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Retour aux origines Une vie soumise à la nécessité En 1967, deux mois après avoir brillamment passé son Capes de lettres, Annie Ernaux perd son père, propriétaire d’un petit café-épicerie dans les quartiers pauvres d’Yvetot. A partir de ces deux événements, l’écrivaine va publier un texte majeur sur la mémoire familiale et sociale. Ce sera La Place récompensée en 1984 par le Prix Renaudot. ’Je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, cette distance venue à l’adolescence entre lui et moi. Une distance de classe mais particulière qui n’a pas de nom. Comme l’amour séparé’’. Tout a commencé quand les parents d’Annie, modestes commerçants ont désiré pour leur fille un autre destin que le leur, une vie plus facile et plus intéressante. Excellente élève, l’enfant assimile sans effort, en plus des leçons, les usages, les croyances et les codes promus par l’Ecole privée catholique qu’elle fréquente (même s’ils se révèlent souvent incompatibles avec les pratiques familiales populaires). Adhésion au monde de la culture légitime par le biais des livres aseptisés, achetés à la librairie catholique de la ville ; fréquentation de la bourgeoisie locale à travers ses camarades de classe habitant le centre ville ; fascination pour un milieu très différent du sien, policé, raffiné, ordonné ; toutes ces expériences nouvelles détournent peu à peu l’adolescente de ses parents et plus particulièrement de son père dont l’univers se signale à ses yeux par sa vulgarité, sa médiocrité, son inculture et son mauvais goût. ’Mon père est entré dans la catégorie des gens simples ou modestes ou braves gens. Il n’osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus de mes études. Je pensais qu’il ne pouvait plus rien pour moi.

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Une vie soumise à la nécessitéEn 1967, deux mois après avoir brillamment passé son Capes de lettres, Annie Ernaux perd son père, propriétaire d’un petit café-épicerie dans les quartiers pauvres d’Yvetot. A partir de ces deux événements, l’écrivaine va publier un texte majeur sur la mémoire familiale et sociale. Ce sera La Place récompensée en 1984 par le Prix Renaudot.‘’Je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, cette distance venue à l’adolescence entre lui et moi. Une distance de classe mais particulière qui n’a pas de nom. Comme l’amour séparé’’.

Tout a commencé quand les parents d’Annie, modestes commerçants ont désiré pour leur fille un autre destin que le leur, une vie plus facile et plus intéressante. Excellente élève, l’enfant assimile sans effort, en plus des leçons, les usages, les croyances et les codes promus par l’Ecole privée catholique qu’elle fréquente (même s’ils se révèlent souvent incompatibles avec les pratiques familiales populaires).

Adhésion au monde de la culture légitime par le biais des livres aseptisés, achetés à la librairie catholique de la ville ; fréquentation de la bourgeoisie locale à travers ses camarades de classe habitant le centre ville ; fascination pour un milieu très différent du sien, policé, raffiné,

ordonné ; toutes ces expériences nouvelles détournent peu à peu l’adolescente de ses parents et plus particulièrement de son père dont l’univers se signale à ses yeux par sa vulgarité, sa médiocrité, son inculture et son mauvais goût.

‘’Mon père est entré dans la catégorie des gens simples ou modestes ou braves gens. Il n’osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus de mes études.Je pensais qu’il ne pouvait plus rien pour moi.Même les idées de son milieu me paraissaient ridicules, par exemple « La police, il en faut » ou « On n’est pas un homme tant qu’on n’a pas fait son service »

Entre les deux, la faille s’agrandit encore plus, quand la jeune femme entreprend des études universitaires, fait un beau mariage et devient professeur de lettres agrégée. Elle ne voit plus ses parents que de loin en loin, dans une distance polie presque indifférente. L’identification aux normes de son milieu d’accueil (intellectuel et bourgeois) l’a détournée de son milieu d’origine tout entier inscrit dans le monde matériel. Seule, la mort brutale de son père met fin à ce rejet d’une partie d’elle-même ; encore qu’elle ressente toujours le même sentiment de honte vis à vis de sa famille et la peur de lui ressembler.

Après trois autofictions publiées entre 1974 et 1981 (Les armoires vides - Ce qu’ils disent ou rien - La femme gelée), Annie Ernaux se sent enfin prête à écrire sur ce père et le pourquoi de cette honte.

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Enfance et adolescence à Yvetot.

Mais comment dessiner le portrait de cet homme simple sans faire de la littérature sentimentale ?Après quelques essais, elle décide d’abandonner le registre fictionnel employé jusque là et d’adopter un style nouveau qu’elle nomme écriture plate ou langue des choses : une écriture minimaliste, attachée au concret, recherchant le mot juste plutôt que la belle expression, l’exactitude des faits plutôt que la trouvaille stylistique. Paradoxalement, c’est une écriture très élaborée, où rien n’est laissé au hasard, où tout est mesuré à l’aune de la rigueur et de la précision ; presque documentaire. Elle l’émaille enfin de réflexions sur le travail en cours, sur les décisions qu’elle adopte pour respecter l’objectif fixé : écrire littérairement dans la langue de tous.

Prenant modèle sur les textes ethnologiques, l’auteur s’oblige à mettre de la distance entre elle et son sujet, désignant par exemple son père par ‘’il ‘’ ou par ses initiales : façon d’éviter les chausse-trappes du populisme (en faire un héros) comme du misérabilisme (le voir en victime). La vie de son père, c’est avant tout la vie d’un anonyme qui n’a pas laissé de traces dans l’Histoire et dont elle ne

peut reconstruire l’histoire individuelle qu’à partir de ce qu’elle sait sur l’univers des petits commerçants dans la première moitié du XXe.Le ‘ ‘je’’ (de la narratrice) comme le ‘’il’’ (du père) se chargent alors d’une valeur collective. Représentant tout un groupe social, ils deviennent ‘’on’’ ou nous’’, si bien qu’insensiblement, on glisse du portrait d’un individu à la reconstitution d’un milieu.Malgré ce parti-pris de neutralité, cet homme simple acquiert page après page, une épaisseur émouvante entre douleur bonheurs, petits plaisirs et angoisse de l’avenir.

‘’Il était gai. Il blaguait avec les clientes qui aimaient rire. Grivoiseries à mots couverts.’’

‘’Au poste, il prenait les émissions des chansonniers, les jeux. Toujours prêt à m’emmener au cirque, au feu d’artifice. A la foire on montait dans le train fantôme, on entrait voir la femme la plus grosse du monde et le Lilliputien’’

‘’. A cinq heures il se faisait sa collation, des œufs, des radis des pommes cuites et se contentait le soir d’un potage. La mayonnaise, les sauces compliquées les gâteaux le dégoûtaient.’’

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‘‘Tout le monde à un moment disait ‘’sûrement pas’’ à tout bout de champ, il ne comprenait pasqu’on dise deux mots se contredisant ; Il refusait à employer un vocabulaire qui n’était pas le sien ‘’

Un homme fier de son savoir manuel, de sa force de travail, de son honnêteté de sa sociabilité mais complexé par ce qu’il ressent comme des insuffisances personnelles : son manque de culture, sa difficulté à s’exprimer devant les personnes ‘‘haut-placées’’ (ayant bien compris que le langage est le premier marqueur social)

‘’Chez le notaire, il a dû écrire le premier ‘lu et approuvé’’, il ne savait pas comment orthographier, il a choisi ‘’ à prouver’’. Gêne, obsession de cette faute sur la route du retour. L’ombre de l’indignité’’

Férue d’histoire, de sociologie et de linguistique, lectrice éclairée de Pierre Bourdieu, Annie Ernaux a un tout autre décryptage de ce sentiment de honte qu’elle connaît bien pour l’avoir aussi éprouvé et qui n’est en fait que le jugement condescendant qu’une élite – celle dont elle fait désormais partie – porte sur un milieu et une culture qu’elle considère comme inférieurs.

Entre le monde marchand auquel cet homme appartenait et celui de la culture bourgeoise que sa fille rêvait d’acquérir, ce père a joué le rôle de

passeur. Adorant s’amuser avec sa fille, lui faisant la lecture quand elle était malade, l’accompagnant tous les jours à l’école, l’emmenant à la bibliothèque, lui préparant ses repas ; occultant ses propres désirs, ses ambitions (par exemple un beau café en centre ville) afin de ne pas gêner sa réussite scolaire par manque d’argent, et ce, en dépit d’un sentiment d’injustice et de souffrance grandissant :

‘’je lui faisais des remarques sur sa façon de manger ou de parler. J’étais sûre qu’il était légitime de vouloir le faire changer de manière. Il aurait peut-être préféré avoir une autre fille’’

Phrase terrible mais nécessaire, obligeant l’auteur à réviser ses certitudes ; à comprendre que ce n’est pas sa réussite scolaire puis sociale qui constitue la trahison dont elle se sent coupable puisqu’elle n’a fait que réaliser les vœux de ses parents mais le reniement de ses origines.

Avec ce livre de mémoire où rien n’est imaginé, Annie Ernaux restitue sa juste place à cet homme modeste et lui offre sa légitimation face à ceux qui l’ont humilié. Elle a réussi à le faire vivre dans sa réalité propre sans la transformer, sans l’embellir, réhabilité avec ses mots, ses préoccupations, ses savoirs et entré par la grande porte dans le monde de la Littérature : en effet le livre sera édité par la prestigieuse maison Gallimard.

