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VOLTAIRE, AU SECOURS! René Pomeau PRESENCE DE VOLTAIRE 1 c 1 ombien est loin de nous ce qu'on a pu appeler < le siècle de Voltaire »! Déjà, lors du bicentenaire de 1789, un sentiment était apparu: celui de l'héritage des valeurs, mais aussi l'évidence que ce monde d'il y a deux siècles n'avait plus guère de ressemblance avec le nôtre. En notre fin du XX e siècle, il ne nous viendrait pas à l'idée d'aller comme Taine chercher, et dénoncer, au XVIIIe siècle les « origines de la France contempo- raine ». Tant, en deux cents ans, tout a changé. De (( révolution industrielle », il n'était certes pas question quand François Ma- rie Arouet naquit à Paris en 1694. Quand il mourut, quatre-vingt- quatre ans plus tard, ladite révolution s'amorçait à peine en Angleterre. Le plus grand bouleversement fut sans doute celui des communications. Pour revenir de Ferney à Paris, en février 1778, Voltaire mit cinq jours, par une voiture rapide, sur de bonnes routes, aux relais de poste bien établis. Aujourd'hui, l'avion relie Genève- Cointrin à Orly en une heure. Voltaire, qui a tant parlé de la Chine, aurait bien dû la visiter : ce que fait très facilement de nos jours 11 REVUE DES DEUX MONDES AVRIL 1994

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René Pomeau

PRESENCEDE

VOLTAIRE

1c 1 ombien est loin de nous ce qu'on a pu appeler < le sièclede Voltaire »! Déjà, lors du bicentenaire de 1789, unsentiment était apparu: celui de l'héritage des valeurs, mais

aussi l'évidence que ce monde d'il y a deux siècles n'avait plusguère de ressemblance avec le nôtre. En notre fin du XXe siècle,il ne nous viendrait pas à l'idée d'aller comme Taine chercher, etdénoncer, au XVIIIe siècle les « origines de la France contempo­raine ». Tant, en deux cents ans, tout a changé. De (( révolutionindustrielle », il n'était certes pas question quand François Ma­rie Arouet naquit à Paris en 1694. Quand il mourut, quatre-vingt­quatre ans plus tard, ladite révolution s'amorçait à peine enAngleterre. Le plus grand bouleversement fut sans doute celui descommunications. Pour revenir de Ferney à Paris, en février 1778,Voltaire mit cinq jours, par une voiture rapide, sur de bonnes routes,aux relais de poste bien établis. Aujourd'hui, l'avion relie Genève­Cointrin à Orly en une heure. Voltaire, qui a tant parlé de la Chine,aurait bien dû la visiter : ce que fait très facilement de nos jours

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quiconque entreprend de traiter ce qui est, plus que jamais,un sujetmajeur. Le voyage aérien ne demande qu'une douzaine ou unequinzaine d'heures. SiVoltaireétait allé sur place, il aurait sans douterectifié ses idées empruntées au P. du Halde et aux missionnairesjésuites.Mais il eût fallu quitter l'Europe, en coupant tous les contactspendant des mois, voire des années. Montesquieu, Rousseau, quiont aussi beaucoup écrit sur la Chine, pas davantage ne furenteffleurés par la tentation de se rendre là-bas. Seuls accédaient à cetteextrémité du monde les marins, les commerçants, les missionnaires,et quelques aventuriers d'Europe. La facilité des voyages et plusencore la rapidité quasi immédiate des communications ontprodigieusement rétréci notre planète. Nous sommes dans l'heureinformés, le plus souvent images à l'appui, de tel massacre enAfrique ou d'un scandale politico-financier au Japon: en ce Japonqui au XVIIIe siècle était hermétiquement clos, de sorte que de toutela littérature française, un seul ouvrage put y pénétrer : le Spectaclede la nature de l'abbé Pluche, et encore en traduction hollan­daise (1).

