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V I E P R I V É E E T P U B L I Q U E

D E S

animaux

TOM E I

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Les gravures de Grandville ne provenant pas de Vie privée et publique des Animaux sont extraites de

La Caricature, 1832 (p. 26),

Émile Forgues, Petites misères de la vie humaine, 1843 (p. 384),

Taxile Delord, Un autre monde, 1844 (p. 9, 18, 21, 30, 37 et 41),

Louis Reybaud, Jérôme Paturot, à la recherche d ’une position sociale, 1846 (p. 14).

© éditions des Grands Champs, 2011.

www.editionsgrandschamps.com

Page 5: VIE PRIVÉE ET PUBLIQUE - lautrelivre.fr

V I E P R I V É E E T P U B L I Q U E

D E S

animauxV I G N E T T E S P A R

GRANDVILLE

P U B L I É S O U S L A D I R E C T I O N D E P . - J . S T A H L

A V E C L A C O L L A B O R A T I O N D E

B A L Z A C — L O U I S B A U D E — É M I L E D E L A B É D O L L I È R E — P I E R R E B E R N A R D

G U S T A V E D R O Z — B E N J A M I N F R A N K L I N — J U L E S J A N I N

É D O U A R D L E M O I N E — Mme M É N E S S I E R - N O D I E R — A L F R E D D E M U S S E T

P A U L D E M U S S E T — C H A R L E S N O D I E R

G E O R G E S A N D — P . - J . S T A H L

L O U I S V I A R D O T

P R É F A C E L OU I S J A N OV E R

éditions des Grands Champs

Page 6: VIE PRIVÉE ET PUBLIQUE - lautrelivre.fr
Page 7: VIE PRIVÉE ET PUBLIQUE - lautrelivre.fr

NOTE DES ÉDITEURS

C’est sous l’impulsion de Pierre-Jules Hetzel, l’un des plus célèbres éditeurs

du XIXe siècle, que paraissent en 1842 les Scènes de la vie privée et publique

des Animaux. Comme souvent à l’époque, il s’agit d’abord d’une publication

hebdomadaire en feuilletons, chacun comportant huit pages de texte illustré

de vignettes et deux grandes gravures tirées à part. Cinquante livraisons sont

imprimées à partir de novembre 1840, autant à partir de novembre 1841, pour

constituer au final (après remaniement complet de la mise en page et ajout des

textes qui encadrent l’ouvrage) les deux luxueux volumes de l’édition de 1842.

Le livre ressort dix ans plus tard en un seul tome, moins onéreux, qui reproduit

la mise en page condensée des livraisons, puis en 1867 dans une version revue

et augmentée, rebaptisée Vie privée et publique des Animaux. Hetzel est allé

chercher pour l’occasion un très émouvant petit texte de Benjamin Franklin,

« Dernières paroles d’un Éphémère » — à l’origine une lettre adressée à une

amoureuse de Passy, madame Brillon de Jouy —, qui s’intègre parfaitement à

l’ensemble. S’y ajoutent quatre récits de Gustave Droz, qui n’était qu’un enfant

au moment de la première parution : « Les doléances d’un vieux Crapaud »*,

« Les contradictions d’une Levrette », « Le mari de la Reine » et « Propos aigres

d’un Corbeau ». Ces nouveaux textes nécessitent une redistribution importante

des pages d’illustration : il faut jouer avec les images existantes, les ôter ici pour

les replacer là. C’est cette dernière édition, remise à jour et enrichie, que nous

avons choisi de publier, sans toutefois en faire un fac-similé.

Au XIXe siècle, les livres illustrés connaissent une grande popularité. Hetzel

ne tardera pas à briller en ce domaine, notamment avec la publication de la

série des Voyages extraordinaires de Jules Verne, déclinée en cartonnages dits

aux bouquets de roses, au steamer, à la sphère armillaire, aux deux éléphants,

à la mappemonde dorée, au dos à l’ancre… Les différentes collections de la

maison Hetzel, particulièrement bien pensées, lui assureront une audience

considérable, surtout dans l’édition pour la jeunesse. Très attaché à l’aspect

visuel de ses ouvrages, il sera toujours attentif à la qualité des gravures et au

suivi des reproductions.

* « Pérégrination mémorable du doyen des Crapauds » de Louis-François L’Héritier (de l’Ain) est supprimé du sommaire, tout comme son « Histoire de Napoléon racontée par son Aigle » l’avait été du projet initial, annoncée dans les différents prospectus mais jamais éditée pour des raisons de censure.

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8 N O T E D E S É D I T E U R S

Mais pour l’heure, Hetzel débute dans le métier : Scènes de la vie privée et

publique des Animaux est le premier titre de son catalogue. Déjà fin stratège,

lucide et intuitif, il en propose l’illustration à J. J. Grandville avant de soumettre

le projet à des écrivains prestigieux. Il s’agit, sur la base d’une liste d’animaux

dans laquelle chacun viendra piocher, d’élaborer un récit sans que soient

imposées de contraintes formelles. Si la trentaine de textes ainsi réunis

témoigne d’une diversité de styles, la cohérence du livre est parfaitement

assurée grâce aux gravures, mais aussi grâce à la participation de l’éditeur lui-

même, longtemps caché sous la signature de P.-J. Stahl, l’homme censé avoir

dirigé l’ouvrage, rédigé les introductions, chapitres de liaison et bon nombre

d’histoires sans que personne se doute, dit-on, de sa véritable identité. Les

multiples contributions suivent par ailleurs un même fil conducteur puisque, à

l’instar de La Comédie humaine, elles s’emploient à dresser un portrait critique

de la société de l’époque en plusieurs tableaux, ce que suggère le sous-titre

Études de mœurs contemporaines.

En 1840, Grandville, de son côté, a déjà posé les fondements de son œuvre en

explorant une hybridation entre l’homme et l’animal. Il se distingue dans cette

veine anthropomorphique avec une suite de lithographies hautes en couleurs

parue en 1829 dans Les Métamorphoses du jour, mais aussi avec ses illustrations

des Fables de La Fontaine en 1838 et ses contributions au quotidien Le Charivari

et à l’hebdomadaire La Caricature de son ami Charles Philipon. Après que les lois

sur la censure, en 1835, ont mis un terme aux caricatures politiques, c’est avec

la réalisation des Scènes de la vie privée et publique des Animaux que semble

se dessiner plus clairement l’orientation de son art. Quatre années après en

effet, il signe Un autre monde, que le Volvoce, créature issue des Scènes, paraît

préfigurer. L’ouvrage commandé par Hetzel fait ainsi figure d’œuvre charnière :

le travail que fournit ici Grandville peut être considéré comme l’aboutissement

de ses publications antérieures en même temps qu’il ouvre aux compositions

futures, davantage attachées à la dimension onirique et fantastique.

Plus près de nous, Scènes de la vie privée et publique des Animaux a connu trois

rééditions, dont deux partielles. En 1972, Michel de l’Ormeraie fait paraître une

reproduction en fac-similé agrandi de la version de 1842. Peu après cette édition

de luxe en quatre tomes, ce sont des éditions de poche qui prennent le relais :

Folio Junior publie la moitié des textes accompagnés de leurs illustrations en

deux volumes, Les Peines de cœur d’une Chatte anglaise (1977) et Un Renard pris

au piège (1978), laissant de côté les récits que sans doute les éditeurs n’estimaient

pas destinés à de jeunes lecteurs — ce qu’aucun, du reste, n’est exclusivement.