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Mais un livre d’Annie Ernaux n’est jamais fini. La Place aura quelques années plus tard une suite La honte, où l’auteur corrigera quelque peu le portrait de son père en dévoilant aussi sa part d’ombre.

Mère et fille : entre reconnaissance et détestation

‘’L’écriture me vient d’elle qui n’a jamais écrit’’

Le livre suivant Une femme, publié en 1987, forme un diptyque avec La place. Comme elle l’avait fait pour son père, Annie Ernaux s’y livre à une reconstitution de la vie de sa mère qui vient de mourir à l’Hôpital de Pontoise.

Avec ce titre générique, fidèle à sa démarche d’associer l’intime au social, l’auteur marque sa volonté de retrouver non sa mère mais la personne qu’elle fut, vivant dans un certain milieu (ouvriers devenus commerçants, propriétaires de leur fonds), dans un certain lieu (Yvetot en

Haute-Normandie) et à une certaine époque (l’après-guerre).

Ce sera donc la biographie d’une femme qu’elle veut ‘’ ’situer dans son histoire et sa condition sociale. Cette façon d'écrire, qui me semble aller dans le sens de la vérité, m'aide à sortir de la solitude et de l'obscurité du souvenir individuel, par la découverte d'une signification plus générale.’’

Reprenant la construction de La place, Une femme s’ouvre sur les préparatifs funéraires, la mise en bière, le cimetière, le repas d’obsèques : comme si le deuil ne pouvait se dire dans un premier temps qu’au travers d’actions matérielles, de gestes ancestraux permettant de mettre le chagrin à distance, d’épuiser le trop-plein d’émotions, de retrouver la vie à travers la mort.

Puis commence le long travail de mémoire, de reconstitution d’un temps passé qu’incarnait ses parents et qui est menacé d’effacement avec leur disparition ; la plongée dans les souvenirs à l’aide de photos récupérées, de paroles entendues, d’attitudes retrouvées.Les premières images qui concernent cette femme sont celles d’une enfance campagnarde pauvre, dans une famille nombreuse, marquée par un goût très vif pour la religion moins pour l’école quittée à l’âge de douze ans. Suit le travail à l’usine (une promotion par rapport à celles qui sont restées paysannes ou qui sont devenues bonnes dans une maison bourgeoise) et le mariage avec un homme plus âgé,

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travailleur, sérieux qui a mis de côté pour monter son futur ménage.Contrairement au père, homme doux et timide, la mère d’Annie Ernaux est une forte personnalité ‘’ pas victime pour un sou’’ dure à la peine ; orgueilleuse, lucide sur sa position sociale mais refusant d’être déjugée : ‘’On les vaut bien, à propos des gens riches’’ ; coléreuse, violente sauf avec les clients envers qui elle multiplie les amabilités.Ambitieuse, c’est elle qui a poussé son mari à acheter le commerce qu’elle dirige en maîtresse-femme tandis qui lui se consacre, entre deux consommateurs, à la cuisine, à la vaisselle et emmène la petite à l’école. Cette répartition des tâches au sein du couple, dans les années 50 ne manque pas de piquant !

‘’Mon père disait d’elle avec admiration : tu n’auras pas le dernier mot avec elle’’

A.Ernaux et sa mère devant le café-épicerie familial

La plus grande richesse pour elle, simple commerçante, après la religion, c’est la culture et ce qui la représente le mieux : les livres ‘’ seuls objets qu'elle manipulait avec précaution. Elle se lavait les mains avant de les toucher. Elle a poursuivi son désir d’apprendre à travers moi’’

Trois ans après la mort de son mari, elle vend la petite boutique et s’installe chez sa fille et son gendre à Annecy. La cohabitation s’avère au début difficile. A l’angoisse de la fille ‘’Maintenant je vais vivre toujours devant elle ‘’ répond la colère de la mère qui se sent de trop dans ce milieu qui n’est pas le sien ‘’J’ai mis longtemps à comprendre que ma mère ressentait dans ma propre maison le malaise qui avait été le mien adolescente dans les milieux mieux que nous (comme s’il n’était donné qu’aux inférieurs de souffrir de différences que les autres estiment sans importance)’’

Durant la dernière partie de sa vie, cette femme toujours combative est atteinte de la maladie d’Alzheimer. L’auteur note les étapes de la maladie dans Je ne suis pas sorie de ma nuit , journal tenu entre décembre 1983 et avril 1985, entre l’admission de sa mère dans la maison de retraite et sa mort.Cru, violent le texte nous introduit dans le service de gériatie, sorte d’enfer à la Jérôme Bosch, peuplé de regards éteints, de sourires suppliants, de gestes maniaques mille fois répétés, d’odeurs fétides… Des vieilles cadavériques servent de toile de fond à la tragédie des deux femmes ; la mère qui ne reconnaît plus sa fille ; la fille qui s’identifie à la mère, voyant à travers sa cruelle déchéance son devenir annoncé, sa propre vieillesse et sa mort. Paradoxalement, la maladie crée entre les deux femmes une osmose douloureuse, un rapprochement charnel comme si le temps de l’enfance reprenait vie. Tout se mélange dans les

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repères, les rôles ; c’est à la fille maintenant de faire manger, laver, langer sa mère…

Une semaine après la mort de sa mère, Annie Ernaux apprend le décès de Simone de Beauvoir en qui elle voyait une autre mère, sa mère spirituelle. La mort de ces deux femmes si différentes et en même temps proches dans leur révolte et leur générosité incite l’auteur à commencer le livre qui témoignera de l’admiration qu’elle avait pour cette mère flamboyante, atypique ; pour son esprit résolu, sa force de volonté incarnés dans un espace et une époque idéologiquement contraints.

‘Comment, à vivre auprès d’elle, ne serais-je pas persuadée qu’il est glorieux d’être une femme, même, que les femmes sont supérieures aux hommes ? Elle est la force et la tempête, mais aussi la beauté, la curiosité des choses, figure de proue qui m’ouvre l’avenir et m’affirme qu’il ne faut jamais avoir peur de rien ni de personne ‘’

A Yvetot, le commerce des parents d’Annie Ernaux ici à la fenêtre entre deux cousines

L’autre fille ou ‘’Je n’ai pas de moi’’

‘’Quand tout a été dit sans qu’il soit possible de tourner la page, écrire à l’autre devient la seule issue. La collection ‘’Les Affranchis’’ fait donc cette demande à ses auteurs : écrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite’’

Cette proposition éditoriale sous forme de contrainte donne à Annie Ernaux la possibilité de ramener à la lumière un événement traumatisant, vécu dans son enfance et qu’elle n’avait fait qu’effleurer dans ses précédents livres La place ou Je ne suis pas sortie de ma nuit. Ce sera L’autre fille, premier texte publié dans cette collection en 2011.

Fille unique, Annie Ernaux a eu une enfance heureuse entre sa mère et son père qui l’adoraient et voulaient le mieux pour elle. C’est à l’âge de dix ans qu’elle fut chassée du paradis familial en surprenant une conversation entre sa mère et une cliente devant l’épicerie.

‘’Elle raconte qu’ils ont eu une autre fille que moi et qu’elle est morte de la diphtérie à six ans, avant la guerre, à Lillebonne. Elle décrit les peaux dans la gorge, l’étouffement. Elle dit : ‘elle est morte comme une petite sainte’Elle rapporte les paroles que tu lui as dites avant de mourir : ‘je vais aller voir la Sainte Vierge et le bon Jésus’ […] elle dit de moi elle ne sait rien, on n’a pas voulu l’attrister. A la fin, elle dit de toi elle était plus gentille que celle-là. ‘Celle-là, c’est moi.’’

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A la lumière de cette révélation, la fillette conçoit brutalement qu’elle n’est qu’une figure de remplacement, une doublure : ses parents ayant toujours dit qu’ils n’auraient qu’un seul enfant pour mieux s’en occuper.Elle doit donc la vie à la mort de sa sœur, fait d’autant plus affolant qu’on ne lui en a jamais parlé. Ce mutisme (qui ne sera jamais rompu) suscite chez l’enfant un grand nombre de questions ; Pourquoi avoir gardé silence sur cette sœur ? Et si on lui a masqué une affaire d’une telle importance, que lui a-t-on caché encore : sur la place qu’elle occupe réellement, elle qui avait vécu dans l’illusion d’avoir le premier rôle, sur l’amour maternel certifié jusque-là par des soins constants et inquiets mais qui recouvraient une autre vérité.Puisque sa mère n’a pas sauvé de la mort sa première fille, ne fera t--elle pas de même avec la seconde par négligence ou plus ? Certains parents se débarrassent bien de leur progéniture comme le montre ce dessin de Reiser que l’auteur commente longuement.Etrangement la petite fille ne pose pas de questions. Elle fait sien le silence de ses parents. Tant d’ambiguïté se retrouve aussi dans le titre : qui est l’autre fille celle qui est morte le jeudi saint ou celle qui a renié son milieu d’origine ?

Le pont des enfants perdus, dessin de Reiser

Sur cet épisode de mort et de silence, se greffe un autre récit, répétant presqu’à l’identique le premier. Annie, cinq ans, attrape le tétanos, elle n’est pas vaccinée, elle va ou doit mourir comme l’autre qui elle aussi n’était pas vaccinée alors que c’était obligatoire. L’enfant survit miraculeusement (l’eau de Lourdes administrée par sa mère !).

