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L'ORPHELIN DE LA CHINE TRAGÉDIE 1755 Voltaire PERSONNAGES GENGIS KAN, roi du Tartare. OCTAR. OSMAN. ZAMTI, mandarin lettré. IDAMÉ, femme de Zamti. ASSÉLI, attaché à Idamé. ÉTAN, attaché à Zamti. La scène est dans un palais des mandarins, qui tient au palais impérial, dans la ville de Cambalu, aujourd'hui Pékin. ACTE I SCÈNE I. Idamé, Asséli. IDAMÉ Se peut-il qu'en ce temps de désolation, En ce jour de carnage et de destruction, Quand ce palais sanglant, ouvert à des tartares, Tombe avec l'univers sous ces peuples barbares, 5 Dans cet amas affreux de publiques horreurs, Il soit encor pour moi de nouvelles douleurs ? ASSÉLI Eh ! Qui n'éprouve, hélas ! Dans la perte commune, Les tristes sentiments de sa propre infortune ? Qui de nous vers le ciel n'élève pas ses cris 10 Pour les jours d'un époux, ou d'un père, ou d'un fils ? Dans cette vaste enceinte, au tartare inconnue, Où le roi dérobait à la publique vue Ce peuple désarmé de paisibles mortels, Interprètes des lois, ministres des autels, 15 Vieillards, femmes, enfants, troupeau faible et timide, Dont n'a point approché cette guerre homicide, Nous ignorons encore à quelle atrocité Le vainqueur insolent porte sa cruauté. Nous entendons gronder la foudre et les tempêtes. 20 Le dernier coup approche, et vient frapper nos têtes. IDAMÉ

Voltaire L Orpheliln de La Chine

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  • L'ORPHELIN DE LA CHINETRAGDIE

    1755

    Voltaire

    PERSONNAGES

    GENGIS KAN, roi du Tartare.OCTAR.OSMAN.ZAMTI, mandarin lettr.IDAM, femme de Zamti.ASSLI, attach Idam.TAN, attach Zamti.

    La scne est dans un palais des mandarins, qui tient au palais imprial, dans la ville de Cambalu, aujourd'hui Pkin.

    ACTE ISCNE I. Idam, Assli.

    IDAM

    Se peut-il qu'en ce temps de dsolation,En ce jour de carnage et de destruction,Quand ce palais sanglant, ouvert des tartares,Tombe avec l'univers sous ces peuples barbares,

    5 Dans cet amas affreux de publiques horreurs,Il soit encor pour moi de nouvelles douleurs ?

    ASSLI

    Eh ! Qui n'prouve, hlas ! Dans la perte commune,Les tristes sentiments de sa propre infortune ?Qui de nous vers le ciel n'lve pas ses cris

    10 Pour les jours d'un poux, ou d'un pre, ou d'un fils ?Dans cette vaste enceinte, au tartare inconnue,O le roi drobait la publique vueCe peuple dsarm de paisibles mortels,Interprtes des lois, ministres des autels,

    15 Vieillards, femmes, enfants, troupeau faible et timide,Dont n'a point approch cette guerre homicide,Nous ignorons encore quelle atrocitLe vainqueur insolent porte sa cruaut.Nous entendons gronder la foudre et les temptes.

    20 Le dernier coup approche, et vient frapper nos ttes.

    IDAM

    {C0A8C5 9F-6E8F-43c4 -8453-6 5D208 276F40} {8D75 B2B4- 71B4-4 98E-B70 2-C85F28 46A3F8 }{C0 A8C59F-6E 8F-43c4-845 3-65 D208276F40 }

  • fortune ! pouvoir au-dessus de l'humain !Chre et triste Assli, sais-tu quelle est la mainQui du Catai sanglant presse le vaste empire,Et qui s'appesantit sur tout ce qui respire ?

    ASSLI

    25 On nomme ce tyran du nom de roi des rois.C'est ce fier Gengis-Kan, dont les affreux exploitsFont un vaste tombeau de la superbe Asie.Octar, son lieutenant, dj, dans sa furie,Porte au palais, dit-on, le fer et les flambeaux.

    30 Le Catai passe enfin sous des matres nouveaux :Cette ville, autrefois souveraine du monde,Nage de tous cts dans le sang qui l'inonde ;Voil ce que cent voix, en sanglots superflus,Ont appris dans ces lieux mes sens perdus.

    IDAM

    35 Sais-tu que ce tyran de la terre interdite,Sous qui de cet tat la fin se prcipite,Ce destructeur des rois, de leur sang abreuv,Est un scythe, un soldat dans la poudre lev,Un guerrier vagabond de ces dserts sauvages,

    40 Climat qu'un ciel pais ne couvre que d'orages ?C'est lui qui, sur les siens briguant l'autorit,Tantt fort et puissant, tantt perscut,Vint jadis tes yeux, dans cette auguste ville,Aux portes du palais demander un asile.

    45 Son nom est Tmugin ; c'est t'en apprendre assez.

    ASSLI

    Quoi ! C'est lui dont les voeux vous furent adresss !Quoi ! C'est ce fugitif, dont l'amour et l'hommage vos parents surpris parurent un outrage !Lui qui trane aprs soi tant de rois ses suivants.

    50 Dont le nom seul impose au reste des vivants ?

    IDAM

    C'est lui-mme, Assli : son superbe courage,Sa future grandeur, brillaient sur son visage ;Tout semblait, je l'avoue, esclave auprs de lui ;Et lorsque de la cour il mendiait l'appui,

    55 Inconnu, fugitif, il ne parlait qu'en matre.Il m'aimait ; et mon coeur s'en applaudit peut-tre :Peut-tre qu'en secret je tirais vanitD'adoucir ce lion dans mes fers arrt,De plier nos moeurs cette grandeur sauvage,

    60 D'instruire nos vertus son froce courage,Et de le rendre enfin, graces ces liens,Digne un jour d'tre admis parmi nos citoyens.Il et servi l'tat, qu'il dtruit par la guerre :Un refus a produit les malheurs de la terre.

    65 De nos peuples jaloux tu connais la fiert.De nos arts, de nos lois l'auguste antiquit,Une religion de tout temps pure,De cent sicles de gloire une suite avre :Tout nous interdisait, dans nos prventions,

    70 Une indigne alliance avec les nations.Enfin un autre hymen, un plus saint noeud m'engage ;

  • Le vertueux Zamti mrita mon suffrage.Qui l'et cru, dans ces temps de paix et de bonheur,Qu'un scythe mpris serait notre vainqueur ?

    75 Voil ce qui m'alarme, et qui me dsespre.J'ai refus sa main ; je suis pouse et mre :Il ne pardonne pas : il se vit outrager ;Et l'univers sait trop s'il aime se venger.trange destine, et revers incroyable !

    80 Est-il possible, dieu ! Que ce peuple innombrableSous le glaive du scythe expire sans combats,Comme de vils troupeaux que l'on mne au trpas ?

    ASSLI

    Les corens, dit-on, rassemblaient une arme ;Mais nous ne savons rien que par la renomme,

    85 Et tout nous abandonne aux mains des destructeurs.

    IDAM

    Que cette incertitude augmente mes douleurs !J'ignore quel excs parviennent nos misres,Si l'empereur encore au palais de ses presA trouv quelque asile, ou quelque dfenseur,

    90 Si la reine est tombe aux mains de l'oppresseur,Si l'un et l'autre touche son heure fatale.Hlas ! Ce dernier fruit de leur foi conjugale,Ce malheureux enfant, nos soins confi,Excite encor ma crainte ainsi que ma piti.

    95 Mon poux au palais porte un pied tmraire ;Une ombre de respect pour son saint ministrePeut-tre adoucira ces vainqueurs forcens.On dit que ces brigands aux meurtres acharns,Qui remplissent de sang la terre intimide,

    100 Ont d'un dieu cependant conserv quelque ide ;Tant la nature mme, en toute nation,Grava l'tre suprme et la religion.Mais je me flatte en vain qu'aucun respect les touche ;La crainte est dans mon coeur, et l'espoir dans ma bouche ;

    105 Je me meurs...

    SCNE II. Idam, Zamti, Assli.

    IDAM

    Est-ce vous, poux infortun ?Notre sort sans retour est-il dtermin ?Hlas ! Qu'avez-vous vu ?

    ZAMTI

    Ce que je tremble dire.Le malheur est au comble ; il n'est plus, cet empire :Sous le glaive tranger j'ai vu tout abattu.

    110 De quoi nous a servi d'adorer la vertu ?Nous tions vainement, dans une paix profonde,Et les lgislateurs et l'exemple du monde ;Vainement par nos lois l'univers fut instruit :La sagesse n'est rien ; la force a tout dtruit.

    115 J'ai vu de ces brigands la horde hyperbore,Par des fleuves de sang se frayant une entreSur les corps entasss de nos frres mourants,

  • Portant partout le glaive et les feux dvorants.Ils pntrent en foule la demeure auguste

    120 O de tous les humains le plus grand, le plus juste,D'un front majestueux attendait le trpas.La reine vanouie tait entre ses bras.De leurs nombreux enfants ceux en qui le courageCommenait vainement crotre avec leur ge,

    125 Et qui pouvaient mourir les armes la main,taient dj tombs sous le fer inhumain.Il restait prs de lui ceux dont la tendre enfanceN'avait que la faiblesse et des pleurs pour dfense ;On les voyait encore autour de lui presss,

    130 Tremblants ses genoux qu'ils tenaient embrasss.J'entre par des dtours inconnus au vulgaire ;J'approche en frmissant de ce malheureux pre ;Je vois ces vils humains, ces monstres des dserts, notre auguste matre osant donner des fers,

    135 Traner dans son palais, d'une main sanguinaire,Le pre, les enfants, et leur mourante mre.

    IDAM

    C'est donc l leur destin ! Quel changement, cieux !

    ZAMTI

    Ce prince infortun tourne vers moi les yeux ;Il m'appelle, il me dit, dans la langue sacre,

    140 Du conqurant tartare et du peuple ignore :"Conserve au moins le jour au dernier de mes fils ! "Jugez si mes serments et mon coeur l'ont promis ;Jugez de mon devoir quelle est la voix pressante.J'ai senti ranimer ma force languissante ;

    145 J'ai revol vers vous. Les ravisseurs sanglantsOnt laiss le passage mes pas chancelants ;Soit que dans les fureurs de leur horrible joie,Au pillage acharns, occups de leur proie,Leur superbe mpris ait dtourn les yeux ;

    150 Soit que cet ornement d'un ministre des cieux,Ce symbole sacr du grand dieu que j'adore, la frocit puisse imposer encore ;Soit qu'enfin ce grand dieu, dans ses profonds desseins,Pour sauver cet enfant qu'il a mis dans mes mains,

    155 Sur leurs yeux vigilants rpandant un nuage,Ait gar leur vue ou suspendu leur rage.

    IDAM

    Seigneur, il serait temps encor de le sauver :Qu'il parte avec mon fils ; je les puis enlever :Ne dsesprons point, et prparons leur fuite ;

    160 De notre prompt dpart qu'tan ait la conduite.Allons vers la Core, au rivage des mers,Aux lieux o l'ocan ceint ce triste univers.La terre a des dserts et des antres sauvages ;Portons-y ces enfants, tandis que les ravages

    165 N'inondent point encor ces asiles sacrs,loigns du vainqueur, et peut-tre ignors.Allons ; le temps est cher, et la plainte inutile.

    ZAMTI

    Hlas ! Le fils des rois n'a pas mme un asile !

  • J'attends les corens ; ils viendront, mais trop tard :170 Cependant la mort vole au pied de ce rempart.

