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Vive La Crise Et L_inflation

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Vive La Crise Et L_inflation

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  • VIVE LA CRISE

    ET" L'INFLATION!

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    1.

  • JACQUES MARSEILLE ALAIN PLESSIS

    VIVE LA CRISE

    ET L'INFLATION!

    HacheHe littrature .gnrale

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  • INTRODUCI'ION

    Ce livre est le fruit d'une exprience et d'une pratique. Enseignants l'Universit de Paris VIII-Vincennes depuis son origine, nous avons vu dfiler devant nous des centaines d'tudiants: bacheliers ayant suivi la filire classique, enseignants en qute d'une formation continue, salaris assoiffs de connaissances, tudiants du Tiers Monde en mal d'imprialisme, retraits assidus la conqute du temps libre. Au carrefour de ces itinraires varis, beaucoup de certitudes et souvent les mmes ides reues acceptes comme des vidences.

    Certains pensent que les Franais ne savent pas faire d'conomie. Quelle erreur! Ils paraissent ne savoir que cela, et ils tranchent des questions cono-miques avec une assurance que rien n'branle. Les clivages politiques sont loin d'tre cet gard des frontires infranchissables. Peut-tre les ftichismes sont-ils le programme commun' d'un concen-sus inaperu?

    Que de mythes dtruire, que d'opinions reprendre et au moins nuancer. Le travail des femmes? Il ne deviendrait massif qu'au :xxe sicle ... L'talon-or? Un systme montaire international mer-veilleux et sans reproche ... La colonisation franaise?

  • 8 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    Le principal moteur de notre industrialisation. L'exportation? Une ncessit absolue pour des co-nomies dveloppes en mal de ptrole qui doivent trouver les dbouchs ncessaires une production excdentaire ... Les banques? Des pieuvres avides de profit enserrant dans leurs tentacules les entreprises endettes ...

    Dans ce livre, nous avons centr notre attention sur deux phnomnes majeurs de notre temps, qui sont l'objet privilgi d'apprciations simplistes et de condamnations radicales: la crise et l'inflation qui s'unissent dans l'abominable stagflation.

    L'inflation? Une maldiction, un poison, un flau qui vide les porte-monnaie, lamine le pouvoir d'achat et affaiblit la comptitivit des Etats qui la subissent. Chacun de nous estime n'tre pour rien dans cette pidmie qu'il accuse les autres de provoquer. Et pourtant, ce poison n'est;.il pas aussi un dlice?

    La crise, enfin! Le drame de cette fin du xxe sicle. Un chmage massif dans les pays indus-trialiss, un appauvrissement dramatique des pays sous-dvelopps, des monnaies volatilises, des menaces de guerre ... Pour les conservateurs, la crise est la faute ncessaire qu'une croissance dbride devait expier. Pour les rvolutionnaires, la crise est la nouvelle stratgie d'un capitalisme qui fait payer aux travailleurs sa ncessaire restructuration. Et pour-tant, la crise,comme l'inflation d'ailleurs, est suppor-te. N'est-ce donc pas qu'elles sont l'une et l'autre supportables .. ?

    C'est justement pour appuyer ces rflexions ou ces doutes qu'il est utile de faire appel l'histoire. TI arrive des tudiants de se demander et de nous demander: Mais quoi. a sert l'histoire, et en particulier .l'histoire conomique? Nous rpon-drons, entre autres, qu'elle aide une meilleure

  • INTRODUCTION 9

    comprhension du prsent. Sans doute, il est un mauvais usage de l'histoire qui est source d'erreurs lorsqu'on confond des poques diffrentes sans saisir la spcificit de chacune d'entre elles. Mais si on garde le souci de bien distinguer les temps successifs, la connaissance du pass permet de mieux saisir la complexit des phnomnes actuels, ne serait-ce qu'en nous empchant d'tre dupes des impressions de l'instant et d'accepter les yeux ferms tout ce qu'on nous dit et qu'on nous rabche mme.

    L'inflation? Le mal absolu? Mais c'est la baisse des prix qui, du temps de Louis XIV, empchait les paysans de rembourser les vieilles dettes qui les accablaient et les condamnaient la misre. C'est cette mme baisse des prix qui, au XIXe sicle, annonait l'arrive des crises conomiques. Combien de nos anctres ont espr voir les prix se mettre enfin monter ... !

    La crise? Mais ce n'est pas la premire que traversent les conomies industrielles. Depuis le milieu du XIXe sicle, plusieurs reprises, le flux de la croissance s'est bris sur d'identiques butoirs. L'co-nomie semble ainsi traverse par des mouvements longs qui rythment sa marche. En aot 1982, un colloque d'histoire conomique tenu Budapest les a mis son programme, comme si les interpellations du prsent foraient les historiens remettre en chantier l'tude des cycles qui leur avait tant apport lors de la crise des annes 1930. A cet gard, les historiens et les conomistes se partagent en deux camps rsolu-ment hostiles. Ceux qui croient aux mouvements longs et ceux qui n'y croient pas. Ceux qui croient uniquement aux phnomnes de courte dure et ceux qui se plaisent VOIT dans les mouvements de longue dure les moteurs de l'activit conomique et sociale. Ceux qui dnoncent les artifices des procds statisti-

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    10 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    ques et ceux qui s'acharnent les affiner. Quoi qu'il en soit, qu'ils existent ou qu'ils n'existent pas, nous vivons bien depuis maintenant dix. ans une crise conomique qui s'obstine nous interpeller comme elle interpellait les contemporains de la crise de 1929. Fernand Braudel, l'observateur attentif des fluctua-tions du capitalisme, n'avait pas vingt-sept ans pour rien en 1929. C'est que l'historien est en fait plus attentif son prsent qu' son pass. .

    Faut-il se rjouir ou faut-il se plaindre de ces . phases de langueur qui, intervalles plus ou moins rguliers, scandent la vie des hommes, ou de ces accs d'inflation plus ou moins durables que beaucoup de nos anctres ont connus 1 En dissquant les crises qui ont affect deux reprises l'conomie indus-trielle du xxe sicle et en rappelant les crises ant-rieures, en dcrivant les inflations d'antan et leurs effets souvent bnfiques, nous apaiserons peut-tre nos lecteurs ...

    Qu'on comprenne bien le sens du titre de ce livre. n ne se veut pas de provocation, il n'est pas l'appel quelque politique du pire qui aurait pour objectif d'accentuer la crise ou d'acclrer l'inflation. n veut seulement ragir (et toute raction ne doit-elle pas tre un peu excessive pour se faire entendre dans un concert assourdissant 1) contre les certitudes sim-plistes et souligner deux points qui sont toujours perdus de vue, par ignorance de l'histoire.

    D'abord que les crises et les inflations font depuis si longtemps partie de la vie des hommes et du fonctionnement de l'conomie capitaliste qu'il est bien douteux qu'on puisse s'en passer radicalement ( moins de changer tout notre systme conomique, et encore ... ) Ensuite que les crises et les inflations dtruisent, certes, mais qu'en mme temps, elles crent et elles apportent toujours quelque chose, et

  • INTRODUCfION 11

    qu'il ne faut donc pas oublier tout ce qu'on leur doit ... mme si on se refuse crier avec nous: Vive la crise! Vive l'inflation!

    Si le prsent ouvrage est le fruit d'une troite collaboration entre les deux auteurs, ces derniers prcisent nanmoins la part qui leur revient en propre :

    J. Marseille: premire partie, chapitres 1 VI, portant sur la crise.

    A. Plessis: deuxime partie, chapitres VII XIV, portant sur l'inflation.

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  • 1

    CE N'EST PAS LA FAUTE AU PTROLE!

    Le 6 octobre 1973, alors qu'en Isral on fte le jour du Grand Pardon, les armes gyptienne et syrienne dclenchent une offensive gnrale qui bouscule les premires lignes de dfense israliennes. Le 8 octobre, les reprsentants des pays exportateurs de ptrole et ceux des grandes compagnies se runis-sent Vienne pour prparer un accord destin les prmunir contre le risque d'inflation et contre les variations du dollar. Le mercredi 17 octobre 21 heures 30, les ministres de l'O.P.A.E.P. (Organi-sation des pays arabes exportateurs de ptrole) annoncent une mesure qui fait immdiatement .la une des journaux. Ds dcident de rduire chaque mois de 5 % leur production jusqu' ce que les Israliens se soient compltement retirs des territoires occups et que les droits lgaux du peuple palestinien aient t restaurs .

    Le 23 dcembre, runie Thran, l'O.P.E.P. dcide de doubler le prix affich du ptrole brut. Ce prix sera rvis tous les trois mois, en fonction de l'inflation mondiale. Au dbut de l'anne 1974, le prix du baril de brut a ainsi t multipli par quatre par rapport ce qu'il tait quelques mois auparavant. La crise a commenc. Le ptrole devenu soudain rare et cher a dynamit la croissance minimum garantie

  • 14 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    des conomies occidentales, condamn les travail-leurs aux angoisses du chmage et les consommateurs la socit d'austrit.

    Pour les conomistes imprudents qui crivaient comme J. Lecaillon la fin des annes 1960 : .. Une crise majeure du type de celle de 1929 est aujourd'hui impensable. Une crise de ce genre repr-sente en effet un gaspillage considrable de res-sources, des pertes de production normes et une accumulation importante de misres en raison du chmage qui en rsulte. Elle constitue un phnomne i"ationnel par rapport aux objectifs de bien-tre et de satisfaction des besoins. Aussi serait-elle d'autant moins tolre.par l'opinion publique et les diffrents groupes sociaux que les pouvoirs publics, grce aux progrs raliss par l'analyse conomique, ont aujour-d'hui les moyens de s'y opposer efficacement * , le ptrole devenait un alibi providentiel, une explication de l'i"ationnel. La crise impensable avait dsormais un acte authentique de naissance, octobre 1973. Jamais le capitalisme occidental ne s'tait aussi bien port qu'avant cette date. TI convenait dsormais d'apprendre aux Franais que les temps avaient chang.

    Rpondant' une question de Gilbert Mathieu lors d'une confrence de presse en novembre 1978, v. Giscard d'Estaing excusait ce rappel: J'ai peur que la question de M. Mathieu ne m'oblige une explication un peu gnrale de la politique conomi-que et'sociale, car c'est une question qui englobe la

    . fois la croissance et l'emploi. Les Franais ont trs bien compris que nous vivons des temps conomiques et sociaux diffrents de ceux auxquels nous avions t habitus. Jusqu'en 1974, se posait la question centrale du dbat conomique et social : comment partager

    * J. LBCAILLON, Les mcanismes de l'conomie, Cujas, 1967.

  • CE N'EST PAS LA FAUTE AU PTROLE! 15

    une richesse dont l'augmentation paraissait acquise d'avance? C'tait en ralit un dbat de rpartition. Et depuis 1974, depuis les changements dans l'cono-mie mondiale, se pose nous, les Franais le savent trs bien, une nouvelle question : comment produire la richesse rpartir? Et pourquoi ce changement?