Puis, en 1985, Flammarion-GF reprend en un volume intitulé Les Peines de cœur

d’une Chatte anglaise les seuls textes de Balzac — y compris « Voyage d’un

Moineau de Paris », signé George Sand mais dont il est en réalité l’auteur.

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9N O T E D E S É D I T E U R S

Parce que seuls demeurent de rares exemplaires d’occasion des éditions

complètes et que Vie privée et publique des Animaux n’a selon nous rien perdu,

aujourd’hui, de son à-propos, le voici exhumé, dans la version définitive établie

par Hetzel, et enrichie d’une préface qui donne à voir Grandville sous un jour

nouveau. Au regard des éditions précédentes et de leurs divergences, il nous

a fallu opter pour des partis typographiques et iconographiques, guidés par le

souci d’accorder la plus grande lisibilité à l’ensemble. Nous avons ainsi favorisé

un allègement de l’utilisation des guillemets dans les passages dialogués, tout en

conservant l’orthographe de l’époque, qui diffère de l’orthographe actuelle pour

certains mots, et choisi par ailleurs de placer les gravures hors texte, comme

elles l’étaient dans la première édition, contrairement à celle de 1867 où les

images mêlées au texte nous semblaient peu mises en valeur. Ces modifications

de mise en page étaient-elles dues à des objectifs financiers (réduire le prix

de vente pour toucher une nouvelle catégorie de lecteurs) ou liées au fait que

le dessinateur était tombé en disgrâce auprès d’Hetzel dès 1843, suite à une

querelle assez violente (avec menace de duel à la clé !) entre les deux hommes ?

Dans l’édition de 1842, Grandville, qui aimait à se représenter en hérisson, voyait

sa caricature en cul-de-lampe des « Tablettes de la Girafe » accompagnée d’un

tendre commentaire de Charles Nodier. Dans la version de 1867, il est relégué

en fin de volume et qualifié par Stahl-Hetzel d’« être bizarre », « moitié Hérisson,

moitié Bouledogue », ayant pris « pour poils un buisson de dards qui affectaient la

forme de lames de canif, de porte-crayons, de grattoirs et de plumes de fer ». « La

verge incessamment levée sur cette tête rageuse finira-t-elle par le dompter ? »

Au vu d’Un autre monde, on se réjouit qu’il n’en ait rien été.

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GRANDVILLE, E N R E M O N TA N T L A G A L E R I E D E L’ É VO LU T I O N

L OU I S J A NOV E R

Grandville jadis, naguère et demain

Il pouvait être difficile à une certaine époque de croiser Grandville sur son

chemin. Mais une fois la rencontre faite, souvent par le détour d’une lecture,

plus difficile encore de ne pas être captivé par un univers où la « Promenade

dans le ciel » côtoie la descente en enfer, un « Crime et expiation » comme éclos

dans la tête d’un héros de Dostoïevski.

C’est grâce au livre de Georges Hugnet Fantastic Art, Dada, Surrealism qu’il me fut

donné de connaître Grandville. Très tôt, mais très peu, en vérité, assez néanmoins

pour que s’en imprime dans mon esprit une marque ineffaçable. Comment

aurais-je pu dès lors m’en éloigner ? Mon rêve, il eût été de voir Grandville éclairer

de sa lumière mes critiques d’une société où, comme le dit Victor Hugo dans la

préface de Cromwell, chaque idée vraie « a déjà son ombre, sa contre-épreuve,

son parasite, son classique, qui se grime sur lui, se vernit de ses couleurs, prend

sa livrée, ramasse ses miettes et semblable à l’élève du sorcier, met en jeu, avec

des mots retenus de mémoire, des éléments d’action dont il n’a pas le secret ». Qui

mieux que Grandville eût pu donner forme aux difformités des représentants de

ce que nous avons flétri comme feinte-dissidence, cette subversion qui se grime

sur les idées de Révolution, ces tyrannies qui se sont vernies des couleurs du

communisme, comme d’autres l’ont fait jadis des Trois Glorieuses ?

Il y a chez Grandville la volonté de pénétrer au-delà de cette apparence

et, d’une certaine manière, chaque critique que j’ai pu adresser aux idées

contrefaites de la révolution, qu’il s’agisse de culture ou de politique, possède

sa réplique dans une créature sortie des albums de cet incomparable magicien

des arts qui savait transformer les idées fixes afin de leur donner de multiples

significations. Des spécimens de sa faune figurent déjà sur la couverture de

trois de mes ouvrages : « Une après-midi au Jardin des Plantes » est porté par

Le Surréalisme de jadis à naguère ; « Le Volvoce » fait entendre opportunément

sa voix dans Lautréamont et les chants magnétiques ; et c’est encore lui qui, sur

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12 P R É F A C E

la pierre funéraire du Tombeau pour le repos des avant-gardes, déroule ses

tentacules calamistrés, et se nourrit ainsi des aliénations de la modernité. Et

pour les titres et les images, jamais nous ne nous sommes fait faute de recourir

à ce bestiaire déconcertant.

La diversité des personnages et leurs travestissements, avec le détail

irrécusable et son réalisme cruel, la lèpre de la misère, la terreur de l’oppression

et la noirceur du quotidien ne sont pas seulement objets du réalisme ; les rêves

et les angoisses, les colères et les enthousiasmes se fraient dans cet univers un

chemin oblique et donnent naissance à ces visages et à ces créatures insolites

et hors du temps que nul autre caricaturiste n’a appris à exorciser. Et les voilà

devant nous, nouant leurs intrigues de telle manière que s’adresse à nous la

célèbre remarque : De te fabula narratur, c’est ton histoire qu’on raconte, et qui

se joue devant toi.

Imaginons un théâtre à l’air libre, aux multiples salles de représentation ! Dans

chacune d’elles on assiste à une scène de la vie privée et de la vie publique des

Animaux. Passons de l’une à l’autre et nous aurons au bout de notre circulum le

tableau complet de la comédie animale, d’autant que les acteurs s’échangent les

répliques et que les situations s’entrecroisent. Nous voilà un instant avec Nerval,

parmi « les habitués de l’amphithéâtre suprême, vulgairement dit poulailler ».

L’histoire qui doit être contée servira donc à nous montrer une vérité que

l’Homme préférait tenir scellée dans le marbre. Il faut désormais, ainsi que

nous en avertit le « Résumé parlementaire » qui, comme le chœur des tragédies

antiques, nous prépare à l’épreuve de ce dévoilement, il faut que les Animaux se

fassent entendre face aux Hommes leurs oppresseurs, « au moyen de la presse, la

puissance la plus formidable du jour » ; il appartient à eux seuls « de raconter les

douleurs de leur vie méconnue, et leur courage de tous les instants, et les joies

si rares d’une existence sur laquelle la main de l’Homme s’appesantit depuis

quatre mille ans ». Voici enfin le Livre où sera consignée la parole jusqu’alors

interdite, donc condamnée à l’oubli.

Ce n’est certes pas avec Grandville que commence la peinture du monde de

l’Homme raconté par des Animaux, mais la date à laquelle Grandville brosse cet

inimitable tableau donne tout son sens et sa profondeur à cette « grande histoire

de la Race Animale et de ses nobles destinées dans la vie privée et dans la vie

publique, dans l’esclavage et dans la liberté ».