L'autorité de Voltaire s'était établie dans une configurationmondiale très différente de la nôtre. L'Europe s'imposait commel'unique foyer de la civilisation. L'Inde, le monde musulman, etmême la Chine, dont Voltaire historien s'était appliqué à valoriserles anciennes cultures, passaient alors pour des mondes attardés,leurs ères de splendeur appartenant à des siècles antérieurs. Voltairen'avait pas d'abord prêté grande attention à l'émancipation des treizecolonies anglaises d'Amérique, devenues récemment les Etats-Unis.C'est seulement lorsqu'il rencontra à Paris Benjamin Franklin, dansles dernières semaines de sa vie, qu'il entrevit l'importance de ceNouveau Monde. En Europe même, la culture française s'étaitassuré un rayonnement, encore incontesté. Non seulement la Franceest à la veille de devenir la grande nation, révolutionnaire etimpériale, mais le français s'était diffusé comme la langue usuellede la communication, remplissant en Europe à peu près la fonctionmondiale qui est celle aujourd'hui de l'anglo-américain. Prépondé­rance due à la fois au poids démographique du pays (vingt-cinqmillions d'habitants, à égalité avec la population russe), et à l'éclatde sa littérature, notamment grâce à Voltaire: on joue partout enEurope ses tragédies, le plus souvent dans la langue originale. Car,

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en ce temps lointain, la culture s'affirmaità dominante littéraire.Touthomme de Il la bonne société» a lu les auteurs à la mode. Il s'appliqueà écrire lui-même, et pas seulement en bonne prose. Il se pique desavoir composer épîtres, épigrammes, petits vers galants... Lesgrandsécrivains ont conquis une autorité qui va bien au-delà de l'agrémentlittéraire. L'influence du clergé s'étant considérablement affaiblie, unVoltaire, un Rousseau sont tenus pour des maîtres à penser. C'està eux qu'on demande des règles de vie. De pareils magistères, onle sait assez, ont maintenant disparu, et non pas seulement en France,mais dans dans l'ensemble de notre monde intellectuel du XXe sièclefinissant. Il entre une part de nostalgie dans ce qui subsiste de laprésence de Voltaire parmi nous.

Car Voltaire, dans une situation combien différente, restepourtant aujourd'hui une référence, connue de tous. Il vit commeécrivain, et plus encore peut-être comme symbole.

Il a laissé une œuvre considérable : cent cinquante ou centsoixante tomes dans la nouvelle édition des Œuvres complètes encours de publication à la Fondation Voltaire d'Oxford. Lui-mêmesavait qu'on ne peut passer à la postérité chargé d'un aussivolumineux bagage. Beaucoup de ses écrits n'intéressent plusdésormais que les spécialistes. Ainsi les Eléments de la philosophiede Newton, dont récemment (1992) Robert 1. Walters et Wil­liam H. Barber ont procuré une excellente édition, tome 15 desŒuvres complètes. L'ouvrage de Voltaire à sa sortie en 1738 prenaitposition dans un débat alors très actuel. Il s'agissait de faire accepter,par un exposé très clair, accessible à tous, la physique de Newton,quand une grande partie de l'opinion française restait attachée àl'astronomie cartésienne des « tourbillons », Aujourd'hui, cesEléments de 1738 appartiennent à l'histoire de la science. De mêmetout ce que Voltaire a écrit, conforté en cela par Spallanzani, contrela génération spontanée, remise en honneur par Needham, à la suited'expériences défectueuses. Quant à son refus de l'idée d'évolution,laquelle commence au XVIIIe siècle à se faire jour, il est seulementsignificatif des résistances que rencontrait la notion d'un deveniruniversel. Sur la critique biblique, sur maintes questions historiques,il est évident qu'on ne le tiendra plus pour une autorité. Cependant,il arrive que l'on lise encore son Histoire de Charles XII, sonSiècle de Louis XIv, plus ou moins dépassés par la recherche.

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Mais c'est au même titre que les ouvrages historiques qui sont lefait d'écrivains, ceux d'un Michelet, d'un Renan...

Néanmoins, une œuvre comme la sienne retient l'attention parle fait même qu'elle embrassait en son temps tous les domaines dela connaissance, de même que toutes les formes de la littérature.Imaginons, aujourd'hui, un écrivain philosophe qui traiterait tout àla fois de la relativité généralisée, de la physique des quanta, de lathéorie tectonique du globe, de la génétique, de la paléontologiehumaine, tous secteurs dont Voltaire s'est occupé, quoique bien loinde nos conceptions modernes; un écrivain qui affirmerait en outresa maîtrise comme historien, qui s'imposerait comme poète, commeromancier, et dans le domaine du spectacle (aujourd'hui cinéma ettélévision, plutôt que théâtre); un auteur qui simultanémententretiendrait une correspondance avec les principaux personnagesde son temps, qui soutiendrait d'ardentes campagnes inspirées deses conceptions philosophiques : un tel surhomme ne peutévidemment exister en notre temps. Et l'universalisme voltairien déjàrisquait de tourner à la polygraphie. Cependant, l'ouvertureintellectuelle qui, il y a deux siècles, demeurait encore dans l'ordredes possibles (qu'on songe à Goethe), dessine toujours un idéald'humanisme encyclopédique. Une telle ambition de l'espritconserve sa valeur. Elle justifie l'entreprise de publier aujourd'huiles Œuvres complètes de Voltaire.

