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2-D/ Le vertige de la fête ou l’abolition du temps ordinaire : excès, démesure et transgression NB : nous n’abordons pas ici les fêtes familiales ni même les fêtes commémoratives qui relèvent d’un autre aspect. John Bignell, « Battersea fun fair », 1957 « C’était au moment de la fête annuelle à Fillols, un petit village à quelques kilomètres de Vernet. Chaque année s’y déroule une fête authentique qui restitue les coutumes ancestrales de la région, une fête qui ressemble à ces vrais moments d’humanité où le paraître n’existe plus et l’ivresse du moment est telle que l’on retrouve le centre même de sa propre vie. Cette sensation est ultime parce que le vertige de la fête s’amplifie, vous pourriez presque matérialiser toutes les cellules de votre corps, qui vous rappelle le prix magnifique de votre vie et soudain… le bal se termine. Vous vous retrouvez chez vous, seul dans votre lit, heureux, le ventre noué de

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2-D/ Le vertige de la fête ou l’abolition du temps ordinaire : excès, démesure et transgression

NB : nous n’abordons pas ici les fêtes familiales ni même les fêtes commémoratives qui relèvent d’un autre aspect. 

John Bignell, « Battersea fun fair », 1957–

« C’était au moment de la fête annuelle à Fillols, un petit village à quelques kilomètres de Vernet. Chaque année s’y déroule une fête authentique qui restitue les coutumes ancestrales de la région, une fête qui ressemble à ces vrais moments d’humanité où le paraître n’existe plus et l’ivresse du moment est telle que l’on retrouve le centre même de sa propre vie. Cette sensation est ultime parce que le vertige de la fête s’amplifie, vous pourriez presque matérialiser toutes les cellules de votre corps, qui vous rappelle le prix magnifique de votre vie et soudain… le bal se termine. Vous vous retrouvez chez vous, seul dans votre lit, heureux, le ventre noué de bonheur ! Vous touchez le cœur de la vie, la raison même de votre existence. »

Cali, Rage, Entretiens avec Didier Varrod, Paris, Plon 2009

« M. Wagner […] nous informe […] que la fête « n’est point élément de construction, mais ferment de destruction ». La fête, c’est l’incendie ; la fête, c’est le bûcher ; la fête, c’est cette orgie dont parle Georges Bataille : « La fête n’est pas signe de bonne santé, mais expression d’un malaise et c’est cette fête rupture, cette fête violence, cette fête malaise, cette fête incendie ou bûcher, fête qui est à la fois fête de la Mort et fête de l’Éros destinée à réactiver inlassablement les réalités honteuses ».

Michel Voyelle, « Sociologie et Idéologie des fêtes » In : Jean Ehrard, Paul Viallaneix (dir.), Les Fêtes de la révolution − Colloque de Clermont-Ferrand  (juin 1974). Paris, Société des études robespierristes, 

Le rôle de l’imaginaire dans la vie quotidienne souligne comment l’expérience vécue, le labyrinthe des relations affectives, le mouvement tumultueux des passions se concrétisent dans une scénographie collective, à la fois banale et tragique, dans laquelle la mythologie (les héros, les martyrs, les victimes sacrificielles, les idoles du sport ou de la chanson, les faits divers extraordinaires ou les superstitions domestiques) habite les formes sociales. […] D’après Maffesoli, c’est en brisant cette linéarité du temps que le mythe et les diverses modulations du fantastique introduisent dans le vécu collectif une dynamique fondée sur l’imaginal:»¹.

Ces remarques nous paraissent parfaitement s’appliquer au phénomène de la fête :

En se détachant du temps de la quotidienneté qui nous confronte aux exigences rationalistes de la société réelle et des contraintes sociales, la fête est par essence extra-ordinaire : elle ouvre à la dimension transcendante de l’âme humaine.

Comme élan vital fondé sur la nécessité de sortir d’une condition de l’être enchaîné à son existence, elle possède une fonction éthique essentielle qui trouve son origine dans la dimension fabulatrice et libératrice de l’imagination.

Chaos nécessaire et souvent subversif qui vient rompre la monotonie de la vie quotidienne, elle permet, par son pouvoir enchanteur, de s’émouvoir, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire d’être soulevé, de s’élever, de naître.