    Saisissons, s'il se peut, le moment favorableDe mettre en sret ce gage inviolable.

    SCNE III. Zamti, Idam, Assli, tan.

    ZAMTI

    tan, o courez-vous, interdit, constern ?

    IDAM

    Fuyons de ce sjour au scythe abandonn.

    TAN

    175 Vous tes observs ; la fuite est impossible ;Autour de notre enceinte une garde terribleAux peuples consterns offre de toutes partsUn rempart hriss de piques et de dards.Les vainqueurs ont parl ; l'esclavage en silence

    180 Obit leur voix dans cette ville immense ;Chacun reste immobile et de crainte et d'horreurDepuis que sous le glaive est tomb l'empereur.

    ZAMTI

    Il n'est donc plus !

    IDAM

    cieux !

    TAN

    De ce nouveau carnageQui pourra retracer l'pouvantable image ?

    185 Son pouse, ses fils sanglants et dchirs... famille de dieux sur la terre adors !Que vous dirai-je ? Hlas ! Leurs ttes exposesDu vainqueur insolent excitent les rises,Tandis que leurs sujets, tremblant de murmurer,

    190 baissent des yeux mourants qui craignent de pleurer.De nos honteux soldats les alfanges errantes genoux ont jet leurs armes impuissantes.Les vainqueurs fatigus dans nos murs asservis,Lasss de leur victoire et de sang assouvis,

    195 Publiant la fin le terme du carnage,Ont, au lieu de la mort, annonc l'esclavage.Mais d'un plus grand dsastre on nous menace encor ;On prtend que ce roi des fiers enfants du nord,Gengis-Kan, que le ciel envoya pour dtruire,

    200 Dont les seuls lieutenants oppriment cet empire,Dans nos rs autrefois inconnu, ddaign,Vient, toujours implacable, et toujours indign,Consommer sa colre et venger son injure.Sa nation farouche est d'une autre nature

    205 Que les tristes humains qu'enferment nos remparts :Ils habitent des champs, des tentes et des chars ;Ils se croiraient gns dans cette ville immense ;

  • De nos arts, de nos lois la beaut les offense.Ces brigands vont changer en d'ternels dserts

    210 Les murs que si longtemps admira l'univers.

    IDAM

    Le vainqueur vient sans doute arm de la vengeance.Dans mon obscurit j'avais quelque esprance ;Je n'en ai plus. Les cieux, nous nuire attachs,Ont clair la nuit o nous tions cachs.

    215 Trop heureux les mortels inconnus leur matre !

    ZAMTI

    Les ntres sont tombs : le juste ciel peut-treVoudra pour l'orphelin signaler son pouvoir :Veillons sur lui ; voil notre premier devoir.Que nous veut ce tartare ?

    IDAM

    ciel, prends ma dfense !

    SCNE IV. Zamti, Idam, Assli, Octar, gardes.

    OCTAR

    220 Esclaves, coutez ; que votre obissanceSoit l'unique rponse aux ordres de ma voix.Il reste encore un fils du dernier de vos rois ;C'est vous qui l'levez : votre soin tmraireNourrit un ennemi dont il faut se dfaire.

    225 Je vous ordonne, au nom du vainqueur des humains,De remettre aujourd'hui cet enfant dans mes mains :Je vais l'attendre : allez ; qu'on m'apporte ce gage.Pour peu que vous tardiez, le sang et le carnageVont de mon matre encor signaler le courroux,

    230 Et la destruction commencera par vous.La nuit vient, le jour fuit ; vous, avant qu'il finisse,Si vous aimez la vie, allez, qu'on obisse.

    SCNE V. Zamti, Idam.

    IDAM

    O sommes-nous rduits ? monstres ! terreur !Chaque instant fait clore une nouvelle horreur,

    235 Et produit des forfaits dont l'me intimideJusqu' ce jour de sang n'avait point eu d'ide.Vous ne rpondez rien ; vos soupirs lancsAu ciel qui nous accable en vain sont adresss.Enfant de tant de rois, faut-il qu'on sacrifie

    240 Aux ordres d'un soldat ton innocente vie ?

    ZAMTI

    J'ai promis, j'ai jur de conserver ses jours.

    IDAM

  • De quoi lui serviront vos malheureux secours ?Qu'importent vos serments, vos striles tendresses ?tes-vous en tat de tenir vos promesses ?

    245 N'esprons plus.

    ZAMTI

    Ah ciel ! Eh quoi ! Vous voudriezVoir du fils de mes rois les jours sacrifis ?

    IDAM

    Non, je n'y puis penser sans des torrents de larmes,Et si je n'tais mre, et si, dans mes alarmes,Le ciel me permettait d'abrger un destin

    250 Ncessaire mon fils lev dans mon sein,Je vous dirais : mourons, et, lorsque tout succombe,Sur les pas de nos rois descendons dans la tombe.

    ZAMTI

    Aprs l'atrocit de leur indigne sort,Qui pourrait redouter et refuser la mort ?

    255 Le coupable la craint, le malheureux l'appelle,Le brave la dfie, et marche au-devant d'elle ;Le sage, qui l'attend, la reoit sans regrets.

    IDAM

    Quels sont en me parlant vos sentiments secrets ?Vous baissez vos regards, vos cheveux se hrissent,

    260 Vous plissez, vos yeux de larmes se remplissent :Mon coeur rpond au vtre ; il sent tous vos tourments.Mais que rsolvez-vous ?

    ZAMTI

    De garder mes serments.Auprs de cet enfant, allez, daignez m'attendre.

    IDAM

    Mes prires, mes cris, pourront-ils le dfendre ?

    SCNE VI. Zamti, tan.

    TAN

    265 Seigneur, votre piti ne peut le conserver.Ne songez qu' l'tat, que sa mort peut sauver :Pour le salut du peuple il faut bien qu'il prisse.

    ZAMTI

    Oui... je vois qu'il faut faire un triste sacrifice.coute : cet empire est-il cher tes yeux ?

    270 Reconnais-tu ce dieu de la terre et des cieux,Ce dieu que sans mlange annonaient nos anctres,Mconnu par le bonze, insult par nos matres ?

  • TAN

    Dans nos communs malheurs il est mon seul appui :Je pleure la patrie, et n'espre qu'en lui.

    ZAMTI

    275 Jure ici par son nom, par sa toute-puissance,Que tu conserveras dans l'ternel silenceLe secret qu'en ton sein je dois ensevelir.Jure-moi que tes mains oseront accomplirCe que les intrts et les lois de l'empire,

    280 Mon devoir, et mon dieu, vont par moi te prescrire.

    TAN

    Je le jure, et je veux, dans ces murs dsols,Voir nos malheurs communs sur moi seul assembls,Si, trahissant vos voeux, et dmentant mon zle,Ou ma bouche ou ma main vous tait infidle.

    ZAMTI

    285 Allons, il ne m'est plus permis de reculer.

    TAN

    De vos yeux attendris je vois des pleurs couler.Hlas ! De tant de maux les atteintes cruellesLaissent donc place encore des larmes nouvelles !

    ZAMTI

    On a port l'arrt ! Rien ne peut le changer !

    TAN

    290 On presse ; et cet enfant, qui vous est tranger...

    ZAMTI

    tranger ! Lui ! Mon roi !

    TAN

    Notre roi fut son pre ;Je le sais, j'en frmis : parlez, que dois-je faire ?

    ZAMTI

    On compte ici mes pas ; j'ai peu de libert.Sers-toi de la faveur de ton obscurit.

    295 De ce dpt sacr tu sais quel est l'asile :Tu n'es point observ ; l'accs t'en est facile.Cachons pour quelque temps cet enfant prcieuxDans le sein des tombeaux btis par ses aeux.Nous remettrons bientt au chef de la Core

    300 Ce tendre rejeton d'une tige adore.

  • Il peut ravir du moins nos cruels vainqueursCe malheureux enfant, l'objet de leurs terreurs :Il peut sauver mon roi. Je prends sur moi le reste.

    TAN

    Et que deviendrez-vous sans ce gage funeste ?305 Que pourrez-vous rpondre au vainqueur irrit ?

    ZAMTI

    J'ai de quoi satisfaire sa frocit.

    TAN

    Vous, seigneur ?

    ZAMTI

    nature ! devoir tyrannique !

    TAN

    Eh bien ?

    ZAMTI

    Dans son berceau saisis mon fils unique.

    TAN

    Votre fils !

    ZAMTI

    Songe au roi que tu dois conserver.310 Prends mon fils... que son sang... je ne puis achever.

    TAN

    Ah ! Que m'ordonnez-vous ?

    ZAMTI

    Respecte ma tendresse ;Respecte mon malheur, et surtout ma faiblesse ;N'oppose aucun obstacle cet ordre sacr,Et remplis ton devoir aprs l'avoir jur.

    TAN

    315 Vous m'avez arrach ce serment tmraire. quel devoir affreux me faut-il satisfaire ?J'admire avec horreur ce dessein gnreux ;Mais si mon amiti...

    ZAMTI

  • C'en est trop, je le veux.Je suis pre ; et ce coeur, qu'un tel arrt dchire,

    320 S'en est dit cent fois plus que tu ne peux m'en dire.J'ai fait taire le sang, fais taire l'amiti.Pars.

    TAN

    Il faut obir.

    ZAMTI

    Laisse-moi, par piti.

    SCNE VII.

    ZAMTI

    J'ai fait taire le sang ! Ah ! Trop malheureux preJ'entends trop cette voix si fatale et si chre.

    325 Ciel ! Impose silence aux cris de ma douleur :Mon pouse, mon fils, me dchirent le coeur.De ce coeur effray cache-moi la blessure.L'homme est trop faible, hlas ! Pour dompter la nature :Que peut-il par lui-mme ? Achve, soutiens-moi ;

    330 Affermis la vertu prte tomber sans toi.

    ACTE IISCNE I

    ZAMTI

    tan auprs de moi tarde trop se rendre :Il faut que je lui parle ; et je crains de l'entendre.Je tremble malgr moi de son fatal retour. mon fils ! Mon cher fils ! As-tu perdu le jour ?

    335 Aura-t-on consomm ce fatal sacrifice ?Je n'ai pu de ma main te conduire au supplice ;Je n'en eus pas la force ; en ai-je assez au moinsPour apprendre l'effet de mes funestes soins ?En ai-je encore assez pour cacher mes alarmes ?

    SCNE II. Zamti, tan.

    ZAMTI

    340 Viens, ami... je t'entends... je sais tout par tes larmes.

    TAN

    Votre malheureux fils...

    ZAMTI

  • Arrte, parle-moiDe l'espoir de l'empire, et du fils de mon roi ;Est-il en sret ?

    TAN

    Les tombeaux de ses presCachent nos tyrans sa vie et ses misres.

    345 Il vous devra des jours pour souffrir commencs ;Prsent fatal, peut-tre !

    ZAMTI

    Il vit : c'en est assez. vous, qui je rends ces services fidles ! mes rois ! Pardonnez mes larmes paternelles.

    TAN

    Osez-vous en ces lieux gmir en libert ?

    ZAMTI

    350 O porter ma douleur et ma calamit ?Et comment dsormais soutenir les approches,Le dsespoir, les cris, les ternels reproches,Les imprcations d'une mre en fureur ?Encor, si nous pouvions prolonger son erreur !

    TAN

    355 On a ravi son fils dans sa fatale absence : nos cruels vainqueurs on conduit son enfance ;Et soudain j'ai vol pour donner mes secoursAu royal orphelin dont on poursuit les jours.