    A cause, les Franais le sauront trs bien, du renchrissement massif du prix de l'nergie. 1974 va devenir la date clef d'une chronologie officielle, comme en son temps le jeudi noir d'octobre 1929. Les conomistes et les dirigeants qui suivent leurs conseils exerceraient donc un mtier bien pnible. Leurs actions, leur gestion, leurs prvisions, leurs modles de croissance pourraient ainsi tre remis en cause par un fait divers, une dcision imprvue, un vnement irrationnel? Condamns grer l'imprvisible, seraient-ils confins la fonction de mtorologistes tout juste capables de prvoir le temps pour le prochain week-end?

    Et pourtant, le cycle des saisons n'est-il pas prvisible, n'obit-il pas certaines lois? La crise que traverse le monde industriel capitaliste s'inscrit dans une longue histoire, celle des mouvements longs qui, depuis le dbut du XIXe sicle, rythment la marche chaotique de la croissance. Pour comprendre les crises conomiques, il faut faire comme l'automobi-liste prudent : conduire en regardant sans cesse dans le rtroviseur.

    LA TYRANNIE DES MOUVEMENTS LONGS

    On pourra voir alors les lignes de crte qui ont, intervalles rguliers, plong l'activit conomique dans les perturbations atmosphriques.

    Du dbut du XIXe sicle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'histoire du capitalisme

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  • CE N'EST PAS LA FAUTE AU PTROLE! 17

    semble rythme par des oscillations de vingt trente ans, chaque phase de croissance tant inluctable-ment suivie d'une priode de difficults. Les profits d'entreprise, moteur et baromtre de la croissance sont les plus sensibles aux variations du climat. Frileusement replis par temps froid, ils s'panouis-sent au soleil des belles poques . . Quant aux hommes, ils subissent eux aussi la tyrannie des climats. Leurs stratgies, leurs aspira-tions, leurs luttes sont dtermines par cette structure ondulatoire. En bonne conjoncture, l'assaillant qu'est l'ouvrier peut choisir le moment et le terrain. Certes, crit un journaliste du Temps le 24 mai 1880, l'ou-vrier des fabriques ne lit pas les journaux, il n'en a gure le temps, il ignore l'existence des statistiques officielles mais, pour connatre les variations des affaires... il a ce qu'il voit. S'agit-il d'un tissage et l'industrie est-elle en plein fonctionnement? L'ou-vrier se voit press de terminer ses pices, il voit se monter de nouveaux mtiers. S'agit-il d'une filature? Toutes les broches sont en activit. Et comme on ne travaille pas habituellement pour perdre de l'argent, quoi qu'en disent certains industriels, l'ouvrier conclut de cette fivre du travail une situation prospre .

    Alors il passe l'offensive et remporte la vic-toire ... dans la plupart des cas. En mauvaise conjonc-ture, rduit la dfensive, oblig de se battre contretemps, l'ouvrier n'a plus le choix du terrain. Arc-bout dans ses retranchements, il subit la pres-sion patronale et, le plus souvent, il cdera.

    Les oscillations de l'activit conomique forment ainsi la scne sur laquelle se dplacent les acteurs sociaux. Ces derniers peuvent toujours improviser, changer de partition, apparemment, ils ne peuvent quitter la scne.

    Ces ondes longues ont t repres depuis long-

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    r...

    18 VIVE LA CRISE ET L'INFLAnON!

    temps. Leur observation est mme l'origine des conqutes de l'cole historique franaise. Simiand, Labrousse, Kondratiev, des noms familiers aux histo-riens de l'conomie, anonymes pour le grand public. Franois Simiand est n en 1873. Ds 1903,'.il s'atta-que l' histoire historisante , celle qu'on voudrait aujourd'hui rhabiliter dans certains milieux, celle qui rduit les grands bouleversements des accidents comme, par exemple ... la hausse du prix du ptrole!

    Simiand, au contraire, cherche se dtourner des faits uniques pour s'attacher aux faits qui se rptent. TI veut liminer l'accidentel pour saisir le rgulier, gommer l'individuel pour apprhender le social. Observant le mouvement des prix et des salaires, il repre pour la premire fois les phases A et les phases B qui rythment le dveloppement de l'conomie contemporaine.

    A sa suite, Ernest Labrousse introduit la statisti-que en histoire. Dans sa thse soutenue en 1944 sur la Crise de l'conomie franaise la fin de l'Ancien Rgime et au dbut de la Rvolution, il renouvelle en profondeur l'tude des origines de la Rvolution franaise. En tudiant les fluctuations des prix, des salaires, des revenus fonciers, il met nu la grande rupture du xvme sicle, le mouvement de croissance amorc ds 1720 et remis en cause par la crise de 1788-1790, crise d'autant plus insupportable qu'elle annule pour la grande masse des paysans cinquante annes de prosprit relative. Rvolution franaise: fait divers ou vnement unique? Dans la perspective des ondes longues, c'est un vnement, unique certes, mais pas fatalement ncessaire. La croissance du ~ sicle aurait de toute faon accouch de structures nouvelles. Comme le dit Fernand Braudel au journa-liste qui le questionne sur le vieux fait historique, sur l'vnement: L'vnement, c'est un fait divers qui fait du bruit. Je prfre, quant moi, le simple

  • CE N'EST PAS LA FAUTE AU PTROLE! 19

    fait divers qui n',en fait pas, parce qu'il se reproduit. li peut tre alors l'indicateur d'une ralit longue, et quelquefois, merveilleusement, d'une structure.

    De quelle structure est rvlatrice l'augmenta-tion explosive du prix du ptrole? Avant de tenter une rponse cette question, terminons notre visite aux grands pionniers. Nicolas Kondratiev est un conomiste russe n en 1892. De 1920 1928, il fonde et dirige l'Institut de Conjoncture de Moscou. Obser-vant lui aussi l'volution des donnes conomiques fondamentales comme les prix, l~s salaires, les taux d'intrt, le commerce extrieur, la production et la consommation de charbon, de fonte et de plomb, le portefeuille des banques ... , il met alors en lumire l'existence d'ondes longues, de cycles conomiques qui recoupent les phases A et B de Simiand.

    Critiqu par Trotski et la plupart des cono-mistes marxistes de son temps qui croyaient, eux, que le capitalisme tait entr dans sa phase de putrfac-tion et que sa fin tait imminente, Kondratiev fut relev de ses fonctions puis, la fin de 1930, arrt et dport. C'est son fantme qui hante aujourd'hui nos conomistes en mal d'explications aux malheurs des temps.

    Dans les annes 1950 en effet, un disciple de Kondratiev, le Belge Dupriez, de la Facult catholi-que de Louvain, rptait qui pouvait ou voulait l'entendre que la phase de croissance miraculeuse dans laquelle tait engage l'conomie plantaire au lendemain de la Deuxime Guerre mondiale aurait fatalement une fin, vingt ou trente ans aprs son dclenchement, c'est--dire peu prs vers 1970!

    DES CLIGNOTANTS PRCOCES li est donc temps de reprendre notre courbe

    l'endroit o nous l'avions abandonne et de tenter de

  • 20 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    reprer le moment o la phrase A a commenc donner des signes d'essoufflement. C'est cet interro-gatoire qu'ont men les statisticiens de l'I.N.S.E.E.

    Tout d'abord la rupture de 1974 a t prc-de d'un ralentissement trs net de la croissance mondiale dont on peut dater l'origine en 1969.

    A l'exception de la France et des Etats-Unis, on observe donc, aux alentours de 1969-1970, une dc-lration de la croissance particulirement nette pour la R.F.A. dont le taux de croissance chute de 8,3 % par an, entre 1966 et 1970, 4,3 % pour la priode 1970-1973.

    Dans le cas franais, mme si la production industrielle croit au mme rythme de 1966 1974, il n'y a pourtant aucune conjonction entre les premiers signes de flchissement et l'augmentation du prix du ptrole. En dcembre 1973, au moment o est annonce la dcision de l'O.P.E.P., la production industrielle ne progressait plus depuis le mois de juin. Elle reprend par contre vive allure de novembre 1973 fvrier 1974, au moment donc du coup d'Etat ptrolier pour amorcer ensuite un important mouvement de repli qui la fera chuter de 10 % en un an.

    Autre signe de la rupture, l'acclration de l'inflation partir de 1969.

    De 3,8 % par an en moyenne de 1963 1969, le rythme de la hausse des prix s'lve 5,9 % de 1969 1973. Cette acclration n'est pas propre la France. Elle se manifeste ds 1970 pour la R.F.A., ds 1972 pour les autres pays. C'est partir du second semes-tre de cette mme anne que s'envolent les cours mondiaux des matires premires qui font plus que doubler entre 1972 et le premier trimestre 1974. Une nouvelle fois, la hausse du prix du ptrole n'y est pour

  • CE N'EST PAS LA FAUTE AU PTROLE! 21

    rien. On peut mme dire qu'elle s'inscrit dans une tendance gnrale qui lui est antrieure.

    Autre vent contraire qui souffle sur certains pays avant le COUp d'Etat ptrolier, la monte du chmage.

    En France, sa progression n'a pas pour origine 1974, mais 1963. De 1963 1973, 20000 personnes par an viennent ainsi gonfler la population disponible la recherche d'un emploi.

    Au Royaume-Uni, le nombre de chmeurs, qui s'levait 416000 entre 1960 et 1967, progresse 664000 entre 1967 et 1973.

    Cette progression inquitante semble tre le produit de deux facteurs. En premier lieu, la forte productivit du travail dans l'industrie manufactu-rire n'exigeait plus la cration d'emplois supplmen-taires pour accrotre la production.

    Taux de croissance annuel moyen (en %) de la production et de la productivit horaire

    dans l'industrie (1967-1973)

    France Royaume- Italie Japon R.F.A. Etats-Uni Unis

    Production .... 5,9 3 5,5 10 5,5 3 Productivit ... 5,2 3,6 6,1 7,2 4,6 2,5

    En second lieu, on assiste dans l'ensemble des pays industrialiss une trs forte croissance des cots salariaux depuis 1968. Ce cot comprend le salaire horaire mais aussi l'ensemble des charges salariales verses directement par l'employeur au salari ou prleves en complment de salaires (coti-sations de retraite et de scurit sociale, congs pays ... ).

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    22 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    On remarquera avec malice que, contrairement aux affirmations ritres du patronat franais, la France est de l'ensemble des pays industriels, un de ceux o le cot salarial s'est le moins accru! Quoi qu'il en soit, la rupture de la fin des annes 1960, fort prvisible sur les courbes, n'incitait gure les indus-triels multiplier les postes de travail.

    600

    volution du cofit saltuitd unitaire (en $, taux de change courant)

    (1950 = 100). Echelle semi-logarithmique _ Fronco

    --~ _____ ._ 0. __ _____ lIabo __________ . ___ ._ E1a1II-Unoo

    500 _...... __

    400

    300

    200

    150

    50 ~ ~ ~ ~ ~ n 74

    Source: U .S. Bureau of Labour Statistics. 77 80

    Les profits ne pouvaient manquer d'tre atteints par ce refroidissement du climat. A partir de 1965 aux Etats-Unis, la fin des annes 1960 pour les autres

  • CE N'EST PAS LA FAUTE AU riTROLE! 23

    pays, la part de la valeur ajoute revenant l'entre-prise, le taux de marge, dcline de manire sensible.