Ainsi, l’essence même de la fête, c’est la transgression.

–La fête comme transgression temporelle

Par opposition au temps entendu comme continuum, comme écoulement, comme continuité historique, la fête est une pensée de l’instant ; elle introduit une tension, un désir, une durée chaotique qui relève de l’excessif, du désordre. « Du fait qu’[elle] agrandit et amplifie les

événements, [elle] bouleverse les repères habituels du temps et forge un imaginaire original et puissant qui est comme un réenchantement, une idéalisation du réel » Elle engage ainsi notre rapport au temps puisqu’elle est l’expression d’un temps qui se défait, et qui n’est plus directement ordonné à la pensée de la continuité historique. De fait, toute la question de la fête n’est pas celle de la linéarité mais de l’intensité.

Même sans contact physique, nous nous sentons portés par un joyeux désordre, une communion participative comme le suggère bien l’affiche très Belle Époque de Jules Chéret : la foule, la cohue, le bruit, la démesure, les cris : on dépense, on s’amuse, on brûle… Les gens laissent éclater leur joie, libèrent leur énergie vitale, se payent le luxe d’être quelque part un peu dissidents… Cette dimension collective de l’effervescence festive a souvent été mise en évidence depuis les travaux célèbres d’Émile Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912). Il en ressort que la fête est une transgression de l’isolement : en permettant aux individus de s’éprouver collectivement comme groupe, elle est une source d’émulation dont a besoin le corps social pour exister.

Un renversement du temps…

« Pendant le déroulement de la fête, le temps se renverse et se renouvelle, meurt et revit, la fête est un temps de métamorphose du temps. »

Jean-Jacques Wunenburger, La Fête, le jeu et le sacré,Éditions universitaires, 1977, page 75

Elle construit ainsi l’affirmation d’un discours identitaire collectif bousculant la temporalité ordinaire et amenant à rechercher en permanence de l’inédit, de l’extraordinaire. La fête est en effet une interruption du cours normal de la vie, un oubli des règles ordinaires. 

Comme le relève très justement Louis Molet, elle « transcende le quotidien, ouvre les participants aux changements et rend le groupe capable d’actions collectives inattendues. L’état de groupe n’est que coalescence, mais tel un creuset ardent, il diminue considérablement ou abolit temporairement les sentiments individuels et rend possible de nouvelles structurations et de nouvelles configurations sociales »². 

Par opposition au temps ordinaire qui est fait de précision et d’organisation, temps insaisissable qui ne peut être identifié (le temps comme continuité historique), la fête s’inscrit dans le présent de l’énonciation. Elle « transcende l’ordre de la société »³ et instaure ainsi une rupture de continuité. Son temps est le temps du changement : temps fragmentaire, qui se défait et qui n’est plus ordonné à la pensée de la continuité historique. « Dans l’étonnement, nous sommes en arrêt »: ainsi, nous mettons momentanément fin au continuum qui constitue notre quotidien, et nous

retrouvons des sensations aléatoires et des variables d’affects relevant de l’imprédictibilité, de la surprise, du risque et du hasard.

Comme le dit très bien Jean Cazeneuve, « Faire la fête, c’est, d’une manière ou d’une autre, n’être plus tout à fait soi-même, laisser la spontanéité jaillir en levant les habituelles barrières que la convenance impose. Au masque social que l’individu porte quotidiennement sans s’en rendre compte se substitue celui d’un personnage mythique, grotesque si possible. Tout ce qui peut contribuer à affaiblir le contrôle de soi-même est fortement recommandé. Les beuveries sont souvent un élément important de la célébration. Les bruits, les chants, les effets de foule, l’agitation, la danse, tout contribue, en même temps que l’étrangeté des décors et des costumes, à créer l’indispensable dépaysement »⁴.

Pinocchio des studios Disney (1940), d’après le conte de Carlo Collodi, Les Aventures de Pinocchio (1881).