    ZAMTI

    Ah ! Du moins, cher tan, si tu pouvais lui dire360 Que nous avons livr l'hritier de l'empire,

    Que j'ai cach mon fils, qu'il est en sret !Imposons quelque temps sa crdulit.Hlas ! La vrit si souvent est cruelle !On l'aime ; et les humains sont malheureux par elle.

    365 Allons... ciel ! Elle-mme approche de ces lieux :La douleur et la mort sont peintes dans ses yeux.

    SCNE III. Zamti, Idam.

    IDAM

    Qu'ai-je vu ? Qu'a-t-on fait ? Barbare, est-il possible ?L'avez-vous command ce sacrifice horrible ?Non, je ne puis le croire ; et le ciel irrit

    370 N'a pas dans votre sein mis tant de cruaut.Non, vous ne serez point plus dur et plus barbareQue la loi du vainqueur, et le fer du tartare.Vous pleurez, malheureux !

    ZAMTI

  • Ah ! Pleurez avec moi ;Mais avec moi songez sauver votre roi.

    IDAM

    375 Que j'immole mon fils !

    ZAMTI

    Telle est notre misre :Vous tes citoyenne avant que d'tre mre.

    IDAM

    Quoi ! Sur toi la nature a si peu de pouvoir !

    ZAMTI

    Elle n'en a que trop, mais moins que mon devoir ;Et je dois plus au sang de mon malheureux matre,

    380 Qu' cet enfant obscur qui j'ai donn l'tre.

    IDAM

    Non, je ne connais point cette horrible vertu.J'ai vu nos murs en cendre, et ce trne abattu ;J'ai pleur de nos rois les disgrces affreuses ;Mais par quelles fureurs, encor plus douloureuses,

    385 Veux-tu, de ton pouse avanant le trpas,Livrer le sang d'un fils qu'on ne demande pas ?Ces rois ensevelis, disparus dans la poudre,Sont-ils pour toi des dieux dont tu craignes la foudre ? ces dieux impuissants, dans la tombe endormis,

    390 As-tu fait le serment d'assassiner ton fils ?Hlas ! Grands et petits, et sujets, et monarques,Distingus un moment par de frivoles marques,gaux par la nature, gaux par le malheur,Tout mortel est charg de sa propre douleur ;

    395 Sa peine lui suffit ; et, dans ce grand naufrage,Rassembler nos dbris, voil notre partage.O serais-je, grand dieu, si ma crdulitEt tomb dans le pige mes pas prsent ?Auprs du fils des rois si j'tais demeure,

    400 La victime aux bourreaux allait tre livre,Je cessais d'tre mre, et le mme couteauSur le corps de mon fils me plongeait au tombeau.Grces mon amour, inquite, trouble, ce fatal berceau l'instinct m'a rappele.

    405 J'ai vu porter mon fils nos cruels vainqueurs ;Mes mains l'ont arrach des mains des ravisseurs.Barbare, ils n'ont point eu ta fermet cruelle ;J'en ai charg soudain cette esclave fidle,Qui soutient de son lait ses misrables jours,

    410 Ces jours qui prissaient sans moi, sans mon secours ;J'ai conserv le sang du fils et de la mre,Et j'ose dire encor de son malheureux pre.

    ZAMTI

    Quoi ! Mon fils est vivant !

  • IDAM

    Oui, rends grces au ciel,Malgr toi favorable ton coeur paternel.

    415 Repens-toi.

    ZAMTI

    Dieu des cieux, pardonnez cette joie,Qui se mle un moment aux pleurs o je me noie ! ma chre Idam ! Ces moments seront courts :Vainement de mon fils vous prolongiez les jours ;Vainement vous cachiez cette fatale offrande :

    420 Si nous ne donnons pas le sang qu'on nous demande,Nos tyrans souponneux seront bientt vengs ;Nos citoyens tremblants, avec nous gorgs,Vont payer de vos soins les efforts inutiles ;De soldats entours, nous n'avons plus d'asiles ;

    425 Et mon fils, qu'au trpas vous croyez arracher, l'oeil qui le poursuit ne peut plus se cacher.Il faut subir son sort.

    IDAM

    Ah ! Cher poux, demeure ;coute-moi du moins.

    ZAMTI

    Hlas ! ... il faut qu'il meure.

    IDAM

    Qu'il meure ! Arrte, tremble, et crains mon dsespoir ;430 Crains sa mre.

    ZAMTI

    Je crains de trahir mon devoir.Abandonnez le vtre ; abandonnez ma vieAux dtestables mains d'un conqurant impie.C'est mon sang qu' Gengis il vous faut demander.Allez, il n'aura pas de peine l'accorder.

    435 Dans le sang d'un poux trempez vos mains perfides ;Allez : ce jour n'est fait que pour des parricides.Rendez vains mes serments, sacrifiez nos lois,Immolez votre poux, et le sang de vos rois.

    IDAM

    De mes rois ! Va, te dis-je ; ils n'ont rien prtendre ;440 Je ne dois point mon sang en tribut leur cendre :

    Va, le nom de sujet n'est pas plus saint pour nousQue ces noms si sacrs et de pre et d'poux.La nature et l'hymen, voil les lois premires,Les devoirs, les liens, des nations entires ;

    445 Ces lois viennent des dieux ; le reste est des humains.Ne me fais point har le sang des souverains :Oui, sauvons l'orphelin d'un vainqueur homicide ;Mais ne le sauvons pas au prix d'un parricide ;

  • Que les jours de mon fils n'achtent point ses jours :450 Loin de l'abandonner, je vole son secours ;

    Je prends piti de lui ; prends piti de toi-mme,De ton fils innocent, de sa mre qui t'aime.Je ne menace plus, je tombe tes genoux. pre infortun ! Cher et cruel poux !

    455 Pour qui j'ai mpris, tu t'en souviens peut-tre,Ce mortel qu'aujourd'hui le sort a fait ton matre ;Accorde-moi mon fils, accorde-moi ce sangQue le plus r amour a form dans mon flanc,Et ne rsiste point au cri terrible et tendre

    460 Qu' tes sens dsols l'amour a fait entendre.

    ZAMTI

    Ah ! C'est trop abuser du charme et du pouvoirDont la nature et vous combattez mon devoir.Trop faible pouse, hlas ! Si vous pouviez connatre...

    IDAM

    Je suis faible, oui, pardonne ; une mre doit l'tre.465 Je n'aurai point de toi ce reproche souffrir

    Quand il faudra te suivre, et qu'il faudra mourir.Cher poux, si tu peux au vainqueur sanguinaire, la place du fils, sacrifier la mre,Je suis prte : Idam ne se plaindra de rien ;

    470 Et mon coeur est encore aussi grand que le tien.

    ZAMTI

    Oui, j'en crois ta vertu.

    SCNE IV. Zamti, Idam, Octar, gardes.

    OCTAR

    Quoi ! Vous osez reprendreCe dpt que ma voix vous ordonna de rendre ?Soldats, suivez leurs pas, et me rpondez d'eux :Saisissez cet enfant qu'ils cachent mes yeux ;

    475 Allez : votre empereur en ces lieux va paratre ;Apportez la victime aux pieds de votre matre.Soldats, veillez sur eux.

    ZAMTI

    Je suis prt d'obir :Vous aurez cet enfant.

    IDAM

    Je ne le puis souffrir :Non, vous ne l'obtiendrez, cruels, qu'avec ma vie.

    OCTAR

    480 Qu'on fasse retirer cette femme hardie.Voici votre empereur ; ayez soin d'empcherQue tous ces vils captifs osent en approcher.

  • SCNE V. Gengis, Octar, Osman, troupe de guerriers.

    GENGIS

    On a pouss trop loin le droit de ma conqute.Que le glaive se cache, et que la mort s'arrte :

    485 Je veux que les vaincus respirent dsormais.J'envoyai la terreur, et j'apporte la paix :La mort du fils des rois suffit ma vengeance.touffons dans son sang la fatale semenceDes complots ternels et des rbellions,

    490 Qu'un fantme de prince inspire aux nations.Sa famille est teinte : il vit ; il doit la suivre.Je n'en veux qu' des rois, mes sujets doivent vivre.Cessez de mutiler tous ces grands monuments,Ces prodiges des arts consacrs par les temps ;

    495 Respectez-les, ils sont le prix de mon courage :Qu'on cesse de livrer aux flammes, au pillage,Ces archives de lois, ce vaste amas d'crits,Tous ces fruits du gnie, objets de vos mpris :Si l'erreur les dicta, cette erreur m'est utile ;

    500 Elle occupe ce peuple, et le rend plus docile.Octar, je vous destine porter mes drapeauxAux lieux o le soleil renat du sein des eaux.

    un de ses suivants.

    Vous, dans l'Inde soumise, humble dans sa dfaite,Soyez de mes dcrets le fidle interprte,

    505 Tandis qu'en occident je fais voler mes filsDes murs de Samarcande aux bords du Tanas.Sortez : demeure, Octar.

    SCNE VI. Gengis, Octar.

    GENGIS

    Eh bien ! Pouvais-tu croireQue le sort m'levt ce comble de gloire ?Je foule aux pieds ce trne, et je rgne en des lieux

    510 O mon front avili n'osa lever les yeux.Voici donc ce palais, cette superbe villeO, cach dans la foule, et cherchant un asile,J'essuyai les mpris qu' l'abri du dangerL'orgueilleux citoyen prodigue l'tranger :

    515 On ddaignait un scythe, et la honte et l'outrageDe mes voeux mal conus devinrent le partage ;Une femme ici mme a refus la mainSous qui, depuis cinq ans, tremble le genre humain.

    OCTAR

    Quoi ! Dans ce haut degr de gloire et de puissance,520 Quand le monde vos pieds se prosterne en silence,

    D'un tel ressouvenir vous seriez occup !

    GENGIS

    Mon esprit, je l'avoue, en fut toujours frapp.Des affronts attachs mon humble fortuneC'est le seul dont je garde une ide importune.

  • 525 Je n'eus que ce moment de faiblesse et d'erreur :Je crus trouver ici le repos de mon coeur ;Il n'est point dans l'clat dont le sort m'environne :La gloire le promet ; l'amour, dit-on, le donne.J'en conserve un dpit trop indigne de moi ;

    530 Mais au moins je voudrais qu'elle connt son roi ;Que son oeil entrevt, du sein de la bassesse,De qui son imprudence outragea la tendresse ;Qu' l'aspect des grandeurs, qu'elle et pu partager,Son dsespoir secret servt me venger.

    OCTAR

    535 Mon oreille, Seigneur, tait accoutumeAux cris de la victoire et de la renomme,Au bruit des murs fumants renverss sous vos pas,Et non ces discours, que je ne conois pas.

    GENGIS

    Non, depuis qu'en ces lieux mon me fut vaincue,540 Depuis que ma fiert fut ainsi confondue,

    Mon coeur s'est dsormais dfendu sans retourTous ces vils sentiments qu'ici l'on nomme amour.Idam, je l'avoue, en cette me gareFit une impression que j'avais ignore.

    545 Dans nos antres du nord, dans nos striles champs,Il n'est point de beaut qui subjugue nos sens ;De nos travaux grossiers les compagnes sauvagesPartageaient l'pret de nos mles courages :Un poison tout nouveau me surprit en ces lieux ;

    550 La tranquille Idam le portait dans ses yeux :Ses paroles, ses traits, respiraient l'art de plaire.Je rends grce au refus qui nourrit ma colre ;Son mpris dissipa ce charme suborneur,Ce charme inconcevable, et souverain du coeur.