    UN NOUVEAU KONDRATIEV? Ainsi, pour les observateurs scrupuleux que sont

    les chercheurs de l'I.N.S.E.E., le coup d'Etat ptrolier ne peut tre tenu pour la cause de la crise dans laquelle nous sommes plongs depuis mainte-nant prs de dix ans. Certes, le quadruplement du prix du ptrole la fin de 1973 a constitu un choc qui a contribu prcipiter la tendance dpressive, mais celle-ci tait manifeste ds la fin des annes 1960, soit trente ans aprs le dbut d'un bon Kondratiev. Mme si le ptrole n'avait pas augment, nous serions aujourd'hui dans une bien mauvaise passe.

    D'ailleurs, puisque la mode en conomie est la simulation, que se serait-il pass sans cette hausse spectaculaire? C'est ce qu'ont tent de dterminer deux conomistes, P. Artus et P. Morin. Le jeu consiste reconstruire une socit en en supprimant un des facteurs. Cette mthode repose sur l'ide que pour dterminer l'effet conomique d'une mesure, d'une innovation ou d'une dcision, il faut crer un modle de socit sans cette mesure, sans cette innovation, sans cette dcision et mesurer les diff-rences que l'on observe entre l'une et l'autre.

    En utilisant le modle conomique qui sert la Direction de la Prvision, le modle Metric, P. Artus et P. Morin ont fait comme si l'nergie importe n'avait pas augment la fin de 1973, comme si le prix du ptrole avait t aussi sage qu'auparavant.

    La comparaison entre le compte de dpart, c'est--dire ce qui s'est rellement pass entre 1973 et 1977 et le compte simul, c'est--dire sans hausse du prix de l'nergie mais aussi sans variation des taux de change entre les monnaies, est stimulante.

  • 24 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    Si le ptrole n'avait pas augment, le nombre de demandes d'emploi non satisfaites aurait quand mme doubl, passant de 430000 en 1973 971000 en 1977, soit 140000 de moins seulement que celui rellement observ la fin de 1977. Les prix la consommation des mnages .. seraient passs d'une hausse de 6,4 % en 1973, 12,2 % en 1975, soit 0,6 % de moins. La production industrielle aurait davantage chut, avec la mme lourdeur que l'investissement productif. Quant au salaire rel et la consommation des mnages, ils auraient volu peu prs de la mme faon.

    QUE L'ON SIMULE OU QUE L'ON SCRUTE, L'OBSERVA-TION SEMBLE FORMELLE. LE PTROLE NE PEUT !TRE TENU POUR RESPONSABLE DE LA CRISE. Alors pourquoi le rpte-t-on si souvent? Par paresse ou par malveil-lance? Les deux explications sont possibles. Les journalistes conomiques sont-ils abonns la revue Economie et Statistique ou la Revue conomique? Ont-ils au moins le temps de les lire? Ce n'est pas vident. Entre les coups de tlphone et les inter-views . de personnalits bien informes, il reste peu de place pour la lecture et la rflexion.

    Seraient-ils aussi malveillants? C'est possible pour les plus brillants d'entre eux. Le ptrole est un alibi providentiel pour disculper le systme conomi-que. Pour que l'atmosphre politique et sociale ne soit pas trouble, pour que la comptence des diri-geants ne soit pas conteste, pour que le chmage soit mieux accept, il fallait trouver la crise une explica-tion trangre, accidentelle. Ce fut le ptrole.

    Mais si ce dernier n'est pas vraiment responsable de la crise, si les observations de Kondratiev sont encore d'actualit, si nous. sommes plongs depuis plus de dix ans dans une onde dpressive, faudra-t-il attendre 1995 pour voir s'amorcer une nouvelle phase de croissance? Comment se fera alors la reprise ?

  • CE N'EST PAS LA FAUTE AU PTROLE! 25

    Quelle sera la technologie nouvelle qui redonnera vigueur et sant l'investissement? Quelles seront les rformes et les politiques conomiques qui s'adapte-ront le mieux cette mcanique ondulatoire? Mme si la technologie des vhicules dans lesquels nous sommes embarqus parat plus sophistique, en regardant une nouvelle fois dans le rtroviseur, peut-tre pourrons-nous prvoir la route que prendra dans l'avenir la marche des affaires?

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    II

    LES VERTUS D'UN MAUVAIS KONDRATIEV

    Nous pourrons toujours, faute de mieux, traquer les changements qui ont affect, depuis le dbut du XIXe sicle, les modes de vie, l'organisation du travail, les types de consommation et, pourquoi pas... les idologies?

    Chaque onde dpressive en effet, chaque mau-vais Kondratiev bouleverse les rgles du jeu prc-dent, faonne les nouvelles structures annonciatrices de lendemains diffrents. Les dpressions crent peut-tre des harmonies que couvrent les gmisse-ments de ceux qui les vivent.

    Entre 1873 et 1896, l'conomie industrielle capi-taliste subit un svre refroidissement. Cela faisait plus de vingt ans que le capital tait en pleine orgie , qu'il broyait allgrement dans ses bagnes la chair mcanique . Dans les ateliers de la Croix-Rousse, dans les coures du Nord, dans les garnis parisiens s'entassaient des tres rabougris, des indivi-dus ples et estropis, des enfants chtifs, des femmes prmaturment vieillies.

    Dans les quartiers ouvriers de Lyon, entre 1855 et 1865, plus d'un tiers des conscrits tait rform pour infirmits et autres affections.

  • UN MAUVAIS KONDRATIEV 27

    En 1872, sur 325000 appels, 109 000 taient infirmes ou mal constitus ... l'ge de vingt ans! 18106 mesuraient moins de 1,45 m, 30524 taient considrs comme tant de faible constitution, 15988 taient infirmes, mutils ou atteints de hernies, de rhumatismes, etc., 9100 taient bossus, boiteux ou avaient les pieds plats, 6934 taient atteints de dfaillance de l'oue, de la vision ou de la respiration, 963 prsentaient des dfauts d'locution ou de la respiration, 4800 un manque total de dentition, 5213 taient victimes de goitre ou de scrofules, 2158 taient paralytiques, pileptiques ou crtins ...

    Nos esclaves blancs, s'criait le Morning Star, s'puisent et meurent sans tambour ni trompette , comme cette jeune modiste londonienne, ge de 20 ans, qui meurt puise aprs 26 heures de travail ininterrompu. C'tait en pleine phase de croissance, le 23 juin 1863.

    Mais voil qu'au milieu des annes 1870, la conjoncture se retourne, les marchs se drobent, les occasions de profit se tarissent. Le patronat inquiet prte alors une oreille plus attentive aux cris d'alarme lancs par le corps mdical, les hyginistes et les observateurs inquiets de cette population alan-guie. Devant la monte Ide la concurrence, la qualit de la main-d'uvre devient une proccupa-tion prioritaire. L'enqute sociale devient non seule-ment une ncessit morale, mais aussi une proccupa-tion conomique.

    Si la race s'abtardit - l'expression est de Jules Simon en visite dans le Nord -, si la gnration qui se prpare dprit - l'inquitude . vient de la Socit industrielle de Mulhouse -, dans quel vivier puisera-t-on la nouvelle arme indus-trielle? Par les constats qu'elle suscite, par les rflexions qu'elle gnre, par les remises en cause qu'elle provoque, la dpression est facteur d'avan-

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    ces. Bienheureux capitalisme qui puise dans ses vices les germes d'une sant nouvelle 1

    ET SION LES INSTRUISAIT?

    Desseiligny est directeur des usines du Creusot, une ville exemplaire o, en 1856, 5000 ouvriers de Schneider ont sign une ptition suppliant l'empereur Napolon III de dbaptiser leur cit pour lui donner le nom de Schneiderville. TI peut donc se permettre d'examiner avec srnit la question sociale . Comment .liminer les dsordres qui accompagnent trop souvent les grves? Comment faire disparaitre les violences et les mauvaises passions? Comment repousser les flaux de l'ivrognerie? Par l'enseigne-ment obligatoire, rpond ce patron clair dans un ouvrage de 1868, l'instruction et la moralit dans leurs rapports avec l'esprit politique et avec les ques-tions de salaire .

    Desseiligny ne conteste absolument pas le bien-fond des grves. TI craint surtout les sourdes agitations qui se propagent sans motifs parmi les populations peu instruites .

    Les ouvriers plus instruits seront, il est vrai, amens discuter plus souvent les tarifs qui leur seront proposs, mais le danger n'est pas dans cette application lgitime du principe de libert. n faut plutt craindre ces sourdes agitations qui se propa-gent sans motifs parmi les ouvriers peu clairs, ce mcontentement qui leur vient, non d'eux-mmes, mais d'un meneur sous l'empire duquel les place leur ignorance, ces prjugs .habilement exploits et dont l'ducation fait justice, ces fcheuses violences que condamnent les bons ouvriers et qui ont donn un regrettable caractre toutes les grves quand elles se sont accomplies dans des populations peu instruites.

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    Dans les centres clairs et moraux, des coalitions ont pu rester calmes et dignes et elles se sont termines sans troubles.

    Pour ce patron, le suffrage universel accord en 1848 doit avoir pour corollaire l'cole gratuite et obligatoire. ,L'instruction est la clef de la sagesse. Dressant un rapide tableau des nations industrielles, Desseiligny note d' incontestables diffrences entre les races du Nord et celles du Midi . En Allemagne, en Belgique, en Suisse, les progrs de l'ducation ont conduit les populations ouvrires une remarquable sagesse. Pendant les crises industrielles, il leur a fallu subir de grandes rductions de salaires. Elles s'y sont rsignes plutt que de demeurer oisives. Point de murmures ni de plaintes: en hommes senss, ils faisaient la part des circonstances et comprenaient que les fabricants ne pouvaient tenir les mtiers occups quand les toffes ne donnaient que de la perte. Au lieu de les accuser, ils leur savaient gr des efforts qu'ils faisaient pour leur conserver un reste d'activit. Les peuples que la libert favorise et qui se montrent dignes d'elle, arrivent sans efforts des sentiments de justice et de modration; dans le respect d'eux-mmes, ils puisent le respect des autres et, quand ils souffrent, ils ne se trompent ni sur les causes du mal, ni sur la nature de la responsabi-lit ...

    Denis Poulot est un petit patron de la mcanique parisienne qui a consacr sa vie un grand dessein : liminer des ateliers ceux qui s'appellent eux-mmes sublimes ou fils de Dieu , des insoumis, fron-deurs, irrespectueux, mais diablement qualifis. A cette poque au cours de laquelle on dissque au scalpel la question sociale , Denis Poulot veut fouiller plein couteau toutes les plaies, les pus-tules de ce corps qui se dcompose... Oh 1 prenez garde, c'est pidmique et trs contagieux, le subli-

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    misme : rflchissez qu'il vous touche, vous aide et vous sert tous les jours; il n'y a pas de temps perdre, courez la pharmacie, il faut tout prix le gurir pour vous prserver vous et les vtres .

    Pour rsoudre ce problme, il faut, propose Denis Poulot, le savoir... mais pas n'importe quel savoir. Pour ce patron de combat, ce n'est pas la soutane. qui doit inculquer la nation les principes de la morale, mais un bon et solide instituteur qui, au lieu d'tre la remorque du goupillon , sera avec le maire le notable le plus honor de la commune. Son plaidoyer pour la laque ferait rougir de satisfaction nos combatifs instituteurs :

    Voulez-vous, prtres, que nous vous disions pourquoi vous tenez tant ce que l'on vous confie la jeunesse? Nous allons le faire, et on verra que vous tes l'entrave la plus formidable la question sociale, et que la soutane sera peut-tre la plus longue draciner.

