21
Eugénie V EGLERIS Vivre libre avec les existentialistes Sartre, Camus, Beauvoir… et les autres © Groupe Eyrolles, 2009 ISBN : 978-2-212-54277-6

Vivre libre avec les existentialistes - eyrolles.com · Il s’agit pour moi de trouver une vérité qui soit vérité pour moi, l’idée pour laquelle je veux vivre et mourir. Le

Embed Size (px)

Citation preview

Eugénie V

EGLERIS

Vivre libre avec les existentialistes

Sartre, Camus, Beauvoir…et les autres

VEGLERIS.book Page III Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

© Groupe Eyrolles, 2009ISBN : 978-2-212-54277-6

3

© G

roupe

Eyr

olle

s

Chapitre 1

Origines, sens et destinsdu courant existentialiste

L’existentialisme naît d’une révolte contre la raison.En se développant, la raison élabore des philoso-phies systématiques qui prétendent à la véritéabsolue. À partir de la naissance des sciences expé-rimentales, au

XVIIIe

siècle, la raison est le ressortd’un progrès scientifique et technique qui semblepromettre la résolution, à terme, de tous lesproblèmes humains.

Le dernier des philosophes systématiques est Hegel*(1770-1831). Hegel a l’idée géniale de penserl’ensemble de la réalité comme un processus histo-rique qui puise l’essor de son évolution dans lescontradictions qui lui sont inhérentes. Mais il figecette idée révolutionnaire en construisant unsystème rigoureux pour expliquer définitivement lesens de tout – de la nature, de la religion, de l’art,du droit. Ce faisant, il extrait l’homme de sa réalitéconcrète pour le penser comme un objet déterminépar les lois de l’histoire.

VEGLERIS.book Page 3 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

V i v r e l i b r e a v e c l e s e x i s t e n t i a l i s t e s

4

© G

roupe

Eyr

olle

s

Les existentialismes se construisent d’une manièreou d’une autre par rapport à Hegel. Dans le sillagede Hegel, ils inscrivent l’homme dans l’histoire etpensent l’existence dans son rapport indissolubleavec le temps qui passe. À rebours de Hegel, ilsrejettent toute théorisation systématique de lacondition humaine et renvoient chaque individu àla situation particulière qu’il est en train de vivre.Dans les deux cas, les philosophes de l’existenceutilisent la raison pour dénoncer l’impuissance decelle-ci à rendre compte de l’énigme de l’existence.

Les origines du courant existentialiste

Sören Kierkegaard à la recherche d’une vérité qui le fait vivre

Sören Kierkegaard (1813-1855) s’insurge contre laraison, qui expulse l’existence. Faire abstraction del’existant, c’est mutiler la réalité, écrit-il. Cœur tour-menté, Kierkegaard se met en quête d’une véritéqui l’aide à vivre. Ce qui me manque, c’est d’être auclair avec moi-même sur ce que je dois faire et nonsur ce que je dois connaître […]. Il s’agit pour moi detrouver une vérité qui soit vérité pour moi, l’idéepour laquelle je veux vivre et mourir.

Le christianisme prêché par l’Église ne peut luifournir cette vérité. Baignant dans un environne-ment protestant, Kierkegaard repousse violemmentle conformisme des chrétiens du dimanche, indiffé-rents au message du Christ. Ce refus le conduit à

VEGLERIS.book Page 4 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

O r i g i n e s , s e n s e t d e s t i n s d u c o u r a n t e x i s t e n t i a l i s t e

5

© G

roupe

Eyr

olle

s

croire absolument en celui qui a dit : Je suis lechemin, la vérité et la vie. La parole du Christ est lanégation du dogmatisme*. Elle révèle à Kierkegaardque la vérité est toujours celle d’un individu qui faitde son existence un chemin.

La pensée de Kierkegaard naît de l’intuition quetoute connaissance est celle d’un sujet vivantconfronté au mystère d’une vie dont il est le prota-goniste. La décision de se comprendre lui-mêmedans l’existence le porte à envisager l’existencecomme un cheminement dans l’incertain. Elle leporte à faire des choix, avec la conscience quechoisir c’est toujours se choisir soi-même etendosser la pleine responsabilité de ce choix fonda-mental. L’existence, qui est toujours celle d’un indi-vidu de chair et de sang, est donc liberté quis’éprouve dans le risque et dans la confrontationavec la mort.

