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Voyage aux frontières du monde Topologie, narration et jeux de miroir dans la Rihla de Ibn Battûta François-Xavier Fauvelle-Aymar & Bertrand Hirsch Les fameux voyages de Ibn Battûta sur les frontières de l’œkoumène musulman au XIV e siècle ont généralement fait l’objet de tentatives d’identifications toponymiques qui ont abouti soit à valider son récit soit au contraire à stigmatiser ses incohérences. La relecture critique de trois itinéraires, vers la Chine, l’Afrique orientale et le Mali, révèle au contraire leur cohérence dans le projet de la Rihla, tandis que les bricolages du voyageur et les libertés prises avec la réalité de son voyage, s’éclairent par sa géographie mentale. Depuis près de deux siècles, le récit du long périple effectué par Ibn Battûta au viii e /xiv e siècle (de / à /) a été l’objet de très nombreuses réflexions érudites, dont l’extrême variété est le reflet de l’immensité des régions visitées par le voyageur marocain . On ne fournira pas ici une revue détaillée de cette littérature ; disons seulement que l’érudition traditionnelle considère le plus souvent Ibn Battûta comme une source fiable, les historiens pouvant ainsi puiser dans son récit la matière servant à compléter une liste dynastique lacunaire, à vérifier la date d’un événement, à compléter la biographie d’un personnage ou la François-Xavier Fauvelle-Aymar est chargé de recherches au CNRS (Institut d’Études Africaines, Aix- en-Provence). Bertrand Hirsch est maître de conférences à l’université ParisI - Panthéon Sorbonne (Centre de Recherches Africaines). . Ibn Battûta, né en / à Tanger, mort à Marrakech en /-. . Une version préliminaire de cet article a été présentée dans le séminaire de Jean Boulègue à l’université Paris -Panthéon Sorbonne, en avril . Nous tenons à l’en remercier, ainsi que pour sa relecture attentive de cet article et ses précieuses suggestions. Merci également à Jean-Louis Triaud et Christine Bousquet-Labouérie pour leurs remarques et indications critiques. Nos remerciements vont également à Thomas Vernet pour ses indications bibliographiques sur la côte swahili. Par souci de lisibilité, nous avons adopté pour les termes arabes une transcription francisée. . Pour une bibliographie des travaux sur Ibn Battûta, voir R.E. Dunn () ; I.N. Ibrahimovich (). Afrique & histoire, 2003, n°1

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Voyage aux frontières du monde

Topologie, narration et jeux de miroir dans la Rihla de Ibn Battûta

François-Xavier Fauvelle-Aymar&

Bertrand Hirsch

Les fameux voyages de Ibn Battûta sur les frontières de l’œkoumène musulman au XIV e siècle ont généralement fait l’objet de tentatives d’identifications toponymiquesqui ont abouti soit à valider son récit soit au contraire à stigmatiser ses incohérences. La relecture critique de trois itinéraires, vers la Chine, l’Afrique orientale et le Mali, révèleau contraire leur cohérence dans le projet de la Rihla, tandis que les bricolages du voyageur et les libertés prises avec la réalité de son voyage, s’éclairent par sa géographie mentale.

Depuis près de deux siècles, le récit du long périple effectué par Ibn Battûta

au viii e/xiv e siècle (de / à /) a été l’objet de très nombreusesréflexions érudites, dont l’extrême variété est le reflet de l’immensité des régionsvisitées par le voyageur marocain . On ne fournira pas ici une revue détaillée decette littérature ; disons seulement que l’érudition traditionnelle considère le plussouvent Ibn Battûta comme une source fiable, les historiens pouvant ainsi puiserdans son récit la matière servant à compléter une liste dynastique lacunaire, àvérifier la date d’un événement, à compléter la biographie d’un personnage ou la

François-Xavier Fauvelle-Aymar est chargé de recherches au CNRS (Institut d’Études Africaines, Aix-en-Provence).

Bertrand Hirsch est maître de conférences à l’université Paris I - Panthéon Sorbonne (Centre deRecherches Africaines).

. Ibn Battûta, né en / à Tanger, mort à Marrakech en /-. . Une version préliminaire de cet article a été présentée dans le séminaire de Jean Boulègue à l’université

Paris -Panthéon Sorbonne, en avril . Nous tenons à l’en remercier, ainsi que pour sa relectureattentive de cet article et ses précieuses suggestions. Merci également à Jean-Louis Triaud etChristine Bousquet-Labouérie pour leurs remarques et indications critiques. Nos remerciementsvont également à Thomas Vernet pour ses indications bibliographiques sur la côte swahili. Par soucide lisibilité, nous avons adopté pour les termes arabes une transcription francisée.

. Pour une bibliographie des travaux sur Ibn Battûta, voir R.E. Dunn () ; I.N. Ibrahimovich ().

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topographie médiévale d’une ville comme Constantinople ou, plusgénéralement, à documenter la situation politique de telle ou telle région dumonde dans le deuxième quart du xiv e siècle. Cette utilisation positive de l’auteurarabe ne s’est doublée d’une approche critique que lorsque les doutes émis surl’authenticité de certaines descriptions, et plus encore la mise en évidence d’unfaux manifeste dans le cas du fameux voyage à Bulghâr , ont rendu nécessaire,avant toute utilisation du texte, d’en sonder localement la fiabilité. Mais faute depouvoir congédier Ibn Battûta comme simple escroc ou affabulateur, il estgénéralement admis ex silentio que son récit est dans son ensemble fiable et sesdescriptions valables pour la période considérée. Un tel postulat de départ est àpeine remis en cause par l’abondance remarquable d’erreurs, d’imprécisions,d’incongruités, d’impossibilités, d’anachronismes ou de contradictions quiaffectent son récit ; face à ces déficiences, les historiens s’érigent plutôt endéfenseurs de l’auteur, admettant qu’il a pu se laisser abuser par sa mémoire oupar ses informateurs, qu’il a puisé certaines descriptions chez des voyageursantérieurs, tel Ibn Jubayr , ou encore qu’il a peut-être été « trahi » par son scribeIbn Djuzayy ou par les copistes successifs de ses manuscrits. Dans le pire des cas,lorsqu’il s’avère qu’il ne peut matériellement pas avoir vu ce qu’il décrit pourtantavec tout le cortège de détails qui accompagnent les « choses vues », on accordecréance sinon à l’auteur, du moins à ses informateurs, et le récit est lavé de toutsoupçon. À défaut d’être authentique, il est tout de même jugé fiable. C’est bienle sens de la conclusion de l’essai que Herman Janssens a consacré au « voyageurde l’islam » : « Malgré tous ses défauts, le (sic) Rihla (journal de route) de IbnBatouta est un de ces ouvrages qui suffisent, à eux seuls, pour faire revivre, toutentier, un monde disparu . » On comprend aussi que, compte tenu de la raretédes sources, l’historien ait de la peine à renoncer à un document aussi détaillé quel’ouvrage de Ibn Battûta.

Les approches critiques les plus systématiques du récit n’ont pas échappé àcette tentation de séparer le bon grain de l’ivraie et de ranger les informations qu’ilrecèle dans les tiroirs idoines : « fiable » ou « à utiliser avec précaution ». Ainsi,

. Constantinople fournit, à propos de Ibn Battûta, un bon exemple de débat historiographique delongue haleine. Voir à ce sujet les identifications auxquelles se livre M. Izeddin (). MaisP. Witteck ( : , n. ) émet, sur la véracité de l’itinéraire et les conditions du voyage jusqu’àConstantinople, de sérieuses réserves, levées par Françoise Micheau ().

. S. Janicsek (). Bulghâr était située près de l’actuelle Kazan, sur la Volga, dans l’actuelle républiquetatar de Russie. Sur Bulghâr (toponyme) et le pays des Bulghâr (ethnonyme) de la Volga, dans lecontexte du Moyen-Âge musulman, voir Encyclopédie de l’islam (), vol. , p. - (I. Hrbek) ;A. Miquel (, passim).

. Pour les emprunts de Ibn Battûta à Ibn Jubayr, se reporter aux notes de l’édition de P. Charles-Dominique (). Cette édition est désignée sous l’abréviation PCD dans la suite du texte.Concernant l’influence de Ibn Jubayr sur Ibn Battûta, voir I.R. Netton ( ; ).