Il confie à l’œil animal le soin de percer le secret de ce pandemonium que

l’Homme appelle par contresens l’ordre établi, de se moquer de l’utopie et de

ses contrefaçons, mais de montrer aussi que ce déchirement de l’existence

nourrit « ce rien indéfinissable qu’on appelle une idée », et d’où naît la passion

qui condamne l’injustice et l’inégalité. Grandville fait de ce regard un véritable

sixième sens, le sens même de son art, en soumettant la faune et la flore à

un jeu de transparences et de transformations, si bien que sous nos yeux le

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13G R A N D V I L L E , E N R E M O N T A N T L A G A L E R I E D E L ’ É V O L U T I O N

monde semble en perpétuelle attente d’une création nouvelle, et aussi d’une

alliance entre les deux mondes. Cet espoir n’a-t-il pas donné naissance à cette

publication, puisque l’accord entre les ambassadeurs envoyés par les Animaux

auprès du Peintre pour obtenir sa collaboration repose sur un compromis entre

les deux parties, à savoir que l’Homme et l’Animal partagent plus de choses

qu’il n’y paraît, et que les Animaux n’ont rien à perdre de la comparaison ?

Cette imagination critique, qui s’ouvre sur l’horizon d’un univers animal et

humain toujours en métamorphose et en osmose, vit alors dans l’art comme dans

la littérature et chaque trait de l’œuvre de Grandville porte la marque de ce

que nous pourrions appeler la passion de l’utopie. Cette passion est le ferment

de la subversion des formes et des sens, elle anime certes les scènes où les

Animaux et les Hommes se parlent et s’opposent de manière ambiguë, mais elle

traverse aussi le ciel de l’art comme un appel d’air, une véritable inspiration au

sens physiologique du terme.

Grandville respire cette passion à l’unisson avec les auteurs des textes, mais

il ajoute chaque fois au tableau cet éclair d’ironie qui perce à jour les vices et

les vertus de la société des bien-pensants et des bons vivants ; et s’il y parvient,

c’est à leur corps défendant, ce corps tant apprêté du nouveau souverain, dont il

distingue les malformations en dépit de tous les apprêts destinés à en escamoter

les disgrâces. Et le milieu animal est là pour nous rappeler ce qu’il en est des

apparences humaines.

Est-ce Grandville qui illustre le texte ou le texte qui commente Grandville ?

La « sorcellerie évocatoire » de ses vignettes vient de ce qu’elles sont, bien

plus que des illustrations, de véritables miroirs du monde intérieur — elles se

regardent et se lisent à la fois : colifichets et habits d’apparat ne sont là dans

leur transparence que pour mieux faire apparaître la vérité des animaux-

humains. S’impose alors une dimension nouvelle qui transforme l’œil lui-même,

la manière de regarder et de comprendre ce que l’on voit.

***

« Violette, qui est la Colombe la plus aimable et la plus raisonnable du monde,

portait l’autre jour une jolie épingle à sa collerette. Un Hibou philosophe et

Oiseau de lettres lui en fit compliment. “C’est, répondit Violette, un cadeau de

ma marraine la Pie voleuse. […] Au moyen de ce talisman, on a toujours son

bon sens ; on voit les choses comme elles sont, et non pas à travers les bésicles

de la mode.” Le Hibou s’approcha pour examiner le beau joyau, et comme

la Colombe vit bien que le cou blanc sur lequel il était posé empêchait le

philosophe de regarder avec toute l’attention qu’il fallait, elle détacha l’épingle

et la lui donna1. »

1. « Les souffrances d’un Scarabée », tome I.

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14 P R É F A C E

Le Hibou philosophe avait désormais toute latitude pour poser un œil détrompé

sur notre société et en percer non pas le secret, elle n’en a guère, mais le voile

chatoyant. Mais comment pénétrer dans tous les lieux et toutes les histoires

qui entendent échapper justement à l’indiscrétion du regard philosophique ?

Comment ? Et à cet instant se présente à lui le personnage unique pour ses

pérégrinations parisiennes, Restif de la Bretonne, qui sillonnait les rues et se

rendait dans les endroits les plus reculés, les plus difficiles à éclairer, pour y

dresser le portrait des personnages insolites et brosser la Comédie humaine des

Animaux. Étonnante rencontre. Mais le Hibou n’entend pas s’installer sur l’épaule

de l’infatigable marcheur, ni l’accompagner. Comme il lui faut déchiffrer le sens

d’une langue animale trop bien policée et dicter au narrateur la traduction, il se

posera en différents endroits pour une observation en profondeur.

Grandville est ce Hibou dont l’œil, comme celui de la presse, sonde la nuit

pour y découvrir le peuple des Animaux et ses mystères, et il saura mettre au

jour ce que lui révèle cette société. Ses sources d’inspiration nous ramènent à

l’histoire, à notre terre et à notre ciel, et ses personnages, qu’ils marchent ou

qu’ils échappent à la pesanteur, nous font voyager en leur compagnie sans que

l’on sache vraiment de quel côté nous sommes conduits, quelle face de l’inconnu,

noire ou blanche, nous devrons affronter.

Face noire — et nous voilà aussitôt dans les replis d’un mensonge qui se fait

appeler caractère. « Caractères travestis et travestissements de caractère2 » !

L’extraordinaire dédoublement, la coupure dont se sert Grandville pour affubler

ses personnages de l’habit qui fait le moine et le défait, ces « Déguisements

physiologiques3 » permettent de révéler la vérité au-delà des apparences que

l’on porte, avec distinction en sautoir, pour dissimuler la cruelle nudité sociale,

2. Grandville, Un autre monde, Fournier, 1844 ; Les Libraires associés, 1963 ; Éditions de l’Amateur, 2011.3. Ibid.

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15G R A N D V I L L E , E N R E M O N T A N T L A G A L E R I E D E L ’ É V O L U T I O N

ces jambes que l’on entraperçoit sous le tableau dans lequel s’encadre le

masque social. « Le masque sera désormais une vérité ! » dit l’ordonnance de

police qu’épingle Grandville. Mais c’est Grandville qui interroge la vérité que

les masques portent en eux, sans contestation possible.

Face blanche — et c’est dans les jardins de l’émerveillement, où fleurissent et

s’épanouissent les essences les plus rares, les plus secrètes, les plus ordinaires

en même temps, semées dans nos sommeils et dans nos rêves, que nous sommes

invités à entrer. L’émerveillement surgit à chacun de nos pas, sans qu’il soit

besoin de s’en remettre à un merveilleux de commande.

Infinie proximité du monde des fleurs, du monde des pierres, infinie parenté

du monde des animaux, nous dit Grandville, et il nous permet de charger notre

présent de tout son imaginaire, de le refaire vivre à nos côtés, de traverser avec

lui cette immense jungle où les espèces, qui passent le plus clair de leur temps

à se draper dans leur différence et leur supériorité naturelle, n’en finissent pas

pourtant d’afficher des ressemblances.

Les Animaux malades du Choléra

Dans cet univers, que guettent les clichés d’un réalisme trop évident pour être

vrai, la puissance imaginative de Grandville travaille à libérer la critique des

mœurs de la caricature politique conventionnelle. Les « Propos aigres d’un

Corbeau » nous livrent le secret de cette acrimonie du regard : « C’est que je ne

vois pas, ô roi de la création, le moindre terrain où tu retrouves ta supériorité.

