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VERS UNE NATURE SOMBRE DE LA COULEUR. RELATIONS ET SIGNIFICATIONS DE LA COULEUR ET DU CORPS DANS « LE TORRENT » D’ANNE HÉBERT Mémoire DIANA MÉRIDA RAMOS Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Diana Mérida Ramos, 2013

VERS UNE NATURE SOMBRE DE LA COULEUR ......1988), la sociocritique (Le Grand, 1968), l’approche poétique (Roy, 1982) et la narratologie (Jaap Lintvelt, 2000). À l’heure actuelle,

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VERS UNE NATURE SOMBRE DE LA COULEUR. RELATIONS ET SIGNIFICATIONS DE LA COULEUR

ET DU CORPS DANS « LE TORRENT » D’ANNE

HÉBERT

Mémoire

DIANA MÉRIDA RAMOS

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Diana Mérida Ramos, 2013

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Résumé

On continue à parler de l’œuvre hébertienne en raison de l’originalité de ses pages. Dans

cette occasion, son premier recueil en prose a attiré notre attention. Le Torrent (1950) fait

éclater, sur plusieurs plans, les formes traditionnelles du panorama littéraire canadien

d’expression française en produisant une profonde mutation dans la sensibilité qui, dès lors,

se fraie des chemins vers le monde intérieur. Dans le cadre de notre mémoire, nous nous

intéressons à la couleur, cette donnée sensible ancrée sur « le foyer perceptif » de François

Perrault, personnage central du recueil. L’étude de la perception sera abordée dans le cadre

de la sémiotique de la présence étant donné que « percevoir » implique, au dire de Jacques

Fontanille, la reconnaissance d’une présence située par rapport à la nôtre. Nous essayerons

de montrer, par la suite, comment le sensible, dans sa forme condensée, intègre le

somatique.

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Abstract

We continue talking about Hebertien works because of their originality In this paper, we

are focusing on her first masterwork in prose. The Torrent (1950) broke with the traditional

forms of the French-Canadian literary panorama on different levels, producing a profound

mutation in sensibility, focusing henceforth on the internal world. This analysis is

interested in colour, a phenomenon anchored in the perception of François Perrault, the

main character of the story. The study of perception will be carried out by a semiotic of

presence because « to perceive » implies, according to Fontanille, to recognize a presence

in relationship to our own. We will try to demonstrate, later, how a sensory phenomenon, in

a condensed form, is connected with the somatic.

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Table des matières

Résumé .................................................................................................................................. III

Abstract .................................................................................................................................. V

Table des matières .............................................................................................................. VII

Dédicace ............................................................................................................................... IX

Remerciements ..................................................................................................................... XI

Introduction générale .............................................................................................................. 1

a) Description du sujet ........................................................................................................ 2

b) État de la question .......................................................................................................... 4

c) Méthodologie et démarche critique ................................................................................ 6

Chapitre I : Narration et focalisation : le cas de François Perrault ............................... 10

1.1 Introduction ................................................................................................................. 10

1.2 Le narrateur dans la première partie du récit .............................................................. 12

1.3 Le narrateur dans la deuxième partie du récit ............................................................. 15

1.4 Narrateur et personnage en « Je » ............................................................................... 18

1.4.1 La focalisation : Genette et Vitoux ...................................................................... 19

1.4.1.1. La focalisation dans la première partie du « Torrent » ................................ 23

1.4.1.2 La focalisation dans la deuxième partie du « Torrent » ................................ 27

Chapitre II : Corps éclaté. Préliminaires pour une étude de la couleur ........................ 30

2.1 Introduction ..................................................................................................................... 30

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2.2 Figurativité ..................................................................................................................... 33

2.2.1 Figurativité et thématique de la main ...................................................................... 35

2.2.2 Figurativité et thématique du front .......................................................................... 41

2.2.3 Figurativité et thématique de la chevelure .............................................................. 44

2.2.4 Figurativité et thématique des dents ........................................................................ 47

Chapitre III : Couleurs corporelles .................................................................................. 54

3.1 Introduction .................................................................................................................... 54

3.2 La configuration de la couleur pour Anne Hébert .......................................................... 58

3.3 Blanc et noir ................................................................................................................... 61

3.4 Rouge et noir .................................................................................................................. 65

3.5 Bleu et noir ..................................................................................................................... 76

3.6 Jaune et noir .................................................................................................................... 81

Conclusion ............................................................................................................................ 89

Bibliographie ........................................................................................................................ 95

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Dédicace

À mes parents et à mon frère

avec respect infini

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Remerciements

Je remercie ma directrice de recherche Madame Andrée Mercier dont le professionalisme,

la solidarité et la qualité humaine ont été un fort soutien pour l’aboutissement de mon

travail. Vous avez toute ma reconnaissance.

Je tiens à remercier aussi mon amie, Elia Espinosa qui a été à l’origine de ce projet et dont

l’aide inconditionnelle m’a toujours soutenue. T’es grande!

Je voudrais faire partie de ma reconnaissance l’aide financière de l’Organisation des États

Américains et particulièrement la médiation de Jamima Rateau.

Merci encore à mes parents dont la solidité de leur amour m’inspire et me fait remercier la

vie que j’ai.

Avec tendresse et une profonde admiration, je remercie aussi mes amis :

Nadia : comment oublier la délicatesse de tes mots, leurs justesse… Vive la poésie!

Dulce : ta présence, ta magie, ma belle sorcière d’amour, voici un effort pour

comprendre ce qu’on croit perdu.

Nico : Te quiero muchísimo.

Samir : tu es un vrai bijou.

Merci, merci à ceux que je n’oublierai jamais : Olga, Rabea, Steph, Aurore, Micheline,

Pierre et ma chère Madame D’Amours.

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Introduction générale

Dans La terre et les rêveries du repos, Bachelard fait un travail de spéléologue

pour sonder la vie enfouie dans les profondeurs de l’être. En citant Francis Ponge,

Bachelard propose une direction qui nous paraît pertinente pour aborder l’étude de la

nouvelle « Le Torrent » d’Anne Hébert :

Je propose à chacun l’ouverture des trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses […] une

subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première

fois, sont mises à jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes

jusqu’alors enfouies. Ô ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources

infinies de l’épaisseur sémantique des mots1!

Cette voie, dans ce qu’elle comporte de terrestre, est précieuse dans la mesure où le drame

du « Torrent » nous serait en partie incompréhensible, si l’on ne prenait pas des dimensions

lilliputiennes pour voir à travers les yeux du personnage principal, François Perrault, dont

le regard fait coexister l’infiniment petit et l’immensité cosmique. Cette tension de

l’imagination matérielle de François Perrault, pour parler en termes bachelardiens, essaie

de saisir la profondeur cachée des objets. Dans cet effort, le personnage est frappé par la

dureté de la matière.

Si nous insistons d’emblée sur cette résistance de la matière, sur les objets petits et

durs, c’est que notre travail est une réflexion sur l’intime : les « buttons durs2 » des champs,

les pupilles, le corps courbé de François devant une éventuelle punition de

Claudine jusqu’aux pierres minuscules qui couvrent le fond limoneux du torrent sont autant

de manières de dire la compression. Ce terme est d’importance. Comment ne pas évoquer le

« gros nœud de ferraille où toutes les clefs du monde semblaient s’être donné rendez-

vous. » (T : 31) Ici, le mot « nœud » parle en faveur d’un imaginaire de l’intime scellé par

1 Francis Ponge cité par Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1974, p. 12.

2 Anne Hébert, « Le Torrent », dans Le Torrent, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2006, p. 22. Désormais,

les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention T—suivie du numéro de

la page.

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la violence. Le corps y tient une part importante. L’isotopie de l’œil, organe qui reproduit

dans sa configuration « l’immensité intime des petites choses3 », joue un rôle capital dans

le récit qui nous occupe, car en traduisant une volonté de regarder, l’œil dévoile, comme le

suggère Bachelard, une perspective du caché, une perspective des ténèbres intérieures de la

matière.

Notre travail s’intitule « Vers une nature sombre de la couleur. Relations et

significations de la couleur et du corps dans “Le Torrent” d’Anne Hébert ». La couleur

dans « Le Torrent » n’est pas très fréquente. Elle est souvent occultée par l’obscurité

environnante. Cependant dans ses brèves apparitions, les yeux « s’y perdent. Elle est

immense et pourtant si petite : un point4 ». Par une métaphore du petit, du froissé, Anne

Hébert cherche à ébaucher « l’envers de toutes choses, l’intensité intime de petites

choses5 ». Ceci permettra d’avancer une première hypothèse : pour Anne Hébert, « les

couleurs sont des actions de la lumière, des actions et [surtout] des peines6 » dont la brève

manifestation atteint le corps. La couleur, pareille à un virus, couve, grandit et déchire le

for intérieur du personnage.

a) Description du sujet

Puisque la couleur est une donnée culturelle en étroite relation avec la société

d’une époque, force nous est de faire mention, si succincte soit-elle, des conditions qui ont

contribué à la configuration de ce phénomène pour ensuite comprendre son utilisation dans

« Le Torrent ».

Ce récit apparaît sur la scène littéraire au carrefour des bouleversements

historiques et culturels du Québec des années 1950, déchiré entre les valeurs traditionnelles

3 Bachelard, op.cit., p. 14.

4 Ibid., p. 13.

5 Ibid., p. 14.

6 Ibid., p. 35.

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et l’esprit de rupture. Produit de son époque et continuateur de l’évolution, « Le Torrent »

fait éclater les formes traditionnelles qui étouffaient les lettres québécoises. En effet, ce

récit produit une mutation dans le foyer perceptif du personnage central qui développera

une vision sombre du monde, particulièrement perceptible dans l’usage d’une gamme

restreinte à cinq couleurs : blanc, noir, rouge, bleu et jaune. Ce langage précaire, signe

d’une vision défectueuse, prend comme support la forme extérieure d’un corps tourmenté.

On arrive ainsi à un premier constat : dans « Le Torrent », la couleur est avant tout

matérielle.

Puisque la couleur peut être analysée comme une donnée extérieure, elle sera

traitée aussi comme le résultat d’une violence exercée sur le corps. En effet, comme le

rappelle Anne Hébert elle-même : « Mes personnages traduisent physiquement leur douleur

[…] La révolte est tellement obscure, tellement forte, que c’est le corps qui la prend7 ».

Dans « Le Torrent », vu que le corps est marginalisé jusqu’à la compression à cause de son

exubérance et de ses couleurs qui évoquent les plaisirs de la chair, le corps en colère

instaure une haine qui circule comme le sang dans le corps. Et là, dans cette épaisseur du

liquide vital, ont lieu des dissolutions et des irradiations qui rendent compte des forces

originelles et tragiques qui sont le propre du somatique.

Nous distinguons deux directions pour l’analyse de la couleur. Une qui va de

l’intérieur vers l’extérieur et une deuxième qui prend le sens inverse. Dans un premier

temps, il sera question de plonger dans le foyer perceptif du personnage pour comprendre la

couleur. D’autre part, étant donné que le perceptible est dans le corps et, surtout, que celui-

ci s’exprime à travers elle, on ne saurait pas ignorer cet espace où loge la perception.

7 Anne Hébert citée par Paule Lebrun, « Je ne suis en colère que lorsque j’écris », Châtelaine, vol. 17, n

o 11,

novembre 1976, p. 42, dans Daniel Marcheix, Le mal d’origine : temps et identité dans l’œuvre romanesque

d’Anne Hébert : essai, Québec, L’instant même, 2005, p. 437.

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Pour unifier ces deux directions, la couleur sera abordée comme un discours

perceptif qui prend en considération la notion du corps sentant dans sa configuration

passionnelle.

b) État de la question

L’abondante production hébertienne a éveillé, et elle le fait encore, l’intérêt des

chercheurs, critiques, analystes et réalisateurs. Le nombre imposant d’études, sans compter

le travail de promotion et de recherche mené par le Centre Anne Hébert de l’Université de

Sherbrooke, ont contribué à une meilleure connaissance de l’un des chefs-d'œuvre de la

littérature moderne d’expression française. Pour sa part, Le Torrent a été l’objet d’une

masse d’études qui compensent l’indifférence qui a suivi, dans l’immédiat, la parution de

cet ouvrage. Plusieurs critiques ont étudié de près la complexité du récit éponyme (Houde,

Bellemin-Noël, Le Grand, Roy). Ces études ouvrent une multiplicité de voies d’accès vers

l’œuvre : la psychocritique (Bessette, 1968; Houde, 1968; Bouchard, 1977; Bellemin-Noël,

1988), la sociocritique (Le Grand, 1968), l’approche poétique (Roy, 1982) et la narratologie

(Jaap Lintvelt, 2000). À l’heure actuelle, aucune étude du « Torrent » n’aborde l’analyse de

la couleur, pas plus que l’approche que nous proposons : l’étude de la couleur à partir du

corps d’après une perspective sémiotique.

La critique hébertienne offre des remarques intéressantes sur la couleur.

Cependant ces analyses portent généralement sur les principaux ensembles de la production

de notre auteure : la poésie et la prose. Trois mémoires de maîtrise, « Les formes et les

couleurs dans les poèmes d’Anne Hébert » d’Anny-Rose Risch, « La couleur dans l’œuvre

d’Anne Hébert » de Dolores Ferraton et « Ève et le cheval de grève; contribution à l’étude

de l’imaginaire d’Anne Hébert » de France Nazair, ainsi que la réflexion de Marc Gontard

intitulée « Noir, blanc et rouge : le chromo-récit d’Anne Hébert dans Kamouraska »

représentent des sources précieuses pour l’étude de notre sujet. Ils proposent de nouvelles

voies d’analyse de la couleur et lui accordent une réelle importance. Cependant, la couleur

dans « Le Torrent » a été presque inaperçue étant donné sa faible fréquence dans le récit.

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Fort utiles pour notre travail sont les différentes études savantes sur la couleur en

littérature. Signalons celles de Daniel Chartier et de Gilbert Durand qui ont aidé à situer

notre thème dans la sphère du culturel et, plus exactement, dans l’imaginaire nordique.

Nous pensons particulièrement à la couleur blanche. Sous la plume d’Anne Hébert, elle

paraît irradier du corps : pensons à la grande attention que François porte aux dents

d’Amica : « Ses dents éblouissantes me narguent. » (T : 41) Le Traité des couleurs de

Gœthe nous intéresse également dans la mesure où son auteur explique la nature sombre de

la couleur ainsi que son rôle comme catalyseur d’une réalité intérieure. Dans ce même sens,

Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier de Kandinsky a été retenu dû à la

qualité de sa réflexion sur la couleur. L’artiste nous fait avancer dans la compréhension du

potentiel spirituel de ce phénomène une fois la couleur libérée de tout support figuratif,

façon de faire voir ce qui se cache derrière l’écran de la couleur.

Pour leur part, les réflexions de Daniel Marcheix sur le corps ont permis de

comprendre la couleur comme un phénomène perceptif soumis à des distorsions produites

par son ancrage dans le corporel. Dans Le mal d’origine : temps et identité dans l’œuvre

romanesque d’Anne Hébert, Marcheix s’arrête déjà sur la notion de perception. Mais c’est

dans Les incertitudes de la présence : identités narratives et expérience sensible dans la

littérature contemporaine de langue française. Algérie-France-Québec que l’interaction

entre perception et corps trouve une solution grâce à la médiation de la notion de

« présence ». Notre problématique est aussi attentive à l’énonciation, miroir du « mode et

[du] sentiment d’existence des sujets8 ».

En communication avec une portion du monde sensible et cosmique, notre

recherche est conçue comme une réflexion sur l’intime. Elle a pour volonté de trouver dans

l’intériorité une revendication du regard subjectif et intense sur la perception objective.

8 Daniel Marcheix, op. cit., p. 18.

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c) Méthodologie et démarche critique

Si notre problématique est fondée sur une relation entre le sensible et le

somatique, pensée à partir du discours perceptif, il faut prendre en considération, en plus de

la nature partielle de la perception, « l’instabilité […], l’hybridité, [le] mouvement, mais

aussi […] une certaine inquiétude9 » dans lesquels s’inscrit la littérature contemporaine,

mais aussi, selon nous, la nouvelle « Le Torrent ». Ces prémisses nous seront fort utiles

pour définir notre méthodologie et démarche critique que nous présentons dans les lignes

qui suivent.

Notre premier chapitre est bâti en suivant la structure bipartite du récit proposée

par Anne Hébert. Cette organisation offre l’avantage de mieux distinguer les particularités

du narrateur dans chacune des deux grandes sections qui composent le récit. Puisque toute

narration repose sur une temporalité, nous verrons que cette structuration accentue

l’articulation narration-temps dont la conséquence la plus immédiate est de signaler la

nature cyclique d’un temps qui pulvérise les efforts du personnage de se forger, comme

l’indique Marcheix, une identité. Ce temps, qui est celui de la remémoration, établit « un

hiatus entre l’apparence du monde réel et son apparaître, sa saisie impressive10

». C’est

cette distance entre le monde et le regard que nous chercherons à explorer à travers

l’examen de la focalisation, notion forgée par Genette et précisée par les travaux de Mieke

Bal (Narratologie, 1977) et Pierre Vitoux (« Le Jeu de la focalisation », 1982 ; « Notes sur

la focalisation dans le roman autobiographique », 1984; « Focalisation, point de vue,

perspective », 1988).

L’analyse narratologique sera complétée, dans notre deuxième chapitre, par une

sémiotique de « deuxième génération11

» inspirée des réflexions de Jean-Claude Coquet (La

9 Daniel Marcheix, Les incertitudes de la présence : identités narratives et expérience sensible dans la

littérature contemporaine de langue française : Algérie-France-Québec, Bern, Peter Lang, 2010, p. 1. 10

Ibid., p. 48. 11

Le terme est emprunté à Daniel Marcheix, op. cit., p. 21.

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Quête du sens) dont l’héritage merleaupontien transparaît notamment dans la notion de

perception et dans « la manière perspectiviste qu’a la réflexion de Merleau-Ponty de penser

la perception12

». Cette remarque sera capitale dans notre analyse, car elle ouvre les voies

d’accès au somatique qui participe, à travers le regard, à la construction de la signification.

Par ailleurs, puisque la perception n’est pas exclusive au regard, mais fait participer tout le

corps dans la mesure où elle loge dans le somatique, nous ferons intervenir le corps et, plus

particulièrement, le corps sentant. À ce stade de notre analyse, nous allons avoir recours à

la distinction entre le figuratif et le thématique telle que proposée par Greimas. Notre

intention ici consiste, dans un premier temps, à expliquer le figuratif qui renvoie à une

réalité perceptible (le corps). Dans un deuxième moment, et une fois dépassé l’écran du

figuratif, nous aurons accès à une réalité plus abstraite : c’est alors qu’on parlera du thème

du corps en rapport avec la couleur. Nous avons décidé d’entamer notre analyse du figuratif

en prenant en considération quatre parties du corps (main, front, cheveux et dents) choisies

en fonction de leur rapport avec la couleur. Comme nous aurons l’occasion de le montrer,

ces parties traduisent la relation entre Soi et l’Autre. Cette relation marquée par la

disjonction renvoie à la fragmentation du corps. Ces fragments seront regroupés par paires

dont l’intérêt consiste à voir de plus près la désagrégation ayant lieu à l’intérieur du foyer

perceptif. Dynamisées à l’intérieur du carré sémiotique, ces paires contrastées recèlent des

oppositions thématiques que nous cherchons à élucider afin de comprendre comment le

corps (coloré) contribue à l’articulation du sens.

L’analyse figurative et thématique sera complétée dans le troisième chapitre par

l’analyse axiologique, dernier niveau de la sémiotique greimassienne et reposant sur la

catégorie thymique qui veut qu’à l’euphorie s’oppose la dysphorie. La tension entre

l’attraction et la répulsion permet de saisir les valeurs que prennent en charge les figures et

les thèmes. Ce dispositif à trois niveaux aborde « Le Torrent » selon une échelle qui va du

concret (le figuratif, le perceptible) vers l’abstrait (le thématique et l’axiologique), de façon

12 Ibid., p. 19. (Souligné dans le texte).

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à pouvoir saisir les significations et les valeurs des représentations du monde sensible.

Autrement dit, nous prenons le corps comme support figuratif de la couleur, comprise ici

non seulement comme une pure réalité sensible, mais aussi une donnée abstraite, investie

de signification. Puisque la couleur est au carrefour de bouleversements socioculturels,

historiques et artistiques, nous amorcerons notre troisième chapitre par une brève

présentation des événements les plus marquants qui ont contribué à la configuration de la

couleur dans l’imaginaire hébertien. Ce bref rappel mettra en évidence les cinq couleurs qui

dirigent notre recherche (blanc, noir, rouge, bleu et jaune). À ce stade de notre travail, il

faut rappeler au lecteur que nous cherchons à décrire la couleur. Pour y arriver, nous nous

sommes inspirée des travaux de Philippe Hamon sur le descriptif. Voilà pourquoi nous

avons conçu un système de relations des couleurs, seul capable, nous le croyons, de rendre

compte de significations qui sont en jeu dans « Le Torrent ». Cette dernière partie du travail

est bâtie sur un système bipartite dont l’objectif consiste à dégager la signification sous-

jacente à la tension des éléments. Ce système se présente comme suit : noir vs blanc, noir

vs rouge, noir vs bleu, noir vs jaune.

À travers la couleur, nous cherchons à montrer l’insurrection du corps féminin

telle que perçue par François Perrault qui dévoile, à travers la sexualisation de son regard,

un trait essentiel de sa condition humaine.

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Chapitre I : Narration et focalisation : le cas de François

Perrault

« […] cette douleur de l’être intimement froissé, serré dans son intimité […] »

Bachelard : 2005

« Au fond du bleu il y a le jaune,

Et au fond du jaune il y a le noir,

Du noir qui se lève

Et qui regarde,

Qu’on ne pourra pas abattre comme un homme

Avec ses poings. »

Guillevic cité par Bachelard : 2005

1.1 Introduction

Le Torrent fait partie des œuvres de jeunesse qui « contiennent vraiment en nœud, en nœud

fermé, tout ce qui va se développer par la suite13

» chez Anne Hébert. La nouvelle éponyme

trouve dans cette forme narrative un moyen de capter, avec une puissance expressive et un

esprit synthétique, une portion de l’univers du sensible : la couleur, dont les rares

apparitions contrastent avec la haute fréquence à laquelle nous a habitués la production

poétique hébertienne. Nous pensons notamment aux Songes en équilibre (1942) et au

Tombeau de rois (1953).

« Le Torrent », nouvelle qui donne son titre au recueil, raconte le drame de

François et Claudine Perrault, mère et fils dont la relation dramatique trouve son origine

dans la conception hors mariage de ce qui deviendra par la suite l’enfant maudit. Obsédée

par une farouche détermination à réparer sa « faute », Claudine cherche à vouer son fils à la

prêtrise. À ce stade, pèse sur le personnage un lourd voile qui censure son regard en le

condamnant à une vision restreinte à deux couleurs : blanc et noir. Cependant, François

s’oppose à la volonté maternelle ce qui déclenche la haine et les coups de Claudine dont la

13 Anne Hébert [« Fragile et grande Anne Hébert », dans Le Devoir, 23 mai 1992, p. D-1] citée par Lise

Gauvin, « Les nouvelles du Torrent, un art d’échos » dans Anne Hébert, parcours d’une œuvre : colloque de

Paris III et Paris IV-Sorbonne, Montréal, L’Hexagone, 1997, p. 222.

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11

brutalité rend sourd son fils, geste qui dévoile une haine d’elle-même et donc de son corps.

Condamné à l’espace restreint de soi, parce que sourd, François plongera dans une réalité

altérée, mais intérieure et riche en sensations colorées.

Dans « Le Torrent », la couleur est fortement articulée à une perception

défectueuse qui menace le for intérieur du personnage central, François Perrault. Pour

rendre compte de cette tragédie, commençons par sonder le foyer perceptif de ce

personnage. Pour y arriver, nous allons nous servir de la focalisation telle que reformulée

par Pierre Vitoux depuis les propositions faites par Genette en 1972. Ceci va nous guider

dans la compréhension de « la relation spéculaire que le sujet masculin engage avec le

monde sensible14

».

Avant d’en arriver à l’analyse de la focalisation, il nous faut considérer les

modalités de narration, car elles aideront à comprendre la particularité de la focalisation

dans « Le Torrent ». Il n’est pas fortuit que, lors de la rédaction de ce récit, Anne Hébert ait

adopté la nouvelle. Généralement, cette forme narrative « formalise de manière

systématique le discours d’un seul acteur, d’une seule voix, d’une seule pensée, qui

ressasse une obsession sous différents angles15

. » Dans le cas du « Torrent », cette voix

appartient à François Perrault, narrateur « Je » qui raconte le récit selon un double point de

vue : celui de l’enfant et celui de l’adulte qui correspondent respectivement à la première et

à la deuxième partie du récit. Cette superposition de l’identité narrative du narrateur avec

celle du personnage rend difficile l’analyse de la focalisation — difficulté qui augmente

dans la deuxième partie du récit où entre en jeu la narration simultanée —, mais, en même

temps, les fluctuations entre l’identité du narrateur et celle du personnage constituent

justement une particularité de cette nouvelle. Pour mieux décrire les composantes du

14 Daniel Marcheix, « Le masculin chez Hector de Saint-Denys Garneau et Anne Hébert : de l’impuissance du

regard à la perte de soi », dans Nathalie Watteyne [dir.], Filiations : Anne Hébert et Saint-Denys Garneau,

Ville Saint-Laurent, Fides (Cahiers Anne Hébert), n0 7, 2007, p.102.

15 Michel Lord, « La forme narrative brève : genre fixe ou genre flou? Prolégomènes à un projet de recherche

sur la pratique québécoise », dans La Nouvelle : écriture (s) et lecture (s), Toronto, Éd. du GREF (Dont

actes), n0 10, 1993, p. 55.

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narrateur et plus particulièrement son foyer perceptif, nous avons respecté la division

bipartite du récit telle que conçue par l’auteure. Nous commencerons donc par caractériser

le narrateur dans la première partie du récit.

1.2 Le narrateur dans la première partie du récit

« […] le narrateur se distingue du personnage par l’aspect

temporel aussi. Le héros, dans ce cas, ne se laisse pas identifier

au narrateur parce que le moment où il écrit ses aventures n’est

jamais celui où il les vit. »

Mieke Bal, Narratologie, p. 23.