Pourquoi avoir été sauvée au prix de la petite sainte ? ‘’Pour écrire répond Annie Ernaux à vingt ans. Quarante ans plus tard, c’est la même explication ’Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive ’’

Mais comment écrire sur une morte, à une morte dont on ne sait presque rien et dont on ne saura jamais rien de plus puisque les seuls qui l’aient connue ne sont plus en mesure de renseigner celle qui est restée vivante. La narratrice commence par rechercher les traces matérielles prouvant l’existence, la réalité de cette sœur fantôme ; la ville de Lillebonne où elle a vu le jour, dans la maison et le lit où quelques années plus tard elle-même viendra au monde.

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Lillebonne où les deux sœurs virent le jour Le livret de famille et la tombe où sont inscrits son nom et son prénom ; les photos ; les objets qu’Annie Ernaux croyait enfant, posséder en propre mais qui ont appartenu à l’une puis à l’autre : le lit de bois rose, le cartable, le petit bureau…

Tout cela ne suffit pas à ressuciter celle qui est à jamais ’hors langage des sentiments et des émotions. Tu es l’anti-langage. Je ne peux pas faire un récit de toi’

Reste le chagrin résumé dans cette phrase déchirante : ‘’Les parents d’un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant’’

Reste aussi ce livre qui redonne textuellement existence à celle qu’on avait effacée par excès de chagrin et de résignation. Dans les années d’avant-guerre, les familles modestes voyaient souvent mourir de maladie un ou plusieurs enfants en bas-âge. Il faudra attendre encore un certain nombre d’années pour que la mort des enfants soit ressentis comme inacceptable et scandaleuse.

L’œuvre littéraire d’Annie Ernaux si particulière dans sa répétivité et sa constante réécriture, se cantonnant au registre autobiographique tout en réfutant en même temps le ‘je’

individuel, résonne de façon bien différente avec ce secret dévoilé. A la suite de ce traumatisme, l’écrivaine souffrira longtemps de doutes sur sa place dans la société, sur son identité allant jusqu’à dire ‘’je n’ai pas de moi’’, sur sa capacité à être vraiment aimée et même sur la réalité de son existence :‘’Enfant, je croyais toujours être le double d’un autre être vivant dans un autre endroit. Que je ne vivais pas non plus pour de vrai, que cette vie était ‘’l’écriture, la fiction d’une autre.’’.

Tu vas me faire gagner malheur’’En normand gagner malheur signifie devenir fou et malheureux pour toujours à la suite d’un effroi’’

La gare d’Yvetot proche du café-épicerie Avec La honte, Annie Ernaux continue l’analyse sociale de son milieu familial amorcée dans La place, Une femme, et qu’elle complètera avec L’autre fille

Pendant longtemps, l’auteur a expliqué le sentiment de honte qu’elle traînait depuis l’enfance, par l’inconciliabilité qui existait entre son monde d’origine et celui auquel elle aspirait. Cette interprétation va être corrigée et complétée dans ce nouveau récit, publié en 1997.

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En juin 1952, un dimanche après midi, son père, une serpe à la main, traîne sa femme dans la cave vers un billot. Tiré de son délire par les cris de sa fille, il ne commet heureusement pas l’irréparable. En narrant cette tentative de meurtre, Annie Ernaux avoue un épisode de sa vie qu’elle s’était interdit de raconter par égard pour ses parents, qui avaient conclu qu’ il était plus simple d’oublier cette scène. Puisqu’il n’était rien arrivé, il ne s’était donc rien passé ; ne pas épiloguer dessus, l’effacerait d’autant plus vite de la mémoire familiale. Comme dans l’Autre fille, le silence est une nouvelle fois à l’œuvre.

A partir de cet instant la jeune adolescente vit dans un état écrasant de sidération, de confusion, provoqué par la peur que cet évènement ne se reproduise, par la honte de ce geste inconcevable et l’humiliation d’être la fille de tels parents et à coup sûr de leur ressembler. Le prix à payer sera la fin de l’enfance remplacée par un ‘’temps où je ne cesserai plus d’avoir honte ’’

Comme elle ne peut parler de cette souffrance – ni à sa parentèle, ni à l’école ni plus tard à ses amants – un tel accident ne pouvant survenir que dans une famille infréquentable -, Annie Ernaux va transformer cette honte première, indicible, intransmissible, en honte sociale relativement banale et partageable. Quelque quarante ans après, elle veut comprendre les causes et les engrenages d’un tel dérapage auquel ‘’j’ai constamment comparé pour évaluer leur degré de douleur la

plupart des événements de ma vie, sans lui trouver d’équivalent’’

La psychanalyse et ses conclusions sans surprise – mère dominatrice face à un père soumis – donne de la genèse de cette scène une explication qui lui semble un peu courte. Pareillement, la mémoire qu’elle a de cet épisode fondamental dans la construction de sa personnalité, n’est pas fiable car son être d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui d’hier.’la femme que je suis en 95 est incapable de se replacer dans la fille de 52 qui ne connaissait que sa petite ville, sa famille et son Ecole privée, n’avait à sa disposition qu’un lexique réduit. Il n’y a pas de vraie mémoire de soi’’

Cette phrase est une des clefs pour comprendre cette œuvre et sa construction pareille à un labyrinthe. Contrairement aux confessions classiques qui mettent au premier plan l’homogénéité et la singularité de l’individu, Annie Ernaux est convaincue que l’écriture autobiographique ne dévoile pas un moi unifié mais au contraire un moi fragmenté, discontinu. Pour elle, l’identité n’est qu’une suite d’identités se succédant dans le temps. Comment dans ces conditions, retrouver la trace de la personne qu’elle a été au moment des faits ?

Selon sa méthode habituelle, l’écrivaine va se faire enquêtrice, replacer la scène dans son contexte temporel, reconstituer de façon impersonnelle l’univers de la fillette qu’elle était.

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Comme pour La place, elle refuse la forme narrative linéaire et préfère celle de l’investigation qui, à partir de photos, de coupures de presse, de cartes postales, d’objets consevés (dont un missel) redonne vie au monde de son enfance. S’appuyant sur toutes ces archives et sur une logique d’inventaire, elle entreprend de reconstruire l’univers spatial de ses douze ans, du plus lointain – le Pays de Caux et le centre ville de Yvetot (‘’Par chez nous’’) au plus proche – le quartier excentré où elle habite et sa maison (‘’Chez nous’’)

Centre d'Yvetot en ruines en 1945

Ainsi délimité, l’espace renvoie à une organisation sociale hiérarchisée, à un langage et à un mode de vie qui sont différents selon le côté où l’on habite.Le monde de Chez nous où l’on patoise encore, est avant tout un monde matériel, axé sur les choses, sur le travail et sur la peur : peur de manquer, de perdre son boulot, de tomber malade ; peur de se faire remarquer par une mauvaise conduite pouvant mener au pire (pour les filles être enceinte avant le mariage, pour les hommes boire, aller en prison). Il en découle un certain nombre de règles à respecter si l’on veut être accepté par la communauté : ne pas

faire parler de soi ou se mêler des affaires des autres ; être poli avec tous ; respecter les traditions, ne pas afficher ses idées surtout si l’on est commerçant ; ne pas se croire supérieur ou original ; vivre comme tout le monde, laver son linge sale en famille, et savoir autant tenir sa place que rester à sa place.

La classe de seconde : Annie Ernaux est la troisième à partir de la droite

L’autre univers d’Annie, l’école privée catholique (Par chez nous) est pareillement une force organisatrice, transmettant les valeurs religieuses, seules détentrices de la Vérité et de la Connaissance et définissant les comportements autorisés ou interdits. La narratrice s’est adaptée sans problèmes scolairement. Jusqu’au drame, elle ne sent pas de contradictions entre le monde de la maison et celui de l’école, passant de l’un à l’autre sans trop de mal, même si elle sait fort bien qu’elle ne fait pas partie de celui ‘’où l’on va au musée, à des expositions où les parents ne se disputent jamais’’ ; même si elle ne peut jamais recaser oralement toutes les mots abstraits, les nouvelles expressions appris dans les livres et qui lui plaisent tant. Dans le monde de

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‘’chez nous’’ le langage sert à nommer les choses, les gens, les actions ; pas à faire joli. Ce décalage entre littérature et vie réelle l’emmènera plus tard à chercher une autre façon d’écrire qui n’a pas peur d’être mauvais genre, de dire ce que les gens disent et comme ils le disent.

Ce n’est que quand la tentative de meurtre se produit qu’elle prend conscience que ces (ses !) deux mondes ne sont pas compatibles et que l’un méprise l’autre à défaut de l’ignorer. N’ayant ni les connaissances ni l’expérience nécessaires pour analyser la situation, l’enfant donne raison à l’école et à la classe dominante qui condamnent sa famille indigne. La honte est maintenant partout dans tous les faits et tous les gestes. L’auteur rapporte quelque quarante ans après cette anecdote brûlante comme un fer rouge. « Ma mère est apparue dans la lumière de la porte, hirsute, muette de sommeil, dans une chemise de nuit froissée et tachée (on s’essuyait avec après avoir uriné (…) Je me suis engouffrée dans l’épicerie pour faire cesser la scène. Je venais de voir pour la première fois ma mère avec le regard de l’école privée. C’est notre vraie nature et notre façon de vivre qui étaient révélées’’

Dans un autre livre, Retour à YvetotElle confie que l’eau de javel synonyme pour elle de propreté représente aux yeux de ses camarades de classe l’odeur de la femme de ménage, le signe d’appartenance à un milieu inférieur

‘’Jeanne D., une élève que je fréquente pas – ses parents sont des gens chic, les seuls opticiens de la ville – s'écrie, à la cantonade : « Ça pue l'eau de Javel ! » Et : « Qui est-ce qui sent l'eau de Javel ? Je ne SUPPORTE pas l'odeur d'eau de Javel ! » Je voudrais rentrer sous terre, je cache mes mains sous le bureau, peut-être dans les poches de ma blouse. Je suis affolée de honte, terrorisée à l'idée d'être désignée par l'une ou l'autre de mes voisines. Car c'est moi qui sent l'eau de Javel.’’