[…] tu appelles cela, roi de la création, une organisation sociale ? Mais ton beau

corps, société humaine, est couvert de plaies horribles. »

Grandville suit du crayon ces plaies pour dessiner les contours changeants

d’une organisation sociale qui a su retarder le moment de la purulence et

calmer les douleurs trop insistantes sans trop insister sur leur origine. Il ne joue

ni avec la mesure des êtres ni avec leurs démesures. Il fait apparaître au grand

jour toutes les créatures aussi étranges que communes qu’il n’a eu de cesse qu’il

n’observe quand il parcourait le cercle d’un certain milieu culturel et social.

C’est que de ce « beau corps » naissent des monstres dont nul ne pressentait la

venue et qui pourtant ne nous sont jamais étrangers.

Et sur cette scène de cauchemar, qui sent-on approcher dans un mouvement

si bien rythmé par les extravagances désordonnées de cette symphonie

fantastique qu’il finit par nous hypnotiser ? Le Volvoce, pieuvre polymorphe,

mi-végétale, mi-animale, prédateur emblématique de l’apocalypse moderne.

Ses tentacules sont comme la couronne du capital flexible ; ils nous enlacent et

nous embrassent pour mieux nous étouffer, et sur chacun d’eux se lit le nom

d’une de ses proies.

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16 P R É F A C E

La Bête de l’Apocalypse qui, selon Marx, grave son signe sur tous les produits du

capital ne peut plus être à l’image de la Bête aux sept têtes et aux dix cornes, mais

de la pieuvre aux tentacules dont les mouvements imprévisibles déconcertent

tous les regards. Et qu’en est-il de ces tentacules d’aujourd’hui, quels noms

portent-ils, qui laisseraient étonnés ceux mêmes qui y reconnaîtraient le leur ?

Le monde des années 1830 défile sous nos yeux, mais le monde d’aujourd’hui

n’en est pas absent pour qui sait de quoi est faite l’aliénation moderne, cette

aliénation qui atteint son paroxysme dans l’occultation, voire la dénégation : elle

pense, et veut nous convaincre, que le Volvoce-Morbus a disparu de nos écrans

alors que son œil est incrusté dans l’écran lui-même et nous regarde fixement.

« Anna vit alors, avec un effroi qui lui glaça le sang dans les veines, deux

yeux d’or rouge qui s’avançaient portés par un nombre infini de cheveux. Vous

eussiez dit d’une double comète à mille queues. “Le Volvoce ! le Volvoce !” cria-t-

on. Le Volvoce, comme le choléra en 1833, passait en se nourrissant de monde.

Il y avait des équipages par les chemins, des mères emportant leurs enfants, des

familles allant et venant sans savoir où se réfugier4. » On croirait lire ce que décrit

Herzen de la récidive de l’épidémie, dans Passé et Méditations, au lendemain de

la révolution de 1848 : « Le choléra se déchaînait à Paris. L’atmosphère lourde,

la chaleur sans soleil me donnaient le spleen. Le spectacle d’une population

apeurée et malheureuse, les files de corbillards qui se donnaient la course

en approchant des cimetières, tout cela correspondait aux événements. Les

victimes de l’épidémie tombaient tout près de nous, à nos côtés. » 1830 trouve ici

son écho, sourde tristesse d’une atmosphère surchargée de douleurs muettes,

une fois éteinte la flamme de la révolution.

Le Choléra-Volvoce est emblématique de ce climat de désordre social, de

trouble et de confusion des esprits qui n’en fait ressortir qu’avec plus de férocité

la séparation des fortunes. C’est comme le frisson d’une nouvelle Grande

Peur qui traverse la capitale, avec le vent de mort que souffle le choléra. « Les

Moineaux de Paris furent naturellement effarouchés par la révolution de 1830 ;

mais les Hommes étaient si fort occupés de cette grande mystification, qu’ils

n’ont fait aucune attention à nous. D’ailleurs, les émeutes qui agitèrent le peuple

ailé de Paris eurent lieu lors du choléra5. »

Alors qu’avec le juste-milieu s’installe le règne d’une arrogante médiocrité

faite des injustices les plus féroces, resurgissent les figures de l’Apocalypse à

l’intérieur du monde moderne. La cour des miracles réinvestit l’espace et les

monstres sortis des misères de la condition humaine deviennent des Animaux

familiers, avec la présence insistante d’une maladie chronique, la faim, dont

Fourier disait qu’elle était « une épidémie parmi le peuple ».

4. « Les amours de deux Bêtes », tome II.5. « Voyage d’un Moineau de Paris », tome I.

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OR A I SON F U N È B R E

D ’ U N

VER À SOIE

e soleil, fatigué sans doute d’avoir brillé tout

un long jour, s’était couché tout à coup ; — les

Oiseaux venaient d’achever leur prière du soir,

— et la terre, tiède encore, se préparait dans le

silence au repos de la nuit.

Le Sphinx à tête de mort donna alors le signal

du départ, et le petit cortège se mit en marche,

suivant à pas lents le sentier qui conduisait aux

bruyères roses.

Des Faucheurs, dont l’emploi consistait à

débarrasser le chemin, précédaient le corps,

qui était entouré, d’un côté, par les Bêtes à bon Dieu, et, de l’autre, par les

Mantes religieuses, que suivaient les Porte-Queue. Venaient ensuite les Fourmis

communes, les Spectres, et enfin les Chenilles processionnaires.

Quand on fut à quelques pas du mûrier où étaient restés les frères et les sœurs

désolés du Ver à soie qui venait de mourir, la Pyrochre cardinale, jugeant qu’il

n’y avait plus de danger d’être entendu par eux, et de renouveler ou de troubler

leur douleur, l’hymne des morts fut, sur son ordre, entonné par le chœur des

Scarabées nasicornes, et chanté ensuite alternativement par les Grillons et par

les Bourdons.

De temps en temps les chants cessaient, et l’on entendait distinctement

des soupirs, et même des sanglots, qui témoignaient des regrets universels

qu’inspirait la perte de l’humble Insecte que l’on conduisait à sa dernière

demeure.

Arrivé au champ des bruyères, on aperçut, non loin de quelques tombeaux qui

s’étaient refermés depuis peu, ainsi que l’indiquait la terre fraîchement remuée

qui les couvrait, et parmi quelques fosses qui semblaient avoir été creusées en

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V I E P R I V É E E T P U B L I Q U E D E S A N I M A U X152

prévision peut-être des besoins futurs de quelques-uns même des assistants, une

petite fosse sur laquelle étaient penchés encore les Fossoyeurs ou Nécrophores.

Ce fut vers cette fosse que le convoi se dirigea. Les chants avaient cessé, les

sanglots aussi, et même les soupirs ; car, dans toutes les grandes douleurs, il y a

un moment de profond abattement qui les rend muettes.

Mais quand les Insectes qui portaient le corps l’eurent déposé dans la tombe,

et quand on put voir que rien ne le séparait plus de la terre avide et nue, les cris

et les sanglots éclatèrent de nouveau, et la douleur ne connut plus de bornes.

Alors s’approcha de la tombe encore ouverte un Insecte entièrement vêtu

de noir :

« Pourquoi pleurez-vous ? s’écria-t-il. Et jusques à quand ceux sur qui pèse

le fardeau de la vie pleureront-ils ceux que la mort a délivrés ? Mais pleurez,

ajouta-t-il, car celui qui est là n’a rien à craindre de votre douleur ; vos larmes

ne le ressusciteront point. Après la mort, qui donc voudrait reculer vers la vie ? »

Mais les sanglots se faisaient encore entendre, car personne n’était consolé.