Cette citation nous est précieuse dans la mesure où elle aide, du moins en principe, à

dissiper l’ambiguïté qui pèse sur « Le Torrent », récit à la première personne. En effet,

dans la première partie du récit, racontée au passé, le narrateur plonge le lecteur dans une

narration homodiégétique ultérieure : le narrateur se remémore son enfance à laquelle il

assiste en qualité de témoin16

. Cet écart temporel aide à distinguer le je narrateur du je

personnage qui théoriquement relèvent de niveaux narratifs différents. François Perrault

est, en effet, extradiégétique comme narrateur, mais intradiégétique comme personnage.

« Le Torrent » ressemble, par ailleurs, à ce que Dorrit Cohn qualifie, dans La

Transparence intérieure, de psychorécit17

voulant indiquer par là que le narrateur assume

16 Ce que nous voulons souligner avec ce terme, c’est que François en tant que narrateur est témoin de sa

propre histoire. Par sa condition de narrateur, il ne peut participer activement à l’histoire qu’il raconte.

D’autre part, en tant que personnage, il est aussi témoin. Cette annulation de toute participation active de la

part du personnage est soulignée par des phrases comme : « ma présence immobile et cachée », mais aussi par

une distribution spatiale qui situe le personnage dans des endroits qui entraînent ce qui deviendra, par la suite,

une condition passive : « Voir de près et en détail une figure humaine. Je cherchais à examiner ma mère à la

dérobée ». Anne Hébert, « Le Torrent », p. 22 et 34. 17

Il est important de s’arrêter à la notion de psychorécit. Au dire de Cohn, ce type de récit « désigne la

supériorité du narrateur, dans la connaissance de la vie intérieure du personnage comme dans les capacités

requises pour la décrire et l’apprécier. Dans une certaine mesure tout psychorécit suppose cette supériorité,

même dans les cas où l’accord des deux consciences, celle du narrateur et celle du personnage, est plus étroit.

Mais plus forte est la présence du narrateur, plus exclusifs deviennent ses privilèges cognitifs. Et cette

prérogative en matière de connaissance lui permet de mettre en évidence certaines dimensions du personnage

de fiction que ce dernier préfère ne pas révéler, ou n’est pas en mesure de le faire. » Plus loin, elle ajoute une

précision qu’on ne saurait contourner : « Deux directions […] sont particulièrement importantes, conduisant

l’une à l’exploration des profondeurs psychiques, l’autre à l’expression de jugements de valeur. La dissonance

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13

la narration afin de rendre compte de la vie intérieure que le personnage n’a pas

nécessairement verbalisée. Ces pensées qui ne trouvent pas une manifestation externe sont,

dans la première partie du « Torrent », racontées au passé. La présence de ce temps verbal

est propre au monologue remémoratif. « Le Torrent » garde, en effet, des caractéristiques

propres à ce type de monologue dans le sens où la mémoire est le centre organisateur du

récit. Cette forme de récit rétrospectif est « de toutes les variantes du monologue autonome

celle qui est la plus proche de l’autobiographie18

». Cette affirmation nous invite à traiter la

première partie du « Torrent » comme un récit autobiographique puisqu’« un locuteur

solitaire se rappelle son propre passé, et se le raconte, suivant l’ordre de la chronologie19

»

étant entendu qu’il s’agit du récit autobiographique d’un être de fiction.

« Le Torrent » commence avec une phrase qui renvoie au passé : « J’étais un

enfant dépossédé du monde » (T:19), ce qui nous permet de traiter ce texte comme un récit

à narration ultérieure. Dès le début, François narrateur jette un regard rétrospectif sur son

existence tourmentée à laquelle il essaie de donner un sens. Pour y arriver, il tente de situer

chronologiquement les faits, ce qui traduit son effort pour contrôler le récit : « un certain

lundi » (T : 21), « En date de ce même lundi » (T : 21). Les trois premières pages (p. 19-

21), juste avant la mention d’une nouvelle marque temporelle (« j’allais avoir douze ans »)

(T : 21), sont ponctuées de repères temporels qui rendent compte de l’existence limitée du

fils soumis à la discipline de fer de la mère : « Levées avec le soleil, les heures de sa

journée s’emboîtaient les unes dans les autres avec une justesse qui ne laissait aucune

détente possible […] » (T : 19) ; « Juste au moment où je croyais m’échapper, elle fondait

sur moi, implacable, n’ayant rien oublié, détaillant, jour après jour, heure après heure, les

choses mêmes que je croyais les plus cachées. » (T : 20) L’utilisation des anticipations

entre narrateur et personnage est particulièrement significative quand il s’agit de rendre compte de niveaux de

conscience que la subjectivité du personnage n’est pas en mesure de verbaliser clairement. » « Le Torrent »

s’ajuste à cette dernière précision. (cf. Dorrit Cohn, La transparence intérieure : modes de représentation de

la vie psychique dans le roman, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1981, p. 45-46). 18

Ibid., p. 211. 19

Ibid., p. 208.

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montre bien la position chronologiquement ultérieure du narrateur et donc sa distance face

aux événements racontés : « Il y avait bien une autre raison que je n’ai découverte que

beaucoup plus tard » (T : 21). Cette distance met en relief le savoir du narrateur, d’autant

plus évident que des phrases juxtaposées créent un contraste avec le magma des sensations

dans lequel est plongé le personnage : « […] je sentais confusément qu’elle se dominait

avec peine. Dans la suite, j’ai compris qu’elle agissait ainsi par discipline envers elle » (T :

21) (nous soulignons.) Le narrateur a ainsi une supériorité dans l’ordre de la connaissance

sur l’enfant qu’il était. Cette dissonance20

avec le personnage n’est pas toutefois définitive.

Certains passages dévoilent une incapacité du narrateur à s’écarter complètement du moi de

l’action. La consonance21

menace alors la stabilité du récit dans la première partie. Cette

situation, nous pouvons l’analyser en faisant appel au monologue auto-narrativisé. En effet,

le contact entre deux consciences trouve sa réalisation dans ce que Dorrit Cohn a identifié

comme monologue auto-narrativisé, défini comme suit :

Le rapport qui existe entre le moi narrateur et le moi de l’action dans le monologue auto-

narrativisé correspond exactement à celui qui s’établit entre le narrateur et son personnage dans

un roman à focalisation interne : le narrateur s’identifie momentanément avec son moi de jadis,

renonçant à l’avantage que lui donne la distanciation temporelle et à ses privilèges dans l’ordre

de la connaissance, pour retrouver les perplexités et les hésitations qui étaient les siennes dans

le feu de l’action22

.

Ce contact entre François-narrateur et François-narré se voit bien à l’œuvre dans la scène de

la grand-route où François se rend, pour la première fois, dans l’espoir de voir une figure

humaine. Ce n’est pas un hasard si le personnage est posté sur la route au moment de subir

une première transformation. Nous sommes au seuil du voyage intérieur du personnage,

inauguré par le doute et la déception : « Où se trouvaient les cortèges que je m’imaginais

20 « La dissonance désigne la relation entre personnage et narrateur dans une situation narrative dominée par

le narrateur. Celui-ci semble toujours “en savoir plus long”». Dorrit Cohn [La transparence intérieure […],

op. cit., p. 42] citée par Christian Angelet et Jan Herman, « Narratologie » dans Maurice Delcroix et Fernand

Hallyn [dir.], Introduction aux études littéraires : méthode du texte, Gembloux, Duculot, 1980, p. 180. Le

soulignement vient de l’original. 21

« La consonance, elle, est caractéristique d’une situation dominée par le personnage : le narrateur se laisse

absorber par ce dernier », id. 22

Dorrit Cohn, La transparence intérieure […], op. cit., p. 191-192.

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15

découvrir? » (T : 23) (nous soulignons.) Dans cette phrase, on distingue encore le narrateur

du personnage, mais celui-ci commence à gagner du terrain par l’entremise du verbe

« imaginer » ainsi que par le terme « cortège » qui renvoie à l’imaginaire enfantin. Si la

séquence interrogative traduit le malaise du personnage, le trouble va atteindre François-

narrateur dont les réponses, en effet, rendent compte d’une incapacité à interpréter les

signes : « Sur ce sol-là s’étaient posés des pas autres que les miens ou ceux de ma mère.

Qu’étaient devenus ces pas? Où se dirigeaient-ils? Pas une empreinte. La route devait

certainement être morte. » (T : 23)

1.3 Le narrateur dans la deuxième partie du récit

Dans la deuxième partie du récit, le décalage qui séparait le narrateur de son histoire

s’efface presque complètement pour ouvrir le passage à une narration où sont superposés le

narrateur et le personnage. D’ultérieure, la narration devient simultanée. Dès les premières

lignes, cette absence de recul est soulignée par la pulvérisation de toute marque

référentielle : « Je n’ai pas de point de repère. Aucune horloge ne marque mes heures.

Aucun calendrier ne compte mes années. Je suis dissous dans le temps. Règlements,

discipline, entraves rigides, tout est par terre. Le nom de Dieu est sec et s’effrite. » (T : 37)

Cette perte de repères, cette dissolution du plan vertical du rapport narrateur-personnage

accentue l’absence, qui est absence « d’auto-exégèse, de toute référence au moi

narrateur23

».

Le « présent » qui pourrait faire penser à un ancrage référentiel dans le temps de

l’énonciation est, comme le remarque Dorrit Cohn dans La transparence intérieure, loin de

toujours renvoyer à l’« ici » et « maintenant » du locuteur. François donne une preuve de la

charge émotive de cette zone temporelle dont l’usage distinct est évident dans le passage

qui suit :

23 Dorrit Cohn, La transparence intérieure […], op. cit., p. 181.

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Qu’est-ce que le présent? Je sens sur mes mains la fraîcheur tiède, attardée, du soleil de mars. Je

crois au présent. Puis, je lève les yeux, j’aperçois la porte ouverte de l’étable. Je sais le sang, là,

une femme étendue et les stigmates de la mort et de la rage sur elle. C’est aussi présent à mon

regard que le soleil de mars. Aussi vrai que la première vision d’il y a quinze ou vingt ans.

Cette image dense me pourrit le soleil dans les mains. La touche limpide de la lumière est gâtée

à jamais pour moi. (T : 38)

Dans son analyse des récits à consonance marquée, Dorrit Cohn explique ce phénomène

comme résultat d’une alternance entre le passé et le présent :

Lorsque [l’auteur de La Faim] Hamsun passe du passé au présent […] il s’agit d’un présent

dont la valeur est toute différente ; non pas un « vrai » présent, faisant référence au hic et nunc

du locuteur, mais un présent historique qui fait référence au même passé que l’imparfait utilisé

par ailleurs. L’aisance avec laquelle ce présent historique alterne avec le passé historique plus

habituel montre à quel degré de consonance Hamsun parvient dans ce texte : il évoque le passé

comme s’il était présent, quel que soit le temps grammatical qu’il emploie24

.

Cette oscillation nous intéresse dans la mesure où :

Le « Je » est ici à la fois signe d’intériorité (héros) et signe d’extériorité (le « il » habituel du

narrateur); et c’est le « je » intérieur qui filtre tout ce que pourrait nous révéler le « je »

extérieur (narrateur). Cela crée une tension que l’irréductible ambiguïté ne fait qu’accentuer. Il

y a le François qui veut avouer son crime, qui se cherche et le François qui censure, qui a peur

du châtiment, et de la révélation, celui qui est interrogé par l’enquêteur25

.

Un exemple clair de cette primauté du moi personnage peut être repéré dans la

marche qui est geste extérieur, mais en même temps, qui retrace un mouvement intérieur.

Expliquons-nous. Seul survivant d’un monde ruiné, le narrateur va développer un parcours

« autoréférentiel ». Les guillemets ici sont importants. Nous avions précédemment indiqué

que l’une des caractéristiques du narrateur dans cette deuxième partie du récit est la perte

de référents. Lorsque François laisse son corps supplanter la raison et la logique et dès qu’il

est soumis aux variations somatiques notamment lors de sa rencontre avec Amica, s’installe

24 Id.

25Michèle Doray, « Le torrent ou le mythe devenu roman », mémoire de maîtrise, Montréal, McGill

University, 1973, [en ligne]. http://digitool.Library.McGill.CA:80/R/-?func=dbin-jump-full&object_id=515

66&silo_library=GEN01[Site consulté le 27 mai 2011].

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17

une dynamique passionnelle d’attraction et de répulsion. Dans le geste de la marche, ceci se

manifeste respectivement par des avancées et des reculs.

Désormais, la marche va aider à organiser le récit comme le montrent les allusions

en début de phrase : « J’avance toujours » (T : 41), « J’avance toujours » (T : 43), « Je

marche […] je suis faible, mais je marche » (T : 56). Elles vont supplanter les repères

chronologiques de la première partie du récit. On peut quand même reconnaître ici des

indices de l’intervention du narrateur. Sa capacité analytique transparaît dans cet acte :

« J’avance toujours. Je ne rebrousse pas chemin. J’irai jusqu’au bout, jusqu’à la plénitude

de ce mal qui m’appartient bien en propre » (T : 43).

Cependant « marcher » est vécu intimement. Ce geste est imprégné de la charge

émotive du personnage. Cette dimension devient plus significative quand la rigidité

(verticalité) du marcheur contraste avec la destruction environnante (horizontalité) :

Je n’ai pas de point de repère. Aucune horloge ne marque mes heures. Aucun calendrier ne

compte mes années. Je suis dissous dans le temps. Règlements, discipline, entraves rigides, tout

est par terre. Le nom de Dieu est sec et s’effrite […] Je marche sur des débris. (T : 37)

La marche est le premier geste que le narrateur et le personnage entreprennent

« ensemble ». Genette n’a-t-il pas exprimé que, dans la narration simultanée, le récit

(propre au narrateur) et l’histoire (univers du personnage) se rejoignent26

? Si, en principe,

la marche est une réaction contre la peur de « s'abandonner au vent » (T :38) — on voit ici

une claire intention du narrateur de continuer à exercer le contrôle du récit —, très tôt, elle

va montrer des signes propres au personnage. Le passage qui suit s’ouvre avec le mot

« effroi » : « l’effroi seul différencie mes pas boueux de la boue du sentier menant jusqu’à

la maison. » (T : 38) On y voit la stagnation dans laquelle est plongé le narrateur, à mi-

chemin entre le moi-présent et le moi-passé. La présence de la peur, de la boue, élément qui

corrompt la marche, car propice aux mélanges, font perdre au narrateur son ancrage humain

26 « Le troisième type, au contraire (narration simultanée), est en principe le plus simple, puisque la

coïncidence rigoureuse de l’histoire et de la narration élimine toute espèce d’interférence et de jeu temporel. »

Gérard Genette, Figures III, Paris, Éd. du Seuil (Poétique), 1972, p. 230-231.

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pour le rapprocher de l’animal. La marche physique est, en réalité, une marche qui reflète la

perte de la condition humaine.

Si la marche est, au commencement de la deuxième partie du « Torrent »,

relativement régulière dans la mesure où elle est en synchronie avec le déroulement des

faits qui viennent se placer sagement l’un après l’autre, la marche introspective de François

garde un caractère erratique : l’épuisement qu’éprouve le narrateur lui fait perdre

momentanément le contrôle de sa narration :

Je marche dans l’eau. Je suis si faible que je me trouve obligé de m’arrêter à chaque pas. (T :

51)

Je possède donc la certitude que je ne conserve aucune maîtrise sur ma voix. Je ne sais si je

parle haut ou si je continue mon monologue intérieur […] Je n’ai pas la force de me lever. (T :

52)

1.4 Narrateur et personnage en « Je »

Bien que la distance temporelle et spatiale qui sépare l’action de l’acte narratif se restreigne

à zéro dans la narration simultanée, il en subsiste une autre qui relève, au dire de Genette,

du niveau narratif. Cet écart prend son origine dans la relation que le narrateur entretient

avec le récit qu’il raconte. En théorie, François sera toujours, dans cette deuxième partie du

récit, extradiégétique même si sa proximité avec les faits racontés est très marquée.

Cependant, la convergence entre narrateur et personnage dans la même personne

grammaticale propre au récit autobiographique pose un problème linguistique que René

Rivara formule ainsi dans Langue du récit : « est-ce “le même” Je qui est utilisé par les

deux instances [narrateur et personnage] 27

? ». À la suite de cette interrogation, Rivara

donne une explication satisfaisante qui aide sinon à dissiper l’ambiguïté du « Je »

autodiégétique, du moins à l’expliquer. En effet, Rivara affirme que le « Je » des récits

autobiographiques doit être associé à la notion de point de vue. Ce concept permet de

différencier le savoir du personnage et le savoir du narrateur à un moment déterminé du

27 René Rivara, La langue du récit. Introduction à la narratologie énonciative, Paris, L’Harmattan

(Sémantiques), 2005, p. 159. (Souligné dans le texte).

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19

récit. Cette observation invite à convoquer la théorie de la focalisation de Pierre Vitoux

avec l’objectif de mieux distinguer entre narrateur et personnage dans cette partie du récit.

Dès sa formulation en 1972 par Genette, la focalisation a donné lieu à de

nombreux débats et à des reformulations parmi lesquelles se trouve celle de Genette lui-

même qui, en 1983, publie Nouveau discours du récit pour ajouter des précisions à sa

théorie et mettre à jour les progrès en matière de narratologie. Parmi les chercheurs

notables qui ont poussé cette réflexion se trouvent Mieke Bal et Pierre Vitoux. De ce

dernier, nous allons retenir l’essentiel de ses observations, car, sans trop s’éloigner des

principes genettiens, Vitoux a su résoudre, à notre avis, une part de l’ambiguïté qui pesait

sur la focalisation et, notamment, sur une variante de celle-ci : la focalisation interne. Nous

allons donc présenter dans les lignes qui suivent les outils théoriques qui, plus tard, seront

appliqués à l’étude du « Torrent ».

1.4.1 La focalisation : Genette et Vitoux

La théorie de la focalisation de Vitoux étant fondée sur les bases du modèle de

Genette, nous le reprendrons rapidement.

Dans Figures III, Genette fait la distinction entre diégésis et mimésis. Le couple

présente un inconvénient lorsqu’il est transposé à l’étude du récit. En effet, la nature du

récit est de « raconter » (diégésis), non pas d’« imiter » (mimésis). Même des éléments

verbaux tels que les monologues — comme celui du « Torrent » par exemple — sont, selon

Genette, des représentations de discours incluses dans le récit. Genette juge donc nécessaire

de remplacer le couple diégésis/mimésis par diégésis/rhésis voulant préciser par là qu’il y a

un « texte de narrateur » et un « texte de personnages ». Cette distinction est le support

d’une autre, celle qui différencie entre « récit d’événements » et « récit de paroles ».

Le « récit d’événements » sera toujours, selon Genette, un récit. Le « récit de

paroles » est défini, quant à lui, comme un mode de (re) production du discours et de la

pensée des personnages dans le récit littéraire écrit. Les modes de reproduction donnent lieu

à deux options : d’une part, le narrateur peut choisir de reproduire exactement les paroles

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du personnage, ce qui donne lieu à une narration transparente où l’instance narratrice

s’efface ; d’autre part, lorsque le narrateur déforme les paroles pour les intégrer à son

discours, on peut distinguer plusieurs degrés qui mènent du discours du narrateur à celui du

personnage28

.

Ce qui ressort de ces deux catégories du récit, c’est leur capacité de raconter.

Cependant, « Le Torrent », surtout dans sa seconde partie, ne cherche pas tant à raconter

qu’à reproduire l’activité mentale d’un personnage. Voilà pourquoi nous avons recours à

une troisième catégorie du récit : le « récit de pensées ». Sa principale caractéristique

consiste dans la mise en contact de deux consciences : celle du narrateur qui permet

d’entrer en contact avec le monde intérieur du personnage et celle du personnage lui-même.

Dans « le récit de pensées », il y a donc une superposition des points de vue. Le point de

vue du narrateur ne nous est pas directement accessible vu qu’il existe à l’intérieur du

personnage et qu’il faut donc passer par la conscience du moi de l’action avant d’accéder

au moi-narrant. À titre d’exemple, nous reproduisons le passage où François surveille

Amica :

Qu’est-elle venue faire ici? S’il n’y avait aucun hasard dans notre rencontre? Si, au contraire,

elle m’attendait exprès pour venir enquêter sur la morte et le vivant d’ici? Pourquoi suis-je donc

allé au-devant de cette femme? Je ne vois aucune issue pour m’en défaire, à présent. Si je

mesurais sa capacité de souffrir avec la mienne? Non, il faut que je la ménage. J’ai trop peur

qu’elle s’en aille avec mon secret, pendant que je dors. Il faudrait ne plus dormir. Veiller.

28 Nous allons présenter par ordre décroissant la façon dont le narrateur se dilue jusqu’à l’ « effacement » :

1. Discours narrativisé. Les paroles du personnage sont traitées comme un acte et ne sont donc pas citées.

2. Discours transposé. Il est plus mimétique que le précédent. Selon Genette, il est capable d’exhaustivité.

Pourtant, la présence du narrateur reste encore très sensible pour qu’on croie à la fidélité des paroles

réellement prononcées par le personnage.

3. Discours rapporté. Elle est la forme la plus « mimétique ». Le narrateur fait semblant de donner la parole à

son personnage. C’est la forme fondamentale du dialogue et du monologue. Cet effacement de l’instance

narrative donne lieu au dernier type de discours repéré par Genette : le discours immédiat.

4. Discours immédiat (monologue intérieur). Effacement des dernières marques de l’instance narrative. On

accorde la parole au personnage sans aucune médiation du narrateur. Cf. Christian Angelet et Jan Herman,

op.cit., p. 178-179.

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21

Veiller sur soi. C’est cela qui est implacable, à la longue. Je ne fais que veiller sur moi, que

vivre en moi. Les seules voix qui me parviennent sont intérieures. Aucune bouche ne les traduit,

aucun intermédiaire n’y met des formes. (T : 49)

Dans ce passage, la présence du personnage piégé dans sa propre confusion est visible dans

la séquence des questions auxquelles le personnage n’a plus de réponse. La peur, intensifiée

par l’évaluation thymique véhiculée par l’adverbe « trop », nous situe dans la sphère propre

au personnage. Finalement l’atmosphère étouffante qui est l’intériorité même du

personnage rappelle un espace où François n’a affaire qu’à des sons, qui sont autant de

protoformes que le personnage n’est pas capable de déterminer.

Cet exemple de focalisation permet de distinguer le point de vue de la voix, c’est-

à-dire dans le cas présenté, le point de vue du personnage de la voix du narrateur. À cette

première distinction, ajoutons celle entre focalisateur et focalisé, introduite par Mieke Bal,

différence fondamentale, car elle sépare « celui qui voit » et « ce qu’on voit ». Ce système

binaire plus précis est par ailleurs important pour notre étude puisqu’il étend la focalisation

au-delà du domaine purement visuel. Comme le souligne Glenda Wagner, Bal « considère

du ressort de la focalisation toutes les perceptions physiques (non seulement la vue, mais

également l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goûter) et mentales (entendre, comprendre,

sentir, percevoir, etc.)29

. » Cette définition enrichit la sphère de la perception pour aller

chercher un spectre plus ample de sensations très précieuses pour l’étude de l’œuvre

d’Anne Hébert.

Une fois survolés ces quelques concepts théoriques sur la focalisation, nous allons

présenter maintenant les principes de Pierre Vitoux qui seront notre principal soutien dans

l’étude du « Torrent ». Vitoux reprend la distinction entre focalisation-sujet et focalisation-

29 Fascicule pédagogique : Lectures et formes narratives FRN-14468, Université Laval, Département des

littératures, juillet 1989, p. 18 cité par Glenda Wagner, « La Narratologie à la recherche d’un nouveau souffle.

Essai comparatif entre la narratologie littéraire de Gérard Genette, Mieke Bal et Pierre Vitoux, et la

narratologie filmique d’André Gaudreault et François Jost », mémoire de maîtrise en littérature québécoise,

Québec, Université Laval, 1989, f. 75.

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objet. À ceci, l’auteur du « Jeu de la focalisation » ajoutera la notion de délégation ou non-

délégation de la focalisation à un personnage :

Le premier avantage de la notion de la « non-délégation » me semble être de liquider, par

l’usage d’une définition négative, les implications quasi théologiques du concept habituel de

« narrateur omniscient ». Le narrateur ne sait pas « tout », mais il maîtrise sur le plan de la

focalisation la totalité de l’histoire qu’il organise en récit30

.

L’objet de la focalisation sera aussi précisé. Aux yeux de Vitoux, il peut être

« perceptible » si le focalisateur le voit de l’extérieur. Par contre, l’objet sera

« imperceptible », s’il « peut être perçu uniquement de l’intérieur comme une donnée

psychologique31

». Suite à quoi, la typologie modale de Vitoux se formule comme suit :

Fs nd (non déléguée) Fsd (déléguée)

Fo interne Fo externe

C’est la deuxième proposition qui s’avère utile pour l’étude du « Torrent », car elle présente

une focalisation déléguée à un personnage. Le champ de perception du narrateur est alors

nécessairement restreint à la conscience d’un personnage qui n’aura, théoriquement, accès

qu’à la surface de son objet. Dans « Notes sur la focalisation dans le roman

autobiographique », l’auteur propose toutefois d’ajuster la terminologie pour l’étude des

récits à la première personne. À la focalisation-sujet déléguée viendra se substituer la

focalisation-sujet diégétisée, expression qui permet de souligner que « l’identification ou

non du focalisateur avec un personnage » correspond « à l’insertion ou non de la “vision”

dans la diégèse32

».

Comme dans « Le Torrent » le narrateur est un personnage, la fonction narrative

sera contrainte à une limitation du champ visuel ou perceptif, c’est-à-dire à une

focalisation-objet externe. En effet, le narrateur peut rendre compte seulement de ce qu’il

perçoit en tant que personnage. Cependant le narrateur « est transparent à lui-même en tant

30 Pierre Vitoux, « Le jeu de la focalisation », dans Poétique, n

o 51 (septembre 1982), p. 361.

31 Ibid., p. 360.

32 Pierre Vitoux, « Focalisation, point de vue, perspective », dans Protée, vol. 16, (hiver-printemps 1988), p.

34.

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23

que personnage33

» à moins, bien sûr, qu’il ne parvienne plus à se remémorer les émotions

ou les idées qu’il a pu ressentir.

