2
Voici une critique de la mise en scène proposée par Galin Soev en 2010 à la Comédie Française. Désillusion ? Cette année encore, le metteur en scène d’origine bulgare Galin Stoev réinvente l’illusion de « l’Illusion comique », de Corneille, sur les planches de la Comédie-Française. Une relecture fine, mais bien trop désenchantée d’un chef-d’œuvre baroque. L’Illusion comique• L’Illusion comique © Cosimo Mirco Magliocca Dans sa dédicace à l’édition de 1636, Corneille présente l’Illusion comique comme un « étrange monstre » – un être fantastique et hybride, puisque composé de morceaux de corps d’organismes différents. La pièce a en effet l’allure d’une « comédie imparfaite » qui, en creux, fait l’éloge du théâtre. Le prologue (acte I) et la dernière scène de l’acte V renseignent sur l’intrigue principale : un père (Pridamant) qui a renié son fils (Clin- dor) cherche par tous les moyens à le retrouver et se laisse convaincre par son ami Dorante de consulter Alcan- dre, un prêtre qui interprète les songes. Le mage évoque en effet le passé de Clindor sous les yeux de son père, en animant des « spectres »… Une deuxième comédie – teintée de tragé- die et de galanterie – se joue donc à l’intérieur de la première : Pridamant voit Clindor au service du fanfaron Matamore et constate que son fils est devenu un libertin. Cette tragi-comédie autour du personnage de Clindor contient à son tour une dernière pièce qui révèle l’issue funeste et actuelle du jeune homme, et qui se révèle finale- ment être une représentation théâtrale donnée par le comédien Clindor et sa troupe ! Merveilleux Corneille : il suffit qu’un « mage », comme lui, « d’un mot renverse la nature » pour que la fiction donne à voir le réel, autrement dit l’illusion vraie de la représentation théâtrale… D’un certain point de vue, la mise en scène de Galin Stoev éclaire l’enjeu de ce texte génial construit sur l’illusion. Déjà, la scénographie suggère la mise en abyme puisqu’un emboîtement de pièces simples et concrètes se trouve disposé sur un même espace scénique. Tantôt ces pièces aux vitres opaques ou transparentes cloisonnent, tantôt elles constituent des lieux de passage au spectateur du « songe » (Pridamant), ou des coulisses aux personnages- comédiens. Elles contiennent des objets neutres – chaises, escalier sur roulettes, cabines, paravent en fer. L’ensemble ressemble à un bâtiment public actuel, un lieu alternatif et vide, capable de réfléchir n’importe quelle création – y compris théâtrale. Outre le décor, l’éclairage, les costumes et le jeu des acteurs relèvent d’une esthétique contemporaine, qui offre une nouvelle vision de l’illusion – assimilée à du vide, à une réalité confuse, déstructurée, désenchantée, voire irreprésentable. Ainsi, la grotte, qui renferme les illusions du mage, n’est-elle pas montrée sur scène, mais désignée dans un hors-champ qui correspond à l’espace des spectateurs ! Lorsque Alcandre anime ses « spec- tres », la lumière de la salle s’éteint totalement et le magicien se mue en metteur en scène moderne, un cintre à la main. Les comédiens, vêtus de pulls gris, de hauts de survêtements bleu marine, de pantalons de costumes noirs et de baskets blanches pour les hommes et de la même minirobe rouge pour les deux femmes, incarnent plusieurs personnages : l’excellent Loïc Corbéry joue par exemple Dorante et Clindor, ce qui produit une singulière indis- tinction des identités et des rôles. En outre, les ruptures de ton et les dissonances fourmillent : le jeu sou- vent parodique des comédiens brise le registre tragique et introduit une plus grande distanciation. La performance tout en outrance de Suliane Brahim (qui incarne Isabelle) est notamment remarquable. De son côté, Denis Podalydès humanise le personnage type du Matamore – véritable hyper- bole incarnée – en le rendant ridicule et touchant : le burlesque du langage demeure, mais la gestuelle ne rappelle en rien le Capitan de la commedia dell’arte. Cette nouvelle version de l’Illusion a donc le mérite de mêler les tonalités tragique et comique avec une certaine subtilité, ce qui aboutit à une forme de dérision (très actuelle), et d’adapter le « jeu des apparences » baroque à une vision définitivement contemporaine (parce que complexe, effondrée) de l’illusion. Mais n’est-ce pas justement l’illusion baroque qui singularise l’œuvre de Corneille ? Ici, exit le symbolisme (la grotte angois- sante et les spectres du magicien Alcandre métaphorisant les liens avec l’au-delà), l’hymne à la vie foisonnante, l’insolite, la fantasmagorie, le spect- aculaire, la féérie de couleurs et d’images traduisant la duplicité d’act- ion de la pièce, les chan-gements de plans et de perspectives, l’extraordi- naire bouffonnerie de Matamore (ins- piré du miles gloriosus de Plaute). Certes, le metteur en scène (qui travail- le sur la version de Corneille parue en 1660) démontre que l’Illusion est « un virus inoculé dans le corps du classicis- me ». Mais cette contamination de la logique par la dissonance tend à a- moindrir à la fois la grandeur tragique du texte et la pure théâtralité émanant du jeu comique. Puisque l’esthétique baroque existe depuis l’Antiquité et n’a cessé de se renouveler, pourquoi ne serait-elle pas aujourd’hui plus specta- culaire, plus animée ? La grandeur de l’illusion existe pourtant dans certaines mises en scènes contemporaines… Alors ? Lorène de Bonnay www.lestroiscoups.com Dans la brochure publiée par la Comédie Française pour ce spectacle, Galin Soev déclare -