Un auteur àdécouvrir

Nul pédantisme, faut-il le dire, dans cet encyclopédisme. Jadis,le philosophe avait pratiqué l'exposé méthodique et complet, ainsidans ses Eléments de la philosophie de Newton: l'ouvrage seprésentait comme une vulgarisation sérieuse, sans concession à desfioritures à la manière de Fontenelle. Et auprès de lui veillaitMme du Châtelet, esprit géométrique sans fantaisie. Mais le pétulantVoltaire s'était vite détaché de ces procédures classiques. Attachépar tempérament au détail, il préfère la composition par fragments.Courts opuscules, chapitres brefs et détachables, isolant un fait, une

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question: la méthode s'avère des plus efficaces pour disloquer lesensembles et ruiner les systèmes. Ainsi son Philosophe ignorant(1766) ne sera nullement un traité du scepticisme, mais unesuccession de cinquante-six (( ignorances », à partir d'un (( premierdoute» : (( Qui es-tu? D'où viens-tu? Que fais-tu? Que deviendras­tu? » Pour aboutir à un (( commencement de la raison », qui estde renoncer aux certitudes des (( monstres» fanatiques. L'écriturefragmentaire le conduit à privilégier la forme du dictionnaire.Voltaire en viendra à penser (( qu'ilfaudra dorénavant tout mettreen dictionnaires »; malheur aux (( gros livres », (( aux longuesdissertations! » Cà Elie Bertrand, 9 janvier 1763). Non que saphilosophie se réduise à n'être qu'« un chaos d'idées claires», selonla formule de Faguet, qui eut son heure de gloire il y a un siècle.Le critique s'était laissé tromper par un mode de présentation. Enréalité, les saillies voltairiennes jaillissent d'une pensée structurée.Lelecteur n'a même pas à prendre la peine de reconstituer le puzzle.Voltaire l'a fait lui-même. On trouvera exposée sa philosophie dansquelques synthèses cohérentes, dont l'une est son Catéchisme del'honnête homme. Catéchisme ennuyeux, à vrai dire. On préfère cesfusées où se donnent libre cours sa verve et sa fantaisie. Citonsun peu au hasard, parmi tant d'«articles », de dictionnaires ou autres,celui qui s'intitule « Raison ». On voit ce que sur un tel mot un espritsérieux et posé pourrait écrire : des considérations (( rationalistes»sur la supériorité de la raison, sur son long et difficile combat contrel'hydre de la déraison ... Or Voltaire ne dit rien de cela, qui est tropattendu. Il se met à raconter l'histoire d'un homme (( qui avaittoujours raison ». Ce personnage, au temps de Law, est allé direau financier écossais que son (( système» était celui d'un extravagantet d'un fripon : immédiatement il est jeté en prison. Puis il va direau pape, à Rome, que Sa Sainteté fait tout le contraire de ce qu'aenseigné le Christ: on l'incarcère au château Saint-Ange. Mêmemésaventure à Venise. Enfin, à Constantinople, il déclare au muftique Mahomet (( n'était qu'un imposteur hardi qui trompa desimbéciles». (( A peine eut-ilprononcé cesparoles qu'il fut empalé.Cependant, il avait eu toujours raison. » Ces pages se lisent dansles Questions sur l'Encyclopédie, chef-d'œuvre méconnu de Voltairedepuis que la première édition posthume des Œuvres complètes- celle de Kehl - a jugé plus expédient de fondre les articles des