1.4.1.1. La focalisation dans la première partie du « Torrent »

Tout récit est au carrefour de trois courants : le récit d’événements, le récit de paroles et le

récit de pensées. La première partie du « Torrent » est, à ce titre, exemplaire. La nature

événementielle du récit est mise en lumière du moment où le lecteur est capable de

reconstruire la trame du récit : la nouvelle commence avec l’enfance étouffée de François et

sa première escapade à l’âge de douze ans où il établit pour la première fois un contact avec

l’extérieur. Suite à ce premier geste de révolte, la « faute » de Claudine est exposée. C’est

alors que prend sens la détermination de la mère de consacrer son fils, conçu hors mariage,

à la prêtrise, croyant par cet acte effacer toute trace du désir auquel elle a autrefois

succombé. Devant la résolution maternelle, François se révolte. Cette opposition prend

toute son ampleur dramatique dans le matricide. On trouve aussi une part de récit de

paroles. En effet, bien que peu nombreuses, les paroles des personnages sont parfois

transmises grâce au discours rapporté et au discours transposé dans sa variante du style

indirect libre34

. Le discours rapporté ne mène toutefois jamais au dialogue et il est fait de

paroles autoritaires, assez significatif, donc, des relations entre François et sa mère. De

plus, en deuxième partie, la surdité de François entraîne inévitablement un repli sur lui-

même et l’absence quasi complète de paroles rapportées. Mais c’est sans doute le « récit de

pensées » qui caractérise la première partie du « Torrent ».

Pour bien rendre compte du discours mental qui se déroule dans la conscience

profonde des personnages, Dorrit Cohn distingue trois techniques, valides pour l’étude des

récits à la première personne :

33 Pierre Vitoux, « Notes sur la focalisation dans le roman autobiographique », dans Études littéraires, vol. 17,

no 2 (automne 1984), p. 267.

34 « Genette considère le style indirect libre comme une variante du discours transposé. On sait que dans le

style indirect libre, le verbe conserve les modalités personnelles et temporelles du style indirect, cependant

que la formule déclarative (“Il m’a dit”) disparaît ». C. Angelet et J. Herman, « Narratologie », op.cit., p.178.

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a) le psychorécit (psychonarration ou discours narrativisé selon Genette)

b) le monologue rapporté (discours rapporté selon Genette)

c) le monologue narrativisé (discours transposé selon Genette).

Le psychorécit est la technique narrative qui rend compte de l’agitation souterraine à

laquelle le personnage n’a pas nécessairement donné une forme dans le langage. Il jette de

la lumière sur ce que le personnage éprouve, même quand celui-ci ne le perçoit pas

clairement, ainsi que sur ce qu’il se cache à lui-même35

. Cette technique permet de sonder

les mystères de l’âme. C’est à l’intérieur de cette catégorie que Cohn distingue la

dissonance et la consonance. Dans la première partie du « Torrent », le narrateur est capable

d’explorer sa propre intériorité grâce aux jeux de mémoire qui lui offrent une saisie de sa

vie d’autrefois. La dissonance caractérise la première partie du récit alors que la

consonance rend compte de la deuxième moitié.

Pour Genette, la dissonance s’explique à partir du « mode » dont les deux aspects

seront appliqués à la première partie du « Torrent » : la distance et la perspective. Notre

objectif consiste à expliquer en quoi François en tant que narrateur reste distant du récit,

c’est-à-dire en quoi il agit comme narrateur homodiégétique-témoin.

Dans « Le Torrent », l’informateur est le narrateur lui-même. Cette conscience

lucide rend possible le « récit d’événements » qui se ressource à la rétrospection et aux

efforts de la mémoire. Lorsque ce narrateur-énonciateur évoque son passé, il a la possibilité

de se déplacer dans l’axe temporel et, par là, il devient dissonant. C’est ainsi que devient

perceptible son point de vue : « J’allais avoir douze ans et n’avais pas encore contemplé un

visage humain. » (T : 21) L’expérience acquise au fil du temps lui permet de se prononcer

et de mieux comprendre son passé. Dans le passage cité, le narrateur ne restitue pas le strict

point de vue du personnage, mais le complète, l’éclaircit.

35 Ibid., p. 180.

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25

Bien que guidé par les fragments du souvenir, François fait souvent penser au

narrateur du récit traditionnel qui donne à l’histoire une suite chronologique fortement

agencée par une logique explicative. En effet, le narrateur sous-tend, par sa cohérence, le

discours du personnage. Les explications, les interprétations (« C’était là, je crois, la façon

maternelle de sanctifier le jour du Seigneur, à mes dépens ») (T : 22) ainsi que l’intérêt de

trouver la cause et les effets permettent d’entendre la voix narrative : « Le résultat pratique,

si l’on peut dire, de ma première rencontre avec autrui, fut de me mettre sur mes gardes ».

(T : 28) (nous soulignons.) Cependant cette distinction est relative parce que, même dans sa

propre intériorité, François-personnage s’écarte de lui-même. Ces dédoublements donnent

lieu à une complexe alternance dans les points de vue.

Voyons de plus près cette alternance au moyen du passage où se matérialise le

destin de François, condamné à perpétuer la mère à ses dépens. Pour des raisons de clarté,

nous avons subdivisé le paragraphe et numéroté ses parties :

(1) Ma mère s’approcha de moi. Elle n’allégea pas l’atmosphère. Elle ne me sauva pas de mon

oppression. Au contraire, sa présence donnait du poids au caractère surnaturel de cette scène.

(2) La cuisine était sombre, le seul rond de clarté projeté par la lampe tombait sur le livre que je

tenais ouvert. Dans ce cercle lumineux, les mains de ma mère entrèrent en action. Elle s’empara

du livre. Un instant le « Claudine » écrit en lettres hautes et volontaires capta toute la lumière.

Puis il disparut

(3) et je vis venir à la place, tracé de la même calligraphie altière : « François ». Un « François »

en encre fraîche, accolé au « Perrault » de vieille encre.

Et ainsi dans ce rayon étroit, en l’espace de quelques minutes, les mains longues jouèrent et

scellèrent mon destin. Tous mes livres y passèrent.

(4) Cette phrase de ma mère me martelait la tête : « tu es mon fils », « tu me continues ».

(5) Ce jour extraordinaire disparu, je m’efforçai, sur l’ordre de ma mère de le repousser de ma

mémoire. (T : 27)

L’entrée dans la focalisation du personnage se fait d’emblée, car ce long passage

est riche en perceptions physiques. Le premier segment présente la sensation d’étouffement

et d’écrasement. Ces sensations, c’est le corps qui les reçoit et elles révèlent la répression

maternelle qui deviendra, plus tard, une intention de la part de François de cacher son crime

et donc lui-même jusqu’au point de nier, en premier lieu, son corps. La perte du contrôle

narratologique est visible parce que la scène est qualifiée par le personnage de surnaturelle,

comme si elle échappait donc au savoir rationnel du narrateur.

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Dans le deuxième segment, il est question d’ombre et de lumière, éléments

éphémères qui montrent bien la dialectique dans laquelle sont pris le narrateur et le

personnage. La lumière se matérialise pour une courte durée. Les allusions « rond de

clarté », « lampe », « cercle lumineux », « rayon étroit » en sont la preuve. Le narrateur se

« sert » de cette lumière pour marquer sa présence. Cependant le narrateur a des limites : il

est semblable à cette lueur qui ne rayonne plus, car elle est littéralement encerclée. Le

narrateur, tout comme la lumière, finit par être absorbé par les ténèbres de son personnage.

Dans le troisième segment, le narrateur alterne entre la dissonance et la

consonance. Une première lecture permet de croire que le narrateur continue de faire des

distinctions. La fraîcheur et la sécheresse de l’encre correspondent respectivement à cette

capacité de distinguer le présent et le passé. Cependant l’événement de la filiation est

raconté à la manière d’un rite d’initiation. À l’incision faite sur le corps se substitue une

autre incision faite à travers l’écriture. Le narrateur raconte, mais c’est le personnage qui en

ressent les effets. L’intervention de la main ainsi que la présence du verbe « sceller », pour

ne pas mentionner les adjectifs « fraîche » et « vieille » (qu’on pourrait comprendre comme

« sèche »), renvoient à des sensations cutanées.

Dans le quatrième segment, le narrateur s’impose, en anticipant sous le mode

symbolique et par l’utilisation du verbe « marteler » l’incident qui va rendre sourd son moi

personnage. La présence narrative est perceptible grâce à ce que Genette nomme la

paralepse36

. Cependant, la présence du verbe « marteler » au milieu du syntagme déstabilise

la logique du narrateur et nous replonge dans l’univers tourmenté du personnage.

36 En parlant des altérations propres au mode, Genette commente : « Les deux types d’altération concevables

consistent soit à donner moins d’information qu’il n’est en principe nécessaire, soit à en donner plus qu’il

n’est en principe autorisé dans le code de focalisation qui régit l’ensemble. Le premier porte un nom en

rhétorique […] il s’agit de l’omission latérale ou paralipse. Le second ne porte pas encore de nom ; nous le

baptiserons paralepse, puisqu’il s’agit ici non plus de laisser (-lipse, de leipo) une information que l’on

devrait prendre (et donner), mais au contraire de prendre (-lepse, de lambano) et donner une information

qu’on devrait laisser. » Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 211-212. (Souligné dans le texte).

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27

Le dernier segment traduit, par la force du contraste visuel entre lumière

(narrateur) et obscurité (personnage), l’effort du moi-narrateur de repousser son moi-

personnage.

Il y a, donc, dans cette première partie de la nouvelle, une oscillation entre le point

de vue du narrateur et celui du personnage.

1.4.1.2 La focalisation dans la deuxième partie du « Torrent »

La deuxième partie du « Torrent » fait partie de la catégorie des récits de pensées. Elle se

distingue de la première partie par le recours permanent au présent. Cela donne lieu à la

consonance, car la situation narrative est dominée par le personnage. À l’instar du

monologue intérieur, la consonance rend compte de l’émancipation du personnage qui

semble échapper au contrôle et à la médiation du narrateur.

Nous ferons appel à l’une des techniques narratives qui visent à rendre compte de

l’immédiateté des propos qui surgissent dans l’esprit des personnages : le monologue

intérieur. Pourtant, ce type de monologue implique de prendre en considération certaines

difficultés. La première concerne l’impossibilité de distinguer la focalisation de la

narration. Comme le rappelle Genette : « [il ne faut pas] confondre les deux instances de la

focalisation et de la narration, qui restent distinctes même dans le récit “à la première

personne”, c’est-à-dire lorsque ces deux instances sont assumées par la même personne

(sauf dans le récit au présent, en monologue intérieur)37

. » La deuxième difficulté consiste

à déterminer à quelle forme monologique recourt le personnage dans la mesure où le

monologue semble fluctuer. Nous avons précédemment indiqué que Genette distingue trois

étapes qui permettent de suivre l’évolution progressive du discours du narrateur vers le

discours du personnage : discours narrativisé, discours transposé et discours rapporté. C’est

le discours transposé (monologue narrativisé selon Cohn) qui correspond le mieux à ce que

l’on retrouve dans « Le Torrent ». En effet, l’auteur de Figures III précise que ce discours

37 Ibid., p. 210. (Nous soulignons).

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coïncide avec le « style indirect libre » où « l’absence de verbe déclaratif […] entraîne une

double confusion. Tout d’abord entre discours prononcé et discours intérieur […] Ensuite et

surtout, entre le discours (prononcé ou intérieur) du personnage et celui du narrateur.38

»

Cependant la nature monologique du « Torrent » demande à être précisée. Dans La

Transparence intérieure, Cohn rappelle que les trois techniques visant à rendre compte de

la vie intérieure à la troisième personne (psychorécit, monologue rapporté et monologue

narrativisé) sont susceptibles, avec l’adjonction de préfixes, de mettre en évidence la

relation que le narrateur établit avec son objet dans un récit à la première personne. Cela

donne lieu à l’autorécit, au monologue autorapporté et, pour le cas qui nous occupe, au

monologue autonarrativisé. Le « monologue intérieur » en tant que technique narrative

regroupe non seulement le monologue autonarrativisé (discours indirect libre), mais aussi le

monologue autorapporté (citation des pensées). Celui-ci sert à désigner le discours mental

tel que formulé par le personnage et présenté par un narrateur à la première personne.

L’intérêt de faire appel à cette catégorie est d’expliquer comment le narrateur-personnage,

lors du monologue, se dissocie mentalement de lui-même et « construit un destinataire

auquel il va s’adresser comme il pourrait s’adresser à une autre personne39

». Lorsque

François croit communiquer avec Amica ou lorsqu’il croit qu’elle remplace son rôle

d’auditeur premier, alors la nature du monologue se transforme en une espèce de

« dialogue » que le personnage établit avec lui-même sans l’apparente entremise du

narrateur : « Je ne sais rien! Je ne sais rien! Si ce chat sait, lui, il n’est pas de moi. Non!

Non! Ne souris pas, Amica. Il n’est pas de moi. » (T : 48) Normalement, le monologue

autorapporté cherche une distance (fictive) pour faire une analyse de soi. François fait

croire à une distance en faisant appel au vocatif qui crée la présence d’un Autre. Or, cet

Autre dédoublé est une invention du personnage qui cherche à fuir. Dans la deuxième partie

du « Torrent », on retrouve donc des monologues juxtaposés selon que François s’adresse à

lui-même ou non, qu’il parle à voix haute ou en lui-même.

38 Ibid., p. 192.

39 René Rivara, La langue du récit […], op. cit., p. 247.

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29

* * *

L’analyse de la focalisation montre que c’est la conscience du personnage qui

prime dans l’ensemble du récit. Cependant, cette affirmation mérite d’être précisée. Dans la

première partie du « Torrent », François se perçoit lui-même comme s’il était à distance ce

qui permet de croire à un certain contrôle du récit pris en charge par François-narrateur.

Contraint par une discipline maternelle traduite, au niveau de la perception, par

l’obscurcissement, François-narrateur a une vision du monde où priment le blanc et le noir.

Si, comme l’affirme Fontanille, le monde visible nous est accessible par la lumière, dans la

première partie du « Torrent », plus précisément, il résiste à l’appréhension du personnage,

car, dans cette première partie, la lumière est fugace. Si cela prédispose aux premières

apparitions de la couleur, celle-ci ne prend pas une véritable signification d’autant plus

qu’elle n’a aucun contact avec le corps. Une hypothèse prévaut ici : la couleur va prendre

sa véritable signification lorsqu’elle sera associée à l’intensité qui affecte directement le

corps.

Dans la deuxième partie du récit, la tension entre narrateur et personnage

s’accentue jusqu’au point de donner au personnage la prééminence du récit. François,

abandonné à lui-même, met en relief son corps. Cette nouvelle condition a comme

antécédent l’incident de la surdité qui ponctue le moment où la perception visuelle est

dépassée par une intensité énergique et dynamique propre au corps. Lorsque François

mentionne le sang, il nous situe dans une nouvelle topologie élémentaire. En effet, le sang

devient l’espace interne où ont lieu des articulations sémiotiques du monde sensible,

soumises au contrôle de deux dimensions corrélées entre elles. D’une part, nous avons un

espace interne qui est le corps qui accueille la dimension de l’intensité. D’autre part, nous

avons l’étendue. En effet, le sang, du fait de sa portée hautement symbolique, est compris

ici comme une étendue intemporelle. Nous voulons montrer ainsi que la tension vécue à

l’intérieur du personnage est une révolte du corps qui, presque absente dans la première

partie du récit, commence à se manifester.

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Chapitre II : Corps éclaté. Préliminaires pour une étude de la

couleur

Je pars des réalités concrètes et pour moi les objets sont toujours très concrets.

Anne Hébert citée par Marcheix : 2005

2.1 Introduction

Dans le chapitre précédent, l’analyse narratologique a permis d’être conscient des

fluctuations entre narrateur et personnage. Cette particularité constitue la complexité et la

richesse du « Torrent ». Dans ce chapitre, nous prétendons dépasser cette ambivalence pour

nous arrêter au discours en acte, au « discours vivant, de la signification en devenir40

. »

Cette notion suppose une instance du discours qui se déplace et à partir de laquelle se

produit l’événement (de la couleur) dont la signification est, d’une part, soumise à la

perception et d’une autre, variable en fonction de la position prise par l’instance du

discours.

Cela explique pourquoi le concept de discours en acte pivote autour d’un autre

notion déjà abordé dans le chapitre précédent : celui du point de vue désignant, selon Denis

Bertrand, l’ensemble des procédés utilisés par l’énonciateur pour décrire l’objet sélectionné

et en orienter l’éclairage. Ce concept a été précisé, entre autres, par la focalisation, définie

comme une « procédure de débrayage cognitif qui détermine la position et le mode de

présence du narrateur (ou de l’observateur)41

. » Dans la première partie du chapitre un,

nous avons fait appel à la théorie genettienne de la focalisation. Précisée grâce aux analyses

de Mieke Bal, elle n’est plus une « restriction ». Au contraire, la focalisation s’approche de

l’activité cognitive dépassant ainsi le purement visuel. Pour sa part, Pierre Vitoux

retravaille la focalisation qui sera dite interne en fonction du sujet, situé à l’intérieur de la

40 Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1999, p. 14.

41 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan (Fac. Linguistique), 2000, p. 94.

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31

diégèse, mais aussi en fonction de l’objet, perçu de l’intérieur de la conscience d’un

personnage.

À ce bref rappel, ajoutons une description de la logique qui va guider notre

démarche de type passionnel. Selon cette logique, la visée et la saisie, actes élémentaires de

l’acte signifiant, sont en désaccord. En effet,

Pour les logiques de la passion, la saisie est toujours en deçà de la visée; la tension passionnelle

repose sur cette imperfection éprouvée, imperfection qui réside dans le décalage entre le

paraître figuratif et conventionnel du monde (ce qu’on peut en saisir, conformément à notre

encyclopédie figurative et perceptive), d’une part, et l’apparaître sensible du même monde (ce

qu’on peut viser, depuis la position choisie par chaque instance de discours particulière),

d’autre part42

.

Cet écart entre la visée et la saisie est au centre des préoccupations de la phénoménologie

de la perception de laquelle s’occupera la figurativité. Cette notion descriptive nous sera

précieuse dans la mesure où, pour produire des effets de sens, le figuratif prendra comme

point de départ un support iconique. Ce support sera le corps. Notre objectif dans la

première partie de ce chapitre sera de décrire une figurativité spatiale du corps. Pour ce

faire, nous avons choisi quatre parties : la main, le front, les cheveux et les dents,

sélectionnées en fonction de leur rapport avec la couleur. Étant donné que la densité

sémique du corps est, en elle-même, faible puisque le récit explore peu les figures

corporelles, l’icône s’approchera graduellement de l’abstraction, prise en charge par le

thème. Le thème correspond à la signification plus abstraite des figures et orientera notre

lecture vers un champ de valeurs passionnelles où s’inscrit, finalement, la couleur.

La signification thématique dans « Le Torrent » repose sur une relation de type

semi-symbolique43

. En regard de la relation symbolique qui « met en rapport terme à terme

une unité figurative et une unité thématique, le semi-symbolique joue, lui, sur l’association,

42Jacques Fontanille, « Livraisons thématiques », [en ligne]. http://www.visio.hst.ulaval.ca/note4no3fonta--

nille.htm [Site consulté le 7 février 2012]. (Souligné dans l’original.) 43

« Un système est semi-symbolique si à une opposition du signifiant correspond une opposition du

signifié. » Louis Hébert, Éléments de sémiotique, [en ligne]. http://www.signosemio.com/elements-de-

semiotique.asp [Site consulté le 23 juillet 2012].

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la correspondance de catégorie à catégorie44

. » La balance, par exemple, renvoie à la justice

(relation symbolique terme à terme d’une figure — la balance — et d’un thème — la

justice), alors que le mouvement vertical/horizontal est homologué à l’opposition oui/non

(relation semi-symbolique catégorie à catégorie). Dans le cas du « Torrent », la relation

semi-symbolique a lieu, de façon générale, à l’intérieur de la partie du corps en question.

Expliquons-nous. Dans la première partie du récit, la main (de la mère) bat. Dans la

deuxième partie du récit, la main (d’Amica) caresse. Dans le cas du front, il oppose deux

positions spatiales : le haut et le bas. Dans la première partie du récit, le front est le signe de

la supériorité de la mère. Claudine rêve de rétablir la mauvaise réputation qui pèse sur elle.

Le front joue, dans ce sens, un rôle capital, car c’est là où devient « visible » la faute de

Claudine. Sa discipline de fer représente l’effort de garder la tête haute, car ce geste lui

vaudra la reconnaissance : « François, je retournerai au village, la tête haute. Tous

s’inclineront devant moi. » (T : 26). À la fin de la première partie du récit, le front, véritable

talon d’Achille de Claudine, est terrassé. C’est là où s’impriment littéralement les stigmates

de la mort. Pour leur part, les cheveux, dans la première partie du récit, insistent sur une

présence dysphorique de l’homme, marqué par la confusion. Dans la deuxième partie du

récit, la chevelure est féminine et manifeste une énergie sensuelle, en principe, euphorique.

La dentition est présente par le geste du rire dans la première et dans la deuxième partie du

récit. L’opposition entre l’une et l’autre insiste, toutefois, sur la différence entre l’homme et

la femme et, plus particulièrement, sur le thème de la séparation et de l’approximation,

ainsi que sur le bruit et le silence. Comme on le voit, le figuratif renvoie toujours à une

opposition (haut/bas, homme/femme, etc.), c’est-à-dire à une catégorie thématique dont la

signification n’est jamais unique ni stable.

Ajoutons que le thématique est lui-même véhicule de valeurs profondes que nous

pouvons représenter à l’aide du carré sémiotique. Cet outil d’analyse trouve, dans

l’opposition des valeurs, une manière de produire le sens.

44 Joseph Courtés, Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette Supérieure

(Linguistique), 1991, p. 168.

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33

2.2 Figurativité

Dans Précis de sémiotique littéraire, Denis Bertrand présente l’évolution de la notion de

figurativité. Nous retenons ici deux définitions qui s’ajustent aux propos de notre étude.

Lisons d’abord Courtés et ensuite Bertrand lui-même :

Nous qualifions […] de figuratif tout signifié, tout contenu d’une langue naturelle et, plus

largement, de tout système de représentation […] qui a un correspondant au plan du signifiant

(ou de l’expression) du monde naturel, de la réalité perceptible. Sera donc considéré comme

figuratif, dans un univers de discours donné (verbal ou non verbal), tout ce qui peut être

directement rapporté à l’un des cinq sens traditionnels : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le

toucher ; bref, tout ce qui relève de la perception du monde extérieur45

.

Pour sa part Bertrand ajoute :

La figurativité se définit comme tout contenu d’un système de représentation, verbal, visuel,

auditif, ou mixte, qui se trouve corrélé à une figure signifiante du monde perçu lors de sa prise

en charge par le discours46

.

La première définition insiste sur le support de la figurativité qui est la perception, tandis

que la deuxième dote la figure d’une forme conceptuelle et ensuite discursive. La mise en

relation de ces deux dimensions est médiatisée par « la position que le sujet de la

perception s’attribue dans le monde, quand il s’efforce d’en dégager le sens47

. » Cette

position, mouvante en elle-même, est moins instable si elle est approchée à partir de la

perspective du discours en acte qui fournit les bases pour une théorie du champ du discours

et une théorie de l’énonciation. À ce moment, « la “prise de position” qui détermine le

partage entre expression et contenu devient le premier acte de l’instance de discours, par

lequel elle instaure son champ d’énonciation et sa deixis48

. »

En tenant compte de ces considérations, Nicole Everaert-Desmedt ajoute, dans

Sémiotique du récit, que pour aborder l’analyse de la figurativité, il existe une double

45 Joseph Courtés, Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, op. cit., p.163, cité par Denis

Bertrand, op.cit., p. 99. (Souligné dans le texte). 46

Id. 47

Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, op.cit., p. 33. 48

Ibid., p. 34.

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perspective : paradigmatique et syntagmatique. La perspective paradigmatique consiste en

l’observation et le classement des figures (acteurs, espace, temps), alors que la perspective

syntagmatique permet de comprendre les variations de l’articulation du sens des figures au

fil du discours ou du récit.

L’un des principes régissant la perspective paradigmatique consiste à montrer que

le sens se construit à partir de l’opposition de traits figuratifs spatiaux. De façon générale

dans « Le Torrent », les indications spatiales s’articulent selon l’opposition « ouvert » et

« fermé » qui est, aussi, une façon d’opposer l’« extérieur » et l’« intérieur ». L’extérieur,

dans la première partie du récit, est représenté par l’étendue sans bornes de la grand-route :

« La route s’étendait […] unie au soleil ». (T : 23). Cet éclatement des frontières produit

une sensation d’étendue et de vacuité soulignée par la présence du soleil. En effet, la

lumière solaire estompe les limites et rend visible le vide environnant. Pour sa part,

l’espace intérieur est représenté par le cahier ainsi que par la table où s’installe François.

Ces deux objets condensent, métaphoriquement, l’espace cognitif rétréci dans lequel gravite

le personnage. Le coin de l’étable (métonymie du lieu de travail) et la seule fenêtre de la

maison (métonymie du lieu de récréation) confirment cette hypothèse.

Au niveau temporel, la sensation de claustration est vivement éprouvée : « Levées

avec le soleil, les heures de sa journée s’emboîtaient les unes dans les autres avec une

justesse qui ne laissait aucune détente possible. » (T : 19) (nous soulignons.) Contrôlé dans

son espace extérieur et intérieur, François, dans cette première partie du récit, suggère que

l’extérieur et l’intérieur sont rétrécis. Par contre, il tente d’échapper à cette rigueur spatiale

et temporelle en essayant de contrôler son regard. Pour ce faire, François lui donne une

direction rampante. Ne le voit-on pas promener ses yeux vers le bas de la figure de sa mère

ou aussi regarder en cachette? Le parcours du regard du personnage est aussi encadré par

une opposition de type temporel : jour vs nuit. Comme nous aurons l’occasion de le

constater au fil de notre analyse, le jour et la nuit auront un impact sur la visée et la saisie

du corps et, plus tard, de la couleur.

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35

Ces remarques préliminaires vont nous guider pour situer le cadre dans lequel vont

se présenter nos quatre figures corporelles : la main, le front, les cheveux et les dents.

2.2.1 Figurativité et thématique de la main

Dans Sémiotique du discours, Fontanille pose les bases qui supporteront notre analyse de la

première de nos figures : la main.

Puisque le premier acte de langage consiste à « rendre présent », il ne peut se concevoir que par

rapport à un corps susceptible de ressentir cette présence.

L’opérateur de cet acte est donc le corps propre, un corps sentant qui est la première forme que

prend l’actant d’énonciation. En effet, avant même qu’il puisse être identifié (ou pas) comme un

sujet (Je), ce dernier est implanté comme centre de référence sensible, réagissant à la présence

qui l’environne49

.

Une fois délimitée cette première prise de position, nous allons en reconnaître une

deuxième. Dans « Le Torrent », la présence du personnage se caractérise par un défaut

d’être qui se manifeste par un fort sentiment d’absence au monde et par conséquent à soi-

même. Cela se manifeste, figurativement, par une position recroquevillée et un regard

rampant.