    555 Mon bonheur m'et perdu ; mon me tout entireSe doit aux grands objets de ma vaste carrire.J'ai subjugu le monde, et j'aurais soupir !Ce trait injurieux, dont je fus dchir,Ne rentrera jamais dans mon me offense ;

    560 Je bannis sans regret cette lche pense :Une femme sur moi n'aura point ce pouvoir ;Je la veux oublier, je ne veux point la voir :Qu'elle pleure loisir sa fiert trop rebelle ;Octar, je vous dfends que l'on s'informe d'elle.

    OCTAR

    565 Vous avez en ces lieux des soins plus importants.

    GENGIS

    Oui, je me souviens trop de tant d'garements.

    SCNE VII. Gengis, Octar, Osman.

    OSMAN

    La victime, seigneur, allait tre gorge ;Une garde autour d'elle tait dj range ;

  • Mais un vnement, que je n'attendais pas,570 Demande un nouvel ordre, et suspend son trpas ;

    Une femme perdue, et de larmes baigne,Arrive, tend les bras la garde indigne,Et nous surprenant tous par ses cris forcens :"Arrtez, c'est mon fils que vous assassinez !

    575 C'est mon fils ! On vous trompe au choix de la victime."Le dsespoir affreux qui parle et qui l'anime,Ses yeux, son front, sa voix, ses sanglots, ses clameurs,Sa fureur intrpide au milieu de ses pleurs,Tout semblait annoncer, par ce grand caractre,

    580 Le cri de la nature, et le coeur d'une mre.Cependant son poux devant nous appel,Non moins perdu qu'elle, et non moins accabl,Mais sombre et recueilli dans sa douleur funeste :"De nos rois, a-t-il dit, voil ce qui nous reste ;

    585 Frappez ; voil le sang que vous me demandez. "De larmes, en parlant, ses yeux sont inonds.Cette femme ces mots d'un froid mortel saisie,Longtemps sans mouvement, sans couleur, et sans vie,Ouvrant enfin les yeux, d'horreur appesantis,

    590 Ds qu'elle a pu parler a rclam son fils :Le mensonge n'a point des douleurs si sincres ;On ne versa jamais de larmes plus amres.On doute, on examine, et je reviens confusDemander vos pieds vos ordres absolus.

    GENGIS

    595 Je saurai dmler un pareil artifice ;Et qui m'a pu tromper est sr de son supplice.Ce peuple de vaincus prtend-il m'aveugler ?Et veut-on que le sang recommence couler ?

    OCTAR

    Cette femme ne peut tromper votre prudence :600 Du fils de l'empereur elle a conduit l'enfance :

    Aux enfants de son matre on s'attache aisment ;Le danger, le malheur ajoute au sentiment ;Le fanatisme alors gale la nature,Et sa douleur si vraie ajoute l'imposture.

    605 Bientt, de son secret perant l'obscurit,Vos yeux sur cette nuit rpandront la clart.

    GENGIS

    Quelle est donc cette femme ?

    OCTAR

    On dit qu'elle est unie l'un de ces lettrs que respectait l'Asie,Qui, trop enorgueillis du faste de leurs lois,

    610 Sur leur vain tribunal osaient braver cent rois.Leur foule est innombrable : ils sont tous dans les chanes ;Ils connatront enfin des lois plus souveraines :Zamti, c'est l le nom de cet esclave altierQui veillait sur l'enfant qu'on doit sacrifier.

    GENGIS

  • 615 Allez interroger ce couple condamnable ;Tirez la vrit de leur bouche coupable ;Que nos guerriers surtout, leurs postes fixs,Veillent dans tous les lieux o je les ai placs ;Qu'aucun d'eux ne s'carte. On parle de surprise ;

    620 Les corens, dit-on, tentent quelque entreprise ;Vers les rives du fleuve on a vu des soldats.Nous saurons quels mortels s'avancent au trpas,Et si l'on veut forcer les enfants de la guerre porter le carnage aux bornes de la terre.

    ACTE IIISCNE I. Gengis, Osman, troupe de guerriers.

    GENGIS

    625 A-t-on de ces captifs clairci l'imposture ?A-t-on connu leur crime et veng mon injure ?Ce rejeton des rois, leur garde commis,Entre les mains d'Octar est-il enfin remis ?

    OSMAN

    Il cherche pntrer dans ce sombre mystre.630 l'aspect des tourments, ce mandarin svre

    Persiste en sa rponse avec tranquillit ;Il semble sur son front porter la vrit :Son pouse en tremblant nous rpond par des larmes ;Sa plainte, sa douleur, augmente encor ses charmes.

    635 De piti malgr nous nos coeurs taient surpris,Et nous nous tonnions de nous voir attendris :Jamais rien de si beau ne frappa notre vue.Seigneur, le croiriez-vous ? Cette femme perdue vos sacrs genoux demande se jeter.

    640 "Que le vainqueur des rois daigne enfin m'couter :Il pourra d'un enfant protger l'innocence ;Malgr ses cruauts j'espre en sa clmence :Puisqu'il est tout-puissant, il sera gnreux ;Pourrait-il rebuter les pleurs des malheureux ?"

    645 C'est ainsi qu'elle parle ; et j'ai d lui promettreQu' vos pieds en ces lieux vous daignerez l'admettre.

    GENGIS

    De ce mystre enfin je dois tre clairci. sa suite.

    Oui, qu'elle vienne : allez, et qu'on l'amne ici.Qu'elle ne pense pas que, par de vaines plaintes,

    650 Des soupirs affects, et quelques larmes feintes,Aux yeux d'un conqurant on puisse en imposer :Les femmes de ces lieux ne peuvent m'abuserJe n'ai que trop connu leurs larmes infidles,Et mon coeur ds longtemps s'est affermi contre elles.

    655 Elle cherche un honneur dont dpendra son sort ;Et vouloir me tromper, c'est demander la mort.

    OSMAN

  • Voil cette captive vos pieds amene.

    GENGIS

    Que vois-je ? Est-il possible ? ciel ! destine !Ne me tromp-je point ? Est-ce un songe ? Une erreur ?

    660 C'est Idam ! C'est elle ! Et mes sens...

    SCNE II. Gengis, Idam, Octar, Osman, gardes.

    IDAM

    Ah ! Seigneur,Tranchez les tristes jours d'une femme perdue.Vous devez vous venger, je m'y suis attendue ;Mais, seigneur, pargnez un enfant innocent.

    GENGIS

    Rassurez-vous ; sortez de cet effroi pressant...665 Ma surprise, madame, est gale la vtre...

    Le destin qui fait tout nous trompa l'un et l'autre.Les temps sont bien changs : mais si l'ordre des cieuxD'un habitant du nord, mprisable vos yeux,A fait un conqurant sous qui tremble l'Asie,

    670 Ne craignez rien pour vous, votre empereur oublieLes affronts qu'en ces lieux essuya Tmugin.J'immole ma victoire, mon trne, au destin,Le dernier rejeton d'une race ennemie :Le repos de l'tat me demande sa vie ;

    675 Il faut qu'entre mes mains ce dpt soit livr.Votre coeur sur un fils doit tre rassur ;Je le prends sous ma garde.

    IDAM

    peine je respire.

    GENGIS

    Mais de la vrit, madame, il faut m'instruire :Quel indigne artifice ose-t-on m'opposer ?

    680 De vous, de votre poux, qui prtend m'imposer ?

    IDAM

    Ah ! Des infortuns pargnez la misre.

    GENGIS

    Vous savez si je dois har ce tmraire.

    IDAM

    Vous, Seigneur !

    GENGIS

    J'en dis trop, et plus que je ne veux.

  • IDAM

    Ah ! Rendez-moi, seigneur, un enfant malheureux :685 Vous me l'avez promis ; sa grce est prononce.

    GENGIS

    Sa grce est dans vos mains : ma gloire est offense,Mes ordres mpriss, mon pouvoir avili ;En un mot, vous savez jusqu'o je suis trahi.C'est peu de m'enlever le sang que je demande,

    690 De me dsobir alors que je commande,Vous tes ds longtemps instruite m'outrager :Ce n'est pas d'aujourd'hui que je dois me venger.Votre poux ! ... ce seul nom le rend assez coupable.Quel est donc ce mortel, pour vous si respectable,

    695 Qui sous ses lois, madame, a pu vous captiver ?Quel est cet insolent qui pense me braver ?Qu'il vienne.

    IDAM

    Mon poux, vertueux et fidle,Objet infortun de ma douleur mortelle,Servit son dieu, son roi, rendit mes jours heureux.

    GENGIS

    700 Qui !... Lui ? Mais depuis quand formtes-vousCes noeuds ?

    IDAM

    Depuis que loin de nous le sort, qui vous seconde,Eut entran vos pas pour le malheur du monde.

    GENGIS

    J'entends ; depuis le jour que je fus outrag,Depuis que de vous deux je dus tre veng,

    705 Depuis que vos climats ont mrit ma haine.

    SCNE III. Gengis, Octar, Osman, d'un ct ; Idam, Zamti, de l'autre ; gardes.

    GENGIS

    Parle ; as-tu satisfait ma loi souveraine ?As-tu mis dans mes mains le fils de l'empereur ?

    ZAMTI

    J'ai rempli mon devoir, c'en est fait ; oui, seigneur.

    GENGIS

    Tu sais si je punis la fraude et l'insolence :710 Tu sais que rien n'chappe aux coups de ma vengeance ;

  • Que si le fils des rois par toi m'est enlev,Malgr ton imposture, il sera retrouv ;Que son trpas certain va suivre ton supplice.

    ses gardes.

    Mais je veux bien le croire. Allez, et qu'on saisisse715 L'enfant que cet esclave a remis en vos mains.

    Frappez.

    ZAMTI

    Malheureux pre !

    IDAM

    Arrtez, inhumains !Ah ! Seigneur, est-ce ainsi que la piti vous presse ?Est-ce ainsi qu'un vainqueur sait tenir sa promesse ?

    GENGIS

    Est-ce ainsi qu'on m'abuse, et qu'on croit me jouer ?720 C'en est trop ; coutez, il faut tout m'avouer.

    Sur cet enfant, madame, expliquez-vous sur l'heure,Instruisez-moi de tout ; rpondez, ou qu'il meure.

    IDAM

    Eh bien ! Mon fils l'emporte : et si, dans mon malheur,L'aveu que la nature arrache ma douleur

    725 Est encore vos yeux une offense nouvelle ;S'il faut toujours du sang votre me cruelle,Frappez ce triste coeur qui cde son effroi,Et sauvez un mortel plus gnreux que moi.Seigneur, il est trop vrai que notre auguste matre,

    730 Qui, sans vos seuls exploits, n'et point cess de l'tre,A remis mes mains, aux mains de mon poux,Ce dpt respectable tout autre qu' vous.Seigneur, assez d'horreurs suivaient votre victoire,Assez de cruauts ternissaient tant de gloire ;

    735 Dans des fleuves de sang tant d'innocents plongs,L'empereur et sa femme, et cinq fils gorgs,Le fer de tous cts dvastant cet empire,Tous ces champs de carnage auraient d vous suffire.Un barbare en ces lieux est venu demander

    740 Ce dpt prcieux que j'aurais d garder,Ce fils de tant de rois, notre unique esprance. cet ordre terrible, cette violence,Mon poux, inflexible en sa fidlit,N'a vu que son devoir, et n'a point hsit :

    745 Il a livr son fils. La nature outrageVainement dchirait son me partage ;Il imposait silence ses cris douloureux.Vous deviez ignorer ce sacrifice affreux :J'ai d plus respecter sa fermet svre ;

    750 Je devais l'imiter : mais enfin je suis mre ;Mon me est au-dessous d'un si cruel effort ;Je n'ai pu de mon fils consentir la mort.Hlas ! Au dsespoir que j'ai trop fait paratre,Une mre aisment pouvait se reconnatre.