. H. Janssens ( : ).. H. Janssens ( : -) évoque « trois sortes de passages dans le récit d’Ibn Batouta : ° ceux qui

sont relativement sûrs : outre les chapitres traitant du Maghreb, du Proche-Orient et du Moyen-

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toutes les tentatives de retracer l’itinéraire du voyage ont-elles eu pour résultat, ence qui concerne les franges du monde visité par Ibn Battûta (où les toponymessont précisément les plus problématiques), de donner quitus au voyageur sur lafoi de sa fiabilité dans les autres parties du voyage ou bien, au contraire, dediscréditer catégoriquement les informations livrées par lui en raisond’impossibilités grossières. De la même façon, l’entreprise de mise en ordre de lachronologie du voyage, tentée par Ivan Hrbek et quelques autres auteurs , n’aeu d’autre effet, sous l’apparence de résoudre les contradictions et lesimpossibilités manifestes du voyage narré par Ibn Battûta, que de réarranger lesparties du récit dans une chronologie possible, faisant par là même l’hypothèsetacite d’une fiabilité pour ainsi dire intrinsèque du texte. De telles approches,centrées sur la vérification des pièces à conviction topographiques et chro-nologiques, relèvent de la tautologie et posent en cela plusieurs problèmes, dontle principal est que les toponymes et les dates sont sans doute les parties les plussolides d’un récit – c’est-à-dire les moins sujettes à caution –, même lorsque celui-ci est frauduleux. Ce qui était en effet le plus facile pour un auditeur ou un lecteurde l’époque, c’était précisément de vérifier qu’un lieu existait ou non, alors qu’ilétait généralement dans l’impossibilité d’attester que le lieu était bel et biencomme le récit le présentait, que les audiences s’y déroulaient bien de telle et tellefaçon ou encore qu’on pouvait à telle date y rencontrer telles personnes ou y voirparader tel sultan. Si Ibn Battûta a inventé quelques parties de son voyage, il nefait pas de doute qu’il n’a de toute façon pas inventé les noms de lieux qu’il cite(même lorsqu’ils ont disparu de nos cartes) et qu’il a bien tenté de décrire unitinéraire cohérent. De la même façon, les impossibilités dans la chronologie duvoyage ne peuvent être considérées comme des pièces à charge, du moins tant quel’on tient pour réel le voyage lui-même. En tout état de cause, les failles les plusimmédiatement repérables dans le récit n’appartiennent pas au dispositif qu’a puéventuellement mettre en place l’auteur pour abuser son lecteur, et l’on ne peutdonc pas en tirer argument quant à sa bonne ou sa mauvaise foi. Aussi touteanalyse qui n’aboutit qu’à excuser Ibn Battûta pour les mauvais tours de samémoire ou parce que des pirates indiens auraient volé ou détruit ses notes de

Orient, ce sont ceux qui concernent l’Inde, le Bengale, Ceylan, les Maldives, Sumatra, le Turkestanet le Soudan. ° Ceux qu’on n’utilisera qu’avec prudence : le récit de l’excursion à Constantinople,le voyage en Chine, et certains passages relatifs à l’Asie Mineure. ° Ceux dont le caractère fantaisistea été démontré : le voyage à Bolghar ».

. I. Hrbek (). L’article porte sur la partie du voyage entre le départ de Tanger et le voyage de retourde Constantinople, c’est-à-dire sur la période / à /. L’auteur annonce une suite qui n’a,semble-t-il, jamais été publiée.

. Voir par exemple M. Husain ( : lix-lxxi), qui livre une chronologie complète du voyage d’aprèsles indications du voyageur, mais signale les grandes incertitudes qui pèsent sur le calendrier etl’itinéraire du périple à travers l’Inde aussi bien qu’aux Maldives ou à Ceylan. H.A.R. Gibb ()tente de résoudre les problèmes posés par l’itinéraire et la chronologie du voyage en Asie mineure eten Russie.

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voyage , ou au contraire à l’accabler au motif que ses erreurs et imprécisionssentent le faux, est-elle au final peu satisfaisante. Car tout se passe comme si lavérité du texte appartenait à un registre judiciaire, comme si les pièces examinéesdevaient conduire à blanchir ou à condamner définitivement l’accusé, ou tout aumoins à faire un sort définitif à telle ou telle partie de son récit, pour le confortde l’historien amené à le relire et à l’utiliser.

Nous voudrions ici proposer une autre approche, centrée sur la logique internedu récit et des descriptions ainsi que sur la géographie mentale dans laquelleprennent place les itinéraires du voyageur. Le Devisement du monde de MarcoPolo, souvent réputé l’œuvre d’un faussaire, se trouve aujourd’hui partiellementréhabilité parce que jugé à l’aune non pas seulement de la tradition occidentaledes récits de voyage ou des narrations de commerçants, mais aussi des rapportsadministratifs célébrant la puissance du Grand Khan mongol . Ainsi la séquencedes localités décrites par Marco Polo apparaît-elle cohérente si l’on renonce à yvoir un itinéraire et qu’on la comprend plutôt comme la description d’un tissu devilles classées selon leur statut dans le cadre d’un contrôle territorial imposé par lepouvoir central . Il n’est pas jusqu’à l’apparente méconnaissance du monde despaysans chinois qui ne s’explique par l’adhésion de l’auteur aux structuresmentales de la société dominante, en l’occurrence mongole . De même, la Rihlade Ibn Battûta invite aujourd’hui à une lecture moins toponymique quetopologique. Nul doute en effet que le voyageur et son scribe ont livré à leurslecteurs une description d’ensemble et des descriptions de détail qui avaientcohérence et fiabilité dans les représentations de l’époque, et au regard desquellesles contradictions et les impossibilités que nous relevons aujourd’hui, quis’inscrivent dans d’autres logiques et dans une autre géographie, n’ont pasforcément la pertinence que nous sommes tentés de leur accorder. Nul doute nonplus que, eu égard à ces logiques internes, d’autres éléments peuvent apparaître,susceptibles d’induire de nouvelles questions et éventuellement de nouvellesréflexions sur l’authenticité du récit.

Nous aborderons dans les pages qui suivent plusieurs parties du texte : ladescription du « pays des Noirs », celle de la côte est-africaine ainsi que ladescription de la Chine. Ces régions ont en commun d’être situées aux confins del’œkoumène musulman du xiv e siècle et d’être en outre accessibles après delongues et pénibles traversées – du Sahara, de l’océan Indien et de la mer de

. PCD, p. , . À la fin du récit (PCD, ), Ibn Djuzayy écrit : « Ici finit le résumé d’après lesnotes du cheikh Anû ‘Abd Allah Muhammed ben Battûta. » Ces notes sont-elles celles reprises parIbn Battûta après l’épisode des pirates indiens, éventuellement augmentées de celles reconstituéespour la partie antérieure du voyage, ou bien s’agit-il d’une version primitive de la Rihla, par IbnBattûta, avant l’intervention de Ibn Djuzayy sur le texte ?

. C. Bousquet-Labouérie ().. C. Deluz ().. C. Bousquet-Labouérie ().

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Chine –, ce qui en fait, comme d’autres régions visitées par notre voyageur, desterminus lointains où peu de voyageurs sont allés et d’où encore moins d’auteurssont revenus. Aperçues depuis l’Occident européen actuel, ces régions paraissentdessiner la bordure méridionale (l’Afrique, notre Sud) et orientale (la Chine,notre Orient) du monde musulman d’alors. Mais ce Sud et cet Orient ne sont pastout à fait ceux de Ibn Battûta, de même que sa Chine et son « pays des Noirs »ne sont tout à fait les nôtres, obéissant à une configuration particulière àl’intérieur de sa géographie, celle d’entités géographiques diamétralementopposées. Ce fait ressort avec une grande netteté de ce que les descriptions de cesrégions se trouvent, dans l’ordre du récit, en position pratiquement contiguë,seulement séparées par le récit du retour au pays et par la rapide description del’Andalousie. Ce seul intérêt à comprendre la position de l’Afrique dans lagéographie de l’auteur aurait suffi à justifier notre détour par la Chine, s’il n’yavait en outre un intérêt tout aussi manifeste à apercevoir la description desrégions africaines visitées par Ibn Battûta dans l’économie générale de l’œuvre.