Dans la première partie du récit, François parle de la « grande » main de sa mère

dont la dimension se substitue au paysage auquel songe le personnage. Par contiguïté

syntaxique, la main fait penser à une montagne, comprise ici comme obstacle : « et jamais,

jamais la campagne offerte par la fenêtre. Je voyais la grande main de ma mère quand elle

se levait sur moi » (T : 19). À cause des dimensions de la main, François ne réussit pas à

configurer l’extérieur ni à donner à sa perception une vision d’ensemble. Cette perception

du corps de l’Autre renvoie à l’idée de l’Absolu. Dans un panorama critique des approches

et de l’image du corps, Michel Bernard observe cette relation : « “le corps est compris

comme Dieu est conçu”. Autrement dit, notre attitude à l’égard du corps reflète celle que

49 Ibid., p. 93. (Souligné dans le texte).

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nous avons choisie explicitement ou non à l’égard de l’Absolu50

. » On constate que, dans

« Le Torrent », la main de l’autre dépasse toute dimension humaine. François traduit cette

information dans son for intérieur comme une sensation de pesanteur et de froideur qui va

conduire assez tôt le personnage vers l’immobilité comme le prouve le verbe « glacer51

».

La main de Claudine deviendra, aux yeux du personnage, dure. Figurativement

ceci se traduira chez François par une répression tactile opposée au possible déploiement de

la main féminine. Pour analyser cette opposition, examinons le passage des célébrations des

noces de François et Amica :

J’observe le couple étranger en sa nuit de noces. Je suis l’invité des noces. Amica montre une

aisance, une habileté dans les caresses qui me plongent dans un étonnement rêveur. Elle dort.

Les démons familiers appareillent dans les noires sculptures du lit. Ah! je ne serai plus seul

tourmenté! Non, ils épargnent son sommeil calme. Ils se déploient de loin autour d’elle. Elle

forme une île calme sur ma couche maudite.

Le matin point. Je sens le murmure lointain du torrent, en marche, en moi. Est-ce que je

rêve? Pourquoi ces petits souliers au pied du lit ? Sur une chaise, ces étoffes légères? Ah! que

fait cette tête endormie sur ma poitrine?

Je la prends dans mes mains, telle une boule. Elle m’embarrasse. Elle m’ennuie. Elle me

gêne […] J’éprouve une telle sécheresse. Ni désir, ni volupté. Sécheresse. Sécheresse de tout.

(T : 45)

François ne participe pas à la célébration de ses propres noces! En effet, la lucidité de

François devant l’aisance d’Amica cherche à supprimer le désir qui se manifeste,

figurativement, par des formes circulaires qui suggèrent que le désir est contenu. Amica

devient donc une île autour de laquelle tourne le désir réprimé de François. Les

personnages, isolés dans leurs appétits, forment un cercle double qui esquisse une spirale.

Cet emboîtement, si fréquent dans l’imaginaire hébertien, synthétise l’opposition figurative

de la main qui oscille entre l’« approximation » et l’« éloignement ». Si la caresse d’Amica

cherche le contact, la main de François repousse ces approches comme le montre la phrase

suivante où l’on voit la tête d’Amica réduite à un objet : « Je la prends dans mes mains,

50 Michel Bernard, Le corps, Paris, Seuil, 1995, p. 8. Dans la première partie de cette citation, Bernard cite

Claude Bruaire, Philosophie du corps, Seuil, Paris, 1968, p. 153. 51

« Je voyais la grande main de ma mère quand elle se levait sur moi, mais je n’apercevais pas ma mère en

entier, de pied en cap. J’avais seulement le sentiment de sa terrible grandeur qui me glaçait. » (T : 19)

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37

telle une boule. » (T : 45) Toujours dans ce passage, Amica occupe la position centrale du

cercle parce qu’elle est entourée par le désir de François qui se dissout à cause de l’arrivée

du jour dont la violence est marquée par le changement de paragraphe et la concision de la

phrase : « Le matin point. Je sens le murmure lointain du torrent, en marche, en moi. Est-ce

que je rêve? Pourquoi ces petits souliers au pied du lit? Sur une chaise, ces étoffes légères?

Ah! que fait cette tête endormie sur ma poitrine? » (T : 45)

Un autre passage révélateur de la répression figurative de la main apparaît lorsque

François associe son amie au chat :

Une fois, ne pouvant plus soutenir cette exaspérante insistance [le regard de son amie], j’ai

voulu frapper Amica. D’un bond, elle a sauté à terre. Ce bond élastique a été pour moi une telle

révélation que je n’ai plus pensé à courir après Amica. Le malaise poignant que me donnaient

les yeux trop grands ouverts attachés sur moi est complété par l’impression de la chute souple.

Cela me rappelle un certain chat. Ma mère ne voulait pas garder de chat […] Elle n’acceptait

que des bêtes qu’on peut tenir en main et faire ramper, tremblantes, à ses pieds. (T : 47) (nous

soulignons.)

Dans ce passage, il y a une tension qui concerne le regard et la main. En effet, l’intensité du

regard féminin cherche à hypnotiser, à immobiliser François, car le regard est l’arme

féminine par excellence pour avoir le dessus sur l’homme. François répond à cette intensité

avec un désir de frapper. Cette perte de contrôle de soi est traversée par le désir, le « vouloir

faire », et l’impuissance, « ne pas pouvoir faire ». Cela explique pourquoi le lecteur a

l’impression que c’est le regard qui a neutralisé la force des poings masculins. François

n’utilise-t-il pas le verbe « attacher » pour parler des yeux d’Amica fixés sur lui? : « Le

malaise poignant que me donnaient les yeux trop grands ouverts attachés sur moi […] »

(T : 47.) Cette force de la main qui, chez François, présente assez souvent une forme

saccadée (le verbe « frapper » renvoie à l’idée de coups réitérés) contraste avec celle du

regard et avec le geste plus économe parce que limité à une seule occurrence de la

femme qui veut « tenir en main ». L’idée de contrôle, de rigueur est donc plus présente

chez la femme.

Au niveau temporel, la main agit comme support d’une opposition entre « jour » et

« nuit ». Pendant la nuit, la main (féminine) dissout le temps. Complice de l’étreinte

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érotique, la nuit et la caresse installent François dans un état qui oscille entre le rêve et la

réalité. Dans cet état intermédiaire, le personnage est aux prises avec un désir que son moi-

narrateur cherche à contrôler. L’état de veille représente l’effort que le narrateur fait pour

extirper son désir. À la différence d’Amica qui se déploie dans la nuit, François se fait

complice du jour parce qu’avec l’arrivée du jour, c’est la sécheresse qui revient et la dureté

de la main.

Dans Sémiotique du discours, Fontanille présente le carré sémiotique, structure

binaire connue de la sémiotique, qui s’avère utile pour notre étude dans la mesure où il est

bâti sur un système d’oppositions qui répond à la conception de l’univers hébertien érigé,

lui aussi, sur une « contradiction fondamentale [qui] transforme toute chose en son

contraire.52

» Le carré sémiotique nous aidera à structurer les oppositions thématiques des

figures. La section précédente a voulu montrer que la main est érigée sur une opposition

des valeurs. En effet, la main (féminine) oscille entre la violence et la douceur.

Figurativement, ces deux valeurs se manifestent respectivement par le verbe « frapper » et

le verbe « caresser ». Ces oppositions sont disposées sur le carré sémiotique comme suit :

52 Albert Legrand, Anne Hébert : FRAN 341 (recueil de textes réalisé dans le cadre d’un cours universitaire),

Montréal, La Librairie de l’Université de Montréal, 1973, p. 118.

« frapper » « caresser »

(violence, dureté) (douceur)

« non frapper »

(non-violence)

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39

Cette disposition paradigmatique montre le passage d’une valeur à l’autre (« frapper »,

« caresser ») par le biais de la relation de contradiction (« non-frapper »). Autrement dit,

pour expliquer comment la main violente devient caressante, il faut prendre en

considération la variante « non frapper ».

La première partie du récit montre une main, féminine, qui s’épuise par le travail.

Cette main dure, immense, établit une relation immédiate avec l’outil dont les rapports avec

la terre semblent se ressentir. Ne voit-on pas Claudine sarcler la terre qui paraît lui répondre

par la stérilité? À ce sujet, Bachelard commente que « l’outil aura tout de suite un

complément de destruction ; un coefficient d’agression contre la matière [car] l’outil éveille

le besoin d’agir contre une chose dure53

. » François est très vite confronté à cette main qui

se sert de lui comme d’un outil. En même temps, le héros va développer, en suivant la

pensée bachelardienne, une résistance contre le monde. Dans la première partie du récit,

François, fidèle au principe de résistance, se révolte contre la volonté de sa mère qui

cherche à faire de lui un prêtre. À ce moment, la main (féminine) frappe la tête de François

pour pouvoir mieux le dominer. Cette violence extrême rendra sourd François, mais elle

renforcera aussi la caractérisation corporelle du personnage qui, dans la première partie de

la nouvelle, repose sur ses membres inférieurs. Ne le voit-on pas s’échapper, courir,

marcher? Sensible à la domination violente qu’exercent les membres supérieurs, François

va projeter, presque inconsciemment, dans ses pieds son opposition à Claudine. Ceci vient

renforcer le lien entre les pieds de François et les « pattes » de Perceval qui mettront fin à la

domination de Claudine. En effet, François se révolte, de façon souterraine, contre cette

violence prise en charge par la main.

Entre la main maternelle qui bat et celle d’Amica qui caresse, c’est la main du

vagabond qui constitue l’élément contradictoire ou de transition. Ce qui caractérise cet

homme est la saleté, laquelle est, à la fois, physique et morale. Elle sera associée

53 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948, p. 40. (Souligné dans le

texte).

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thématiquement à la chute. Ce terme doit être pris dans un sens littéral et symbolique. En

effet, François sera deux fois en contact avec le vagabond qui, par deux fois, le fait tomber.

Mais c’est la deuxième occurrence de la chute qui s’avère intéressante, car elle est produite

par l’entremise de la main : « L’homme me retint par le bras. Il s’agrippa à moi pour tenter

de se mettre debout ce qui eut pour effet de me faire culbuter. » (T : 23) (nous soulignons.)

Bien que François essaie de se sauver, il est incapable de bouger, car la main est lourde :

« Il avait sa main malpropre et lourde sur mon épaule » (T : 24). Par ailleurs, la main et son

prolongement, le bras, atteignent le corps de François en l’entraînant vers une chute de type

symbolique qui annonce le rapport négatif à la sexualité : « Il passa son bras autour de mes

épaules. J’essayai de me déprendre. Il serrait plus fort, en riant. » (T : 24) Si la main du

vagabond ne frappe pas, elle agrippe et impose une intimité qui dégoûte.

Dans la deuxième partie du récit, la main féminine exploite ses propriétés

érotiques. L’influence du feu contribue, entre autres, à augmenter cette caractéristique :

« Leurs mains colorées [celles d’Amica et du colporteur], élevées vers un petit feu de

branchages. » (T : 39) Puisque l’érotisme défait la résistance de François, Amica s’infiltre,

symboliquement, là où elle veut. Elle ira partout fouillant même dans les recoins que

François s’interdit de visiter54

. Si la main d’Amica est avant tout caressante : « Amica

montre une aisance, une habileté dans les caresses qui me plongent dans un étonnement

rêveur » (T : 45), ce geste n’est que l’enveloppe d’un autre : celui de la dépossession. En

volant l’argent que Claudine amassait scrupuleusement pour solder sa faute, c’est-à-dire la

conception d’un enfant illégitime, Amica condamne François à une existence de culpabilité.

La main a volé l’« argent du mal » et trouvé le secret de François : il est « le fils du mal, le

fils de la grande Claudine » (T : 55). Cette incapacité de vivre en plénitude, cette

dépossession est d’autant plus dramatique qu’à ce moment-là, François réalise qu’aux yeux

d’Amica (on pourrait tout aussi dire « aux mains d’Amica »), il était aussi un objet :

« Amica m’a vendu. Elle me rend bien la pareille, la marchandise que j’ai payée argent

54 La vigueur de la main féminine contraste avec l’épuisement masculin. C’est comme si la seule présence de

la main exténuait le corps.

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41

comptant au colporteur. Je suis vendu à mon tour. » (T : 54) La main a, encore une fois,

condamné le personnage55

.

2.2.2 Figurativité et thématique du front

L’œuvre hébertienne crée des liens avec ce qu’Isabelle Boisclair appelle les motifs

genrés56

. En effet, la « main » (féminine) paraît chercher le « front » (masculin).

L’interaction de ces deux parties du corps est au creux de trois moments clés du récit.La

main posée sur le front apparaît, pour la première fois, lorsque François, posté devant la

grand-route, a la sensation d’être touché au front par une main. Elle apparaît ensuite à la

libération de Perceval lorsque la mère est terrassée par la bête qui laisse sur le front de

Claudine des empreintes incrustées (les mains sont remplacées, métaphoriquement, par les

pattes de Perceval). Enfin, à la presque toute fin du récit, menacé par le regard perturbateur

d’Amica, François sent sa fièvre augmenter. Amica pose alors ses mains sur le front brûlant

de François.

La scène de la grand-route oppose deux acteurs : la main et le front, métonymie de

l’opposition mère-fils. À la sensation de fatigue ressentie sur le front de François qui

demande à être calmé, répond la sensation d’immobilité prise en charge par la main :

« Essoufflé, je m’arrêtai court, comme touché au front par une main. » (T : 23) Il y a alors

un fort contraste spatial. La marche, en tant que mouvement, est métaphoriquement bloquée

par une main qui immobilise. Ce contact est douloureux — « J’avais envie de pleurer » (T :

23) — et va déterminer la qualité d’échange avec l’Autre.

55 Ceci rappelle la condamnation exercée par la main de Claudine sur le destin de son fils : « Dans ce cercle

lumineux, les mains de ma mère entrèrent en action […] Un instant le “Claudine” écrit en lettres hautes et

volontaires capta toute la lumière, puis il disparut et je vis venir à la place, tracé de la même calligraphie

altière : “François”. Un “François” en encre fraîche, accolé au “Perrault” de vieille encre. » (T :27) 56

Isabelle Boisclair, « La solidarité féminine comme réponse à la domination masculine : étude de deux

motifs genrés dans l’œuvre d’Anne Hébert », dans Féminin/masculin dans l’œuvre d’Anne Hébert, Fides

(Cahiers Anne Hébert), no 8, Université de Sherbrooke, 2008, p. 15.

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Le parcours thématique du front, ou plus exactement du rapport de la main au

front, peut se représenter ainsi sur le carré sémiotique :

Dans la première partie du récit, la main sur le front fait obstacle à l’objectif du personnage

qui, fuyant la maison maternelle, part à la rencontre d’un visage. Ce déplacement est

d’autant plus significatif que c’est le premier geste qui cherche à briser le contrôle

maternel. Cependant la sensation de la main sur le front donne au déplacement, qui est un

geste de révolte, une valeur dysphorique parce que proche thématiquement de la maladie

comme le prouvent l’agitation et la douleur du personnage : « Essoufflé, je m’arrêtai court,

comme touché au front par une main. J’avais envie de pleurer. » (T : 23) Ce geste accentue

la faiblesse du personnage et renforce l’autorité maternelle. On y voit bien à l’œuvre la

domination de la main.

Dans la deuxième scène où il est cette fois question du matricide, l’opposition

figurative entre le front et les mains persiste avec quelques variantes. Cette fois-ci le front

est féminin et les mains masculines. Bien que les mains soient, en réalité, les pattes de

Perceval, nous considérons, du fait de la révolte sous-jacente de François, que les pattes

viennent répondre, avec une parfaite symétrie, au geste répresseur de la main féminine. Une

deuxième opposition de type spatial relevant du figuratif abstrait oppose le haut (front) et le

bas (les pattes). Anne Hébert trouve dans le front un emplacement propice pour imprimer

les émotions trop intenses. Ne voit-on pas le sang monter au visage de Claudine jusqu’au

« domination » « soumission »

« Non-domination »

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43

point de couvrir « son front, son cou hâlés »? (T : 32.) Dans le passage du matricide, le

discours visuel et gestuel s’impose au discours verbal. En fait, ici, il est question de

s’émanciper de l’emprise maternelle. Comme le front couronne la dictature de Claudine,

François attaque, indirectement, cette partie du corps. Le front ne domine plus, il s’est

abaissé.

La troisième opposition figurative entre le front et la main apparaît lorsque

François est torturé par la fièvre. Ici, le front reprend la valeur masculine et la main, sa

valeur féminine. Cette inversion n’est pas gratuite. En fait, le front n’est plus le sommet de

la pensée57

. Justement la fièvre est la matérialisation de la figure du front et de la scission

qui traverse le personnage : « la fièvre me glace et me consume. » (T : 54) Cette furie des

éléments bouleverse le corps. En effet, dans « Le Torrent », la fièvre est un feu qui se

manifeste par la faim et qui conduit le personnage à perdre sa condition humaine vu la

cruauté avec laquelle il s’acharne à satisfaire ce besoin. Figurativement, la faim s’exprime à

travers la « déchirure » — « j’aurai goûté à la chair fraîche en pâture » (T : 39) — qui

rappelle le contact dysphorique avec l’Autre. La déchirure est d’abord faiblement

évoquée (lorsque les colporteurs s’installent dans le domaine de François, celui-ci frappe

l’homme qui saigne de la joue). Puis, la déchirure devient brutale quand François y voit des

fantasmes d’une rare violence (« Puis, Amica sera décapitée et démembrée. » [T : 54]) La

fièvre que ressent François et la violence qu’elle inspire seront néanmoins maîtrisées par les

mains d’Amica : « Je ne puis m’empêcher de jouir de ses mains douces contre ma brûlure »

(T : 52) (nous soulignons), où jouir de la douceur est signe d’abdication, car la mainmise

est signe du triomphe de l’un sur l’autre et surtout un signe de violation qui dépasse le

57 Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod (Psychismes), 1995, p. 227. Par la douleur permanente au front,

François rappelle Mersault (protagoniste de L’Étranger) qui reçoit sur son front l’attaque des éléments :

“C’était le même soleil où j’avais enterré maman et comme alors, le front surtout me faisait mal […] la

lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front.” Albert

Camus, L’étranger, [en ligne] http : //classiques.uqac.ca/classiques/camus_alber/etranger/camus.e-

tranger.pdf, p. 50 [Site consulté le 15 mai 2012].

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personnage le conduisant vers l’égarement. Le front est soumis aux caresses et cela

annonce l’abandon de François par Amica, la défaite de l’homme qui dans la scène ultime

du récit offre son front au torrent.

2.2.3 Figurativité et thématique de la chevelure

Dans « Le Torrent », Anne Hébert fait peu d’allusions aux cheveux de l’homme. Les

quelques remarques qui apparaissent dans le récit suffisent toutefois pour nourrir

l’opposition figurative de la chevelure qui se distingue entre masculine et féminine.

La première mention de la chevelure apparaît au début de la première partie du

récit :

L’homme était sale. Sur sa peau et ses vêtements alternaient la boue sèche et la boue fraîche.

Ses cheveux longs se confondaient avec sa barbe, sa moustache et ses énormes sourcils qui lui

tombaient sur les yeux. Mon Dieu quelle face faite de poils hérissés et de taches de boue! Je vis

la bouche se montrer là-dedans, gluante avec des dents jaunes. (T : 23)

Dans cet extrait, le narrateur-personnage a encore le contrôle de sa narration : François

rencontre le vagabond et le décrit. Cette description commence par une opposition : « Sur

sa peau et ses vêtements alternaient la boue sèche et la boue fraîche. » (T : 23) Cette

opposition est significative en regard de l’objectif de François qui cherche un visage. En

fait, elle détourne du dessein qui est frustré parce que François n’aura pas accès à ce qui

définit l’humanité, car le visage est caché par la chevelure produisant une disjonction entre

François et le vagabond. La substitution du terme « chevelure » par celui de « poils »

indique la non-reconnaissance de l’humanité. La chevelure et les sourcils qui tombent sur

les yeux contrastent avec les « poils hérissés ». La verticalité des poils (qui montent) est

symptomatique de ce qui va se dérouler par la suite : le triomphe de la vie instinctive dans

ce qu’elle a de plus animal.

Les cheveux sont une matière qui défie l’ordre, car ils favorisent les mélanges. En

ce sens, Anne Hébert évoque les propriétés aquatiques des cheveux, mais elle ajoute une

variante. En effet, l’auteure fait appel à une matière qui oscille entre l’eau et la terre : la

boue. Cette « matière malpropre » surcharge de traits traumatisants la chevelure, au point

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45

où par la suite, le personnage, dégoûté du spectacle de l’humain, finit par s’aligner aux

propos de sa mère à l’égard du monde : « Le monde n’est pas beau, François. Il ne faut

pas y toucher. Renonces-y tout de suite, généreusement. » (T : 25)

Dans la deuxième partie du récit, il est plutôt question d’une chevelure féminine :

Sans se retirer de moi, elle enlève le fichu branlant que ses mains renouaient sur les lourds

cheveux. Ils s’échappent, libres, sur ses épaules. Je recule. Ils sont noirs et très longs. Une

masse de cheveux presque bleus. Je recule encore. C’est elle qui marche sur moi. (T : 41)

Figurativement, les cheveux féminins sont libres, longs et noirs. Une première opposition

figurative avec la chevelure masculine se présente lorsque les cheveux d’Amica sont

détachés, libres. Ce déploiement spatial contraste avec la réaction corporelle de François

qui recule en rétrécissant son espace. Ce déploiement de la chevelure est possible grâce à la

longueur des cheveux féminins qui jouent sur un autre aspect de la spatialité, celui d’une

horizontalité écrasante : « Je recule encore. C’est elle qui marche sur moi. » (T : 41) Cette

domination est renforcée par l’intervention des yeux. En effet, les cheveux cherchent

d’autres pilosités, dans ce cas les sourcils, pour mieux encadrer le regard soulignant ainsi la

domination féminine sur l’homme : « ses yeux sont pers. Ses noirs sourcils, placés haut,

soulignent l’enchâssement parfait des prunelles. » (T : 41) De façon générale, les cheveux

d’Amica oscillent entre animalité et humanité. Elle est d’ailleurs associée au chat (quoique

surtout par ses yeux). Le côté félin la met à mi-chemin de la bête brute (vagabond) et la

femme. D’ailleurs, elle est désignée par les deux termes : femme et chat. La chevelure libre

renvoie à la liberté du chat.

François, devenu adulte, est habité par le désir58

qui va donner un peu de

consistance à son existence. Pour expliquer cela, nous allons nous arrêter sur une

caractéristique de la chevelure : sa lourdeur. La lourdeur est une manière de prendre place

58 Dans la première partie, la femme voulait nier le désir. Cette fois-ci c’est elle-même qui éveille la libido.

Comme l’affirme Albert Legrand, « Amica est là pour tenter [François], car la piste qui mène au domaine du

crime ne doit-elle pas obligatoirement passer par le désir ?» Albert Legrand, op. cit., p. 117.

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dans le monde. Par le poids, le corps dit sa densité, se situe dans l’espace. Amica impose

métonymiquement sa présence, érotique et étrange grâce à la chevelure. Mais cette lourdeur

ne l’empêche pas de bouger en toute liberté et ceci grâce à l’action de la main (féminine) :

« Sans se retirer de moi, elle enlève le fichu branlant que ses mains renouaient sur les

lourds cheveux. Ils s’échappent, libres, sur ses épaules. » (T : 41) Grâce à cette gestuelle,

associée à l’énergie sensuelle, Amica incarne mieux que toute autre la liberté tant désirée

par François : « Ma mère ne voulait pas garder de chat. Probablement parce qu’elle savait

qu’aucun d’eux ne se plierait jamais à la servitude. » (T : 47)

Les valeurs de la chevelure féminine jusqu’ici expliquées convoquent l’opposition

animalité/humanité. Cependant, la chevelure féminine n’est pas pure animalité comme celle

du vagabond, même si elle en relève encore (le chat). Regardons maintenant comment la

chevelure d’Amica prend place sur le carré sémiotique pour souligner son caractère animal.

Ce parcours se présente comme suit :

« animalité », « humanité »

« monstruosité »

« non-humanité »

À la différence de la chevelure du vagabond, Amica peigne sa chevelure, ce qui contraste

avec les poils emmêlés du vagabond. Cependant, les cheveux d’Amica perdent vite leur

support terrestre, car ils sont en étroit rapport avec la nuit : « La nuit, parfois, lorsque je

m’éveille, je la vois assise sur le pied du lit, peignant sa chevelure. Je suis invariablement

surpris de l’extrême attention de ses yeux qui me dévisagent. » (T : 46) Thématiquement, la

nuit prête sa fugacité à Amica (« Elle m’observe, tendue, prête à fuir à la moindre alerte. »)

(T : 46) ce qui fait penser à une apparition. Ceci explique pourquoi la chevelure féminine

participe de la « non-humanité ».

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47

La dernière mention de la chevelure apparaît à la fin du récit : « Sa chevelure se

prend dans le vent comme un voile de ténèbres. Elle se mêle avec l’eau en un long

enroulement, plein de fracas noir et bleu, bordé de blanc. » (T : 56) Cette image insiste sur

la longueur et renvoie à l’image de Méduse. Nous avons convoqué ce monstre parce que,

symboliquement, il représente la perversion de « la pulsion spirituelle et évolutive59

. » En

effet, lorsque François regarde la tête d’Amica, il se laisse absorber. Il est « pétrifié »,

comme dirait Chevalier, qui, au sujet de la Méduse, ajoute :

N’est-ce pas parce qu’elle reflétait l’image d’une culpabilité personnelle? Mais la

reconnaissance de la faute, dans une juste connaissance de soi, peut elle-même se pervertir en

exaspération maladive, en conscience scrupuleuse et paralysante […] L’exagération de la

coulpe inhibe l’effort réparateur. Elle ne sert au coupable qu’à se refléter vaniteusement dans la

complexité, imaginée unique et de profondeur exceptionnelle, de sa vie subconsciente… il ne

suffit pas de découvrir la coulpe : il faut en supporter la vue de manière objective, pas plus

exaltée qu’inhibée (sans l’exagérer ni la minimiser). L’aveu lui-même doit être exempt de

vanité et de culpabilité… Méduse symbolise l’image déformée de soi… qui pétrifie d’horreur,

au lieu d’éclairer justement60

.