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Questions avec ceux du Dictionnaire philosophique, et avec diversfragments, en un énorme magma alphabétique. Les Questions surl'Encyclopédie méritent pourtant qu'on les restitue en leur origina­lité : les éditeurs des Œuvres complètes à Oxford y veilleront. Cefut pour Voltaire la dernière entreprise de longue haleine : neufvolumes, dictés en trois ans (1770-1772) à deux ou trois secrétaires.Quelque peu déçu, il a pris ses distances par rapport à la campagne« écraser l'Infâme» (sans pourtant y renoncer). Il montre donc iciplus de disponibilité que dans le très militant Dictionnairephilosophiqueportatifde 1764. Dans ces volumes d'encyclopédismeen liberté, on rencontre des textes étonnants. Entre autres un article« Religion », qui, pas plus que l'article « Raison », ne répond à cequ'on pouvait attendre. Voltaire raconte comment, dans un au-delàonirique, il a rencontré les grands sages de l'humanité : le dernier,le plus grand, est le Christ. Voltaire ose l'interroger. Les réponsessont telles qu'il conclut l'entretien par ces mots: (( Eh bien, s'il enest ainsi je vous prends pour mon seul maître. )) (( Alors, continueVoltaire, il me fit un signe de tête qui me remplit de consolation. ))La figure évangélique du Christ est si riche qu'elle se prête à desidentifications fort diverses. Le Christ de Pascal ressemble à Pascal,celui de Renan à Renan, comme celui de Mauriacà Mauriac. LeChristde Voltaire ne manque pas d'être voltairien: ce qui, en tout cas,est la preuve d'un esprit moins superficiel qu'on ne le croitd'ordinaire. Il a certainement trop écrit. Mais à parcourir aujourd'huises Œuvres complètes, parmi beaucoup de redites (il pratiquait lapédagogie de la répétition), on rencontre des pages imprévues, quienchantent ou retiennent par leur pertinence, voire par leur actualité.Voltaire, un auteur à découvrir.

Rien ne répugne plus au philosophe de Ferney que l'intellec­tualisme abstrait. On en donnera pour preuve sa présentation d'uneexpérience de science naturelle, tentée sur ses terres. Propriétaireexploitant, il a pris un goût vif pour ses prés et ses champs. Il s'estfait confectionner une paire de sabots. Il a des bœufs et des vaches,qu'il aime visiter.Il les (( caresse» ; ils lui «font des mines )), assure-t-il(19 mars 1761, à d'Argental). Il lui est même arrivé de s'intéresseraux limaces et aux escargots. On lui a dit en effet que, lorsqu'ondécapite ces petites bêtes, il repousse à certaines une nouvelle tête:prodige d'une « tête renaissante », qu'il ne manque pas de comparer

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au miracle de saint Denis. Il décide de tenter lui-même l'expérience.Par un beau matin de mai, il coupe la tête à vingt limaces et à douzeescargots. Quinze jours après, une tête a repoussé à deux limaceset à un escargot. Car, lorsque l'amputation est pratiquée en avantd'un certain point, une régénération est possible. Va-t-il faire de sonexpérience le sujet d'une communication à l'Académie des sciences,comme jadis, au temps de Cirey, il avait soumis à cette savantesociété un Essai sur le feu? Il préfère lui donner la forme, bienautrement divertissante, d'une facétie, les Colimaçons du R. P.L'Escarbotier: un capucin de Clermont raconte l'expérience à unde ses confrères, le P. Elie: échange de lettres, à quoi s'ajoute unedissertation d'un « physicien de Saint-Flour y). Le compte renduscientifique a pris l'allure d'une comédie épistolaire à la foisecclésiastique et provinciale. Bientôt, Voltaire anime pareillementle débat sur une question d'économie politique. La nouvelle écolephysiocratique prétend que seuls les agriculteurs doivent payerl'impôt, à l'exclusion des industriels et commerçants. Car tout vientde la terre, « même la pluie )) ; c'est donc la terre seule qui doit êtreimposée. Le paysan de Ferney pousse les hauts cris. Il imagine un« homme aux quarante écus y), propriétaire d'une terre minuscule,rapportant annuellement le misérable minimum vital de l'époque.Les nouveaux économistes, ayant pris le pouvoir, prétendentaccabler d'impôts ce malheureux, tandis que le richissime financier,qui se garde bien de posséder le moindre lopin, ne paierait pas unsou d'imposition. C'est ainsi que la création voltairienne, donnantcorps aux idées et se livrant aux élans d'un tempérament ludique,s'est épanouie dans les fictions des contes.