Les descriptions inaugurales de la Chineet du « pays des Noirs » : les régimes de vérité

Ayant longtemps séjourné en Inde (de ca. à ca. ) et plusparticulièrement à Delhi, Ibn Battûta avait acquis auprès du sultan de l’Inde etdu Sind, Muhammad Shâh, une position assez éminente pour que celui-ci luiconfie la tâche de conduire une ambassade auprès du Grand Khan mongol, qui,à Khan Bâliq , future Pékin, régnait sur la Chine. Dans son récit, le voyageurnous livre le détail de ses pérégrinations mouvementées à travers le sous-continentindien, puis aux Maldives, à Ceylan et au Bengale . Là, commence un récit pétride descriptions au parfum de légende, suivant un itinéraire difficile à reconstituer,ce qui a conduit certains spécialistes à dénier toute crédibilité à cette partie duvoyage, tandis que d’autres se sont livrés à un patient travail d’identification deslieux. Disons que l’itinéraire relaté par Ibn Battûta, qu’il l’ait lui-même empruntéou que ses informations soient de seconde main, est le suivant : le pays d’al-Barahnakâr (peut-être en Birmanie actuelle), où vivent des hommes à tête dechien ; l’île de Jâwa (sans doute Sumatra) et son sultanat musulman de Sumutra(dans le nord-est de l’île) ; la ville de Qâqula dans le pays de Mul Jâwa (peut-être

. M. Husain ( : lxiii-lxiv).. La Cambaluc des textes européens.. Pour cette partie du voyage, on se reportera à M. Husain ().. Un bon exemple de la façon dont les opinions des chercheurs se distribuent à propos de l’authenticité

du voyage est fourni par le cas de Sumatra. C.S. Hurgronje () évoque les stèles funérairesretrouvées sur place et portant des inscriptions en arabe. L’une d’elles mentionne un prince abbassidemort à Sumatra en . Or il se trouve que ce prince porte le même nom qu’un personnage

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l’extrémité de la Malaisie actuelle), habité par des idolâtres ; le port de Kaylûkarîdans le pays de Tawâlisî (peut-être le royaume du Champa dans l’actuel Vietnam),dont la princesse commande à une armée de femmes ; enfin Zaytûn, en Chineméridionale, toponyme connu dans la littérature arabe et européenne de voyageet que l’on identifie généralement avec la ville de Quanzhou (ou parfois celle deJuidongshan ) des atlas modernes, dans la province du Fujian (en face deTaiwan). Cet itinéraire, tel que reconstitué (avec les points d’interrogationd’usage) ne reflète pas exactement un consensus parmi les chercheurs, mais plutôtune « voie moyenne », qui présente en outre l’avantage de coller peu ou prou auxitinéraires chinois connus pour le Moyen Âge .

Le récit du voyage en Chine s’ouvre par une description générale qui nemanque pas de faire une place à quelques traits et « spécialités » locaux, telles quel’idolâtrie et le goût pour la viande de porc et de chien, la porcelaine chinoise (« laplus belle poterie qui soit »), la soie, le papier-monnaie, le contrôle rigoureux desmarchands et de leurs marchandises, l’administration extrêmement développée etla sécurité dont on jouit dans le pays. D’autres aspects de la description ont poureffet, sans doute recherché, de placer la contrée sous le signe de l’excès et du

rencontré à Delhi par Ibn Battûta, lui-même petit-fils d’un prince réchappé du massacre de lafamille califale par les Mongols en . H. Janssens ( : ) en a conclu abusivement qu’il yavait là une preuve du séjour de Ibn Battûta à Sumatra, alors que le croisement des deux sourcespermet tout au plus de retracer l’itinéraire du prince abbasside, non celui du voyageur arabe. Àl’inverse, également sur la foi d’une inscription funéraire, celle du sultan Malik az-Zâhir (mort en), G. Ferrand ( : -) conclut, sans doute aussi un peu rapidement, que Ibn Battûta(qui quitta le Maroc en ) n’a jamais visité l’Indonésie. Tout au plus peut-on conclure qu’il ne l’apas fait à la date où il dit l’avoir fait.

. Ou Chuanchow, Ch’üan-chou, Ts’iuan-tcheou, etc., selon les graphies choisies par les auteurs.. Ou Tseu-t’ong-tch’eng, ou Tseu-t’ong, etc., selon les graphies.. Voir en particulier E. Dulaurier (a ; b) ; G. Ferrand ( : -) ; H. Yule et

H. Cordier ( : passim) ; T. Yamamoto ().

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Les lieux du péripleoriental de Ibn Battûta.

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prodige. « Les ressources, les fruits, les céréales, l’or, l’argent » y abondent, « etaucune autre contrée ne l’égale sous ce rapport ». La Chine est plus prospère quel’Égypte, ses prunes meilleures que celles de Damas, pourtant incomparables, lesmelons aussi délicieux que ceux de Khuwârizm ou d’Ispahan, les fruits plussucculents que ceux du Maroc, le blé meilleur que partout. Les oies y sont certesd’une taille ordinaire, mais les poules n’entrent pas dans les marmites et les coqsy sont de la taille des autruches .

On ne prendra pas ici prétexte d’une description combinant le banal et lemerveilleux pour estimer que l’authenticité du voyage en Chine est frappée aucoin de la nullité. Certes, on pourrait affirmer que Ibn Battûta, qui a traversévillages et marchés et a forcément fait acheter et mangé des volailles, n’a à coupsûr pas pu voir des coqs gros comme des autruches, même si sa descriptioninaugurale, loin d’être impersonnelle, nous relate que telle fut bien sonexpérience : « La première fois que j’ai vu un coq chinois, dans la ville de Kûlam,je l’ai pris pour une autruche, ce qui m’étonna fort ! » Ses feintes ne dissimulenten rien le fait que de tels animaux n’existent tout simplement pas. Ce qui nousautoriserait alors à conclure que si Ibn Battûta affirme avoir vu ces animaux-là enChine, il faut de façon irrémédiable qu’il n’ait pas vu la Chine.

Mais on peut avancer deux arguments contre cette conclusion hâtive. Lepremier est que deux régimes de vérité différents se superposent dans le récit. Sile voyageur n’a pas pu effectivement voir des coqs gros comme des autruches, il apu en revanche en entendre parler, en lire la description chez des auteursconsidérés à son époque et par lui comme autorisés. Les deux cohabitent, parcequ’il y a une Chine des livres et une Chine du voyageur, qui ne sont pascommensurables et qu’il n’entre pas dans le programme de Ibn Battûta de faireconcourir l’une contre l’autre afin de tester leur validité mutuelle. À cela s’ajouteun second argument, qui complète le premier : les aspects les plus légendaires detout le récit de Ibn Battûta en Chine sont justement réunis dans cette descriptioninaugurale qui est un tableau à la fois écologique, économique et culturel (pourl’exprimer en catégories actuelles) du pays. Or de tels tableaux sont présents dansla narration chaque fois que le voyageur éprouve le sentiment de passer d’unmonde à un autre, ce qui en dit long sur le fait que Ibn Battûta circule dans unenvironnement naturel à ses yeux fortement discontinu, où les ruptures sedistribuent également dans tous les registres de l’observable. Mais il est à noterque les points de rupture « écologiques » (description de la faune et de la floreainsi que des pratiques alimentaires et autres liées aux ressources naturelles) sontgénéralement déconnectés des points de rupture « politiques », qui sont l’occasionde présentations générales sur la distribution géographique des sultanats de larégion, sur les relations de suzeraineté entre eux ou encore sur le type de contrôle

. PCD, p. -.. PCD, p. .

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territorial exercé ou sur certaines pratiques connexes. Ainsi le franchissement dufleuve Banj Âb (l’Indus) est-il l’occasion pour Ibn Battûta d’évoquer le sultan del’Inde et du Sind qui règne sur tout le pays, mais aussi les réseaux derenseignement et de la poste ainsi que les formes de l’hommage dû par lescommerçants au sultan . Mais ce n’est que quelques pages plus tard dans l’ordredu récit – qui correspondent, dans l’ordre du voyage, à plusieurs mois – et alorsqu’il atteint la « frontière de l’Inde » proprement dite, que le voyageur livre à sonlecteur un tableau écologique de la contrée .