    755 Voyez de cet enfant le pre confondu,Qui ne vous a trahi qu' force de vertu :L'un n'attend son salut que de son innocence ;

  • Et l'autre est respectable alors qu'il vous offense.Ne punissez que moi, qui trahis la fois

    760 Et l'poux que j'admire, et le sang de mes rois.Digne poux ! Digne objet de toute ma tendresse !La piti maternelle est ma seule faiblesse :Mon sort suivra le tien ; je meurs si tu pris ;Pardonne-moi du moins d'avoir sauv ton fils.

    ZAMTI

    765 Je t'ai tout pardonn, je n'ai plus me plaindre.Pour le sang de mon roi je n'ai plus rien craindre ;Ses jours sont assurs.

    GENGIS

    Tratre, ils ne le sont pas :Va rparer ton crime, ou subir le trpas.

    ZAMTI

    Le crime est d'obir des ordres injustes.770 La souveraine voix de mes matres augustes,

    Du sein de leurs tombeaux, parle plus haut que toi :Tu fus notre vainqueur, et tu n'es pas mon roi ;Si j'tais ton sujet, je te serais fidle.Arrache-moi la vie, et respecte mon zle :

    775 Je t'ai livr mon fils, j'ai pu te l'immoler ;Penses-tu que pour moi je puisse encor trembler ?

    GENGIS

    Qu'on l'te de mes yeux.

    IDAM

    Ah ! Daignez...

    GENGIS

    Qu'on l'entrane.

    IDAM

    Non, n'accablez que moi des traits de votre haine.Cruel ! Qui m'aurait dit que j'aurais par vos coups

    780 Perdu mon empereur, mon fils, et mon poux ?Quoi ! Votre me jamais ne peut tre amollie ?

    GENGIS

    Allez, suivez l'poux qui le sort vous lie.Est-ce vous de prtendre encore me toucher ?Et quel droit avez-vous de me rien reprocher ?

    IDAM

    785 Ah ! Je l'avais prvu, je n'ai plus d'esprance.

    GENGIS

  • Allez, dis-je, Idam : si jamais la clmenceDans mon coeur malgr moi pouvait encore entrer,Vous sentez quels affronts il faudrait rparer.

    SCNE IV. Gengis, Octar.

    GENGIS

    D'o vient que je gmis ? D'o vient que je balance ?790 Quel dieu parlait en elle, et prenait sa dfense ?

    Est-il dans les vertus, est-il dans la beautUn pouvoir au-dessus de mon autorit ?Ah ! Demeurez, Octar ; je me crains, je m'ignore :Il me faut un ami, je n'en eus point encore ;

    795 Mon coeur en a besoin.

    OCTAR

    Puisqu'il faut vous parler,S'il est des ennemis qu'on vous doive immoler,Si vous voulez couper d'une race odieuse,Dans ses derniers rameaux, la tige dangereuse,Prcipitez sa perte ; il faut que la rigueur,

    800 Trop ncessaire appui du trne d'un vainqueur,Frappe sans intervalle un coup sr et rapide :C'est un torrent qui passe en son cours homicide ;Le temps ramne l'ordre et la tranquillit ;Le peuple se faonne la docilit ;

    805 De ses premiers malheurs l'image est affaiblie ;bientt il les pardonne, et mme il les oublie.Mais lorsque goutte goutte on fait couler le sang,Qu'on ferme avec lenteur, et qu'on rouvre le flanc,Que les jours renaissants ramnent le carnage,

    810 Le dsespoir tient lieu de force et de courage,Et fait d'un peuple faible un peuple d'ennemis,D'autant plus dangereux qu'ils taient plus soumis.

    GENGIS

    Quoi ! C'est cette Idam ! Quoi ! C'est l cette esclave !Quoi ! L'hymen l'a soumise au mortel qui me brave !

    OCTAR

    815 Je conois que pour elle il n'est point de piti ;Vous ne lui devez plus que votre inimiti.Cet amour, dites-vous, qui vous touche pour elle,Fut d'un feu passager la lgre tincelle :Ses imprudents refus, la colre, et le temps,

    820 En ont teint dans vous les restes languissants ;Elle n'est vos yeux qu'une femme coupable,D'un criminel obscur pouse mprisable.

    GENGIS

    Il en sera puni ; je le dois, je le veux :Ce n'est pas avec lui que je suis gnreux.

    825 Moi, laisser respirer un vaincu que j'abhorre !Un esclave ! Un rival !

    OCTAR

  • Pourquoi vit-il encore ?Vous tes tout-puissant, et n'tes point veng !

    GENGIS

    Juste ciel ! ce point mon coeur serait chang !C'est ici que ce coeur connatrait les alarmes,

    830 Vaincu par la beaut, dsarm par les larmes,Dvorant mon dpit et mes soupirs honteux !Moi, rival d'un esclave, et d'un esclave heureux !Je souffre qu'il respire, et cependant on l'aime !Je respecte Idam jusqu'en son poux mme ;

    835 Je crains de la blesser en enfonant mes coupsDans le coeur dtest de cet indigne poux.Est-il bien vrai que j'aime ? Est-ce moi qui soupire ?Qu'est-ce donc que l'amour ? A-t-il donc tant d'empire ?

    OCTAR

    Je n'appris qu' combattre, marcher sous vos lois ;840 Mes chars et mes coursiers, mes flches, mon carquois,

    Voil mes passions et ma seule science :Des caprices du coeur j'ai peu d'intelligence ;Je connais seulement la victoire et nos moeurs :Les captives toujours ont suivi leurs vainqueurs.

    845 Cette dlicatesse importune, trangre,Dment votre fortune et votre caractre.Et qu'importe pour vous qu'une esclave de plusAttende en gmissant vos ordres absolus ?

    GENGIS

    Qui connat mieux que moi jusqu'o va ma puissance ?850 Je puis, je le sais trop, user de violence ;

    Mais quel bonheur honteux, cruel, empoisonn,D'assujettir un coeur qui ne s'est point donn,De ne voir en des yeux, dont on sent les atteintes,Qu'un nuage de pleurs et d'ternelles craintes,

    855 Et de ne possder, dans sa funeste ardeur,Qu'une esclave tremblante qui l'on fait horreur !Les monstres des forts qu'habitent nos tartaresOnt des jours plus sereins, des amours moins barbares.Enfin il faut tout dire : Idam prit sur moi

    860 Un secret ascendant qui m'imposait la loi.Je tremble que mon coeur aujourd'hui s'en souvienne :J'en tais indign ; son me eut sur la mienne,Et sur mon caractre, et sur ma volont,Un empire plus sr et plus illimit,

    865 Que je n'en ai reu des mains de la victoireSur cent rois dtrns, accabls de ma gloire :Voil ce qui tantt excitait mon dpit.Je la veux pour jamais chasser de mon esprit.Je me rends tout entier ma grandeur suprme ;

    870 Je l'oublie : elle arrive ; elle triomphe, et j'aime.

    SCNE V. Gengis, Octar, Osman.

    GENGIS

    Eh bien ! Que rsout-elle, et que m'apprenez-vous ?

    OSMAN

  • Elle est prte prir auprs de son poux,Plutt que dcouvrir l'asile impntrableO leurs soins ont cach cet enfant misrable ;

    875 Ils jurent d'affronter le plus cruel trpas.Son poux la retient tremblante entre ses bras ;Il soutient sa constance, il l'exhorte au supplice :Ils demandent tous deux que la mort les unisse.Tout un peuple autour d'eux pleure et frmit d'effroi.

    GENGIS

    880 Idam, dites-vous, attend la mort de moi ?Ah ! Rassurez son me et faites-lui connatreQue ses jours sont sacrs, qu'ils sont chers son matre.C'en est assez ; volez.

    SCNE VI. Gengis, Octar.

    OCTAR

    Quels ordres donnez-vousSur cet enfant des rois qu'on drobe nos coups ?

    GENGIS

    885 Aucun.

    OCTAR

    Vous commandiez que notre vigilanceAux mains d'Idam mme enlevt son enfance.

    GENGIS

    Qu'on attende.

    OCTAR

    On pourrait...

    GENGIS

    Il ne peut m'chapper.

    OCTAR

    Peut-tre elle vous trompe.

    GENGIS

    Elle ne peut tromper.

    OCTAR

    Voulez-vous de ces rois conserver ce qui reste ?

    GENGIS

  • 890 Je veux qu'Idam vive ; ordonne tout le reste.Va la trouver. Mais non, cher Octar, hte-toiDe forcer son poux flchir sous ma loi :C'est peu de cet enfant ; c'est peu de son supplice ;Il faut bien qu'il me fasse un plus grand sacrifice.

    OCTAR

    895 Lui ?

    GENGIS

    Sans doute : oui, lui-mme.

    OCTAR

    Et quel est votre espoir ?

    GENGIS

    De dompter Idam, de l'aimer, de la voir,D'tre aim de l'ingrate, ou de me venger d'elle,De la punir. Tu vois ma faiblesse nouvelle :Emport, malgr moi, par de contraires voeux,

    900 Je frmis, et j'ignore encor ce que je veux.

    ACTE IVSCNE I. Gengis, troupe de guerriers tartares.

    GENGIS

    Ainsi la libert, le repos, et la paix,Ce but de mes travaux me fuira pour jamais !Je ne puis tre moi ! D'aujourd'hui je commence sentir tout le poids de ma triste puissance :

    905 Je cherchais Idam ; je ne vois prs de moiQue ces chefs importuns qui fatiguent leur roi.

    sa suite.

    Allez, au pied des murs htez-vous de vous rendre ;L'insolent coren ne pourra nous surprendre ;Ils ont proclam roi cet enfant malheureux,

    910 Et, sa tte la main, je marcherai contre eux.Pour la dernire fois que Zamti m'obisse :J'ai trop de cet enfant diffr le supplice.

    Il reste seul.

    Allez. Ces soins cruels, mon sort attachs,Gnent trop mes esprits d'un autre soin touchs :

    915 Ce peuple contenir, ces vainqueurs conduire,Des prils prvoir, des complots dtruire ;Que tout pse mon coeur en secret tourment !Ah ! Je fus plus heureux dans mon obscurit.

    SCNE II. Gengis, Octar.

  • GENGIS

    Eh bien ! Vous avez vu ce mandarin farouche ?

    OCTAR

    920 Nul pril ne l'meut, nul respect ne le touche.Seigneur, en votre nom j'ai rougi de parler ce vil ennemi qu'il fallait immoler ;D'un oeil d'indiffrence il a vu le supplice ;Il rpte les noms de devoir, de justice ;

    925 Il brave la victoire : on dirait que sa voix,Du haut d'un tribunal, nous dicte ici des lois.Confondez avec lui son pouse rebelle ;Ne vous abaissez point soupirer pour elle ;Et dtournez les yeux de ce couple proscrit,

    930 Qui vous ose braver quand la terre obit.

    GENGIS

    Non, je ne reviens point encor de ma surprise :Quels sont donc ces humains que mon bonheur matrise ?Quels sont ces sentiments, qu'au fond de nos climatsNous ignorions encore et ne souponnions pas ?