« Frères, dit un autre orateur en s’avançant à son tour, c’est à leur naissance et

non à leur mort qu’il faut pleurer les Vers à soie. Notre frère est mort, réjouissez-

vous, car il n’a eu de la vie que les fleurs et les feuilles ; en quittant la terre, il a

quitté toutes les douleurs, et n’a perdu que les misères. Je vous dis la vérité ; vous

êtes de pauvres Vers comme moi, pourquoi vous flatterai-je ? Ce n’est pas nous

autres, malheureux, que la vue de la mort doit troubler. »

Mais ils pleuraient toujours.

Et un de ceux qui pleuraient, prenant la parole à son tour :

« Nous savons, dit-il, que tout ce qui commence a une fin, et qu’il faut donc

mourir ; nous savons ce qu’il faut de courage pour gagner sa vie feuille par

feuille, et sa feuille bouchée par bouchée ; nous savons ce qu’il faut de patience

et d’abnégation pour qu’une feuille de mûrier devienne une robe de soie ; nous

savons combien sont durs les travaux de la cabane et ceux de l’atelier, et qu’une

fois enfermés dans notre triste cellule nous pleurerions en vain les songes de

notre courte jeunesse avant que notre tâche soit achevée ; nous savons enfin qu’à

tout prendre, mourir, c’est cesser de filer, la mort n’étant que l’autre bout de ce

fil qui commence à la vie ; nous nous disons aussi que de quelque côté qu’on se

tourne on voit mourir, et que, quand on regarde en soi-même, on voit mourir

encore, et que notre frère qui est mort n’a donc cédé qu’au destin ; mais nous

aimions notre frère, et rien ne nous consolera de l’avoir perdu. »

Et tous dirent avec lui : « Nous aimions notre frère, et rien ne nous consolera

de l’avoir perdu. »

La Mante religieuse s’approcha alors.

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Ce qu’il faut de patience et d’abnégation

pour qu’une feuille de mûrier devienne une robe de soie.

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V I E P R I V É E E T P U B L I Q U E D E S A N I M A U X154

« J’ai pleuré comme vous notre frère qui est mort, dit-elle, et pourtant, toutes

les fois que je vois un Ver à soie sur le point de mourir, je ne puis empêcher mon

cœur de s’épanouir. Va dans l’autre monde, lui dis-je ; tu y seras mieux que dans

celui-ci, où l’on est mal. Là, s’ouvriront pour toi les portes qui s’ouvrent pour

les petits comme pour les grands ; là, tu retrouveras ceux que tu as perdus, et tu

les retrouveras au milieu des fleurs qui ne meurent pas et des mûriers toujours

verts, sur le bord des neuf fontaines qui ne tarissent jamais ; et quand tu les

auras retrouvés, tu leur diras de nous attendre, nous que la vie retient encore ;

car mourir, c’est renaître à une vie meilleure. »

Et quand le bon Insecte eut ainsi parlé, les pleurs cessèrent tout à coup.

« Et maintenant, ajouta-t-elle, allez et volez sans bruit ; notre frère n’a plus

besoin de vous. »

Et chacun ayant déposé sur la tombe une fleurette de bruyère rose, les uns

disparurent dans un pâle rayon de la lune qui venait de se lever, et les autres

regagnèrent à travers les herbes leurs petites demeures.

Et tous étaient consolés, car ils disaient avec la Mante religieuse et Shakspeare :

« Mourir, c’est renaître à une vie meilleure. »

P.-J. Stahl

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D E R N I È R E S P A R O L E S

D ’ U N

ÉPHÉMÈRE

C’était l’opinion des savants philosophes de notre race qui ont vécu et fleuri

longtemps avant le présent âge, que ce vaste monde ne pourrait pas subsister

plus de dix-huit heures ; et je pense que cette opinion n’était pas sans fondement,

puisque par le mouvement apparent du grand luminaire qui donne la vie à toute

la nature, et qui de mon temps a considérablement décliné vers l’océan qui

borne cette terre, il faut qu’il termine son cours à cette époque, s’éteigne dans

les eaux qui nous environnent, et livre le monde à des glaces et à des ténèbres

qui amèneront nécessairement une mort et une destruction universelles. J’ai

vécu sept heures dans ces dix-huit ; c’est un grand âge ; ce n’est pas moins de

quatre cent vingt minutes ; combien peu entre nous parviennent aussi loin !

J’ai vu des générations naître, fleurir et disparaître. Mes amis présents sont les

enfants et les petits-enfants des amis de ma jeunesse, qui, hélas ! ne sont plus,

et je dois bientôt les suivre ; car, pour le cours ordinaire de la nature, je ne puis

m’attendre, quoique en bonne santé, à vivre encore plus de sept à huit minutes.

Que me servent à présent tous mes travaux, toutes mes fatigues, pour faire sur

cette feuille une provision de miellée que pendant tout le reste de ma vie je

ne pourrai consommer ? Que me servent les débats politiques dans lesquels je

me suis engagé pour l’avantage de mes compatriotes, habitants de ce buisson ?

Que me servent mes recherches philosophiques consacrées au bien de notre

espèce en général ? En politique, que peuvent les lois sans les mœurs ? Le cours

des minutes rendra la génération présente des Éphémères aussi corrompue

que celle des buissons plus anciens, et par conséquent, aussi malheureuse. Et

en philosophie, que nos progrès sont lents ! Hélas ! l’art est long et la vie est

courte. Mes amis voudraient me consoler par l’idée d’un nom qu’ils disent que

je laisserai après moi. Ils disent que j’ai assez vécu pour ma gloire et pour la

nature ; mais que sert la renommée pour un Éphémère qui n’existe plus ? Et

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V I E P R I V É E E T P U B L I Q U E D E S A N I M A U X214

l’histoire, que deviendra-t-elle, lorsqu’à la dix-huitième heure le monde tout

entier sera arrivé à sa fin pour n’être plus qu’un amas de ruines ?

Pour moi, après tant de recherches actives, il ne me reste de bien réel que la

satisfaction d’avoir passé ma vie dans l’intention d’être utile, la conversation

aimable de quelques bonnes dames Éphémères, et l’espérance de vivre encore

quelques secondes dans leur souvenir, lorsque je ne serai plus.

Benjamin Franklin

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AU LECTEUR

Ami lecteur, nous voici arrivés sans encombre à la moitié de notre route.

Suivez-nous avec confiance dans la seconde partie de notre expédition : nous

ne marchons plus en voyageurs inexpérimentés et sans guide à travers des

pays inconnus, nous savons maintenant où nous prétendons vous mener ; nous

connaissons vos goûts, et nous pouvons vous promettre, sans crainte de vous

tromper et de nous tromper, de véritables monts et de véritables merveilles. La

plume de nos correspondants s’est aguerrie, leur nombre s’est augmenté ; nous

avons gagné en toutes choses, en quantité et même en qualité, et nous avons à

vous offrir presque des trésors !

Quant à Grandville, sans compter qu’il y a au bout de son crayon des portraits

et des scènes où vous aurez le plaisir de retrouver ceux de vos amis et de vos

voisins que vous n’avez point encore vus, et où, de leur côté, vos amis et vos

voisins auront la satisfaction de vous reconnaître vous-même, nous croyons

devoir vous confier qu’il a découvert une nouvelle manière de mettre du noir sur

du blanc et de vous être agréable, à vous, cher lecteur, et à vous, chère lectrice,

qui nous l’êtes tant, en faisant pour vous ce qu’il n’a encore fait pour personne.