Lors du voyage qui le conduit dans le « pays des Noirs », ces deux rupturessont également présentes, quoique de façon moins apparente et dans un ordreinverse. Alors qu’il s’est décidé, après une longue hésitation due – affirme-t-il – àla morgue affichée par les Noirs à l’égard des Blancs, à entreprendre le voyage deWalata à Mali, et alors qu’il chemine dans la savane, Ibn Battûta se lance dans unedescription des arbres, des fruits qu’ils portent et des produits qu’on en tire, dukarité et de ses usages, des calebasses et enfin des céréales et autres produitsentrant dans la cuisine . Puis la relation de l’itinéraire reprend ses droits, le tempsd’évoquer, brièvement, l’unique localité (Zâgharî) traversée au cours du trajetd’une quinzaine de jours entre Walata et le « Nil » (en l’occurrence le fleuveNiger). Là débute une nouvelle description, qui prend appui non plus surl’itinéraire du voyageur mais, transversalement, sur l’axe du fleuve, et qui livre untableau géographique et politique succinct du royaume du Mali, renseignant surquelques-unes de ses composantes politiques et sur sa localisation par rapport àd’autres contrées connues du lecteur . Puis, à nouveau, la narration du voyagereprend son cours.

Le fait qu’il y ait bien ici deux descriptions séparées, dans des « creux »clairement ménagés à deux moments distincts de l’itinéraire, quitte à ne laisserintercalées entre elles que quelques lignes de la narration du voyage, indique bienque, comme dans le cas du Sind et de l’Inde, ces descriptions répondent à unprogramme conscient visant à distinguer d’une part les réalités écologiques ethumaines, d’autre part l’emprise des pouvoirs politiques, ou, pour le diredifféremment, de distinguer le « terroir » du « territoire ». Au passage, on ne peutque s’interroger sur l’ordre inverse d’apparition de ces descriptions dans le cas dusous-continent indien et du « pays des Noirs ». La présentation « politique »intervenant, dans le premier cas, avant la présentation « écologique », n’a-t-ellepas pour effet de légitimer les prétentions du sultan de l’Inde (qui fut le maître deIbn Battûta) à régner sur un territoire beaucoup plus vaste que l’Inde proprementdite, où se trouve sa capitale, alors que l’ordre inverse dans le cas du « pays des

. PCD, p. -.. PCD, p. -. Sur la partie du périple de la Caspienne au Pakistan, on se reportera à l’édition de

I.N. Ibrahimovich () et à ses cartes (p. -).. De « Cette piste a de nombreux arbres » à «…le fûnî est préférable » ; J. Cuoq (: § -).. De « Le Nîl descend de là… » à « …Uswân du Sa’îd d’Égypte » ; J. Cuoq (: § -).

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Noirs » aboutit à contenir dans les limites du fleuve Niger l’espace sur lequels’exerce la domination politique légitime du sultan du Mali ? Dans le cas de laChine, ces deux descriptions sont confondues : on entre dans la Chine« politique » en même temps que dans la Chine « écologique ».

Venons-en à un aspect qui touche à l’histoire du texte. La description« écologique » aussi bien que la description « politique » du « pays des Noirs » sontfacilement isolables à l’intérieur du récit. L’une comme l’autre implique unchangement du rythme narratif qui, momentanément, ne suit plus le rythme duvoyage. Dans le deuxième cas, il est tout à fait frappant que la description du paysne s’effectue plus pour ainsi dire « au ras du sol », que l’observation ne procèdeplus d’un voyageur à pied ou sur sa monture, mais qu’elle prend de l’altitude pouracquérir les traits d’une vision « géopolitique » de l’espace sahélien. Cechangement de rythme et de nature de la narration, plus que son caractèresimplement digressif, est probablement un indice du fait que la descriptionpolitique du « pays des Noirs » résulte d’une insertion volontaire, à l’intérieurd’un état antérieur du texte , d’un passage rédigé carte en main, ou du moins parréférence à une carte. En ce qui concerne le tableau « écologique », l’argument estautre. Levtzion et Hopkins ont déjà fait remarquer que le récit du voyage de IbnBattûta au « pays des Noirs » présentait quelques analogies avec la descriptionlaissée par son contemporain, al-‘Umarî . Mais ils n’ont pas signalé que la plupartdes analogies se laissent repérer dans deux passages bien précis du récit de IbnBattûta, dont l’un est justement le tableau « écologique » dont nous parlons(l’autre se rapporte au déroulement des audiences à la cour du sultan ; on yreviendra). En outre, les éléments de description en question ne trouvent leursanalogues que dans un passage également bien identifiable du récit de al-‘Umarî .Si bien que l’on est porté à émettre l’hypothèse que le récit de ce dernier, plusprécis sur certains aspects, a servi de source au premier, ou que les deux auteursont eu accès à une source commune.

Qui est l’auteur de ces inserts, dont l’un au moins vient à coup sûr interrompreune version antérieure ? Il serait vain de prétendre démêler ici la paternité destravaux de réécriture et de relecture du texte. Disons seulement qu’il est possibleque Ibn Battûta ait rencontré al-‘Umarî au Caire. En tout cas, lui ou son scribe a

. En toute logique, en effet, la présentation politique dressée par Ibn Battûta aurait dû prendre placeà Walata même, point d’entrée véritable dans le royaume et principal poste douanier. Mais on peutémettre l’hypothèse, à en juger par le ton qu’il adopte pour évoquer le royaume du Mali et seshabitants, que la domination des Berbères de la frange sud du Sahara, population blanche au moinspartiellement musulmane, par un sultan noir, passait à ses yeux pour une aberration politique.

. Il est significatif que la narration reprenne avec la phrase « J’ai vu en cet endroit du Nîl… », « cetendroit » ne se rapportant manifestement pas au dernier lieu cité mais à Kârsakhû, évoquée avant ladigression.

. N. Levtzion et J.F.P. Hopkins ( : ).. Passage correspondant à J. Cuoq ( : § -).

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pu se procurer une copie, même partielle, de l’ouvrage de ce dernier . On peutégalement remarquer, mais là aussi sans certitude, que le nom de Ibn Djuzayyapparaît rarement de façon aléatoire dans le récit, mais souvent à l’intérieur dedescriptions générales ou de tableaux inauguraux, à l’occasion notamment dedigressions ou d’anecdotes de son cru. Est-ce là une manière de « signer » despassages plus larges dont il s’attribue la paternité, ou du moins dont il estime quel’insertion dans le récit résulte de son propre travail de compilation ? Notons entout cas que la « signature » de Ibn Djuzayy apparaît dans le tableau écologiquedu « pays des Noirs » (mais pas dans le tableau politique), et qu’elle apparaîtégalement dans le tableau inaugural du voyage en Chine.

L’hypothèse d’une paternité autre que celle de Ibn Battûta sur certains passagesdu récit a bien entendu déjà été évoquée par des chercheurs. Qu’elle puisseconcerner prioritairement les descriptions générales ou inaugurales, c’est-à-direcelles-là même qui sont le plus susceptible de contenir des éléments imaginaires,n’enlève rien à l’idée d’une juxtaposition – acceptable pour le lecteur de l’époque –de régimes de vérité différents. Loin d’être mutuellement exclusifs, l’évocationconjointe, dans le tableau politique du Mali, d’éléments de descriptions connuset d’éléments appartenant pour nous (et probablement pour lui aussi) au domainedu merveilleux révèle une tentative de bricolage conceptuel consistant à sertir lacarte géopolitique du Mali, telle qu’élaborée mentalement par l’auteur au gré deses pérégrinations et des informations plus ou moins lacunaires recueillies par lui,dans un espace africain dont un bord confine aux rivages familiers du Maghrebet de l’Égypte, et dont l’autre, sans solution de continuité, touche aux paysmystérieux de l’or et des anthropophages. La mise bout à bout du Nil d’Égypteet du Nil des Noirs, qui s’inscrit dans une longue tradition géographique, ne doitpas être vue non plus comme l’irruption problématique du légendaire dans unrécit rationnel, mais bien plutôt comme un effort visant à reconnecter lesterminaisons nerveuses d’entités connues de sources différentes et s’inscrivantdans des registres cognitifs distincts. De la même façon, les coqs gros comme desautruches « vus » par Ibn Battûta en Chine ne doivent pas être interprétés commela preuve d’un mensonge conscient qui saperait de façon rédhibitoirel’authenticité du récit, mais comme un témoignage d’arrangements passés avecl’expérience, destinés précisément à accorder entre eux des registres distincts desavoir et de véracité. Car si, dans le cas de la Chine, il est difficile d’affirmer qui,de Ibn Battûta ou de son scribe, est l’auteur de la description qui ouvre le récit, ilest indéniable que cette description emprunte à des sources écrites ou oralesfortement travaillées par le merveilleux.

