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Vision, proprioception et orthoptie Sight, proprioception and orthoptics Résidence les 9 Fontaines, place Georges Clemenceau, 47200 Marmande, France INTRODUCTION Dans un de ses articles [1], JP Roll reprend l'image d'une statue à laquelle on aurait attri- bué les cinq sens an qu'elle « accède à la connaissance » [2]. Seulement, portés par un corps incapable de mouvements, nos cinq sens se révèlent inutiles, vidés de leur essence. Comment « voir avec des yeux immobiles », « toucher avec des mains gées dans le marbre »? C'est uniquement parce que le corps est capable de mouvements que nous avons le sentiment de l'habiter, de le connaître, de le situer dans l'espace, d'exi- ster avec et par lui. Une relation intime entre les différentes moda- lités sensorielles va devoir s'installer pour une perception cohérente de notre espace corpo- rel et extracorporel. Ce sont les actions per- ceptives qui vont nous permettre de saisir l'information sur nous-même et sur le monde qui nous entoure. L'information proprioceptive va émerger de toute posture et de tout mouvement. Que serait la vision si elle ne consistait qu'en une capture d'image immobile ? LA PROPRIOCEPTION Du latin « proprius » : propre et « recipere » : recevoir. « La proprioception, terme géné- rique qui désigne plusieurs modalités senso- rielles : perception de la position ou du déplacement d'une partie du corps par rapport aux autres ; perception de la position ou du déplacement du corps dans son ensemble par rapport à l'espace environnant » [3]. Elle est un lien entre tous les capteurs sensoriels et joue un rôle essentiel entre sensorialité et motricité. Véritable organe des sens, le muscle est composé de capteurs distribués dans la totalité du corps et représentés par les fuseaux neuromusculaires (et d'autres cap- teurs tels que les organes tendineux de Golgi et ceux du tissu conjonctif). Les fuseaux neuromusculaires sont constitués de petites bres placées dans le muscle, parallèlement aux bres musculaires (Fig. 1). Il existe ainsi au sein du muscle et lors de chaque attitude ou chaque mou- vement, une interaction permanente entre des phénomènes moteurs (muscle agoniste Noémi Breuil (Orthoptiste) Mots clés Proprioception Vision Information Intermodalité Sensorialité Motricité Rééducation orthoptique Keywords Proprioception Sight Information Intermodality Sensoriality Motricity Orthoptic rehabilitation Adresse e-mail : orthoptiste.nbreuil@gmail. com RÉSUMÉ Si l'orthoptiste connaît bien la vision dans ses trois fonctions (sociale, cognitive et motrice) il ne peut ignorer les nombreux travaux de recherche qui présentent la proprioception non seulement comme un sens à part entière, mais comme un sens premier à partir duquel nous pouvons interpréter les autres sens. Ainsi, vision et proprioception entretiennent une relation privilégiée, créant notre sensation d'habiter un corps et nous permettant à tout instant d'interagir avec le monde qui nous entoure. © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. SUMMARY Although orthoptists know sight well in its three functions (social, cognitive and motor), they cannot ignore the many research works that present proprioception not only as a sense in it self but also as a primary sense from which we can interpret the other senses. Hence, sight and proprioception maintain a privileged relationship, creating our feeling of living in a body and allowing us at all times to interact with the world that surrounds us. © 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Revue francophone d'orthoptie 2014;7:130133 Dossier / Formation 130 http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2014.07.007 © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Vision, proprioception et orthoptie

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Revue francophone d'orthoptie 2014;7:130–133Dossier / Formation

Vision, proprioception

et orthoptie

Sight, proprioception and orthoptics

Noémi Breuil

Résidence les 9 Fontaines, place Georges Clemenceau, 47200 Marmande, France (Orthoptiste)

Mots clésProprioceptionVisionInformationIntermodalitéSensorialitéMotricitéRééducation orthoptique

KeywordsProprioceptionSightInformationIntermodalitySensorialityMotricityOrthoptic rehabilitation

RÉSUMÉSi l'orthoptiste connaît bien la vision dans ses trois fonctions (sociale, cognitive et motrice) il nepeut ignorer les nombreux travaux de recherche qui présentent la proprioception non seulementcomme un sens à part entière, mais comme un sens premier à partir duquel nous pouvonsinterpréter les autres sens. Ainsi, vision et proprioception entretiennent une relation privilégiée,créant notre sensation d'habiter un corps et nous permettant à tout instant d'interagir avec lemonde qui nous entoure.© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

SUMMARYAlthough orthoptists know sight well in its three functions (social, cognitive and motor), theycannot ignore the many research works that present proprioception not only as a sense in it selfbut also as a primary sense from which we can interpret the other senses. Hence, sight andproprioception maintain a privileged relationship, creating our feeling of living in a body andallowing us at all times to interact with the world that surrounds us.© 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

INTRODUCTION LA PROPRIOCEPTION

Adresse e-mail :orthoptiste.nbreuil@gmail.