— Vous verrez bien.

Bonsoir donc, ami lecteur ; rentrez chez vous, tenez pour ce soir votre cage

bien fermée, on ne sait pas ce qui peut arriver. Les nuits les plus paisibles

peuvent finir par un orage. Qui sait si nous n’allons pas dormir sur un volcan ?

Un sage l’a dit : Les révolutions ne dorment jamais que d’un œil. Quoi qu’il en

puisse être, dormez bien, faites de bons rêves, et à demain.

Le Singe, le Perroquet et le Coq,

Rédacteurs en chef.

Pour copie conforme,

P.- J. Stahl

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Achevé d ’ imprimer en Italie

sur les presses de Tipograf ia Moro Andrea – Tolmezzo (Udine)

en décembre 2011

Dépôt légal : décembre 2011

isbn : 978-2-9540211-0-2

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V I E P R I V É E E T P U B L I Q U E

D E S

animaux

TOM E I I

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E NCOR E U N E

RÉVOLUTION !à tous les animaux

Du Jardin des Plantes, le 26 novembre 1841.

En mettant sous presse

cette seconde partie de

notre histoire nationale,

nous pensions pouvoir nous

féliciter d’avoir posé les

bases sur lesquelles s’élèvera

un jour notre constitution,

quand des signes qui

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V I E P R I V É E E T P U B L I Q U E D E S A N I M A U X4

n’annoncent, hélas ! rien de bon, vinrent nous effrayer pour les destinées de

notre Société Animale.

Au moment où on s’y attendait le moins, des nuages noirs et épais s’étaient

montrés à l’horizon, et, se répandant à travers le ciel, avaient, en un instant, fait

du jour la nuit.

Nos savants astronomes, qui déjà sont venus à bout d’éclaircir ce point très-

obscur de la sidérologie, qui consistait à démontrer que les jours se suivent et

se ressemblent, saisirent avec empressement cette occasion de faire faire un

nouveau pas à la science, et, munis de leurs lunettes d’approche, ils grimpèrent

sur la pointe du paratonnerre dont ils ont fait leur observatoire.

Là, aidés de tout ce qu’une expérience consommée ajoute à beaucoup

de sagacité naturelle, ils étudièrent pendant plusieurs heures ces sombres

phénomènes ; mais il leur fut impossible d’y rien comprendre ; et telle est la

conscience de ces illustres savants, que, de peur de se tromper, ils ont mieux

aimé se taire, n’osant hasarder aucune conjecture. — Nous attendons.

Veuillent les Dieux que rien ne vienne justifier nos appréhensions !

Paris, le 27 novembre 1841.

Nous recevons de l’Observatoire l’avis suivant :

« Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur la nature du phénomène

qui nous a inquiétés. Si nos calculs ne nous trompent pas, et si nous sommes

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E N C O R E U N E R É V O L U T I O N ! 5

bien informés, ces nuages ne sont rien moins qu’un innombrable amas de

Moucherons et autres Insectes armés de toutes pièces. Cette prise d’armes serait

le résultat d’un vaste complot qui aurait pour but de renverser l’ordre de choses

établi dans notre première Assemblée. La conspiration se serait ourdie dans un

coin du Ciel. Pourtant, comme les Moucherons n’ont jamais passé pour avoir

des opinions politiques bien tranchées, nous espérons pouvoir démentir demain

la nouvelle que nous vous donnons aujourd’hui comme certaine. — En tous

cas : Caveant consules ! Ne vous endormez pas. »

Non, nous ne dormirons pas, et puisque nous avions trop préjugé de la sagesse

de nos frères, puisque l’anarchie veille, nous veillerons avec elle et contre elle.

Comme première mesure d’ordre, et pour satisfaire au vœu général, nous

publierons de jour en jour, d’heure en heure, s’il le faut, et sous ce titre : le

Moniteur des Animaux, un bulletin des événements qui se préparent, de façon

que chacun puisse se donner le petit plaisir d’en causer avec ses amis, et de les

commenter à sa manière.

Le Singe, le Perroquet et le Coq,

Rédacteurs en chef.

MON ITE U R DE S A N I M AU X

Nous l’avions prévu. Les nouvelles que nous avions reçues de l’Observatoire

sont aujourd’hui confirmées. Des désordres graves et qui ont le caractère

d’une véritable sédition ont éclaté cette nuit. Une petite poignée de factieux,

détachés au nombre de trois cent mille environ du corps d’armée principal, et

commandés par une certaine Guêpe connue pour l’exaltation de ses principes,

vient de s’abattre sur le faîte du labyrinthe. L’intention hautement avouée des

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V I E P R I V É E E T P U B L I Q U E D E S A N I M A U X6

factieux est d’exciter la Nation Animale à la révolte et d’obtenir, le glaive en

main, ce qu’il leur plaît d’appeler une réforme générale.

Quelques Mouches sensées ont vainement essayé de rappeler cette troupe

égarée à de meilleurs sentiments.

Leur voix a été méconnue. Quoi qu’il arrive, nous saurons tenir tête à l’orage,

et nous espérons, avec l’aide des Dieux, repousser ces odieuses tentatives. « Les

troubles, a dit Montesquieu, ont toujours affermi les empires. »

Le capitaine de nos gardes ailés, le seigneur Bourdon, n’a pu réussir à

disperser les factieux. Il a cru, avec raison, devoir reculer devant l’effusion de

sang, et s’est contenté de couper les vivres et la retraite aux insurgés qui, dans

quelques heures, auront à subir les horreurs de la faim. Cette humanité du

seigneur Bourdon mérite les plus grands éloges. Les révoltés, s’étant barricadés

sous le chapiteau du labyrinthe avec des feuilles mortes et des brins d’herbe

sèche, sont, dit-on, en mesure de soutenir un siège régulier. L’espace occupé par

eux est d’au moins dix-huit pouces en largeur sur dix de profondeur.

Les bruits les plus contradictoires se croisent et se succèdent. On a été jusqu’à

nous accuser, par une ridicule interprétation de notre précédente citation de

Montesquieu, d’avoir sous main fomenté la révolte. « Les tyrans, a dit un des

plus fougueux orateurs de la troupe, craignent toujours que leurs sujets soient

d’accord. » Que répondre à de pareilles absurdités ? Si les chefs d’une nation

n’avaient à craindre que l’accord de leurs sujets, ils pourraient dormir tranquilles.

On assure que les Moucherons révoltés cherchent à organiser l’agitation sur

tous les points. Un d’eux, le Clairon, musicien habile, a improvisé une marche

guerrière intitulée le Rappel des Moucherons.

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E N C O R E U N E R É V O L U T I O N ! 7

Nous entendons d’ici les accents de cette musique impie, dont les sons nous

arrivent à la fois de toutes les hauteurs de Paris, le Panthéon, le Val-de-Grâce, la

tour Saint-Jacques-la-Boucherie, la Salpêtrière, le Père-Lachaise, les colonnes

de la barrière du Trône et les buttes Montmartre, sur lesquelles des émissaires

ont été envoyés par les chefs du mouvement. Quelques prisonniers ont été faits,

mais il a été impossible de les faire parler. « Nous sommes blancs comme neige,

ont-ils dit ; nous ne savons pas pourquoi nous sommes arrêtés, mais c’est égal,

prenez nos têtes ! — Vos têtes, Messieurs, qu’en ferions-nous ? Que peut-on

faire de la tête d’un Moucheron ? »

Pourtant nous examinerons cette proposition.