    A cette religion de fraternit que vous avez reue des aptres, vous avez substitu la plus formi-dable association: un communisme comme jamais l'homme n'en verra de semblable. TI est tellement enracin qu'il a survcu toutes les tourmentes; aprs des sicles, il est vivace, trs vivace au milieu des peuples civiliss, qui ne peuvent se dbarrasser compltement de ces formes dans lesquelles ils ont t levs; ce qui prouve la puissance de son organi-sation, ce chef-d'uvre incomparable. Pourquoi cette force? C'est parce que vous avez pris l'me du peuple, et que vous l'avez atrophie avec des super-stitions ...

    Vous avez un moyen, la religion; une disci-pline, l'obissance aveugle; une mthode infaillible, l'abrutissement; vos sujets, la femme et l'enfant.

    TI faut substituer la soutane un systme d'ins-truction primaire intelligent et qui devienne gnral.

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    A la bourgeoisie timore, Denis Poulot dclare comme le directeur des usines du Creusot : C'est par l'instruction qu'on parviendra sftrement morali-ser le peuple et inculquer dans son esprit les ides du progrs.

    Contrairement donc une ide fort largement rpandue, le combat entre l'enseignement laque et l'enseignement libre ne s'identifie pas au combat entre l'cole du patronat et l'cole du peuple.

    Pour de nombreux capitalistes confronts la question sociale, l'anticlricalisme est aussi une attitude conomique, une arme pour dfendre le profit. L'appareil ecclsiastique est rejet parce que sa btise est une incitation permanente la haine de classes, l'insoumission ouvrire.

    La commmoration des lois scolaires en cette anne 1982 devrait inciter ses officiants commen-ter la lettre que Jules Ferry envoie aux instituteurs le 17 novembre 1883 :

    TI dpend de vous de hter par votre manire d'agir le moment o cet enseignement sera partout, non pas seulement accept, mais apprci, honor, aim comme il mrite de l'tre. Les populations mmes dont on a cherch exciter les inquitudes ne rsisteront pas longtemps l'exprience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront vus l'uvre, quand elles reconnattront que vous n'avez d'autre arrire-pense que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, quand elles remar-queront que vos leons de morale commencent produire de l'effet, que leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, 'des manires plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d'obissance, plus de goat pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d'une incessante amlioration morale, alors la cause de l'Ecole laque sera gagne ...

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    L'instruction gratuite et obligatoire devient ainsi, pour un patronat confront la baisse de ses profits, un des moyens de s'attacher une main-d'uvre plus qualifie, plus soumise, plus douce, plus respec-tueuse.Au jeune ouvrier qui frquentera les coles primaires suprieures, on apprendra la ncessit de l'lite . Dans le Manuel d'instruction civique publi par Armand Colin en 1925, on peut lire en effet:

    Dans une dmocratie, qui est le gouvernement de tous par tous et pour tous, il est ncessaire que des hommes, ayant une conscience claire de l'intrt commun, possdant les connaissances techniques que donnent seules de longues tudes et une intelligence particulire, assurent la direction des entreprises, communes pour le plus grand bien des participants. Si estimable et si adroit que soit un ouvrier, il n'a pas les capacits d'un ingnieur. Si courageux que soit un soldat, rien ne dit qu'il ait le coup d'il d'un gnral en chef. Si consciencieux que soit un instituteur, rien ne prouve qu'il ait les qualits d'organisation nces-saires pour tablir les programmes de tous les ordres d'enseignement -et assurer aux Universits les res-sources qu'exige la haute culture scientifique du pays.

    L'cole allait devenir un formidable apprentis-sage des hirarchies ncessaires au bon fonctionne-ment de l'ordre industriel, hirarchies que contes-taient prcisment les sublimes chers Denis Poulot.

    ET SION LES LOGEAIT?

    L'ouvrier instruit ne sera-t-il pas, de surcroit, plus stable? En mme temps qu'il dclare la guerre l'ignorance, le patronat du mauvais Kondratiev tente de fixer un monde ouvrier saisi par le dmon de

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    l'errance. S'il est un mythe qu'il faut s'empresser d'oublier, c'est bien celui de l'enchanement l'usine qu'auraient provoqu.le livret ouvrier et la duret des rglements. L'anarchie s'enracine dans la mobilit ouvrire. Sans feu ni lieu pourrait tre la devise de ces incorrigibles gyrovagues dont la vie de travail se passe bourlinguer d'un atelier un autre, d'une ville une autre, voire d'un pays un autre.

    Millau, Annonay, Grenoble, Chaumont, Paris, telles sont les tapes d'un mgissier rebelle l'ordre industriel. Firminy, Pamiers, Marseille, Aubervil-liers, Givors, Saint-Etienne, tels sont les points de chute d'un mtallurgiste saisi par le dmon de la bougeotte.

    Sbastien Commissaire, canut lyonnais, nous raconte dans ses Mmoires et Souvenirs l'imptueux. besoin de mouvement qui tourmenta son pre : Un jour de l'anne 1820, mon pre vendit ses meubles et ses chaudires (il tait teinturier), puis acheta un cheval et un chariot quatre roues, mit sa femme et ses quatre enfants dans la voiture et s'en alla un peu au hasard. TI marchait petites journes, sans suivre la ligne droite, cherchant un village qui lui plt. Quand il eut fait une centaine de lieues, en tenant compte des carts droite et gauche de la route, il s'arrta Virieu-le-Grand (Ain), charmant village bti dans une valle au pied de hautes montagnes et arros par une petite rivire qui ne tarit pas. TI s'y tablit teinturier... Ses affaires taient en bonne voie lorsque sa femme mourut. Il resta veuf avec quatre enfants, dont l'ain avait peine onze ans et le plus jeune deux ans ... Aprs quelques mois de veuvage, il pousa ma mre ... TI Y avait peine dix mois que mon pre s'tait remari lorsque le besoin de mouvement qui l'a tourment toute sa vie se fit sentir imprieuse-s'lvera et vivra sa famille tout le profit moral qui dires et son mtier de tisserand, acheta un cheval et

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    t:-

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    une voiture, mit ses enfants dessus et reprit la route de Franche-Comt. Ma mre tait dj indispose et touchait presque au terme o elle allait me donner le jour.

    L'histoire du pre de Sbastien Commissaire n'est pas isole, loin de l. Travailler au pays, occuper l'usine, tels sont des mots d'ordre qui sembleraient pour le moins incongrus des jeunes ouvriers aux-quels les bagnes industriels font horreur et qui cherchent dans le trimard le moyen d'chapper la servitude d'un travail rgulier. Sait-on qu'en France, au dbut du xxe sicle, 65 % des ouvriers n'taient pas maris!

    Ce manque d'intrt pour la possession d'une femme ou d'un logement, cette bougeotte prfre la rgularit d'une paie assure deviennent dans certains secteurs industriels, la mtallurgie en particulier, un obstacle la ncessaire discipline industrielle. A Carmaux, l'absentisme interdit toute gestion planifie. Le 27 juillet 1866, les administra-teurs de la Compagnie sont informs que certains travaux ont t suspendus faute d'ouvriers. Quand le temps est beau, ils manquent par centaines et comme les travaux des champs ont t retards cette anne (1865), je crains que cela ne dure tout l't , crit le directeur au marquis de Solages, prsident de la Compagnie. Le moindre prtexte, note toujours le directeur, les incite manquer la journe : jours de paye, ftes votives du village d'origine' ou des communes voisines de Carmaux, foires qu'ils conti-nuent frquenter sont autant de motifs d'absence.

    Comment rendre cette population ouvrire plus stable, comment l'enfermer dans les boites? Par la femme et la maison, propose le patronat clair . A partir des annes 1870 que nous retrouvons une nouvelle fois la charnire des volutions patronales, le capitalisme industriel la-

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    bore une stratgie d'alliance avec les pouses ouvrires: remise d'un bulletin de paie avec la somme touche, bonnes uvres, confort du logis ...

    Peu d'ouvriers, il est vrai, constate en 1877 Eugne Talion, membre de la Commission sup-rieure du travail des enfants dans l'industrie, peuvent prononcer ce mot plein de charme : ma maison, mon foyer; bien peu encore possdent ce domaine o la femme exerce son empire. Mais, en attendant que l'pargne assure cette possession, l'ouvrier recherche avec soin, pour lui et sa famille, la commodit et l'agrment du logement. Ces avantages, joints l'esprit de stabilit, donnent souvent au plus simple logis tout l'attrait d'une confortable habitation. C'est l encore une des influences les plus propres dtourner du cabaret et de la dissipation extrieure.

    La rpugnance aux habitudes sdentaires, si frquente chez l'ouvrier des grandes villes, s'effacera et il retirera de l'acquisition de la maison o s'levera et vivra sa famille tout le profit moral qui s'attache l'influence de la proprit . La femme retenue au logis pourra y exercer ses facults naturelles d'ordre et de bonne administration ... La vie chez soi est d'ailleurs, personne n'ignore cette vrit conomique, de toutes la moins coteuse. Elle est aussi la plus saine, celle qui excite le moins aux entrainements des dpenses inutiles ou nuisibles.

    Ainsi vont surgir les cits modles des Japy, des Schneider, des Wendel. Au Creusot, un systme de retenues sur salaire permet l'ouvrier d'acheter sa maison et son terrain et quand le journaliste Jules Huret fera en 1893 son tour de France pour enquter sur la question sociale, il s'entendra rpondre par un ouvrier creusotin : On est bien contents, allez, de trouver de l'ouvrage jusqu' soixante-cinq ans. Que demander de plus, du moment qu'on peut manger

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    son pain jusqu' la fin de ses jours? C'est-il pas le bonheur pour l'ouvrier?

    ET SION LES REPOSAIT?

    D'autant plus que le jardinage pourra lui offrir en mme temps dtente et alitnentation plus saine. La culture du poireau va devenir une concurrente redou-table pour le cabaret. A la Compagnie des Mines de Lens, chaque ouvrier entrant en possession de sa maison reoit, distribu gratuitement par la Compa-gnie, le Petit manuel du mineur jardinier. n apprendra ainsi quand doivent tre effectus les diffrents travaux.

    Pour aiguiser l'mulation, un concours annuel des jardins viendra rcompenser le meilleur. Sachant que son jardin sera compar celui de son voisin, il mettra toute son ardeur le surpasser. Sant du corps, conomie, telles sont les vertus qui font du jardinage un atout privilgi de la stratgie patro-nale : L'exprience montre que l'ouvrier, s'il n'est pas stimul, ne. s'intresse pas au jardinage. n ne suffit donc pas de procurer l'ouvrier un jardin, ce qui est relativement facile, il faut encore hri appren-dre jardiner et surtout, obtenir de lui qu'il s'adonne avec joie au jardinage et que, petit petit, le jardin finisse par occuper tous ses loisirs.

    La peur du temps libre et des occupations distraites au travail devient en effet une obsession patronale. Pour amliorer la qualit de la main-d'uvre, il faut certes rduire le temps de travail, mais en prenant soin d'occuper les loisirs.

    Plus les forces de l'ouvrier reprendront d'lasti-cit e~ de vigueur, plus sa sant sera robuste, plus il apportera dans le travail d'action effective. Le repos dominical ne peut donc que procurer des avantages.