Dans un de ses articles [1], JP Roll reprendl'image d'une statue à laquelle on aurait attri-bué les cinq sens afin qu'elle « accède à laconnaissance » [2]. Seulement, portés par uncorps incapable de mouvements, nos cinqsens se révèlent inutiles, vidés de leuressence. Comment « voir avec des yeuximmobiles », « toucher avec des mains figéesdans le marbre »? C'est uniquement parceque le corps est capable de mouvementsque nous avons le sentiment de l'habiter, dele connaître, de le situer dans l'espace, d'exi-ster avec et par lui.Une relation intime entre les différentes moda-lités sensorielles va devoir s'installer pour uneperception cohérente de notre espace corpo-rel et extracorporel. Ce sont les actions per-ceptives qui vont nous permettre de saisirl'information sur nous-même et sur le mondequi nous entoure. L'information proprioceptiveva émerger de toute posture et de toutmouvement.Que serait la vision si elle ne consistait qu'enune capture d'image immobile ?

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Du latin « proprius » : propre et « recipere » :recevoir. « La proprioception, terme géné-rique qui désigne plusieurs modalités senso-rielles : perception de la position ou dudéplacement d'une partie du corps par rapportaux autres ; perception de la position ou dudéplacement du corps dans son ensemble parrapport à l'espace environnant » [3]. Elle estun lien entre tous les capteurs sensoriels etjoue un rôle essentiel entre sensorialité etmotricité.Véritable organe des sens, le muscle estcomposé de capteurs distribués dans latotalité du corps et représentés par lesfuseaux neuromusculaires (et d'autres cap-teurs tels que les organes tendineux deGolgi et ceux du tissu conjonctif). Lesfuseaux neuromusculaires sont constituésde petites fibres placées dans le muscle,parallèlement aux fibres musculaires(Fig. 1). Il existe ainsi au sein du muscleet lors de chaque attitude ou chaque mou-vement, une interaction permanente entredes phénomènes moteurs (muscle agoniste

com

http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2014.07.007© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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Figure 1. Fuseau neuromusculaire.Source: http://ethologie.unige.ch/etho2.03/images/fuseau.neuromusculaire.jpg.

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qui se contracte) et sensoriels (muscle antagoniste quis'étire).Sensibles à l'allongement du muscle, les fuseaux neuromus-culaires émettent des décharges (suite de potentiels d'actions)dont la fréquence est proportionnelle à la longueur et aux

Figure 2. Le code proprioceptif des fuseau

variations de longueurs (bouffée de potentiel d'actions obser-vée lors de la phase d'allongement d'un muscle) (Fig. 2). Acontrario, un muscle trop contracté ne peut plus émettre designal proprioceptif. Ces décharges constituent des messagesprécisément codés et adressés en permanence au système

x neuromusculaires, d'après JP ROLL.

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Figure 3. « Signatures proprioceptives » de divers symbolesgraphiques et dessins.

Sources: www.up.univ-mrs.fr.

N. BreuilDossier / Formation

nerveux central. Chaque mouvement, chaque action engen-dre un message proprioceptif spécifique qui va être mémoriséet créer ainsi une véritable « neurothèque proprioceptive »(Roll). Cette mémoire permettrait au cerveau de se structurerau cours de nos apprentissages moteurs, en effet chaquemouvement étant mémorisé puis reconnu proprioceptivement.(Fig. 3)

Figure 4. Résumé des principales fonctions assurées par lasensibilité proprioceptive des muscles chez l'homme (d'après Roll

et Roll, 1988).

LA VISION

Au sein de l'appareil visuel, les muscles oculomoteurs per-mettent, par le biais de l'information proprioceptive, de réfé-rencer en permanence l'œil dans l'orbite.Il existe une double information sensorielle: l'influx rétinien et laproprioception des muscles oculomoteurs. D'après Roll, « desmessages provenant des récepteurs sensoriels des musclesextra-oculaires arriveraient directement dans le cortex visuel etcontribueraient à la représentation des distances et du mondeen trois dimensions » [4]. Ainsi, la perception de la distancen'est plus perçue uniquement par l'information rétinienne et lastéréoscopie.Une double information spatiale est donnée : par le biais del'excentration des points rétiniens stimulés (relatif à la notionde droit-devant donnée par la fovéa) et la prépondérance,dans la direction du regard concernée, du message proprio-ceptif venant des muscles les plus étirés. Une harmonisationde cette double entrée est nécessaire pour que la perceptionvisuelle et visuo-spatiale soit cohérente. Ainsi, selon Roll, « lesystème nerveux central traite [..] conjointement les informa-tions visuelles et les informations musculaires nécessairementassociées à l'action de voir » [4].Sans les informations proprioceptives le SNC ne pourra inter-préter correctement l'image rétinienne. Par exemple : lorsqueune image se déplace sur la rétine, il ne saura pas si c'est l'œilqui bouge face à un objet fixe, ou si c'est l'objet qui bouge faceà un œil immobile (Quercia) [5]. Cette discrimination peut sefaire grâce aux informations proprioceptives des musclesoculomoteurs. Cependant, que se passe-t-il s'il y a

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dysharmonie entre ces deux informations sensorielles ?Une des deux informations pourrait-elle être inhibée pourpermettre l'action ?