Les prétentions des rebelles sont maintenant connues. L’intérêt général a

servi de prétexte à des ambitions personnelles et à des haines particulières.

C’est d’une révolution littéraire qu’il s’agit : on veut nous forcer à donner notre

démission !!! Si nous refusons, on nous menace d’une concurrence : — nous ne

la craignons pas. — Mandataires de tous, nous n’abandonnerons pas le poste

qui nous a été confié : on ne nous arrachera notre place et notre traitement

qu’avec la vie. Le bien public nous réclame, c’est à lui seul que nous nous devons.

Mais que nous reproche-t-on ? Avons-nous été injustes ou partiaux ? N’avons-

nous pas suivi notre programme et imprimé tout au long ce qu’on a bien voulu

nous envoyer, sans préférence, sans choix, aveuglément, comme doit le faire

tout bon rédacteur en chef ? N’avons-nous pas des papiers par-dessus la tête ?

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L E M A R I

D E L A

REINE

Le premier acte politique auquel je pris part en qualité d’Abeille

m’impressionna si vivement, que je suis forcée d’attribuer à son

influence l’étrangeté qui signala ma vie. Permettez-moi d’entrer

en matière sans un plus long préambule et de vous raconter

immédiatement ce petit incident.

Je sortais de l’enfance et je venais d’être nommée citoyenne de la ruche,

lorsqu’un matin je fus réveillée tout à coup par des bruits inaccoutumés. On

frappait à la cloison, on murmurait, on m’appelait par mon nom…

— Qu’est-ce qu’il y a, m’écriai-je, qu’est-ce qu’il y a ?

— Viens vite, mignonne, me répondit-on du dehors, on va exécuter monsieur,

et tu fais partie du peloton d’honneur.

Ces mots, que je comprenais à peine — j’étais si jeune encore ! —, m’effrayèrent

horriblement. Je savais bien que monsieur devait être exécuté, mais l’idée que je

pourrais jouer un rôle quelconque dans ce drame ne m’était jamais entrée dans

l’esprit.

— Me voilà ! m’écriai-je.

Je fis en toute hâte un bout de toilette et je me précipitai dehors, en proie à la

plus vive émotion. Je n’étais pas pâle, j’étais verte.

Monsieur était l’un des plus beaux Faux-Bourdons de la ruche, bien

certainement. Un peu gros, mais bien pris, la physionomie douce et une

grande distinction. Je l’avais vu bien souvent, accompagnant la Reine dans son

inspection quotidienne, l’agaçant par ses reparties, la soutenant de sa patte,

partageant avec elle le prestige de la souveraineté et offrant à tous le visage du

plus heureux des princes et du plus aimé des époux.

Le peuple l’aimait peu, mais le craignait beaucoup, il avait l’oreille de la

Reine ; la Reine publiquement l’avait baisé au front, et l’on savait de source

certaine, par l’une de ces demoiselles de la chambre, que monsieur allait devenir

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père. C’était une nouvelle importante, quoiqu’elle nous fût familière, et en un

instant, répétée de bouche en bouche, elle remplit chaque alvéole de joie.

Chacune de nous se voyait déjà transformée en nourrice ou en bonne d’enfants

et entourée de marmaille, donnant la becquée à ceux-ci, dorlotant ceux-là ; déjà

l’on préparait dans chaque chambrette un petit coin douillet pour y recevoir le

poupon, c’est ainsi que cela se passe chez nous ; et le soir, avant de s’endormir,

on s’indiquait certaines fleurs du voisinage dont le suc plus délicat fournirait

sûrement un miel plus savoureux à toute cette marmaille qui d’un jour à l’autre

allait faire son apparition.

Notre attente ne fut pas trompée : notre bien-aimée souveraine mit au monde

dix mille jumeaux, tous beaux comme le jour et si forts, si robustes, si pleins de

vie, qu’il eût été impossible de faire un choix.

Jamais de ma vie je n’ai vu une Reine plus fière de sa maternité. Le Prince-

époux était rayonnant ; aussi il ne se contenait pas d’aise, il embrassait

incessamment tous ses enfants les uns après les autres, ce qui lui demandait

beaucoup de temps à cause du nombre, puis courait savoir des nouvelles de la

Reine et revenait bien vite distribuer encore trois ou quatre mille baisers.

J’avais assisté à tout cela, j’avais vu monsieur dans toute sa gloire, et, tout à coup,

on me réveille, j’accours et j’aperçois mon Prince qu’on traîne au dernier supplice…

bien plus, je suis désignée moi-même pour exécuter la sentence ; horreur !

Monsieur fit preuve dans cette circonstance d’une lâcheté excusable, à coup

sûr, en un pareil moment. Songez que la nature l’ayant privé de toute arme

défensive et offensive, il était complètement à notre discrétion.

— Qu’ai-je fait, ô ma Reine ? s’écriait-il en se roulant aux pieds de la

souveraine ; encore une heure, accordez-moi une heure !… un quart d’heure…

cinq minutes… j’ai des révélations à faire, Princesse, j’ai des aveux…

— Dépêchons, mesdemoiselles, répliquait la Reine, en dissimulant mal la

contrainte qu’elle imposait à son cœur. Il faut que la force reste à la loi : exécutez

ce jeune homme désormais inutile ; allons, mesdemoiselles, vous m’entendez,

dépêchons !

La Reine rentra dans son cabinet de travail, encore tout plein des souvenirs

du Prince, et en un instant la malheureuse victime fut percée de mille coups.

Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas cette scène-là. Je fis semblant de faire

comme toutes ces demoiselles, mais mon aiguillon ne se rougit pas ce jour-là du

sang de l’innocent. Il me resta de tout cela une grande tristesse.

« Il y a chez les peuples les plus avancés des lois bien barbares, me disais-je

à part moi ; pauvres messieurs ! pauvres messieurs ! » Ces pauvres messieurs,

vulgairement appelés Faux-Bourdons, étaient dans notre ruche au nombre de

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Chacune de nous se voyait déjà transformée en nourrice

ou en bonne d’enfants et entourée de marmaille,

donnant la becquée à ceux-ci, dorlotant ceux-là.

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six cents environ, tous appelés à monter d’un jour à l’autre les marches du trône,

mais tous appelés aussi à payer cet excès d’honneur par une mort violente et

immédiate. Cette perspective donnait à la plupart d’entre eux une physionomie

triste qui contrastait singulièrement avec la gaieté générale. Au milieu de

l’animation universelle, parmi ces milliers de travailleuses, on les voyait passer

lentement, désœuvrés, abattus, effrayés de leur gloire prochaine ; au moindre

bruit ils se retournaient en tressaillant.

« Ne serait-ce pas la Reine qui nous appelle ? » semblaient-ils dire. Et bien vite

ils se perdaient dans la foule et s’échappaient hors de la ruche.

