Vie Des Formes 1934

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  • Henri FOCILLON (1881-1943)

    Vie des formes

    1934

    Un document produit en version numrique

    Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web : http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de lUniversit du Qubec ChicoutimiSite web : http ://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • Henri Focillon, Vie des formes (1934) 2

    Un document produit en version numrique ralisepour Les Classiques des sciences sociales partir de :

    Henri Focillon (1881-1943)

    Vie des formes (1934)

    Une dition lectronique ralise partir du livre de Henri Focillon, Vie des formes, suivide loge de la main, Paris, Presses Universitaires de France, 1943. 7e dition, 1981, 131pages, pp. 1-100.

    Pour faciliter la lecture lcran, nous sautons rgulirement une ligne dun paragraphe ausuivant quand ldition originale va simplement la ligne.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte : Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 31 dcembre 2002 Chicoutimi, Qubec.

  • Henri Focillon, Vie des formes (1934) 3

    Table des matires

    I. Le monde des formes

    II. Les formes dans l'espace

    III. Les formes dans la matire

    lV. Les formes dans l'esprit

    V. Les formes dans le temps

  • Henri Focillon, Vie des formes (1934) 4

    par Henri Focillon

    (1934)

    Vie des formes

  • Henri Focillon, Vie des formes (1934) 5

    I

    Le monde des formes

    retour la table des matires

    Les problmes poss par linterprtation de luvre dart se prsententsous laspect de contradictions presque obsdantes. Luvre dart est unetentative vers lunique, elle saffirme comme un tout, comme un absolu, et, enmme temps, elle appartient un systme de relations complexes. Elle rsultedune activit indpendante, elle traduit une rverie suprieure et libre, maison voit aussi converger en elle les nergies des civilisations. Enfin (pourrespecter provisoirement les termes dune opposition tout apparente) elle estmatire et elle est esprit, elle est forme et elle est contenu. Les hommes quisemploient la dfinir la qualifient selon les besoins de leur nature et laparticularit de leurs recherches. Celui qui la fait, lorsquil sarrte laconsidrer, se place sur un autre plan que celui qui la commente et, sil se sertdes mmes termes, cest dans un autre sens. Celui qui en jouit avecprofondeur et qui, peut-tre, est le plus dlicat et le plus sage, la chrit pourelle-mme : il croit latteindre, la possder essentiellement et il lenveloppedu rseau de ses propres songes. Elle plonge dans la mobilit du temps, et elle

  • Henri Focillon, Vie des formes (1934) 6

    appartient lternit. Elle est particulire, locale, individuelle, et elle est untmoin universel. Mais elle domine ses diverses acceptions et, servant illustrer lhistoire, lhomme et le monde mme, elle est cratrice de lhomme,cratrice du monde, et elle installe dans lhistoire un ordre qui ne se rduit rien dautre.

    Ainsi saccumule autour de luvre dart la vgtation luxuriante dont ladcorent ses interprtes, parfois au point de nous la drober tout entire. Etpourtant son caractre est daccueillir tous ces possibles. Cest peut-tre quilssont en elle, mls. Cest un aspect de sa vie immortelle et, sil est permis deparler ainsi, cest lternit de son prsent, la preuve de son abondancehumaine, de son inpuisable intrt. Mais force de faire servir luvre dart des fins particulires, on la destitue de son antique dignit, on lui retire leprivilge du miracle. Cette merveille, la fois hors du temps et soumise autemps, est-ce un simple phnomne de lactivit des cultures, dans un chapitredhistoire gnrale, ou bien un univers qui sajoute lunivers, qui a ses lois,ses matires, son dveloppement, une physique, une chimie, une biologie, etqui enfante une humanit part ? Pour en poursuivre ltude, il serait nces-saire de lisoler provisoirement. Ainsi nous aurions chance dapprendre lavoir, car elle est dabord combine pour la vue, lespace est son domaine, nonlespace de lactivit commune, celui du stratge, celui du touriste, maislespace trait par une technique qui se dfinit comme matire et commemouvement. Luvre dart est mesure de lespace, elle est forme, et cest cequil faut dabord considrer.

    Balzac crit dans un de ses traits politiques : Tout est forme, et la viemme est une forme. Non seulement toute activit se laisse discerner etdfinir dans la mesure o elle prend forme, o elle inscrit sa courbe danslespace et le temps, mais encore la vie agit essentiellement comme cratricede formes. La vie est forme, et la forme est le mode de la vie. Les rapports quiunissent les formes entre elles dans la nature ne sauraient tre pure contin-gence, et ce que nous appelons la vie naturelle svalue comme un rapportncessaire entre les formes sans lesquelles elle ne serait pas. De mme pourlart. Les relations formelles dans une uvre et entre les uvres constituent unordre, une mtaphore de lunivers.

    Mais en prsentant la forme, comme la courbe dune activit, nous nousexposons deux dangers. Dabord celui de la dpouiller, de la rduire uncontour, un diagramme. Nous devons envisager la forme dans toute sa plni-tude et sous tous ses aspects, la forme comme construction de lespace et de lamatire, quelle se manifeste par lquilibre des masses, par les variations duclair lobscur, par le ton, par la touche, par la tache, quelle soit architec-ture, sculpte, peinte ou grave. Et dautre part, dans ce domaine, prenonsgarde quil ne faut jamais sparer courbe et activit et considrer cette derni-re part. Tandis que le tremblement de terre existe indpendamment du

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    sismographe et les variations baromtriques en dehors des traits du curseur,luvre dart nexiste quen tant que forme. En dautres termes, luvre nestpas la trace ou la courbe de lart en tant quactivit, elle est lart mme ; ellene le dsigne pas, elle lengendre. Lintention de luvre dart nest pas lu-vre dart. La plus riche collection de commentaires et de mmoires par lesartistes les plus pntrs de leur sujet, les plus habiles peindre en mots, nesaurait se substituer la plus mince uvre dart. Pour exister, il faut quelle sespare, quelle renonce la pense, quelle entre dans ltendue, il faut que laforme mesure et qualifie lespace. Cest dans cette extriorit mme que rsi-de son principe interne. Elle est sous nos yeux et sous nos mains comme unesorte dirruption dans un monde qui na rien de commun avec elle, sauf leprtexte de limage dans les arts dits dimitation.

    La nature elle aussi cre des formes, elle imprime dans les objets dont elleest faite et aux forces dont elle les anime des figures et des symtries, si bienque lon sest complu quelquefois voir en elle luvre dun Dieu artiste,dun Herms cach, inventeur des combinaisons. Les ondes les plus tnues etles plus rapides ont une forme. La vie organique dessine des spires, des orbes,des mandres, des toiles. Si je veux ltudier, cest par la forme et par lenombre que je la saisis. Mais du jour o ces figures interviennent dans lespa-ce de lart et dans ses matires propres, elles acquirent une valeur nouvelle,elles engendrent des systmes compltement indits.

    Mais ces indits, nous supportons mal quils puissent conserver leurqualit trangre. Toujours nous serons tents de chercher la forme un autresens quelle-mme et de confondre la notion de forme avec celle dimage, quiimplique la reprsentation dun objet, et surtout avec celle de signe. Le signesignifie, alors que la forme se signifie. Et du jour o le signe acquiert unevaleur formelle minente, cette dernire agit avec force sur la valeur du signecomme tel, elle peut le vider ou le dvier, le diriger vers une vie nouvelle.Cest que la forme est enveloppe dun halo. Elle est stricte dfinition delespace, mais elle est suggestion dautres formes. Elle se continue, elle sepropage dans limaginaire, ou plutt nous la considrons comme une sorte defissure, par laquelle nous pouvons faire entrer dans un rgne incertain, quinest ni ltendu ni le pens, une foule dimages qui aspirent natre. Ainsisexpliquent peut-tre toutes les variations ornementales de lalphabet et, plusparticulirement, le sens de la calligraphie dans les arts dExtrme-Orient. Lesigne, trait selon certaines rgles, trac au pinceau avec des dlis et despleins, des brusqueries et des lenteurs, des fioritures et des abrviations quiconstituent autant de manires, accueille une symbolique qui se superpose lasmantique et qui est dailleurs capable de se durcir et de se fixer, au point dedevenir une smantique nouvelle. Le jeu de ces changes, de ces superposi-tions de la forme et du signe nous donnerait, plus prs de nous, un autre exem-ple, avec le traitement ornemental de lalphabet arabe et avec lusage que lartchrtien dOccident a pu faire des caractres coufiques.

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    Est-ce donc que la forme soit vide, quelle se prsente comme un chiffreerrant dans lespace la poursuite dun nombre qui le fuit ? En aucunemanire. Elle a un sens, mais qui est tout delle, une valeur personnelle etparticulire quil ne faut pas confondre avec les attributs quon lui impose.Elle a une signification et elle reoit des acceptions. Une masse architecturale,un rapport de tons, une touche de peinture, un trait grav existent et valentdabord en eux-mmes, ils ont une qualit physionomique qui peut prsenterde vives ressemblances avec celle de la nature, mais qui ne se confond pasavec elle. Assimiler forme et signe, cest admettre implicitement la distinctionconventionnelle entre la forme et le fond, qui risque de nous garer, si nousoublions que le contenu fondamental de la forme est un contenu formel. Bienloin que la forme soit le vtement hasardeux du fond, ce sont les diversesacceptions de ce dernier qui sont incertaines et changeantes. A mesure que sedfont et soblitrent les vieux sens, des sens neufs sajoutent la forme. Lerseau dornement o viennent se prendre les dieux et les hros successifs dela Msopotamie change de nom sans changer de figure. Bien plus, ds que laforme parat, elle est susceptible dtre lue de diverses faons. Mme dans lessicles les plus fortement organiques, alors que lart obit des rgles aussirigoureuses que celles dune mathmatique, dune musique et dune symbo-lique, comme M. Mle la montr, il est permis de se demander si le tholo-gien qui dicte le programme, lartiste qui lexcute, le fidle qui en reoit laleon accueillent la forme et linterprtent tous trois de la mme manire. Ilexiste une rgion de la vie de lesprit o les formes les mieux dfinies reten-tissent avec diversit. Ce que Barrs a pu faire de la Sibylle dAuxerre,enlaant un songe admirable et gratuit la matire o nous la voyons figure,dans lombre du temps et de lglise, lartiste la fait lui aussi, mais autrement,et dans lordre de sa pense ouvrire, et autrement encore le prtre qui enconut le dessein, et bien des rveurs aprs eux, attentifs aux suggestionspropages par la forme dans les gnrations renouveles.