Pour dénouer cette situation porteuse de tant de souffrance et de désamour de soi, Annie Ernaux a dû écrire noir sur blanc l’histoire de ce fameux dimanche : histoire qui a déterminé, façonné ses actions, ses idées, ses choix de vie, ses relations amoureuses ses combats de femme, d’écrivaine mais qu’elle a toujours cachée, même à ses proches.Ce n’est qu’avec ce récit qui expose publiquement sa honte et les causes réelles qui en sont à l’origine, que l’auteur se donne le droit en la révélant, de se décharger d’une faute qui n’était pourtant pas la sienne, de se réapproprier sa propre histoire dans toute sa complexité.

Avec ce livre, l’auteur s’adresse à tous ceux qui ont vécu dans la clandestinité, le même opprobre sans pouvoir ou savoir s’en défendre. La honte - surtout si elle est survenue au moment de l’enfance – n’a aucune chance de disparaître tant qu’elle ne sera pas prise en charge, avouée dénoncée, par celui qui en souffre et par son entourage qui doit entendre et admettre la parole de ces victimes.

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‘’Depuis que j’ai réussi à faire ce récit, j’ai l’impression qu’il s’agit d’un évènement banal, plus fréquent dans les familles que je ne l’avais imaginé. Peut-être que le récit, tout récit rend normal n’importe quel acte’’

’INtIME RENDU PUBLICL

Ayant toujours eu l’impression d’être entrée dans le monde du savoir par effraction et d’avoir profité du labeur parental pour accéder à ce qu’elle avait envie de faire - de la littérature – (lectrice boulimique enfant, professeur de lettres jeune femme et enfin écrivaine), Annie Ernaux a le sentiment d’une dette envers ceux qui n’ont pas eu la même chance qu’elle. Ses livres s’acquitteront de ce privilège ‘’en concourant à la subversion des visions dominantes du monde’’.

Pour elle, écrire donc n’a pas pour but de divertir le lecteur, de le distraire avec des mirages. Ecrire doit rendre compte de la vie du plus grand nombre et de la réalité du monde ; une réalité que l’auteur a côtoyée de près, dans son enfance et son adolescence.

Dans le café familial, fréquenté par des hommes au naturel souvent frustre et égrillard, elle a été avertie dès son plus jeune âge, de l’importance du corps, de ses besoins et de ses misères. Elle n’oubliera jamais ce premier enseignement prosaïque et n’hésitera pas dans ses livres à parler crachats, glaires, pisse, dégueulis, pets, sperme, règles, quitte à se mettre en danger

auprès de certains lecteurs. La seule limite qu’elle s’octroie, c’est que cette utilisation de mots crus soit le reflet d’une expérience, d’un vécu que la littérature a aussi le devoir de prendre en charge.

Mais alors que ses premiers livres sur son milieu familial et sa condition de transfuge social avaient été reçus favorablement par la critique, les livres écrit sans tabou autour de ces sujets sensibles sont boudés, incompris, taxés d’impudeur, de cynisme voire d’exhibitionnisme.

Le danger d’être femmeRessusciter le passé par l’écriture, faire revivre celle que l’on a été il y a quarante ans si différente de celle que l’on est aujourd’hui, c’est l’ambition de L’événement relatant l’avortement qu’Annie Ernaux a subi à l’âge de 23 ans alors qu’elle était étudiante en faculté de lettres à Rouen. A cette époque, l’avortement comme la pilule étaient interdits. Les femmes qui ne pouvaient aller en Suisse, faute de moyens ou de relations s’adressaient à des ‘’faiseuses d’anges’’ au péril de leur vie ; les médecins et les sages-femmes qui les aidaient risquaient leur carrière et s’exposaient à des peines de prison.

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Catherine Vuillez interprète le roman (avril 2013).

Même si depuis 1976, cet acte est devenu légal, rejetant dans l’ombre cette période douloureuse, Annie Ernaux a voulu revenir sur ce drame pour témoigner autant d’une époque que d’une épreuve vécue personnellement mais partagée secrètement par nombre de femmes.

L’auteur a toujours choisi avec beaucoup de soin chaque titre de son œuvre. Ce livre ne fait pas exception. Si un événement est une rupture dans la normalité d’une vie, instituant une ligne de séparation entre le temps passé et le temps à venir, c’est exactement ce que fut cet avortement pour l’étudiante qui croyait enfin matérialiser avec son entrée à l’Université ses rêves d’adolescente. Ayant quitté Yvetot pour Rouen où elle vit dans une petite chambre, la jeune fille se sent pour la première fois, maîtresse de son destin, libre de ses choix, de ses attaches et de ses plaisirs.Grave illusion balayée par la grossesse qui s’annonce et met en péril la suite de ses études.

Avec l’obligation tenace de tout dire, l’auteur détaille sa volonté inébranlable (ou plutôt celle de la jeune fille qu’elle était) de pas mettre cet enfant au monde ; sa solitude, son désespoir devant la difficulté pour trouver une personne qui veuille bien prendre en charge l’IVG ; sa honte d’être revenue à la case départ, son milieu d’origine où être fille-mère était considérée comme une infamie.

‘’Première à faire des études supérieures dans une famille d’ouvriers et de petits commerçants, j’avais échappé à l’usine et au comptoir. Mais ni le bac ni la licence de lettres n’avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d’une pauvreté dont la fille enceinte était, au même titre que l’alcoolique, l’emblème. J’étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c’était, d’une certaine manière, l’échec ‘’

Puis quand l’avorteuse est trouvée, les manœuvres sordides, l’attente terrifiante, l’embryon jeté dans les toilettes ; l’hémorragie, l’admission à l’hôpital, le curetage par un interne qui lui jette, méprisant ‘’Je ne suis pas le plombier’’

Etrangement, cette épreuve libère Annie Ernaux des diverses aliénations familiales, sociales, religieuses qui l’ont écrasée autant que nourrie depuis l’enfance.En se retrouvant enceinte et en décidant de sa propre initiative d’interrompre sa grossesse, l’étudiante a transgressé les deux principaux interdits de sa mère très croyante ; L’avortement la libère de cette relation, mettant vertigineusement fin à cette inféodation. Quand elle quitte l’état de fille pour l’état de future mère et qu’elle redevient fille par sa seule volonté, elle est l’égale par l’expérience de celle qui lui a donné vie et qui désormais ne peut plus rien lui apprendre, conseiller ou ordonner.

Un autre carcan tombe peu après, quand elle confesse son geste à un prêtre et entend sa réprobation.

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Plus amèrement, elle met en doute une troisième tutelle soupçonnée d’imposture comme d’inutilité : la littérature et l’art en général qui n’abordent que très rarement la vie des femmes dans ce qu’elle a d’asservi et de douloureux.

‘’Il n’y a rien pour moi là ‐dedans sur ma situation, pas un passage pour décrire ce que je sens maintenant, m’aider à passer mes sales moments. Il y a bien des prières pour toutes les occasions, les naissances, les mariages, l’agonie, on devrait trouver des morceaux choisis sur tout, sur une fille de vingt ans qui est allée chez la faiseuse d’anges, qui en sort, ce qu’elle pense en marchant, en se jetant sur son lit. Les bouquins sont muets là dessus. Une belle description de sonde, une transfiguration de la sonde.’’

Pastels de Paula Rego (1998) une des seules artistes à avoir abordé le thème de l’avortement en peinture.

Annie Ernaux a toujours voulu être écrivain et c’est au moment où elle fait le vide dans son corps qu’elle naît à l’écriture ; seulement après cette épreuve qui pour elle a changé son regard sur le monde, il n’est plus question de composer de jolies choses faisant consensus, prouvant sa bonne éducation, sa féminité, sa connaissance des codes sociaux et son adhésion à la culture académique.

En même temps que le fœtus, elle rejette l’enseignement bien pensant, le savoir-vivre impitoyable que l’école, la religion et sa mère lui ont inculqués.La jeune femme a trouvé sa voie : les livres qu’elle produira, devront témoigner du réel dans ce qu’il a de plus banal, de plus dissimulé (ou escamoté), de plus scatologique et de plus inopportun.

Même si le livre est sous-tendu par un sentiment de fierté d’avoir osé faire ce qu’elle a fait, sa rédaction ne va pas sans mal ; chaque phrase rappelle la violence ressentie autant physiquement que psychiquement par la jeune femme qu’elle était : douleur de la perte de ce petit être qu’avivera par la suite la naissance de ses deux autres enfants ; douleur du peu de soutien de son partenaire qui deviendra pourtant son mari.