Nous allons provisoirement quitter Kierkegaard,dont le choix personnel est de mener une existenceauthentiquement chrétienne. Ce qui nous intéressepour l’instant, c’est l’irruption, sur la scène de lapensée philosophique, de l’existence concrète, librede choisir son propre sens. Ce qui nous intéresseaussi, c’est l’avènement du penseur subjectif, dupenseur qui ne se cache pas derrière des idéesgénérales mais se dévoile lui-même à travers sonœuvre.1

1. Les citations sont extraites du Journal et de Post-scriptum.

VEGLERIS.book Page 5 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

V i v r e l i b r e a v e c l e s e x i s t e n t i a l i s t e s

6

© G

roupe

Eyr

olle

s

Friedrich Nietzsche et les livres de sang

Friedrich Nietzsche (1844-1900) se révolte contre laphilosophie qui érige la raison en valeur suprême,sépare l’esprit du corps et pose la réalité d’un au-delà. Esprit bouillonnant, Nietzsche affirme qu’unphilosophe ne parle jamais qu’à partir de lui-même.Chez le philosophe, rien n’est impersonnel, et samorale, en particulier, donne un témoignage net etdécisif de ce qu’il est, lui, c’est-à-dire de la hiérar-chie qui préside chez lui aux instincts les plusintimes de sa nature.

L’intuition de Nietzsche est que la philosophie clas-sique, de Socrate à Hegel, subordonne la réalitéconcrète à un idéal qui fait abstraction de la vie. Lechristianisme de l’Église renforce cette tendance, eny ajoutant une forte inclination moralisatrice. Lachair est condamnée comme le lieu du péché. OrNietzsche se vit comme le penseur qui écrit à partirde sa chair. J’ai écrit mes livres avec mon propresang.

Sa chair lui dit que Dieu est mort, que les anciennesvaleurs se sont effondrées laissant l’homme livré àlui-même, dans l’angoissante nécessité d’assumer àla fois sa propre énigme et son rôle de déchiffreurd’énigmes. Contrairement à ce que disent philoso-phes, prêtres et savants, la vie de l’homme sur terreest un instant, un accident, une exception sanssuite. L’homme est un animal qui n’a pas encore étéclassé, un être indéterminé, un vivant dont la libertéconsiste à créer lui-même le sens qui lui permet desupporter le fond tragique de l’existence.

VEGLERIS.book Page 6 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

O r i g i n e s , s e n s e t d e s t i n s d u c o u r a n t e x i s t e n t i a l i s t e

7

© G

roupe

Eyr

olle

s

Nous allons quitter Nietzsche, dont le choix estd’ouvrir la voie au Surhumain* en vivant lui-mêmejusqu’au bout, dans la souffrance et dans la joie, lacontradiction constitutive de la vie. Ce qui nousintéresse, c’est la présentation de l’individu commele créateur de ses valeurs dans un monde sans Dieu.Ce qui nous intéresse aussi, c’est l’idée que toutevision du monde est interprétation subjective et quele critère de la pensée authentique n’est pas lavérité, mais la force avec laquelle son auteur adhèreà la force mystérieuse de la Vie.1

Les voies de l’existentialisme

Par leur œuvre et par le lien de leur œuvre avec leurpropre vie, Kierkegaard et Nietzsche inaugurent lavoie de la philosophie existentielle2. Tous deux fontle procès virulent de la démarche rationnelle quiprétend à la vérité objective. Par leur relation pathé-tique à l’écriture, tous deux prouvent que l’acte depenser puise son suc dans la singularité de l’indi-vidu concret. Tous deux répètent qu’ils sont autrechose que des « philosophes ». S’engageant à penserla complexité de l’existence, ils ne cessent de noussignifier que la pensée ne saurait en résoudre lemystère, mais seulement le pressentir.