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    Comme l'crit encore Eugne Tallon, les patrons clairs estirilent qu'il y a dans ce repos priodique des avantages profitables non seulement aux ouvriers mais leurs propres intrts .

    Coftteuse certes, mais profitable, cette toile qui se tisse autour de l'ouvrier gyrovague. C'est le constat que dresse en 1914 le directeur des mines de Pierre-mond. propos de la cit ouvrire de Mancieulles dans le bassin de Briey : La seule solution accepta-ble ... c'est la cit ... de jolies maisons ouvrires, dont l'ouvrier fera un palais et de son jardin, un parc, dans la proportion de 90 % ... L'ouvrier, attach la maison qu'il habite, nous restera; ce sera le bonheur pour lui et aussi la tranquillit pour l'exploitant.

    ET SION LES SYNDIQUAIT?

    Enfin, cette poque du mauvais Kondra-tiev ,un pouvoir encore plus clair croit trouver dans le syndicalisme l'arme la plus dcisive dans son entreprise de domestication de la classe ouvrire.

    En 1880, cela faisait peine un an que la Rpublique existait de fait. n avait fallu que le monarchiste Mac-Mahon abandonne la partie en se dmettant le 30 janvier 1879. Or voici que la France industrielle se couvre d'autant de grves que les abricotiers de fleurs: 190 grves, 110000 grvistes, plus d'un million de journes de grves, des chiffres jamais atteints . qui meuvent les contemporains et aiguisent la rflexion des jeunes .prfets chargs par la fragile Rpublique de consolider les bases sociales du rgime.

    En mme temps que l'ouvrier surgit dans la littrature avec Zola, il se dresse insolent, vindicatif et menaant, prt renverser les murailles de la cit. Si ne veulent point nous rinqurir, clament les

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    40000 grvistes du Nord au mois de mai 1880, in va bientt tout dmolir .

    Anticlricaux comme les patrons clairs , ces nouveaux prfets font preuve, comme eux, de luci-dit. Dressant pour son ministre le bilan des grves du Nord, Paul Cambon - qui fera plus tard une belle carrire d'ambassadeur Londres - lui suggre une nouvelle organisation des rapports entre patrons et ouvriers capable selon lui d'assurer l'ordre public et la bonne marche du systme industriel.

    Son rapport final du 1er juin 1880 est le dix-septime depuis le dbut d'un conflit qui a commenc le 20 avril 1 Paul Cambon constate tout d'abord les limites de la loi de 1864 qui a autoris le droit de grve. La grve n'est mme pas un moyen d'intimi-dation efficace l'gard des patrons. Ceux-ci savent bien qu' la premire menace contre leurs personnes ou leurs proprits, la force publique intervient pour les protger et ils n'ignorent pas qu'aprs une inter-ruption de travail plus ou moins longue, les ouvriers sont contraints par la faim de rentrer l'atelier. La grve est donc entre les mains des ouvriers une arme encore plus dangereuse pour eux-mmes que pour le patron, la loi de 1864 lui a donn le droit d'meute et voil tout.

    Comment empcher l'ouvrier de s'irriter en silence ? Comment l'empcher de conserver des crises des souvenirs amers, germes de haine et de discorde? Quel remde doit apporter un gouverne-ment dmocratique une pareille situation?

    TI n'yen a pas d'autres, crit Paul Cambon, qu'une bonne loi sur les Chambres syndicales. La discussion qui n'est pas possible entre un patron et un ouvrier isol ou entre des patrons coaliss et des ouvriers ameuts deviendra facile entre socits de patrons et socits ouvrires ... Les Chambres d'ou-vriers offrent des daJ;lgers, je le sais ... mais ce danger

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    existe l'heure qu'il est mille fois plus redoutable et plus pressant, car on vit en dehors de toute lgalit ... Une loi mme mauvaise substituerait ce moyen rvolutionnaire qu'on appelle la grve des procds de discussion calme et rflchie.

    TI faudra attendre peu de temps, 1884, pour que cette loi soit promulgue.

    UN BILAN GLOBALEMENT POSITIF?

    A quelle poque du XIXc sicle le salaire rel a-t-ille plus augment? De 1880 1900, en pleine phase B d'un Kondratiev? Difficile d'en prendre conscience pour des travailleurs confronts d'une manire per-manente au chmage saisonnier et qui voient plafon-ner leur salaire nominal, le seul qu'ils peroivent, le seul qui alimente les rancurs et les insatisfactions.

    A quelle poque du XIXc sicle l'action sociale de l'Etat a-t-elle le plus progress? Entre 1873 et 1896, en pleine phase B d'un Kondratiev. Les dpenses pour l'ducation ont t multiplies par plus de huit au cours de cette priode.

    Peut-on tablir ainsi une corrlation entre les phases de l'activit conomique et les actions d'hommes qui pensent tre guids par leur pro-gramme politique, par leurs convictions, voire ... par leur libre arbitre? L. Fontvieille, dans sa thse, L'Evolution et la croissance de l'Etat franais de 1815 1969, tente de rpondre cette interrogation: Peut-on conclure qu'il y ait liaison? Et en quoi l'action de l'Etat s'inscrit-elle dans le mouvement d'auto-rgulation de l'conomie? Les dpenses d'ducation sont incontestablement des dpenses pour la force de travail. Certes, lorsque nous avan-ons cette proposition, nous n'entendons pas rduire l'ducation, la culture, au seul dveloppement de la

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    force de travail ; elle touche en effet l'homme dans toutes ses dimensions et il serait absurde de la rduire seulement celle de producteur. Mais du point de vue de la rgulation conomique et c'est la seule qui nous intresse ... il semble vident qu'il doit y avoir une relation dtermine, un quilibre entre le niveau de connaissance des travailleurs, c'est--dire leur comptence, et la qualit des moyens de production utiliss. Tout retard des comptences par rapport au niveau exig par les instruments de production ne peut que freiner la productivit gnrale.

    Certes, et il n'est pas indiffrent de noter une nouvelle fois que c'est pendant une priode de dpression conomique que s'est amliore de manire. dcisive la qualit de ,la forGe de travail.

    Cette. amlioration peut sembler en contradic-tion avec l'exprience vcue par les travailleurs au cours des dpressions conomiques. Le salaire rel n'augmente que pour les ouvriers qui gardent leur emploi. L'amlioration des conditions de travail, de scurit et d'habitat peut s'accompagner d'un renfor-cement de la pression patronale. Mais toujours est-il qu'au niveau de la survie conomique du systme, c'est bien pendant cette priode que se mettent en place les C(.lntre-feux qui permettront d'teindre les flambes rvolutionnaires.

    Et le syndicalisme responsable , malgr les espoirs qu'engendrent ses victoires, contribue lui aussi discipliner le monde ouvrier aux rythmes et aux valeurs de la socit industrielle. Parcourons l'Ouvrier de l'Est, un journal syndical, dans son numro de juillet 1898. Condamnant l'habitude d'abandonner le travail pour fter la Saint-Lundi, il crit: Mais pour goter et jouir de tout cela, n'avons-nous pas laiss l'ouvrage en plan au chantier ou l'usine, car c'est aujourd'hui lundi, et le patron n'est pas content? C'est son droit et nous oublions

  • UN MAUVAIS KONDRATIEV 41

    trop volontiers qu'il pourrait user de reprsailles l'gard de ceux qui abandonnent leur travail pour fter la Saint-Lundi.

    En nous envoyant promener le mardi, qu'au-rions-nous dire?

    Soyons logiques avec nous-mmes. Reposons-nous le dimanche ou bien amusons-nous ferme et honntement, mais soyons frais et dispos pour commencer la semaine; montrons-nous des ouvriers consciencieux. En ne mconnaissant pas les droits du patron, c'est le meilleur moyen de revendiquer les ntres.

    Un nouveau mot s'empare ainsi du discours ouvrier, le mot responsabilit. Au dbut du mau-vais Kondratiev, le proltariat campait encore aux portes de la cit. A son terme, on l'avait convi y installer lui aussi sa demeure.

  • III

    PUTRFACTION ET PAUPRISATION ABSOLUE?

    TI faudra toutefois attendre une nouvelle phase B pour qu'il puisse l'quiper. Le bon Kondratiev, celui de la Belle Epoque et des annes folles, met en effet en veilleuse les avances de la priode ant-rieure. Tout se passe au contraire comme si le capitalisme puisait dans l'amlioration de la race ouvrire une nouvelle sant.

    Les profits d'entreprise sont alors tirs vers des sommets historiques et Henri Schneider triomphant peut rpondre au journaliste qui lui pose cette question: Croyez-vous que la concentration des capitaux et des moyens de production a atteint son maximum ou doit encore se dvelopper? - TI n'y a pas de maximum! a marche toujours, a n'a pas de bornes, a!... - Mais est-il indispensable que le directeur d'une usine en absorbe lui seul tous les bnfices? - a, c'est autre chose! Pensez-vous qu'il ne faut pas de l'argent pour faire marcher une " boite " comme celle-ci? A ct du directeur, de la tte, il yale capitaliste 1... qui aboule la forte somme ... Le capital qui alimente tous les jours les usines d'outillages perfectionns, le capital sans lequel rien n'est possible, qui nourrit l'ouvrier lui-mme! Ne reprsente-t-il donc pas une force qui doit

  • PUTIFACl'ION ET PAVPmusATlON? 43

    avoir sa part de bnfices, n'est-il pas une collabora-tion indispensable qu'il faut intresser?.. Si vous supprimez au capital son intrt, vous n'en trouverez plus quand vous en aurez besoin! Ceux qui l'auront le conserveront, c'est tout simple ... L'change perp-tuel, c'est la vie du capital, et c'est l en mme temps 'son utilit. Comment empcher le capital de se former? .. TI Y avait un ouvrier, parmi les mille que j'ai employs, qui gagnait cent sous par jour; il s'est dit : "Tiens! Bibi n'a besoin que de quatre francs pour vivre, Bibi va mettre vingt sous de ct tous les jours! " TI dit, et au bout de l'anne, il a 365 francs; il recommence l'anne suivante, dix ans, vingt ans de suite, et voil un capitaliste 1 Presque un petit patron! Son fils pourra agrandir le capital paternel, et c'est peut-tre une grande fortune qui commence. La trouverez-vous mal gagne?

    Non, certes, mais comment mettre vingt sous de ct pendant les vingt trente ans qu'a dur ce bon Kondratiev alors que le salaire rel n'a quasiment plus progress, alors que le poids des dpenses alimentaires dans les budgets ouvriers reprsente toujours, en 1930, 60 % des dpenses totales? .

    De 1896 la fin des annes vingt, le proltaire survit, s'duque, se syndique et lutte, mais il ne consomme pas.

    Seuls des rengats , des traitres la classe ouvrire pouvaient d'ailleurs lui laisser esprer que le capital tait capable d'accepter une amlioration durable du niveau de vie des masses populaires. Consommation et capitalisme, telle est en effet la question qui divise la Belle Epoque les thoriciens se rclamant du marxisme. L'enjeu tait de taille. Le capitalisme tait-il capable de s'amender ou non? Etait-il capable d'attnuer ses contradictions ou non?

  • 44 VlYB. LA CRISE ET ,L'INFLATION!

    Etait~il capable de prfrer. la paix la guerre. ou non? .