Aujourd'hui, les contes restent de très loin la partie la plusvivante de son œuvre. Ces textes, constamment réédités, font partiede la vingtaine d'œuvres qui constituent le patrimoine littérairefrançais. Qu'importe si leurs références à l'actualité de l'époque nouséchappent ou sont devenues indifférentes : ainsi dans Candide le« mangeons du jésuite )) des sauvages Oreillons, au moment où lacompagnie de Jésus, à la veille d'être supprimée, atteignait en Francele sommet de l'impopularité. Leconte voltairien séduit par des attraitsplus essentiels. Le lecteur continue de s'identifier avec un héros- Zadig, Candide, l'Ingénu... -, Voltaire idéal aux prises avec lesméchants et les sots. Surtout, le conteur raconte comme personne

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ne sait plus le faire de nos jours. Les événements se succèdent avecprestesse et gratuité, nous entraînant à chaque page dans l'imprévu,assaisonnés d'une expression savoureusement malicieuse. C'est parde tels récits que Voltaire a atteint son expression la meilleure. C'estpar eux qu'il fait passer son message parmi nous.

Voltaire poète?

Faut-il donc, par comparaison, porter condamnation sur lereste de l'œuvre? En matière de tradition littéraire, il n'existe pasde jugement dernier. Voltaire poète? Il eut en son temps la gloired'être considéré comme le poète par excellence. Puis un Baudelairele censura : Voltaire « l'anti-poète ». Aujourd'hui, il a la réputationde n'être point du tout poète, surtout auprès de ceux qui ne lisentpas son œuvre en vers. S'ils la lisaient, ils feraient - en choisissant- quelques découvertes qui les étonneraient. Aussi le Théâtre duBélier a-t-il pu donner, à Avignon, une séance sur Voltaire poète(11 janvier 1994). Son théâtre même est-il aussi mort qu'on veut bienle dire? En fait, de récentes tentatives de réanimation, ici et là, ontparfaitement réussi. Non pas sans doute l'Orphelin de la Chine,monté à la Comédie-Française dans un style Madame Butterfly, ily a une trentaine d'années, pour saluer l'installation à Paris d'uneambassade de la république populaire de Chine; mais ce mêmeOrphelin, joué avec conviction et talent en juillet 1990 à T'ien-tsinen traduction chinoise, par une troupe chinoise. Zaïre même futdonnée, pendant trois mois, en 1989, par une jeune troupe, à la Citéuniversitaire, puis à Ferney en 1992, par un metteur en scène aussitalentueux qu'Hervé Loichemol : (( Une très bellepièce, magnifique­ment construite, jusque dans ses asymétries et ses trompe-l'œil »,

écrivit alors Michel Cournot (le Monde, 1er avril 1989). Une autreidée reçue est en train de recevoir des démentis : à savoir que ceVoltaire, si plaisant, dans ses pièces comiques ne sait pas faire rire.Mais l'on a ri en 1988 au Comte de Boursoufle, monté à Ferney parHervé Loichemol, et à Monsieur du Cap-Vert, donné en janvierdernier, à Rochefort, par le théâtre de la Coupe d'Or. Nous verronssi nous rirons ou non à La femme qui a raison, trois actes enalexandrins, promise pour cette année du tricentenaire.