Par leur rapport au christianisme, Kierkegaard etNietzsche sont opposés et, en même temps,

1. Les citations sont extraites du Livre du philosophe, d’Ainsiparlait Zarathoustra et de Généalogie de la morale.

2. Le mot existence, au sens moderne de réalité individuelle,apparaît avec Friedrich Schelling (1775-1854). Cf. HannahArendt, La Philosophie de l’existence.

VEGLERIS.book Page 7 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

V i v r e l i b r e a v e c l e s e x i s t e n t i a l i s t e s

8

© G

roupe

Eyr

olle

s

étrangement proches. Critique implacable duchristianisme conformiste, Kierkegaard affirmepassionnément Dieu à travers le Christ. Critiqueimpi-toyable de la religion chrétienne, Nietzscherejette Dieu et la foi en Jésus pour affirmer le carac-tère sacré* de la terre, matrice de la puissancecréatrice qu’est la vie. Mais, pour l’un et pour l’autre,le Christ est le modèle de l’individu qui incarneintégralement la contradiction de l’existence. PourKierkegaard, le Christ réalise le paradoxe absolu,l’irruption de l’éternité dans le temps. Pour Nietz-sche, Jésus est le joyeux messager par lequel le ouià la vie s’exprime en termes d’amour. La figure duChrist ouvre la voie existentielle par l’affirmationsubjective et radicale : Je suis le chemin, la vérité etla vie.

La pensée de Kierkegaard est existentielle de bouten bout, car elle maintient vibrante la tension del’individu aux prises avec son angoissante liberté. Lapensée de Nietzsche ne l’est que partiellement et, sion y regarde bien, elle ne l’est peut-être pas du tout.Car Nietzsche finit par définir la liberté comme uneacceptation de la nécessité du devenir, elle-mêmeconçue comme éternel retour*. Quoi qu’il en soit, lecourant existentialiste est fortement marqué par sesdeux sources.

La philosophie existentielle est, de fait, traversée pardeux mouvements, un mouvement qui affirmel’existence d’un Dieu vivant, et un mouvement quitourne le dos à Dieu. Et, à l’intérieur de la voieouverte par ces deux penseurs, chaque philosophede l’existence pioche ses thèmes ici et là, tantôt

VEGLERIS.book Page 8 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

O r i g i n e s , s e n s e t d e s t i n s d u c o u r a n t e x i s t e n t i a l i s t e

9

© G

roupe

Eyr

olle

s

chez Kierkegaard, tantôt chez Nietzsche, sanshésiter à fabriquer son propre mélange alchimique.

Le courant existentialiste draine, en ef fet, despenseurs si divers qu’il est très difficile de les classersous un même nom. À dire le vrai, le classement estimpossible. La preuve en est que chaque historiende la philosophie classe à sa manière, excluanttantôt Heidegger, tantôt Merleau-Ponty, tantôtCamus… Les penseurs de l’existence se critiquentd’ailleurs sévèrement les uns les autres, mais tous àpartir de la vision qu’ils ont de l’existence. Ainsi,Camus dit qu’il n’est pas existentialiste et affirme saconception de l’existence en s’opposant à Kierke-gaard, Jaspers, Sartre ou Heidegger… Quant àMerleau-Ponty, il cherche à comprendre le noyaude ce courant en prenant de la distance par rapportaux disputes1. Le philosophe Emmanuel Mounier asans doute raison de parler des « existentialismes »plutôt que d’« existentialisme » ou de « philosophieexistentialiste »2.

Trouver son propre pas

Cette situation ne peut que nous réjouir. Lespenseurs que nous allons rencontrer à travers lesthèmes existentialistes nous communiquent unmessage clair et vigoureux.

La pensée vivante est inclassable, nous disent-ils. Lapensée vivante est toujours celle d’un individu qui

1. « La querelle de l’existentialisme », in Sens et non-sens.2. Introduction aux existentialismes.

VEGLERIS.book Page 9 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

V i v r e l i b r e a v e c l e s e x i s t e n t i a l i s t e s

10

© G

roupe

Eyr

olle

s

chemine de façon imprévisible. Vivre libre, c’est,avant tout, penser librement. Le lecteur des pen-seurs appelés existentialistes doit suivre leur exem-ple, non pas pour s’y plier, mais, au contraire, poursortir des conformismes. À chaque lecteur de choisirce qui l’éclaire pour avancer dans sa vie.