    Pour les rformistes , pour les petits-bour-geois , pour les social-chauvins dnoncs avec vigueur et persvrance par Lnine, la stagnation du pouvoir d'achat ouvrier n'tait pas.une fatalit, mais le produit d'une situation historique concrte mar-que par l'aveuglement d'une fraction de la bour-geoisie.

    Mais rien ne disait que cet aveuglement persiste-rait. Il suffisait d'une rforme sociale impose par les luttes: ouvrires, d'une amlioration du pouvoir d'achat pour mettre fin aux luttes armes que se livraient les puissances capitalistes avides de marchs extrieurs.

    Du point de vue purement conomique -crivait le traitre Kautsky -, il n'est pasimpossi-ble que le capitalisme traverse encore une nouvelle phase o la politique des cartels serait tendue la politique extrieure, une phase d'ultra-imprialisme, c'est--dire de super-imprialisme, d'union et non de lutte des imprialismes du monde entier, une phase de cessation des guerres en rgime capitaliste, une phase" d'exploitation en commun de l'univers par le capital financier uni l'chelle internationale".

    Kautsky tait en fait un optimiste convaincu. Il pensait que le capitalisme tait capable d'lever la capacit de consommation de la population. Il pensait que les politiques d'expansion coloniale ne profitaient qu' une minorit d'industriels et de financiers et qu'elles reprsentaient une charge pour la communaut. TI pensait que le capitalisme pouvait se dvelopper en consacrant une proportion plus grande de ses investissements l'accroisse~ent de son march intrieur. En somme, l'poque o les poilus mouraient dans les tranches, il pensait que la

  • PU1'1FACTION ET PAUPRISATION? 4S

    guerre n'tait pas le produit inluctable du capita-lisme.

    Ce sont ces petites fables bbtes que Lnine va dnoncer avec vigueur. Dans son livre, L'Impria-lisme, stade supreme du capitalisme, il tente de dmontrer de manire irrfutable que les guer-res imprialistes sont absolument invitables tant qu'existera la proprit prive des moyens de produc-tion. Certes, crira-t-il imprudemment, si le capita-lisme pouvait dvelopper l'agriculture qui, aujour-d'hui retarde partout terriblement sur l'industrie, s'il pouvait lever le niveau de vie des masses populaires qui, en dpit d'un progrs technique vertigineux, demeurent partout greves par la sous-alimentation et l'indigence, il ne saurait tre question d'un exc-dent de capitaux , mais comment admettre, sauf paraitre un ractionnaire servant de marcbepied aux social-chauvins, que le capitalisme est capable d'une telle amlioration 1

    Mais alors le capitalisme ne serait pas le capita-lisme, car l'ingalit de son dveloppement et la sous-alimentation des masses sont les conditions et les prmisses fondamentales, invitables de ce mode de production. Tant que le capitalisme reste le capita-lisme, l'excdent de capitaux est consacr, non pas lever le niveau de vie des masses dans un pays donn, car il en rsulterait une diminution des profits pour les capitalistes, mais augmenter ces profits par l'exportation de capitaux l'tranger, dans les pays sous-dvelopps.

    On ne peut formuler plus clairement.la thorie de la pauprisation absolue. Amlioration du niveau de vie des masses et maintien des profits sont incompatibles. Pour se dvelopper le capitalisme a absolument besoin de l'appauvrissement de la classe ouvrire, de sa sous-alimentation . Rosa Luxem-

  • 46 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    burg et Boukharine martleront cette vrit irrfu-table . Comment la bourgeoisie pourrait-elle accep-ter d'augmenter la part de la classe ouvrire pour tenter de se tirer du ptrin ses propres dpens ? Elle prfrera conqurir des marchs extrieurs, exporter ses capitaux l'tranger, accrotre le revenu de ses rentiers qui pourront le dissiper sur la Cte d'Azur ou sur les rives des lacs suisses.

    Dans son ouvrage, L'Economie mondiale et l'imprialisme, Nicolas Boukharine se hasardera mme cette prvision : La question conomique essentielle est de savoir quel sera le sort des diff-rentes parties du revenu national; autrement dit, le tout est de savoir comment le produit national sera rparti entre les diverses classes sociales et, en premier lieu, comment voluera la "part" de la classe ouvrire. A ce sujet, nous supposons que le processus se dveloppe de faon peu prs identique dans tous les pays avancs et que les thses justes pour les conomies nationales le sont galement pour l'conomie mondiale.

    Tout d'abord, on est oblig de constater une tendance profondment enracine la diminution du salaire rel. La chert, essentiellement base sur la disproportion de la production capitaliste, ne dispa-raitra pas mais s'aggravera ... Rsultat: une part de plus en plus grande du produit reviendra la bour-geoisie et son gouvernement.

    D'autre part, la tendance contraire venant de la classe ouvrire se heurtera la rsistance croissante de la bourgeoisie consolide et organise, troite-ment associe avec l'Etat. Les conquetes ouvrires habituelles de l'poque antrieure (le livre est crit en 1915) ne sont pour ainsi dire plus possibles. Ainsi, il y a aggravation non pas relative, mais absolue de la situation de la classe ouvrire.

    Ce pessimisme est en fait le fondement essentiel

  • PUTRFACI'ION ET PAUPRISATION? 47

    des thories marxistes de l'imprialisme. C'est parce qu'il est incapable d'accrotre la consommation sociale que le capitalisme est conduit conqurir des dbouchs extrieurs.

    A terme cependant, quand l'humanit entire sera soumise au mode de production capitaliste, quand le monde ne sera plus compos que de bourgeois et de proltaires, l'effondrement du capita-lisme sera invitable. En dpouillant progressivement les couches non capitalistes, en avilissant les condi-tions d'existence de toutes les classes laborieuses, en transformant l'histoire quotidienne du monde en une srie de catastrophes et de convulsions, le capital finira par dresser contre lui la classe ouvrire interna-tionale.

    A ce moment, les contradictions insupportables qu'il aura engendres ne pourront tre rsolues que par l'application des principes du socialisme,c'est--dire, prdira Rosa Luxemburg, par une forme conomique qui est par dfinition une forme mon-diale, un systme harmonieux en lui-mme, fond non sur l'accumulation, mais sur la satisfation des besoins de l'humanit travailleuse et donc sur l'pa-nouissement de toutes les forces productive de la terre .

    En attendant cette heure, le capitalisme e:ngen-drera inluctablement, ajoutait Lnine, une ten-dance la stagnation et la putrfaction , c'est--dire, toujours selon Lnine, qu'il fera disparatre les stimulants du progrs technique et crotre de faon spectaculaire la couche des rentiers. Bref, l'aube du xxe sicle, le capitalisme tait entr en agonie . Quarante ans plus, sa dcomposition tait toujours d'actualit.

    A l'poque en effet o commence un autre bon Kondratiev, au lendemain de la Deuxime

  • 48 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    Guerre mondiale, le Parti communiste franais commmore sa fidlit Lnine en .dveloppant un thme appel un grand succs, celui de la pauprisa-tion absolue de la classe ouvrire.

    En avril 1950, Maurice Thorez proclame ainsi devant le Xne congrs du Parti : En ralit, la part de l'ouvrier dans le produit de son travail a diminu au profit du capitaliste et le salaire rel lui-mme a diminu .. La classe ouvrire est rduite un ,tat de sous-alimentation chronique. Par rapport au sicle dernier, la consommation moyenne par jour et par habitant a diminu Paris et dans les grandes villes. Pour la viande, elle est tombe de 215 grammes en 1865, 112 grammes en 1948. Ainsi se vrifie la thse de Marx sur l'appauvrissement des masses labo-rieuses en regard de l'enrichissement inou des capita-listes.

    On reconnait au passage les thmes chers aux premiers thoriciens marxistes : l'impossibilit pour le capitalisme d'augmenter le niveau de vie des masses laborieuses, le contraste entre d'un ct la sous-alimentation des masses et de l'autre la croissance fabuleuse des profits.

    La campagne sera reprise avec plus de vigueur au dbut de l'anne 1955. Elle semble rpondre une dclaration de Douglas Dillon, ambassadeur des Etats-Unis en France, selon laquelle on assisterait dans ce pays une amlioration progressive du niveau de vie et mme au fait que la France pourrait bien tre au seuil d'une nouvelle rvolution cono-mique et industrielle susceptible d'amener des progrs tonnants . Simultanment, l'ambassadeur amricain poussait J'outrecuidance jusqu' affirmer que, pour la premire fois, des biens durables de consommation sont mis la porte des classes les moins favorises de la population et que s'ouvraient ainsi de nouvelles perspectives sociales capables

  • PUTlFACI'lON ET PAUPIUSATION? 49

    d'assurer une promotion tangible des travailleurs. Au mois de mars 1955, dans un article des

    Cahiers du Communisme, Maurice Thorez va tenter de dmontrer qu'on assiste au contraire, une aggravation acclre du sort des masses labo-rieuses . Dans un souci pdagogique, le secrtaire gnral du Parti communiste peut alors crire: L'aggravation des conditions de logement s'accom-pagne d'une baisse vidente de la qualit du vte-ment. Parce que la casquette, porte nagure par tous les ouvriers, revient trop cher, on lui prfre un simple bret; et les bleus de travail, qui co(J.tent

    plusi~urs billets de mille francs, sont remplacs par des salopettes en tissus colls; le pantalon de velours, si rpandu autrefois, est aujourd'hui un prix prohi-bitif.

    En somme, malgr les luttes ouvrires, malgr l'action nergique du Parti communiste depuis 1920, malgr les conqutes du Front populaire, malgr la Scurit sociale et la diminution lgale du temps de travail, le gouffre s'largissait entre les proltaires et les nantis. Les ouvriers taient comme condamns perptuit au taudis, au baraquement, voire au campement sous la tente dans les terrains vagues . Dans quel tat de dnuement aurait t la classe ouvrire sans ces conqutes 1

    Au mois d'avril 1955, devant les doutes suscits par la dmonstration de Maurice Thorez, Paul Cour-tieu et Jean Houdremont vont reprendre pour le dvelopper le thme de l'ppauvrissement absolu de la classe ouvrire franaise . Critiquant leurs camarades d'Economie et Politique (une revue cono-mique fonde par le Parti communiste en 1954), qui limitaient la priode de pauprisation la priode postrieure 1914, ils vont utiliser un certain nombre de statistiques pour dmontrer que l'ouvrier de 1955 est plus pauvre que celui de 1914, que celui de 1914

  • 50 VIVB LA CRISE ET L'INFLA'ITON 1

    est plus pauvre que celui de 1870, que celui de 1870 est plus pauvre que celui de 1849 et enfin (la chaine s'arrtera l) que celui de 1849 est plus pauvre que celui de 1826 ... !

    Ainsi, en croire une tude de Paul Louis, le travailleur parisien qui, il Y a un sicle, pouvait se procurer avec son salaire quotidien : 16 kilos de pain ou 4,250 kilos de viande, ou 3,700 kilos de beurre, ou 84 ufs ou une centaine de kilos de pommes de terre, achetait avec ce salaire en 1901, 20 kilos de pain, ou 4,360 kilos de viande, ou 2,130 kilos de beurre, ou 58 ufs ou 50 kilos de pommes de terre. En 1949, Paris, avec un gain de 800 francs, il payait 23 kilos de pain, ou 2,500 kilos de viande, ou 1,250 kilo de beurre, ou 40 ufs, ou 37 kilos de pommes de terre .