    On peut concevoir liconographie de plusieurs manires, soit comme lavariation des formes sur le mme sens, soit comme la variation des sens sur lamme forme. Lune et lautre mthode mettent galement en lumire lind-pendance respective des deux termes. Tantt la forme exerce une sortedaimantation sur des sens divers, ou plutt elle se prsente comme un moulecreux, o lhomme verse tour tour des matires trs diffrentes qui se sou-mettent la courbe qui les presse, et qui acquirent ainsi une significationinattendue. Tantt la fixit obsdante du mme sens sempare dexpriencesformelles quelle na pas forcment provoques. Il arrive que la forme se videcompltement, quelle survive longtemps la mort de son contenu et mmequelle se renouvelle avec une richesse trange. La magie sympathique, encopiant les nuds de serpents, a invent lentrelacs. Lorigine prophylactiquede ce signe nest gure douteuse. Il en reste une trace dans les attributs symbo-liques dEsculape. Mais le signe devient forme et, dans le monde des formes,

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    il engendre toute une srie de figures, dsormais sans rapport avec leurorigine. Il se prte avec un grand luxe de variations au dcor monumental decertaines chrtients dOrient ; il y compose les chiffres ornementaux les plustroitement nous ; il sy plie tantt des synthses qui drobent soigneuse-ment le rapport de leurs parties, tantt au gnie analytique de lIslam, qui sensert pour construire et pour isoler des figures rgulires. En Irlande, il apparatcomme la rverie fuyante, sans cesse recommence, dun univers chaotiquequi treint et dissimule dans ses replis les dbris ou les germes des cratures.Il senroule autour de la vieille iconographie, quil dvore. Il cre une imagedu monde qui na rien de commun avec le monde, un art de penser qui narien de commun avec la pense.

    Ainsi, mme si nous nous contentons de porter nos regards sur de simplesschmas linaires, lide dune puissante activit des formes simpose nous.Elles tendent se raliser avec une force extrme. Il en est de mme dans lelangage. Le signe verbal peut, lui aussi, devenir le moule dacceptions varies,et, promu forme, connatre des aventures singulires. En crivant ces lignes,nous noublions pas les justes critiques opposes par Michel Bral la thorieque formulait Arsne Darmesteter dans la Vie des mots. Cette vgtation,apparemment et mtaphoriquement indpendante, exprime certains aspects dela vie de lintelligence, des aptitudes actives et passives de lesprit humain,une merveilleuse ingniosit dans la dformation et dans loubli. Mais il resteexact de dire quelle a ses dprissements, ses prolifrations, ses monstres. Unvnement imprvu les provoque, un choc qui branle et met en jeu, avec uneforce extrieure et suprieure aux donnes de lhistoire, les plus trangesprocds de destruction, de dviation et dinvention. Si, de ces couches pro-fondes et complexes de la vie du langage, nous passons aux rgions sup-rieures o il acquiert une valeur esthtique, nous voyons se vrifier encore leprincipe formul plus haut et dont nous aurons souvent constater les effetsdans le cours de nos tudes : le signe signifie, mais, devenu forme, il aspire se signifier, il cre son nouveau sens, il se cherche un contenu, il lui donneune vie jeune par des associations, par des dislocations de moules verbaux. Lalutte du gnie puriste et du gnie de limproprit, ce ferment novateur, est unpisode, violemment antinomique, de ce dveloppement. On peut linterprterde deux manires : soit comme un effort vers la plus grande nergie smanti-que, soit comme un double aspect de ce travail interne qui ralise des formeshors de la matire mouvante des sens.

    Les formes plastiques prsentent des particularits non moins remar-quables. Nous sommes fonds penser quelles constituent un ordre et que cetordre est anim du mouvement de la vie. Elles sont soumises au principe desmtamorphoses, qui les renouvelle perptuellement, et au principe des stylesqui, par une progression ingale, tend successivement prouver, fixer et dfaire leurs rapports.

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    Construite par assises, taille dans le marbre, coule dans le bronze, fixesous le vernis, grave dans le cuivre ou dans le bois, luvre dart nestquapparemment immobile. Elle exprime un vu de fixit, elle est un arrt,mais comme un moment dans le pass. En ralit elle nat dun changement etelle en prpare un autre. Dans la mme figure, il y en a beaucoup, commedans ces dessins o les matres, cherchant la justesse ou la beaut dun mou-vement, superposent plusieurs bras, attachs la mme paule. Les croquis deRembrandt fourmillent dans la peinture de Rembrandt. Lesquisse fait bougerle chef-duvre. Vingt expriences, rcentes ou prochaines, entrelacent leurrseau derrire lvidence bien dfinie de limage. Mais cette mobilit de laforme, cette aptitude engendrer la diversit des figures, est plus remarquableencore si on lenvisage dans des limites plus resserres. Les rgles les plusrigoureuses, qui semblent faites pour desscher la matire formelle et pour larduire une extrme monotonie, sont prcisment celles qui mettent le mieuxen lumire son inpuisable vitalit par la richesse des variations et ltonnantefantaisie des mtamorphoses. Quy a-t-il de plus loign de la vie, de sesflexions, de sa souplesse, que les combinaisons gomtriques du dcor musul-man ? Elles sont engendres par un raisonnement mathmatique, tablies surdes calculs, rductibles des schmas dune grande scheresse. Mais dans cescadres svres, une sorte de fivre presse et multiplie les figures ; un trangegnie de complication enchevtre, replie, dcompose et recompose leurlabyrinthe. Leur immobilit mme est chatoyante en mtamorphoses, car,lisibles de plus dune faon, selon les pleins, selon les vides, selon les axesverticaux ou diagonaux, chacune delles cache et rvle le secret et la ralitde plusieurs possibles. Un phnomne analogue se produit dans la sculptureromane, o la forme abstraite sert de tige et de support une image chimri-que de la vie animale et de la vie humaine, o le monstre, toujours enchan une dfinition architecturale et ornementale, renat sans cesse sous desapparences indites, comme pour nous abuser et pour sabuser lui-mme sursa captivit. Il est rinceau recourb, aigle deux ttes, sirne marine, combatde deux guerriers. Il se ddouble, senlace autour de lui-mme, se dvore.Sans excder jamais ses limites, sans jamais mentir son principe, ce Proteagite et dploie sa vie frntique, qui nest que le remous et londulation duneforme simple.

    On objectera que la forme abstraite et la forme fantastique, si elles sontastreintes des ncessits fondamentales et comme captives en elles, sont dumoins libres lgard des modles de la nature, et quil nen va pas de mmepour luvre dart qui en respecte limage. Mais les modles de la naturepeuvent tre considrs, eux aussi, comme la tige et comme le support desmtamorphoses. Le corps de lhomme et le corps de la femme peuvent rester peu prs constants, mais les chiffres susceptibles dtre crits avec des corpsdhommes et de femmes sont dune varit inpuisable, et cette varittravaille, agite, inspire les uvres les mieux concertes et les plus sereines.Nous nen chercherons pas des exemples dans les pages de la Mangwa que

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    Hokousai emplit de ses croquis dacrobates, mais dans les compositions deRaphal. Quand la Daphn de la fable est transforme en laurier, il fautquelle passe dun rgne dans un autre. Une mtamorphose plus subtile et nonmoins singulire, respectant le corps dune belle jeune femme, nous mne dela Vierge de la Maison dOrlans la Vierge la chaise, ce merveilleuxcoquillage, dune volute si pure et si bien roule. Mais cest dans lescompositions o se nouent damples guirlandes humaines que nous saisissonsle mieux le gnie des variations harmoniques qui ne cesse de combiner et decombiner encore des figures o la vie des formes na dautre but quelle-mme et son renouvellement. Les calculateurs de lcole dAthnes, lessoldats du Massacre des innocents, les pcheurs de la Pche miraculeuse,Imperia assise aux pieds dApollon, agenouille devant le Christ, sont lesentrelacs successifs dune pense formelle qui a le corps de lhomme pourlment et pour soutien et qui le fait servir au jeu des symtries, descontrapostes et des alternances. La mtamorphose des figures naltre pas lesdonnes de la vie, mais elle compose une vie nouvelle, non moins complexeque celles des monstres de la mythologie asiatique et des monstres romans.Mais tandis que ces derniers sont lis la servitude de larmature abstraite, de monotones calculs, lornement humain, identique, intact dans son harmo-nie, tire inpuisablement de cette harmonie mme des ncessits nouvelles. Laforme peut devenir formule et canon, cest--dire arrt brusque, type exem-plaire, mais elle est dabord une vie mobile dans un monde changeant. Lesmtamorphoses, sans fin, recommencent. Cest le principe des styles qui tend les coordonner et les stabiliser.

    Ce terme a deux sens bien diffrents, et mme opposs. Le style est unabsolu. Un style est une variable. Le mot style prcd de larticle dfinidsigne une qualit suprieure de luvre dart, celle qui lui permet dchap-per au temps, une sorte de valeur ternelle. Le style, conu dune manireabsolue, est exemple et fixit, il est valable pour toujours, il se prsentecomme un sommet entre deux pentes, il dfinit la ligne des hauteurs. Par cettenotion lhomme exprime son besoin de se reconnatre dans sa plus largeintelligibilit, dans ce quil a de stable et duniversel, par-del les ondulationsde lhistoire, par-del le local et le particulier. Un style, au contraire, cest undveloppement, un ensemble cohrent de formes unies par une convenancerciproque, mais dont lharmonie se cherche, se fait et se dfait avec diversit.Il y a des moments, des flexions, des flchissements dans les styles les mieuxdfinis. Cest ce qua tabli depuis longtemps ltude des monuments de lar-chitecture. Les fondateurs de larchologie mdivale en France, et particuli-rement M. de Caumont, nous ont appris que lart gothique, par exemple, nepouvait tre considr comme une collection de monuments : par lanalyserigoureuse des formes, ils lont dfini comme style, cest--dire comme suc-cession, et mme comme enchanement. Une analyse identique nous montreque tous les arts peuvent tre conus sous lespce dun style et jusqu la

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    vie mme de lhomme, dans la mesure o la vie individuelle et la vie histo-rique sont formes.

    Quest-ce donc qui constitue un style ? Les lments formels, qui ont unevaleur dindice, qui en sont le rpertoire, le vocabulaire et, parfois, le puissantinstrument. Plus encore, mais avec moins dvidence, une srie de rapports,une syntaxe. Un style saffirme par ses mesures. Ce nest pas autrement que leconcevaient les Grecs, quand ils le dfinissaient par les proportions relativesdes parties. Plus que la substitution des volutes la moulure, dans le chapi-teau, cest un nombre qui distingue lordre ionique de lordre dorique, et lonvoit bien que la colonne du temple de Nme est un monstre, puisque, doriquepar les lments, elle est de mesures ioniques. Lhistoire de lordre dorique,cest--dire son dveloppement comme style, est faite uniquement de varia-tions et de recherches sur les mesures. Mais il est dautres arts, o les lmentsconstitutifs ont une valeur fondamentale, lart gothique par exemple. On peutdire quil est tout entier dans logive, quil est fait delle, quil dcoule delledans toutes ses parties. Mais on doit retenir quil y a des monuments ologive apparat sans engendrer un style, cest--dire une srie de convenancescalcules. Les premires ogives lombardes nont rien donn en Italie. Le stylede logive sest fait ailleurs, cest ailleurs quil a enchan et dvelopp toutesses consquences.