Voici une critique de la mise en scène proposée par … · 2017-03-18 · exit le symbolisme (la grotte angois-sante et les spectres du magicien Alcandre métaphorisant les liens

Embed Size (px)

Citation preview

Voici une critique de la mise en scène proposée par Galin Soev en 2010 à la Comédie Française.

Désillusion ? Cette année encore, le metteur en scène d’origine bulgare Galin Stoev réinvente l’illusion de « l’Illusion comique », de Corneille, sur les planches de la Comédie-Française. Une relecture fine, mais bien trop désenchantée d’un chef-d’œuvre baroque.

L’Illusion comique•

L’Illusion comique © Cosimo Mirco Magliocca

Dans sa dédicace à l’édition de 1636, Corneille présente l’Illusion comique comme un « étrange monstre » – un être fantastique et hybride, puisque composé de morceaux de corps d’organismes différents. La pièce a en effet l’allure d’une « comédie imparfaite » qui, en creux, fait l’éloge du théâtre. Le prologue (acte I) et la dernière scène de l’acte V renseignent sur l’intrigue principale : un père (Pridamant) qui a renié son fils (Clin-dor) cherche par tous les moyens à le retrouver et se laisse convaincre par son ami Dorante de consulter Alcan-dre, un prêtre qui interprète les songes. Le mage évoque en effet le passé de Clindor sous les yeux de son père, en animant des « spectres »… Une deuxième comédie – teintée de tragé-die et de galanterie – se joue donc à l’intérieur de la première : Pridamant voit Clindor au service du fanfaron Matamore et constate que son fils est devenu un libertin. Cette tragi-comédie autour du personnage de Clindor contient à son tour une dernière pièce qui révèle l’issue funeste et actuelle du jeune homme, et qui se révèle finale-ment être une représentation théâtrale donnée par le comédien Clindor et sa troupe ! Merveilleux Corneille : il suffit qu’un « mage », comme lui, « d’un mot renverse la nature » pour que la fiction donne à voir le réel, autrement dit l’illusion vraie de la représentation théâtrale… D’un certain point de vue, la mise en scène de Galin Stoev éclaire l’enjeu de ce texte génial construit sur l’illusion.