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Voltaire fut en son temps ce qu'on appelle aujourd'hui unepersonnalité « médiatique », Acteur né, il savait capter l'attention dupublic. Dès ses débuts, il étonne par ses frasques. Un « poète », biensûr, donc un « fou» : les gens de bon sens ne faisaient guère alorsde différence. Il se meut dans une ambiance d'affaires et descandales : petits vers contre le Régent (qui ne sont pas tous de lui,mais déjà on lui prête beaucoup). Querelle dans la loge d'une actriceavec un Rohan, bastonnade, Bastille, exil... (( M. de v... veut être unhomme extraordinaire, et il l'est à coup sûr )) : voilà ce qu'écrit unportrait anonyme, diffusé en 1734. « Extraordinaire », M. de V... l'estqu'il le veuille ou non: spontanément. L'absence, loin de Paris, aulieu de le faire oublier, attise la curiosité. On colporte les bizarreriesde Cirey: une cloche sonne, c'est l'heure de (( l'exercice de poésie )),et ainsi de suite. Quand il est relégué, pour plus de vingt ans, enSuisse et à Ferney, on guette de Paris ce qui viendra de là-bas. LeNeveu de Rameau de Diderot - expert en originalité - en témoigne:on dit que Voltaire est mort. (( Tant mieux [...]. Il va nous donnerquelque bonnefolie. C'estson usage que de mourir une quinzaineauparavant. )) Contribuent encore à sa popularité les innombrablesennemis qu'il traîne à ses basques. Parmi eux, des journalistes, entrelesquels le plus acharné et le plus talentueux fut certainement Fréron.La polémique entretiendra sa réputation pendant tout le XIXe siècle.On lui impute la responsabilité de la guillotine révolutionnaire: c'estévidemment (( la faute à Voltaire )). La fureur antivoltairienne montaà son paroxysme à la veille du premier centenaire de sa mort. Unauteur qui signe Armel de Kervan imprime en 1877 un pamphletinouï : Voltaire, ses hontes, ses crimes, ses œuvres, et leursconséquences sociales. Les « conséquences » : il ne s'agit plusseulement de la guillotine de 1793, mais du pétrole (dernier motdu livre) de 1871 : entendons le carburant incendiaire des« pétroleuses» de la Commune. Sur une telle lancée, jusqu'où pourrabien aller (( la faute à Voltaire ))? La tradition d'un Voltaireabominable n'a pas tout à fait disparu. En 1987, un polémiste, d'uneautre envergure que le frénétique Armel de Kervan, Henri Guillemin,a prononcé sur cassette un réquisitoire : Voltaire « est un salaud ))(sic). Ces diatribes ont des traits communs. Elles oublient ce quientrerait mal dans le tableau horrifique. Armel de Kervan ne soufflemot du Voltaire monarchiste, auteur de la Henriade, du Siècle

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de Louis XIV: En revanche, on prête l'oreille aux légendes qui sesont répandues dans la chaleur du combat. Cet homme a-t-il faitfortune en spéculant sur les fournitures aux armées, en tirant profitde la traite des Noirs? S'est-il opposé à l'éducation du peuple? A-t-ilprôné le Dieu rémunérateur et vengeur sans y croire, uniquementparce qu'il avait peur d'être volé par ses domestiques? Est-il morten se reniant, dans des convulsions dégradantes? La biographie deVoltaire est mal connue. Celle de Desnoiresterres, ouvrage long­temps fondamental, date de la fin du second Empire et des débutsde la troisième République. Il était nécessaire de reprendre sur desbases objectives l'histoire de cette vie, si prodigieusement riched'activités de toutes sortes. Ce fut l'ambition des cinq volumes deVoltaire en son temps, dont la publication vient de s'achever(1985-1994). Des préalables avaient rendu possible une telleentreprise: l'édition de la Correspondance par Theodore Besterman(cinquante et un volumes in-8a avec les annexes); l'édition critiqued'un nombre croissant de textes, notamment dans les Œuvrescomplètes d'Oxford; les progrès enfin de notre connaissance duXVlIIe siècle.

L'apôtre de la justice et de la tolérance

Néanmoins subsiste et subsistera toujours l'image « médiati­que » de Voltaire. L'aura du personnage se comprendrait mal s'ils'agissait seulement d'un maître écrivain, faisant montre d'uneoriginalité hors du commun. Qu'on se rappelle l'apothéose dupatriarche à Paris, le 30 mars 1778, et sa seconde apothéose,posthume, que fut le transfert au Panthéon, le 11 juillet 1791.Manifestations inouïes, qui marquent jusqu'à nos jours l'idée quenous nous faisons de lui. Le 30 mars 1778, le grand homme, revenudans la capitale, qu'il avait quittée vingt-huit ans plus tôt, se rendd'abord de son domicile, l'hôtel de Villette (au bord de la Seine),jusqu'à l'Académie française (qui siège alors au Louvre). Soncarrosse traverse une foule compacte qui l'attendait. Puis il va del'Académie à la Comédie-Française, provisoirement installée auxTuileries. Court trajet à travers une multitude encore plus dense. Lethéâtre est bondé. On est venu non pour Irène, sa dernière tragédie,