    Non seulement donc, l'ouvrier de 1955 mangeait moins que sous le Second Empire, mais encore la qualit de sa nourriture s'tait dgrade.

    Les auteurs de l'article citaient ce propos un texte de Lnine qui crivait, ds 1912, propos de la margarine: La margarine co'te moins cher que le beurre. Le beurre n'est pas pour le porte-monnaie de l'immense majorit de la population des pays capita-

    Temps de travail ncessaire un mtllllurgiste pIJ1'isien

    pour obtenir : 1913 1938

    1 repas au restaurant ............ 40mn 37mn 1 litre de vin 10" ................ 12mn 16mn 1 kilo de sucre ................. 35mn 26mn 1 costume de confection de bonne

    qualit ...................... 30h 33 h 20 1 chemise habille .............. 3h 2h20 1 paire de chaussures de bonne

    qualit ...................... 10 h 7h30

    SOUTce: La Vie ouvrire (10-16 mai 1955):

    1955

    1 h26 23mn 32mn

    71h25 6h 11

    16h 40

  • PUTRFACTION ET PAUPRISATION? 51

    listes. Les ouvriers gagnent si peu qu'ils sont obligs d'acheter des produits de contrefaon, de basse qualit, moins chers ... Et voici que la production d'un produit de consommation bon march grandit non par jour, mais par heure en mme temps que grandit le luxe inou d'une poigne de millionnaires.

    Cette campagne, limite au dpart aux intellec-tuels , fut relaye par La Vie ouvrire qui tenta de dmontrer aux adhrents de la C. G. T. quel point leur niveau de vie s'tait dgrad depuis 50 ans.

    Comment La Vie ouvrire a-t-elle pu publier de telles statistiques? Cela reste un mystre. Aren croire, le niveau de vie aurait en moyenne diminu de moiti entre 1913 et 1955, c'est--dire qu' cette date, il aurait fallu travailler 96 heures par semaine pour obtenir la mme quantit de marchandises qu'en 1913.

    Ces statistiques sont videmment absurdes. Si l'on exprime en units de salaire horaire du manam-vre de province l'volution de certains prix, on obtient pour ces produits l'volution suivante.

    1913 1938 1955

    1 kg de beefsteak Paris ......... 8h24 5 h46 4h42 1 kg de gigot ................... 9 h 41 4 h 68 5 h 42 1 kg de beurre ................. 10 h 7 5 h 10 4 h 35 1 kg d'oranges ................. 3 h 77 1 h 12 Oh74 1 bassine friture ............... 13h97 5h25 3 h60 1 ampoule lectrique de 25 W .... 5 h 88 Oh97 Oh545 La place la moins chre au

    Chtelet. .................... 2h 94 Oh 88 Oh605 1 fauteuil d'orchestre la

    Comdie-Franaise ........... 23 h 5 8 h 47 6 h 35 1 carnet de 10 tickets 2e classe

    pour le mtro ................ Oh 441 Oh220 Oh 121 1 paquet de Gauloises bleues ..... 1 h 36 Oh 51 o h49 1 kg de savon .................. 2 h 21 1 h 05 Oh 79

    Source: J. FOURASTI, Documents pour ['Histoire et la Thorie des prix, A. Colin.

  • 52 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    Mais l'essentiel n'est pas dans cette bataille de statistiques. Les besoins, les gots sont en constante volution et le fait que l'ouvrier prfre le bret la casquette n'est pas fatalement un signe d'appauvrisse-ment.En fait cette campagne sur la pauprisation absolue est bien en prise sur les comportements culturels des Franais. Elle rvle la mfiance envers la croissance et la consommation, le scepticisme l'gard des capacits d'adaptation du systme cono-mique.

    Les Franais attribuent souvent au pass des vertus que semble saccager le prsent, comme si l'ide d'amlioration tait pnible admettre, comme si l'accession un certain confort tait le signe d'une trahison.

    Si quelqu'un 'vient nous dire qu'on est des bourgeois parce qu'on a une jolie maison, proteste cette ouvrire de Montbliard., en 1975, on lui rpond qu'il n'a qu' venir la faire de ses mains, la. maison!

  • IV

    L'AUSTRIT, AVATAR SUPIME DU CAPITALISME

    Cette jouissance qui perturbe la conscience de la classe ouvrire et irrite ses porte-parole, il a fallu en fait attendre le second mauvais Kondra-tiev pour qu'elle s'intgre dans les stratgies patro-nales. Au lendemain de la Premire Guerre mondiale en effet, au moment o le mot inflation s'insinue dans le vocabulaire quotidien, la jouissance est encore considre par la majorit du patronat comme un ferment de dsorganisation sociale.

    Prenant la parole lors de la Semaine de la Monnaie, organise au mois de juin 1922 Paris par le Comit central de la Semaine du Commerce extrieur, Eugne Mathon, vice-prsident de l'Asso-ciation franaise de Fabricants de Tissus, peut alors dclarer: Si l'on ajoute cette situation conomi-que le besoin de se dtendre, de jouir de la vie, qui prend tous ceux qui ont souffert et subi des priva-tions, on peut se rendre compte de la dsorganisation sociale qui s'en est suivie. C'tait un besoin universel de jouir. Les thories rvolutionnaires trouvaient l un bouillon de culture tout prpar ... L'ouvrier gris ... ne voit pas pourquoi il serait limit dans ses dsirs.

    Ecrivant pour la Revue des Deux-Mondes au

  • 54 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    mois de dcembre 1930, Eugne Motte, industriel lainier, regrette que la frugalit ait partout dis-paru, dplore l'aguichage exerc par les vitrines des petits magasins qui ont tripl depuis la guerre. C'est un malheur, se lamente-t-il, car l'avenir appartient aux conomes. Cette opinion est parta-ge par les industriels de Meurthe-et-Moselle qui estiment en 1920 que si la vie augmente, les ouvriers doivent restreindre leurs dpenses, car la classe bourgeoise a fait depuis longtemps le sacrifice des ptisseries, poulets, etc. .

    C'est Edmond Giscard d'Estaing, brillant inspec-' teur des Finances, qui dplore en 1933 l'usage du chque : De nombreuses socits industrielles ou commerciales ont pris l'habitude dplorable de payer leurs employs en portant leurs appointements au crdit d'un compte ouvert chez elles, au lieu de les payer matriellement... Ainsi la pratique nouvelle des paiements par chques permet d'accroitre d'une faon considrable et gratuite les pouvoirs d'achat dont dispose la nation. En d'autres termes, dans la mesure o les murs s'adaptent un emploi accru des paiements sans monnaie, le monde peut crer des richesses et ne pas les payer. Voici la rvolution conomique la plus profonde des dernires dcades ... Le monde a vcu tranquille pendant que l'usage du chque allait en se dveloppant.

    Cette austrit, cette mfiance envers la rclame et la consommation de masse, ces rti-cences devant le crdit, cette ide que la sobrit doit tre ,une vertu consentie sont en fait, nous le savons maintenant, responsables de la grande crise qui branle les fondements de l'conomie capitaliste partir de ... 1926, 1927, 1928 ... 1929?

    Le krach de Wall Street du mois d'octobre 1929 ne peut tre considr en effet comme le point de dpart d'une dpression dont les signaux prcurseurs

    ...

  • L'AUSTRIT, AVATAR suPdME 55

    s'allument quelques mois, voire quelques annes auparavant. Le prsident des Etats-Unis, H. Hoover, qui mrite mieux que sa rputation, a raison d'crire: Plusieurs pays sont entrs dans une phase de rcession en 1927 et en 1928, bien avant la date prise d'ordinaire pour marquer le dbut de la crise aux Etats-Unis, savoir le krach de Wall Street en octobre 1929.

    Le cas de la France est cet gard particulire-ment intressant. On a tellement rpt aux Franais que leur pays tait une ne heureuse touche tardivement par l'ouragan amricain, que le retard de la crise en France s'expliquait par la faible importance de ses changes extrieurs, que la revalorisation du franc magnifiquement mene par Raymond Poincar en 1928 avait retard l'chance, qu'ils ont fini par croire la non-culpabilit de l'conomie fran-aise.

    Et pourtant, loin d'tre la rpercussion d'un vnement extrieur l'conomie du pays, la crise de 1929 en France nat des contradictions de sa propre croissance, contradictions dont les signes avant-cou-reurs s'annoncent bien avant le fameux jeudi noir d'octobre 1929 *.

    DES CLIGNOTANTS PRCOCES

    L'affirmation peut sembler telle~ent surpre-nante qu'il nous faut rappeler par avance ce que nous entendons par le mot crise . Les Anglais ont pour ce faire une expression image, tuming point ou peak.

    * Nous reproduisons largement ici un article que nous avons publi dans la Revue conomique, nO 4, juillet 1980, sous le titre, Les origines " inopportunes " de la crise de 1929 en France .

  • 56 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    La crise correspond en effet au point de retourne-ment, au point critique qui marque le passage de l'expansion la dpression. Pour la dpression dans laquelle nous sommes plongs, nous avons' observ que la crise pouvait tre date des annes 1969-1970. Pour la dpression qui s'amorce la fin des annes vingt en France, la crise peut tre situe en 1928-1929.

    Sans vouloir tablir une quelconque hirarchie des clignotants, le premier indice observer semble bien le mouvement des prix. Aussi tonnant que cela puisse paraitre aujourd'hui, la baisse des prix annonce infailliblement jusqu'en 1930 une longue priode de dpression conomique. Or si cette baisse s'amorce, au niveau du march mondial, au milieu des annes vingt, elle s'aggrave nettement au dbut de l'anne 1929 et c'est en France que la chute est la plus prcoce et la plus marque.

    L'indice des prix de gros entame partir du mois de mars 1929 un mouvement de repli qui l'amne en octobre un niveau infrieur de 8,7 % celui de fvrier. Cette baisse est nettement plus marque qu'en Allemagne (- 2,1%); qu'en Angleterre ( - 3,5 %) ou qu'aux Etats-Unis ( -1,9 %). Mais ce repli moyen de plus de 8 % masque des volutions plus prononces et plus significatives.

    Le prix des textiles, par exemple, a chut de 16,5 % entre le mois de fvrier et le mois de dcembre 1929, celui des cuirs et des peaux de 23,7 % et celui du caoutchouc de 31,2 %.Par contre, le prix des produits chimiques, des mtaux et des matriaux de construction est rest peu prs stable.

    Autre clignotant particulirement frileux, le cours des valeurs revenu variable. Les profession-nels de la Bourse - Contrairement. aux petits par-gnants -. ont l'piderme sensible au moindre refroi-dissement de l'atmosphre. Plus que d'autres, les

  • L'AUSTRIT, AVATAR SUPdME 57

    tablissements de crdit sentent le moment o il vaut mieux s'abstenir de toute affaire nouvelle, o il vaut mieux carguer les voiles avant la tempte. Or, c'est partir du mois de mars 1929 que flchit l'indice du cours des valeurs revenu variable.

