums et l'alcool des vins ; les toxines des viandes ; l'excitant des condiments ; tout cet ensemble né d'un sens es thé t ique contri­buant à porter à l'esprit et aux sens ; p répa ran t à des discours, des chants, des rapprochements sexuels, des danses, toutes mani­festations comportant de l'art pr imit i f ou évolué.

L'être humain, d'ailleurs, dans tous ses rapports d'une quel­conque ivresse avec l 'Art, n'a fait que suivre les exemples donnés par les végétaux et les animaux.

Maeterlinck, dans L'intelligence des fleurs ne nous dit-il pas toutes les astuces des corolles qui, grâce à leurs couleurs, parfums et sucs, mouvements parfois (voir la sensitive et le mimosa pu­dique), provoquent des créat ions par le truchement des insectes : autres fleurs ou fruits, incarnant une forme de Beauté ?

Quant aux animaux, ne sont-ils pas des artisans de vie et de véri tables artistes si l 'on analyse la parade du paon ; le roucou­lement du pigeon ; la danse du moustique ; la valse du papillon ; tous mettant en jeu des é léments cités afin de créer des é ta t s d'ivresse faisant appel à un ou plusieurs des sens ?

Pour tout dire et, par là, conclure, l'ivresse ou dédoublement partiel et m o m e n t a n é de la personnal i té humaine, peut avoir

plusieurs causes, diverses apparences, intensi tés et conséquences . S i ses premiers effets s 'a r rê tent à l 'Euphorie, elle est créa t r ice et généra t r ice de diverses formes d 'es thét ique. Au-delà, elle peut n'avoir qu'un résu l ta t de création destructrice d 'où, cependant, toute conception artistique peut ne pas ê t re exclue selon la con­ception que certains ê t res dédoublés se font de l 'Art en une époque , un moment ou un lieu donnés . Exemple : écraser une automobile normalement s t ruc tu rée bien que vieille et en faire un compact auquel on donne un sens artistique.

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L'ivresse appara î t , à la lumière des connaissances scientifiques modernes comme une ruse physiologique géniale. Or, ruse égale déjà en soi une création de l'esprit ; donc implique une certaine forme d'art.

Elle est une invention trahissant la pr imit ivi té pour se protéger , se révéler, affirmer son existence et sa supériorité. . . ou sa simple différence, avant de devenir, par perfectionnement ex t rême de l 'être humain, une manifestation perverse de l'intelligence. Voi r diplomatie, politique, affaires impliquant ruse et art.

Quelle que soit donc la propension de l ' individu ou de la col­lectivité à se libérer d'une emprise, sociale, intellectuelle, tech­nique ; d 'échapper à un sort commun de robotisation ou de panur-gisme, l'ivresse est subie, acceptée, recherchée ou provoquée afin que l ' individu ou la collectivité vive dans la surprise d'un nouveau inattendu, anti ou non conformiste.

Sans quoi, l 'Art ne serait pas né et ne serait pas toujours la permanence d'un besoin de création continue révélant sans cesse l 'humani té à elle-même ; sa puissance en perpétuel le génésie.

On a cru, et dit longtemps, que les artistes étaient des fous ; c'est-à-dire des êt res situés hors de normes considérées comme établies par des usages ; constitutionnellement anticonformistes et gênants parce que compliquant les rapports sociaux habituels. Aussi, les fous qui étaient artistes ou considérés comme tels, méri­tèrent-ils toujours beaucoup d'indulgence alors que l'on mettait encore aux fers les fous qui n 'é ta ient que cela ; ils bénéficièrent d'une grande pit ié et, souvent, d'une certaine considérat ion admi-rative.

Maintenant, i l semble que les prévisions d'Edgar Poe sont en voie de réal isat ion. Cet éternel chercheur d'ivresse n'a-t-il pas écri t , en effet : « Les hommes m'ont appelé fou, mais la science ne nous a pas encore appris si la folie est ou n'est pas le sublime de l'intelligence ; si presque tout ce qui est la gloire ; si tout ce qui est la profondeur, ne vient pas d'une maladie de la pensée ; d'un mode de l'esprit exalté aux dépens de l'intellect général ».

Edgar Poe venait, sans doute, ce jour-là, de s'enivrer d'alcool ou d'opium ; peut-être des deux à la fois... et, dans cet état vision­naire, i l ouvrait des rideaux sur le présent .

D r J .-M. E Y L A U D