    Cette activit dun style en voie de se dfinir, se dfinissant et svadantde sa dfinition, on la prsente gnralement comme une volution , ceterme tant pris dans son acception la plus gnrale et la plus vague. Alors quecette notion tait contrle et nuance avec soin par les sciences biologiques,larchologie la recueillait comme un cadre commode, comme un procd declassement. Jai montr ailleurs ce quelle avait de dangereux par son carac-tre faussement harmonique, par son parcours unilinaire, par lemploi dansles cas douteux, o lon voit lavenir aux prises avec le pass, de lexpdientdes transitions , par lincapacit de faire place lnergie rvolutionnairedes inventeurs. Toute interprtation des mouvements des styles doit tenircompte de deux faits essentiels : plusieurs styles peuvent vivre simultanment,mme dans des rgions trs rapproches, mme dans une rgion unique ; lesstyles ne se dveloppent pas de la mme manire dans les divers domainestechniques o ils sexercent. Ces rserves faites, on peut considrer la vie dunstyle soit comme une dialectique, soit comme un processus exprimental.

    Rien nest plus tentant et rien, dans certains cas, nest mieux fond quede montrer les formes soumises une logique interne qui les organise. Demme que, sous larchet, le sable rpandu sur une plaque vibrante se meutpour dessiner diverses figures qui saccordent avec symtrie, de mme unprincipe cach, plus fort et plus rigoureux que toute fantaisie inventive,appelle lune lautre des formes qui sengendrent par scissiparit, par dpla-cement de tonique, par correspondance. Il en est bien ainsi dans le rgne

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    trange de lornement et dans tout art qui emprunte et soumet lornement leschma des images. Cest que lessence de lornement est de se pouvoirrduire aux formes les plus pures de lintelligibilit et que le raisonnementgomtrique sapplique sans dfaut lanalyse du rapport des parties. Cestainsi que M. Baltrusatis a conduit ses remarquables tudes sur la dialectiqueornementale de la sculpture romane. Dans un pareil domaine, il nest pasabusif dassimiler style et stylistique, cest--dire de rtablir un procdlogique qui vit, avec une force et une rigueur surabondamment dmontres, lintrieur des styles, tant bien entendu que, dans lordre des temps et deslieux, le parcours est plus ingal et moins pur. Mais il est bien vrai que le styleornemental ne se constitue et ne vit comme tel quen vertu du dveloppementdune logique interne, dune dialectique qui ne vaut que par rapport elle-mme. Ses variations ne dpendent pas dune incrustation dapports trangers,dun choix contingent, mais du jeu de ses rgles caches. Elle accepte, ellerequiert les apports, mais selon ses besoins. Ce quils lui donnent, cest ce quilui convient. Elle est capable de les inventer. De l un nuancement, unerduction de la doctrine des influences qui, interprtes dune faon massiveet traites comme action de choc, psent encore sur certaines tudes.

    Cette manire de traiter la vie des styles, heureusement adapte cet objetparticulier, lart ornemental, suffit-elle dans tous les cas ? On la applique larchitecture, et spcialement larchitecture gothique, considre comme ledveloppement dun thorme, non seulement dans labsolu de la spculation,mais dans son activit historique. Nulle part, en effet, il nest possible demieux voir comment, dune forme donne, dcoulent jusque dans un lointaindtail les heureuses consquences qui sexercent sur la structure, sur la combi-naison des masses, sur le rapport des vides et des pleins, sur le traitement de lalumire, enfin sur le dcor mme. Nulle courbe nest apparemment et relle-ment mieux dessine, mais on la comprendrait mal, si lon ne faisait intervenir chacun de ses points sensibles lactivit dune exprience. Jentends par lune recherche appuye sur des acquisitions antrieures, fonde sur unehypothse, conduite par un raisonnement et ralise dans lordre technique. Ence sens, on peut dire que larchitecture gothique est la fois tente et rai-sonne, recherche empirique et logique interne. Ce qui prouve son caractreexprimental, cest que, malgr la rigueur avec laquelle elle a procd, certai-nes de ses expriences sont restes peu prs sans consquence ; en dautrestermes, il y a eu dchet. Nous ne connaissons pas toutes les fautes qui escor-tent dans lombre la russite. On en trouverait sans doute des exemples danslhistoire de larc-boutant, depuis le temps o il est mur dissimul, chancrdun passage, jusqu celui o il est arc, en attendant de devenir tai roidi. Ausurplus la notion de logique en architecture sapplique des fonctionsdiverses, qui concident en certains cas, dans dautres non. La logique de lavue, son besoin dquilibre, de symtrie, ne sont pas forcment daccord avecla logique de la structure, qui nest pas non plus la logique du pur raisonne-ment. La divergence des trois logiques est remarquable dans certains tats de

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    la vie des styles, entre autres dans lart flamboyant. Mais il est lgitime depenser que les expriences de lart gothique, puissamment relies les unes auxautres, rejetant hors de leur route royale les tentatives hasardeuses et sansavenir, constituent par leur squence et leur enchanement une sorte delogique formidable qui finit par sexprimer dans la pierre avec une fermetclassique.

    Si de lornement et de larchitecture nous passons aux autres arts etparticulirement la peinture, nous voyons que la vie des formes se manifestedans ces derniers par des expriences plus nombreuses, quelle y est soumise des variations plus frquentes et plus singulires. Cest que les mesures y sontplus exquises et plus sensibles, et que la matire mme y sollicite dautantplus la recherche quelle est plus maniable. Aussi bien la notion de style,stendant tout avec unit et jusqu lart de vivre, est-elle qualifie par lesmatires et les techniques : le mouvement nest pas uniforme et synchroniquedans tous les domaines. Bien plus, chaque style dans lhistoire est sous ladpendance dune technique qui lemporte sur les autres et qui donne cestyle mme sa tonalit. Ce principe, que lon peut appeler loi du primattechnique, a t formul par M. Brhier propos des arts barbares, qui sontdomins par labstraction ornementale au dtriment de la plastique anthro-pomorphique et de larchitecture. Cest sur larchitecture au contraire que sepose la tonique du style roman et du style gothique. Et lon sait comment, ausoir du Moyen Age, la peinture tend lemporter sur les autres arts, lesenvahir et mme les dvier. Mais lintrieur dun style homogne et fidle son primat technique, les divers arts ne sont pas asservis une constantesubordination. Ils cherchent leur accord avec celui qui les commande, ils yarrivent au cours dexpriences dont ladaptation de la forme humaine auchiffre ornemental, par exemple, o les variations de la peinture monumentalesous linfluence des vitraux ne sont pas les moins intressantes ; puis chacundeux tend vivre pour son propre compte et se librer, jusquau jour o ildevient son tour une dominante.

    Cette loi, si fconde dans ses applications, nest peut-tre quun aspectdune loi plus gnrale. Chaque style traverse plusieurs ges, plusieurs tats. Ilne sagit pas dassimiler les ges des styles et les ges de lhomme, mais la viedes formes ne se fait pas au hasard, elle nest pas un fond de dcor bien adapt lhistoire et sorti de ses ncessits, elles obissent des rgles qui leur sontpropres, qui sont en elles ou, si lon veut, dans les rgions de lesprit quellesont pour sige et pour centre, et il est permis de chercher comment ces grandsensembles, unis par un raisonnement serr, par des expriences bien lies, secomportent travers ces changements que nous appelons leur vie. Les tatsquils traversent successivement sont plus ou moins longs, plus ou moinsintenses selon les styles lge exprimental, lge classique, lge du raffine-ment, lge baroque. Ces distinctions ne sont peut-tre pas absolumentnouvelles, mais ce qui lest davantage, comme Donna la montr, avec une

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    rare vigueur analytique, pour certaines priodes, cest que, dans tous lesmilieux, toutes les priodes de lhistoire, les ges ou ces tats prsentent lesmmes caractres formels, si bien quil ny a pas lieu dtre surpris de cons-tater dtroites correspondances entre larchasme grec et larchasme gothi-que, entre lart grec du Ve sicle et les figures de la premire moiti de notreXIII

    e, entre lart flamboyant, cet art baroque du gothique, et lart rococo.Lhistoire des formes ne se dessine pas par une ligne unique et ascendante. Unstyle prend fin, un autre nat la vie. Lhomme est contraint de recommencerles mmes recherches, et cest le mme homme, jentends la constance etlidentit de lesprit humain, qui les recommence.

    Ltat exprimental est celui o le style cherche se dfinir. On lappellegnralement archasme, en confrant ce terme une acception pjorative oufavorable, selon que lon y voit un grossier balbutiement ou une vertepromesse, ou plutt selon le moment o nous nous trouvons nous-mmesplacs. En suivant, au XIe sicle, lhistoire de la sculpture de style roman, nousvoyons par quelles expriences, apparemment dsordonnes et grossires ,la forme cherche faire son profit des variations ornementales et y incorpo-rer lhomme mme, en ladaptant ainsi certaines fonctions architecturales.Lhomme ne simpose pas encore comme objet dtude, encore moins commemesure universelle. Le traitement plastique respecte la puissance des masses,leur densit de bloc ou de mur. Le model reste la surface, comme uneondulation lgre. Les plis, minces et peu profonds, ont la valeur dune critu-re. Ainsi procdent tous les archasmes : lart grec commence lui aussi parcette unit massive, par cette plnitude et cette densit ; il rve lui aussi sur lesmonstres, quil na pas encore humaniss ; il nest pas encore obsd par lamusicalit des proportions humaines, dont les divers canons scanderont songe classique ; il ne cherche ses variations que dans lordre architectural, quilconoit dabord avec paisseur. Dans larchasme roman comme dans lar-chasme grec, les expriences se succdent avec une rapidit dconcertante.Le VIe sicle comme le XIe suffisent llaboration dun style ; la premiremoiti du Ve sicle et le premier tiers du XIIe en voient lpanouissement.Larchasme gothique est peut-tre encore plus rapide ; il multiplie sesexpriences sur la structure, cre des types auxquels on croirait quil peutsarrter, les renouvelle jusqu ce quil ait en quelque sorte statu sur sonavenir avec Chartres. Quant la sculpture de la mme priode, elle nous offreun remarquable exemple de la constance de ces lois ; elle est inexplicable sion la considre comme le dernier mot de lart roman, ou comme la transi-tion du roman au gothique. A un art du mouvement elle substitue la fronta-lit et limmobilit lordonnance pique des tympans, la monotonie duChrist en gloire dans le ttramorphe ; la manire dont elle imite les typeslanguedociens la montre en rgression sur ces derniers, plus anciens ; elle atout oubli des rgles stylistiques qui charpentent le classicisme roman et,quand elle semble sen inspirer, cest contresens. Cette sculpture de la

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    seconde moiti du XIIe sicle, contemporaine du baroque roman, entreprendses expriences dans une autre voie, dautres fins. Elle recommence.

