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33 N 0 124 SEPT./OCT. 2000 LES QUATRE SAISONS DU JARDINAGE Granit, schistes, grès, laves, tuffeau, meulières, dolomies, pou- dingues..., autant de roches que les hommes ont utilisées pour les transformer en terrasses de cultures, parapets, clôtures de parcelles, parois de chemins creux, murs de maisons, de remises, d’appentis. Ce sont aujourd’hui les témoins menacés et fragiles de notre pay- sage montagnard, littoral, rural ou suburbain ; les prédécesseurs d’un «espace» de jour en jour éventré, uniformisé ou bétonné. Mais outre ces considérations d’ordre patrimonial et visuel, il est d’autres fonctions tout aussi généreuses que jouent ces pierres dans le domaine de l’environnement naturel : abriter une flore (et une faune) aussi spécialisée que diversifiée, souvent même stricte- ment attachée à ces lieux où l’extrême se dispute à la faculté d’adaptation. UN DÉNUEMENT QUI N’EST QU’APPARENT. S’installer sur un mur, quel qu’il soit, est une véritable aventure. Y règnent en effet des conditions de vie drastiques, notamment en matière de micro- climat (la chaleur de réflexion peut y être insupportable et la séche- resse exceptionnellement rude), de substrat (il n’existe, du moins dans les premières années, aucun sol) et d’accrochage (absence de fissures horizontales et verticalité des parois). Jouent également la densité, la consistance et la nature chimique des roches utilisées : les supports acides sont un peu moins favo- rables que les basiques, les basaltes ou les granits se désagrègent moins vite que la plupart des calcaires. JARDIN Des pierres qui vivent En dépit de son allure ingrate, le muret du fond de votre jardin peut devenir, pour peu que vous vous en donniez la peine, un territoire de découvertes inouïes. G. TIBERGHIEN L’ombilic rupestre aussi appelé nombril de Vénus. Végétaux du vieux mur

Végétaux Des pierres qui vivent du vieux mur

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Granit, schistes, grès, laves, tuffeau, meulières, dolomies, pou-dingues..., autant de roches que les hommes ont utilisées pour lestransformer en terrasses de cultures, parapets, clôtures de parcelles,parois de chemins creux, murs de maisons, de remises, d’appentis.Ce sont aujourd’hui les témoins menacés et fragiles de notre pay-sage montagnard, littoral, rural ou suburbain ; les prédécesseursd’un «espace» de jour en jour éventré, uniformisé ou bétonné.Mais outre ces considérations d’ordre patrimonial et visuel, il estd’autres fonctions tout aussi généreuses que jouent ces pierresdans le domaine de l’environnement naturel : abriter une flore (etune faune) aussi spécialisée que diversifiée, souvent même stricte-ment attachée à ces lieux où l’extrême se dispute à la facultéd’adaptation.

UN DÉNUEMENT QUI N’EST QU’APPARENT. S’installer sur unmur, quel qu’il soit, est une véritable aventure. Y règnent en effetdes conditions de vie drastiques, notamment en matière de micro-climat (la chaleur de réflexion peut y être insupportable et la séche-resse exceptionnellement rude), de substrat (il n’existe, du moinsdans les premières années, aucun sol) et d’accrochage (absence defissures horizontales et verticalité des parois).Jouent également la densité, la consistance et la nature chimiquedes roches utilisées : les supports acides sont un peu moins favo-rables que les basiques, les basaltes ou les granits se désagrègentmoins vite que la plupart des calcaires.

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Des pierres qui vivent

En dépit de son allureingrate, le muret du fondde votre jardin peutdevenir, pour peu quevous vous en donniezla peine, un territoire de découvertes inouïes.

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L’ombilic rupestre aussi appelé nombril de Vénus.

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Cependant, de nombreux organismes se sontadaptés à ces supports. La colonisation se ferapeu à peu en rongeant la pierre, en y instillantdes sucs corrosifs, plus tard en faisant éclater lespremières microcavités, en utilisant le calcium desjoints effrités.En fin de compte, c’est un jardin botanique qui sedresse sous nos yeux. Des recensements méticu-leux ont établi que près de 190 espèces de plantesvivent sur les vieux murs de Londres ou deBirmingham ; d’autres études ont inventorié plusde trente espèces de mousses sur les pierres tom-bales du cimetière de Montmartre !