Pour choisir ainsi, à chaque lecteur de surmonterses premières préférences. Car on peut être croyantet cependant trouver des clés pour vivre libre chezSartre ou Camus. On peut être agnostique ou athée,et pourtant découvrir des pistes pour vivre librechez Kierkegaard ou Jaspers. Ce qui importe, c’estde trouver son propre pas pour construire les che-mins divers et ouverts de sa liberté.

L’histoire des philosophies existentielles

Nietzsche meurt en 1900. Les vingt premièresannées de ce siècle sont marquées par l’essor de lascience, les horreurs de la Première Guerremondiale et la révolution soviétique. La naissancede la physique subatomique* et la théorie de la rela-tivité* bouleversent la vision de l’Univers deNewton* (1642-1727) et entraînent une suite fulgu-rante d’inventions technologiques. L’emballementdu monde entier à partir d’un conflit local et lesmorts massives dans les tranchées font soudainapparaître l’interdépendance de tous les lieux de laplanète et la barbarie des hommes civilisés. L’avène-ment de l’État communiste amorce la division du

VEGLERIS.book Page 10 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

O r i g i n e s , s e n s e t d e s t i n s d u c o u r a n t e x i s t e n t i a l i s t e

11

© G

roupe

Eyr

olle

s

monde occidental en deux blocs politiques revendi-quant, chacun, le privilège d’instaurer la justice.

L’incertitude fait son entrée dans l’Univers et dansles cœurs. La découverte du désordre atomiquearrache l’Univers à ses lois immuables. Les informa-tions transmises par la radio et le cinématographesur les événements du monde entretiennent quoti-diennement l’inquiétude des esprits. Ce contextefait entrer la philosophie elle-même en crise. Plusexactement, les philosophes de l’entr e-deux-guerres puisent dans Kierkegaard et Nietzsche lesingrédients de la critique qu’ils vont eux-mêmesadresser à la démarche philosophique. Les progrèsdes sciences et des techniques, désormais indissolu-blement liés aux drames politiques, révèlent lanécessité d’aborder autrement les problèmes qui seposent à l’homme.

L’entre-deux-guerres et la crise du sens

Cette autre manière est inaugurée en 1927 parl’ouvrage Être et Temps, de Martin Heidegger (1889-1976). Pour ce philosophe allemand, lecteur attentifde Nietzsche, la civilisation technicienne est en trainde poursuivre, avec d’autres moyens, l’ambition dela philosophie métaphysique* : comme la méta-physique, qui cherchait à dévoiler le fondementinvisible du réel, ainsi la science vise à dévoiler lestréfonds de la réalité pour soumettre intégralementla Nature au bon vouloir de l’homme. L’emprisecroissante de la technique, caractéristique de lamodernité, coupe l’homme de la question du sensde son existence. Ainsi coupé de ce qui constitue et

VEGLERIS.book Page 11 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

V i v r e l i b r e a v e c l e s e x i s t e n t i a l i s t e s

12

© G

roupe

Eyr

olle

s

nourrit son être, l’homme perd sa liberté de penseret s’enlise dans les on-dit – dans le on impersonnelet anonyme de l’opinion qui le soumet aux préjugéset aux réflexes conditionnés. Pour Heidegger, il esturgent de revenir au souci de l’être, de prendre soindu sens. Ce soin commence par la prise de cons-cience qu’exister, c’est se saisir comme un être qui,contrairement aux choses, est sans cesse projetéhors de lui-même, situé dans le temps et destiné àla mort.

Dans deux ouvrages cruciaux1, Edmund Husserl(1859-1938) présente une histoire critique duprogrès de l’esprit scientifique. Né au VIe siècle enGrèce comme désir philosophique de comprendrela réalité dans son unité, l’esprit scientifique avanceen séparant les domaines du réel pour mieux lesconnaître. Le développement des sciences expéri-mentales coïncide avec leur spécialisation crois-sante, qui enfante à son tour les sciences humaines.Si la spécialisation est à la base du progrès dessciences et de leurs applications techniques, ceprogrès produit un aveuglement périlleux. Frag-mentant la réalité en une multitude de secteurs, etla connaissance en une multitude d’expertises, laraison sombre dans trois erreurs funestes. Elles’imagine que la connaissance est cumul d’exper-tises, que les hommes sont situés en dehors de laNature et qu’il est possible de connaître scientifi-quement l’humain.