À la fin du récit, la Gorgone multiplie la confusion qui a toujours traversé François qui se

voit reflété dans le monstre. Incapable de s’assumer comme tel, François se jette dans le

torrent afin d’être engouffré. La monstruosité, que nous prenons ici comme la démesure de

l’animalité, vient compléter le carré sémiotique de la chevelure qui replonge notre

personnage dans un gouffre encore plus profond.

2.2.4 Figurativité et thématique des dents

Notre dernière figure corporelle est celle des dents. Comme pour la chevelure, il y

a une dentition masculine et une autre féminine. La première et seule mention de la

dentition masculine apparaît dans la première partie du récit lorsque François part à la

rencontre d’un visage humain : « Mon Dieu quelle face faite de poils hérissés et de taches

de boue! Je vis la bouche se montrer là-dedans, gluante, avec des dents jaunes. » (T : 23) La

deuxième et seule mention de la dentition féminine apparaît dans la deuxième partie du

59 Jean Chevalier, avec le concours d’Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes,

gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Seghers, 1974, p. 482. 60

Ibid., p. 482.

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récit lorsque François part à la rencontre d’Amica : « Je voudrais lui déchirer tous ces

oripeaux qui la couvrent, à la façon dont je sais décortiquer un bouleau blanc […] elle me

souffle toujours dans le cou. Elle rit dans mon cou. Ses dents éblouissantes me narguent. »

(T : 41)

Commençons par la dentition masculine. Il y a deux parcours narratifs dans la

figure des dents masculines. Le départ de François de la maison maternelle a un but très

clair, voir un visage, qui contraste avec le parcours narratif du vagabond qui se caractérise,

lui, par l’errance. À la place d’un visage, François est confronté, comme l’a expliqué la

section précédente, à une masse de cheveux et aussi à des dents jaunes qui représentent

l’échec du personnage à voir enfin une figure humaine. Les dents se configurent comme un

rire. Ce geste qui participe encore de l’humain perd, assez vite, son ancrage

anthropomorphique, car il est qualifié d’« ignoble ». Le rire est aussi agressif parce

qu’associé à la main et donc au bras produisant l’étouffement : « Il [le vagabond] passa son

bras autour de mes épaules. J’essayai de me déprendre. Il serrait plus fort, en riant. » (T :

24) (nous soulignons.) La sensation d’étouffement est associée ici à l’animalisation.

Expliquons-nous. Le rire du vagabond coïncide avec l’apparition de Claudine dont la

branche sert à faire rentrer les vaches. Cet objet parle en faveur d’une domination exercée

sur l’animal. Une domination similaire est exercée sur François. La position assise de

François seconde cette domination, car à partir de là, il voit sa mère dotée d’un poids et

d’une taille hors de l’humain : « Ma mère m’apparut pour la première fois dans son

ensemble. Grande, forte, nette, plus puissante que je ne l’avais jamais cru. » (T : 24.) Ceci

explique la sensation d’oppression renforcée par le ton impératif de la mère et l’allusion au

chien qu’on ne peut qu’imaginer attaché : « Ma mère se retourna vers moi et, du ton sur

lequel on parle à un chien, elle me cria : — À la maison, François ! » (T : 24) La rencontre

avec le vagabond serait ainsi associée à l’animalité non seulement en raison des poils, de

son « odeur fauve » et de ses dents jaunes, mais aussi de cette sensation d’étouffement.

La deuxième et dernière mention de la dentition concerne les dents féminines. À

ce moment, le parcours narratif de François est caractérisé par un départ motivé par le désir

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de la femme. Désir primitif comme on peut le constater dans le passage suivant : « le désir

de la femme m’a rejoint dans le désert. Non, ce n’est pas une douceur […] Posséder et

détruire le corps et l’âme d’une femme. » (T : 39). Pour leur part, le parcours narratif des

colporteurs se caractérise, comme pour le vagabond, par l’errance. La quête poussée par le

désir de la femme contient le programme narratif des colporteurs où figurent les dents

féminines. Cette fois-ci, François réussit à voir les dents et en reste fasciné, car, à la

différence des dents du vagabond, les dents d’Amica sont d’une blancheur éblouissante.

Cette caractéristique rapproche Amica d’Héloïse, la femme vampire qui attire sa proie par

la blancheur des dents : « Devant la jeune fille maigre entrevue dans le métro, Bernard est

fasciné par ses dents blanches 61

». La proximité entre Amica et Héloïse rappelle que, dans

l’imaginaire hébertien, le contact avec la femme est marqué par l’érotisme. D’une part,

l’expression somatique des dents apparaît, comme pour le vagabond, dans le rire. Ce geste

nous intéresse parce que, à la différence du rire du vagabond, le rire d’Amica n’a plus de

son du fait que, à cette étape du récit, François est déjà sourd. Alors François aura accès

seulement au « geste » du rire. Paradoxalement, dans son délire, François s’imagine écouter

des sons : « Je sens son cœur battre, à peine essoufflé par ce rire que je n’entends pas. » (T :

41) Le cœur qui bat appelle un rythme. Ce rythme régulier est l’indice d’une méfiance

envers l’autre et aussi envers soi. Elle va provoquer une rupture intérieure : « Ai-je

vraiment parlé, ou me suis-je simplement fait cette réflexion en moi-même? » (T : 41)

Thématiquement, les valeurs que l’on peut rattacher aux dents sont distribuées sur

le carré sémiotique comme suit :

61 Anne Hébert, Héloïse, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 27.

« Déchirure » « Unification »

« Non-unification » « Non- déchirure »

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Un premier parcours (« déchirure », « non-déchirure », « unification ») est celui du passage

de la rencontre entre François et le vagabond. Nous avions déjà indiqué que les dents

masculines sont encadrées par un rire sonore. Il est perçant et est ressenti par François avec

intensité : « Son rire était tout près de ma joue. » (T : 24) Cette particularité du rire se

retrouve aussi dans d’autres récits d’Anne Hébert. Un passage des Fous des Bassan expose

les ravages de ce geste en apparence anodin, mais d’un impact profond dans la sensibilité

du personnage : « Le rire t’avait couturé d’un réseau très fin de cicatrices nacrées62

».

Serait-il possible de voir dans le rire la métaphore de la fissure qui déchire les personnages?

Si les dents évoquent la déchirure, il y a néanmoins dans la première partie du récit, une

intention de non-déchirement. Elle se manifeste par le désir de voir qui est indice de

solution devant la fragmentation environnante. François, poussé par ce désir, cherche à

« découvr[ir] son propre corps et sa sensualité63

». Johanne Miller commente que « l’élan

qui se prépare se résume dans une remarque de C. A. Walker, le “désir to grasp”, c’est-à-

dire le besoin, le désir, la volonté de saisir les objets et les êtres, de se les approprier et de

se définir par eux dans un mouvement qui coïncide avec la découverte de son propre corps,

de soi-même64

. » Ce qui vient d’être dit pourrait faire croire à une possible « unification »

de soi qui est, d’abord, une tentative d’« union » avec l’Autre.

Ceci est aussi valide lors de la scène de la rencontre avec Amica qui nous conduit

vers notre deuxième parcours du carré (« unification », « non-unification »,

« déchirure »). Albert Legrand fournit quelques pistes d’interprétation de ce second

parcours. François décide d’appeler la femme, Amica, avec l’intention d’établir un contact

62 Anne Hébert, Les Fous de Bassan, Paris, Éditions du Seuil, 1982, rééd. coll. “Points. Roman” n

o 141, 1984,

p. 59, citée par Daniel Marcheix, Le mal d’origine : temps et identité dans l’œuvre romanesque d’Anne

Hébert : essai, op.cit., p. 475. 63

Joanne Élizabeth Miller, « Le passage du désir à l’acte dans l’œuvre poétique et romanesque d’Anne Hébert

», thèse de maîtrise, London, University of Western Ontario, 1975, f. 8. 64

Ibid., p 10. (cf. C.A. Walker, The Mystery of Innocence and Experience, thèse présentée à l’Université de

Western Ontario citée par Joanne Élizabeth Miller, op. cit., 1961, f. 4.)

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51

avec l’Autre. Le contact fait intervenir le corps. François souligne comment celui-ci tend un

pont vers l’Autre : « je sens monter à mes lèvres un nom de femme » (T : 42). Cependant,

assez souvent dans l’univers d’Anne Hébert, les personnages féminins sont accompagnés

d’objets pointus : Amica aligne des couteaux, Catherine dans « Le Printemps de

Catherine » s’en sert pour tuer son amant, Héloïse, la femme vampire, attaque ses victimes

avec des seringues. Ceci révèle un désir d’atteindre la chair, car le désir, impitoyable,

produit une douleur aiguë. Dès qu’il prend forme, il s’aiguise pour atteindre l’Autre ce qui

compromet le désir d’unification. Au début de la deuxième partie du récit, Amica agit avec

plus de circonspection lorsqu’elle entre dans la maison de François. Elle n’abandonne pas

son allure impénétrable : « Nous entrons dans la maison. J’ai refermé la porte sur nous. Pas

un muscle de son visage ne bouge. […] Aucun recul, aucune inquiétude ; Amica,

impassible, apparaît en ma demeure, pénètre en mon drame. Amica est le diable. Je convie

le diable chez moi. » (T : 44). Le contact avec la chair la fait sortir de son apparente

apathie : « En riant beaucoup, elle met ses bras autour de mon cou65

. » (T : 44) Plus loin

dans le texte, François supplie son amie de ne pas sourire, car il craint qu’avec ce geste,

Amica soit en mesure d’accéder à son intériorité. Le trait remarquable du rire féminin

consiste en sa capacité d’accéder à l’intériorité, de déchirer sans faire de bruit. N’oublions

pas qu’à ce stade de l’histoire, la surdité de François s’est aggravée ce qui permet une

intervention symboliquement silencieuse de la part d’Amica.

C’est dire que la bouche qui avait frayé le chemin vers une possible fusion avec

l’Autre finit par se décomposer. Le bestiaire hébertien ressurgit. Le rire d’Amica qui

65 Ici il y a un parallélisme très fort avec le passage où François rencontre le vagabond qui utilise

pratiquement la même gestuelle : “Il [le vagabond] serrait plus fort, en riant.” (T : 24) Amica pour sa part rit

d’abord puis elle serre le cou : “En riant beaucoup, elle met ses bras autour de mon cou. Ses bras fermes me

semblent malsains, destinés à je ne sais quel rôle précis dans ma perte. Je résiste à leur enchantement. (Quels

reptiles frais m’ont enlacé?) J’arrache brusquement de ma nuque les bras qui s’obstinent.” (T : 44). Le lecteur

aura remarqué que le vagabond utilise en premier la force, car il serre d’abord puis il rit. Mais comme on

l’avait déjà noté précédemment le rire est ici évoqué plus par ses propriétés sonores, ce qui donne à la

rencontre entre les deux hommes une allure violente. La rencontre avec Amica n’est pas moins dépourvue de

violence, mais le type de contact physique qu’elle établit avec François est scellé par l’érotisme comme

l’atteste la mention, en tête de phrase, de la dentition. Dans ce même sens, ajoutons que ce syntagme finit par

une partie corporelle dont la tradition symbolique a attribué une forte connotation érotique : le cou.

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autrefois avait éveillé le désir devient une « grimace de plus en plus sauvage » (T : 53), des

chiens-loups peuplent l’imaginaire du personnage : « La montagne doit être cernée. Les

policiers et leurs chiens-loups me guettent. » (T : 54) François lui-même ressemble plus que

jamais au chien : « J’ai l’odorat d’un chien… Mon flair d’animal traqué m’a fait craindre la

touche de la police sur Amica. » (T : 53) Ceci réactive la déchirure à laquelle viennent s’en

ajouter d’autres. Qu’elles soient externes au personnage (pensons « à l’enveloppe vide et

déchirée ») (T : 55), ou internes (« J’y mets un soin, une minutie, une sorte d’avidité qui me

déchire. ») (T : 55), cela revient au même.

La fin du récit met à son plus haut point le traumatisme de la déchirure. La

décapitation d’Amica fantasmée par François représente, comme le signale Freud, la

castration. Que le récit finisse avec cette image vient rappeler que François est marqué par

une fatalité physique qui voit dans la chair « la source de tout mal toujours et partout66

».

Rappelons, dans ce sens, la synthèse du drame de François dans l’essai « La dislocation

dans la poésie d’Anne Hébert » de Gérard Bessette : « On ne saurait pousser plus loin le

macabre, le désir de se débarrasser de son corps, de la charnalité67

. »

* * *

Étant donné que la couleur trouve son expression matérielle dans le corps,

principale source de couleur, nous avons voulu emprunter, dans ce chapitre, une notion

descriptive, la figurativité, pour rendre compte du support corporel de la couleur. Nous

avons ainsi retenu quatre parties du corps (main, front, cheveux et dents) choisies en

fonction de leur rapport avec la couleur. Cette remarque est capitale parce que notre analyse

a été principalement celle du corps féminin. Ce corps féminin a éveillé le désir surtout dans

la deuxième partie du récit où la coloration se fait plus présente. Notre point de départ était

donc déterminé par une opposition entre la répression exercée sur le corps masculin et les

66 Albert Legrand, op. cit., p. 120.

67 Gérard Bessette, « La dislocation dans la poésie d’Anne Hébert », Une littérature en ébullition, Montréal,

Éditions du Jour, 1968, p. 20.

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démonstrations excessives du corps féminin. Notre intention première consistait à agencer

entre elles ces parties du corps pour former des paires contrastées, capables de rendre

compte de la tension interne dont le résultat nous permettrait de dégager du sens. Cet

agencement genré a été valide principalement pour le premier couple : la main et le front.

La fin de cette première analyse a jeté la lumière sur la conception du corps dans « Le

Torrent ». En effet, au début du récit, François cherche à unifier son corps en partant d’une

expérience perceptive phénoménologique d’inspiration merleau-pontienne qui voit le corps

comme un ensemble. Cependant, il échoue dans son effort de comprendre le monde du fait

d’une forte répression du toucher. Pourtant, Claudine ne réussit pas à priver complètement

François de cette expérience. En effet, François conserve, inconsciemment, un souvenir,

quoique aliéné, du contact. La main et les dents sont exemplaires du désir énergétique et

désespéré du rapport avec l’Autre. Nous retrouvons ainsi amalgamé le « corps

phénoménologique » de Merleau-Ponty et la théorie du moi-peau de Didier d’Anzieu pour

qui les sensations tactiles vont déterminer notre configuration d’être au monde. Ainsi

l’agencement de la main (dureté/douceur) et du front (domination/soumission) montrent

que les échanges tactiles sont figés, au niveau physique et psychique, ce qui renvoie à la

dureté.

Pour leur part, les cheveux et les dents ont été moins susceptibles d’être agencés

entre eux. En fait, la chevelure reproduit la fragmentation permanente et multiple déjà

amorcée lors de notre analyse de la main. En effet, la chevelure est, dans « Le Torrent »,

une autre manière d’évoquer les propriétés préhensiles de la main et d’annoncer, par leur

mouvement chaotique, la fatalité qui hante le personnage. Quant à l’analyse des dents, elle

montre que les efforts du personnage pour comprendre le monde et lui trouver un sens sont

vains, le personnage se voyant réduit à un corps blessé sur lequel va s’inscrire la couleur.

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Chapitre III : Couleurs corporelles

Les couleurs sont ce qu’il y a de plus irrationnel dans la peinture.

Paul Klee cité par Thürlemann : 1982

3.1 Introduction

Notre lecture du « Torrent » envisage la nouvelle comme une image en noir et blanc où les

apparitions de couleur frappent l’œil malgré leur faible fréquence dans le récit. Bien que

fugace, la couleur dans ce récit est intense et elle marque à jamais l’esprit du personnage.

Notre intérêt consiste à explorer cette rare, mais éloquente manifestation de la couleur

saturée. Pour atteindre notre objectif, la sémiotique offre une voie d’accès qui permet de

comprendre ce phénomène. La description telle que définie par Greimas est conçue comme

« la construction d’un réseau de relations à l’aide des dénominations à la fois des relations

constatées et des points d’intersection ou de disjonction de celles-ci, lieux privilégiés de la

formation des concepts68

. » Puisque notre objet d’étude est « une réalité du monde

sensible69

», l’auteur de Du sens propose au descripteur une solution qui est aussi un défi :

rendre manifeste la sémiotique qui organise cette portion de réalité dont le jeu de relations,

répétons-le, manifeste le sens.

Nous nous sommes arrêtée dans notre premier chapitre à la structure narrative,

notamment à la forte présence du narrateur dont la particularité tient au fait qu’il emprunte

le point de vue de son moi-personnage pour raconter le récit. À ce moment-là, notre intérêt

se centrait sur la notion descriptive de focalisation, notion-clé pour déterminer le mode de

présence du narrateur caractérisé par un éclatement identitaire qui plonge François dans une

ambiguïté permanente. Notre travail insistait dans sa première partie sur la primauté de la

68 Algirdas Julien Greimas, Du sens : essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1970, p. 23-24.

69 Ibid., p. 24.

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55

vision de François personnage, car à l’instar de Stendhal, Anne Hébert privilégie la vue,

milieu « où se propage le retentissement des événements sur l’âme70

. »

L’expérience immédiate du sensible nous intéresse dans la mesure où le

personnage est un sujet incarné71

qui habite l’espace de sa corporalité. Par un recours à la

sémiotique de la présence, notre deuxième chapitre visait à démontrer que l’élaboration du

sens intègre deux dimensions : le perceptif logé dans le somatique. En effet,

la sémiotique de la présence a ainsi repris à nouveau frais la question du corps propre considéré

comme un lieu d’interrogation existentielle […] Et, pour ce faire, l’énonciation a été mise sur le

devant de la scène, au détriment de l’énoncé achevé et réalisé, que la sémiotique objectale avait

longuement privilégié dans sa quête de règles de cohérence narrative ou dans sa volonté de

rendre compte du parcours génératif du sens. Dans le fil des travaux de Benveniste, qui attestent

l’influence de la phénoménologie sur les sciences du langage, Jean-Claude Coquet a,

notamment dans La Quête du sens, développé une « phénoménologie discursive du sujet » […]

C’est par cet « acte d’énonciation », qui réintroduit dans le langage « la présence de la

personne », que « nous faisons l’expérience de l’être dans le monde, de l’être au monde72

».

Pour comprendre la modalité de la présence, nous avons utilisé le concept de figurativité.

Comme le précise Éric Landowski : « il serait vain de prétendre saisir les modalités de la

présence, quel qu’en soit l’objet, sans compter avec l’expérience immédiate du sensible, du

figuratif et du passionnel attachés à l’ici-maintenant73

». Nous avons pu constater lors de

l’analyse figurative que quatre parties du corps étaient essentielles (main, front, cheveux et

dents) pour comprendre la présence de François face à l’Autre et ensuite à lui-même. On a

vu que ces parties s’opposaient entre elles et en elles. Pour sa part, le thématique sert de

transition dans la mesure où le thème agit comme charnière entre le niveau discursif et le

niveau profond du récit. Étant donné que le thématique est plus informatif que le figuratif,

70 Charlotte Peeples King, A semiotic analysis of the use of colors in Sthendalian and other novels, Lewiston,

E. Mellen Press, 2002, p. 18. 71

Le terme est emprunté à Daniel Marcheix (cf. Daniel Marcheix, Les incertitudes de la présence : identités

narratives et expérience sensible dans la littérature contemporaine de langue française : Algérie-France-

Québec, op.cit., p. 17.) 72

Ibid., p. 19. 73

Éric Landowski, Présences de l’autre. Essais de socio-sémiotique II, Paris, Presses universitaires de France,

1997, p. 9, cité par Marcheix, « Colère et style de vie dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert : colère

entropique ou colère inchoative?», dans Pierre Hébert et al., Lectures d’Anne Hébert : aliénation et

contestation, Montréal, Fides (Cahiers Anne Hébert), no 1, Université de Sherbrooke, 1999, p. 91.

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nous avons cherché à exploiter la densité sémantique des figures à l’aide du carré

sémiotique dont la pertinence repose sur le principe même qui le régit : une structure

binaire qui, croyons-nous, répond bien à la vision dualiste d’Anne Hébert. En effet, comme

nous avons eu l’occasion de le montrer, le carré sémiotique articule des contenus

contraires. Ces oppositions sont traduites par un déploiement du corps et une répression du

même. Suite à cette analyse, deux constats ont été faits. C’est le corps féminin qui se prête

le mieux pour exprimer la couleur, car en lui le désir, refoulé chez l’homme, trouve une

expression déterminante pour esquisser des traits essentiels de la nature humaine à travers

la sexualité. Elle apparaît lorsque François ne parle presque plus, lorsqu’il est presque

aveugle et entièrement sourd.

En tenant compte du fait que la signification peut être envisagée comme un

système de relations hiérarchisées, nous allons poursuivre notre réflexion en reprenant

comme point de départ la structure binaire du carré sémiotique pour nous occuper, dans ce

troisième chapitre, de la couleur. Nous n’aborderons pas cette analyse sans chercher, dans

un premier temps, à connaître les influences qui ont pu façonner la configuration

chromatique dans l’œuvre d’Anne Hébert. Cette rapide vision panoramique permettra

d’introduire les cinq couleurs (blanc, noir, rouge, bleu et jaune) qui régissent notre

réflexion. Puisque « la coloration est soumise à des lois profondes74

», il faudra chercher les

« lois régissant la nature des couleurs75

» dans la nouvelle « Le Torrent ». Convaincu que

tout ce qui existe dans la nature est commandé par une unité, Gœthe a vite compris, selon

Rudolf Steiner, que

[l]a lumière était le fondement nécessaire de chaque couleur. Sans lumière pas de couleur. Mais

les couleurs sont les modifications de la lumière. Et il lui fallut alors chercher dans la réalité

l’élément qui modifie et spécifie la lumière. Il trouva que c’était la matière privée de lumière,

l’obscurité active, bref ce qui s’oppose à la lumière. Chaque couleur était donc pour lui une

lumière modifiée par l’obscurité76

.

74 Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, Paris, Triades, 1973, p. 42.

75 Id.

76 Rudolf Steiner, « Goethe et les sciences modernes », dans Goethe, Traité des couleurs, op.cit., p. 43.

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57

Voilà pourquoi nous avons bâti le système des couleurs en suivant le modèle d’opposition

par contraste d’inspiration greimassienne ayant pour base le noir. La couleur sera donc

travaillée par paires agencées qui se présentent comme suit :

a) blanc vs noir

b) rouge vs noir

c) bleu vs noir

d) jaune vs noir.

Cette classification permettra de suivre l’évolution et les transformations de la coloration

dans les supports corporels du « Torrent ». Nos outils méthodologiques dans cette section

viennent compléter la typologie sémantique de Greimas. Autrement dit, à l’analyse

figurative et thématique viendra se joindre l’analyse axiologique de la couleur. Étant donné

que la couleur appartient à la sphère du vécu, nous allons reprendre la notion de « discours

en acte » dont l’objectif est de mettre en lumière « l’expérience sous-jacente [en faisant]

surgir des contenus axiologiques77

» qui cherchent à mieux délimiter la relation de

dépendance que le personnage établit avec la couleur. « Dans la mesure où toute forme de

vie s’enracine dans un substrat sensible et qu’elle se trouve donc puissamment déterminée

par les configurations de ce champ perceptif78

», nous allons nous intéresser à cette dernière

notion dans son approche syntagmatique79

. Parmi les deux versants de cette approche, nous

allons retenir la pratique d’ajustement définie comme suit : « L’ajustement doit être

considéré comme un “métaterme” qui désigne un “processus interactif” fondé sur “un

contact direct, plus ou moins immédiat selon les cas, entre corps sentants et corps

sentis80

” ».

77Daniel Marcheix, Les incertitudes de la présence, op. cit., p. 21.

78 Ibid., p. 22.

79 « […] le versant syntagmatique des régimes de présence se rapporte quant à lui aux stratégies ou aux

pratiques mises en place par un sujet dans les différentes formes d’interactions qu’il noue avec son

environnement sensible ». (Ibid., p. 23.) L’intérêt de cette approche permettra de rendre compte des pratiques

d’ajustement de François au fil du récit. 80

Éric Landowski, Les Interactions risquées, Limoges, Presses universitaires de Limoges (Nouveaux actes

sémiotiques), 2006, p. 43 cité par Daniel Marcheix, Les incertitudes de la présence, op. cit., p.23.

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3.2 La configuration de la couleur pour Anne Hébert

Vouloir comprendre les éléments qui ont modelé la configuration de la couleur dans

l’imaginaire hébertien invite à revisiter son œuvre poétique, espace intime et moule

créateur de la relation que l’écrivain tisse avec le monde. Puisque l’homme est produit de

son époque, un survol de certains événements culturels et artistiques qui sont à l’origine de

l’œuvre s’avère incontournable.

Le Québec des années 1930 est au creux d’un séisme qui divise la société,

partagée entre tradition et modernité. Cette période coïncide, au plan politique, avec le

régime de Maurice Duplessis81

dont la politique autonomiste s’accompagne du contrôle

idéologique et moral de l’Église catholique. Le retour au pouvoir du régime duplessiste (de

1944 à 1959) ne fait que prolonger l’effet de claustration qui pèse sur la société québécoise,

connu comme la « Grande Noirceur ». Cette période coïncide avec la publication de Face à

l’imprimé obscène. Plaidoyer en faveur d’une littérature saine82

(1955) qui témoigne de la

censure active à cette époque et nuisant, entre autres, aux développements littéraires.

Malgré ces forces conservatrices, la scène artistique, sensible à l’évolution de la pensée et

aux influences venues de l’extérieur, découvre un des mouvements qui prône l’intuition, la

spontanéité et la fascination pour le rêve : le surréalisme83

. Le milieu littéraire réagit à cette

vision intime du monde et y trouve une source d’inspiration.

Parmi les personnalités qui ont cultivé cet esprit intimiste figure le poète Saint-

Denys Garneau dont la mort prématurée a inspiré à Anne Hébert la rédaction d’un

hommage posthume, « De Saint-Denys Garneau et le Paysage », dans lequel, Hébert parle

de l’influence de son cousin. Il s’agit là d’un texte-clé pour appréhender la conception

hébertienne de la couleur. Là, s’y dessine une conception picturale fondée sur un regard

81 Premier ministre du Québec de 1936 à 1939 et de 1944 jusqu’à 1959, date de sa mort. Voir http :

//www.thecanadianencyclopedia.com/articles/maurice-le noblet-duplessis [Site consulté le 29 avril 2012]. 82

Gérard J. M. Tessier, Face à l’imprimé obscène. Plaidoyer en faveur d’une littérature saine, Montréal, Les

éditions de la feuille d’érable, 1955. 83

Maurice Lemire et al., « Introduction à la littérature québécoise (1940-1954) », dans Dictionnaire des

œuvres littéraires du Québec : tome III, 1940-1959, Montréal, Fides, 1982, p. XXVII-XXVIII.