Loin de tous les repères ordonnant la temporalité ordinaire, la fête introduit dans la durée, de l’instantané, de l’excessif : elle se situe presque dans le temps du conte, le « Il était une fois ».  Loin d’être hors du temps, nous sommes au contraire plongés dans le temps : mais un temps qui se contracte aux dimensions de l’instant et de la jouissance immédiate de sensations. La fête ressortit ainsi selon une expression célèbre de Roger Caillois au « sacré de transgression » : « Elle manifesterait la sacralité des normes de la vie sociale courante par leur violation rituelle. Elle serait nécessairement désordre, renversement des interdits et des barrières

sociales, fusion dans une immense fraternité par opposition à la vie sociale commune qui classe et qui sépare »⁵._

Satisfaire ses passions : la fête, moment d’excès

La fête apparaît à cet égard comme « la marque d’un irrépressible vouloir-vivre. Le mystère dionysiaque, évoquant la dépense orgiastique et le jeu, le mélange instinctuel et la volupté, les extases désobéissant à l’impératif du rendement et à l’ordre sexuel né des « désirs coupables » de l’économie, est le ciment sociétal de cette architecture baroque de la vie ordinaire »⁶.

Fête et transgression

« La fête détruit ou abolit, pour tout le temps qu’elle dure, les représentations, les codes, les règles par lesquels les sociétés se défendent contre l’agression naturelle. Elle contemple avec stupeur et joie l’accouplement du dieu et de l’homme, du « ça » et du « surmoi » dans une exaltation où tous les signes admis sont falsifiés, bouleversés, détruits. Elle est au sens propre le carnaval. »

Jean Duvignaud, Fêtes et civilisationsActes Sud, 1991.

. Par rapport au temps ordinaire, la fête est donc une épiphanie de l’extraordinaire, un égarement, un étourdissement s’accompagnant souvent d’une recherche hallucinatoire de sensations qui relèvent de l’interdit.

Freud mentionne à ce titre un aspect essentiel en comparant la fête à « un excès autorisé, ou plutôt prescrit, la violation solennelle d’un interdit. Ce n’est pas parce que les hommes sont d’humeur joyeuse du fait d’une quelconque prescription qu’ils commettent ces excès, mais c’est parce que l’excès est inhérent à l’essence de la fête ; l’atmosphère de fête est engendrée par le libre accès à ce qui est ordinairement interdit »⁷.

Manipulé par les bruits et la musique, façonné d’avance selon des lois et des règles largement ritualisées, le participant s’esclaffe, s’encanaille et se laisse aller au désordre, à cette « part maudite » de la fête, pour reprendre le titre d’un essai fameux de Georges Bataille (1949) : pire, « il sombre dans l’alcool, le sexe, la dope, rescapé de l’apesanteur cherchant le poids de son être dans les dissipations ultra-terrestres, l’ivresse, les secousses de la chair, les dérives de l’imaginaire, l’errance… la vie en un mot, avec sa fraction irréductible de chaos »⁸.

Une rupture avec le quotidien…

« La fête rompt avec le quotidien sans nécessairement l’inverser ni tourner au désordre ou à la dérision, sauf carnavals et fêtes des fous, qui agissent comme régénérateurs du corps social par le rire, le burlesque, la turbulence dionysiaque ».

Claude Rivière, Dictionnaire de SociologieArticle « Fête », Le Robert/Seuil

Ainsi que nous le comprenons, la fête est une « transgression autorisée » qui nous permet de « perdre la tête », de « faire les fous » : on joue à se faire peur, à mourir « pour de faux », on exulte à perdre sa vie « juste pour rire », sa bonne réputation, son amour propre, son honneur : on « fait ripaille », la boue et la terre côtoient les lumières et le ciel dans la sueur, la consommation ostentatoire et l’étourdissement, parfois aussi dans la violence, la frénésie orgiaque, l’exaltation incontrôlée : on a le droit de salir et de se salir, de gaspiller, de dilapider, de jouer à la guerre et de détruire.

Comme le dit encore Georges Marbeck, « l’orgie, l’orgiaque, cette exaltation de tous les sens, n’est-ce pas l’émergence de ce pouvoir absolu de résistance qui est en chacun de nous, résistance à l’arbitraire des conditions, des rôles, des injonctions, des choix programmés, des égos en prêt-à-porter, des identités gonflables qui définissent notre assujettissement aux contingences du temps et du monde. Résistance du potentiel de l’être au circonstanciel du sujet. Résistance de l’infini du vivant au fini de l’existence […] »⁹.