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C’est aussi la révolte de celle qui supporte seule, un problème concernant l’ensemble de la société. Comme dans ses précédents récits, La Place ou La honte, l’auteur a la conviction de la nécessité d’une responsabilité collective. Une conscience féministe naît à ce moment là. L’engagement n’est plus fait de ces mots qui remplissaient ses lectures ou ses rêveries mais d’une expérience personnelle gravée à vif dans son corps et dans son intellect.

L’amour et ses déboires« Quand j’étais enfant, le luxe, c’était pour moi les manteaux de fourrure, les robes longues et les villas au bord de la mer. Plus tard, j’ai cru que c’était de mener une vie d’intellectuel. Il me semble maintenant que c’est aussi de pouvoir vivre une passion pour un homme ou une femme. »

C’est en septembre 1988 qu’Annie Ernaux rencontre S. un diplomate soviétique, lors d’un voyage d’écrivains en URSS. Il est marié, beaucoup plus jeune qu’elle, ne parle pas sa langue ; et pourtant elle n’hésite pas et entame une liaison immédiate avec lui.Liaison qui se continue à Paris puis se termine brutalement le 16 novembre 1989 ‘’ J’ai téléphoné à l’ambassade à Paris. J’ai demandé qu’on me passe Monsieur S. La standardiste n’a rien répondu. Il y a eu un long silence et une voix de femme a dit ’’vous savez Monsieur S. est reparti hier pour Moscou’’

Quand Annie Ernaux entreprend de relater ce bref épisode dans Passion

simple, la rupture entre les deux amants est consommée depuis plus d’un an. L’aventure désormais terminée peut être livrée à l’analyse, restituée par l’écriture.

Là encore elle ne recourt pas à la fiction comme l’ont fait les plus grands auteurs qui se sont intéressés à la passion amoureuse (Racine – Proust – Aragon – Tolstoï- Cohen…) Elle se sert au plus près de ce qu’elle a vécu pour donner à lire un inventaire complet de cet état éphémère dans la durée mais inscrit avec force dans la mémoire et vécu de façon extrême. Elle va même rendre compte de sa passion d’une façon inhabituelle pour une femme, abandonnant la langue attendue des sentiments pour celle du corps ; une langue matérielle n’hésitant pas à parler de sexe et de jouissance exactement comme le ferait un homme.

Marie Matheron dans Passion simple

Elle évoque crûment le désir, la faim qu’elle a de son amant ; désir, faim, suscitant un grand sentiment de souffrance car il prend racine dans le décalage entre son imaginaire nourri du souvenir des lectures de son adolescence (des romans-photos de sa mère à Jane Eyre, Autant en emporte le

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vent, Anna Karénine) et la réalité qu’elle vit ou plutôt subit. N’étant pas dupe, l’auteur cite, en guise d’explication, la belle formule de La Rochefoucauld : Il y a des gens qui n'auraient jamais été amoureux s'ils n'avaient jamais entendu parler de l'amour.’’ D’autant que l’être aimé n’a pas grand-chose de commun avec l’écrivaine. C’est un parvenu antisémite et stalinien. A la question de savoir pourquoi elle a éprouvé une telle attirance pour un homme qui ne partage rien avec elle, l’auteur avoue un autre besoin. Elle reconnaît que la vie de tous les jours ne lui suffit pas, qu’elle s’y ennuie, s’y sent souvent inexistante, flottante, dans un univers qui n’a pour elle aucune consistance. Il n’y a que dans l’amour ou l’écriture qu’elle redécouvre pleinement sa vitalité ; ‘’J’écris mes histoires d’amour et je vis mes livres’’

Plutôt qu’un récit chronologique de sa liaison, Annie Ernaux préfère faire un compte rendu des absences et présences de son amant. Pour meubler les temps d’attente qui se multiplient, elle prépare minutieusement chaque rendez-vous : Tout doit être parfait pour surprendre son bien-aimé : maison briquée, vêtements nouveaux, mises en bouche délicates, boissons choisies, lumières tamisées, postures amoureuses inédites. L’amoureuse comme l’écrivaine ne laisse aucune place à l’improvisation. Seule la perfection a droit de cité afin de sauver le moment présent et de le transformer en instant idéal, en œuvre d’art.

La rencontre devient alors cérémonie entièrement imaginée, mise en scène. Ce ne sont plus les retrouvailles ordinaires entre deux personnes amoureuses mais une pièce de théâtre dont Annie Ernaux est l’héroïne autant que l’ordonnatrice.

1er feuillet recto du journald’écriture de Passion simple

En même temps, fidèle à son éthique, l’auteur n’essaie pas de se donner le beau rôle en enjolivant ou en idéalisant son comportement. Ainsi la femme intelligente et forte des écrits antérieurs révèle ici ses faiblesses, son égoïsme, sa lâcheté, ses préoccupations de midinette, son mauvais goût. Cette attitude sera d’ailleurs fortement moquée par certains critiques. Comment pourrait-on faire de la bonne littérature quand on lit Marie-Claire, Le traité des caresses de Leleu ou qu’on écoute en boucle Edith Piaf qui chante ‘’ Moi j'essuie les verres au fond du café» ? Chassez le naturel….

Cette honnêteté qui met bien souvent son image d’écrivain majeur en danger, l’autorise pourtant à restituer, ce qu’elle peut partager de son

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expérience, ce qui a sens pour les autres et faire ainsi œuvre utile.

‘Je me demande si je n’écris pas pour savoir si les autres n’ont pas fait ou ressenti des choses identiques, sinon, pour qu’ils trouvent normal de les ressentir. Même, qu’ils les vivent à leur tour en oubliant qu’ils les ont lues quelque part un jour’’ Dix ans plus tard, elle autorise la parution de Se perdre où elle reprend un procédé déjà appliqué dans Une femme et ‘ Je ne suis pas sortie de ma nuit’ : utiliser le journal intime qu’elle tient depuis l’âge de 16 ans.La forme immédiate et confidentielle qu’autorise ce document intime permet de tout dire de ce qui a été vécu, l’important comme l’insignifiant, l’obscène, le dégradant, l’humiliant, sans souci de hiérarchisation, d’explication ou de bienséance ; une liberté de ton que l’auteur s’était refusée dans Passion simple, récit destiné à la publication

‘’Etre aimée, je sais que c’est impossible’.’ Dans ses pages crayonnées dans l’urgence, le manque et la douleur, Annie Ernaux s’étend abondamment sur les liens qui existent entre Amour Ecriture et Mort. Si elle est privée des deux premiers – comme c’est le cas ici - c’est à la mort de prendre la relève. Plus la relation court vers sa fin prévisible, plus le texte devient noir, macabre. Toutes les angoisses et les souffrances passées se réveillent, activées par la douleur présente : peur d’être abandonnée, d’être seule à aimer, de ne pas être la préférée, l’unique ; d’éprouver la honte de ne

pas être choisie, d’être repoussée, ignorée ‘’Mais comment croire qu’on puisse m’aimer, s’attacher à moi ? Comme si cela n’avait été possible que de la part de mes parents ? ‘’

Elle se remémore la douleur provoquée par la mort de sa mère qui lui revient comme un boomerang quand S. la quitte sans aucun signe. Après le départ du Russe, les rêves désordonnés de l’auteur occupent toute la fin du journal révélant le vide de sa vie où il n’ya plus rien à raconter de réel.

Même s’il est douloureux (autant pour le lecteur que pour l’auteur), le journal aide l’écrivaine à ne pas sombrer. Il permet d’occuper le temps, de supporter l’attente jour après jour, puis la séparation sans espoir de retour ; de continuer à écrire même si ce n’est que sous forme de ressassements. En mettant des mots à la place de l’absent, Annie Ernaux envisage la guérison et le moment où elle éprouvera un certain bonheur à relire ce qui a été vécu de façon éphémère : cela n’est plus mais cela a eu le mérite pendant quelque temps de rendre la vie exaltante et de donner naissance à un nouveau livre.

Se débarrasse t –on jamais de son passé ? ‘’Ecrire a été une façon de sauver ce qui n’est plus déjà ma réalité’

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Dans L’occupation (bref récit publié en 2002), Annie Ernaux expose selon ses procédés habituels, (exactitude des faits - mise à distance - neutralité- désir de trouver l’universel dans la narration d’un évènement intime) la jalousie qu’elle a éprouvée pour la nouvelle compagne d’un homme W., avec qui elle avait eu une relation amoureuse, puis rompu autant par lassitude que par désir de liberté.

Mais quand elle apprend que cet homme vit avec une autre femme, elle est à son corps défendant, toute entière envahie par un sentiment de dépossession et de rivalité ainsi que par une intense curiosité ‘’Il me fallait savoir son nom et son prénom, son âge, sa profession, son adresse’’

Comme l’ex-amant refuse de livrer, malgré ses supplications, quelque information sur sa nouvelle amie, la narratrice se transforme en détective grotesque et mesquin, n’hésitant devant aucune bassesse et aucune affabulation pour connaître sa remplaçante.Loin d’apaiser ses tourments, l’absence de résultats l’enferme encore plus dans sa névrose au point de lui faire voir sa rivale dans toutes les femmes croisées pour peu qu’elles correspondent à l’image mentale qu’elle s’en est faite.

‘’ Le plus extraordinaire dans la jalousie, c’est de peupler une ville, le monde, d’un être qu’on peut ne jamais avoir rencontré’’

Dominique Blanc dans’’ l'Autre’’ film tiré de L’occupation

La voilà en plein déni de la réalité, prête à tous les débordements et à toutes les violences, terrassée par un mélange d’émotions exacerbées, totalement déchaînée jusqu’à vouloir la mort de cette rivale ‘’Ma souffrance au fond, c’était de ne pas pouvoir la tuer ‘’ …Ou à défaut, la sienne.