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59

attentif de la Nature qui s’offre, en même temps, comme support premier de cette sensation.

Cependant, pour Anne Hébert, le mouvement est à la source de la couleur et dans ce sens,

elle établit un lien avec le corps. Dans « Tableau de grève », le verbe « courir » est l’axe qui

dirige la composition du poème. Il donne une existence extérieure à la couleur84

. Cette

caractéristique doit être prise à la lettre. En effet, l’existence extérieure est renforcée par la

préposition « sur » : « L’ombre court sur la mer/[…] l’écume court sur la mer […]85

». Que

l’ombre soit mentionnée en premier est assez significatif. Cela donne, d’une part, des

indices sur la primauté de cet élément dans l’imaginaire de l’auteure, qui lui accorde le rôle

de modifier la couleur comme l’attestent les vers suivants : « L’ombre court sur la mer, /

Comme la couleur; / Alors la mer se raye / De bleu et de violet86

. » D’autre part, et tout en

restant fidèle à l’esprit synthétique d’Anne Hébert, France Nazaire reconnaît dans le

symbole du cheval le lieu de prédilection qui synthétise la force contenue dans le verbe

« courir ». On retrouve dans cette image une représentation corporelle et dramatique qui se

substitue à la Nature et plus particulièrement à l’eau. Le cheval est une force ambivalente

parce que, par moments, elle est destructrice, car associée au chaos, mais aussi

transformatrice, car propice aux changements, si importants dans la création de la couleur.

En effet les changements de couleur ont la capacité de transformer les apparences du

monde. Dans le poème, ces métamorphoses sont reflétées par la mer, dans le cas du

84 Nous ne prétendons pas définir la notion de couleur. Cependant, nous voulons sensibiliser notre lecteur à

une conception symboliste de ce phénomène étant donné que l’œuvre qui nous occupe frôle de près ce courant

artistique. Voici ce que Gustave Moreau comprend par la couleur : « Je ne crois pas, enseignait Moreau, ni à

ce que je touche, ni à ce que je vois, je ne crois qu’à ce que je ne vois pas, et uniquement à ce que je sens.

Mon cerveau, ma raison me semblent éphémères et d’une réalité douteuse : mon sentiment intérieur seul me

paraît éternel et incontestablement certain. » Moreau cité par Jacqueline Munck, « La révolte de l’émotion.

Notes sur Edvard Munch, une figure en marge du paysage artistique français entre la fin du XIXe et la

naissance du fauvisme », dans Marc Restellini [dir.] Edvard Munch ou l’“Anti-Cri” : Pinacothèque de Paris,

19 février-18 juillet 2010, Paris, Pinacothèque de Paris, 2010, s.p. 85

Anne Hébert, Songes en équilibre : poèmes, Montréal, Hurtubise, 2010, p. 49. (Nous soulignons). 86

Id.

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« Torrent » elles seront reflétées sur Perceval qui se rapproche du miroir, image propice

pour dévoiler l’envers du monde87

.

Face à l’ambivalence de la couleur s’installe une méfiance vis-à-vis du monde qui

s’accroît lorsque la couleur cherche sa nature aquatique. Le poème « L’eau » est assez

révélateur de cette ambivalence : « Attirance de l’eau, / Trahison de l’eau, / enchantement

de l’eau88

». Cette ambivalence avec laquelle l’œil perçoit la couleur contraste avec

l’intensité ressentie par le corps. Kandinsky renforce cette particularité lorsqu’il associe

cette sensation aux propriétés gustatives : « La joie pénètre l’âme du spectateur qui déguste

[la couleur] comme un gourmet une friandise. L’œil reçoit une excitation semblable à

l’action qu’a sur le palais un mets épicé 89

. »

Cependant, la génération d’Anne Hébert, bien que réceptive aux profondes

mutations de la sensibilité artistique, culturelle et sociale, est marquée par un puritanisme,

héritage d’un catholicisme contraignant90

. Ceci explique une certaine réticence envers la

couleur, perçue, dans les secteurs farouchement traditionalistes, comme une matière

dangereuse, ambiguë et trop séduisante de la beauté91

, d’où l’hostilité à l’égard de cette

donnée sensible qui est avant tout, croyons-nous, une condamnation du corps. Très tôt dans

le récit se dessine une claire intention de submerger François Perrault dans la noirceur.

Fidèle à sa conception dramatique de la vie, issue d’une stricte éducation religieuse, Anne

87 Pour une réflexion plus approfondie, nous renvoyons le lecteur au troisième chapitre « Une poétique du

regard » de Maurice Émond, La femme à la fenêtre : l’univers symbolique d’Anne Hébert dans les Chambres

de bois, Kamouraska et les Enfants du sabbat, Québec, Presses de l’Université Laval (Vie des lettres

québécoises), 1984, p. 325-345. 88

Anne Hébert, Les Songes en équilibre : poèmes, op. cit., p. 56. 89

Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Paris, Denoël, 1983, p. 83. 90

Il suffit de signaler la rigueur morale du « Torrent » pour illustrer à quel point les contingences religieuses

ont façonné l’imaginaire hébertien qui trouve dans le personnage de Claudine Perrault son expression la plus

épurée. Cette incarnation de la féminité terrible vient récupérer le puritanisme du regard masculin qui cherche

à prôner une littérature « chaste et pure comme le manteau virginal de nos hivers canadiens ». H.R. Casgrain

cité par Albert Le Grand dans « Anne Hébert : de l’exil au royaume », Études françaises, vol. 4, no 1, 1968,

p. 3-29. [en ligne]. http : //id.erudit.org/iderudit/036300ar [Site consulté le 15 janvier 2012]. 91

Vue sous cette perspective, la couleur s’approche d’une conception médiévale dans le sens où cette

sensation est associée au concept de venustas (beauté féminine et fatale). Cf. Michel Pastoureau, Figures et

couleurs : études sur la symbolique et la sensibilité médiévale, Paris, Le Léopard d’or, 1986, p. 35.

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61

Hébert inaugure le drame du « Torrent » au cœur d’une nuit qui n’est pas sans rappeler le

ventre maternel.

3.3 Blanc et noir

Trois mentions de la couleur blanche retiennent notre attention. Dans la première partie du

récit, on lit :

(1) Un certain lundi, elle devait mettre des draps à blanchir sur l’herbe; et, je me souviens que

brusquement il s’était mis à pleuvoir. En date de ce même lundi, j’ai donc vu dans son carnet

que cette étrange femme avait rayé : « Blanchir les draps », et ajouté dans la marge « Battre

François ». (T : 21)

Dans ce passage, François-narrateur récapitule sa vie. À ce moment précis, le

souvenir apparaît clairement à l’esprit : le narrateur se rappelle les draps que Claudine

devait faire blanchir. Ce verbe renvoie, en premier lieu, à la propreté qui est une allusion à

la pureté. Cependant, lorsque Claudine associe « Blanchir les draps » et « Battre

François », la purification devient une violence sonore. Cette violence est prise en charge

par l’eau dont l’apparition est retenue par sa sonorité comme le montre l’apparition abrupte

de la pluie92

: « Un certain lundi, elle devait mettre des draps à blanchir sur l’herbe; et, je

me souviens que brusquement il s’était mis à pleuvoir. » (T : 21) (nous soulignons.)

Comme le souligne Marcheix, la manière d’être de l’eau dans « Le Torrent » est toujours

rythmée et sonore : « Rythmiquement, tout d’abord, le cours d’eau vit […] [s]elon une

pulsation violente, hachée et désordonnée [ce qui est valide non seulement pour la pluie,

mais surtout pour l’eau torrentielle]93

». Cette violence continuelle accompagne la main

violente et féminine.

La deuxième mention de la couleur blanche figure dans la deuxième partie du

récit, où les frontières qui permettaient de distinguer, ne serait-ce que partiellement, le

92 La pluie ébauche l’intensité sonore de l’eau torrentielle. En fait, le torrent ne prend-il pas son origine de

l’eau des pluies des montagnes? (cf. Elizabeth Muirsmith, « L’eau dans l’œuvre poétique d’Anne Hébert »,

[microforme], mémoire de maîtrise, Ottawa, Université d’Ottawa, 1973, f. 177.) 93

Id.

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narrateur du personnage s’estompent. Ici, l’apparition d’Amica sera déterminante pour

l’analyse de cette couleur : « Je voudrais lui [ à Amica] déchirer tous ces oripeaux qui la

couvrent, à la façon dont je sais décortiquer un bouleau blanc. » (T : 41) Ajoutons encore

que la deuxième partie du récit débute avec un paysage de destruction, de démolition :

« tout est par terre » (T : 37), ce qui contraste avec la figure verticale de François : « Je

marche sur des débris » (T : 37). Pour établir une relation entre le corps ainsi érigé et

l’arbre, il n’y a qu’un pas. En effet, François se conçoit lui-même comme un arbre : « Je me

sens devenir un arbre » (T : 37) et par la suite, il voit les autres comme tels : « Il y a là deux

personnages sans forme […] tels des arbres gris » (T : 39). C’est après cette allusion que

François associe Amica au bouleau blanc. Cette image statique de l’arbre contraste avec

l’élan vital représenté par la marche de François ainsi qu’avec les gestes de rapprochement

et d’éloignement qui ont lieu lors de la rencontre des deux solitudes représentées par ces

deux personnages. Cette oscillation trouve une explication partielle dans la signification

symbolique de l’arbre qui représente à son tour la vie et l’épuisement94

. Si l’élan vital de la

marche souligne la primauté du corps — « J’avance toujours » (T : 41) —, François est

immobilisé par la présence d’Amica. Cependant, les mains échappent à ce contrôle, ce qui

indique que le désir est là. Mais cette fois-ci, la répression vient de François lui-même.

C’est alors que la couleur blanche apparaît traduisant une intention de neutraliser son

attirance en réduisant Amica à un objet : « Je voudrais lui déchirer tous ces oripeaux qui la

couvrent, à la façon dont je sais décortiquer un bouleau blanc. » (T : 41) Cette allusion

résiste à signifier la couleur au-delà de sa représentation figurative. Nous croyons qu’ici

l’image du « bouleau blanc » ne véhicule pas l’idée de pureté. Au contraire, le personnage

voit cette couleur comme une enveloppe qui peut être déchirée. Le blanc est associé à une

certaine violence sonore prise en charge par la main masculine comme le montrent les

verbes « arracher », « déchirer », « décortiquer ».

94 Sheila Lacourcière, « L’intertextualité dans l’œuvre d’Anne Hébert », mémoire de maîtrise, Ottawa,

Université d’Ottawa, 1994, f. 98-99.

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63

La dernière occurrence du blanc est celle des dents éblouissantes. « Je suis tout à

côté de la seconde ombre accroupie près du feu […] C’est une femme. Elle rit […] Ses

dents éblouissantes me narguent. » (T : 41) Dans ce passage, une ambivalence affecte le

niveau perceptif. En effet, ce passage oppose l’ombre et la lumière qui se matérialise dans

les dents de la femme. Ici le foyer perceptif de François touche les extrêmes, car il voit des

ombres qui contrastent avec la forte lumière que dégage le sourire d’Amica : « Je soulève

cette ombre jusqu’à moi » (T : 41) vs « Ses dents éblouissantes me narguent. » (T : 41)

(nous soulignons.) Étant donné que le sensible établit une coalescence avec le somatique, la

lumière se pétrifie dans la dentition. La lumière concentrée augmente son intensité

empêchant François de voir clairement. De là résulte une méfiance à l’égard de cette

femme ravissante : « Elle tient ses bras levés en arc, au-dessus de sa tête, les mains sur sa

nuque, semblant cacher quelque chose. » (T : 41)

Dans la première partie du récit, on décrit la tenue noire de Claudine : « son

corsage noir, cuirassé, sans nulle place tendre où pût se blottir la tête d’un enfant ». (T : 21)

Dans ce passage, le corsage étouffe littéralement le corps féminin. Ceci est une manière de

faire intervenir la main à nouveau. Une main féminine qui étouffe Claudine. Cette « peau

sociale95

» dont la noirceur traduit la « stricte obéissance aux normes96

» rend manifeste une

vision janséniste de l’homme, prisonnier dans son propre corps comme le montre la

présence de l’adjectif « cuirassé ». Dans une interview accordée à Pierre Paquette97

, Anne

Hébert, en parlant de sa formation religieuse, se rappelle l’uniforme qu’elle portait : une

robe noire avec des manchettes blanches. Dans cette image de la robe noire, le blanc

occupe une place réduite. Il agit à titre accessoire tandis que le noir y tient une plus grande

place. Si au fil de notre analyse, nous n’avons pas pu éviter justement d’ébaucher une

95 Terence Turner cité par Annabelle Rea, « Un habit de lumière : vêtements et désir chez Anne Hébert »,

dans Filiations Anne Hébert et Hector de Saint-Denys Garneau, Ville Saint-Laurent, Fides (Cahiers Anne

Hébert), 2007, p. 165. 96 Ibid., p. 166. 97 Pierre Paquette, « Anne Hébert », diffusé le 29 octobre 1975, dans Émission radio À l’antenne Archives Radio-Canada,

Site de Radio-Canada [en ligne]. http://archives.radio-canada.ca/emissions/833-14699/page/1/ [Site consulté le 29

septembre 2012].

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distinction entre le blanc et le noir, c’est plus par souci de clarté que par une réelle

conviction de leurs différences, car dans cette image de la robe d’Anne Hébert, il est

manifeste qu’existe une relation de complémentarité entre ces couleurs.

Étant donné que la couleur est avant tout une présence dont la totalité nous est à

jamais insaisissable, car notre appréhension du sensible est imparfaite, il faut souvent

convoquer d’autres sens pour saisir l’impact de la couleur comme le souligne Fontanille :

Si nous partons de l’appréhension sensible d’une qualité, toujours le rouge, par exemple, les

expériences de Berlin & Kay, entre autres, nous montrent que nous ne percevons jamais du

rouge, mais une certaine position dans une palette de rouges, position que nous identifions

comme plus ou moins rouge que les autres. Comment peuvent se former des « valeurs » dans

ces conditions? Il faut et il suffit que deux degrés de la couleur soient mis en relation avec deux

degrés d’une autre perception, par exemple avec le goût des fruits qui portent ces couleurs. À

cette condition seulement, nous pourrons dire qu’il y a une différence entre les degrés de la

couleur, ainsi qu’entre les degrés du goût. Et la valeur d’une qualité de couleur sera alors

définie par sa position à la fois par rapport aux autres qualités de couleur, et par rapport aux

différentes qualités du goût98

.

Cette citation est importante, car elle donne du poids à la présence d’une autre perception

associée à la couleur, sonore dans le cas du « Torrent ».

Cette première analyse montre qu’au début de l’histoire, François ne paraît pas

sensible à la couleur. Voilà pourquoi le contraste chromatique avec le noir est encore très

faible ainsi que le contraste sonore suggéré par la pluie. Cependant très tôt dans le récit, une

valeur de pureté est fortement marquée. Sa présence cherche à annuler le corps comme le

montre la phrase : « Il faut se dompter jusqu’aux os. » (T : 20) Cette présence de la mort

dans sa matérialité explique pourquoi le blanc prime dans cette première partie. La

deuxième mention explicite du blanc est associée au bouleau blanc. Elle coïncide avec un

déplacement temporel et spatial de l’instance du discours. Ce qui attire ici l’attention, c’est

la capacité du personnage à déchirer le blanc par l’intervention de sa main. Puisqu’il

n’habite plus la maison maternelle, il est livré à la nature et dans cet espace hétérogène

surgit la couleur comme une intention d’établir un contact avec le monde. La troisième

98 Jaques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1998, p. 38.

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65

mention du blanc que nous avons commenté ici est aussi une mention indirecte. En effet, il

est question des « dents éblouissantes ». À cette variation dans l’intensité chromatique vient

s’ajouter l’intensité sonore et lumineuse qui troublent et aveuglent le personnage. La

mention des sons imaginaires du rire d’Amica ainsi que le son de son cœur montrent bien à

quel point le blanc envahit le monde intérieur de François, installant le thème de la mort

produite par la main.

3.4 Rouge et noir Chaque détail restait présent.

Anne Hébert : 1950

Poursuivre notre réflexion sur la couleur implique une prise de conscience de sa nature

instable, fugace qui contraste avec son apparition ponctuelle dans le récit. En effet, Anne

Hébert attire notre attention sur des concentrations chromatiques qui altèrent l’atmosphère

apparemment incolore du récit. Cette fois-ci, observons la couleur par excellence, le rouge,

dont l’apparition conditionne une autre présence, celle du noir. Ici, la distinction entre les

deux couleurs est moins accusée. Au fil de notre analyse, elle viendra s’estomper. Cinq

passages exploitent les virtualités symboliques de cette couleur, notamment ses propriétés

thermiques.

Dans la première partie du récit, François-narrateur se remémore la journée qui

clôture sa formation de séminariste. Parmi ses souvenirs, on compte celui de la remise des

livres de prix dont la couleur reste intacte dans l’esprit du personnage. Ce passage fait une

mention explicite, pour la première fois, du rouge :

Je lui tendis les livres, semblables à tous les livres de prix, rouges et à tranches dorées. Qu’ils

me semblaient ridicules, dérisoires! J’en avais honte, je les méprisais. Rouges, dorés, faux.

Couleur de fausse gloire. Signes de ma fausse science. Signes de ma servitude. (T : 31)

Nous allons considérer la couleur comme un sujet à part entière. Marc Gontard affirme lors

de son analyse du noir, du blanc et du rouge dans Kamouraska que ce dernier agit comme

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un « véritable actant qui détermine des fonctions narratives essentielles comme “aimer” ou

“tuer”99

. » À nouveau, on voit que ce qui sous-tend ces actions est la main.

Mais avant d’aller plus loin, arrêtons-nous d’abord sur l’apparition du rouge qui

appelle la présence de la lumière sous la forme de la couleur dorée : « [livres] rouges et à

tranches dorées » (T:31). Le sème de brillance oriente notre lecture vers une interprétation

du rouge envisagé, d’abord, comme surface. En effet, François ne réussit pas à percer

l’apparence que lui impose l’enveloppe du livre. Étymologiquement, le terme « couleur »

ne fait-il pas allusion à l’aspect extérieur des choses? Michel Pastoureau affirme que la

couleur a une forte fonction classificatoire. C’est le cas ici puisque les livres rouges sont

associés à la réussite scolaire : « L’année de rhétorique, j’arrivai premier et je remportai un

très grand nombre de prix » (T : 29). Cependant, la couleur dorée a d’autres significations.

La brillance est une ébauche de la flamme. Son intensité et, par extension, sa violence sont,

pour l’heure, à peine ressenties par le personnage, mais elle laisse entrevoir un certain

malaise qui n’est pas encore complètement verbalisé. Traditionnellement utilisé comme le

symbole de la connaissance du monde, le livre est réduit dans cet exemple à une surface

aplatie qui ne garde plus aucun contact avec le savoir. C’est alors que l’intervention du

narrateur est pertinente, car elle structure ce qui échappe au regard. En effet, François

évalue le rouge dans son extériorité, mais aussi dans son intériorité et cet exercice est une

prise de conscience qui commence son lent parcours d’élaboration comme le démontrent

les trois dernières phrases qui clôturent le passage : « Couleur de fausse gloire. Signes de

ma fausse science. Signes de ma servitude. » (T : 31) L’intervention du narrateur active la

description évaluative de la couleur : « Qu’ils me semblaient ridicules, dérisoires! J’en

avais honte, je les méprisais » (T : 31). Cette description renvoie, au niveau thématique, à

une piètre estimation de soi derrière laquelle se cache une certaine envie de provocation. La

deuxième description évaluative est une évaluation véridictoire (« Rouges, dorés, faux.

99 Marc Gontard, « Noir, blanc et rouge : le chromo-récit d’Anne Hébert dans Kamouraska », dans Anne Hébert, parcours

d’une œuvre : colloque de Paris III et Paris IV-Sorbonne, Montréal, L’Hexagone, 1997, p. 251.

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67

Couleur de fausse gloire. Signes de ma fausse science. Signes de ma servitude ») qui

signale une forme d’être au monde caractérisée par la trahison.

La deuxième mention du rouge n’est pas présentée comme une perception, mais

évoquée par le sang : « De toutes les sonorités terrestres, ma pauvre tête de sourd ne gardait

que le tumulte intermittent de la cataracte battant mes tempes. Mon sang coulait selon le

rythme précipité de l’eau houleuse. » (T : 33) Le rouge associé au sang parle en faveur

d’une véritable actantialisation du rouge comme le commente Marc Gontard : « Pour

accéder au statut actanciel ces couleurs (noir, blanc et rouge) se sont d’abord sémantisées

par une opération qui s’apparente à la synecdoque : […] le rouge [réfère] au sang. C’est

ensuite par métaphorisation que ces couleurs vont passer du statut de prédicat au statut

d’actant, à partir d’une opération de couplage [noir/blanc, blanc/rouge], qui confère aux

sujets métaphorisés […] une compétence actoriale.100

» Ces observations sont précieuses

pour notre analyse, car elles permettent de voir que le rouge s’actantialise, dans un premier

moment, en femme alors que le noir s’aligne du côté masculin. Le couplage se configure

ainsi rouge/noir, femme/homme. Pour ne pas faire d’affirmations trop hâtives, regardons

d’abord comment le rouge s’actantialise en femme.

Le passage qui nous intéresse apparaît suite à la décision de François de ne pas

suivre de formation religieuse, laquelle lui vaut d’être frappé à la tête, à plusieurs reprises,

par sa mère. François, à la manière de Lautréamont, reçoit « la vie comme une

blessure101

», blessure qui cependant ne saigne pas. Cette douleur refoulée est intense parce

que le sang, dans ce passage de la nouvelle, est associé aux eaux torrentielles avec

lesquelles se bat le personnage (« Je me débattais contre sa domination. [Celle du

torrent] ») (T : 33). Dans la nouvelle, cette lutte est une revendication de l’eau qui « veut un

100 Ibid., p. 251.

101 « J’ai reçu la vie comme une blessure, et j’ai défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le

Créateur en contemple, à chaque heure de son éternité, la crevasse béante.» Lautréamont, Œuvres complètes :

Les chants de Maldoror, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 26.

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habitant102

. » Cette coalescence forcée avec l’eau se traduit par l’allusion à l’eau organique,

épaisse et surtout occulte qu’est le sang qui active, comme le dit Gilbert Durand, un

imaginaire nocturne laissant transparaître la féminité. Jean Chevalier explicite le lien

unissant le féminin, le rouge et le noir : « Le rouge sombre […] est nocturne, femelle, secret

et, à la limite, centripète; il représente non l’expression, mais le mystère de la vie103

. » Dans

« Le Torrent », le rouge acquiert une autre caractéristique. Il est houle. La saillance

perceptive gagne en intensité sonore parce que le sang torture avec son rythme accéléré

l’espace rétréci du corps, représenté par la tête. Pourrait-on voir ici une intention de

pulvériser l’esprit cartésien auquel François s’accroche pour ouvrir la voie à une vie

profonde, marquée par la douleur?

L’intériorité de la coloration rouge contraste ici avec l’extériorité de sa première

occurrence, où nous croyons voir son lien avec la brillance du feu qui annonce, à son tour,

un lien avec le noir, car comme le dit Chevalier « ce rouge sombre et centripète revêt aussi

une signification funéraire104

» caractérisée par la combustion. La réaction de Claudine

devant la résolution de François de ne plus retourner au séminaire illustre bien la proximité

du rouge avec la flamme : « Je vis le sang monter au visage de ma mère, couvrir son front,

son cou hâlé. » (T : 32) Dans cette image subsiste un trait de verticalité. Cette violence

sourde élabore une flamme destructrice insinuée par l’adjectif « hâlé ».

La troisième mention du rouge fait allusion au sang de Perceval : « Ce soir-là, la

bête était déchaînée […] le cheval se démenait si fort que je craignais qu’il ne défonçât

tout. Une fois à l’abri dans le fenil, je contemplais cette rage étonnante. Le sang sur son

poil se mêlait à la sueur. » (T : 36) (nous soulignons.) Ici le rouge est perceptible. Il a

comme support la peau noire de Perceval. Le personnage fait appel à l’intensité visuelle du

rouge. La saillance perceptive est renforcée parce que cette couleur apparaît sous forme de

102 Bachelard, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, Paris, Corti (Livre de poche), 2005,

p. 221. 103

Jean Chevalier, et al., Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 831. 104

Id.

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blessure. Cette allusion au corps blessé contraste avec la faible fréquence du rouge qui pour

exprimer sa violence compte seulement sur quelques apparitions. En fait, sa présence est

calculée. Comme le constate également Dolores Ferraton dans son étude de Kamouraska :

« [l]a source première [du rouge] est la broderie d’Élisabeth où elle dévoile ses projets

secrets105

» [:]

Sur fond jaune une rose rouge éclatante, inachevée!... S’éveillent la laine écarlate, les longues

aiguillées, le patient dessin de la fleur de sang. Le projet rêvé et médité, à petits points, soir

après soir, sous la lampe. 106

L’apparition du rouge est présentée comme s’il s’agissait de gouttes. Quel meilleur moyen

de nourrir l’imagination symbolique qu’en faisant appel à une constellation de rouge dont

rend parfaitement compte la broderie qui ajoute à cette image un sème de douleur aiguë

exprimé avec maîtrise par le recours aux « petits points » réalisés à l’aide d’aiguilles. Dans

Kamouraska, le rouge apparaît ainsi par petits points.

Comme nous l’avons précédemment indiqué, les couleurs ont une représentation

concrète. La force de l’image du cheval répond à ce besoin dans le sens où elle sature le

noir et le rouge. Dans ce passage, ces couleurs se mêlent aussi pour représenter un érotisme

comme le suggère la phrase : « Le sang sur son poil se mêlait à la sueur ». (T : 34) Cette

incapacité de plonger dans son désir donne plus de poids à la douleur qui prend toute la

place pour extirper pratiquement toute source de plaisir.

Jusqu’à maintenant, le rouge et le noir se rapprochent jusqu’au point de ne pouvoir

faire appel à l’un sans parler de l’autre. Concrètement, le sang exploite les virtualités des

deux couleurs en installant au passage une double isotopie. D’une part, il y a une isotopie

de continuité entre la mère et le fils, manifeste par le sang de la filiation. D’autre part, il y a

l’isotopie de la révolte. Les deux partagent le sème de la douleur, qui agira comme fil

conducteur du récit.