1. La Crise des sciences européennes et La Crise de l’humanitéeuropéenne et la philosophie.

VEGLERIS.book Page 12 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

O r i g i n e s , s e n s e t d e s t i n s d u c o u r a n t e x i s t e n t i a l i s t e

13

© G

roupe

Eyr

olle

s

Entre les deux guerres, Heidegger déclare la libertéauthentiquement humaine en danger de mort :l’enlisement dans les idées reçues et le conformismedétournent l’homme de son existence1. À la veillede la Seconde Guerre mondiale, Husserl tire lesignal d’alarme : si l’esprit philosophique ne prendpas conscience de la crise dans laquelle la raison setrouve par le fait de ses progrès, l’Europe succom-bera à sa propre barbarie. Heidegger et Husserlpointent du doigt le non-sens dans lequel l’hommedu XXe siècle est en train de s’engouffrer.

La production industrielle de la mort dans les campsnazis et l’extermination des dissidents dans lescamps soviétiques font exploser l’absurde en pleinOccident pétri de philosophie, de morale chré-tienne et de déclarations en faveur des droits del’homme. Ces pavés que Heidegger et Husserllancent dans le marécage de l’entre-deux-guerresn’ont révélé la justesse de leur message qu’une foisl’horreur perpétrée.

Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale et l’explosion existentialiste

C’est en 1945 et en France que l’existentialisme faitbrusquement son entrée. Pour la première fois, sonnom apparaît pour qualifier une manière de penseret de vivre d’un genre nouveau – la philosophie de

1. En 1954, et sans faire le lien avec celle-ci, Heideggerradiographie avec une extrême justesse l’essence de latechnique moderne, qui dénature la Nature et déshumanisel’homme. Cf. « La question de la technique », in Essais etconférences.

VEGLERIS.book Page 13 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

V i v r e l i b r e a v e c l e s e x i s t e n t i a l i s t e s

14

© G

roupe

Eyr

olle

s

l’existence. Et ce nom s’affiche frontalement lorsd’une conférence intitulée « L’existentialisme est unhumanisme ». Jean-Paul Sartre (1905-1980) y vulga-rise sa propre pensée, articulée autour de l’affirma-tion : L’homme est liberté. Sartre avait, dès 1936,écrit essais et pièces de théâtre, faisant de la libertéindividuelle son thème central. En 1943, paraissaitL’Être et le Néant, traité érudit qui développe cettenouvelle philosophie. Mais c’est au lendemain de laguerre, alors que se fait intensément ressentir lebesoin de rompre avec toute forme de tyrannie, quel’existentialisme s’impose comme la voie à suivre.

L’Europe doit se reconstruire architecturalement,financièrement, mais surtout moralement. L’échecde la démocratie libérale ouvre deux voies, diver-gentes jusqu’à l’opposition. La première mène à lamise en place de garanties internationales pour lerespect des droits de l’homme et inspire des philo-sophies personnalistes*, comme celle d’EmmanuelMounier (1905-1950). La seconde conduit à regarderle marxisme* comme une alternative à une démo-cratie qui n’a su éviter le système totalitaire. Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty (1908-1961),Albert Camus (1913-1960), Simone de Beauvoir(1908-1986) et quelques autres cherchent à concilierl’affirmation de la liberté individuelle et le néces-saire rassemblement des hommes pour construireune histoire véritablement humaine. Dans cettepériode d’effervescence, la mise en avant d’uneliberté qui refuse toute sorte de servitude et appellel’individu à créer ses valeurs enflamme les esprits.

VEGLERIS.book Page 14 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

O r i g i n e s , s e n s e t d e s t i n s d u c o u r a n t e x i s t e n t i a l i s t e

15

© G

roupe

Eyr

olle

s

Les penseurs français, Sartre en tête, occupent ledevant de la scène.