Chaque livre d’Annie Ernaux est une étape sur le chemin de la vérité de soi ; formant un va et vient continu entre passé/ présent, connu/ inexploré, caché/ dévoilé. Tous dégagent une vérité qui ne préexiste pas avant l’acte d’écrire mais qui n’est atteignable que par cet acte là.

L’occupation ne fait pas exception à cette ligne. Cette histoire de jalousie aigüe rappelle une scène figurant dans Une femme : la mère de l’auteur racontant à une cliente la mort de sa première fille ; scène qui deviendra le moteur d’un livre à venir : L’autre fille Cette femme sans visage, sans identité, insaisissable est à l’image de cette sœur aînée, la mieux-aimée, la plus précieuse, dont la courte existence lui a été tenue secrète. C’est la même scène de préférence et de dissimulation qui se joue et elle

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aura la même fin : la femme d’aujourd’hui ne sera pas plus l’élue que l’enfant d’hier ne l’a été.

Guérit-on des blessures de son enfance ? Fille et petite fille de solides ruraux normands, Annie Ernaux, même dans ses moments d’égarement, garde les pieds sur terre et a pour se libérer d’un comportement névrotique une arme, l’écriture.

Elle sait que si elle réussit à mettre sur le papier ses émotions obsessionnelles, cela lui permettra de reconstruire son moi accaparé par l’autre et de recouvrer sa propre liberté.Cet épisode va donc être transformé en littérature. Ou n’était ce qu’un prétexte ? D’autant qu’entre la jalousie et l’écriture il ya bien des similitudes. D’une certaine façon, le jaloux engendre un univers comparable à celui de l’artiste au moment de la création : Tous deux sont occupés par une idée fixe qui accapare toute la force de leur énergie, de leur imagination et de leur intelligence.

Dominique Blanc dans’’ l'Autre’’ film tiré de L’occupation

Le combat d’Eros et Thanatos dans L’usage de la photo

‘’j’ai toujours pensé que l’on pouvait raconter sa vie seulement avec des chansons et des photos’’

Si la photographie a toujours tenu une place importante dans l’œuvre d’Annie Ernaux, elle est dans L’usage de la photo (publié en 2005) à l’origine d’une nouvelle démarche repoussant les limites du genre autobiographique. L’auteur inclue dans le texte une série de photographies personnelles qui ne seront suivies d’une production écrite que dans un deuxième temps. Les photos ne sont pas là comme illustration mais comme déclencheur de l’écriture. De plus, le livre a deux auteurs, ce qui va à l‘encontre de l‘objectif de base de l‘autobiographie qui est selon la définition classique le récit d’une vie individuelle.

Quelques années auparavant, Annie Ernaux a eu une liaison avec un photographe, Marc Marie. Une relation fragile, inattendue s’installe entre ces deux êtres pas au mieux de leur forme : elle est soignée pour un cancer du sein ; il a perdu sa compagne et doit vider l’appartement de sa mère qui vient de décéder. Petit à petit, un rituel se met en place. A chaque entrevue, les amoureux photographient leurs vêtements ôtés dans le feu de la passion et abandonnés sur le sol dans toute la maison ; un amoncellement qui dit l’impatience, le plaisir, l’échange ; mais aussi la maladie évoquée dans cette prolifération désordonnée qui rappelle les cellules folles se multipliant dans la chair de l’auteur. Photographies des vêtements sans leurs propriétaires, radiographies

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incessantes d’un corps malade devenu anonyme, la similitude ne pouvait que frapper cet auteur toujours à la recherche de traces rendant compte d’une réalité révolue, oubliée ou dangereuse.

‘’ J'étais fascinée par la beauté de cette scène vouée à disparaître. Fixer, sauver cette beauté fugitive a constitué le premier "usage" de ces photos.’’

Pour les deux amoureux, le premier usage des photos est bien d’apporter une preuve matérielle incontestable de ce qui a eu lieu entre eux. Pourtant très vite, elles deviennent objet de frustration car elles ne s’inscrivent pas dans la durée mais dans la finitude. Chaque photo est le signe d’un deuil : ce qu’elle montre, n’est plus. Elle ne retient que la réalité d’un instant, (ce qui n’est pas la réalité) un fragment de vie (ce qui n’est pas la vie), une partie du visible. ‘’ Rien dans la photo des odeurs de la cuisine le matin, mélange de café et de toast de nourriture pour chat, d’air

de mars. Rien des bruits, le déclenchement régulier du frigo…’’

Comment savoir ce qui est éprouvé par celui qui prend la photo et par celui qui est regardé ? Tout en étant dans l’exactitude, les photos deviennent impénétrables dès qu’on les interroge. ‘’ Ensuite, cette preuve m’est apparue insuffisante, c’est l’écriture seule qui donnerait un supplément de réalité ‘’

Les amants décident alors d’enrichir leur projet en choisissant quatorze photos sur la quarantaine qu’ils ont faites et en écrivant chacun de leur côté, selon un pacte rigoureux (qui n’est pas sans rappeler le protocole médical) ce qu’elles réveillent en eux d’émotions, de reminiscences et de reconnaissances. Le deuxième usage de la photo c’est donc d’engendrer l’écriture, retrouvant ainsi la principale préoccupation d’Annie Ernaux ; écrire sa vie pour écrire la vie de tous. Ecrire ce qui est vraiment, au risque de choquer. Même si l’écriture reprend la première place, elle opérera de la même manière que le révélateur qui dans le développement photographique dévoile l’image cachée.

Tomber malade et tomber amoureuse dans le même temps puis le déclarer publiquement est loin d’être anodin. Pour certains, l’association du cancer et du sexe peut être ressentie comme honteuse, scandaleuse, même si elle a aidé l’auteur à guérir et si elle lui a permis d’accepter des traitements pénibles.

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En portant à la connaissance de tous sa maladie et sa liaison, Annie Ernaux franchit une nouvelle étape dans la dénonciation des idées reçues. Elle fait fi de cette morale qui recommande le silence sur une expérience où le plaisir, la souffrance et la mort font parts égales.

C’ est aussi un témoignage de solidarité, d’optimisme, devant servir aux nombreuses femmes atteintes de cette maladie.

‘’ L’une des raisons qui m’ont fait écrire sur mon cancer dans L’usage de la photo, c’était d’apporter le témoignage qu’une femme pouvait avoir un cancer, être en chimiothérapie et tomber amoureuse, et même vivre une passion. Puisque je vivais cette situation, l’écrire me paraissait nécessaire, le dissimuler presque une faute…’’

Temps entre- deux, redéfinissant les priorités, les obligations et les investissements, le cancer une fois guéri, change t-il vraiment celui ou celle qui en a été atteint ?

« La maladie ne m’a pas rendue autre fondamentalement mais elle m’a placée devant l’essentiel, élaguant toutes les préoccupations futiles, rendant mon temps précieux. Mais les "grandes vacances" ne durent pas, à nouveau, après la fin des traitements, les anciennes occupations retrouvant leur nécessité et leur charme. Il y a une forme d’oubli, sans regret, de cette épreuve. »

e temps de la mémoireL

‘’Une porte restée fermée jusqu’alors s’ouvrait d’un seul coup devant moi et je ne pouvais faire autrement que la franchir’’

Anniversaire de D. Tanning (1942)

Lorsqu’elle découvre le tableau de Dorothéa Tanning intitulé Anniversaire, représentant une femme la poitrine dénudée, devant une enfilade de portes entrebâillées, Annie Ernaux reconnaît dans cet autoportrait quelque chose d’elle-même, de ses recherches, de ses inquiétudes et décide de s’en inspirer pour un nouveau récit qui relatera sur une longue durée, la vie d’une femme replacée dans sa génération et son époque.

Ce sera Les années, aboutissement de tous ses livres antérieurs, point d’orgue

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de son œuvre, ovationné lors de sa parution en 2008, par la plupart des critiques.

Pourtant la genèse de ce livre n’a pas été sans difficultés. Commencé en 1984, repris plusieurs fois, il reste longtemps à l’état d’ébauche se réduisant à un gros dossier rempli de notes : le dossier ST (Somme totale).En 2002, atteinte d’un cancer, Annie Ernaux ignore combien de temps il lui reste à vivre. Cette incertitude lui fait alors revoir ses priorités et elle décide de consacrer tout son temps à cette œuvre inachevée qu’elle considère comme le livre de sa vie.