105 Dolores Ferraton, « La couleur dans l’œuvre d’Anne Hébert », mémoire de maîtrise, Winnipeg, Université

de Manitoba, 1976, f. 100. 106

Kamouraska, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 42 cité par Ferraton, id. (Nous soulignons).

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Le quatrième passage où figure le rouge raconte la scène du matricide :

La bête a été délivrée. Elle a pris son galop effroyable dans le monde. Malheur à qui s’est

trouvé sur son passage. Oh! Je vois ma mère renversée. Je la regarde. Je mesure son envergure

terrassée. Elle était immense, marquée de sang et d’empreintes incrustées. (T : 37)

Nous voulons relever l’attention sur les empreintes. La dernière phrase, celle où on

mentionne le rouge sombre de la blessure attire particulièrement l’attention. Cette image

coïncide avec la clôture de la première partie du récit. Devant ce triomphe de l’irrationnel,

Gaëtan Brulotte affirme : « Ne préside-t-elle pas [la blessure] toute conscience? N’est-ce

pas le trait le plus universel qui soit, mais en même temps le plus privé, le plus

incommunicable?107

» La blessure paraît le seul recours d’un François sourd et violemment

atteint dans sa perception à qui a été nié l’accès au langage et dont la passion trouve une

issue dans le recours à cette expérience prélinguistique.

La cinquième mention du rouge apparaît au début de la deuxième partie du récit

lorsque François, abandonné au spectacle du regard, est incapable de se débarrasser de ses

souvenirs parce qu’il est soumis au principe selon lequel « Toute la mémoire craque et se

disloque [et] envoie ses secrets pêle-mêle108

». On peut constater ce violent retour du passé

dans le passage suivant :

Qu’est-ce que le présent? Je sens sur mes mains la fraîcheur tiède, attardée, du soleil de mars. Je

crois au présent. Puis, je lève les yeux, j’aperçois la porte ouverte de l’étable. Je sais le sang, là,

une femme étendue et les stigmates de la mort et de la rage sur elle. C’est aussi présent à mon

regard que le soleil de mars. Aussi vrai que la première vision d’il y a quinze ou vingt ans.

Cette image dense me pourrit le soleil sur les mains. La touche limpide de la lumière est gâtée à

jamais pour moi. (T : 38)

Cette dynamique temporelle connecte la première et la dernière partie du récit, désormais

reliées par l’allusion au sang. Cette allusion attire notre attention parce qu’elle est perçue

avec la même intensité que le jour du matricide. Cette saillance perceptive est accrue,

croyons-nous, parce que le sang versé a pris figurativement la forme de l’« empreinte ».

107Gaëtan Brulotte,« Blessure et littérature» [en ligne]. http://204.19.35.114/AfficherPage.aspx?idMenu=

0&idPage=185 [Site consulté le 12 juin 2012]. 108

Anne Hébert, « Un grand mariage », Le Torrent, op.cit., p. 160.

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Une « empreinte » est avant tout une marque. Ce que nous voulons dire par là, c’est que

pour dire la haine, le sang n’a pas pris la voie scandaleusement visible de l’assassinat

d’Antoine de Tassy dans Kamouraska où l’on voyait le sang de la victime étalé sur la

neige. Au contraire, Anne Hébert, fidèle aux principes des formes concentrées, a donné au

rouge une intensité ressentie dans une forme concentrée comme l’« empreinte ». Pour sa

part, François répond avec la même intensité avec laquelle il s’était fait traiter. Mais en

contrepartie son regard et en conséquence sa mémoire seront profondément affectés.

Ajoutons encore que, dans cette deuxième partie du récit, les frontières qui séparent le

personnage du narrateur s’estompent. Cette transformation subjectale produit une

dégradation de la saisie perceptive dans la mesure où l’œil se montre incapable de capter la

lumière, à la place il est hanté par les couleurs du passé. Mais regardons de plus près en

quoi consiste cette diminution du foyer perceptif.

Pour la première fois dans le récit, le personnage s’abandonne à un bref plaisir :

« Je sens sur mes mains la fraîcheur tiède, attardée, du soleil de mars. » (T : 38) Ce plaisir

est nourri par la lumière solaire qui, d’habitude, a une influence nuisible produisant,

néanmoins, une brève sensation douce, sa chaleur paraissant raviver les mains de François.

L’être au monde du personnage s’exprime ici avec un certain enthousiasme : « Je crois au

présent » (T : 38). Cependant, la lumière solaire ne vise habituellement pas à éveiller les

sensations. Elle cherche surtout à dévoiler et à dévoiler avec violence. Voilà pourquoi le

rouge et donc le souvenir du matricide apparaissent à nouveau avec la même intensité

qu’autrefois en détruisant ainsi toute sensation d’apaisement ressentie sur la main. Le

dévoilement est vécu par le personnage comme une brûlure. Ainsi le rouge, sans jamais

abandonner son support somatique, reprend avec force la première des significations

symboliques ici mentionnées, celle de la flamme, qui acquiert toutefois une intensité plus

forte.

La dernière mention du rouge que nous retenons poursuit cette idée du rouge

incandescent. L’union du rouge et du noir sera activée par l’apparition d’Amica dont la

peau brune et la jupe rouge rappellent son lien secret avec le feu :

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Ses jupes et châles la drapent et ne semblent retenus que par les agrafes mouvantes de ses

mains, plus ou moins serrées, selon les caprices de sa démarche vive ou nonchalante. Un réseau

de plis glissant de ses mains et renaissant plus loin en ondes pressées. Jeux des plis et des

mains. Nœud de plis sur la poitrine en une seule main. Scintillement de soie trop tendue sur les

épaules. Équilibre rompu, recréé ailleurs. Glissement de soie, épaule nue, dévoilement des bras.

Doigts si bruns sur la jupe rouge. (T : 48) (nous soulignons.)

Dans cette citation le noir n’est pas visible. Il est dissimulé derrière la présence du brun. En

effet, le lien entre le brun et le rouge obscurcit ce dernier par une allusion à la combustion.

Ce contraste chromatique rappelle la « féminité terrible » dont parle Gilbert Durand. Afin

de mieux comprendre ce passage, nous voulons attirer l’attention sur la phrase

« Scintillement de soie trop tendue sur les épaules ». Dans cette phrase, chargée d’érotisme

dans son ensemble, prime la présence de la soie. Gilles Marcotte affirme, dans « Anne

Hébert : “Un bruit de soie” », que la charge érotique du poème étudié est prise en charge

par la soie produisant un bruit particulier109

, qui nous fait penser au bruit de « braise ».

Dans « Le Torrent », le lien érotique entre le feu et la soie est renforcé par la souplesse du

tissu et l’interaction de la main féminine avec la soie : « Jeux de plis et des mains » (T :

48). Cette interaction produit une isotopie thermique qui transforme la couleur en sensation.

Dans ce sens, Deleuze commente : « La couleur est dans le corps, la sensation est dans le

corps, et non dans les airs110

. »

Arrêtons-nous à présent sur le support du rouge : la jupe. L’apparition de la jupe

rouge donne l’impression de légèreté, sensation accentuée par l’accélération syntactique :

La jupe est relevée à poignées, prestement, pour monter l’escalier. Les chevilles sont fines, les

jambes parfaites. Un genou saillit. Tout est disparu. La jupe balaie le plancher, les mains sont

libres et le corsage ne tient plus. (T : 48-49)

Cette légèreté nous fait penser à l’édredon rouge de « La mort de Stella » qui grâce à la

remémoration récupère son intensité chromatique d’autrefois :

109 Gilles Marcotte, « Anne Hébert : “Un bruit de soie” », Voix et images, vol. 24, n

o 2, (71) 1999, p. 303, [en

ligne]. http://id.erudit.org/iderudit/201429ar [Site consulté le 24 juin 2011]. 110

Gilles Deleuze, Francis Bacon : Logique de la sensation, Paris, Éditions de la Différence (Vue), 1981,

vol. 1, p. 27.

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« J’ai la fièvre », pensait-elle. Un bel édredon rouge tout gonflé de plumes vint la visiter […]

De tous ces objets cassés, fanés, disloqués, repeints, recollés, rafistolés, objets perdus, objets

trouvés bons au feu, comme le visage du pauvre, dont les bonnes âmes des paroisses avaient

submergé les époux Gauvin ; un jour pourtant, il y avait eu l’édredon rouge, tout flambant

neuf111

.

Dans ce passage, l’intensité du rouge renforce la séparation entre le rêve et la réalité comme

le prouve également le passage suivant : « Stella voulut remercier sa fille, leva les yeux

vers elle, mais le regard de Stella se perdit en cours de route, s’attarda sur ses propres mains

posées sur le vieil édredon usé et décoloré. La femme s’émerveilla de trouver ses mains si

blanches et fines […]112

». Dans la réalité, le rouge apparaît vidé de sa substance alors que

pour les personnages aux prises avec des états altérés comme la fièvre, le rouge devient

intense et léger. Voilà pourquoi dans « La mort de Stella », il est question d’un édredon

« gonflé de plumes113

» et dans « Le Torrent », d’une jupe. D’ailleurs les deux personnages,

Stella et François, ont la fièvre. Le corps qui figure aussi en arrière-plan de ces objets est

évoqué dans sa lourdeur qui contraste avec la légèreté de l’édredon ou de la jupe. Lorsque

le rouge trouve un support léger, il évoque la sexualité heureuse et euphorique. Ainsi le

laisse comprendre Stella : « Cette couleur vermeille, Stella pourrait y toucher, à l’instant

même. Toute la douceur du monde, là, à portée de la main114

. » À l’instar de Stella,

François, aux prises avec la fièvre, réussit à alléger le rouge. La description vestimentaire

d’Amica, la présence de la soie, l’habileté tactile de cette femme, ses mains qui ont libre

cours et sa nudité nous le laissent ainsi penser. C’est alors qu’on pourrait croire à une

éventuelle union entre François et son amie comme le suggère le passage : « La jupe

[rouge] est relevée à poignées, prestement, pour monter l’escalier. Les chevilles sont fines,

les jambes parfaites. Un genou saillit. Tout est disparu. La jupe balaie le plancher, les mains

sont libres et le corsage ne tient plus. » (T : 48-49) Néanmoins, la légèreté — qu’on associe

ici à celle de la flamme — est aussi signe d’angoisse, car elle est fugace : « Pourvu que cela

111 Anne Hébert « La mort de Stella », Le Torrent, op. cit., p. 154.

112 Ibid., p. 157-158.

113 Ibid., p. 154.

114 D’autre part, lorsque le rouge est léger, il se réconcilie avec le toucher comme il est de toute évidence dans

l’allusion à la douceur. Id.

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soit vrai! Pourvu que cela dure !115

» Ces propos répondent assez bien à la sensibilité de

notre personnage qui, à l’instar de Stella, est confronté à la fugacité, associée à la douceur

du monde.

Si nous avons brièvement convoqué « La mort de Stella » pour avancer dans la

compréhension du rouge et du noir, c’est parce que ce récit paraît mieux expliquer le lien

concret que cette paire établit avec le corps. Comment ignorer les images de terreur qui

surgissent lorsque Stella regarde au plafond et qui agissent comme un écran où s’amplifient

les douleurs qui l’accablent? En effet, ces « planches grisâtres aux veines noircies et

roussies116

» sont une façon de souligner la douleur physique d’autant plus intense qu’elle

est enfermée. Plus révélatrice est l’image des veines tordues. En effet, ces planches

noueuses du plafond qui captent l’attention de Stella disent dans leur entrelacement l’union

des forces contraires, car dans le nœud, et nous retrouvons là un des piliers de notre travail

dans la mesure où cette image récupère l’expression concentrée de la couleur, est toute « la

racine du mal [qui] était trop profonde dans sa poitrine, tout entortillée avec la vie, menacée

dans sa source même117

. »

Nous ne voulons pas boucler cette section sans attirer l’attention sur quelques traits

qui soulignent l’évolution du rouge dans le récit. La première mention du rouge (le passage

du livre) est explicite. Dans ce passage où il est question des livres de prix de François, le

rouge est associé à la brillance configurant ainsi une première ébauche de la flamme.

Cependant ce symbole manque de profondeur en raison de l’évaluation du personnage

questionnant ainsi le domaine du savoir. Dans cette première partie du récit, c’est le point

de vue de François adulte qui en regardant son moi d’autrefois se rend compte à quel point

sa vision dépend de celle de Claudine Perrault comme le prouve la dernière phrase qui clôt

ce passage : « Rouges, dorés, faux. Couleur de fausse gloire. Signes de ma fausse science.

115 Ibid., p. 155.

116 Ibid., p. 159.

117 Ibid., p. 158.

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Signes de ma servitude. » (T : 31) Le rouge ici et malgré sa proximité avec la flamme ne

présente aucun danger, car il est dépourvu de vie. Il est réduit à une simple enveloppe.

Cela n’est pas le cas pour la deuxième mention indirecte du rouge (le passage du

sang de François) qui se présente à travers l’image du sang qui bat. Cette couleur gagne en

profondeur grâce à l’évocation de ce liquide vital. À ce moment du récit et à la suite de

l’incident de la surdité, François est abandonné à une vie organique, intensément intérieure.

Cette intensité chromatique nous parvient en lien avec une autre perception : la sonorité.

Les sons imaginaires deviennent intolérables parce que concentrés dans le cerveau.

La troisième mention du rouge (le passage de Perceval) est une projection de ce

qui se passe à l’intérieur du personnage. Cependant, le rouge connecte avec le symbole

terrestre et nyctomorphe par excellence : le cheval. La souffrance intérieure s’exprime

comme une blessure. La blessure sur la peau de l’animal parle, comme l’exprime Gaëtan

Brulotte, d’une vie enracinée dans la souffrance qui échappe à la formulation des mots. Ici

la douleur est encore contenue et, à cause de cela, elle s’intensifie. Anne Hébert synthétise

cela avec une économie de moyen pour dire le sang.

Dans la quatrième mention (le passage du matricide), il est question du sang versé.

Cela attache impitoyablement François à l’image de sa mère dont le souvenir marquera

profondément l’esprit du personnage.

La cinquième mention du sang (le passage de la remémoration du matricide) figure

dans la deuxième partie du récit où l’on voit François incapable de se détacher du passé. Le

sang sera donc le fil conducteur qui relie les deux parties du récit. La douleur est l’axe qui

dirige le récit.

Enfin, la dernière mention du rouge (le passage de la jupe d’Amica) est la

deuxième mention explicite du rouge. Elle réactive le symbolisme de la flamme qui effrite

le personnage de l’intérieur. Le rouge se montre incapable d’échapper à une valeur

dysphorique même quand il annonce un possible plaisir.

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3.5 Bleu et noir

Qu’est-ce que le bleu? Le bleu est l’obscurité devenue visible.

Yves Klein cité par Weitemeier : 2005.

Il est habituel chez Anne Hébert d’assombrir la couleur. Jean Chevalier dit que le bleu

obscurcit, ce qui est « conforme à sa tendance naturelle118

». En tenant compte de cette

affirmation, mais en rappelant au lecteur que « les phénomènes ne se produisent pas en

dehors de nous, mais toujours en nous-mêmes119

», nous allons aborder l’étude du bleu à

l’aide d’une notion annoncée au début de ce chapitre : le discours en acte. Cette notion

rappelle que la couleur ne signifie rien en elle-même, mais dans sa relation à un sujet et à

son discours.

De même que pour l’étude du rouge et du noir, Anne Hébert se plaît à faire appel à

des figures où la distinction du bleu et du noir se dissout et donne lieu à des images d’une

lourde signification symbolique. Voilà pourquoi nous traiterons ultérieurement le bleu et le

noir comme un ensemble signifiant.

Commençons par repérer les passages où il est question du bleu :

1) Toute noire […] cette bête […] ressemblait à l’être de fougue et de passion que j’aurais

voulu incarner […] Le soir, je me relevais, une fois ma mère endormie, et j’allais me

percher dans le fenil au-dessus de Perceval […] Était-ce par orgueil que la bête attendait

mon départ pour s’endormir? ou ma présence immobile et cachée l’irritait-elle? Elle ne

cessait pas de souffler bruyamment, de donner des coups de sabots dans sa stalle. De mon

abri je voyais la belle robe noire aux reflets bleus. Des courants électriques parcouraient

son épine dorsale. Je n’avais jamais pu imaginer pareille fête. Je goûtais à la présence

réelle, physique, de la passion. (T : 34. Nous soulignons.)

2) Sans se retirer de moi, elle [Amica] enlève le fichu branlant que ses mains renouaient sur

les lourds cheveux. Ils s’échappent, libres, sur ses épaules. Je recule. Ils sont noirs et très

longs. Une masse de cheveux presque bleus. Je recule encore. C’est elle qui marche sur

moi. (T : 41. Nous soulignons.)

118 Jean Chevalier, op. cit., p. 129.

119 Goethe, Traité des couleurs, op. cit., p. 101.

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77

3) Ses yeux sont pers120

. Ses noirs sourcils, placés haut, soulignent l’enchâssement parfait des

prunelles. (T : 41)

4) Je ne veux pas de sa tête tranchée, sur ma poitrine! Rien! Rien d’elle ![d’Amica] Et ses

longs cheveux bleus autour de mon cou. Ils m’étouffent (T : 54. Nous soulignons.)

5) Sa chevelure se prend dans le vent comme un voile de ténèbres. Elle se mêle avec l’eau en

un long enroulement, plein de fracas noir et bleu, bordé de blanc. (T : 56. Nous

soulignons.)

La première mention du bleu se situe vers la fin de la première partie du récit. Le narrateur,

dans son souci de trouver des réponses, s’efforce encore de bâtir son discours sur des

repères spatiaux et temporels précis : « Le soir, je me relevais, une fois ma mère endormie,

et j’allais me percher dans le fenil au-dessus de Perceval […] Était-ce par orgueil que la

bête attendait mon départ pour s’endormir? ou ma présence immobile et cachée l’irritait-

elle? » (T : 34). Dans ce passage, il y a trois marques importantes qui rendent compte des

transformations du personnage. Les deux premières sont spatiales : François est penché et

aussi caché. La troisième marque est de type temporel. En effet, il fait noir. La position

élevée au-dessus de Perceval permet au personnage d’avoir une visée plus complète du

spectacle qui se déroule devant ses yeux. La position cachée ainsi que la présence de la nuit

permettent au personnage de sonder, dans une plus grande intimité, sa propre sensibilité,

jusque-là refoulée. (« Je n’avais jamais pu imaginer pareille fête. Je goûtais à la présence

réelle, physique, de la passion. ) (T : 34.) Dans cette obscurité, Perceval se manifeste par le

bruit et la couleur. Celle-ci apparaît comme un reflet bleu. Ces reflets renvoient à la surface

qui séduit le personnage. L’impact de cette scène sur François est d’autant plus fort que le

personnage est immobile. L’immobilité est propre à la fascination qui « est une aliénation,

puisqu’elle consacre la perte d’initiative du sujet, et l’abandonne aux effets sensibles du

monde matériel de l’obscurité121

. » La saillance perceptive est soulignée par l’apparition de

120 Nous avons retenu ce passage, car selon Le Petit Robert, « pers » désigne « diverses couleurs où le bleu

domine (surtout en parlant des yeux). » 121

Jacques Fontanille, Sémiotique du visible : des mondes de lumière, Paris, Presses universitaires de France

(Formes sémiotiques), 1995, p. 187.

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quatre des cinq couleurs qui composent l’ensemble de notre étude (noir, blanc, bleu et

rouge), figurant, chose inusitée, sur un seul actant : (poils noirs, écume blanche, reflets

bleus sur la peau noire et le sang122

). Ces couleurs sont accentuées grâce à la noirceur qui

agit comme toile de fond. Ici le lien de la couleur avec l’obscurité est assuré par

l’intervention d’un corps torturé. En fait c’est la douleur qui prend la forme matérielle de

l’enchaînement qui torture un corps qu’on souhaite immobile. Ce supplice produit la

couleur. On est bien loin de l’inspiration paysagiste de la couleur telle qu’on la retrouve

chez Saint-Denys Garneau, car dans « Le Torrent », la couleur est avant tout corporelle.

Dans « Le Torrent », Anne Hébert parle rarement du ciel, encore moins de ciels dégagés

auxquels elle substitue plutôt des astres (notamment le soleil ou la lune) arrachant ainsi le

regard des immensités célestes pour le captiver et le ramener vers des réalités plus

concrètes.

François est captivé par la couleur noire de la chevelure d’Amica qui dégage aussi

une lueur bleue123

. Ceci constitue la deuxième mention de cette couleur :

Sans se retirer de moi, elle [Amica] enlève le fichu branlant que ses mains renouaient sur les

lourds cheveux. Ils s’échappent, libres, sur ses épaules. Je recule. Ils sont noirs et très longs.

Une masse de cheveux presque bleus. Je recule encore. C’est elle qui marche sur moi. (T : 41)

(nous soulignons.)

Commençons par dire qu’Anne Hébert établit une continuité entre la robe (représentée par

la peau lustrée du cheval Perceval) et la chevelure (d’Amica) garantie par la couleur bleue.

La mention de cette couleur est approximative comme le montre l’adverbe « presque »

accolé au bleu. Cette nuance le dote d’un caractère éthéré. Cependant lorsque le bleu est

associé aux matières capillaires, il revêt un aspect sauvage, propre à la pilosité. Le bleu

gagne alors en densité, ressentie par le corps de François comme du poids : « Une masse de

cheveux presque bleus. Je recule encore. C’est elle qui marche sur moi. » (T : 41)

122 Ajoutons aussi que cette même composition apparaîtra sur Amica : chevelure noire, dents éblouissantes,

yeux bleus, jupe rouge. 123

Ce mélange chromatique rappelle la chevelure de la femme vampire Héloïse : « Les cheveux noirs, très

fins, ont un reflet bleu argenté, presque lunaire, qui enchante et qui inquiète ». Anne Hébert, Héloïse, op.cit.,

p. 22.

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La troisième mention du bleu apparaît dans l’œil : « Ses yeux sont pers. Ses noirs

sourcils, placés haut, soulignent l’enchâssement parfait des prunelles. » (T : 41) Ici, le bleu

est exprimé avec moins de netteté que pour la chevelure comme le montre l’emploi de

l’adjectif « pers ». La forme circulaire de l’œil rappelle toutefois la nature aquatique de

cette couleur dont la profondeur est soulignée par l’allusion au noir qui, s’aidant de la

forme anatomique de l’œil, reproduit littéralement un effet d’emboitement, effet réussi

grâce à l’allusion aux « prunelles. » L’atmosphère d’« emprisonnement » est mise en relief

par la présence du terme « enchâssement ». L’autre partie corporelle, les « sourcils124

», est

associée au noir pour indiquer dans sa matérialité la plus concrète que l’emboîtement est

inscrit à même le corps. Alors que, dans certains passages, la couleur était associée au bruit,

ici, les rares dialogues, l’intensité du regard et la gestuelle insistent sur le silence régnant

lors de la rencontre entre François et Amica dont l’enchâssement des prunelles dévoile,

grâce à la double circularité de l’œil et de la pupille, un désir d’avaler le personnage. De

plus, les couleurs enchâssées (noir et bleu) reproduisent dans sa plus grande concrétion la

relation aliénée entre la mère et le fils. François semble toujours menacé par le regard

féminin. Donc le drame de François se résume dans cette image qui traduit la lutte pour la

vie, menacée en permanence.

La quatrième apparition du bleu apparaît presque à la fin du récit, là où François

est aux prises avec un état passionnel intense : « Je ne veux pas de sa tête tranchée, sur ma

poitrine! Rien! Rien d’elle ![d’Amica] Et ses longs cheveux bleus autour de mon cou. Ils

m’étouffent. » (T : 54) (nous soulignons.) Dans cet état de confusion (« La fièvre me glace

et me consume », T : 54), le bleu gagne en force interne, tandis que François perd la sienne

(externe et interne). Nous croyons que le bleu dit la violence féminine qui étouffe en même

temps qu’elle mine le personnage de l’intérieur, mais avec sensualité.

124 Nous voulons insister ici sur le support corporel du noir. Le lecteur aura pu remarquer que le noir choisit

les matières capillaires pour se manifester.

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La dernière mention du bleu apparaît à la fin du récit alors que François est envahi

par l’image d’Amica : « Je vois la tête d’Amica au-dessus des flots. Cette tête dont je ne

sais plus que faire! Pourquoi demeure-t-elle en moi? » (T : 56.) Des formes circulaires se

multiplient. Les sensations s’entrechoquent donnant lieu à des images chaotiques qui

contrastent avec une mention apparemment organisée de la couleur : « Sa chevelure se

prend dans le vent comme un voile de ténèbres. Elle se mêle avec l’eau en un long

enroulement, plein de fracas noir et bleu, bordé de blanc. » (T : 56) (nous soulignons). La

couleur prend une forme circulaire, renforcée par la présence du blanc125

. La circularité

semble l’indice d’une perception hallucinée. Dans cette image de la circularité, François

cherchait la protection (« Amica me borde comme un enfant au berceau. (T : 53) »). Mais

bientôt cette circularité sera asphyxiante. Le désir de François de retourner au ventre

maternel bascule inévitablement vers l’oppression.

Nous voulons conclure cette partie en soulignant que dans notre traitement du

bleu, il était indispensable de parler simultanément du noir donnant lieu surtout dans sa

première apparition à un noir bleuté. Globalement, dans la première mention du bleu, le

personnage découvre une source de plaisir dans les reflets bleus de la peau de Perceval.

François, comblé par ce spectacle, sera bientôt horrifié. Dans cette première mention, le

spectacle déclenche une quête, la quête du désir dont l’intensité est amplifiée par le

vacarme des sabots du cheval. La deuxième mention du bleu nous permet de faire un pas en

direction de l’exploration du désir de François. Exploration marquée par le drame

aquatique. Ici la longueur de la chevelure d’Amica imprime au bleu un sème de profondeur

qui appelle les eaux nychtomorphes. À cette idée des eaux profondes, viennent s’ajouter

l’enfermement et l’oppression prise en charge par la forme circulaire de l’œil (passage des

yeux d’Amica). Notre perspective phénoménologique et sémiotique nous porte à croire que

125 Le blanc ici attire l’attention parce que malgré le fracas, cette couleur est bien visible due à sa distribution

par rapport aux autres couleurs (noir et bleu). Que le blanc encercle le noir et le bleu rappelle aussi les cercles

de la chevelure et par la suite l’étreinte mortelle d’Amica imaginée par François. Ceci éveille la signification

symbolique de cette couleur associée à la mort. Étonnamment, c’est la dernière couleur mentionnée dans le

récit, ce qui donne une forte cohésion au « Torrent ». Rappelons au lecteur que la première couleur qui

figurait au début du récit était le blanc associé à la mère. Ici le blanc est associé à Amica donc à la femme.