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mais pour lui. Leparterre, les loges sont combles. Le public a envahiles couloirs, les coulisses. Lesfemmes même, enfreignant les usageset les convenances, se sont répandues dans le parterre, où le publicreste debout. Pendant la représentation, toutes les ovations montentvers lui. On le couronne dans sa loge, puis après le spectacle oncouronne son buste sur la scène, la troupe étant rangée endemi-cercle. On récite un compliment dithyrambique à sa gloire.Il a peine à sortir, tant les couloirs sont encombrés d'hommes etde femmes qui veulent le voir de près, le toucher. Dehors, c'est unehoule humaine qui l'escorte jusqu'à l'hôtel de Villette. C'estmaintenant au tour du petit peuple de lui rendre hommage. Il estovationné par la: masse, innombrable dans le Paris du XVIIIe siècle,de ceux qui vivent de petits métiers, de chétifs commerces, à la limitede l'indigence, ou dans la misère. Ils n'ont guère lu sans doute lesouvrages de M. de Voltaire, ni vu jouer ses pièces. Mais celui qu'ilsapplaudissent c'est « l'homme aux Calas» : le lutteur qui dans lesaffaires Calas, Sirven, La Barre, Monbailli, et bientôt Lally, a su faireplier les « grandes robes» parlementaires, ces magistrats responsa­bles, dans la décadence de l'institution, de tant de sentencesinjustement meurtrières, durement ressenties par les petites gens.Paris, toutes classes confondues, célèbre donc l'apôtre de la justice,de la liberté - au moins de penser et de s'exprimer - , de la tolérance,en un temps où la législation antiprotestante de 1724, impitoyable­ment répressive, subsiste, bien que de moins en moins appliquée,du fait même de l'action de Voltaire (2).

Le 11 juillet 1791, l'hommage s'élargit. Il s'adresse auprécurseur des droits de l'homme et de la monarchie constitution­nelle, proclamés par les constituants de 1789. Letransfert des cendresavait été conçu comme une manifestation d'unanimité nationale, àla gloire des temps nouveaux, qu'on imaginait alors tout à faitradieux (3).

C'est ce Voltaire, héros des Lumières, qui va marquerdéfinitivement l'opinion. Il n'est pas d'usage de célébrer le deux centcinquantième anniversaire de la naissance d'un grand homme. Onle fit pourtant en faveur de Voltaire : la date anniversaire tombaiten effet à l'automne de 1944. Le territoire national venait d'être, ensa plus grande partie, libéré. Dans un pays couvert de ruines,manquant de tout, la guerre continuait. Mais la défaite du

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IIIe Reich et de son idéologie paraissait désormais certaine. Lerecours à Voltaire étaya cette confiance. Le 10 décembre 1944, ilfut solennement honoré dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne.Prirent la parole Emile Henriot, Henri Wallon, Paul Valéry etRené Capitant, ministre de l'Education nationale dans le gouverne­ment provisoire de la République présidé par le général de Gaulle.On lira, ou relira, avec intérêt aujourd'hui ces discours d'il y acinquante ans. Ils s'accordent sur les points principaux. Voltaire estcélébré comme représentant la France. Il réunit, déclare Emile Hen­riot, « les qualités et même quelques-uns des défauts les pluscaractéristiques de notre race : l'intelligence, la critique, la curiositéuniverselle et la passion des idées, la frénésie de la justice etl'irrespect )). « Il est spécifiquement Français, inconcevable sousd'autres cieux )), renchérit Paul Valéry.«Il reste, insiste René Capitant,un des grands artisans de l'unité nationale )), - ce qui est faire peude cas des haines furieuses qu'il a suscitées. On exalte le championdes valeurs niées par le nazisme: «La vérité, la liberté, la civilisation,la justice )) (Emile Henriot). Un point surtout retient aujourd'huil'attention. « Il est indéfiniment actuel )), souligne Paul Valéry. Cequi veut dire aussi qu'il nous manque aujourd'hui un Voltaire. Devantles catastrophes accumulées par une monstrueuse barbarie, Valérys'interroge : « Où est le Voltaire qui incriminera le mondemoderne? [...] Quel Voltaire gigantesque, à la mesure du mondeen feu, faudrait-il pour accuser, maudire, ravaler leforfait énormeet planétaire aux proportions d'un crime crapuleux? ))