    Nous ne chercherons pas enrichir dune dfinition de plus la srie djlongue de toutes celles que lon a donnes du classicisme. En lenvisageantcomme un tat, comme un moment, nous le qualifions dj. Il nest pas vaindindiquer quil est le point de la plus haute convenance des parties entre elles.Il est stabilit, scurit, aprs linquitude exprimentale. Il confre, si lonpeut dire, leur solidit aux aspects mouvants de la recherche (et par l mme,dans un certain sens, il est renoncement). Ainsi la vie perptuelle des stylesatteint et rejoint le style comme valeur universelle, cest--dire un ordre quivaut pour toujours et qui, par del les courbes du temps, tablit ce que nousappelions la ligne des hauteurs. Mais il nest pas le rsultat dun conformisme,puisquil sort, au contraire, dune dernire exprience, dont il conservelaudace, la qualit forte et jaillissante. Combien lon souhaiterait rajeunir cevieux mot, us force davoir servi des justifications illgitimes, ou mmeinsenses ! Brve minute de pleine possession des formes, il se prsente, noncomme une lente et monotone application des rgles , mais comme unbonheur rapide, comme lakm des Grecs : le flau de la balance noscille plusque faiblement. Ce que jattends, ce nest pas de la voir bientt de nouveaupencher, encore moins le moment de la fixit absolue, mais, dans le miracle decette immobilit hsitante, le tremblement lger, imperceptible, qui mindiquequelle vit.

    Ainsi ltat classique se spare radicalement de ltat acadmique, qui nenest que le reflet sans vie. Ainsi les analogies ou les identits que nous rvlentparfois les divers classicismes dans le traitement des formes ne sont pas lersultat ncessaire dune influence ou dune imitation. Au portail nord deChartres, les belles statues de la Visitation, si pleines, si calmes, si monu-mentales, sont bien plus classiques que les figures de Reims dont lesdraperies voquent limitation de modles romains. Le classicisme nest pas leprivilge de lart antique, qui a pass par des tats divers et qui cesse dtreclassique quand il devient art baroque. Si les sculpteurs de la premire moitidu XIIIe sicle staient constamment inspirs du prtendu classicisme romain,dont la France conservait encore tant de vestiges, ils auraient cess dtreclassiques. On en voit une remarquable preuve dans un monument qui mrite-rait une longue analyse, la Belle Croix de Sens. La Vierge, debout ct deson fils crucifi, toute simple et comme resserre dans la chastet de sadouleur, porte encore en elle les traits de ce premier ge exprimental du gniegothique qui fait penser laube du Ve sicle. La figure de saint Jean, delautre ct de la croix, est manifestement imite, dans le traitement des drape-ries, de quelque mdiocre ronde-bosse gallo-romaine et, surtout par le bas deson corps, elle dtonne dans cet ensemble si pur. Ltat classique dun style nese rejoint pas du dehors. Le dogme de limitation des anciens peut serviraux fins de tout romantisme.

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    Nous navons pas montrer ici comment les formes passent de ltatclassique ces expriences de raffinement qui, portant sur larchitecture,renchrissent sur llgance des solutions constructives, jusquaux paradoxesles plus hardis, et aboutissent cet tat de puret sche, cette indpendancecalcule des parties qui sont si remarquables dans ce que lon appelle lartrayonnant, tandis que limage de lhomme, perdant peu peu son caractremonumental, se spare de larchitecture, samincit, senrichit de flexionsnouvelles sur les axes et de subtils passages dans le model. La posie de lachair nue comme matire de lart amne les sculpteurs se faire peintres enquelque manire et sollicite en eux le got du morceau : la chair devient chairet cesse dtre mur. Lphbisme dans la reprsentation de lhomme nest pasle signe de la jeunesse dun art : il est peut-tre au contraire la premire et gra-cieuse annonce dun dclin. Les sveltes figures de la Rsurrection, au grandportail de Rampillon, si souples, si alertes, la statue dAdam provenant deSaint-Denis, malgr les reprises, certains fragments de Notre-Dame laissentbriller sur lart franais de la fin du XIIIe et de tout le XIVe sicle une lumirepraxitlienne. On sent bien dsormais que ces rapprochements ne sont pas depur got et quils se justifient par une vie profonde, sans cesse en action, sanscesse efficace, aux diverses priodes et dans les divers milieux de la civilisa-tion humaine. Peut-tre serait-il permis dexpliquer ainsi, et non seulement parlanalogie des procds, les caractres communs aux figures de femmespeintes au IVe sicle sur les flancs des lcythes funraires attiques et cellesdont les matres japonais, la fin du XVIIIe sicle, dessinrent au pinceau pourles graveurs sur bois les sensibles et flexibles images.

    Ltat baroque permet galement de retrouver la constance des mmescaractres dans les milieux et dans les temps les plus divers. Il nest pas pluslapanage de lEurope depuis trois sicles, que le classicisme nest le privilgede la culture mditerranenne. Cest un moment de la vie des formes, et sansdoute le plus libr. Elles ont oubli ou dnatur ce principe de la convenanceintime dont laccord avec les cadres, et particulirement avec ceux de larchi-tecture, est un aspect essentiel ; elles vivent pour elles-mmes avec intensit,elles se rpandent sans frein, elles prolifrent comme un monstre vgtal.Elles se dtachent en saccroissant, elles tendent de toutes parts envahirlespace, le perforer, en pouser tous les possibles, et lon dirait quelles sedlectent de cette possession. Elles y sont aides par lobsession de lobjet etpar une sorte de fureur de similisme . Mais les expriences auxquelles lesentrane une force secrte dpassent sans cesse leur objet. Ces caractres sontremarquables et mme saisissants dans lart ornemental. Jamais la forme abs-traite na, je ne dis pas une plus forte, mais une plus vidente valeur mimique.Cest aussi que jamais la confusion entre forme et signe nest plus imprieuse.La forme ne se signifie plus seulement, elle signifie un contenu volontaire, onla torture pour ladapter un sens . Cest alors quon voit sexercer leprimat de la peinture, ou plutt tous les arts mettent leurs ressources en

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    commun, franchissent les frontires qui les sparaient et sempruntent leurseffets. En mme temps, par une inversion curieuse et sous lempire dune nos-talgie qui a sa source dans les formes elles-mmes, lintrt pour le pass serveille et lart baroque se cherche dans les rgions les plus anciennes unemulation, des exemples, des appuis. Mais ce que le baroque demande lhistoire, cest le pass du baroque. De mme quEuripide ou Snque leTragique, et non Eschyle, inspirent les potes franais du XVIIe sicle, ce quele baroque romantique a chri dans lart du Moyen Age, cest lart flam-boyant, cette forme baroque du gothique. On nentend pas assimiler sur tousles points art baroque et romantisme, mais si, en France, ces deux tats desformes paraissent distincts, cest non seulement parce quils sont successifs,mais aussi parce quil y a entre eux un phnomne historique de rupture, unbref et violent intervalle rempli par un classicisme artificiel. Et cest par delle foss de lart davidien que les peintres franais rejoignent Titien, Tintoret,Caravage, Rubens et plus tard, sous le Second Empire, les matres du XVIIIe

    sicle.

    Les formes, en leurs divers tats, ne sont certes pas suspendues dans unezone abstraite, au-dessus de la terre, au-dessus de lhomme. Elles se mlent la vie, do elles viennent, traduisant dans lespace certains mouvements delesprit. Mais un style dfini nest pas seulement tat de la vie des formes, ouplutt cette vie mme, il est milieu formel homogne, cohrent, lintrieurduquel lhomme agit et respire, milieu qui est capable de se dplacer en bloc.Nous avons des blocs gothiques imports dans lEspagne du Nord, enAngleterre, en Allemagne, o ils vivent avec plus ou moins dnergie, sur unrythme plus ou moins rapide, qui tantt admet des formes plus anciennes,devenues locales, mais non pas propres lessence du milieu, et tantt favori-se la prcipitation ou la prcocit des mouvements. Stables ou nomades, lesmilieux formels engendrent leurs divers types de structure sociale, un style devie, un vocabulaire, des tats de conscience. Dune faon plus gnrale, la viedes formes dfinit des sites psychologiques, sans lesquels le gnie des milieuxserait opaque et insaisissable pour tous ceux qui en font partie. La Grceexiste comme socle gographique dune certaine ide de lhomme, mais lepaysage de lart dorique, ou plutt lart dorique comme site, a cr une Grcesans laquelle la Grce de la nature nest quun lumineux dsert ; le paysagegothique, ou plutt lart gothique comme site, a cr une France indite, unehumanit franaise, des profils dhorizon, des silhouettes de villes, enfin unepotique qui sortent de lui, et non de la gologie ou des institutions captien-nes. Mais le propre dun milieu nest-il pas denfanter ses mythes, de confor-mer le pass la mesure de ses besoins ? Le milieu formel cre ses mytheshistoriques, qui ne sont pas models seulement par ltat des connaissances etpar les besoins spirituels, mais par les exigences de la forme. Nous voyons parexemple onduler travers le temps une succession de fables images de lanti-quit mditerranenne. Selon quelle sincorpore lart roman, lart gothi-que, lart humaniste, lart baroque, lart davidien, lart romantique, elle

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    change de figure, elle se plie dautres cadres, elle sinflchit selon dautrescourbes et, dans lesprit des hommes qui assistent ses mtamorphoses, ellepropage les images les plus diffrentes et mme les plus opposes. Elle inter-vient dans la vie des formes, non comme une donne irrductible, non commeun apport tranger, mais comme une matire plastique et docile.

    Mais ne semble-t-il pas quen soulignant avec tant de rigueur les diversprincipes qui rgissent la vie des formes et qui retentissent sur la nature, surlhomme et sur lhistoire, au point de constituer un univers et une humanit,nous soyons amens tablir un dterminisme pesant ? Ne dtachons-nouspas luvre dart de la vie humaine pour la faire entrer dans un aveugle auto-matisme, nest-elle pas dsormais prisonnire de la srie et comme dfiniedavance ? Il nen est rien. Ltat dun style ou, si lon veut, un moment de lavie des formes est la fois garant et promoteur de la diversit. Cest dansltat de scurit dune haute dfinition intellectuelle que lesprit est vraimentlibre. La puissance de lordre formel autorise seule laisance de la cration,son caractre spontan. La plus grande multiplicit des expriences et desvariations est fonction de la rigueur des cadres, tandis que ltat de libertindtermine conduit fatalement limitation. Quand bien mme ces principesseraient contests, deux observations nous font sentir lactivit et comme lejeu de lunique dans des ensembles si bien lis.