Première difficulté, trouver la forme juste, l’écriture adaptée à ce récit qui se veut à la fois autobiographique et collectif : comment faire coïncider temps intime et temps historique, dire une existence personnelle délayée dans le mouvement d’une génération, saisir la quintessence d’une époque en partant de sa propre histoire ? Le ‘’je transpersonnel’’ dont elle s’est servi dans ses récits antérieurs lui semble donner encore trop de place à un seul individu - celui qui écrit - et trop peu aux autres. Après bien des hésitations, elle décide de remplacer ce ‘’je’’ réducteur par les pronoms ‘on’

et ‘nous’ qui joueront le rôle d’une voix narrative collective, tandis que le pronom ‘’elle’’ sera utilisé pour rapporter sa propre expérience mais comme si elle faisait le récit de la vie d’une étrangère. Ce simple glissement de pronoms lui ouvre une voie nouvelle : une autobiographie sans un seul je, une autobiographie polyphonique qu’elle nommera autobiographie vide.Avec cette structure inédite, l’auteur parle non seulement en son nom mais aussi au nom de sa génération, de celle de ses parents, de celle de ses enfants… Le récit peut alors s’installer dans la durée du temps, la pluralité des représentations, des langages et des expériences. Pour raconter plus de soixante années d’une vie fragmentée en milliers d’instants dont la mémoire n’a gardée que des traces fugitives, Annie Ernaux va s’appuyer sur douze photos datées mais non reproduites, (contrairement à L’usage de la photo) la montrant à différents âges : bébé, petite fille, adolescente, jeune mariée, mère de famille, grand-mère. Minutieusement décrites, ces photos – sorte de musée personnel - reconstruisent une vie dans sa totalité, soulignant le passage du temps, visible à travers les transformations physiques, les changements vestimentaires, les déplacements spatiaux, les modifications du mode de vie… toutes choses qu’on aperçoit sur les clichés.

Si elle mentionne certains événements la concernant, la maladie de sa mère, sa première expérience sexuelle, son avortement, son métier de professeur,

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ce n’est que très brièvement, dans la seule intention de montrer combien sa vie de femme a été influencée par les changements sociaux, culturels et politiques de son époque.Même les clichés photographiques n’ont rien de personnel, reproduisant les moments vécus par tous, photographiés par tous (naissance – communion – mariage - repas de famille- vacances – univers du travail).Une vie que l’auteur qualifie donc de banale, menée de la même façon, par des milliers d’autres femmes qui appartiennent à sa génération ou à sa classe actuelle.Annie Ernaux passe cependant sous silence ce qui la singularise : elle est un écrivain, auteur d’une vingtaine de livres reconnus. Mais c’est volontairement qu’elle fait cette impasse pour mieux affirmer la dimension générationnelle, collective du destin individuel dans un temps donné et un groupe social.

Une poignée de photographies pour retrouver l’ensemble ‘’des idées, des croyances et de la sensibilité’’, ‘‘de ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant ‘ sa mémoire, ses journaux personnels et les notes historiques accumulées depuis vingt ans, voilà ce dont elle dispose pour mener à bien un projet qui peut être qualifié de phénoménal. A partir de ces ressources, les souvenirs, les sensations, immergés du Temps d’avant vont revenir par dizaines : réminiscences verbales à travers les chansons, la publicité, les expressions populaires ou à la mode ; réminiscences matérielles avec le fantôme de tous les objets nouveaux,

(gazinière – meubles Lévitan – voiture – télévision couleur - ordinateur) transformant une société d’après-guerre placée sous le signe de la rareté en une société de consommation ; réminiscences intellectuelles (livres – films, du Nouveau Roman à Mourir d’aimer racontant la triste histoire de Gabrielle Russier). Ou bien encore réminiscences politiques menant de Du général de Gaulle à Sarkozy, de la Guerre froide au 11 septembre, de la guerre d’Algérie à la guerre d’Irak ; avec certaines dates phares pour la France, 1962 – 1968 – 1981 – 2002 ; réminiscences sociales et ses répercussions sur chaque vie mais surtout sur celle des femmes qui, avec la contraception, le divorce par consentement mutuel ou l’entrée en force dans le monde du travail commencent à se penser en dehors du couple et de la famille et ont accès, dans les années 70, à une autonomie, une liberté de choix jusque là impossibles.

Multiples mais toujours précises, relatant des faits minuscules, des rengaines (L’Eté indien de Joe Dassin) comme des évènements qui rempliront les livres d’histoire, ces réminiscences en flot continu, presque vertigineux racontées sur le mode objectif (datées) et subjectif (point de vue du ‘’on’’ ou du ‘’nous’’) arrivent à composer, année après année, le vaste tableau de la société de la deuxième moitié du XXe. Le ’’on’’, en charge de toutes ces réminiscences, prend la relève du Elle qui les a déclenchées, assurant sans heurts, la continuité du récit.

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‘’La mémoire des autres nous plaçait dans le monde’’En écho à ces photos qui font le récit anonyme de la vie d’une femme née en 1940, les repas de famille vont à leur tour scander de façon régulière la narration. Composante importante de la sociabilité populaire, réunissant à dates fixes hommes et femmes d’une même lignée, ils introduisent dans le récit, la mémoire collective. Comme pour les photos, ces repas de fête sont longuement décrits : place de chaque convive autour de la table, menus, manières de manger, sujets de conversation, chansons reprises en chœur, photos passant de main en main…. C’est d’abord le temps mythique des années 40, le grand récit oral de la guerre raconté par ceux qui ont vécu ‘’La Débâcle, l’Exode, l’Occupation, le Débarquement, la Victoire’’ et des origines ‘’ délimitant correctement les deux côtés et séparant ceux qui nous sont quelque chose par le sang de ceux qui nous sont rien’’C’est là que petite fille, ‘’elle’’ recueille à travers la parole des autres, le nom de ses ancêtres et leur façon de vivre. Cette première expérience de la mémoire collective sera déterminante pour Annie Ernaux dans sa conception de l’identité personnelle. L’individu n’existe pas seul, il s’inscrit dans les autres, comme les autres s’inscrivent dans lui. Cet univers d’après guerre qui n’a guère changé depuis la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, va se métamorphoser avec l’arrivée des Trente Glorieuses.

Si dans les années 40 – 50, la guerre, la vie des anciens occupaient le centre des conversations, il n’en n’est plus de même dans les années 70. Les attaches avec le passé s’affaiblissent ; L’intérêt des nouvelles générations ne se porte plus sur celles qui les ont précédées, encore moins sur ceux qui sont morts. Seul importe le présent et ce qui le représente le mieux, les enfants, la consommation et les loisirs qui meublent maintenant les échanges pendant les repas de famille. Y sont évoqués les émissions de la télévision, les quinzaines commerciales ; repris en chœur les refrains de publicité (qu’on appelait encore la Réclame.) On ne jure plus que par le plastique, le Formica, les supermarchés, les vacances, la voiture, le progrès…

On croit aux bienfaits du monde moderne, on rêve de l’an 2000, même si l’actualité (Guerre d’Algérie et décolonisation) porte déjà en elle les désenchantements futurs. Etre moderne, de son temps, regarder devant soi devient le leitmotiv de cette période. Plus les années défilent, plus le mouvement d’effacement du passé s’accentue : le temps est devenu un présent perpétuel et c’est à marche forcée, à coups d’amnésie (d’amnisties politiques) qu’on entre dans l’ère de la mondialisation, d’Internet. Quand on

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parle de mémoire, ce n’est plus à celle des individus qu’on fait allusion mais à celle des ordinateurs.

‘’Ecrire une autobiographie qui serait celle de tout le monde’’

En écrivant un récit qui a pour sujet toute une génération d’individus et en mettant en lumière l’impossibilité de séparer le destin individuel du destin collectif, en se faisant l’écho de la rumeur du monde, Annie Ernaux bouleverse encore une fois ce genre littéraire. Au contraire des autobiographies classiques, ce n’est plus une personne qui assure l’unité et la cohérence du récit. Ce rôle échoit au temps qui passe, au monde qui change. Avec la mort de ses parents, le départ de ses enfants, la maladie, le vieillissement de son propre corps, le sentiment d’avenir qui habitait Annie Ernaux jusque là, disparaît peu à peu : elle ressent l’urgence de transmettre aux générations futures toutes les images, les mots, les gestes, les sensations qu’elle a reçus en héritage et dont elle est dépositaire avant qu’ils ne soient perdus à tout jamais dans un temps individuel et collectif qui ne se conjugue plus qu’au présent. Que deviendra le monde s’il n’a plus la mémoire de l’avant ? Cette question hante tout le récit. Dès son incipit qui fait l’inventaire de tout ce qui est amené à disparaître‘’Toutes les images disparaîtront. Toutes les images crépusculaires des premières années, avec les flaques lumineuses d’un dimanche d’été, celles des rêves où les parents morts ressuscitent, où l’on marche sur des routes indéfinissables. La mémoire ne

s’arrête jamais. Elle apparie les morts aux vivants les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l’histoire.’’à sa conclusion qui répond en miroir à la première liste, le livre est placé sous le signe de mélancolie.‘’Plus que tout maintenant elle voudrait saisir la lumière qui baigne des visages désormais invisibles, des nappes chargées de nourritures évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches d’enfance et n’a cessé de se déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière antérieure. Sauver…Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais’’

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Cergy : entre vie, mémoire et écriture

La maison de Cergy

C’est dans sa maison de Cergy où elle habite depuis 34 ans, qu’Annie Ernaux a rédigé tous ses livres sauf les deux premiers. De cet endroit, elle dit ‘’C’est le seul qui permette ma descente dans la mémoire, mon immersion dans l’écriture’’Quand elle s’est installée dans cette demeure un peu à l’écart, avec son grand jardin, sa vue sur l’Oise et sur les étangs, elle a su très vite que ce serait son lieu de vie, l’endroit où elle pourrait s’isoler et trouver le silence nécessaire à l’acte d’écrire ou à celui d’aimer.