Le mouvement existentialiste surgit simultanémentcomme un courant philosophique et comme unphénomène sociologique. La figure de Sartredevient emblématique d’une nouvelle façon depenser libre et de vivre libre. Formant, avec Simonede Beauvoir, pionnière du féminisme, un « couplelibre », Sartre est reconnu, par ses adeptes, commemaître à penser et comme modèle à suivre. Laviolence de ses détracteurs ne fait qu’augmenter sacélébrité. Et ce grouillement humain qui noircitquotidiennement les cafés de Saint-Germain-des-Prés fait de l’ombre à un philosophe de la taille deKarl Jaspers (1883-1969), qui, en Allemagne, setrouve dans le même questionnement.

La contribution de Heidegger

Par rapport à l’élaboration des philosophies del’existence de l’après-guerre, Heidegger1 occupe uneplace à la fois marginale et centrale. Marginale,parce que son but n’est pas de penser l’existence,mais de réfléchir sur les fondations de la réalité,c’est-à-dire de rétablir l’ontologie*, ou philosophiede l’Être. Centrale, parce que dans son ouvrageÊtre et Temps, paru en 1927 et destiné à poserles principes de son ontologie, Heidegger attribue

1. Certains classent Heidegger parmi les philosophes del’existence.

VEGLERIS.book Page 15 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

V i v r e l i b r e a v e c l e s e x i s t e n t i a l i s t e s

16

© G

roupe

Eyr

olle

s

à l’individu le statut de l’ek-sistant, c’est-à-direde l’être qui est toujours « hors » de sa situationprésente.

Heidegger part du constat que l’homme n’est quepar le fait qu’il est un individu né dans le mondepour mourir et qui, entre le moment de sa naissanceet le moment de sa mort, ne cesse de changer desituation – de s’échapper à lui-même. Étant cela,l’homme est la seule réalité au monde à se poser laquestion de son être dans le monde, à faire retoursur lui-même, à être un Soi. Ce retour lui-même nelui fournit aucun savoir, mais seulement la cons-cience de ne pouvoir coïncider avec lui-même,d’être toujours décalé par rapport aux situationsqu’il vit, incertain de continuer d’être l’instant quisuit l’instant présent, toujours en sursis par rapportà la mort. Exister – ek-sistere –, c’est, en somme,être un Soi qui ne peut jamais être vraiment soi-même.

Heidegger appelle être-là – Dasein – ce Soi qui n’estque par la conscience de son propre néant et d’unetemporalité qui le mène au néant final de la mort.Parce que chacun d’entre nous est un existant inquietpar impuissance à faire un avec lui-même, Heideggerqualifie d’être-là, c’est-à-dire de sujet au sens plein,l’individu qui se questionne philosophiquement surson être dans le monde. Et il qualifie ce questionne-ment de souci de l’Être. Par la distinction opéréeentre l’homme du commun – l’individu inauthen-tique – et l’homme qui pense sa condition – l’indi-vidu authentique –, la pensée de Heidegger quittela réflexion sur l’existence pour devenir ontologie.

VEGLERIS.book Page 16 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

O r i g i n e s , s e n s e t d e s t i n s d u c o u r a n t e x i s t e n t i a l i s t e

17

© G

roupe

Eyr

olle

s

En somme, le sens de l’être temporel consiste às’ouvrir sur un au-delà du temps et du monde1.

Le sens des existentialismes

Par-delà leurs différences, les philosophes existentia-listes refusent tous autant l’abstraction, le détermi-nisme* et la rationalité de l’existence. L’abstraction,comme son nom l’indique, extrait l’homme dumonde de la vie pour l’étudier comme une réalitégénérale et intemporelle. Le déterminisme, ainsique son nom l’indique également, pose quel’homme est déterminé par une série de facteurs quil’empêchent d’être libre. Les philosophes de l’exis-tence pensent donc l’homme concret, en perma-nence en situation et n’acceptant d’autres limitesque celles que lui fixe sa condition humaine : lanécessité d’être dans le monde, d’y être au travail,d’y être au milieu des autres et d’y être mortel(Sartre). Ces limites se traduisent dans les situations,toujours particulières, que vivent les individus.L’homme est homme à travers des situations dont lasingularité est précisément un fait universel (Beau-voir).