On retrouve ce légendaire et ce prodigieux en d’autres endroits du récit,notamment au moment du voyage de retour. On se souvient que la relation duvoyage aller du Bengale jusqu’en Chine, quoique déclinant la figure des

. N. Levtzion et J.F.P. Hopkins ( : -).

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Cynocéphales et des Amazones, gardait encore trace d’une scansion topologiqueet chronologique issue de l’expérience d’un itinéraire éventuellement identifiable,quoique peut-être pas suivi par Ibn Battûta en personne. Ce n’est plus le cas dutout lors du voyage de retour , qui mène le voyageur de Zaytûn à Jâwa, et aucours duquel est seul mentionné le pays de Tawâlisî – mais où il n’est pas faitescale. Mieux, il est tout à fait explicite que ce voyage s’est effectué sans escaleaucune, l’insistance et la précision du narrateur quant aux durées des événementssuccessifs (dix jours de bon vent, dix jours « sans voir le soleil », quarante-deuxjours dans une « mer inconnue », l’oiseau Rukhkh aperçu le quarante-troisièmejour, puis deux mois de vent favorable jusqu’à Jâwa, soit une centaine de jours !)étant bien faites pour mettre en relief l’exceptionnelle longueur et l’extraordinairedifficulté du périple. Un périple – véritable traversée du miroir en sens inverse –non pas scandé par les étapes côtières d’un itinéraire de voyageur mais par desbalises imaginaires d’un voyage des mille et une nuits.

En somme, tout ce passe comme si le récit du séjour en Chine était, dans lanarration même, entourée d’une gangue légendaire, comme l’est géogra-phiquement la Chine elle-même. Est-ce à dire, eu égard à notre distinction entredeux régimes de vérité, que le cœur du récit, préservé de toute contamination,serait quant à lui « authentique », c’est-à-dire fondé sur la relation d’uneexpérience ?

Le périple à l’intérieur de la Chine :un assemblage d’itinéraires

« Mais revenons à notre voyage. » C’est ainsi que la narration du périplereprend son cours . Rappelons que nous récusons la démarche consistant à partird’abord de l’identification des toponymes pour rechercher ensuite une cohérencesur la carte. Au contraire, nous rechercherons d’abord la cohérence interne durécit, voulue par l’auteur et valable seulement dans un certain cadre cognitif,avant d’identifier les lieux et de repérer éventuellement les incohérences dudispositif.

Le port où aborde Ibn Battûta est Zaytûn, « la première ville chinoise ». Cetteville, nous dit-il, « se trouve sur un estuaire profond où la mer se mêle aux eauxdu Grand Fleuve ». Son port « est un des plus grands du monde, je devrais direle plus grand ! ». Les musulmans y ont un quartier. Le voyageur rencontre là lecadi et le chef de la communauté musulmane ainsi que quelques-uns desprincipaux marchands, personnages dont il indique les noms. Recommandéauprès du receveur des douanes, lequel écrit au souverain pour l’informer de

. PCD, p. -.. Pour les extraits suivants : PCD, p. -.

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l’arrivée d’un ambassadeur du roi de l’Inde, il lui fait part de son désir de se rendreà Sîn as-Sîn, « que les Chinois appellent Sîn Kalân ». Ibn Battûta s’y rendeffectivement, en voyageant « sur le fleuve, à bord d’un navire semblable à nosvaisseaux de guerre ». Le voyage dure jours ; on fait halte chaque soir dans unvillage.

Sîn as-Sîn, « grande cité qui possède de très beaux marchés », est réputéecomme centre de fabrication et d’exportation de la porcelaine, à l’instar deZaytûn. « C’est là que se jette le fleuve Âb al-Hâya, endroit qu’on appelle le“confluent des Deux-Mers” ». Décrivant la ville, Ibn Battûta évoque un vastetemple chinois ainsi qu’un quartier musulman comprenant une mosquée, unezâwiya et un marché. Le voyageur indique le nom d’une personne, « un desmusulmans de mérite très fortuné », par qui il est accueilli et logé. Il précise aussi :« Au-delà de cette ville, on n’en trouve aucune autre, ni appartenant aux idolâtresni aux musulmans. Sîn as-Sîn est séparée de la muraille de Gog et Magog parsoixante jours de marche d’après ce qu’on m’a raconté, et elle se trouve dans unterritoire occupé par des nomades idolâtres anthropophages. C’est pour cetteraison qu’on ne parcourt pas ce territoire, ni n’y voyage. Je n’ai rencontrépersonne, dans cette ville, qui ait vu la muraille, ni connu quelqu’un qui l’aitvisitée. » Un peu à l’écart de la ville, Ibn Battûta fait la rencontre d’un cheikh âgéde plus de deux cents ans, « qui ne mangeait, ne buvait, ne forniquait, ni n’avaitde rapport avec les femmes bien qu’encore viril », courtisé par les puissants et parles derviches, et en outre doué d’ubiquité et du pouvoir de transporter ses hôtesen des pays prodigieux ressemblant au paradis. Après deux semaines passées à Sînas-Sîn, le voyageur retourne à Zaytûn, où il reçoit l’ordre de se rendre à la capitale.Se voyant offrir la possibilité d’effectuer le trajet par voie terrestre ou fluviale, ilchoisit cette dernière.

Après dix jours de navigation, Ibn Battûta arrive à Qanjanfû, où il est hébergépar le cheikh de la communauté musulmane (dont il donne le nom) et où il faitla rencontre d’un juriste maghrébin qu’il avait connu à Delhi, et dont ilrencontrera le frère à Sijilmasa, sur le trajet du « pays des Noirs ». Le séjour àQanjanfû dure jours, après quoi le voyage nous mène (en quatre jours) àBaywam Qutlû où vivent aussi quelques musulmans. Trois jours après, IbnBattûta reprend son voyage sur le fleuve et arrive, au bout de dix-sept jours, à al-Khansâ. « Cette ville est la plus grande cité que j’aie vue sur terre : il faudrait troisjours de marche pour la traverser en longueur. […]. Elle est divisée en six villes »,la troisième étant habitée par une communauté musulmane nombreuse, dont lecheikh est nommé. Al-Khansâ est, apprend-on, traversée par plusieurs bras duGrand Fleuve. Reçu par l’émir chinois de la ville, le voyageur est promené enbateau dans les environs et assiste à un tour d’illusionniste qui le rend malade.

Enfin, « nous quittâmes cette ville qui est la dernière dans les provinces de laChine pour entrer dans le Khitâ [Cathay] qui est la contrée la plus prospère dumonde ». Le voyage se poursuit encore en bateau. « Le fleuve est bordé de vergers,

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de villages, de champs bien ordonnés, à partir de la ville d’al-Khansâ jusqu’à cellede Khân Bâliq, soit sur une distance de soixante-quatre jours de marche. » On nerencontre, sur ce trajet, aucun résident musulman, étant donné que « ces localitésne sont pas habitables en tant que résidence fixe et qu’on ne trouve là aucune villeregroupée. Ce ne sont que villages et plaines où poussent des céréales… ». IbnBattûta arrive alors à la capitale, qui est à nouveau décrite comme « une des plusgrandes villes du monde » et dans laquelle on accède par le port. Le voyageur décritle palais impérial, mais il arrive en pleine crise politique : le souverain régnant estPâshây, un Tatar , descendant de Tankîz Khân . Parti en guerre dans lesprovinces, il doit en outre essuyer une révolte de ses émirs et finit par être tué, cequi est l’occasion pour Ibn Battûta de décrire ses funérailles grandioses. Quittantprécipitamment les lieux, le voyageur emprunte exactement le même chemin ensens inverse, par le fleuve, puis trouve à Zaytûn une jonque prête au départ.