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le bleu et surtout la pupille noire vont configurer, grâce à la double circularité, la vacuité

qui explique l’errance du personnage. La quatrième mention du bleu (« Et ses longs

cheveux bleus autour de mon cou. Ils m’étouffent ») (T:54), est une continuité de la

circularité à laquelle on attribue des propriétés de plus en plus étouffantes. La dernière

mention du bleu (passage de la tête arrachée d’Amica) est une réalisation de l’acte de

déchirement et un prélude au suicide de François.

3.6 Jaune et noir

On ne réchappe pas au scandale.

Anne Hébert : 1950

Avant d’aborder l’analyse de la dernière de nos paires chromatiques, nous voudrions

convoquer deux images qui synthétisent quatre des cinq couleurs de notre étude. Perceval

et Amica sont en synchronie chromatique. Le poil noir de Perceval trouve un écho dans la

chevelure d’Amica; le sang du cheval trouve un correspondant dans la jupe rouge de cette

femme; les reflets bleus sur la peau de la bête sont en symétrie avec les yeux bleus

d’Amica; enfin le blanc écumeux sur l’animal trouvera son double avec la dent éclatante de

cette femme fatale. Cette synchronie établit, outre la coalescence organique et sensible126

signalée par Marcheix, une féminisation corporelle de la couleur. Cependant, dans ce

système chromatique bâti sur un jeu de miroitements, le jaune n’apparaît pas ; il semble

exclu. Quel sens donner à cela? Pour répondre à cette question, il faudra « demander à tout

ce qui n’est pas couleur de donner la réponse127

. » Voilà pourquoi nous interrogerons les

supports à travers lesquels cette couleur transparaît : la dent.

Commençons par signaler la faible fréquence de la couleur jaune dans le récit. Son

apparition se réduit étonnamment à trois mentions explicites :

1) L’homme était sale. Sur sa peau et ses vêtements alternaient la boue sèche et la boue fraîche.

Ses cheveux longs se confondaient avec sa barbe, sa moustache et ses énormes sourcils qui lui

126 Daniel Marcheix, Les incertitudes de la présence, op. cit., p. 103.

127 Felix Thürlemann, Paul Klee: analyse sémiotique de trois peintures, Lausanne, L’Âge d’homme, 1972,

p. 96.

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tombaient sur les yeux […] Je vis la bouche se montrer là-dedans, gluante, avec des dents

jaunes. Je voulus fuir. L’homme me retint par le bras. Il s’agrippa à moi pour tenter de se

mettre debout ce qui eut pour effet de me faire culbuter. (T : 23. Nous soulignons.)

2) Lutter contre l’eau? C’est impossible. Et d’ailleurs, mes vêtements sont secs. De quel gouffre

suis-je le naufragé? Je tourne ma tête avec peine. Je suis couché sur le roc, tout au bord du

torrent. Je vois sa mousse qui fuse en gerbes jaunes. Se peut-il que je revienne du torrent? Ah!

quel combat atroce m’a meurtri! […] je voudrais ne pas savoir. Je repousse la conscience avec

des gestes déchirants. (T : 37. Nous soulignons.)

3) L’eau est noire, toute en tourbillons, et l’écume crache jaune. Je vois la tête d’Amica au-

dessus des flots. Cette tête dont je ne sais plus que faire! Pourquoi demeure-t-elle en moi? Tout

vit en moi. Je me refuse absolument à sortir de moi. (T : 56. Nous soulignons.)

Dans son Traité des couleurs, Gœthe affirme que le jaune « est la couleur la plus

proche de la lumière128

». Dans l’univers hébertien, celle-ci perd son éclat, car elle entre en

contact avec le corps et crée ainsi un jaune épais. La description de Charles dans « La

maison de l’esplanade » laisse voir le lourd passage que la lumière doit se frayer à travers le

somatique pour briller ne serait-ce que d’une fade lueur : « Si Charles ne mangeait qu’un

seul bon repas par jour, chose étonnante il n’était pas maigre. Il était même très gras, très

gras et très jaune […]129

». À lire ce passage, nous pouvons en tirer une première

conclusion : le corps est une source première d’assombrissement de la couleur.

Cette image illustre les effets que la couleur peut provoquer sur le corps. Lorsque

la couleur apparaît dans sa forme la plus concentrée, elle produit les plus grands ravages130

.

Si le jaune est alors destructif, c’est parce que, dans sa forme concentrée, il devient dur. Le

glissement du sensible vers le tactile se produit une fois que la lumière entre en contact

avec la réalité. « La mort de Stella » fournit un exemple clair de cette métamorphose : « La

lumière contre le sol semblait sortir du sol même. L’herbe brillait de son propre éclat,

128 Gœthe, Traité des couleurs, op. cit., p. 259.

129 Anne Hébert, « La maison de l’esplanade », dans Le Torrent, op. cit., p. 116-117.

130 Dans « La maison de l’esplanade », Géraldine est fascinée par des boutons jaunes qu’elle met sur des

blouses vertes donnant libre cours à la fantaisie. Le lecteur n’est-il pas tenté d’y voir l’image d’un jardin?

Cependant, cette image vient chercher une valorisation boutons.» (T : 111) 130

Anne Hébert, « La mort de Stella », dans Le Torrent, op. cit., p. 151. 130

Daniel Marcheix, Le mal d’origine, op. cit., p. 262. 130

Françoise Loux, L’ogre et la dent : pratiques et savoir populaires relatifs aux dents, Paris, Berger-Levrault

(Arts et traditions populaires), 1981, p. 154.pour produire cette image du jardin, Géraldine a dû attendre la

mort des propriétaires de vieux vêtements pour les « dépouill[er] sans vergogne de tous leurs boutons.» (T :

111)

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comme de la braise qui eût été verte131

. » Retenons la phrase « comme de la braise qui eût

été verte. » Ici la lumière atteint la matière. Ce contact intensifie la couleur qui se

matérialise en durcissant. Tel est aussi le cas de la dentition jaune qui représente la

première manifestation concrète de cette couleur dans « Le Torrent ». Ici, le jaune

s’actantialise grâce à la synecdoque associant l’image du vagabond à celle du loup-garou

dont l’allusion est complétée par l’adjectif « fauve ». La dentition jaune est donc une

manière de dire l’animalité, mais, dans cette première partie du récit, elle est une

« puissance dévorante132

», potentielle, car la dévoration est encore contenue. Si nous

insistons sur la manducation c’est parce que « les dents ne sont jamais innocentes133

» et

dissimulent derrière elles une violence qui est aussi une violence sexuelle.

Dans la deuxième partie du récit, lorsque François rencontre Amica, il a

pratiquement perdu sa condition humaine. Dépourvu de parole, François se sert de sa

bouche carnassière pour exprimer la férocité de son désir. La survalorisation de la non-

personne s’exprime par le déploiement d’une force primitive qui se formule par une

pulsion dévorante accentuée par le verbe « briser » et par l’image du festin propre aux

bêtes : « Le désir de la femme m’a rejoint dans le désert […] je suis partie à sa rencontre

[…] je le briserai [cet être fraternel] et j’aurai goûté à la chair fraîche en pâture. » (T : 39)

Cette insistance sur la dentition, et dans le cas du vagabond sur la dentition jaune, exprime

le désir inconscient de s’approprier sa domination.

Assez souvent, les personnages du « Torrent » cherchent à fuir le jaune — même

dans sa plus terne manifestation — à cause de sa proximité avec la lumière dont l’intensité

risque de dévoiler leur véritable nature. Lorsque François rencontre le vagabond, celui-ci ne

montre pas son visage; à la place, on découvre une bouche cachée. Et l’on sait bien que ce

qui est caché recèle quelque chose d’inquiétant. Le désir, incompréhensible, impénétrable

131 Anne Hébert, « La mort de Stella », dans Le Torrent, op. cit., p. 151.

132Daniel Marcheix, Le mal d’origine, op. cit., p. 262.

133 Françoise Loux, L’ogre et la dent : pratiques et savoir populaires relatifs aux dents, Paris, Berger-Levrault

(Arts et traditions populaires), 1981, p. 154.

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pour le personnage est d’autant plus difficile à élucider que, dans le récit, il a de la

difficulté à se manifester au grand jour comme le montre le passage qui met en scène le

vagabond où il est question d’un réseau lexical qui renvoie à la boue et aux marécages. La

salive a cependant un rapport plus étroit avec les dents jaunes surtout si on prend les

propriétés gluantes de la salive comme le double de l’écume du torrent et du « rocher

limoneux » (T : 35). Bien que la salive n’ait pas de propriétés chromatiques, ses qualités

adhérentes sont à la source de la perte de François comme le montre sa chute dans le fossé.

La chute prendra alors une ampleur tragique, car le torrent, image amplifiée de la bouche

du vagabond, détruit par déchirements. Nous croyons donc que c’est par la présence de la

salive que le jaune se rapporte à un autre type d’eau : l’eau torrentielle.

La deuxième mention du jaune apparaît à la fin de la première partie du récit juste

avant le matricide :

Lutter contre l’eau? C’est impossible. Et d’ailleurs, mes vêtements sont secs. De quel gouffre

suis-je le naufragé? Je tourne ma tête avec peine. Je suis couché sur le roc, tout au bord du

torrent. Je vois sa mousse qui fuse en gerbes jaunes. Se peut-il que je revienne du torrent? Ah!

quel combat atroce m’a meurtri ! […] je voudrais ne pas savoir. Je repousse la conscience avec

des gestes déchirants. (T : 37) (nous soulignons.)

Le fait de faire appel à la mousse ne serait-il pas un refus d’approfondir, un refus de percer

la surface du réel? Cela semble appuyé par les propos exprimés par le personnage même :

« Je voudrais ne pas savoir. Je repousse la conscience avec des gestes déchirants. » (T : 37)

D’autre part, la présence du verbe « fuser » ainsi que le mot « gerbes » dessinent une

trajectoire qui souligne un mouvement centrifuge en accord avec le refus de François de

confronter sa vérité. Cette puissance folle, sans profondeur, on la retrouve dans les gerbes

jaunes du torrent. Lisons justement la description que Kandinsky fait de cette couleur :

Le jaune ne saurait devenir très profond […] Comparé aux états de l’âme, il pourrait servir à la

représentation colorée de la folie, mais non mélancolie ou hypocondrie, mais accès de rage,

délire aveugle, folie furieuse […] Le malade s’en prend aux hommes, renverse tout, disperse ses

forces physiques de tous côtés, les utilise sans but et sans limites, jusqu’à l’épuisement… Il se

crée alors des couleurs d’une puissance folle, sans profondeur134

.

134 Kandinsky, op. cit., p. 149.

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La troisième mention du jaune apparaît à la fin du récit où il est question des eaux

violentes du torrent :

L’eau est noire, toute en tourbillons, et l’écume crache jaune. Je vois la tête d’Amica au-dessus

des flots. Cette tête dont je ne sais plus que faire! Pourquoi demeure-t-elle en moi? Tout vit en

moi. Je me refuse absolument à sortir de moi. (T : 56) (nous soulignons.)

Cette dernière allusion au jaune fusionne, grâce à l’eau, avec le noir comme il est manifeste

dans la première phrase du passage cité. Cependant, le jaune qui est craché n’éclaire pas les

ténèbres de l’eau. Il est vrai que lorsque la lumière perce les ténèbres du personnage elle

risque de le dissoudre. Dans « Le Torrent », le regard a des propriétés perçantes qui

pourraient être prises en charge par le jaune, cependant à la suite de notre analyse, le jaune

a de la difficulté à rayonner lorsqu’il entre en contact avec un organe autre que l’œil. Lors

de la deuxième mention du jaune (le passage de la mousse jaune), la couleur entre en

contact avec l'eau. De ce contact, le personnage sort épuisé parce que l'eau remue les

profondeurs de l'être. Le narrateur-personnage perd pied dans son récit et se laisse emporter

par le cours d'eau tumultueux du torrent. C’est alors que le jaune apparaît. Cette couleur,

indice de ce qui se cache à l'intérieur du personnage, cherche une issue. Cette réalité

intérieure, informe parce qu’informulée, reste dans la surface et se transforme en furie, rage

qui rappelle la manducation manifeste dans la première mention de cette couleur. La

troisième et dernière mention du jaune poursuit donc une évolution de cette couleur

s’associant avec le noir, mais il affirme sans conteste sa différence par rapport aux autres

paires chromatiques qui, elles, finissent par s’entremêler. Le jaune, toujours à l'écart dans

ses apparitions, est la seule couleur qui fuit l'approfondissement et l’amalgame.

* * *

Dans la mesure où notre étude analyse la couleur à partir du corps, notre réflexion est aussi

une réflexion sur le désir dont la répression se traduit en douleur. Dans ce sens, le désir et la

douleur appellent la sensation tactile. Anne Hébert nous confronte, dans « Le Torrent », aux

sensations spontanées qui échappent à la formulation en mots. Au fil de nos analyses, nous

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avons remarqué que le noir agit comme toile de fond pour le blanc, le rouge, le bleu et le

jaune ouvrant la voie à une signification qui trouve sa richesse dans le contraste.

Dans notre analyse du blanc, nous avons vu que François explore cette couleur en

partant d’un effort de la mémoire. À ce moment du récit, François ne cherche pas tant à

reproduire le réel, mais à éveiller sa sensibilité qui est, en principe, sonore. Cette première

caractéristique associée à la couleur brise très tôt dans le récit les tentatives d’articuler la

signification autour de la couleur. Ceci explique pourquoi, dans sa deuxième apparition, le

blanc est une enveloppe qui cache le vide qui ronge le personnage. La troisième mention du

blanc coïncide avec l’apparition d’Amica dont la blancheur des dents menace le

personnage. Pour la première fois dans le récit, cette couleur est dotée d’une luminosité qui

dévoile l’intensité du désir du personnage en même temps qu’elle le menace.

Notre analyse du rouge commence lorsque François explore cette couleur en

partant, une fois de plus, du souvenir. Une faible sensation de brûlure est à peine ressentie

justement parce que la sensation passe par le cerveau. La sensation n’agit pas. Elle reste au

même niveau et perd en force. Ici la couleur est un écran qui empêche de voir ce qui se

cache derrière elle. La deuxième occurrence du rouge établit une connexion directe avec le

corps parce que le rouge est associé au sang. Ceci coïncide avec l’éveil du désir de François

qui rend compte d’une transformation profonde qui appelle en même temps le corps et la

vie intérieure. La troisième mention du rouge est associée à la blessure et donc à la douleur,

terrain commun à l’homme et à l’animal. La quatrième mention du rouge pousse à

l’extrême sa dimension haptique suggérée dans l’association de cette couleur à la blessure.

En effet, le désir du contact avec l’autre est tellement fort qu’il suscite le pathos qui laisse

des empreintes sur l’objet du désir du regard masculin. François répond avec la même

intensité à la répression tactile exercée par sa mère. La cinquième mention du rouge éveille

et intensifie la sensation de brûlure, à peine suggérée lors de sa première occurrence dans le

récit. Ici, le souvenir et l’effet de la lumière solaire sur les mains continuent à extirper la

sensation tactile chez le personnage par un recours plus radical qui est celui de

l’effritement. Dans la dernière mention du rouge, le personnage fait onduler cette couleur

du fait du support léger pris en charge par la jupe et par l’aisance corporelle d’Amica. La

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peau brune de cette femme vient activer, dans toute sa force, l’image de la flamme pour

accomplir une destruction plus complète du désir masculin.

Pour ce qui est du bleu, nous avons remarqué que cette couleur établit très

rapidement un contact direct, intime et, en principe euphorique, avec le corps. La sensation

haptique est intensifiée par la peau du cheval noir, figure d’accueil des instincts et des

pulsions. La deuxième mention du bleu cherche la profondeur. Voilà pourquoi cette couleur

prend comme support la chevelure et l’œil (troisième occurrence du bleu). Cependant, ces

deux parties du corps sont en étroite relation avec l’eau ce qui vient replonger le

personnage dans la confusion de plus en plus restreinte, car la chevelure et l’œil

reproduisent, à maintes reprises, des formes circulaires. La quatrième mention du bleu

active la fonction haptique. Cependant, une transformation est produite ici, car François est

victime d’un désir préhensile. À ce stade du récit, le bleu évoque plus que jamais la mort

par asphyxie assez souvent accompagnée de cyanose. Dans sa dernière apparition, le bleu

prend une forme circulaire qui indique, selon nous, l’impénétrabilité du corps et détermine

le suicide du personnage.

Un cas spécial est celui du jaune. Parmi ces trois apparitions, seule sa première

occurrence est directement associée au corps. Les dents jaunes du vagabond disent dans son

animalité le déchirement qui empêchera le personnage de se trouver en sécurité dans les

limites de son corps. Les deux dernières occurrences du jaune sont associées aux eaux

agitées qui traduisent l’intention de rester à la surface des transformations vécues de

l’intérieur.

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Conclusion

Comme nous l’avons indiqué dans notre introduction, notre travail se centrait sur la nature

sombre de la couleur. Déjà notre titre indiquait le type de relation qui lie le sujet et l’objet :

la couleur est un « vouloir-être », mais son obscurcissement indique un « non pouvoir-

être ». Qu’est-ce que François Perrault cherche lorsqu’il fait allusion à la couleur? C’est ici

qu’il convient de rappeler les objectifs de notre étude. D’une part, nous avons tenté de

prouver que « Le Torrent » n’est pas un récit incolore pouvant être facilement réduit à une

étiquette minimaliste qui ne saurait voir que le blanc et le noir. La présence de la couleur

est incontestable, mais elle est enfouie. Notre deuxième objectif cherchait justement à

prouver l’existence de la couleur refoulée dans le corps.

Pour répondre à notre premier objectif, nous avons emprunté la voie ouverte par

Kandinsky qui, dans Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, nous situe

non pas à la surface du monde pour y trouver la couleur, mais nous invite à percer les

apparences en prônant ainsi la valeur de l’intériorité. Cependant, on comprend que, pour

Anne Hébert, l’intériorisation ne peut pas avoir lieu tant qu’on ne comprend pas les

mécanismes qui déterminent dans l’intériorité du personnage l’apparition de la couleur. Il

devient évident que notre étude demandait, en premier lieu, l’intervention de la perception

afin de rendre compte de la relation spéculaire que le personnage masculin établit avec

l’extérieur. Nous avons eu l’occasion de constater, dans notre premier chapitre, que cette

relation est médiatisée par la terreur, la méfiance, la fragmentation. Le corps féminin est

responsable de la déconstruction qui mine, dès le début du récit, la corporalité masculine et

par conséquent sa perception. En effet, la présence féminine est capable de désarticuler le

for intérieur du personnage qui restera, pourtant, inaccessible à lui-même malgré les efforts

de la mémoire du François-narrateur qui, en suivant une logique propre à la cognition,

cherche à dégager du sens. Par un recours à la narratologie genettienne d’inspiration

sémiotique, nous avons exploré le foyer perceptif de François Perrault à l’aide de la notion

de focalisation interne précisée, plus tard, par Pierre Vitoux. Cette première orientation

méthodologique a été susceptible de rendre compte de deux constats : dans la première

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partie du récit, François déclinera sa relation d’entente avec le monde par une distance

relativement sécurisante offerte par le travail de rétrospection. Par contre, dans la deuxième

partie du récit, le personnage est confronté à une pulvérisation de son entourage, à un

écroulement des repères qui conduisent le personnage à un abandon de lui-même. À ce

moment, les monologues intérieurs juxtaposés et la primauté du corporel deviendront les

axes énonciatifs qui vont guider et structurer les virtualités d’un « je » qui échappe au

contrôle narratif. À cette étape de notre analyse, la narratologie s’avérait inopérante pour

rendre compte du rythme intérieur qui traverse le personnage.

Étant donné que le perceptif loge dans le somatique et que le corps prend le devant

de la scène exprimant ce qui échappe aux lois de la grammaire et de la syntaxe, il nous a

fallu entamer, dans un deuxième moment, une analyse du corps selon deux perspectives. La

première cherche à voir le corps comme une figure d’accueil de la perception. La deuxième

verra le corps comme un objet phénoménologique de souche merleau-pontienne, complété

par le concept de « moi-peau » de Didier d’Anzieu qui, par une récupération des fonctions

psychiques, et nourrie des théories freudiennes, élabore une théorie de la surface du corps

dont l’expérience tactile s’avère capitale pour la constitution d’une identité. Dans cette

quête, François cherche la présence, le corps de l’Autre. Cependant celui-ci lui résiste du

fait que notre personnage vit une répression tactile exercée par la femme. Notre exploration

du corps commence là où prend son origine la tragédie de François : le désir. Nous croyons

avoir trouvé sa manifestation figurative dans la main qui paraît contenir en soi les autres

parties corporelles ici analysées (front, cheveux, dents). Il nous a paru pertinent de

commencer notre analyse de la main, féminine, à partir de la deuxième partie du récit où

Amica fait son apparition. La présence de cette femme viendra rappeler que le passé que

Claudine s’acharne à effacer prend son origine dans la chair toujours présente, renouvelée,

jeune et désirante de la jeune femme. À ce moment du travail, nous avons remarqué que le

corps féminin est un espace de survie où s’exercent des forces contradictoires qui « rendent

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étranges et mystérieuses même nos expériences les plus personnelles135

. » Ceci nous

l’avons constaté lors des jeux d’opposition des différentes parties corporelles qui soulignent

une contrariété vécue à l’intérieur d’un même élément. En effet, les parties du corps (main,

front, cheveux et dents) ne s’opposent pas tant entre elles, mais en elles et la conséquence la

plus immédiate de cette situation consiste à semer la confusion qui pulvérise les efforts du

personnage pour prendre une place dans le monde. Nos outils méthodologiques dans cette

deuxième partie de notre travail ont été empruntés à la sémiotique greimassienne; tel est le

cas du carré sémiotique qui cherche dans une relation d’opposition et de contradiction des

figures à dégager la signification sous-jacente (ou thématique) aux figures corporelles. À

titre d’exemple, citons le cas de la main (féminine) qui au début du récit se distingue par

son utilité. Au fil du récit, cette main utile est remplacée par l’immobilité, par une main

oisive représentée par le vagabond, négation justement de la main vue comme un outil. La

main (masculine) est forte, préhensile, mais l’usage de la force cherche à établir un contact

physique avec le personnage. Derrière ce geste se cache l’intention de plonger le

personnage dans les pulsions. Cette expérience laisse une trace, la marque du passage d’une

présence dégoûtante et terrifiante. Le passage à la valeur contraire de l’utilité doit donc

passer par une relation contradictoire (c’est-à-dire la négation de l’utilité) représentée par la

main du vagabond avant d’atteindre le plaisir ou l’extase douloureuse vécue à travers les

mains d’Amica. La main masculine représente le désir dans sa facette la plus élémentaire,

donc la plus animale, et, dans ce sens, elle reste à la lisière des virtualités qu’offre le geste

de la main séduisante et féminine. Ce deuxième chapitre nous a permis d’atteindre notre

premier objectif dans la mesure où il a montré comment les différentes parties du corps

développent des pulsions qui cherchent à étouffer (main, chevelure), à ingurgiter (front136

et

dent). Ce mouvement centripète reproduit les dimensions minuscules si chères à Anne

Hébert, capable de rendre compte de traits essentiels de la condition humaine.

135 Luigi Ficacci, Francis Bacon 1909-1992, Cologne, Taschen (Taschen), 2003, p. 67.

136 Dans la mesure où le front est siège de la mémoire qui s’efforce d’oublier, le front dit aussi l’absorption.

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Notre troisième chapitre nous a permis d’atteindre notre deuxième objectif, c’est-

à-dire de montrer comment le corps accueille la couleur. En effet, une fois dépassée la

dimension figurative et thématique du corps, nous nous sommes lancée à la recherche

axiologique de la couleur. Pour y arriver, nous avons appliqué une opposition thymique sur

notre carré sémiotique. Revenons à l’exemple de la main. Si la couleur est présente dans le

récit et bien que la main a une importance déterminante dans le déroulement du drame,

c’est la seule partie corporelle qui ne comporte pas une marque explicite et précise de

couleur. La seule allusion à la couleur se trouve dans la deuxième partie du récit où il est

question des « mains colorées » qu’on pourrait associer au rouge étant donné la contiguïté

syntaxique et sémantique de cette couleur avec le feu. Traditionnellement associée à la vie,

la valeur du rouge devient dysphorique à cause du pouvoir mystérieux de cet élément qui

affecte la subjectivité, mais aussi l’intersubjectivité. En effet, la lumière du feu associé aux

mains véhicule le contact avec l’Autre qui est perçu, justement à cause des effets de la

lumière du feu, comme une ombre, ce qui rend suspect la rencontre avec l’Autre. Cette

coloration, qui est celle des forces cosmiques, active les pulsions destructrices de la main

masculine qui, à travers la douleur, provoquera l’apparition du sang comme on peut le

constater dans le passage suivant :

Je sens mes muscles durs et le souffle robuste de ma poitrine. Je vais, enfin, pouvoir mesurer ma

force en chassant ces intrus! […] Ô ma colère, assemble tes puissances certaines! J’interpelle ces

gens […] Mes poings sont tendus […] Je l’étends à terre d’un seul coup […] L’homme se relève […]

Il ramasse dans sa voiturette une brassée de colliers, de chapelets, d’almanachs, de couteaux, etc. Il

me met cette charge dans les bras, accompagnant son geste d’une mimique affligée, plus à la vérité

par sa joue qui saigne, que par le regret. (T : 40)

Nous croyons que le choix des parties du corps et leur agencement avec les couleurs

deviennent pour Anne Hébert un moyen de dire les remous qui échappent à la logique et

qui trouvent dans la couleur une expression vivante et intense du tragique qui habite l’être.

En plus de montrer les significations subtiles de la couleur dans la nouvelle

d’Anne Hébert, l’une des contributions de notre analyse du « Torrent » est d’avoir dégagé

l’importance de l’œil et de la main. Nous avons pu démontrer que ces deux parties du corps

entretiennent une étroite relation au point d’attribuer à l’œil des fonctions haptiques. Dans

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ce sens, nous croyons qu’il serait fort intéressant de réaliser une étude comparative de la

production hébertienne avec la pratique picturale. En effet, par son rejet des abstractions,

l’écrivaine situe les données sensibles au premier plan de son œuvre ce qui l’approche des

courants picturaux comme l’expressionnisme. Depuis les Songes en équilibre jusqu’à Un

habit de lumière, le corps, la nature et la couleur invitent le lecteur à éprouver sinon

directement les tensions qui régissent les lois du monde, du moins à éprouver le vertige qui

se cache derrière une œuvre si profonde.

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