Contre la théorie hégélienne, qui pose que l’histoirede l’humanité obéit à des lois et suit une direction

1. Ce basculement rapide dans la philosophie de l’Être sépare, àmes yeux, Heidegger des penseurs de l’existence. Ceux-cirefusent tous d’adosser l’existence à une entité de cet autreordre. Le Dieu de Kierkegaard est une Personne, uneExistence, et non une transcendance impersonnelle. L’englo-bant de Jaspers indique l’ouverture des existants sur autrechose qu’eux-mêmes, et non une entité fondatrice. J’arrêtedonc ici ma présentation de Heidegger.

VEGLERIS.book Page 17 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

V i v r e l i b r e a v e c l e s e x i s t e n t i a l i s t e s

18

© G

roupe

Eyr

olle

s

déterminée, les existentialistes affirment que l’his-toire humaine, relevant de choix situationnels, estimprévisible. Contre la thèse de Marx* (1818-1883),qui pose que les hommes font leur histoire sanssavoir qu’ils la font, les existentialistes affirment queles individus construisent leur existence et sontpersonnellement responsables de l’histoire del’humanité. Contre la théorie psychanalytique, quipose le déterminisme par l’inconscient, les existen-tialistes font comme si l’inconscient n’existait pas. Àune époque où les sciences de la vie approfondis-sent le programme génétique, les existentialistesdistinguent résolument l’existence du processusbiologique. À une époque où les sciences socialesmettent en avant l’impact des conditionnementssociaux, les existentialistes présentent le contextesocial comme le matériau sur lequel l’individuexerce sa liberté.

C’est dans cette franche opposition à l’abstraction etau déterminisme que s’inscrit la présentation del’homme comme le seul être au monde chez quil’existence précède l’essence. L’existence jaillit sansraison et dépourvue de toute raison. La raison nepeut comprendre l’existence, car aucune cause nepeut expliquer l’apparition de cette puissance dechoix qu’est l’homme dans un univers dépourvu deconscience. Chaque individu existant est unnouveau commencement : il n’est pas la reproduc-tion d’un moule appelé l’homme, il ne répond pasà une définition préétablie, il est une existenceunique et absolument singulière. Nouveau commen-cement, chaque individu a à construire lui-même sa

VEGLERIS.book Page 18 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

O r i g i n e s , s e n s e t d e s t i n s d u c o u r a n t e x i s t e n t i a l i s t e

19

© G

roupe

Eyr

olle

s

vie : son essence découlera des choix qu’il aura faitset elle sera inséparable du sens que, par ses choix,il aura donné à son existence. Le rôle de la philoso-phie est d’éclairer les individus sur la complexité deleur existence et sur la façon de vivre libres entenant compte de cette complexité et en assumantcourageusement la difficulté d’être homme.1

L’éclipse de l’existentialisme

Sartre et Jaspers, les deux piliers de la philosophieexistentielle, défendent jusqu’à leur mort la difficileliberté de l’individu qui, regardant sa conditiond’homme en face, s’engage dans un vivre libresoucieux des autres. Mais le cours de l’histoire desidées éloigne assez vite les esprits des questionsexistentielles. L’existentialisme sartrien revient enmai 68 comme le symbole d’une liberté qui ne veut« ni Dieu ni maître ». Sartre soutient lui-même la« révolution », s’opposant tant aux ennemis de celle-ci qu’à ceux qui n’y voient qu’un mouvementd’humeur2. Mais ce retour est à la fois discret et decourte durée. Les étudiants révoltés se sentent plusproches du philosophe anarchiste Marcuse*, quimène une critique radicale de la culture de lasociété qu’ils veulent renverser.

L’intérêt de l’intelligentsia française se tourne versl’ethnologue Lévi-Strauss, qui, à partir de 1949,

1. Les citations de Sartre sont extraites de L’existentialisme est unhumanisme et celles de Beauvoir de Pour une morale del’ambiguïté.