Lieu d’autant plus cher que l’auteur a vécu toute son enfance et son adolescence à Yvetot dans une maison exigüe : deux chambres à l’étage ; une cuisine en bas multipliant les usages : cuisine certes mais aussi salle de bains, salle à manger, bureau. L’enfant y a passé le plus clair de son temps, sous le

regard permanent et les commentaires goguenards des clients préférant traverser cette pièce (pourtant privée mais devenu publique par la force des habitudes) pour passer de l‘épicerie au bistrot. Toute petite fille, elle désirait déjà posséder un endroit bien à elle (la fameuse chambre à soi de Virginia Woolf) rêvant de vivre de façon anonyme, hors de portée du regard des autres, d’avoir une grande maison ceinte de murs, invisible de l’extérieur ou même d’aller à l’hôtel.

Et si elle n’a pas choisi de s’installer à Paris comme beaucoup d’écrivains, c’est que d’ascendance rurale, elle a besoin de nature, de jardin, d’animaux.

Mais l’écrivaine n’a rien d’un ermite. Elle aime quitter son refuge pour sillonner cette banlieue bigarrée, changeante, cosmopolite (plus de 130 nationalités) qui lui rappelle son milieu d’origine autant que sa position de transfuge de classe.

Pourtant la ville nouvelle n’est pas facile à apprivoiser ; toujours en travaux, sans début ni fin, sans centre historique ni patrimoine architectural qui permettent de se repérer ; sans beaucoup de cafés, de jardins publics ou de placettes ferment de la sociabilité.

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‘ ’Ma mémoire est liée à la Ville nouvelle’’‘’Quand je suis arrivée à Cergy, j’ai eu le désir d’écrire sur ce que ça signifiait de vivre ici, dans cette ‘ ville nouvelle’ de la région parisienne, moi qui avais toujours vécu en province.’’

Mettant ce projet à exécution, Annie Ernaux va faire paraître deux récits presque documentaires – Journal du dehors – La vie extérieure sur les lieux de cette ville qu’elle fréquente régulièrement et qui lui sont devenus familiers : le RER, le centre commercial des trois Fontaines, la place des Linandes, les parkings souterrains et leurs ascenseurs ; le distributeur de billets, la pharmacie, le salon de coiffure ou la boucherie. Elle va enregistrer entre 1985 et 1999 un certain nombre de scènes prises sur le vif et qui mises bout à bout, donnent une photographie de la vie quotidienne dans les banlieues.

‘’Un caddie dans l’herbe très loin du centre commercial comme un jouet oublié’’

Si ces endroits intéressent tant l’écrivaine, c’est qu’ils sont des lieux publics, des passages empruntés chaque jour par des employés, des ouvriers, des mères de famille et leurs enfants ; des SDF, des chômeurs, des femmes seules et depuis l’installation d’une université dans la ville, des

étudiants ; tous anonymes, entrevus quelques instants mais en qui elle se reconnaît et qu’elle veut inscrire dans la littérature pour les sauver de l’oubli, comme elle l’avait déjà fait pour ses parents.Regarder, écouter cette foule sans s’y mêler vraiment, sans porter de jugements puis transcrire ce qui a été vu, entendu, deviné, sous forme de journal, non plus intime mais ‘extime ‘, voilà la méthode que l’auteur utilise et qui une fois de plus, transforme le genre autobiographique. ‘’Voir pour écrire c'est voir autrement. C'est distinguer des objets, des individus, des mécanismes et leur donner valeur d'existence.’’

C’est par le biais des conversations attrapées au vol, des postures, des vêtements, des occupations, (lire, se maquiller…) des gestes, des regards qui se ferment ou au contraire s’appesantissent, par le biais des graffitis qui ornent les murs du métro, des petits accidents qui parsèment la vie publique, des faits-divers qui remplissent les journaux et que chacun commente avec gourmandise que l’auteur va dessiner un monde moins banal qu’il n’y paraît. Un monde de plus en plus triste, désorienté, hargneux, où les gens regardent ailleurs quand un SDF leur demande une pièce ‘’ Je suis passée très au large de lui comme ceux qui ne lui donnent rien’ ou quand ils croisent un sans-papiers.

Un monde où règnent l’inégalité, l’individualisme et le manque de solidarité.

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‘’A Paris, la veille du Nouvel An, dans les rues, les grands magasins, dans les stations du métro et du RER tous les mendiants jeunes et vieux criaient Bonne Année ! C’était une rumeur terrible, menaçante. On pouvait se demander s’ils n’allaient pas tous, se relever du sol, se jeter sur les passants pleins de sacs et de cadeaux et s’emparer de leur dû’’

Raconter la vie ‘’Le parlement des invisibles est une initiative démocratique totalement inédite et originale de Pierre Rosanvallon et Pauline Peretz, qui a été lancée en janvier 2014. Elle comporte deux volets. Le premier est un site Internet où des personnes lambda peuvent publier des textes qui révèlent des trajectoires de vie de tout horizon. Le deuxième volet est une collection intitulée « Raconter la vie ». Elle a pour visée de montrer la vie dans toutes ses dimensions et sous toutes ses formes.Les ouvrages de la collection s’attachent à explorer trois principaux ensembles : Les récits et trajectoires de vie, mêlant histoires singulières et portraits-types, pour appréhender sensiblement la société française, les lieux producteurs ou expressions du social, les espaces exemplaires d’un nouveau mode de vie, lieux révélateurs d’une crise sociale, lieux de flux, nouveaux lieux de travail, les grands moments de la vie – ceux qui résultent d’un basculement, ou ceux marqués par de nouveaux départs.

C’est dans ce projet sociétal que s’inscrit le dernier livre d’Annie Ernaux Regarde les lumières mon amour.

Le lieu qu’elle va choisir d’explorer, c’est l’hypermarché où elle fait habituellement ses courses et qui se révèle le plus grand de la banlieue parisienne.

Pendant plus d’un an, de novembre 2012 à octobre 2013, elle va relater sous forme de journal, ses passages à l’Auchan de Cergy situé non en périphérie de la ville comme le plus souvent, mais dans ce qu’on nomme le Grand centre et où se trouvent déjà, la Préfecture, l’Université, l’Hôtel des impôts, la Médiathèque la Piscine, le Commissariat, le Conservatoire…Tout le monde - femmes, hommes, enfants, employés, retraités, chômeurs, français ou étrangers - s’y rend à un moment ou l’autre pour faire des courses en vitesse ou pour flâner, tuer le temps, voir du monde.L’auteur va prendre le parti de décrire cet espace, d’observer attentivement ce qui s’y passe, d’en capturer l’atmosphère, la face cachée, mais en cliente familière des lieux, sans rien changer de son parcours habituel (de l’arrivée au parking au passage aux caisses). Sa démarche ne se réclame pas de la sociologie : elle veut seulement faire en même temps que ses achats, ‘’ un relevé libre d’observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là ‘’. Suivons- la.Ce qu’Annie Ernaux aperçoit de prime abord, quand elle quitte l’immense parking c’est que peu à peu l’hypermarché a détrôné les anciennes boutiques artisanales comme la librairie, la boulangerie, le marchand de vins. Désormais il règne seul sur 2800 m²…

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Dès l’entrée, elle est surprise par la surveillance (vigiles caméras pancartes d’interdiction) qui lui semble être chaque fois plus importante (ou visible ?), plus menaçante.Le client ne serait pas si libre que ça même si tout est mis en scène pour lui faire croire qu’il est en Pays de Cocagne : de la connectique la à la parapharmacie, en passant par l’épicerie fine les produits bio, les meubles, les jouets, les vêtements, il peut tout trouver, tout avoir. Auchan (son personnel, de la femme de ménage au directeur en passant par les caissières) doit à tout prix le satisfaire. Pourtant il y a bien une distinction, certes subtile, entre pauvres et riches : par exemple, le rayon super discount (un des plus importants) est relégué au fond du magasin avec les croquettes pour animaux.Quelque chose d’autre frappe l’auteur très fortement. Le temps dans l’hypermarché n’existe pas ou plutôt il s’écoule en suivant toujours le même cycle ‘’des soldes de janvier aux fêtes de fin d’année en passant par les soldes d’été et la rentrée scolaire’’Régularité que l’on retrouve chez les clients. Le matin ce sont les retraités, l’après midi, les femmes accompagnées de jeunes enfants ; à partir de 17H, arrivent ceux qui sortent du travail, et ce sont les étudiants et les étrangers qui font la fermeture.L’attente aux caisses est le moment peut-être le plus important, celui où les personnes croisées dans le magasin deviennent des individus ‘’exposant le contenu de leurs caddies à la vue de tous c'est-à-dire leur façon de vivre, leur compte en banque, leurs

habitudes alimentaires, leur structure familiale.

Pourtant l’écrivaine ne cache pas ‘‘l’étrange satisfaction’’ qu’elle éprouve à se retrouver dans le centre commercial. S’y rendre est vécu comme une récompense, une distraction après une journée d’écriture ; ce qui ne l’empêche pas de ressentir la déshumanisation de cet espace où les caissières sont peu à peu remplacés par des automates ou « les instances commerciales raccourcissent l’avenir et font tomber le passé de la semaine dernière aux oubliettes »A travers ce parcours ordinaire d’une femme faisant ses courses, durant une année, tout est dit de notre société et du système économique implacable qui la gère.Sans acrimonie aucune mais plutôt avec empathie et poésie.

Annie Ernaux est un auteur qui compte et comptera à mon sens dans l'avenir car elle a inventé

quelque chose de vraiment singulier dans l'écriture du réel, que l'on ne

mesure peut-être pas assez encore",

F. Cibiel, directrice de la collection quarto