CONQUÉRANTS DE L’EXTRÊME. Aucuneplante «normale», essentiellement faute d’élé-ments nutritifs, ne peut s’installer sur un murrécent ou non dégradé. Ce sont donc les orga-nismes les plus simples, presque autosuffisants,qui prépareront la colonisation : algues et bacté-ries, lichens et mousses. Les premières, arrivéessous forme de «poussière», rendent les supportsvisqueux et colorés, bleu-vert ou orangé.Sans racines, sans tiges et sans feuilles, les lichens,fruits de la symbiose d’une algue et d’un champi-gnon, vont suivre. Ils n’ont pas besoin de sol, secontentent d’un support dur et lisse dans lequel

ils s’incrustent par corrosion avec persévérance etlenteur : ils s’étendent de moins d’un millimètrepar an mais peuvent vivre des décennies !Spécialement résistants à la dessiccation mais,pour certains, assez sensibles à la pollution, on lesutilise comme bio-indicateurs (1).

Les mousses, plus à l’aise dans les parties où l’eaude pluie stagne ou ruisselle un peu, se dévelop-pent de préférence sur les petites saillies, les pre-mières fissures ; elles vivent là au bon gré de lapluie et du beau temps avec une adaptation desplus sophistiquées. L’été ou durant les périodesde chaleur prolongées, complètement déshydra-tées, elles se recroquevillent, vrillent leursfeuilles, s’aplatissent, jaunissent ou noircissent,peuvent même se désagréger sous la pression desdoigts. Dans cet état, Barbula muralis survit ainsides mois mais «reverdit» et fructifie dès que lesconditions idéales se rétablissent ; à ce moment,telle une éponge, elle absorbe jusqu’à 300% deson poids sec. Tortella inclinata, quant à elle,réussit à tenir deux ans sans eau ! Plus tard vien-dront les Hypnes ; elles ne s’installent que sur des«microsols» déjà formés, soit par dégradationsoit après la mort des premiers arrivés. Le terrainest donc maintenant préparé.

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Les mousses gorgées d’eau colonissent les joints d’un vieux mur.

Lichen sur un vieux mur.

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LA SECONDE VAGUE. Ces quelques micro-grammes de sol nés de la décomposition despionniers ou simplement issus de poussières char-riées par le vent offrent un site de choix aux fou-gères qui, généralement, arrivent au bout d’unedécennie. Relativement rustiques, ces espèces ontdéveloppé des stratégies élaborées de conserva-tion : si l’humidité reste nécessaire pour la germi-nation de leurs spores, elle devient plusaccessoire par la suite. Ainsi, la dorade ou herbedorée (Ceterach officinarum) possède à la faceexterne des frondes une multitude d’écaillesargentées ; lors de sécheresse prolongée, ses«feuilles» s’enroulent et présentent alors ce revê-tement antistress, capable de protéger la planteprès d’un an sans une goutte d’eau. Autres pion-nières, voici la rue des murailles (Asplenium ruta-muraria), qui aime le calcaire mais peut secontenter du mortier des joints ; et la capillairerouge ou plume de murs (A. trichomanes) auxfolioles arrondies sur une nervure de jais. Elle vittrès longtemps, et comme la tige perd ses petitesfeuilles au cours des ans, il reste, au bout ducompte, une grosse touffe de sortes de filamentsnoirs en guise de vénérable fougère.Le Polypode ou réglisse des bois (P. vulgare) n’ai-me pas le calcaire et choisit plus fréquemment le

faîte des murs ; ce qui permet d’admirer le des-sous des frondes garni de rangées d’amas despores du plus bel orangé.

LE MUR-JARDIN BOTANIQUE DE LA MATU-RITÉ. Il aura fallu des années et des années pourque notre mur s’habille presque en totalité. Il està présent couvert d’une multitude de plantes àfleurs dont le souci n’est plus vraiment de dégra-der pour s’accrocher mais de lutter pour exister.Dès le premier printemps arrivent nombre de cru-cifères, pas forcément très colorées mais telle-ment délicates dans leur allure générale. Ainsi lesarabettes et la corbeille d’argent, une échappéedes jardins de rocaille, qui toutes fleurissent àpartir de mars. Précoces aussi sont les doucettesou valérianelles, à minuscules fleurs bleu délavé,et même le séneçon commun, un habitué destêtes de murs effritées. D’autres prennent plusleur temps pour fleurir et fructifier, égayant lemur de taches multicolores entre printemps et find’été : le diplotaxis des murailles, aux fleurs jauneintense, voisine avec les alyssons, aux fruits enfer-més dans une gousse allongée, la silique. Ce sontde proches parents de la corbeille d’or qui, mêlésaux aubréties violettes, vagabondent de votrejardin vers le vieux mur.