Quand la jouissance de la vie se conjugue avec l’expérience de la mort et celle de la « résurrection » :

Projet X de Nima Nourizadeh (2012), ou l’organisation d’une fête mémorable par un trio de jeunes gens…

Dangereuse et salvatrice à la fois, la fête tisse des liens indissolubles entre l’Éros et la mort, le jeu et l’érotisme : en témoigne l’attrait croissant pour l’extraordinaire à partir du XIXe siècle. Le début du roman de Raymond Queneau Pierrot mon ami (1942), qui se passe dans une fête foraine de Paris, l’Uni-Park, est à ce titre très caractéristique : Prouillot, le patron du « Palace de la Rigolade », promet à la foule un spectacle particulièrement osé, fait d’exhibitionnisme, de voyeurisme, de  sensationnel et de révélation inédite de « détails » extraordinaires :

– Alors, Mesdemoiselles, cria Paradis, vous ne vous offrez pas un tour de rigolade ?– Approchez, Mesdemoiselles, hurla Petit-Pouce, approchez.Elles firent un crochet et repassèrent devant le Palace, au plus près.– Alors, Mesdemoiselles, hurla Petit-Pouce, ça ne vous dit rien notre cabane ? Ah ! C’est qu’on se marre là-dedans.– Oh ! Je connais, dit l’une.– Et puis, il n’y a pas un chat, dit l’autre.– Justement, s’écria Paradis, on attend plus que les vôtres.– Vous ne vous êtes pas fait mal ? demandèrent-elles, parce que pour trouver ça tout seul, faut faire un effort, c’est des fois dangereux.– Ah ! bien, elles t’arrangent, dit Petit-Pouce.Ils se mirent à rire, tous les cinq, tous autant qu’ils étaient. En voyant et en entendant ça, des passants commencèrent à s’intéresser au Palace de la Rigolade. Mme. Tortose, sentant venir la récolte, posa son tricot et prépara les billets. Avec les deux petites comme appât, les philosophes allaient s’amener, c’était sur, et les miteux s’enverraient tous les trinqueballements pour pouvoir s’asseoir et regarder ensuite les autres. Une queue se forma, composée de grouillots, de commis et de potaches prêts à lâcher vingt ronds pour voir de la cuisse.[…]Tout ronflait maintenant et beuglait dans l’Uni-Park, et la foule, mâle et femelle, se distribuait en tentacules épais vers chacune des attractions offertes […]. En face du Palace de la Rigolade planaient des avions liés à une haute tour par des fils d’acier, et devant le Palace même, grande était l’animation. […] Ceux qui voulaient subir les brimades mécaniques payaient vingt sous, tandis que les philosophes en déboursaient le triple, impatients qu’ils sont de se sentir prêts à voir. […]. déjà vibraient les rires, déjà les impatiences.Les premiers clients des deux sexes apparurent au sommet d’un escalier roulant, éblouis par un phare, ahuris d’être ainsi livrés sans précautions, les hommes à la malignité du public, les femmes à sa salacité.

Raymond Queneau, Pierrot mon ami, 1942 © Gallimard

la fête comme perte de soi et mise en scène de soiComme nous le voyons très bien, il y a tout un déterminisme de transgression qui transparaît nettement dans la scène décrite, très significative d’une esthétique de la rupture sociale, de l’écart du « droit chemin », de la discontinuité  morale : la fête relève d’une phénoménologie de la chair qui trahit la vie dans ce qu’elle a d’instinctuel, c’est-à-dire en déviation du rationnel : elle apparaît comme une forme désorganisatrice, le commencement du chaos. C’est bien ici l’émotionnel qui domine, comme pour échapper à l’ennui et au sentiment tragique de l’existence.

Par ses effets de trompe-l’œil, la fête, c’est fondamentalement l’imaginaire, la fantaisie, le spectaculaire en représentation. Elle propose à l’individu ordinaire sa transposition fictive et fantasmée dans un autre temps et un autre espace qui placent les participants en dehors de leur cadre référentiel habituel pour les plonger dans un espace et un temps extraordinaires où la réalité se dérobe sans cesse. Comme mise en scène de soi, la fête permet ainsi à l’individu d’être lui-même son propre spectacle :

l’extraordinaire c’est avant tout l’émotion contre la raison, comme pour échapper au « labyrinthe imposé aux patients » : le risque de se perdre. Par ses mirages, ses confusions, la fête c’est aussi le simulacre, la décadence de la conscience, le désarroi et le dérisoire de la condition humaine : derrière la façade du « Palace de la Rigolade » réside le mal de vivre, véritable mal carcéral qui rend les participants prisonniers du manège.