    De 548 en fvrier (base 100 en 1913), il se retrouve 489 en octobre, alors que dans le mme temps la hausse se poursuit Wall Street. Mais, comme pour l'indice des prix de gros, cette baisse de 12 % en huit mois masque des divergences sensibles. Le repli affecte particulirement les industries textiles ( - 32 %), les socits coloniales (- 20 %), les compagnies de navigation ( - 17 %) mais pargne les houillres, les grands rseaux de chemins de fer et les compagnies d'assurances. Ces replis n'chappent pas aux statisticiens de l'poque qui ne manquent pas, comme le fait J. Dessirier, de fliciter la Bourse de son attitude prudente depuis fvrier 1929, prudence trs comprhensible quand nombre d'indices cono-miques avaient nettement flchi par rapport des maxima extraordinairement levs .

    Autre indice singulirement prcoce en France, le tassement des exportations dont l'essor, particuli-rement dynamique de 1922 1926, est bris partir de 1927, alors que dans les autres pays industrialiss, les ventes l'extrieur poursuivent leur marche ascendante. Pour certaines branches toujours, ce tassement se transforme en droute.

    Ainsi, pour ces produits qui reprsentent en 1926 76 % de l'ensemble des exportations d'objets fabri-qus, la crise est antrieure de deux ans au krach boursier d'octobre 1929. .

    Par contre, l'indice de la production industrielle semble chapper la morosit gnrale. Par rapport la base 100 en 1913, il atteint son peak au 2e trimestre de l'anne 1930, avec l'indice 1.44.

  • 58 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    Mouvement des exportations entre 1926 et 1929 (en francs de 1913)

    Outils et ouvrages en mtaux ....... . Ouvrages en caoutchouc ........... . Automobiles ..................... .

    -23,7 % -45,6 % -20,9 %

    Tissus de coton ................... . -16,3 % Tissus de laine .................... . - 4,7 % Tissus de soie et bourre de soie ...... . -19,4 % Fils de laine ...................... . -21,4 % Vtements et lingerie .............. . -25,3 %

    Mais, comme le rappelle Alfred Sauvy, il serait imprudent d'attribuer cet indice gnral une prci-sion laquelle il ne saurait prtendre. En 1938, des pans entiers de la production industrielle chappaient la Statistique gnrale de la France. TI vaut donc mieux, comme nous l'avons fait auparavant, dsagr-ger la moyenne globale pour apprhender l'volution des diffrentes branches industrielles. On peut alors reprer les trimestres au cours desquels la production a atteint son maximum, c'est--dire le moment o s'est amorce la dpression.

    2e trimestre 1928 4e trimestre 1928 2e trimestre 1929

    4e trimestre 1929 1 er trimestre 1930 2e trimestre 1930

    Laine, soie Coton, cuir Fonte, acier, automobile, travail du cuivre Caoutchouc Industries extractives Papier, btiment

    La crise s'tale donc sur deux ans mais avec une chronologie qui ne nous tonne plus. Les indus-tries textiles, l'automobile, le caoutchouc cdent les premires. La chute est particulirement svre pour l'industrie de la soie qui voit sa production baisser de

  • L'AusmRI1, AVATAR sUPdMB 59

    prs de 24 % en un an, pour celle du cuir (21,7 %) et l'industrie automobile (11,1 %). Mme si, par la suite, la catastrophe a pu tre vite, la prcocit du retournement n'en est pas moins incontestable.

    La Banque de France enregistre, dans une cer-taine mesure, cet essoufflement, les agences de la Banque installes dans les rgions industrielles voyant leurs affaires dcroitre entre 1926 et 1928.

    TI faut noter ds maintenant la bonne corrlation enregistre entre ces premiers clignotants. Que ce soit au niveau des prix, des cours en Bourse, des exportations ou de la production industrielle, la crise ne frappe pas toutes les branches aux mmes dates et avec la mme ampleur. TI faudra bien expliquer cette fracture entre secteurs vulnrables et secteurs protgs.

    Ce qui peut tonner, par contre, c'est le fait que ce retournement ne semble pas avoir affect l'indice du chmage, alors que l'ensemble des branches qui se replient entre la fin 1928 et la fin 1929 reprsentent prs de 50 % de la population active employe dans le secteur industriel.

    TI est bien vrai qu'en octobre 1929, en France, il n'y a, selon les statistiques officielles, aucun ch6meur secouru par les fonds de chmage. TI faudra attendre mars 1931 pour en voir recenser 50000. Un tel chiffre tonne, au vu du recul de la production, dans les branches textiles en particulier. La lecture attentive du Bulletin du ministre du Travail a vite fait de dissiper nos doutes. Ce n'est tout d'abord qu'en janvier 1931 que les inspecteurs du travail et les ingnieurs des mines se voient confier l'laboration d'une statistique mensuelle du chmage. Pour la premire fois, on se proccupe de comptabiliser le nombre d'heures de travail pratiques par semaine, ce qui permettra de mesurer - ce que ne faisaient pas

  • 60 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    les statistiques prcqentes -le chmage partiel. En septembre 1933, par exemple, plus de 40 % des tablissements industriels sont affects par le ch-mage partiel . ..

    Cet oubli pour la priode antrieure qui nous proccupe est d'autant plus regrettable que le minis-tre du Travail, en accord avec les grandes organisa-tions patronales, avait prconis le chmage partiel pour viter les licenciements massifs. En 1931, la premire statistique du chmage partiel nous rvle que, dans le secteur des. textiles, du vtement et des cuirs et peaux, le pourcentage du personnel travail-lant moins de quarante heures, c'est--dire dj affect par la crise, s'lve plus de 85 %. Un rapide calcul permet d'valuer un quivalent de plus de 300 000 chmeurs complets le chmage partiel dans ces . branches qui occupent cette date 2300000 actifs.

    D'autre part, le ministre du Travail estime 770000 le nombre d'trangers qui sont repartis dans leur pays entre le recensement de 1926 et celui de 1931. On peut supposer que le retournement des affaires a t un facteur de dpart. Enfin, comme les secours accords sont cette poque trs faibles, les chmeurs qui ont quelques conomies ou qui accep-tent mal cette situation dvalorisante rpugnent y recourir.

    Ainsi, en octobre 1929, si l'on ajoute les ch-meurs complets aux chmeurs exports (les trangers), on atteindrait un recul de l'emploi d'envi-ron un million de personnes. Cette diminution sensi-ble nous semble plus conforme au recul de l'activit industrielle mesur par les autres indices. On peut s'tonner de nos calculs et les critiquer en estimant par exemple que si ces chiffres taient rels, on s'en serait l'poque prcocement alarm.

    Mais, comme le constate la Revue d'conomie

  • L'Ausmmm, AVATAR sUPdME 61 politique ds mars-avril 1931, c'est sans doute en partie parce que la population rurale a conserv en France une importance plus grande que dans beau-coup d'autres pays que les crises de chmage sem-blent y tre moins graves . En temps de crise, la population industrielle caractre rural reste chez elle et se consacre alors aux travaux agricoles. Dans le tissage de la soie, par exemple, pendant la crise, les maigres commandes sont revenues aux faonniers et spcialement aux ateliers mcaniques domicile, susceptibles, selon le patronat lyonnais, de plus grandes restrictions.

    Ainsi, la structure particulire de la population active industrielle de la France en 1929 - importance des travailleurs trangers, faible taille des tablisse-ments -' annule tout jugement qui postulerait le caractre tardif de la crise en s'appuyant sur l'absence du chmage en octobre 1929.

    Prcoce galement,' le tassement des profits. Prcoce et pentu comme si l'euphorie des annes vingt devait tre punie de ses 'excs. A lui seul, le pic des annes 1922-1932 semble d'ailleurs rvler des bouleversements qu'il nous faudra lucider.

    A court terme, il explique dj le ralentissement des investissements ds 1929. L encore, le fait que les augmentations de capital atteignent en 1929 un

    , chiffre dpassant largement celui des annes prc-dentes a pu faire croire certains auteurs que se maintenait, tardivement l' euphorie des affaires . Mais, quitte se rpter, l'accroissement global des missions en 1929 (+ 44,4 % par rapport 1928) masque des disparits entre secteurs industriels, dispa-rits qui ne nous tonnent plus, dans la mesure o sont prcocement touchs les textiles, les transports et les cuirs et peaux.

    Ces nuages qui s'amoncellent partir de la fin de 1927 expliquent mal la situation financire qui appa-

  • % 3SI-c 1 Taux de profil (= b"a) 30

    25 191~913 20 1947 15

    I~' 1 1 194~1~8~1~'~~~~-L~~~::~~~~:-~~~~ __ 0""""" , "!",, , 1896 1900 1905 1910 19131920 1925 1930 1955 1910 1960 1965 1935 1939 1947 1950

    Source: A. BIRI01TI, D. JOURNET et F. SBRMIER. Le taux de profit sur longue priode et l'volution de l'conomie franaise aux X1Xe etxxe sicles , note ronote I.N.S.E.E., janvier 1976. Tableau reproduit dans R. BoYER et J. MIsTRAL: Accumulation, inflation, crises, P.U.F., 1978, p. 250.

    F?3

  • L'AusmlU1t, AVATAR SUPdME 63

    rait particulirement brillante en 1928 et en 1929 : excdents budgtaires, accroissement du stock d'or de la Banque de France, aisance exceptionnelle du Trsor en 1929, pargne abondante. Le tableau des missions semblerait d'ailleurs confirmer cette pros-prit financire dans la mesure o les banques et les socits immobilires accroissent en 1929 leurs inves-tissements de 120 % par rapport 1928.

    Mais les priodes de prosprit financire rec-lent souvent de singulires ambiguts. Les spcula-teurs ne sont jamais des tres raisonnables, des calculateurs rigoureux.

    Au dbut du mois de septembre 1929, le New York Times avait dj dcrit la stratgie des membres de la communaut financire : Les juge-ments raisonns ont t si souvent dmentis ces trois dernires annes qu'il vaut mieux cesser d'en mettre dans l'immdiat et que, quelles que soient les convic-tions profondes qu'on partage, il est prfrable de suivre le courant, tout en scrutant minutieusement l' horizon lointain.

    On ne saurait mieux dcrire le suivisme des spculateurs. Encourags par les taux de profit ant-rieurs, les capitalistes en concluent aisment une prosprit illimite dans l'avenir. Disposant en outre de rserves montaires substantielles, ils restent indif-frents aux Cassandres ou aux messages annoncia-teurs de la tempte. La passion du gain ne supporte pas la prudence.

    D'autre part, comment les hommes d'affaires franais auraient-ils pu supporter que la crise con-cide avec l'arrive au pouvoir de Raymond Poincar, l'homme qui avait rtabli la sacro-sainte confiance , enterr l'exprience dsastreuse du Cartel des Gauches, rattach le franc l'or? Signaler et admettre la prcocit de la crise en France, c'tait

  • 64 VIVE LA CRISE ET L'INFLATION!

    tout la fois ternir l'image de Poincar et douter des bienfaits d'une monnaie stable.

    Le discours des industriels lyonnais est rvla-teur de cette schizophrnie. Dressant en avril 1929 le bilan de l'anne coule, les soyeux regrettaient que les exportations aient marqu dans tout le courant de l'anne une accentuation de plus en plus vive de leur diminution, et cela, non seulement pour l'indus-trie soyeuse, mais pour toutes les industries . En mme temps, quelques lignes plus haut, ils se flici-taient de voir que l'anne 1928 a confirm tous les pronost