    Les formes ne sont pas leur propre schma, leur reprsentation dpouille.Leur vie sexerce dans un espace qui nest pas le cadre abstrait de la gom-trie ; elle prend corps dans la matire, par les outils, aux mains des hommes.Cest l quelles existent, et non ailleurs, cest--dire dans un monde puissam-ment concret, puissamment divers. La mme forme conserve sa mesure, maischange de qualit selon la matire, loutil et la main. Elle nest pas le mmetexte tir sur des papiers diffrents, car le papier nest que le support du texte :dans un dessin, il est lment de vie, il est au cur. Une forme sans son sup-port nest pas forme, et le support est forme lui-mme. Il est donc ncessairede faire intervenir limmense varit des techniques dans la gnalogie deluvre dart et de montrer que le principe de toute technique nest pas inertie,mais action.

    Dautre part, il faut envisager lhomme mme, qui nest pas moins divers.La source de cette diversit ne rside pas dans laccord ou le dsaccord de larace, du milieu et du moment, mais dans une autre rgion de la vie, quicomporte peut-tre elle aussi des affinits et des accords plus subtils que ceuxqui prsident aux groupements gnraux dans lhistoire. Il existe une sortedethnographie spirituelle qui sentrecroise travers les races les mieuxdfinies, des familles desprits unies par des liens secrets et qui se retrouventavec constance par del les temps, par del les lieux. Peut-tre chaque style etchaque tat dun style, peut-tre chaque technique requirent-ils de prfrencetelle nature dhomme, telle famille spirituelle. En tout cas, cest dans le

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    rapport de ces trois valeurs que nous pouvons saisir la fois luvre dartcomme unique et comme lment dune linguistique universelle.

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    II

    Les formes dans lespace

    retour la table des matires

    Lespace est le lieu de luvre dart, mais il ne suffit pas de dire quelle yprend place, elle le traite selon ses besoins, elle le dfinit, et mme elle le cretel quil lui est ncessaire. Lespace o se meut la vie est une donne laquelle elle se soumet, lespace de lart est matire plastique et changeante.Nous avons peut-tre une certaine peine ladmettre, depuis que noussommes sous lempire de la perspective albertienne : mais il y en a beaucoupdautres, et la perspective rationnelle elle-mme, qui construit lespace de lartcomme lespace de la vie, est, nous le verrons, plus mobile quon ne le pensedordinaire, apte dtranges paradoxes et des fictions. Il nous faut faireeffort pour admettre comme traitement lgitime de lespace tout ce quichappe ses lois. Au surplus la perspective ne sattache qu la reprsenta-tion sur un plan dun objet trois dimensions, et ce nest l quun problme,dans une srie trs tendue de questions. Remarquons-le dabord, il nest paspossible de les envisager toutes in abstracto et de les rduire un certainnombre de solutions gnrales qui commanderaient les applications de dtail.La forme nest pas indiffremment architecture, sculpture ou peinture. Quels

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    que soient les changes entre les techniques, quelque dcisive que soit lauto-rit de lune delles sur les autres, la forme est dabord qualifie par le domai-ne spcial o elle sexerce, et non par un vu de lentendement ; de mme,lespace quelle exige et quelle se compose.

    Il est pourtant un art qui semble apte se transporter sans altration danslune ou lautre technique : cest lart ornemental, peut-tre le premier alpha-bet de la pense humaine aux prises avec lespace. Encore est-il dou dunevie bien particulire et parfois mme modifi dans son essence, selon quil estpierre, bois, bronze ou trait de pinceau. Mais enfin il reste un lieu de spcula-tion trs tendue et comme un observatoire do il est possible de saisircertains aspects lmentaires, gnraux, de la vie des formes dans leur espace.Avant mme dtre rythme et combinaison, le plus simple thme dornement,la flexion dune courbe, un rinceau, qui implique tout un avenir de symtries,dalternances, de ddoublements, de replis, chiffre dj le vide o il parat etlui confre une existence indite. Rduit un mince trait sinueux, il est djune frontire et un chemin. Il arrondit, il effile, il dpartage le champ aride oil sinscrit. Non seulement il existe en soi, mais il configure son milieu, auquelcette forme donne une forme. Si nous la suivons dans ses mtamorphoses et sinous ne nous contentons pas de considrer ses axes, son armature, mais toutce quelle treint dans cette espce de grille, nous avons sous les yeux unevarit infinie de blocs despace qui constituent un univers morcel, inter-calaire. Tantt le fond reste largement visible, et lornement sy rpartit avecrgularit en ranges, en quinconces ; tantt le thme ornemental foisonneavec prolixit et dvore le plan qui lui sert de support. Le respect ou lannu-lation du vide cre deux ordres des figures. Il semble que lespace largementmnag autour des formes les maintienne intactes et soit garant de leur fixit.Dans le second cas, elles tendent pouser leurs courbes respectives, serejoindre, se mler. De la rgularit logique des correspondances et des con-tacts, elles passent cette continuit onduleuse, o le rapport des parties cessedtre discernable, o le commencement et la fin sont soigneusement cachs.Au systme de la srie compose dlments discontinus, nettement analyss,fortement rythms, dfinissant un espace stable et symtrique qui les protgecontre limprvu des mtamorphoses, fait place le systme du labyrinthe, quiprocde par synthses mobiles, dans un espace chatoyant. A lintrieur dulabyrinthe, o la vue chemine sans se reconnatre, rigoureusement gare parun caprice linaire qui se drobe pour rejoindre un but secret, slabore unedimension nouvelle qui nest ni le mouvement ni la profondeur et qui nous enprocure lillusion. Dans les vangliaires celtiques, lornement qui sans cessese superpose et se fond, bien que maintenu dans les cloisons des lettres et despanneaux, parat se dplacer sur des plans divers, des vitesses diffrentes.

    On voit que, dans ltude de lornement, ces donnes essentielles nimpor-tent pas moins que la morphologie pure et la gnalogie. Peut-tre laperuque nous en donnons risquerait-il de sembler systmatique et abstrait, sil

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    ntait dsormais dmontr que cet trange rgne ornemental, lieu dlectiondes mtamorphoses, a suscit toute une vgtation et toute une faune dhybri-des soumis aux lois dun monde qui nest pas le ntre. Sa permanence, savirulence sont remarquables, puisque, faisant accueil dans ses replis lhom-me et aux animaux, il ne leur cde en rien, mais se les incorpore. Des figuresnouvelles se composent sans fin sur lidentit des thmes. Enfantes par lesmouvements dun espace imaginaire, elles seraient absurdes dans les rgionsordinaires de la vie, et condamnes prir. Mais cette faune des labyrinthesformels crot et multiplie avec dautant plus dardeur quelle est plus troite-ment assujettie leur servitude. Ces hybrides nhabitent pas seulement lesrseaux synthtiques vigoureusement serrs par les arts de lAsie et par lartroman. On les retrouve dans les cultures mditerranennes, en Grce, Rome,o ils apparaissent comme des dpts de civilisations plus anciennes. Pour neparler que des grotesques, remis en vogue par les hommes de la Renaissance,il est vident que ces charmants vgtaux humains, transplants dans unespace largement mesur et comme rendus lair libre, ont dgnr dans leurforme et perdu leur puissante et paradoxale aptitude vivre. Sur les clairesmurailles des Loges, leur lgance est sche et fragile. Ce ne sont plus lesornements farouches, sans cesse torturs par les mtamorphoses, qui senfan-taient inpuisablement eux-mmes, mais des pices de musum, arraches leur milieu natal, bien en vidence sur un fond vide, harmonieuses et mortes.Fond visible ou cach, support qui reste apparent et stable entre les signes ouqui se mle leurs changes, plan qui se maintient dans lunit et la fixit ouqui ondule sous les figures et se mle leurs courants, il sagit toujours dunespace construit ou dtruit par la forme, anim, moul par elle.

    Mais, ainsi que nous lavons dj remarqu, spculer sur lornement, cestspculer sur la puissance de labstraction et sur les infinies ressources delimaginaire, et il peut paratre trop vident que lespace ornemental, avec sesarchipels, leur littoral, leurs monstres, nest pas proprement espace et quil seprsente comme llaboration de donnes arbitraires et variables. Il semblequil en aille tout autrement pour les formes de larchitecture et quelles soientsoumises de la manire la plus passive, la plus troite, des donnes spatialesqui ne sauraient changer. Il en est bien ainsi, car, essentiellement et par dest-ination, cest dans lespace vrai que sexerce cet art, celui o se meut notremarche et quoccupe lactivit de notre corps. Mais considrons la faon dontlarchitecture travaille et dont les formes saccordent entre elles pour utiliserce domaine et, peut-tre, pour lui donner une nouvelle figure. Les trois dimen-sions ne sont pas seulement le lieu de larchitecture, elles en sont aussi lamatire, comme la pesanteur et lquilibre. Le rapport qui les unit dans undifice nest jamais quelconque, il nest pas fixe non plus. Lordre des propor-tions intervient dans leur traitement, qui confre la forme son originalit etmodle lespace selon des convenances calcules. La lecture du plan, puisltude de llvation ne donnent quune ide fort imparfaite de ces relations.Un difice nest pas une collection de surfaces, mais un ensemble de parties

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    dont la longueur, la largeur et la profondeur saccordent entre elles dunecertaine manire et constituent un solide indit, comportant un volume interneet une masse extrieure. Sans doute la lecture dun plan dit beaucoup, il faitconnatre lessentiel du programme et permet une vue exerce de saisir lesprincipales solutions constructives. Une mmoire justement renseigne etabondante en exemples peut reconstituer thoriquement ldifice daprs laprojection sur le sol, et lenseignement des coles apprend prvoir pourchaque catgorie de plans toutes les consquences possibles dans la troisimedimension, ainsi que la solution exemplaire pour un plan donn. Mais cettesorte de rduction ou, si lon veut, cette abrviation des procds de travailntreint pas toute larchitecture, elle la dpouille de son privilge fonda-mental qui est de possder un espace complet, et non seulement comme unobjet massif, mais comme un moule creux qui impose aux trois dimensionsune valeur nouvelle. La notion de plan, celle de structure, celle de masse sontindissolublement unies, et il est dangereux de les abstraire les unes des autres.Tel nest pas notre dessein, mais, en insistant sur la masse, de faire compren-dre dabord quil nest pas possible de saisir pleinement la forme architec-turale dans lespace abrg de lpure.