Mais si la fête en tant qu’expérience-limite, aliène en quelque sorte l’identité du sujet, les passions qu’elle met en jeu sont paradoxalement apaisantes. Comme mise à zéro des identités sociales individuelles, la fête débouche sur des excès et un défoulement collectif enracinés dans l’univers mythique des origines. La fête, c’est la transgression par  « démesure » des limites de la condition humaine. Elle ressemble ainsi à un défoulement collectif contre le temps et la finitude.

Elle a cette fonction cathartique qui nous permet d’exorciser nos fantasmes, nos pulsions. En tant qu’euphorie communautaire, purgation jubilatoire, défoulement libérateur, la fête a un effet cathartique de libération et d’apaisement : le désordre maintient l’ordre des choses. Il y a donc bien une fonction cathartique, sur le plan collectif, de ces ritualisations de la violence que sont les fêtes. Penser l’écart permet ainsi de mieux appréhender la norme ; faire sortir l’excès pour faire ressortir la raison.

L’exemple de la fête techno : « une démesure nécessaire »

« Dans l’extase des raves »Rappelons cette banalité de base, qui n’en est pas moins lourde de conséquences, l’individu rationnel et maître de lui est le fondement de toute la culture moderne et de ses diverses théorisations. Or, ainsi que le montre la multiplication des affoulements* postmodernes, c’est bien un tel sujet « plein », sûr de lui, qui tend à s’estomper. En effet, dans le « creux » que représentent tous ces rassemblements, ce qui prévaut est la communion, l’engloutissement, la néantisation du sujet. C’est cela la leçon essentielle que nous donnent les divers phénomènes techno: déraciner l’ego.

En ces moments paroxystiques, seul existe le désir du « groupe en fusion ». Faire, penser, sentir comme l’autre. Sans vouloir jouer du paradoxe, on peut rapprocher cette pulsion vers l’autre des diverses extases qui ont marqué toutes les religions. Pour celles-ci, il faut créer le vide total et se nicher dans ce vide pour accéder, au-delà du petit soi individuel, à une entité plus globale : celle de la communauté, celle de l’union cosmique au tout naturel.

Michel Maffesoli, Libération, 23 août 2001

* Affoulement : agrégation d’individus dans une foule immense à l’occasion de cérémonies festives ou commémoratives très médiatisées (NDLR).

Une démesure sage est nécessaire…Entretien avec Michel Maffesoli

Autant la figure emblématique de la modernité − du XIXe siècle − était celle de la figure prométhéenne : un homme, productif, reproductif, rationnel, etc. […]. Autant pour la postmodernité, c’est la revanche de Dionysos, le retour par un processus éthique de Dionysos, qui devient la figure emblématique. Qu’est-ce que ce détour nous permet de comprendre ? Le fait que ce soit porté à son paroxysme  par des pratiques juvéniles ne signifie pas moins qu’il y a contamination à l’ensemble des diverses générations […]. La contamination des valeurs modernes s’est faite à partir du bourgeois rationnel ; la contamination des valeurs contemporaines postmodernes va se faire à partir de l’adolescent, le semper adulescent.Ma deuxième remarque est qu’il y a dans ces pratiques juvéniles quelque chose d’hystérisant et je tiens à rappeler qu’étymologiquement l’hystérie, c’est le ventre, l’utérus, c’est quelque chose qui rejoue bien cette figure de l’androgyne qui est proche d’une féminisation du monde et plus

généralement comme expression d’une entièreté de l’être […]. La musique techno, c’est exactement cela : quelque chose qui fait que l’individu, en tant que tel, n’a plus sa raison d’être, mais où la personne prend sens dans un espace global.

Les manifestations techno sont des lieux de démesure, d’excès. Toute société a-t-elle besoin de désordre ?