    935 son roi, qui n'est plus, immolant la nature,L'un voit prir son fils sans crainte et sans murmure :L'autre, pour son poux, est prte s'immoler :Rien ne peut les flchir, rien ne les fait trembler.Que dis-je ? Si j'arrte une vue attentive

    940 Sur cette nation dsole et captive,Malgr moi je l'admire en lui donnant des fers :Je vois que ses travaux ont instruit l'univers ;Je vois un peuple antique, industrieux, immense.Ses rois sur la sagesse ont fond leur puissance,

    945 De leurs voisins soumis heureux lgislateurs,Gouvernant sans conqute, et rgnant par les moeurs.Le ciel ne nous donna que la force en partage ;Nos arts sont les combats, dtruire est notre ouvrage.Ah ! De quoi m'ont servi tant de succs divers ?

    950 Quel fruit me revient-il des pleurs de l'univers ?Nous rougissons de sang le char de la victoire.Peut-tre qu'en effet il est une autre gloire :Mon coeur est en secret jaloux de leurs vertus ;Et, vainqueur, je voudrais galer les vaincus.

    OCTAR

    955 Pouvez-vous de ce peuple admirer la faiblesse ?Quel mrite ont des arts enfants de la mollesse,Qui n'ont pu les sauver des fers et de la mort ?Le faible est destin pour servir le plus fort :Tout cde sur la terre aux travaux, au courage ;

    960 Mais c'est vous qui cdez, qui souffrez un outrage,Vous qui tendez les mains, malgr votre courroux, je ne sais quels fers inconnus parmi nous ;Vous qui vous exposez la plainte importuneDe ceux dont la valeur a fait votre fortune.

    965 Ces braves compagnons de vos travaux passsVerront-ils tant d'honneurs par l'amour effacs ?Leur grand coeur s'en indigne, et leurs fronts en rougissent ;Leurs clameurs jusqu' vous par ma voix retentissent ;Je vous parle en leur nom comme au nom de l'tat.

    970 Excusez un tartare, excusez un soldat

  • blanchi sous le harnais et dans votre service,Qui ne peut supporter un amoureux caprice,Et qui montre la gloire vos yeux blouis.

    GENGIS

    Que l'on cherche Idam.

    OCTAR

    Vous voulez...

    GENGIS

    Obis.975 De ton zle hardi rprime la rudesse ;

    Je veux que mes sujets respectent ma faiblesse.

    SCNE III.

    GENGIS

    mon sort la fin je ne puis rsister ;Le ciel me la destine, il n'en faut point douter.Qu'ai-je fait, aprs tout, dans ma grandeur suprme ?

    980 J'ai fait des malheureux, et je le suis moi-mme ;Et de tous ces mortels attachs mon rang,Avides de combats, prodigues de leur sang,Un seul a-t-il jamais, arrtant ma pense,Dissip les chagrins de mon me oppresse ?

    985 Tant d'tats subjugus ont-ils rempli mon coeur ?Ce coeur, lass de tout, demandait une erreurQui pt de mes ennuis chasser la nuit profonde,Et qui me consolt sur le trne du monde.Par ses tristes conseils Octar m'a rvolt :

    990 Je ne vois prs de moi qu'un tas ensanglantDe monstres affams et d'assassins sauvages,Disciplins au meurtre, et forms aux ravages ;Ils sont ns pour la guerre, et non pas pour ma cour ;Je les prends en horreur, en connaissant l'amour :

    995 Qu'ils combattent sous moi, qu'ils meurent ma suite ;Mais qu'ils n'osent jamais juger de ma conduite.Idam ne vient point... c'est elle, je la voi.

    SCNE IV. Gengis, Idam.

    IDAM

    Quoi ! Vous voulez jouir encor de mon effroi ?Ah ! Seigneur, pargnez une femme, une mre ;

    1000 Ne rougissez-vous pas d'accabler ma misre ?

    GENGIS

    Cessez vos frayeurs de vous abandonner :Votre poux peut se rendre, on peut lui pardonner ;J'ai dj suspendu l'effet de ma vengeance,Et mon coeur pour vous seule a connu la clmence.

    1005 Peut-tre ce n'est pas sans un ordre des cieuxQue mes prosprits m'ont conduit vos yeux :

  • Peut-tre le destin voulut vous faire natrePour flchir un vainqueur, pour captiver un matre,Pour adoucir en moi cette pre duret

    1010 Des climats o mon sort en naissant m'a jet.Vous m'entendez, je rgne, et vous pourriez reprendreUn pouvoir que sur moi vous deviez peu prtendre.Le divorce, en un mot, par mes lois est permis ;Et le vainqueur du monde vous seule est soumis.

    1015 S'il vous fut odieux, le trne a quelques charmes ;Et le bandeau des rois peut essuyer des larmes.L'intrt de l'tat et de vos citoyensVous presse autant que moi de former ces liens.Ce langage, sans doute, a de quoi vous surprendre :

    1020 Sur les dbris fumants des trnes mis en cendre,Le destructeur des rois dans la poudre oublisSemblait n'tre plus fait pour se voir vos pieds :Mais sachez qu'en ces lieux votre foi fut trompe ;Par un rival indigne elle fut usurpe :

    1025 Vous la devez, madame, au vainqueur des humains ;Tmugin vient vous vingt sceptres dans les mains.Vous baissez vos regards, et je ne puis comprendreDans vos yeux interdits ce que je dois attendre :Oubliez mon pouvoir, oubliez ma fiert,

    1030 Pesez vos intrts, parlez en libert.

    IDAM

    tant de changements tour tour condamneJe ne le cle point, vous m'avez tonne :Je vais, si je le puis, reprendre mes esprits ;Et, quand je rpondrai, vous serez plus surpris.

    1035 Il vous souvient du temps et de la vie obscureO le ciel enfermait votre grandeur future ;L'effroi des nations n'tait que Tmugin ;L'univers n'tait pas, seigneur, en votre main :Elle tait pure alors, et me fut prsente :

    1040 Apprenez qu'en ce temps je l'aurais accepte.

    GENGIS

    Ciel ! Que m'avez-vous dit ? ciel ! Vous m'aimeriez !Vous !

    IDAM

    J'ai dit que ces voeux, que vous me prsentiez,N'auraient point rvolt mon me assujettie,Si les sages mortels qui j'ai d la vie

    1045 N'avaient fait mon coeur un contraire devoir.De nos parents sur nous vous savez le pouvoir :Du dieu que nous servons ils sont la vive image ;Nous leur obissons en tout temps, en tout ge.Cet empire dtruit, qui dut tre immortel,

    1050 Seigneur, tait fond sur le droit paternel,Sur la foi de l'hymen, sur l'honneur, la justice,Le respect des serments ; et, s'il faut qu'il prisse,Si le sort l'abandonne vos heureux forfaits,L'esprit qui l'anima ne prira jamais.

    1055 Vos destins sont changs ; mais le mien ne peut l'tre.

    GENGIS

    Quoi ! Vous m'auriez aim !

  • IDAM

    C'est vous de connatreQue ce serait encore une raison de plusPour n'attendre de moi qu'un ternel refus.Mon hymen est un noeud form par le ciel mme :

    1060 Mon poux m'est sacr : je dirai plus, je l'aime.Je le prfre vous, au trne, vos grandeurs.Pardonnez mon aveu ; mais respectez nos moeurs.Ne pensez pas non plus que je mette ma gloire remporter sur vous cette illustre victoire,

    1065 braver un vainqueur, tirer vanitDe ces justes refus qui ne m'ont point cot :Je remplis mon devoir, et je me rends justice ;Je ne fais point valoir un pareil sacrifice.Portez ailleurs les dons que vous me proposez,

    1070 Dtachez-vous d'un coeur qui les a mpriss ;Et, puisqu'il faut toujours qu'Idam vous implore,Permettez qu' jamais mon poux les ignore.De ce faible triomphe il serait moins flattQu'indign de l'outrage ma fidlit.

    GENGIS

    1075 Il sait mes sentiments, madame ; il faut les suivre :Il s'y conformera s'il aime encore vivre.

    IDAM

    Il en est incapable ; et si dans les tourmentsLa douleur garait ses nobles sentiments,Si son me vaincue avait quelque mollesse,

    1080 Mon devoir et ma foi soutiendraient sa faiblesse ;De son coeur chancelant je deviendrais l'appuiEn attestant des noeuds dshonors par lui.

    GENGIS

    Ce que je viens d'entendre, dieux ! Est-il croyable ?Quoi ! Lorsque envers vous-mme il s'est rendu coupable ;

    1085 Lorsque sa cruaut, par un barbare effort,Vous arrachant un fils, l'a conduit la mort !

    IDAM

    Il eut une vertu, seigneur, que je rvre :Il pensait en hros, je n'agissais qu'en mre ;Et, si j'tais injuste assez pour le har,

    1090 Je me respecte assez pour ne le point trahir.

    GENGIS

    Tout m'tonne dans vous, mais aussi tout m'outrage :J'adore avec dpit cet excs de courage ;Je vous aime encore plus quand vous me rsistez :Vous subjuguez mon coeur, et vous le rvoltez.

    1095 Redoutez-moi ; sachez que, malgr ma faiblesse,Ma fureur peut aller plus loin que ma tendresse.

    IDAM

  • Je sais qu'ici tout tremble ou prit sous vos coups :Les lois vivent encore, et l'emportent sur vous.

    GENGIS

    Les lois ! Il n'en est plus : quelle erreur obstine1100 Ose les allguer contre ma destine ?

    Il n'est ici de lois que celles de mon coeur,Celles d'un souverain, d'un scythe, d'un vainqueur :Les lois que vous suivez m'ont t trop fatales.Oui, lorsque dans ces lieux nos fortunes gales,

    1105 Nos sentiments, nos coeurs l'un vers l'autre emports(Car je le crois ainsi malgr vos cruauts),Quand tout nous unissait, vos lois, que je dteste,Ordonnrent ma honte et votre hymen funeste.Je les anantis, je parle, c'est assez :

    1110 Imitez l'univers, madame ; obissez.Vos moeurs, que vous vantez, vos usages austres,Sont un crime mes yeux, quand ils me sont contraires.Mes ordres sont donns, et votre indigne pouxDoit remettre en mes mains votre empereur et vous :

    1115 Leurs jours me rpondront de votre obissance.Pensez-y ; vous savez jusqu'o va ma vengeance,Et songez quel prix vous pouvez dsarmerUn matre qui vous aime, et qui rougit d'aimer.

    SCNE V. Idam, Assli.

    IDAM

    Il me faut donc choisir leur perte ou l'infamie !1120 pur sang de mes rois ! moiti de ma vie !

    Cher poux, dans mes mains quand je tiens votre sort,Ma voix, sans balancer, vous condamne la mort !

    ASSLI

    Ah ! Reprenez plutt cet empire suprmeQu'aux beauts, aux vertus, attacha le ciel mme ;

    1125 Ce pouvoir, qui soumit ce scythe furieuxAux lois de la raison qu'il lisait dans vos yeux.Longtemps accoutume dompter sa colre,Que ne pouvez-vous point, puisque vous savez plaire !

    IDAM

    Dans l'tat o je suis c'est un malheur de plus.

    ASSLI

    1130 Vous seule adouciriez le destin des vaincus :Dans nos calamits, le ciel, qui vous seconde,Veut vous opposer seule ce tyran du monde ;Vous avez vu tantt son courage irritSe dpouiller pour vous de sa frocit.

    1135 Il aurait d cent fois, il devrait mme encore,Perdre dans votre poux un rival qu'il abhorre ;Zamti pourtant respire aprs l'avoir brav ; son pouse encore il n'est point enlev.On vous respecte en lui ; ce vainqueur sanguinaire

    1140 Sur les dbris du monde a craint de vous dplaire.

  • Enfin, souvenez-vous que, dans ces mmes lieux,Il sentit, le premier, le pouvoir de vos yeux :Son amour autrefois fut pur et lgitime.