    Les masses sont dabord dfinies par les proportions. Si nous prenons pourexemples les nefs du Moyen Age, nous voyons quelles sont plus ou moinshautes, par rapport la largeur et la longueur. Il est dj fort important denconnatre les mesures, mais ces mesures ne sont pas passives, accidentelles oude pur got. Les relations des chiffres et des figures permettent dentrevoirune science de lespace qui, peut-tre fonde sur la gomtrie, nest pas lagomtrie pure. Nous ne saurions dire si, dans ltude entreprise par Viollet-le-Duc sur la triangulation de Saint-Sernin, nintervient pas, ct de donnespositives, une certaine complaisance pour la mystique des nombres. Mais ilest incontestable que les masses architecturales sont rigoureusement tabliesselon le rapport des parties entre elles et de ces parties au tout. Au surplus undifice est rarement masse unique. Il est le plus souvent combinaison demasses secondaires et de masses principales, et ce traitement de lespaceatteint dans lart du Moyen Age un degr de puissance, de varit et mmede virtuosit extraordinaire. LAuvergne romane en offre des exemples remar-quables et bien connus dans la composition de ses chevets o stagentprogressivement les volumes, depuis les chapelles absidales jusqu la flchede la lanterne, en passant par la toiture des chapelles, celle du dambulatoire,celle du chur et le massif rectangulaire sur lequel pose le clocher. De mmela composition des faades, depuis labside occidentale des grandes abbatialescarolingiennes jusquau type harmonique des glises normandes, avec le stadeintermdiaire des narthex trs dvelopps, conus comme de vastes glises. Ilapparat que la faade nest pas mur, simple lvation, mais combinaison demasses volumineuses, profondes, agences avec complexit. Enfin le rapportdes nefs et des bas-cts, simples ou doubles, des nefs et du transept, plus oumoins en saillie, dans larchitecture gothique de la seconde moiti du XIIe

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    sicle, la pyramide plus ou moins aigu dans laquelle ces masses sinscrivent,la continuit ou la discontinuit des profils posent des problmes qui excdentla gomtrie plane et qui ne sont peut-tre pas fonds non plus uniquement surle jeu des proportions.

    Cest que, si les proportions sont ncessaires la dfinition de la masse,elles ny suffisent pas. Une masse accepte plus ou moins dpisodes, plus oumoins de perces, plus ou moins deffets. Rduite la plus sobre conomiemurale, elle acquiert une stabilit considrable, elle pse fortement sur sonsocle, elle se prsente nos yeux comme un solide compact. La lumire lapossde avec unit, et comme dun seul coup. Au contraire, la multiplicit desjours la compromet et lbranle ; la complexit des formes purement ornemen-tales en brise laplomb et la fait chanceler. La lumire ne saurait sy posersans tre dchire ; sous ces alternatives incessantes, larchitecture bouge,ondule et se dfait. Lespace qui pse de toutes parts sur lintgrit continuedes masses est immobile comme elles. Lespace qui pntre les creux de lamasse et qui se laisse envahir par le foisonnement de ses reliefs est mobilit.Que lon en prenne les exemples dans lart flamboyant ou dans lart baroque,larchitecture de mouvement participe du vent, de la flamme et de la lumire,elle se meut dans un espace fluide. Dans lart carolingien ou dans le premierart roman, larchitecture des masses stables dfinit un espace massif.

    Nos remarques, jusqu prsent, sappliquent surtout la masse en gn-ral, mais on ne doit pas oublier quelle prsente simultanment un doubleaspect, masse externe, masse interne, et que le rapport de lune lautre offreun intrt singulier pour ltude de la forme dans lespace. Elles peuvent trefonction lune de lautre, et il est des cas o la composition extrieure nousrend immdiatement sensible lamnagement de son contenu. Mais cette rglenest pas constante, et lon sait comment larchitecture cistercienne sest ap-plique au contraire drober derrire lunit des masses murales lacomplexit du parti intrieur. Le cloisonnement par cellules des constructionsde lAmrique moderne nintervient pas dans leur configuration extrieure. Lamasse est traite comme un solide plein, et les architectes cherchent ce quilsappellent la mass envelope comme un sculpteur part de lpannelage pourmodeler peu peu les volumes. Mais cest peut-tre dans la masse interne querside loriginalit profonde de larchitecture comme telle. En donnant uneforme dfinie cet espace creux, elle cre vritablement son univers propre.Sans doute les volumes extrieurs et leurs profils font intervenir un lmentnouveau et tout humain sur lhorizon des formes naturelles, auxquelles leurconformit ou leur accord les mieux calculs ajoutent toujours quelque chosedinattendu. Mais, si lon veut bien y rflchir, la merveille la plus singulire,cest en quelque sorte davoir conu et cr un envers de lespace. Lhommechemine et agit lextrieur de toute chose ; il est perptuellement en dehorset, pour pntrer au-del des surfaces, il faut quil les brise. Le privilgeunique de larchitecture entre tous les arts,quelle tablisse des demeures, des

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    glises ou des vaisseaux, ce nest pas dabriter un vide commode et delentourer de garanties, mais de construire un monde intrieur qui se mesurelespace et la lumire selon les lois dune gomtrie, dune mcanique etdune optique qui sont ncessairement impliques dans lordre naturel, maisdont la nature ne fait rien.

    En sappuyant sur le niveau des bases et sur les dimensions des portails,Viollet-le-Duc montre que les plus vastes cathdrales sont toujours lchellede lhomme. Mais le rapport de cette chelle des dimensions immenses nousimpose du mme coup et le sentiment de notre mesure, mesure mme de lanature, et lvidence dune normit vertigineuse qui lexcde de toutes parts.Rien ne commandait ltonnante hauteur de ces nefs, sinon lactivit de la viedes formes, le pressant thorme dune structure articule et le besoin de crerun espace neuf. La lumire y est traite, non comme une donne inerte, maiscomme un lment de vie, susceptible dentrer dans le cycle des mtamor-phoses et de les seconder. Elle nclaire pas seulement la masse intrieure, ellecollabore avec larchitecture pour lui donner sa forme. Elle est forme elle-mme, puisque ces faisceaux, jaillis de points dtermins, sont comprims,amincis et tendus, pour venir frapper les membres de la structure, plus oumoins unis, souligns ou non de filets, en vue de lapaiser ou de la faire jouer.Elle est forme, puisquelle nest accueillie dans les nefs quaprs avoir tdessine par le rseau des verrires et colore par elles. A quel rgne, quellergion de lespace appartiennent ces figures places entre la terre et le ciel ettransperces par la lumire ? Elles sont comme les symboles de cette transfi-guration ternelle qui sexerce sans cesse sur les formes de la vie et qui, sanscesse, en extrait pour une autre vie des formes diffrentes lespace plat etillimit des vitraux, leurs images transparentes, changeantes, sans corps, etpourtant durement captives dun cerne de plomb, et, dans la fixit de larchi-tecture, lillusoire mobilit des volumes qui saccroissent avec la profondeurdes ombres, les jeux de colonnes, le surplomb des nefs tages et dcrois-santes.

    Ainsi le constructeur enveloppe, non le vide, mais un certain sjour desformes, et, travaillant sur lespace, il le modle, du dehors et du dedans, com-me un sculpteur. Il est gomtre quand il dessine le plan, mcanicien quand ilcombine la structure, peintre pour la distribution des effets, sculpteur pour letraitement des masses. Il lest tour tour et plus ou moins, selon les exigencesde son esprit et selon ltat du style. En appliquant ces principes, il seraitcurieux dtudier la manire dont agit ce dplacement des valeurs et de voircomment il dtermine une srie de mtamorphoses qui ne sont plus passagedune forme dans une autre forme, mais transposition dune forme dans unautre espace. Nous en avons du moins aperu les effets, lorsque nous vo-quions une architecture de peintres, propos de lart flamboyant. La loi duprimat technique est sans doute le facteur principal de ces transpositions. Ellessexercent dans le domaine de tous les arts. Cest ainsi quil existe une

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    sculpture exactement conue pour larchitecture, ou plutt commande, en-gendre par elle, et, de mme, une sculpture qui emprunte ses effets lapeinture, et presque sa technique.

    Nous avons eu prciser ces ides, lorsque nous cherchions, dans unouvrage rcent, dfinir la sculpture monumentale, pour prciser certainsproblmes poss par ltude de lart roman. Il apparat dabord que, pour biencomprendre les divers aspects, dans lespace, de la forme sculpte, il suffit dedistinguer le bas-relief, le haut-relief et la ronde-bosse. Mais cette distinction,qui sert effectivement classer certaines catgories dobjets, est superficielleet mme captieuse dans lordre de nos recherches. Les unes et les autres deces catgories obissent des rgles plus gnrales, et linterprtation delespace sapplique de la mme manire, selon les cas, des reliefs et desstatues. Quelle que soit la mesure de la saillie et quil sagisse dune sculpturecompose sur un fond ou dune statue dont on peut faire le tour, le propre dela sculpture, cest en quelque sorte le plein. Elle peut suggrer le contenu de lavie et son amnagement intrieur, mais il est bien vident que son dessein nesaurait tre de nous imposer lobsession du creux ; elle ne se confond pas avecces figures anatomiques faites dune collection de parties qui sattachent lune lautre lintrieur dun corps considr comme un sac physiologique. Ellenest pas enveloppe. Elle pse de tout le poids de sa densit. Le jeu desorganes importe dans la mesure o il affleure aux surfaces, sans les compro-mettre comme expression des volumes. Sans doute il est possible denvisageranalytiquement et disoler certains aspects des figures sculptes, et une tudebien conduite ne doit pas manquer de le faire. Les axes nous donnent lesmouvements ; plus ou moins nombreux, plus ou moins dvis de la verticale,ils peuvent tre interprts, par rapport aux figures, comme les plans desarchitectes par rapport aux monuments, sous cette rserve quils occupent djun espace trois dimensions. Les profils sont les silhouettes de la figure selonlangle sous lequel on lexamine, de face, revers, den haut, den bas, dedroite, de gauche, et elles varient linfini, elles chiffrent lespace de centmanires mesure que nous nous dplaons autour de la statue. Lesproportions dfinissent quantitativement le rapport des parties. Enfin le mode-l traduit linterprtation de la lumire. Mais mme si on les conoit commetrs fortement lis et si lon ne perd jamais de vue leur troite dpendancerciproque, ces lments, isols du plein, sont sans valeur. Labus du motvolume dans le vocabulaire artistique de notre temps correspond un besoinfondamental de ressaisir la donne immdiate de la sculpture ou de la qualitsculpturale.