2. Cf. Vincent Cespedes, Mai 68, la philosophie est dans la rue !

VEGLERIS.book Page 19 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

V i v r e l i b r e a v e c l e s e x i s t e n t i a l i s t e s

20

© G

roupe

Eyr

olle

s

développe le structuralisme*, méthode située auxantipodes de la démarche existentielle. Le structura-lisme pose que toute société humaine est, commetoute langue, un système de signes et de relationsqui obéit à un certain nombre de structures incons-cientes. À partir de là, l’ethnologue devient anthro-pologue*, recherchant les règles humaines fonda-mentales qui organisent souterrainement dessociétés aussi différentes que les tribus amérin-diennes et nos sociétés dites développées. Parmices invariants structurels, il y a, par exemple, laréglementation des alliances. Tournant le dos àl’individu, le structuralisme invite le penseur às’intéresser à l’organisation et au fonctionnementdes sociétés.

Parallèlement, des philosophes juifs allemandsimmigrés aux États-Unis et réunis sous le chapiteaude l’école de Francfort s’attèlent à comprendrecomment la production rationnelle de la mortmassive des hommes a pu avoir lieu. MaxHorkheimer (1895-1973) et Theodor Adorno (1903-1969) entreprennent la critique de la raison occi-dentale, dont la caractéristique est de poser des butset de rechercher les moyens de les atteindre. À leursyeux, ce type de rationalité porte en elle les germesde sa propre dégénérescence. Dès que la raisonquitte la sphère des idées, elle peut tout organiserefficacement, donc tout instrumentaliser, y comprisl’homme1. Herbert Marcuse (1898-1979) détecte,derrière la démocratie libérale, l’ascension souter-

1. La Dialectique de la raison.

VEGLERIS.book Page 20 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

O r i g i n e s , s e n s e t d e s t i n s d u c o u r a n t e x i s t e n t i a l i s t e

21

© G

roupe

Eyr

olle

s

raine d’un totalitarisme indolore qui réduit l’hommeà une seule dimension1. Hannah Arendt (1906-1975) cherche à comprendre le système totalitaireafin d’éviter la reproduction de ce mal radical2.

L’oubli provisoire d’un courant philosophique neporte nullement atteinte à sa force. Ainsi en est-ildes philosophes de l’existence. Leur message est,aujourd’hui, d’une brûlante actualité. La découvertede la complexité du réel nous a révélé les limites dustructuralisme et la nécessité d’une pensée systé-mique*. La prise de conscience des risques écologi-ques contenus dans nos progrès technologiquesinterpelle chacun d’entre nous dans ce volet indis-sociable de la liberté qu’est la responsabilité. Enfin,les atteintes portées à notre liberté par les pressionscroissantes d’un progrès et d’une mondialisationnon maîtrisés nous incitent à revenir d’urgence auxpenseurs de la liberté assumée et de l’engagementpour une humanité meilleure.

Ne pas confondre liberté et libre accèsà toutes choses

Nous vivons dans une société libérale et permissive.Le marché nous offre un hyper choix de produits etde services. Les tabous qui paralysaient les généra-tions d’il y a à peine quarante ans sont levés. Laliberté de la presse et celle d’Internet autorisentl’expression de toutes les opinions. Nous sommesplus libres que jamais d’aller et de venir, les moyens

1. L’Homme unidimensionnel.2. Les Origines du totalitarisme.

VEGLERIS.book Page 21 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13

V i v r e l i b r e a v e c l e s e x i s t e n t i a l i s t e s

22

© G

roupe

Eyr

olle

s

de transport et le tourisme incitent au voyage.Vivons-nous libres pour autant ?

Opter pour des choses, avoir l’embarras du choixface aux innombrables marchandises proposées,est-ce vraiment décider ? Changer de partenaire augré de nos désirs fugitifs, passer d’un mariage à unautre, est-ce vraiment choisir ? Dire, voir, montrer,écrire et lire n’importe quoi, est-ce vraiment penserlibrement ? Pouvoir nous déplacer rapidement d’unlieu à un autre, suivre l’itinéraire d’un tour orga-nisé, est-ce vraiment découvrir librement ?

Et si nous étions en train de confondre le libre accèsà toutes choses avec la capacité de donner sens ànotre existence ?

VEGLERIS.book Page 22 Mercredi, 4. février 2009 1:24 13