    IDAM

    Arrte ; il ne l'est plus : y penser est un crime.

    SCNE VI. Zamti, Idam, Assli.

    IDAM

    1145 Ah ! Dans ton infortune et dans mon dsespoir,Suis-je encor ton pouse et peux-tu me revoir ?

    ZAMTI

    On le veut : du tyran tel est l'ordre funeste ;Je dois ses fureurs ce moment qui me reste.

    IDAM

    On t'a dit quel prix ce tyran daigne enfin1150 Sauver tes tristes jours, et ceux de l'orphelin ?

    ZAMTI

    Ne parlons pas des miens, laissons notre infortune.Un citoyen n'est rien dans la perte commune ;Il doit s'anantir. Idam, souviens-toiQue mon devoir unique est de sauver mon roi :

    1155 Nous lui devions nos jours, nos services, notre tre,Tout, jusqu'au sang d'un fils qui naquit pour son matre ;Mais l'honneur est un bien que nous ne devons pas.Cependant l'orphelin n'attend que le trpas ;Mes soins l'ont enferm dans ces asiles sombres

    1160 O des rois ses aeux on rvre les ombres ;La mort, si nous tardons, l'y dvore avec eux.En vain des corens le prince gnreuxAttend ce cher dpt que lui promit mon zle.tan, de son salut ce ministre fidle,

    1165 tan, ainsi que moi, se voit charg de fers.Toi seule l'orphelin restes dans l'univers ;C'est toi maintenant de conserver sa vie,Et ton fils, et ta gloire mon honneur unie.

    IDAM

    Ordonne ; que veux-tu ? Que faut-il ?

    ZAMTI

    M'oublier,1170 Vivre pour ton pays, lui tout sacrifier.

    Ma mort, en teignant les flambeaux d'hymne.Est un arrt des cieux qui fait ta destine.Il n'est plus d'autres soins ni d'autres lois pour nous :L'honneur d'tre fidle aux cendres d'un poux

    1175 Ne saurait balancer une gloire plus belle.C'est au prince, l'tat, qu'il faut tre fidle.

  • Remplissons de nos rois les ordres absolus ;Je leur donnai mon fils, je leur donne encor plus.Libre par mon trpas, enchane ce tartare ;

    1180 teins sur mon tombeau les foudres du barbare :Je commence sentir la mort avec horreurQuand ma mort t'abandonne cet usurpateur :Je fais en frmissant ce sacrifice impie ;Mais mon devoir l'pure, et mon trpas l'expie :

    1185 Il tait ncessaire autant qu'il est affreux.Idam, sers de mre ton roi malheureux ;Rgne, que ton roi vive, et que ton poux meure :Rgne, dis-je, ce prix : oui, je le veux...

    IDAM

    Demeure.Me connais-tu ? Veux-tu que ce funeste rang

    1190 Soit le prix de ma honte, et le prix de ton sang ?Penses-tu que je sois moins pouse que mre ?Tu t'abuses, cruel, et ta vertu svreA commis contre toi deux crimes en un jour,Qui font frmir tous deux la nature et l'amour.

    1195 Barbare envers ton fils, et plus envers moi-mme,Ne te souvient-il plus qui je suis, et qui t'aime ?Crois-moi ; dans nos malheurs il est un sort plus beau,Un plus noble chemin pour descendre au tombeau.Soit amour, soit mpris, le tyran qui m'offense,

    1200 Sur moi, sur mes desseins, n'est pas en dfiance :Dans ces remparts fumants, et de sang abreuvs,Je suis libre, et mes pas ne sont point observs ;Le chef des corens s'ouvre un secret passage,Non loin de ces tombeaux o ce prcieux gage

    1205 l'oeil qui le poursuit fut cach par tes mains :De ces tombeaux sacrs je sais tous les chemins ;Je cours y ranimer sa languissante vie,Le rendre aux dfenseurs arms pour la patrie,Le porter en mes bras dans leurs rangs belliqueux,

    1210 Comme un prsent d'un dieu qui combat avec eux.Nous mourrons, je le sais, mais tout couverts de gloire ;Nous laisserons de nous une illustre mmoire.Mettons nos noms obscurs au rang des plus grands noms,Et juge si mon coeur a suivi tes leons.

    ZAMTI

    1215 Tu l'inspires, grand dieu ! Que ton bras la soutienne !Idam, ta vertu l'emporte sur la mienne ;Toi seule as mrit que les cieux attendrisDaignent sauver par toi ton prince et ton pays.

    ACTE VSCNE I. Idam, Assli.

    ASSLI

    Quoi ! Rien n'a rsist ! Tout a fui sans retour !1220 Quoi ! Je vous vois deux fois sa captive en un jour !

    Fallait-il affronter ce conqurant sauvage ?

  • Sur les faibles mortels il a trop d'avantage.Une femme, un enfant, des guerriers sans vertu !Que pouviez-vous ? Hlas !

    IDAM

    J'ai fait ce que j'ai d.1225 Tremblante pour mon fils, sans force, inanime,

    J'ai port dans mes bras l'empereur l'arme.Son aspect a d'abord anim les soldats :Mais Gengis a march ; la mort suivait ses pas ;Et des enfants du nord la horde ensanglante

    1230 Aux fers dont je sortais m'a soudain rejete.C'en est fait.

    ASSLI

    Ainsi donc ce malheureux enfantRetombe entre ses mains, et meurt presque en naissant :Votre poux avec lui termine sa carrire.

    IDAM

    L'un et l'autre bientt voit son heure dernire.1235 Si l'arrt de la mort n'est point port contre eux,

    C'est pour leur prparer des tourments plus affreux.Mon fils, ce fils si cher, va les suivre peut-tre.Devant ce fier vainqueur il m'a fallu paratre ;Tout fumant de carnage, il m'a fait appeler,

    1240 Pour jouir de mon trouble, et pour mieux m'accabler.Ses regards inspiraient l'horreur et l'pouvante.Vingt fois il a lev sa main toute sanglanteSur le fils de mes rois, sur mon fils malheureux.Je me suis en tremblant jete au-devant d'eux ;

    1245 Tout en pleurs, ses pieds je me suis prosterne ;Mais lui, me repoussant d'une main forcene,La menace la bouche, et dtournant les yeux,Il est sorti pensif, et rentr furieux ;Et s'adressant aux siens d'une voix oppresse,

    1250 Il leur criait vengeance, et changeait de pense ;Tandis qu'autour de lui ses barbares soldatsSemblaient lui demander l'ordre de mon trpas.

    ASSLI

    Pensez-vous qu'il donnt un ordre si funeste ?Il laisse vivre encor votre poux qu'il dteste ;

    1255 L'orphelin aux bourreaux n'est point abandonn.Daignez demander grce, et tout est pardonn.

    IDAM

    Non, ce froce amour est tourn tout en rage.Ah ! Si tu l'avais vu redoubler mon outrage,M'assurer de sa haine, insulter mes pleurs !

    ASSLI

    1260 Et vous doutez encor d'asservir ses fureurs ?Ce lion subjugu, qui rugit dans sa chane,S'il ne vous aimait pas, parlerait moins de haine.

  • IDAM

    Qu'il m'aime ou me hasse, il est temps d'acheverDes jours que, sans horreur, je ne puis conserver.

    ASSLI

    1265 Ah ! Que rsolvez-vous ?

    IDAM

    Quand le ciel en colreDe ceux qu'il perscute a combl la misre,Il les soutient souvent dans le sein des douleurs,Et leur donne un courage gal leurs malheurs.J'ai pris, dans l'horreur mme o je suis parvenue,

    1270 Une force nouvelle, mon coeur inconnue.Va, je ne craindrai plus ce vainqueur des humains ;Je dpendrai de moi : mon sort est dans mes mains.

    ASSLI

    Mais ce fils, cet objet de crainte et de tendresse,L'abandonnerez-vous ?

    IDAM

    Tu me rends ma faiblesse,1275 Tu me perces le coeur. Ah ! Sacrifice affreux !

    Que n'avais-je point fait pour ce fils malheureux !Mais Gengis, aprs tout, dans sa grandeur altire,Environn de rois couchs dans la poussire,Ne recherchera point un enfant ignor,

    1280 Parmi les malheureux dans la foule gar ;Ou peut-tre il verra d'un regard moins svreCet enfant innocent dont il aima la mre : cet espoir au moins mon triste coeur se rend ;C'est une illusion que j'embrasse en mourant.

    1285 Hara-t-il ma cendre, aprs m'avoir aime ?Dans la nuit de la tombe en serai-je opprime ?Poursuivra-t-il mon fils ?

    SCNE II. Idam, Assli, Octar.

    OCTAR

    Idam, demeurez :Attendez l'empereur en ces lieux retirs.

    sa suite.

    Veillez sur ces enfants ; et vous cette porte,1290 Tartares, empchez qu'aucun n'entre et ne sorte.

    Assli.

    loignez-vous.

    IDAM

    Seigneur, il veut encor me voir !

  • J'obis, il le faut, je cde son pouvoir.Si j'obtenais du moins, avant de voir un matre,Qu'un moment mes yeux mon poux pt paratre,

    1295 Peut-tre du vainqueur les esprits ramensRendraient enfin justice deux infortuns.Je sens que je hasarde une prire vaine :La victoire est chez vous implacable, inhumaine ;Mais enfin la piti, seigneur, en vos climats,

    1300 Est-elle un sentiment qu'on ne connaisse pas ?Et ne puis-je implorer votre voix favorable ?

    OCTAR

    Quand l'arrt est port, qui conseille est coupable.Vous n'tes plus ici sous vos antiques rois,Qui laissaient dsarmer la rigueur de leurs lois.

    1305 D'autres temps, d'autres moeurs : ici rgnent les armes ;Nous ne connaissons point les prires, les larmes.On commande, et la terre coute avec terreur.Demeurez, attendez l'ordre de l'empereur.

    SCNE III.

    IDAM

    Dieu des infortuns, qui voyez mon outrage,1310 Dans ces extrmits soutenez mon courage ;

    Versez du haut des cieux, dans ce coeur constern,Les vertus de l'poux que vous m'avez donn.

    SCNE IV. Gengis, Idam.

    GENGIS

    Non, je n'ai point assez dploy ma colre,Assez humili votre orgueil tmraire,

    1315 Assez fait de reproche aux infidlitsDont votre ingratitude a pay mes bonts.Vous n'avez pas conu l'excs de votre crime,Ni tout votre danger, ni l'horreur qui m'anime,Vous, que j'avais aime, et que je dus har ;

    1320 Vous, qui me trahissiez, et que je dois punir.

    IDAM

    Ne punissez que moi ; c'est la grce dernireQue j'ose demander la main meurtrireDont j'esprais en vain flchir la cruaut.teignez dans mon sang votre inhumanit.

    1325 Vengez-vous d'une femme son devoir fidle ;Finissez ses tourments.

    GENGIS

    Je ne le puis, cruelle ;Les miens sont plus affreux, je les veux terminer.Je viens pour vous punir, je puis tout pardonner.Moi, pardonner ! vous ! Non, craignez ma vengeance :

    1330 Je tiens le fils des rois, le vtre, en ma puissance.De votre indigne poux je ne vous parle pas ;Depuis que vous l'aimez, je lui dois le trpas :

  • Il me trahit, me brave, il ose tre rebelle.Mille morts punissaient sa fraude criminelle :

    1335 Vous retenez mon bras, et j'en suis indign ;Oui, jusqu' ce moment, le tratre est pargn.Mais je ne prtends plus supplier ma captive.Il le faut oublier, si vous voulez qu'il vive.Rien n'excuse prsent votre coeur obstin :

    1340 Il n'est plus votre poux, puisqu'il est condamn ;Il a pri pour vous : votre chane odieuseVa se rompre jamais par une mort honteuse.C'est vous qui m'y forcez ; et je ne conois pasLe scrupule insens qui le livre au trpas.