    Les axes sont une abstraction. Quand nous considrons une armature, uneesquisse en fil de fer, doue de lintensit physionomique de toutes les abr-viations, comme aussi des signes vides dimages, alphabet, ornement pur,notre vue les habille, bon gr, mal gr, de leur substance et jouit doublementde leur nudit catgorique et terrible et du halo, incertain, mais rel, des

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    volumes dont, forcment, nous les enveloppons. Il en est de mme pour lesprofils, collection dimages plates, dont la succession ou la superposition nesollicite la notion de plein que parce que nous en portons en nous lexigence.Lhabitant dun monde deux dimensions pourrait possder toute la srie desprofils dune statue donne et smerveiller de la diversit de ces figures, sansse reprsenter jamais que cest une seule, en relief. Dautre part, si lon admetque les proportions des parties dun corps impliquent leur volume relatif, il estvident que lon peut valuer des droites, des angles, des courbes sans que soitncessairement engendr un espace complet, et les recherches sur les pro-portions sappliquent aussi bien des figures plates qu des figures en relief.Enfin, si le model peut tre interprt comme la vie des surfaces, les plansdivers dont il est compos ne sont pas ltoffe du vide, mais la rencontre de ceque nous appelions nagure la masse interne et de lespace. Ainsi, envisagssparment, les axes nous renseignent sur la direction des mouvements, lesprofils sur la multiplicit des contours, les proportions sur le rapport des par-ties, le model sur la topographie de la lumire, mais aucun de ces lments nimme tous ces lments runis ne sauraient se substituer au volume, et cestseulement en tenant compte de cette notion quil est possible de dterminer,sous leurs divers aspects, espace et forme en sculpture.

    Nous avons tent dy parvenir en distinguant lespace-limite et lespace-milieu. Dans le premier cas, il pse en quelque sorte sur la forme, il en limiterigoureusement lexpansion, elle sapplique contre lui comme fait une main plat sur une table ou contre une feuille de verre. Dans le second cas, il estlibrement ouvert lexpansion des volumes quil ne contient pas, ils syinstallent, ils sy dploient comme les formes de la vie. Non seulementlespace-limite modre la propagation des reliefs, lexcs des saillies, ledsordre des volumes, quil tend bloquer dans une masse unique, mais il agitsur le model dont il rprime les ondulations et le fracas et quil se contente desuggrer par des accents, par des mouvements lgers qui ne rompent pas lacontinuit des plans, parfois mme, comme dans la sculpture romane, par undcor ornemental de plis destins habiller le nu des masses. Au contraire,lespace interprt comme un milieu, de mme quil favorise la dispersion desvolumes, le jeu des vides, les brusques troues, accueille, dans le modelmme, des plans multiples, heurts, qui brisent la lumire. Dans un de sestats les plus caractristiques, la sculpture monumentale montre les rigoureu-ses consquences du principe de lespace-limite. Lart roman, domin par lesncessits de larchitecture, donne la forme sculpte la valeur dune formemurale. Mais cette interprtation de lespace ne concerne pas seulement lesfigures qui dcorent des murailles et qui se trouvent dans un rapport donnavec ces dernires, on la voit applique de mme sorte la ronde-bosse, surlaquelle elle tend de toutes parts lpiderme des masses dont elle garantit leplein et la densit. Alors la statue semble revtue dune lumire gale ettranquille qui se meut peine sous les sobres inflexions de la forme. Inver-sement, et dans le mme ordre dides, lespace interprt comme un milieu

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    ne dfinit pas seulement une certaine statuaire, il exerce aussi son action surles hauts et bas-reliefs qui sefforcent dexprimer par toute sorte dartifices lavraisemblance dun espace o la forme se meut avec libert. Ltat baroque detous les styles en montre de multiples exemples. Lpiderme nest plus uneenveloppe murale exactement tendue, il tressaille sous la pousse de reliefsinternes qui tentent denvahir lespace et de jouer la lumire et qui sont com-me lvidence dune masse travaille dans sa profondeur par des mouvementscachs.

    Il serait possible dtudier de la mme manire, en appliquant les mmesprincipes, les rapports de la forme et de lespace en peinture, dans la mesureo cet art cherche rendre le plein des objets installs dans les trois dimen-sions. Mais cet espace apparemment complet, il nen dispose pas, il le feint :encore est-ce l le terme dune volution trs particulire, et mme alors il nepeut montrer quun profil pour un objet. Il nest peut-tre rien de plus remar-quable que les variations de lespace peint, et nous ne saurions en donnerquune ide trs approche, car il nous manque encore une histoire de laperspective, comme une histoire des proportions de la figure humaine. Tou-tefois on aperoit dj que ces variations si frappantes ne sont pas seulementfonction des temps et des divers tats de lintelligence, mais des matiresmmes, sans lanalyse desquelles toute tude de la forme court le risque dedemeurer dangereusement thorique. Enluminure, dtrempe, fresque, peinture lhuile, vitrail ne sauraient sexercer dans un espace inconditionn chacun deces procds lui confre une valeur spcifique. Sans anticiper sur des recher-ches quil nous a paru lgitime de conduire part, on peut admettre quelespace peint varie selon que la lumire est hors de la peinture ou dans lapeinture mme, en dautres termes selon que luvre dart est conue commeun objet dans lunivers, clair comme les autres objets par la lumire du jour,ou comme un univers ayant sa lumire propre, sa lumire intrieure, construitedaprs certaines rgles. Sans doute cette diffrence de conception est encorelie la diffrence des techniques, mais elle nen dpend pas dune manireabsolue. La peinture lhuile peut chapper lmulation de lespace et de lalumire ; la miniature, la fresque, le vitrail mme peuvent se construire unefiction de la lumire dans une illusion despace. Tenons compte de cette sortede libert relative de lespace lgard des matires o il sincorpore, maistenons compte aussi de la puret avec laquelle il prend telle ou telle figureselon telle ou telle matire.

    Nous avons eu nous occuper dj de lespace ornemental, lorsque nousvoquions cette importante partie de lart, qui nen commande certainementpas toutes les avenues, mais qui a traduit pendant des sicles et dans denombreux pays la rverie humaine sur la forme. Il est lexpression la pluscaractristique du haut Moyen Age en Occident et comme lillustration dunepense qui renonce au dveloppement pour adopter linvolution, au mondeconcret pour les caprices du songe, la srie pour lentrelacs. Lart hellnis-

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    tique avait mnag autour de lhomme un espace rduit et juste, urbain ouchamptre, coins de rues et de jardins, sites plus ou moins agrestes, richesdaccessoires lgamment combins pour servir de cadre des mythes lgers, des pisodes romanesques. Mais progressivement durcis, devenus formesfixes, inaptes se renouveler, ces accessoires mmes tendaient schmatiserpeu peu le milieu dont, nagure, ils jalonnaient la topographie. Les pampreset la treille des pastorales chrtiennes dvoraient leur paysage. Ils y faisaientle vide. Lornement, ressuscit des civilisations primitives, navait pas tenircompte de dimensions dun milieu dcompos qui ne rsistait plus : au sur-plus, il tait lui-mme son milieu et sa dimension. Nous avons tent demontrer que lespace de lentrelacs nest pas immobile et plat il se meut,puisque les mtamorphoses sy font sous nos yeux, non par stades spars,mais dans la continuit complexe des courbes, des spires, des tiges enlaces ;il nest pas plat, puisque, pareils un fleuve qui se perd dans des rgionssouterraines pour reparatre au jour, les rubans dont sont faites ces figuresinstables passent les uns sous les autres et que leur forme vidente sur le plande limage ne sexplique que par une activit secrte sur un plan au-dessous.Cette perspective de labstrait est remarquable, nous lavons dit, dans laminiature irlandaise. Elle ne rside pas tout entire dans des jeux dentrelacs.Parfois des combinaisons de damiers ou de polydres irrguliers, alterns declair et de fonc, semblables des vues isomtriques de cits dtruites, desplans de villes impossibles, nous donnent, sans faire le moindre usage desombres, lillusion, la fois obsdante et fugitive, dun chatoyant relief, et demme des mandres cloisonns de replis sombres ou clairs. La peinturemurale romane, notamment dans nos provinces de lOuest, a retenu quelques-uns de ces procds dans la composition des bordures, et sil apparat plusrarement quelle en fasse tat dans les figures proprement dites, du moins lesgrands compartiments monochromes dont elles sont faites ne juxtaposentjamais deux valeurs gales, mais interposent une valeur diffrente. Est-ce parpur besoin dharmonie optique ? Il nous semble que cette rgle, suivie avecune certaine constance, se rattache la structure de lespace ornemental dontnous esquissions plus haut la singulire perspective. Le monde des figurespeintes sur les murailles ne saurait admettre lillusion des saillies et des creux,pas plus que les ncessits de lquilibre ny autorisent un excs de perces,mais des diffrences purement tonales, respectant le plein des murs, suggrentun rapport des parties que lon pourrait appeler model plat, pour traduire parune contradiction dans les termes la contradiction optique qui en est ltrangersultat. Ainsi se trouve confirme une fois de plus lide que lornement nestpas un graphisme abstrait voluant dans un espace quelconque, mais que laforme ornementale cre ses modes de lespace, ou plutt, car ces notions sontinsparablement lies, quespace et forme sengendrent rciproquement dansce domaine, avec la mme libert lgard de lobjet, selon les mmes lois parrapport eux-mmes.

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    Mais sil est vrai que ces termes sont troitement et activement unis dansltat exemplaire et classique de tout style ornemental possible, il est des caso lespace reste ornement alors que lobjet qui y prend place, le corps delhomme par exemple, sen dgage et tend se suffire, et, de mme, dautrescas o la forme de lobjet garde une valeur dornement alors que lespaceautour de lui tend une structure rationnelle. On voit paratre la dangereusenotion de fond en peinture : la nature, lespace cessent dtre un au-del delhomme, une priphrie qui le prolonge et linvestit la fois, pour devenir undomaine spar contre lequel il se meut. A cet gard, la peinture romane estintermdiaire. Des bandes colores, des teintes plates, des semis, des nappespendues des portiques annulent les fonds ; les figures y prennent place sanscontresens, elles ne sen isolent point, car si elles ne sont pas rigoureusementornementales, ntant pas presses par des cadres architecturaux bien dfinis,elles sont encore et avant tout chiffre et arabesque. On ne saurait videmmentqualifier de la mme manire, malgr llgance de leur profil, les figurinesdes psautiers parisiens du XIIIe sicle, elles ne viennent pas dun mondeimpossible, elles sont aptes la vie terrestre, dont leurs membres bien enplace, leurs justes proportions respectent les exigences : mais, le plus souvent,isoles dans un cadre darchitecture dcorative, elles se dtachent (cest le casde le dire) sur des fonds toils dun semis ou diaprs de rinceaux. Malgr ladiffrence de manire, on peut faire une remarque du mme genre propos deJean Pucelle et de ses jardinets imaginaires, o se reconnaissent des lmentsde ce monde et des figures dune singulire vivacit nerveuse, mais dcoupscomme un grillage de fer forg et suspendus une hampe au-dessus du videdes marges. Lespace du manuscrit dcor, comme la muraille peinte, rsisteencore la fiction du creux, alors que la forme commence se nourrir dereliefs lgers. Les exemples du phnomne inverse ne manquent pas dans lartitalien de la Renaissance. Luvre de Botticelli nous en offre de trs frap-pants. Il connat et pratique, parfois en virtuose, tous les artifices qui permet-tent de construire avec vraisemblance lespace linaire et lespace arien, maisles tres qui se meuvent dans cet espace mme ne sont pas tout fait dfinispar lui. Ils conservent une ligne ornementale sinueuse, qui nest pas, certes,celle dun ornement donn, class dans un rpertoire, mais celle que peut des-siner londulation dun danseur, qui se travaille dessein, jusque danslquilibre physiologique de son corps, pour en composer des figures. Ceprivilge demeure acquis pour longtemps lart italien.

