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68 les inrockuptibles 4.09.2013 la conduite un peu saccadée et abrupte du récit suscite l’attention, maintient aux aguets L ’une des forces du cinéma de Denis Côté est l’incongruité. Pas une sur laquelle le cinéaste pointe ostensiblement sa caméra, plutôt une situation provoquée par un à-coup dans le récit, ou par un événement hors champ, voire dans la suture entre deux plans. A priori, Côté n’est pas un cinéaste frontal. Jeu de mots facile, mais tentant, d’autant que le cinéaste le cultive : “Je reste hanté par la question de l’à-côté du monde”, dit-il. De fait, dans Vic + Flo ont vu un ours, il montre (comme dans son précédent, Curling) une situation hors société, à quoi le Canada se prête avec ses étendues et ses interminables déserts verts. Vic et Flo, deux ex-détenues, dont l’une a purgé une longue peine, sont libérées et se retrouvent dans une “cabane à sucre” (sorte de snack forestier) inhabitée où elles vont tenter de vivre une incertaine relation affective sous le regard bienveillant d’un agent de libération conditionnelle qui les surveille de loin. L’incongruité naît de certains twists dans un récit au premier abord assez naturaliste. Elle peut être simple et prendre la forme d’une folklorique voiturette de golf qui sert d’automobile aux héroïnes, ou se manifester par le surgissement d’un personnage, inquiétant ou non, que rien n’a n’expliqué a priori. A ce titre, Côté n’est pas un adepte du suspense ; bien que le film, en raison Vic + Flo ont vu un ours de Denis Côté Repéré en festival depuis quelques années, le jeune cinéaste québecois s’impose avec un thriller intimiste, original et sylvestre. 08 927 68 OUV .indd 68 29/08/13 15:32

Vic+Flo ont vu un ours - ACRIF · 2019. 8. 21. · 08 927 68 OUV .indd 68 29/08/13 15:32. 4.09.2013 les inrockuptibles 69 des dangers qui vont environner puis rattraper les deux héroïnes,

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  • 68 les inrockuptibles 4.09.2013

    la conduite un peu saccadée et abrupte du récit suscite l’attention, maintient aux aguets

    L’une des forces du cinéma de Denis Côté est l’incongruité. Pas une sur laquelle le cinéaste pointe ostensiblement sa caméra, plutôt une situation provoquée par un à-coup dans

    le récit, ou par un événement hors champ, voire dans la suture entre deux plans. A priori, Côté n’est pas un cinéaste frontal. Jeu de mots facile, mais tentant, d’autant que le cinéaste le cultive : “Je reste hanté par la question de l’à-côté du monde”, dit-il.

    De fait, dans Vic + Flo ont vu un ours, il montre (comme dans son précédent,

    Curling) une situation hors société, à quoi le Canada se prête avec ses étendues et ses interminables déserts verts. Vic et Flo, deux ex-détenues, dont l’une a purgé une longue peine, sont libérées et se retrouvent dans une “cabane à sucre” (sorte de snack forestier) inhabitée où elles vont tenter de vivre une incertaine relation affective sous le regard bienveillant d’un agent de libération conditionnelle qui les surveille de loin. L’incongruité naît de certains twists dans un récit au premier abord assez naturaliste. Elle peut être simple et prendre la forme d’une folklorique voiturette de golf qui sert d’automobile aux héroïnes, ou se manifester par le surgissement d’un personnage, inquiétant ou non, que rien n’a n’expliqué a priori.

    A ce titre, Côté n’est pas un adepte du suspense ; bien que le film, en raison

    Vic + Flo ont vu un oursde Denis CôtéRepéré en festival depuis quelques années, le jeune cinéaste québecois s’impose avec un thriller intimiste, original et sylvestre.

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    des dangers qui vont environner puis rattraper les deux héroïnes, ait une tonalité policière, il ne fait pas lentement monter la tension. Certes, il ménage une attente, peut-être même une inquiétude en utilisant comme leitmotiv une musique minimaliste, qui marque la transition entre les séquences. Mais elle n’est pas forcément suivie d’effet.Côté, qui filme par la bande un monde

    hors société, est aussi un roi de l’ellipse. On ne voit quasiment pas les choses arriver et, parfois, il coupe une séquence avant qu’une action (même violente) n’arrive à son terme. C’est l’aspect un peu cruel du film : suggérer pour inquiéter. Remarque aussi valable pour l’arrivée des personnages. Au cinéma, un personnage entre souvent dans le plan, dans le champ, progressivement. Parfois, il est même annoncé par un dialogue. Chez Denis Côté, on est mis devant le fait accompli. Victoria est seule. Une dizaine de minutes après, on la retrouve avec Florence, dont l’arrivée ne sera jamais vraiment expliquée. On la devine selon le contexte.

    Cette conduite un peu saccadée et abrupte du récit suscite l’attention, maintient aux aguets, car elle repose sur le choc, jouant avec notre perplexité et notre étonnement. L’enjeu pour Denis Côté, est de raconter une histoire en restant

    un peu en dehors des rails de la logique. La présence du décor sylvestre, réceptacle d’angoisse et de mystère, et la légère bizarrerie de certains personnages, qui n’ont pas forcément la tête de l’emploi sont dans la droite ligne de ces séries télé qui ont renouvelé le récit en se fondant sur l’irrationnel et les rebondissements aberrants, comme Twin Peaks ou Lost. Leurs concepteurs avaient compris que le principe de narration continue de la télévision, ses récits plus cycliques que linéaires, permettait une telle liberté ; le cinéma, lui, divague en général beaucoup moins, car il sait où il va dès le départ. Il a un “point de chute”. Denis Côté, lui aussi, clôt son film d’une façon assez classique, mais ce bouclage est tardif, aléatoire. C’est en cela que ses fictions fracturées, voire cubistes, pourraient être des modèles d’un nouveau cinéma non linéaire, détaché des notions mécaniques de causalité et des clichés de la morale. Vincent Ostria

    Vic + Flo ont vu un ours de Denis Côté, avec Romane Bohringer, Pierrette Robitaille (Can., 2013, 1 h 36) retrouvez la BD de Jimmy Beaulieu, Le Potager de Vic + Flo, inspirée du film sur

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