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La linaire cymbalaire est arrivée d’Italie au XVe siècle. Érigeron et campanule murale se mêlent.

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Le polypode ou réglisse des bois.

Valériane.

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Ce serait pécher que d’oublier les plus connues,tant leur constance sur les murs est une règle.Citons au moins la pariétaire ou casse-pierres,une curieuse urticacée (orties), discrète en florai-son mais généreuse en volume si le site luiconvient. Les giroflées, bisannuelles, si parfuméeset colorées du jaune au pourpre, qui côtoient lescenthrantes odorantes, rouges, roses oublanches, dont les panicules attirent tant de buti-neurs. Autre gourmand de vieilles pierres, lemuflier ou gueule-de-loup adore les parois enso-leillées et y fleurit d’avril à mi-octobre. Vraie cas-cade lilas, la linaire cymbalaire ou ruine de Romenous vint d’Italie dès le XVe siècle ; cette scrophu-lariacée aux fleurs éperonnées à cœur d’or aimeune relative humidité et se met en place souventprès de fissures ou de drains. Encore une maligne,qui a trouvé l’astuce pour se propager avec certi-tude : les pédoncules qui portent les graines s’al-longent jusqu’à trouver un recoin sombre ethumide ; ils s’y enfoncent et une fois bien posi-tionnés, éclatent pour libérer les semences.

UNE RICHESSE ÉTONNANTE. De nom-breuses crassulacées, hôtes traditionnels desmurailles et des rochers colorent étonnamment lemur, choisissant plutôt l’été pour ce travail.L’ombilic rupestre, dit également écuelle de murou nombril de Vénus... (tout cela en raison de laforme des feuilles), préfère un peu d’ombre,d’humidité et d’acidité ; sa floraison, verdâtre, aforme d’épi. Plus éclatantes sont les fleurs denombreux orpins, la plupart gazonnants. Tous ontune capacité de survie exceptionnelle, comme lemontre aussi la joubarbe (Sempervivum = toujoursvivant) qui meurt cependant d’épuisement aprèsla floraison, non sans avoir installé des annéesauparavant, au bout de sortes de stolons, unenombreuse descendance ; autrefois, on soignaitles cors aux pieds avec son suc.On n’en finirait pas d’énumérer les plantes desmurs ; peut-être faut-il au moins rappeler que cer-taines se complaisent plutôt à l’ombre de cesparois ou profitent des matières azotées qui s’ac-cumulent à leurs pieds. Tels le géranium herbe-à-

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Le sédum s’installe aussi sur les murs de briques.

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Giroflée parfumée et colorée. Muflier au pied d’une ruine.

La capillaire perd ses feuilles au fil des années.

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Robert, au feuillage odorant et souvent pourpreen partie, ou le géranium luisant, dit aussi rou-get. Bien sûr, il y a encore la chélidoine ou gran-de éclaire, herbe aux verrues, une anciennemédicinale dotée de multiples pouvoirs : soins desmaladies ophtalmiques, anti-verrues ; observezson suc jaune d’or, très corrosif sur les blessures !Les plantes de lumière sont également légion : lesvergerettes, les épervières et les crépides, à flo-raison jaune ou orangée, souvent automnale, etbeaucoup de graminées dont le pâturin annuel,le brome stérile et le brome des toits, deshoulques et des vulpins.

LA DÉCRÉPITUDE. De plus en plus colonisé,disloqué, usé par le temps (il faut cependant sou-vent quelques siècles), le mur finira par s’émietteret s’écrouler. La vie du mur, et sur le mur, n’est pas pour autantfinie. Tant qu’il reste un tas de pierres, se déve-loppent les plantes des décombres, des gravats,plus demandeuses en espace et en matière orga-

nique. Viennent alors les arbustes puis les arbres,fidèles de ces lieux : le buddleia ou arbre auxpapillons (on l’appelle également arbre auxruines... car il prolifèra dès 1940 dans les mursécroulés des villes), le sureau noir, un compagnonfidèle et rémanent de la présence de l’homme, lelierre, riche en insectes sur sa floraison et enpetits vertébrés dans l’épaisseur de ses feuillages,le framboisier et la ronce, le robinier...La présence des animaux sur et dans le vieux murn’est pas moins riche ; un prochain article seconsacrera entièrement à leur découverte.

Gérard TIBERGHIEN

Ingénieur INRA en retraite, Gérard Tiberghien est entomologiste et s’intéresse aussi aux ethnosciences et à l’étude des écosystèmes.

1. Leur analyse permet de mesurer le taux de pollution de l’air.

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