Les interprétations érudites de cet itinéraire sont multiples. Mais le fait estqu’elles reposent toutes, en dernière analyse, sur plusieurs points quiconditionnent la réflexion sur la faisabilité du trajet et donc sur l’authenticité durécit : à savoir l’identification de Sîn as-Sîn avec Canton, de Zaytûn avecQuanzhou (ou d’un autre port peu distant) dans le Fujian, de al-Khansâ avecHangzhou et enfin de Khân Bâlik avec Pékin.

. Évoqué dans PCD, p. , .. C’est-à-dire un Mongol.. C’est-à-dire Kûbilaï Khân (-), celui-là même qui avait fait de Marco Polo l’un de ses agents.

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La toponymie chinoise actuelle et la topologie chinoise d’Ibn Battûta.

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Sur une base strictement toponymique, ces identifications ne posent en effetaucun problème particulier aux spécialistes, ces noms connaissant de nombreusesoccurrences dans les sources médiévales arabes ou européennes. Mais ceci acquis,il devient évident qu’il est impossible d’aller de Zaytûn à Canton par voiefluviale, qu’il est tout aussi impossible d’aller de Zaytûn à Pékin par le mêmemoyen, et enfin que l’itinéraire Zaytûn-Pékin via Qanjanfû et al-Khansâ pose unproblème de cohérence, eu égard aux identifications généralement admises pourQanjanfû.

Partant de ces prémisses, l’analyse érudite a conduit à des conclusions deplusieurs ordres. Les plus sévères, principalement sous la plume de GabrielFerrand, considèrent que l’itinéraire en Chine, comme d’ailleurs le voyage quiconduit Ibn Battûta jusqu’au premier port chinois, est impossible, et que l’onpeut estimer, d’une façon plus générale, que « Ibn Batûta n’est jamais allé en Indo-Chine ou en Chine et a inventé ce voyage de toutes pièces ». Les conclusions lesplus positives, dans la lignée de H.A.R. Gibb , le traducteur de Ibn Battûta enanglais, accordent créance au voyage jusqu’à Pékin, en effectuant les amen-dements nécessaires dans l’itinéraire et en se réservant d’expliquer a posteriori lesimprécisions et les impossibilités factuelles qui en découlent (au premier rangdesquelles le fait qu’aucun empereur chinois ne soit mort à l’époque du voyage deIbn Battûta ). Une voie moyenne, enfin, accorde à Ibn Battûta le bénéfice dudoute mais sans le suivre pour autant jusqu’à Pékin, considérant qu’il aeffectivement visité les ports chinois de Zaytûn et Canton, voire aussi celui de al-Khansâ (Hangzhou).

Ces conclusions nous paraissent biaisées à plusieurs égards. Tout d’abord enraison du fait que les analyses qui y conduisent ont tendance à mettre sur le mêmeplan la question de l’authenticité du voyage et celle de la fiabilité du récit, sauf àexpliquer l’écart entre les faits observables et les faits relatés par la volontéd’enjoliver ou par les défauts de la mémoire du voyageur-auteur . Il conviendrait

. G. Ferrand ( : , -).. H.A.R. Gibb (- : vol. IV, , passim). Ce volume de la grande édition en anglais du voyage

de Ibn Battûta est posthume, Gibb étant mort en . L’ouvrage a été révisé par C.F. Beckingham. Il y a là en effet un anachronisme majeur : Ibn Battûta raconte avoir assisté aux funérailles de

l’empereur, dont le corps avait été rapatrié à Pékin. La description de ces funérailles correspond « àce que l’on sait par ailleurs des honneurs funèbres rendus aux empereurs chinois de la dynastiemongole » (H. Janssens : ). Cet empereur, ou qân dans le récit de Ibn Battûta, est désignésous le nom de Pâshây, qui pourrait ne pas être un nom propre mais un titre, celui de pâdshâh,appartenant à la titulature persane (H.A.R. Gibb : , n. ). Or l’empereur régnant àl’époque du voyage de Ibn Battûta était Toghon Timur, dernier empereur de la dynastie Yuan, quine fut chassé de Chine qu’en et mourut en , soit plus d’une dizaine d’années après larédaction de la relation du voyage. Il n’y a pas là d’« énigme » particulière (PCD : ) : les funéraillesne furent pas celles de l’empereur, ou bien le récit qu’en fait Ibn Battûta se rapporte à un événementantérieur.

. Voir par exemple R.E. Dunn ( : -).. Le meilleur exemple de cette approche est fourni par E. Dulaurier (b : ) : « Le récit d’Ibn-

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en outre de distinguer ce qui, même à compter que le voyage ne soit pasauthentique, provient de l’expérience authentique de voyageurs qui auraient putransmettre à Ibn Battûta des informations fiables ; ce qui reviendrait à sedemander, si le récit est forgé « de toutes pièces », de quelles pièces il est forgé.Enfin, le défaut majeur de ces analyses est de se fonder sur le présupposé ducaractère intangible des identifications toponymiques, alors que l’erreur – voire lesimple lapsus – sont le plus susceptibles de jeter la confusion sur des descriptionsou de longs développements par ailleurs exacts. Pour toutes ces raisons, nousconsidérons qu’il peut être utile de porter d’abord le regard sur la description deslieux en eux-mêmes et surtout sur l’organisation des sites entre eux, qui peuventredonner sens (avant d’examiner sa fiabilité) à la géographie du voyage en Chinede Ibn Battûta.

À cet égard, la première chose à remarquer est que la Sîn as-Sîn de Ibn Battûta,qu’il atteint au prix d’un crochet de près d’un mois à partir de Zaytûn, est censéeêtre la dernière localité avant un semi-désert, ou tout au moins un espacecaractérisé par l’inversion des valeurs de la civilisation (nomadisme, idolâtrie,anthropophagie). À cette limite du monde civilisé s’ajoute, plus lointainement,une autre limite, puisque ce pays semi-désertique serait lui-même borné par lamuraille de Gog et Magog , laquelle est souvent perçue, dans la géographie arabemédiévale, comme l’extrémité nord-est du monde habité . Dans ce schémamental qui est celui de Ibn Battûta comme de ses lecteurs de l’époque, noussommes bel et bien là sur l’un des bords du monde, et sur l’un des terminus dupériple du voyageur. Ce que ce dernier ne manque d’ailleurs pas de faire observer,en plaçant dans la bouche du cheikh rencontré à l’extérieur de la ville une adresseà l’interprète qui accompagne le visiteur maghrébin, dans laquelle celui-ci estprésenté comme un « homme [qui] vient du bout du monde opposé au nôtre ».Comment mieux exprimer l’idée de finistère oriental qu’en renvoyant le lecteur(un musulman du Maghreb) à ce qu’il sait de l’Extrême-Occident, le couchantmusulman fermé par l’Atlantique (en faisant prononcer par un autre, au passage,

Bathoutha ne s’accorde en aucune manière avec la position assignée aujourd’hui à Khinsa (Hang-tcheou-fou), Kandjanfou et Zeytoun (Thsiuan-tchou-fou) qui, d’après lui, se succédaient endescendant la rivière, à partir de Khinsa jusqu’à Zeytoun. En suivant cette direction, on doitrencontrer Kandjanfou avant Khinsa et, en outre, Zeytoun se trouve, dans le Fo-kien [Fujian], à plusde cent lieues au sud de Khinsa, et n’est pas sur le même cours d’eau que les deux villes précédentes.Il me semble que l’on est en droit de conclure de ces inexactitudes qu’Ibn-Bathoutha a confondu sessouvenirs de voyage en les rédigeant après-coup […] ».

. Il est impossible de voir en celle-ci ne serait-ce qu’une allusion à la Grande Muraille de Chine(comme le fait V. Monteil : ), laquelle s’étire au nord de Pékin. C’est donc plutôt lors deson séjour dans la capitale que Ibn Battûta aurait éventuellement pu recueillir des informationsconcernant ce monument.

. Sur le légendaire entourant le pays de Gog et Magog dans la géographie musulmane, voir A. Miquel(, vol. II : -).

. PCD, p. .