    Il se passe quelque chose danalogue dans la fantasmagorie de la mode. Ilarrive quelle cherche respecter et mme mettre en vidence les pro-portions de la nature ; le plus souvent elle soumet la forme dtonnantestransmutations : elle cre, elle aussi, des hybrides, elle impose ltre humainle profil de la bte ou de la fleur. Le corps nest que le prtexte, le support etparfois la matire de combinaisons gratuites. La mode invente ainsi unehumanit artificielle qui nest pas le dcor passif du milieu formel, mais cemilieu mme. Cette humanit tour tour hraldique, thtrale, ferique, archi-

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    tecturale, a bien moins pour rgle une convenance rationnelle que la potiquede lornement, et ce quelle appelle ligne ou style nest peut-tre quun subtilcompromis entre un certain canon physiologique, dailleurs trs variable,comme les canons successifs de lart grec, et la fantaisie des figures. Cesdivers agencements ont toujours enchant une certaine sorte de peintres,volontiers costumiers, et ceux qui restaient peu sensibles ces mtamor-phoses, dans la mesure o elles engagent tout le corps, ltaient extrmementau dcor des tissus. Ce qui est vrai pour Botticelli ne lest pas moins pour VanEyck. Lnorme chapeau dArnoulfini, au-dessus de sa petite tte veille,ple et pointue, nest pas un couvre-chef quelconque. Dans le soir infini,suspendu au-dessus du temps, o le chancelier Rollin est en prire, les fleursbroches de son manteau contribuent crer la magie du lieu et de linstant.

    Ces observations sur la permanence de certaines valeurs formelles ne nouslivrent quun aspect dun dveloppement trs complexe. Avant de se sou-mettre aux lois de la vue mme, cest--dire de traiter limage du tableaucomme limage rtinienne, en combinant sur un plan une illusion des troisdimensions, lespace et la forme en peinture ont pass par des tats divers. Lesrapports du relief de la forme et de la profondeur de lespace nont pas tdfinis thoriquement dun seul coup, mais cherchs travers des expriencessuccessives et dimportantes variations. Les figures de Giotto, ces beaux blocssimples, prennent place dans un milieu limit, analogue latelier dunstatuaire ou, mieux encore, la scne dun thtre. Une toile de fond, desportants, sur lesquels sont indiqus, moins comme des lments vrais quecomme des suggestions fortes, des pans darchitecture ou de paysage, arrtentla vue dune faon catgorique et ne permettent pas la muraille de chancelersous des troues despace. Il est vrai que, parfois, cette conception semblefaire place un autre parti, qui peut traduire un besoin de possession dumilieu, la chapelle des Bardi par exemple, dans la scne de la Renonciationde saint Franois, o le socle du temple romain se prsente par langle,offrant ainsi une ligne de fuite de part et dautre de larte et paraissant lancerla masse en avant et lenfoncer dans notre espace : mais nest-ce pas surtoutun procd de composition, pour dpartager avec rigueur les personnages desdeux cts dune perpendiculaire ?Quoi quil en soit, dans ce volume transpa-rent aux exactes limites, les formes, malgr les gestes, sont isoles les unesdes autres et de leur milieu mme comme dans le vide. On dirait quellessubissent une preuve, destine les dtacher de toute correspondance qui-voque, de tout compromis, les circonscrire sans erreur possible, insister surleur poids de choses spares. Les giottesques, on le sait, sont loin davoir t, cet gard, constamment fidles au giottisme. Cet espace scnique, sobrementtabli pour les besoins dune dramaturgie populaire, devient de nouveau, avecAndrea da Firenze, la chapelle des Espagnols, le lieu des hirarchies abs-traites ou le support indiffrent de compositions qui se succdent sanssenchaner, tandis que Taddeo Gaddi, au contraire, dans la Prsentation de laVierge, cherche, sans y parvenir absolument, planter daplomb le dcor

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    architectural du temple de Jrusalem et dj lon aperoit, bien avant laprospettiva de Piero della Francesca, la pinacothque dUrbin, que larchi-tecture sera la matresse des expriences qui aboutissent la perspectiverationnelle.

    Mais ces expriences ne convergent pas, elles sont prcdes, escortes,parfois longtemps dmenties par des solutions contraires. Sienne nous enmontre toute une varit tantt par cette ngation tincelante, les vieuxfonds dor, gaufrs de fleurettes et darabesques, sur lesquels se profilent lesformes, ourles dun galon clair qui dessine comme une criture, espaceornemental dune forme ornementale qui tend la vie indpendante ; tanttavec les grandes verdures tendues comme des tapisseries derrire des scnesde chasse et de jardin, tantt enfin, et cest l loriginalit de lapport siennois,avec ces paysages cartographiques qui dploient le monde du haut en bas dutableau, non comme une profondeur, mais vol doiseau, thtre la fois platet complet pour la plus grande multiplicit dpisodes possible. Le besoin desaisir la totalit de lespace se satisfait ici par une structure arbitraire et fcon-de, qui nest ni labrg schmatique dun plan, ni la perspective normale, etqui, mme aprs la constitution de cette dernire, reprend vigueur dans lesateliers du Nord, chez les peintres de paysages fantastiques. Lhorizon lahauteur de lil drobe les objets les uns derrire les autres, et lloignement,en les diminuant de plus en plus, tend les annuler aussi. Sous lhorizonhauss, lespace se droule comme un tapis, et la figure de la terre est pareilleau versant dun mont. Linfluence siennoise propageait le systme danslItalie septentrionale, o dailleurs, la mme poque, Altichiero, par de toutautres voies, cherchait suggrer le creux arrondi de lespace par le rythmegiratoire de ses compositions. Mais Florence la collaboration des gomtres,des architectes et des peintres inventait, ou plutt mettait au point, la machine rduire les trois dimensions aux donnes dun plan, en calculant leurs rap-ports avec la prcision des mathmatiques.

    On ne saurait, dans un simple expos de mthode, retracer la gense et lespremires dmarches de cette nouveaut considrable, mais, ce quil importede dire, cest que, malgr lapparente rigueur des rgles, elle restait ds sesdbuts un champ ouvert bien des possibles. Thoriquement, lart en face delobjet, cest--dire de la forme vraie dans lespace vrai, agit dsormais com-me la vue en face du mme objet et selon le systme de la pyramide visuelleexpos par Alberti, et luvre du Crateur tant saisie dans sa plnitude, sajustesse et sa diversit, grce la collusion mthodique du volume et du plan,lartiste est bien, selon la pense des contemporains, lhomme le plus sem-blable Dieu, ou, si lon veut, un dieu secondaire, imitateur. Le monde quilenfante est un difice, vu dun certain point, habit par des statues au profilunique : ainsi, du moins, peut se symboliser la part de larchitecte et du sta-tuaire dans le nouvel art de peindre. Mais la perspective de la vraisemblancereste heureusement baigne du souvenir des perspectives imaginaires. La

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    forme de lhomme et des tres vivants, conduite sous cet angle, captive lesmatres cest quelle suffit dfinir tout lespace, par le rapport des ombres etdes clairs, par lexactitude des mouvements, surtout par la justesse des rac-courcis, que ces artistes ne se sont pas lasss dtudier daprs les chevaux ;mais les paysages qui lentourent, dcor des batailles dUcello, dcor de laLgende de saint Georges peinte par Pisanello SantAnastasia de Vrone,appartiennent encore au monde fantastique dautrefois, tendu comme unecarte ou comme une tapisserie derrire les figures. Et ces figures, malgrlauthenticit de leur substance, demeurent avant tout profiles, elles valentcomme silhouettes, elles ont, si lon peut dire, la qualit hraldique, sinon laqualit ornementale, ainsi que lon peut sen rendre compte daprs les dessinsdu recueil Vallardi. Lnergie du profil humain dcoupant sur le vide unlittoral inflexible, frontire du monde de la vie et de lespace abstrait o il estincrust, en offre bien dautres preuves. Piero della Francesca porte intrt ce vide, si riche en secrets, et sans lequel le monde et lhomme ne seraient pas,et il le configure. Non seulement il donne le type exemplaire de ce paysagebti, la prospettiva, qui offre de rassurants repres la raison sous forme defabriques moules par la perspective, mais il cherche dfinir le rapportvariable des valeurs ariennes aux figures : tantt ces dernires, dune clartpresque translucide, senlvent sur la noirceur des lointains ; tantt, sombreset modeles contre-jour, elles senlvent sur la limpidit des fonds envahisprogressivement par la lumire.

    Il semble que nous soyons au terme. Les mondes imaginaires de lespaceornemental, de lespace scnique, de lespace cartographique ayant rejointlespace du monde rel, la vie des formes doit sy manifester dsormais selondes rgles constantes. Il nen est rien. Et dabord la perspective, se dlectantdelle-mme, va lencontre de ses fins par le trompe-lil, elle dtruitlarchitecture, dont elle crve les plafonds sous lexplosion des apothoses,elle illimite lespace de la scne, en crant un faux infini et une normitillusoire, elle recule indfiniment les bornes de la vision et dpasse lhorizonde lunivers. Ainsi le principe des mtamorphoses exploite jusqu la rigueurde ses dductions. Il ne cesse de susciter des rapports indits de la forme et delespace. Rembrandt les dfinit par la lumire : autour dun point brillant, ilconstruit dans une nuit transparente des orbes, des spires, des roues de feu.Les combinaisons de Greco voquent celles des sculpteurs romans. PourTurner, le monde est un accord instable des fluides, la forme est lueur mou-vante, tache incertaine dans un univers en fuite. Ainsi un examen, mmerapide, des diverses conceptions de lespace nous montre que la vie desformes, sans cesse renouvele, ne slabore pas selon des donnes fixes, cons-tamment et universellement intelligibles, mais