Il y a bien des ennuis dans ces positions élevées. Tous ces gros fainéants qui se

prélassent dans le velours de leur habit sont plus valets que les autres, vous le voyez

bien, et ne méritent pas d’être admirés si fort. Cette admiration est pourtant

une folie commune que je serais malvenue de blâmer trop amèrement, puisque

moi-même j’en fus victime. Oui, j’aimai un Faux-Bourdon, je l’aimai d’un

amour insensé. Il était beau, splendide ; au soleil, son corps était resplendissant,

et quand il entrait dans la corolle d’une fleur, je tremblais que le contact des

pétales ne souillât sa personne. J’étais folle ! Eh oui ! amour platonique s’il en

fut, la nature ne nous en permet pas d’autre, idéal, impossible, amour de poëte,

rêverie d’artiste ! J’aimais cette brute à cause de son enveloppe.

J’aurais voulu être l’une de ces Libellules aux ailes transparentes et azurées

qu’on voit à la tombée du jour voltiger au sommet des herbes, ou promener

parmi les fleurs leur beau corps allongé. Ma conscience me disait bien que tout

se paye en ce monde, et que ces demoiselles-là, pour avoir la tête grosse, n’en

sont pas plus industrieuses pour cela ; mais que voulez-vous, j’étais folle, j’étais

éprise, je blasphémais.

Je l’avais rencontré un jour, ivre de miel et dormant à poings fermés au beau

milieu d’un lis. Il était d’un beau noir velouté au milieu de toutes ces blancheurs.

Son visage, sous le pollen jaune dont il était barbouillé, avait conservé son noble

aspect. Il ronflait d’une façon régulière et majestueuse, si j’ose dire. Je m’arrêtai

éblouie.

« Voilà donc, murmurai-je, le futur mari de la Reine ! »

Je m’approchai, et, follement curieuse d’examiner de près un si gros

personnage, je lui soulevai légèrement la patte. Il tressaillit et murmura d’une

voix somnolente :

« Que désire Sa Majesté ? »

Puis, ayant regardé de mon côté, il s’aperçut de son erreur ; il ajouta en

souriant :

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Une de ces belles Guêpes à fine taille

qui s’en vont par le monde,

insouciantes, coquettes, méchantes, inutiles,

toujours armées et toujours en toilette.

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V I E P R I V É E E T P U B L I Q U E D E S A N I M A U X88

« Je ne te gêne pas, mon enfant ? Eh bien, continue ta besogne et laisse-moi

dormir en paix. »

Il y avait au fond de cette fleur une odeur pénétrante et délicieuse qui, sans

doute, me monta au cerveau, car je perdis immédiatement la conscience de

mes devoirs et je restai rêveuse en face de ce Faux-Bourdon. « Que sommes-

nous, pensai-je, nous autres misérables travailleuses, fabriquant le miel,

pétrissant la cire ou soignant les marmots, que sommes-nous en comparaison

de ces admirables désœuvrés qui s’endorment au fond des fleurs et rêvent

perpétuellement que la Reine leur sourit ? »

Alors, oh ! je l’avoue, j’eus honte de ma condition modeste et laborieuse.

« Comment pourrait-il, en effet, aimer une bonne d’enfant ? me disais-je. Si

j’étais au moins une de ces belles guêpes à fine taille qui s’en vont par le monde,

agaçant les passants, insouciantes, coquettes, méchantes, inutiles, toujours

armées et toujours en toilette, peut-être m’aimerait-il ! »

La crainte n’est-elle pas un commencement d’amour ?

La menace n’est-elle pas un moyen de séduction ?

Toutes ces pensées et mille autres plus folles encore bouillonnaient dans ma

tête, mais mon admiration pour lui n’en devint que plus violente, et je m’écriai

hors de moi :

— Ah, tenez, Prince, vous êtes véritablement bien beau !

— Je le sais, ma mignonne, je le sais ; ma position m’y oblige, mais laisse-moi

me rendormir.

Cette réponse me fit beaucoup de peine. Le malheureux n’avait pas compris

que je l’adorais. Et ce qui me séduisait en lui, j’ai peine à l’avouer, c’était le

prestige de son oisiveté princière, c’était cette livrée de Prince-époux, cette

obésité de fainéant, c’était la faiblesse de ce gros corps désarmé, c’était l’aplomb

insolent du favori. Je le méprisais au fond, mais je l’aimais follement. Je savais

qu’il avait l’habitude de venir presque chaque jour dormir dans le lis où je l’avais

trouvé ; j’y vins aussi. Je faisais mon ouvrage rapidement, j’habillais bien vite

les petits confiés à ma garde, je leur distribuais à la hâte leur tartine, et je me

rendais dans le calice parfumé. Là, je lui préparais une place, je balayais de mon

aile la poudre jaune qui aurait pu s’attacher à lui. S’il se trouvait au fond de la

corolle quelques gouttes de rosée, de mon aiguillon je perçais la cloison et l’eau

s’échappait lentement, de sorte que mon Faux-Bourdon chéri pouvait se reposer

tranquille, à sa place accoutumée, sans crainte des rhumatismes.

Il ne m’en était pas plus reconnaissant pour cela, car son indifférence et ses

exigences augmentaient en raison de mes soins et de mes tendresses. « Tu me

pousseras à bout », lui disais-je de temps en temps.

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L E M A R I D E L A R E I N E 89

Il souriait, s’étalait béatement et ajoutait : « Veille autour de cette fleur, de peur

que quelque insecte n’y pénètre et ne trouble mon repos. » J’étais indignée, et

cependant je veillais autour de la fleur. Un jour je le vis arriver ; il était fort pâle,

et cependant sa démarche avait je ne sais quoi de plus compassé qu’à l’ordinaire.

— Qu’avez-vous, Prince ? lui dis-je avec intérêt.

— Retire-toi, petite, j’ai besoin d’air, et le soleil ne sera pas fâché de me voir

aujourd’hui face à face.

Je me sentis trembler, je prévoyais quelque malheur.

— Demain, demain, s’écria-t-il en faisant des gestes qui dénotaient le trouble

de son âme, demain je serai… le mari de la Reine.

Un voile obscurcit mes yeux, une sourde rage s’empara de moi, je sentis que

je devenais folle de jalousie.

— D’ici à demain il peut se passer bien des choses, murmurai-je d’une voix

étranglée.

— Tais-toi ! oses-tu bien en ma présence prononcer de semblables paroles !

— Non, fis-je, non, tu ne monteras pas les marches du trône !

Je m’élançai sur lui et, profitant d’un moment où il détournait la tête, je lui

plongeai mon aiguillon dans le cœur.

À peine eut-il rendu le dernier soupir que je fondis en larmes, j’étais au

désespoir.

Je rentrai dans la ruche. Tout y était en désordre, le peuple tout entier semblait

en proie à la plus vive agitation ; on se poussait, on se heurtait…

— Que se passe-t-il donc ? dis-je à la première Abeille que je rencontrai.

— Il se passe, il se passe que l’un de ces messieurs a disparu.

— Et comment le sait-on ?

J’étais tremblante.

— À l’appel de ce soir, il n’y avait que cinq cent quatre-vingt-dix-neuf

Faux-Bourdons présents. La Reine a eu une attaque de nerfs, on se perd en

conjectures.

— Ah ! c’est une horrible aventure !

Et je me perdis dans la foule.

La Reine fut inconsolable, moi aussi, pendant deux jours environ, et ce fut

tout. C’était du reste un bien sot animal que ce Faux-Bourdon. Ne me parlez

pas des fainéants bien habillés.

Gustave Z.

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© éditions des Grands Champs

Achevé d ’ imprimer en Italie

sur les presses de Tipograf ia Moro Andrea – Tolmezzo (Udine)

en décembre 2011

Dépôt légal : décembre 2011

isbn : 978-2-9540211-0-2