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l’éloge du voyageur ayant parcouru tout l’espace entre ces deux points) ? Dans lareprésentation de Ibn Battûta, Sîn as-Sîn est donc située à l’extrémité de la Chineet du monde, et il veut qu’il soit clair à l’esprit de son lecteur qu’il a entrepris cetaller et retour depuis Zaytûn dans le seul dessein de ne pas déchoir de saréputation d’avoir circonscrit l’intégralité de l’œkoumène. Le voyage à Bulghâr,quelques années plus tôt, n’avait pas d’autre fonction que de toucher le point leplus septentrional. Mais que ce dernier soit un faux, le seul prouvé à ce jour danstoute l’œuvre, ne doit cependant pas nous conduire à conclure hâtivement que leséjour à Sîn as-Sîn est lui aussi entaché de fraude.

Eu égard aux réflexions qui précèdent – et même en laissant de côté lesproblèmes soulevés par sa description du site –, l’identification de la Sîn as-Sînde Ibn Battûta avec Canton est tout à fait impossible. Car outre que Canton estsituée en Chine méridionale – ce qui s’accorde mal, dans l’absolu, avec l’idéequ’elle formerait la limite du monde (même dans l’esprit d’un voyageur ignoranttout du trafic commercial de la région) –, cette ville est située, relativementparlant, à l’ouest de la Zaytûn de l’auteur (quelle que soit l’identification retenue).On comprendrait mal dès lors que Ibn Battûta, venant lui-même de l’Ouest, aitattribué des caractères de bout du monde à une ville située à l’ouest du premierport où il accoste. Il est donc nécessaire que, dans sa représentation géographiquede la contrée, Sîn as-Sîn soit située à l’est ou au nord-est du port où il accoste enpremier lieu, – lequel port il définit justement comme « la première villechinoise ». L’argument ici déterminant, qui modifie l’économie de la discussionsur le voyage en Chine, n’est donc pas qu’il est impossible de rallier Zaytûn et Sînas-Sîn (identifiée avec Canton) par voie fluviale, mais bien plutôt qu’il estimpossible qu’en faisant ce trajet Ibn Battûta ait pu croire qu’il avançait versl’extrémité du monde. Dès lors, loin de devoir renoncer à identifier l’itinéraire,nous devons, pour pouvoir éventuellement l’identifier, procéder à une inversiondu schéma admis : la Sîn as-Sîn de Ibn Battûta est située à l’est ou au nord-est desa Zaytûn.

Continuons à prendre Ibn Battûta au sérieux. Soit donc un port nommé parlui Zaytûn, situé sur un estuaire profond où se jette un grand fleuve, lequelpermet de rejoindre Pékin. Soit également une autre ville, située à vingt-sept joursde navigation (fluviale) à l’est ou au nord-est de la première, – ville nommée parlui Sîn as-Sîn, où se jette un autre fleuve (Âb al-Hâya), et qui est désignée commele « confluent des Deux-Mers ». Ces positions respectives et cette dispositionrelative des deux villes correspondent très exactement à la position et à ladisposition relative de Hangzhou et de Shanghai. Hangzhou, au fond d’unestuaire profond, est relié à Pékin par le Grand Canal, ouvrage courant sur près

. R.E. Dunn ( : -, n. ) indique par exemple, sur la base des travaux de Peter Jackson(que nous n’avons pas pu consulter), que la mosquée de Sîn as-Sîn mentionnée par Ibn Battûta en (?) avait en fait brûlé en et ne fut rebâtie qu’en -.

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de km . À environ km au nord-est se trouve Shanghai, sur l’estuaire queforme le Yangzi Jiang . On sait par ailleurs que le réseau de canaux entre la baiede Hangzhou et l’estuaire du Yangzi Jiang est extrêmement dense, et qu’il futjustement développé et utilisé sous les dynasties Song (-) et Yuan (-), époque à laquelle Hangzhou est le plus grand port de navigation intérieurde la Chine . En outre, à hauteur de Shanghai, le profil de la côte s’infléchit versle nord-ouest, et la baie de Shanghai, entre deux avancées de terre, est auconfluent de deux mers : la mer de Chine orientale et la mer Jaune. Il y a là unfait naturel qui a acquis une très forte prégnance tant au niveau de l’organisationéconomique et administrative de l’empire qu’à celui des représentations del’espace chinois puisque, de l’époque Song jusqu’au xix e siècle, l’estuaire duYangzi Jiang a constitué le point de stricte séparation entre un domainecommercial méridional et un domaine commercial septentrional, – séparationqui donnait un caractère « sudiste » ou « nordiste » aux navires, aux routes, auxmarchandises, aux marchands, aux règlements s’appliquant au trafic, qu’il soithauturier, côtier ou intérieur . On comprend, dès lors, comment Shanghai,terminus septentrional d’un réseau marchand – au-delà duquel Ibn Battûta nedisposait sans doute pas d’informations – a pu acquérir à ses yeux les traits d’unbout du monde.

Venons-en à l’autre partie de l’itinéraire du voyageur arabe, celle qui le conduitde Zaytûn à Pékin par voie fluviale en passant par Qanjanfû, Baywam Qutlû etal-Khansâ. L’identification « topologique » (et non toponymique) du coupleZaytûn-Sîn as-Sîn avec un couple Hangzhou-Shanghai nous aide ici à résoudrequelques difficultés. Le trajet Hangzhou-Pékin est réalisable – et l’était au milieudu xiv e siècle – par le Grand Canal, sans qu’il soit besoin d’opérer à pied et parportage des jonctions entre différents systèmes fluviaux, opérations que IbnBattûta aurait « oublié » de mentionner s’il avait effectivement rallié Pékin depuisun port du Fujian. Mais on ne peut se dissimuler que cette solution ne résout pasla difficulté principale, déjà relevée par tous ceux qui ont tenté une rationalisationde l’itinéraire, à savoir la question de la séquence des villes (Qanjanfû, BaywamQutlû et al-Khansâ, respectivement à , et jours de navigation vers le nord)situées, pour Ibn Battûta, entre Zaytûn et Pékin. Si toutefois l’itinéraire

. Le Grand Canal est un réseau de voies fluviales et canalisées plutôt qu’un unique ouvrage. Quoiqueles voies qu’il emprunte résultent parfois de travaux entrepris dès le vii e siècle, l’entreprised’achèvement du canal procède principalement de grands travaux entrepris par la dynastie Yuan(-), justement en vue de faire parvenir les marchandises du Sud vers la capitale mongole, auNord. La dernière tranche des travaux s’étale de à , « mais le canal fonctionnera avant cettedate ; c’est en tout cas du premier quart du xiv e siècle qu’on peut dater la liaison définitive, par leGrand Canal, entre Hangzhou et le nord du pays » (J. Dars : -).

. Ou Yang-tseu-kiang, Chang jiang, selon les graphies retenues.. J. Dars ( : ).. J. Dars ( : -).. L.C. Johnson ( : -).

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Hangzhou-Pékin était celui réellement suivi par Ibn Battûta, il nous faudraitlaisser aux spécialistes de la géographie chinoise le soin d’identifier des toponymesapprochants, dans cet ordre, le long du canal . Mais on peut ici proposer uneautre hypothèse, voisine de celles généralement avancées mais qui ne présenteplus les mêmes difficultés, du fait qu’il faut sans doute séparer cet itinéraireZaytûn-Pékin du couple Zaytûn-Sîn as-Sîn (dont nous avons montré qu’ilpossédait son autonomie dans la représentation mentale de l’auteur).

Soit donc un port maritime nommé Zaytûn, à partir duquel il est possible derejoindre Pékin par le moyen de la navigation, via deux villes principalesrespectivement nommées Qanjanfû et al-Khansâ . Les identificationstoponymiques généralement admises sont ici les plus utiles à la reconstitution del’itinéraire : Zaytûn, « première ville chinoise » selon Ibn Battûta, est sans douteici Quanzhou, « port géant du trafic maritime » sous les Yuan et où vivait uneimportante communauté musulmane attestée par les sources écrites chinoisescomme par les sources archéologiques et épigraphiques . Qanjanfû est peut-êtreà rapprocher de Fuzhou , autre port du Fujian, comme l’avait suggéréH.A.R. Gibb . Enfin, al-Khansâ est à rapprocher, selon l’identification admise,de Hangzhou . L’itinéraire ici reconstitué permet de rallier Quanzhou à Pékin,par navigation côtière d’abord (jusqu’à Hangzhou), par navigation fluvialeensuite. Ces deux segments de l’itinéraire ne sont pas explicitement présents dansle récit de Ibn Battûta, qui n’a en tête qu’un itinéraire fluvial obliquant versl’intérieur du continent, mais on peut en retrouver la trace dans le fait que, au-delà de al-Khansâ, la route telle que décrite ne traverse plus de villes maisseulement une succession de villages, – représentation fausse au demeurant maisqui traduit bien le sentiment, sans doute exprimé par les informateurs de IbnBattûta, d’un changement de paysage.