Je le pense fondamentalement. […] Nombreux sont les auteurs qui ont montré qu’il ne peut y avoir d’ordre sans désordre.Pour ma part, depuis longtemps, une bonne partie de ce que j’écris repose sur cette idée, ce que j’appelle l’homéopathisation du mal, ou le fait qu’il est possible de donner expression à l’excès, de manière que cet excès ne prenne pas d’effet pervers et aboutisse à son contraire. La techno est à cet égard un bon exemple : il y a là une expression − qui n’est pas nouvelle, qui n’est pas originale − de cette structure anthropologique que l’excès, le désordre sont nécessaires. On rencontre de nombreux exemples : celui de Dionysos […] qui montre que la cité de Thèbes meurt d’ennui car tout y est bien géré, et que l’introduction de Dieu est une manière rituelle d’intégrer du désordre et de réanimer la cité. Carl Jung montre bien, dans son ouvrage sur le « fripon divin », cette nécessité du fripon […]. On peut appliquer cette analyse aux grands rassemblements techno où on trouve les mêmes formes d’excès de divers ordres […]. Pour Durkheim, « c’est dans ces excès-là que la communauté conforte le sentiment qu’elle a d’elle-même […]. C’est dans l’anomie […], dans ce qui est hors la loi, dans cette effervescence qu’il y a quelque chose qui permet à la communauté de se conforter ».

Entretien avec Michel MaffesoliPropos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils

in : Béatrice Mabilon-Bonfils (dir.), La Fête techno – Tout seul et tous ensemble,Paris, Autrement, « Mutations », 2004. Page 62 et suivantes.

le carnaval comme pensée divergente« Avec sa licence débridée, son élection d’un « roi pour rire », son déchaînement dionysiaque, le Carnaval libère les participants de la vérité et de l’ordre établis » .

Carnaval et renversement des valeurs…

« Le carnaval −figure centrale du renversement− est […] le lieu privilégié du retournement temporaire afin que chacun soit magiquement convaincu de la juste place qu’il occupe dans la société : le roi devient mendiant, le

fou devient sage, la femme devient homme et réciproquement, le vieillard, coiffé d’un bonnet de jeunes enfants, promené dans une poussette, suce une tétine, la religieuse est une prostituée, cette dernière devient une sainte  ».

Jean-Pierre MartinonArticle « Fête », Encyclopaedia universalis

Fondé sur la parodie, la folie, la bizarrerie, le décalage incongru, il devient source d’enseignement, ainsi que l’avait bien montré en 1970 le célèbre critique russe Mikhaïl Bakhtine* pour qui « la Fête est […] un élément fondamental de la réalité humaine, qu’il serait faux de vouloir réduire à sa fonction biologique ou sociale de répit nécessaire après le travail. La Fête ne prend tout son sens que par l’introduction d’un contenu philosophique, et met en cause la finalité même de l’existence. […] 

* Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance, Paris Gallimard 1970 pour la traduction française. 

Pour Bakhtine, la dimension contestataire du carnaval est essentielle : en redonnant à la fête sa dimension transgressive, en bouleversant les normes et en renversant l’ordre des choses, il « dénonce, en s’en riant, toutes les formes de pouvoir que comporte la vie sociale » Il possède ainsi une force idéologique essentielle qui sert à régénérer périodiquement la société. Si l’on y joue à se faire peur à travers une violence essentiellement symbolique et donc canalisée, il trahit en contrepoint du rire une profonde négativité qui montre « qu’en profondeur s’articulent des phénomènes plus complexes et plus ambigus, qui produisent au final un spectacle qui tient plus […] de l’affrontement que de la communion » 10.

Comme nous le voyons, en se rapportant à une symbolique liée à l’histoire de l’esclavage, le carnaval est ici bien plus qu’une simple fête du désordre ou une revanche symbolique des minorités : il assume fondamentalement une fonction politique divergente dénonçant les ravages de la pensée unique et mettant directement en cause les légitimations traditionnelles du colonialisme.

C’est ici le système national lui-même érigé en idéologie, c’est-à-dire sa légitimation des relations de domination et d’inégalité nécessaires au fonctionnement de l’État, qui est dénoncé. Relevant d’une logique hors-norme, la fête consiste à faire émerger une conscience identitaire périphérique qui ne peut être qu’hétérodoxe par rapport à l’idéologie dominante et à la culture bien-pensante.