    1345 Tout couvert de son sang, je devais, sur sa cendre, mes voeux absolus vous forcer de vous rendre ;Mais sachez qu'un barbare, un scythe, un destructeur,Quelques sentiments dignes de votre coeur.Le destin, croyez-moi, nous devait l'un l'autre ;

    1350 Et mon me a l'orgueil de rgner sur la vtre.Abjurez votre hymen, et, dans le mme temps,Je place votre fils au rang de mes enfants.Vous tenez dans vos mains plus d'une destine ;Du rejeton des rois l'enfance condamne,

    1355 Votre poux qu' la mort un mot peut arracher,Les honneurs les plus hauts tout prts le chercher,Le destin de son fils, le vtre, le mien mme,Tout dpendra de vous, puisque enfin je vous aime.Oui, je vous aime encor ; mais ne prsumez pas

    1360 D'armer contre mes voeux l'orgueil de vos appas ;Gardez-vous d'insulter l'excs de faiblesseQue dj mon courroux reproche ma tendresse.C'est un danger pour vous que l'aveu que je fais :Tremblez de mon amour, tremblez de mes bienfaits,

    1365 Mon me la vengeance est trop accoutume ;Et je vous punirais de vous avoir aime.Pardonnez : je menace encore en soupirant ;Achevez d'adoucir ce courroux qui se rend :Vous ferez d'un seul mot le sort de cet empire ;

    1370 Mais ce mot important, madame, il faut le dire :Prononcez sans tarder, sans feinte, sans dtour,Si je vous dois enfin ma haine ou mon amour.

    IDAM

    L'une et l'autre aujourd'hui serait trop condamnable ;Votre haine est injuste, et votre amour coupable ;

    1375 Cet amour est indigne et de vous et de moi :Vous me devez justice ; et si vous tes roi,Je la veux, je l'attends pour moi contre vous-mme.Je suis loin de braver votre grandeur suprme ;Je la rappelle en vous, lorsque vous l'oubliez ;

    1380 Et vous-mme en secret vous me justifiez.

    GENGIS

    Eh bien ! Vous le voulez ; vous choisissez ma haine,Vous l'aurez ; et dj je la retiens peine :Je ne vous connais plus ; et mon juste courrouxMe rend la cruaut que j'oubliais pour vous.

    1385 Votre poux, votre prince, et votre fils, cruelle,Vont payer de leur sang votre fiert rebelle.Ce mot que je voulais les a tous condamns ;C'en est fait, et c'est vous qui les assassinez.

    IDAM

  • Barbare !

    GENGIS

    Je le suis ; j'allais cesser de l'tre :1390 Vous aviez un amant, vous n'avez plus qu'un matre,

    Un ennemi sanglant, froce, sans piti,Dont la haine est gale votre inimiti.

    IDAM

    Eh bien ! Je tombe aux pieds de ce matre svre :Le ciel l'a fait mon roi ; seigneur, je le rvre :

    1395 Je demande genoux une grce de lui.

    GENGIS

    Inhumaine, est-ce vous d'en attendre aujourd'hui ?Levez-vous : je suis prt encore vous entendre.Pourrai-je me flatter d'un sentiment plus tendre ?Que voulez-vous ? Parlez.

    IDAM

    Seigneur, qu'il soit permis1400 Qu'en secret mon poux prs de moi soit admis,

    Que je lui parle.

    GENGIS

    Vous !

    IDAM

    coutez ma prire.Cet entretien sera ma ressource dernire :Vous jugerez aprs si j'ai d rsister.

    GENGIS

    Non, ce n'tait pas lui qu'il fallait consulter :1405 Mais je veux bien encor souffrir cette entrevue.

    Je crois qu' la raison son me enfin rendueN'osera plus prtendre cet honneur fatalDe me dsobir, et d'tre mon rival.Il m'enleva son prince, il vous a possde.

    1410 Que de crimes ! Sa grce est encore accorde :Qu'il la tienne de vous, qu'il vous doive son sort ;Prsentez ses yeux le divorce ou la mort :Oui, j'y consens. Octar, veillez cette porte.Vous, suivez-moi. Quel soin m'abaisse et me transporte !

    1415 Faut-il encore aimer ? Est-ce l mon destin ?Il sort.

    IDAM

    Je renais, et je sens s'affermir dans mon seinCette intrpidit dont je doutais encore.

  • SCNE V. Zamti, Idam.

    IDAM

    toi, qui me tiens lieu de ce ciel que j'implore,Mortel plus respectable et plus grand mes yeux

    1420 Que tous ces conqurants dont l'homme a fait des dieux !L'horreur de nos destins ne t'est que trop connue ;La mesure est comble, et notre heure est venue.

    ZAMTI

    Je le sais.

    IDAM

    C'est en vain que tu voulus deux foisSauver le rejeton de nos malheureux rois.

    ZAMTI

    1425 Il n'y faut plus penser, l'esprance est perdue ;De tes devoirs sacrs tu remplis l'tendue :Je mourrai consol.

    IDAM

    Que deviendra mon fils ?Pardonne encor ce mot mes sens attendris,Pardonne ces soupirs ; ne vois que mon courage.

    ZAMTI

    1430 Nos rois sont au tombeau, tout est dans l'esclavage.Va, crois-moi, ne plaignons que les infortunsQu' respirer encor le ciel a condamns.

    IDAM

    La mort la plus honteuse est ce qu'on te prpare.

    ZAMTI

    Sans doute ; et j'attendais les ordres du barbare :1435 Ils ont tard longtemps.

    IDAM

    Eh bien ! coute-moi :Ne saurons-nous mourir que par l'ordre d'un roi ?Les taureaux aux autels tombent en sacrifice ;Les criminels tremblants sont trans au supplice ;Les mortels gnreux disposent de leur sort :

    1440 Pourquoi des mains d'un matre attendre ici la mort ?L'homme tait-il donc n pour tant de dpendance !De nos voisins altiers imitons la constance ;De la nature humaine ils soutiennent les droits,Vivent libres chez eux, et meurent leur choix ;

  • 1445 Un affront leur suffit pour sortir de la vie,Et plus que le nant ils craignent l'infamie.Le hardi japonais n'attend pas qu'au cercueilUn despote insolent le plonge d'un coup d'oeil.Nous avons enseign ces braves insulaires ;

    1450 Apprenons d'eux enfin des vertus ncessaires ;Sachons mourir comme eux.

    ZAMTI

    Je t'approuve, et je croisQue le malheur extrme est au-dessus des lois.J'avais dj conu tes desseins magnanimes ;Mais seuls et dsarms, esclaves et victimes,

    1455 Courbs sous nos tyrans, nous attendons leurs coups.

    IDAM, en tirant son poignard.

    Tiens, sois libre avec moi ; frappe, et dlivre-nous.

    ZAMTI

    Ciel !

    IDAM

    Dchire ce sein, ce coeur qu'on dshonore.J'ai trembl que ma main, mal affermie encore,Ne portt sur moi-mme un coup mal assur.

    1460 Enfonce dans ce coeur un bras moins gar ;Immole avec courage une pouse fidle ;Tout couvert de mon sang, tombe et meurs auprs d'elle ;Qu' mes derniers moments j'embrasse mon poux ;Que le tyran le voie, et qu'il en soit jaloux.

    ZAMTI

    1465 Grce au ciel, jusqu'au bout ta vertu persvre ;Voil de ton amour la marque la plus chre.Digne pouse, reois mes ternels adieux ;Donne ce glaive, donne, et dtourne les yeux.Idam, en lui donnant le poignard.

    1470 Tiens, commence par moi ; tu le dois : tu balances !

    ZAMTI

    Je ne puis.

    IDAM

    Je le veux.

    ZAMTI

    Je frmis.

    IDAM

    Tu m'offenses.Frappe, et tourne sur toi tes bras ensanglants.

  • ZAMTI

    Eh bien ! Imite-moi.

    IDAM, lui saisissant le bras.

    Frappe, dis-je...

    SCNE VI. Gengis, Octar, Idam, Zamti, gardes.

    GENGIS, accompagn de ses gardes, et dsarmant Zamti.

    Arrtez,Arrtez, malheureux ! ciel ! Qu'alliez-vous faire ?

    IDAM

    1475 Nous dlivrer de toi, finir notre misre, tant d'atrocits drober notre sort.

    ZAMTI

    Veux-tu nous envier jusques notre mort ?

    GENGIS

    Oui... Dieu, matre des rois, qui mon coeur s'adresse,Tmoin de mes affronts, tmoin de ma faiblesse,

    1480 Toi qui mis mes pieds tant d'tats, tant de rois,Deviendrai-je la fin digne de mes exploits ?Tu m'outrages, Zamti ; tu l'emportes encoreDans un coeur n pour moi, dans un coeur que j'adore.Ton pouse mes yeux, victime de sa foi,

    1485 Veut mourir de ta main, plutt que d'tre moi.Vous apprendrez tous deux souffrir mon empire,Peut-tre faire plus.

    IDAM

    Que prtends-tu nous dire ?

    ZAMTI

    Quel est ce nouveau trait de l'inhumanit ?

    IDAM

    D'o vient que notre arrt n'est pas encor port ?

    GENGIS

    1490 Il va l'tre, madame, et vous allez l'apprendre.Vous me rendiez justice, et je vais vous la rendre. peine dans ces lieux je crois ce que j'ai vu :Tous deux je vous admire, et vous m'avez vaincu.Je rougis, sur le trne o m'a mis la victoire,

    1495 D'tre au-dessous de vous au milieu de ma gloire.En vain par mes exploits j'ai su me signaler ;

  • Vous m'avez avili : je veux vous galer.J'ignorais qu'un mortel pt se dompter lui-mme ;Je l'apprends ; je vous dois cette gloire suprme :

    1500 Jouissez de l'honneur d'avoir pu me changer.Je viens vous runir : je viens vous protger.Veillez, heureux poux, sur l'innocente vieDe l'enfant de vos rois, que ma main vous confie ;Par le droit des combats j'en pouvais disposer ;

    1505 Je vous remets ce droit, dont j'allais abuser.Croyez qu' cet enfant, heureux dans sa misre.Ainsi qu' votre fils, je tiendrai lieu de pre :Vous verrez si l'on peut se fier ma foi.Je fus un conqurant, vous m'avez fait un roi.

    Zamti.

    1510 Soyez ici des lois l'interprte suprme ;Rendez leur ministre aussi saint que vous-mme ;Enseignez la raison, la justice, et les moeurs.Que les peuples vaincus gouvernent les vainqueurs,Que la sagesse rgne, et prside au courage ;

    1515 Triomphez de la force, elle vous doit hommage :J'en donnerai l'exemple, et votre souverainSe soumet vos lois les armes la main.

    IDAM

    Ciel ! Que viens-je d'entendre ? Hlas ! Puis-je vous croire ?

    ZAMTI

    tes-vous digne enfin, seigneur, de votre gloire ?1520 Ah ! Vous ferez aimer votre joug aux vaincus.

    IDAM

    Qui peut vous inspirer ce dessein ?

    GENGIS

    Vos vertus.

    FIN.