Déjà, la scénographie suggère la mise en abyme puisqu’un emboîtement de pièces simples et concrètes se trouve disposé sur un même espace scénique. Tantôt ces pièces aux vitres opaques ou transparentes cloisonnent, tantôt elles constituent des lieux de passage au spectateur du « songe » (Pridamant), ou des coulisses aux personnages-comédiens. Elles contiennent des objets neutres – chaises, escalier sur roulettes, cabines, paravent en fer. L’ensemble ressemble à un bâtiment public actuel, un lieu alternatif et vide, capable de réfléchir n’importe quelle création – y compris théâtrale. Outre le décor, l’éclairage, les costumes et le jeu des acteurs relèvent d’une esthétique contemporaine, qui offre une nouvelle vision de l’illusion – assimilée à du vide, à une réalité confuse, déstructurée, désenchantée, voire irreprésentable. Ainsi, la grotte, qui renferme les illusions du mage, n’est-elle pas montrée sur scène, mais désignée dans un hors-champ qui correspond à l’espace des spectateurs ! Lorsque Alcandre anime ses « spec-tres », la lumière de la salle s’éteint totalement et le magicien se mue en metteur en scène moderne, un cintre à la main. Les comédiens, vêtus de pulls gris, de hauts de survêtements bleu marine, de pantalons de costumes noirs et de baskets blanches pour les hommes et de la même minirobe rouge pour les deux femmes, incarnent plusieurs personnages : l’excellent Loïc Corbéry joue par exemple Dorante et Clindor, ce qui produit une singulière indis-tinction des identités et des rôles. En outre, les ruptures de ton et les dissonances fourmillent : le jeu sou-vent parodique des comédiens brise le registre tragique et introduit une plus grande distanciation. La performance tout en outrance de Suliane Brahim (qui incarne Isabelle) est notamment remarquable. De son côté, Denis Podalydès humanise le personnage type du Matamore – véritable hyper-bole incarnée – en le rendant ridicule et touchant : le burlesque du langage demeure, mais la gestuelle ne rappelle en rien le Capitan de la commedia dell’arte. Cette nouvelle version de l’Illusion a donc le mérite de mêler les tonalités tragique et comique avec une certaine subtilité, ce qui aboutit à une forme de dérision (très actuelle), et d’adapter le « jeu des apparences »

baroque à une vision définitivement contemporaine (parce que complexe, effondrée) de l’illusion. Mais n’est-ce pas justement l’illusion baroque qui singularise l’œuvre de Corneille ? Ici, exit le symbolisme (la grotte angois-sante et les spectres du magicien Alcandre métaphorisant les liens avec l’au-delà), l’hymne à la vie foisonnante, l’insolite, la fantasmagorie, le spect-aculaire, la féérie de couleurs et d’images traduisant la duplicité d’act-ion de la pièce, les chan-gements de plans et de perspectives, l’extraordi-naire bouffonnerie de Matamore (ins-piré du miles gloriosus de Plaute). Certes, le metteur en scène (qui travail-le sur la version de Corneille parue en 1660) démontre que l’Illusion est « un virus inoculé dans le corps du classicis-me ». Mais cette contamination de la logique par la dissonance tend à a-moindrir à la fois la grandeur tragique du texte et la pure théâtralité émanant du jeu comique. Puisque l’esthétique baroque existe depuis l’Antiquité et n’a cessé de se renouveler, pourquoi ne serait-elle pas aujourd’hui plus specta-culaire, plus animée ? La grandeur de l’illusion existe pourtant dans certaines mises en scènes contemporaines… Alors ?

Lorène de Bonnay www.lestroiscoups.com

Dans la brochure publiée par la Comédie Française pour ce spectacle, Galin Soev déclare -

Et enfin, sur l’histoire de la pièce à la Comédie française

A méditer, cette citation tirée d’une lettre de Roland Barthes adressée à Michel Archimbaud, Urt, 9 juillet

1975

« Comme toute image animée, le spectacle est chose éphémère. Je vois, je jouis, et puis c’est fini. Aucun moyen, pour la jouissance, de reprendre un spectacle : il est perdu à jamais, aura été vu pour rien (la jouissance n’entre dans aucun copte). Mais voilà que, inattendu et comme indiscret, le livre vient donner à ce rien un supplément (paradoxe : le supplément d’un rien) celui d’un souvenir, de l’intelligence, du savoir, de la culture.

Ce qui est demandé ici : que la masse énorme et infiniment mobile des livres consacrés au Spectacle ne fasse jamais oublier la jouissance dont ils scellent la mort ; que nous lisions dans la résurrection proposée par le savoir, ce jamais plus qui fait de tout spectacle (contrairement au livre) la plus déchirante des fêtes ».