DE L'ŒIL AU PIED

Si on élargit la perspective, l'œil qui est sans cesse en mouve-ment va devoir être référencé non seulement par rapportà l'orbite mais également par rapport à la tête et à l'ensembledu corps. C'est alors qu'entrent en jeu les informations pro-prioceptives de l'ensemble des segments mobiles du corps(tête, tronc, jambes et pieds). Le cerveau va prendre connais-sance à tout instant de l'attitude et des mouvements du corpset ainsi faire le calcul de la position absolue de la rétine dansl'espace. Pour Roll [4] « l'ensemble des informations issuesdes muscles, depuis ceux des pieds qui ancrent le corps sur lesol jusqu'à ceux des yeux qui ouvrent le corps sur le monde ([..]nommé « chaîne proprioceptive ») est indispensable à laconnaissance, à chaque instant de notre position dansl'espace » (Fig. 4).La prise en compte par le SNC de l'ensemble de ces informa-tions sensorielles va être nécessaire au maintien de l'équilibrestatique, de la posture, afin de préparer au mouvement.Busquet et Gabarel [6] mettent l'accent sur cette relation intimeentre les muscles oculomoteurs et l'ensemble de la muscula-ture du corps en décrivant l'influence de l'oculomotricité surl'activité tonique posturale: « les muscles des yeux, les mus-cles du cou et de tout l'appareil musculaire du corps sont enétroite relation [. . .], chaque fois que les globes oculairesbougent, les muscles de l'œil contrôlent en partie la tension

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des muscles nucaux et indirectement des muscles paraverté-braux et du reste du corps. »Au sein du système postural, l'œil joue un rôle essentielpuisqu'il est à la fois un endocapteur (information sur sa propreposition par le biais des muscles oculomoteurs) et un exocap-teur (information sur le monde extérieur donnée par la rétine).

VISION-PROPRIOCEPTION-MOUVEMENT

Dans le mouvement, l'interaction vision-proprioception doitpermettre une adaptation permanente au monde extérieur.C'est à travers elle que l'espace du corps (proprioception)va être en relation avec l'espace des objets (vision), que cesoit lors d'un mouvement de locomotion, de réaction auxvariations de l'environnement ou lors d'un mouvement volon-taire dirigé.Dans le geste de préhension qui nécessite coordination entrel'œil et la main, donc une localisation visuelle référencée à l'axecorporel, le SNC doit traiter conjointement les divers influxkinesthésiques issus de l'œil, de la tête, des membres supé-rieurs, de la totalité du corps et l'influx rétinien. « Commentpourrions-nous localiser une cible visuelle dans l'espace sansque le système nerveux soit précisément informé du lieu où setrouve le corps et notamment l'œil? » [4].

APPORTS À LA RÉÉDUCATION ORTHOPTIQUE

La prise en compte de cette double entrée sensorielle va avoirune répercussion majeure dans la façon d'appréhender notrerééducation orthoptique: la rééducation de la motricité conju-guée n'est plus seulement qu'une rééducation motrice maisdevient également une rééducation sensorielle. Il est essentielque le patient y prenne une place active en ayant conscience

des mouvements de ses yeux, et puisse ainsi parvenir à mieuxles diriger par le biais de la sensibilité musculaire.Nous pouvons aussi réfléchir aux conséquences de la réédu-cation orthoptique, notamment celle de la motricité conjuguée,sur l'équilibre postural. L'amélioration des synergies des dif-férents muscles oculomoteurs dans la restauration d'une ori-entation du regard précise et endurante, que ce soit dans lesmouvements de version et de vergence ou lors de la norma-lisation des amplitudes de fusion, se traduira non seulementpar l'amélioration motrice observée, mais également par lerétablissement d'une information proprioceptive cohérente desmuscles oculomoteurs.

« Ce n'est pas l'œil qui voit, c'est le corps comme totalitéouverte » (Merleau-Ponty).

Déclaration d'intérêtsL'auteur déclare ne pas avoir de conflits d'intérêts avec cet article.

RÉFÉRENCES

[1] Roll JP. Les muscles, organes de la perception. Pour la science,n828, juin 1998.

[2] Etienne Bonnot, abbé de Condillac. Traité des sensations, 1754.[3] Richard D, Orsal D. Motricité et grandes fonctions du système

nerveux central Neurophysiologie, tome 2. Nathan Université;1994.

[4] Roll JP. La Proprioception : un sens premier ? Conférenced'Enseignement, DiXième Congrès SIRER/ACRAMSR - Lyon2005.

[5] Quercia P. Traitement Proprioceptif et Dyslexie. AF3dys; 2008.[6] Busquet L, Gabarel B. Ophtalmologie et ostéopathie. Editions

Busquet; 2004.

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