C'est ce héros de l'humanité dont l'idée en notre tempscontinue à hanter les esprits. Avec le regret qu'il soit absent ouqu'une telle fonction peut-être ne soit plus possible dans le mondeoù nous vivons. Périodiquement, l'actualité réveille cet appel à unVoltaire idéal. Pendant la guerre du Golfe, à un certain moment, lechef de l'Irak tenta de se procurer des appuis en appelant le mondemusulman à la « guerre sainte )). Alors un officier américain, venude Phœnix, Arizona, qui avait fait ses études à Paris, peignit sur sonchar « Ecrasons l'Infâme )) (le Nouvel Observateur, 31 janvier­6 février 1991). Ainsi reparaissait, mais dirigé vers un autre objectif,le fameux slogan voltairien. L'injonction: « Ilfaut écraser l'Infâme )),venait, on le sait aujourd'hui, de Potsdam avant d'être reprise àFerney. Le mot d'ordre fut répété par le patriarche dans sa

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correspondance avec Damilaville et quelques autres, mais sur unepériode assez courte (en fait, de mai 1763 à septembre 1766). Laformule n'en reste pas moins une de celles que ce maître du verbea su installer durablement dans la conscience collective, avecquelques autres, dont la sentence finale de Candide: «Ilfaut cultivernotre jardin », susceptible de multiples applications (4). Mais, ennotre temps, l'Infâme a changé de visage. On pense ou l'on devraitpenser à Voltaire, lorsque nos informations rapportent les méfaitsde gourous charismatiques, pervers et cupides : le David Koresh deWaco ou l'escroc coréen qui rafla les économies de ses fidèles enleur annonçant la fin du monde pour le 3 novembre 1992, et tantd'autres du même acabit. Périodiquement, apparaît un personnagequi se déclare le Christ réincarné. Récemment, nous dit-on, unefemme s'est proclamée telle, en Ukraine: signe assurément desprogrès du féminisme. Le procès de l'imposture, mené parla philosophie des Lumières, n'aurait donc pas été gagné?Comme il est naturel, en même temps que la superstition renaît lefanatisme. Une chronique, quasi quotidienne hélas! nous rappelleles crimes de certains intégrismes. Un article du Dictionnairephilosophique a pris une singulière actualité. Voltaire y parle du« Vieux de la Montagne [...] qui faisait, dit-on, goûter les joies duparadis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternitéde ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût [pardes drogues], à condition qu'ils iraient assassiner tous ceuxqu'il leur nommerait » (article « Fanatisme »). On sait qu'undécret de cette sorte a été lancé contre un écrivain, Salman Rushdie.Dans le cadre de cette affaire, pour s'opposer à la publication d'unetraduction française de son livre, une manifestation d'intégristes eutlieu dans les rues de Paris. Elle fut montrée aux actualités télévisées.Le téléspectateur français put ainsi découvrir le visage d'unfanatisme, qu'il pouvait croire mythique : faces convulsées, poingsbrandis, hurlements à la mort. Devant son petit écran, le Françaismoyen en fut fort ému. Le Premier ministre d'alors dut rappelerque dans notre pays la loi punit les menaces de mort. Quelquesjours après, une contre-manifestation défila, toujours dansles rues de Paris, et toujours devant les caméras de la télévision.Sur des pancartes protestataires, on déchiffrait : « Voltaire, ausecours! »

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VOLTAIRE, AU SECOURS!Présence

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Episode significatif, d'où se dégage une conclusion. Voltairereste aujourd'hui présent parmi nous. Mais c'est une présence dansl'absence.

René Pomeaudellnstitut

1. Les commerçants hollandais avaient le privilège d'envoyer de temps à autre unbateau à Nagasaki. Le livre de Pluche - manuel de vulgarisation scientifique -, enexemplaire unique, fut colporté de ville en ville au Japon, et fit sensation.2. L'édit de tolérance ne sera promulgué par Louis XVI qu'en 1787.3. On n'avait pas prévu que, quelques jours plus tôt, la fuite de LouisXVI à Varenneset son lamentable retour, captif, à Paris rendraient par avance caduque laConstitution de 1791. Symboliquement, le cortège triomphal escortant le charfunèbre de Voltaire, parvenu au Théâtre-Français -l'actuel Odéon - fut assailli parune pluie d'orage diluvienne. Une éclaircie permit de gagner en toute hâte lePanthéon.4. Le 27 décembre 1993, une chroniqueuse radiophonique a consacré son proposdu matin à ce thème, avec référence au « cher Voltaire» : le point de départ étaitla mode du jardinage qui s'est emparée, parait-il, des golden boys américains.

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