Ainsi, tout ce qui est socialement et moralement réprouvé devient règle et norme par le biais de mécanismes tels que le renversement des hiérarchies et des valeurs imposées par le système en place. En offrant ainsi à un groupe donné la possibilité d’avoir accès à son histoire et à son identité, la fête permet de produire un discours extra-ordinaire, c’est-à-dire au sens propre : hors de l’ordre du discours dominant.

CONCLUSION

Surprise, jubilation, joie, effroi, terreur… De par le trouble émotionnel qu’elle fait naître et qui modifie notre perception du monde, la fête met à mal toute une tradition rationaliste : à travers son caractère libératoire qui réinvestit les figures du désordre comme l’événement imprévu, l’accident, la violence ou la guerre, elle est donc en rupture avec l’ordinaire, le banal, le quotidien.

En outre, bien au-delà de sa fonction récréative et ludique, la fête influence en profondeur la société : elle apparaît même à travers l’exemple du carnaval, comme la mise en question d’un ordre institutionnel et social ; mise en question qui marque de son empreinte la contestation du conformisme moral et politique. Elle introduit ainsi une rupture avec les normes culturelles dominantes.

 

NOTES

1.  Patrick Legros, Frédéric Monneyron, Jean-Bruno Renard, Patrick Tacussel, Sociologie de l’imaginaire, Paris, Armand Colin « Coll. U » 2006, page 77.  Imaginal : pour Henry Corbin* qui a créé le terme, la notion d’imaginal dépasse la simple imagination. Il s’agit d’une imagination créatrice ouvrant sur la dimension transcendante de l’âme humaine. Fortement influencé par la tradition philosophique et la mystique musulmanes, Corbin montre que l’imagination créatrice, en constituant la faculté centrale de l’âme « nous donne accès à une région et réalité de l’être qui sans elle nous reste fermée et interdite » : c’est ce qu’il appelle le monde de l’imaginal.* Henry Corbin, Corps spirituel et Terre céleste : de l’Iran mazdéen à l’Iran shî‘ite, Paris, Buchet/Chastel, 1979 

2. Louis Molet, « L’année sacrale, la fête et les rythmes du temps », Histoire des mœurs, Paris, Gallimard coll. « La Pléiade », tome 1, 1990. 

3. Jean-Jacques Wunenburger, La Fête, le jeu et le sacré, Éditions universitaires, 1977, page 11 

4. Jean Cazeneuve, La Vie dans la société moderne, Paris Gallimard 1982 

5. Jean-Pierre Martinon, article « Fête », Encyclopaedia Universalis, page 725

6.  Patrick Legros, Frédéric Monneyron, Jean-Bruno Renard, Patrick Tacussel, Sociologie de l’imaginaire, op. cit. page 78. 

7. Sigmund Freud, Totem et tabou. Traduit de l’Allemand par Dominique Tassel. Présentation et notes par  Clotilde Leguil. Paris, Éditions Points, 2010. Pour visionner l’extrait dans Googles-livres,

8. Georges Marbeck, L’Orgie − Le plein pouvoir des sens, Paris Éditions HDiffusion, 2014, page 11. 

9. Ibid. 

10. Rémi Astruc, « La face sombre du carnaval guyanais », in : Biringanine Ndagano (dir.), Penser le carnaval : variations, discours et représentations,  Paris, Éditions Karthala 2010, pages 160-161.  

 

  Autoexercice 1→ À partir de votre propre expérience, vous chercherez à étayer ces propos du support de cours : « En se détachant du temps de la quotidienneté qui nous confronte aux exigences rationalistes de la société réelle et des contraintes sociales, la fête est par essence extra-ordinaire »._

Autoexercice 2La fête est souvent perçue comme une évasion du quotidien permettant de prendre des libertés, parfois excessives, pour trouver l’enchantement, le merveilleux.→ Dans quelle mesure s’évader du quotidien vous paraît-il répondre à une nécessité ?→ Que signifie vraiment pour vous « faire la fête » ?

_ Autoexercice 3→ On reproche parfois aux sociétés occidentales contemporaines dominées par le consumérisme à outrance d’avoir « banalisé la fête » jusqu’au point d’en nier l’essence et la raison d’être… Qu’en pensez-vous ?–