De tout ce qui précède, il ressort que Ibn Battûta n’est jamais allé en Chine.Encore pourrait-on admettre que lui ou son scribe ait pratiqué quelquesmodifications toponymiques à l’intérieur du récit d’une expérience effectivement

. Pour un historique des différentes tentatives d’identification de Qanjanfû, voir H.A.R. Gibb ( :, n. ).

. On peut ici laisser de côté le problème de Baywam Qutlû, petite ville qui n’a jamais donné lieu à unequelconque tentative d’identification, et qu’il serait sans doute vain de chercher sur une carte.

. J. Dars ( : ).. C. Dasheng et D. Lombard ().. Ou Foochow, Fuchow..., selon la graphie retenue.. H.A.R. Gibb ( : , n. ). Al-Khansâ pour les Arabes, ou Quinsai pour les Européens (comme Marco Polo), est un hétéro-

toponyme désignant Hangzhou. Il a plusieurs étymologies possibles, la plus probable étant que leterme dériverait de Hsing-tsai, ou Hsing-tsai-so, « Résidence temporaire de l’empereur ». Le nomdéformé se serait conservé dans la communauté des marchands étrangers de la ville, alors même quele nom chinois de la ville tombait en désuétude et était remplacé par celui de Hangzhou. VoirA.C. Moule ( : -).

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vécue par le voyageur. Mais on a vu qu’il était tout à fait impossible que l’auteursoit allé à Canton, depuis n’importe quel port chinois, en croyant aller vers lenord. Il est tout aussi impossible, même au prix d’une confusion toponymique,qu’il soit allé de Hangzhou à Shanghai puis de Hangzhou à Pékin, car ilmanquerait alors toute la partie de l’itinéraire le long des côtes méridionales de laChine. Il est de même impossible qu’il soit allé de Quanzhou à Hangzhou (sansmême parler de Pékin) en croyant que Quanzhou était reliée à Shanghai. Enfin,même à admettre que l’aller et retour Zaytûn-Sîn as-Sîn n’est qu’un ajoutdécoratif greffé sur un voyage véritable, il est impossible d’aller du Fujian à Pékinsans s’apercevoir qu’une partie de l’itinéraire est maritime, sans signaler lesconditions spécifiques de la navigation intérieure , et enfin sans s’apercevoir queal-Khansâ, sur le trajet, est précisément le point de départ du crochet putatif pourShanghai. Bref, les deux itinéraires, qu’on les considère isolément ou bien dansleur articulation réciproque, sont parfaitement impossibles. Mieux, l’articulationdes deux itinéraires, telle qu’elle ressort de l’analyse menée ci-dessus, ne peut seconcevoir et ne retrouve toute sa cohérence qu’à l’intérieur de la géographiementale de l’auteur, qui seule autorise ces « bricolages » conceptuels.

Car c’est bien de bricolage qu’il faut parler, Ibn Battûta fabriquant pour sonlecteur un itinéraire à l’aide de pièces que l’on peut désormais identifier, et qu’ilsuture entre elles. La première pièce est un itinéraire Hangzhou-Shanghai etretour par voie fluviale. La seconde pièce est un itinéraire Quanzhou-Pékin etretour par bateau, via Hangzhou. On peut ici émettre l’hypothèse que IbnBattûta connecte ces deux itinéraires en fusionnant les deux points de départ enune même et unique ville (qui possède d’une part le nom – Zaytûn – deQuanzhou et certaines caractéristiques géographiques de Hangzhou). C’estseulement dans ce schéma que l’on peut comprendre l’aspect purementcontinental et fluvial de son axe Zaytûn-Pékin. La troisième pièce est unedescription périmée de Canton (Sîn as-Sîn), à laquelle il peut attribuer lalocalisation de Shanghai grâce à sa confusion entre Quanzhou et Hangzou. Lesautres pièces sont des descriptions de quelques villes chinoises, qu’il place, sansdoute moyennant quelques confusions ou interversions, sous les noms de Zaytûn,Qanjanfû et al-Khansâ . Une autre pièce enfin est constituée de la descriptionsommaire de Khân Bâlik (Pékin) et de la relation des funérailles (mais survenuesoù et à quelle date ?) d’un empereur mongol.

Il est difficile d’établir si ces différentes pièces assemblées par l’auteurprocèdent de sources écrites ou orales, et quelle est leur provenance. Il a déjà étéremarqué que de très nombreux termes (termes techniques, titres…) donnés parIbn Battûta comme étant chinois ou mongol étaient en réalité des mots persans,

. Encombrement et ensablement des canaux, passages d’écluses, etc.. Il a déjà été remarqué que la al-Khansâ de Ibn Battûta ressemblait fort peu à la Quinsai de Marco

Polo et à la Hangzhou des sources chinoises. Voir A.C. Moule ().

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ce qui pourrait être une information sur l’origine de ses informateurs. Autémoignage de l’épigraphie funéraire, on sait que les marchands persansconstituaient en tout cas l’essentiel de la communauté musulmane deQuanzhou .

Une mise en récit du monde musulman

On a vu plus haut de quelle façon Ibn Battûta, à l’évocation de Sîn as-Sîn,en profitait pour spécifier à son lecteur qu’il lui livrait une description des régionsles plus nord-orientales du monde civilisé, confinant à la muraille de Gog etMagog. Le mage rencontré au seuil d’une grotte à la périphérie d’une ville elle-même en position liminale (remarquable mise en abîme des figures del’« intermédiarité »), devinant qui était et d’où venait son visiteur, s’adresse enoutre à l’interprète pour lui apprendre que « cet homme [venait] du bout dumonde opposé au nôtre ». Cette mise en scène avait probablement pour but derenforcer chez le récepteur du texte l’idée que son narrateur avait bien parcourule monde dans sa grande diagonale, et qu’il lui donnait à contempler le tableaud’un œkoumène tout entier rassemblé dans la relation d’un même et uniquevoyage. Telle est aussi la signification des autres évocations du Maroc et du « paysdes Noirs » que recèle la relation du voyage en Chine. Des évocations croisées qui,en tissant tout un réseau de liens entre l’extrême-Orient et l’extrême-Occident eten annonçant le retour au pays et le voyage final au royaume du Mali, aboutissentà une clôture de la narration, parée ainsi de la même complétude que le mondedont elle se veut le miroir.

Les fulgurances par lesquelles le narrateur met en relation les régions lesplus distantes du monde connu, les rapprochant par l’évocation desmarchandises ou des hommes circulant d’un point à l’autre, participent de cedésir, conscient ou non, de provoquer un vertige cartographique dans lequels’abolissent toutes les frontières et tous les horizons des espaces politiques etéconomiques intermédiaires. C’est la porcelaine exportée de Chine et quiarrive jusqu’au Maghreb ; ce sont encore ces deux frères natifs de Ceuta, tousdeux juristes, l’un établi à Sijilmasa, au sud du Maroc, et l’autre à Qanjanfû :par deux fois, dans la narration du voyage en Chine et dans celle du voyagevers le « pays des Noirs », Ibn Battûta marque son étonnement, par des motstrès voisins (« Comme ces deux frères vivaient loin l’un de l’autre ! ») .Étonnement à demi feint, bien sûr, comme est feinte sa stupéfaction devantles coqs chinois gros comme des autruches, et qui vise incidemment à mettre

. C. Dasheng et D. Lombard ( : ).. PCD, p. .. PCD, p. -, .

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en valeur le seul authentique exploit de toute cette narration, celui accomplipar le narrateur lui-même. Mais au-delà de la mise en scène de cet exploit, sedessine ce qui est peut-être le véritable projet de Ibn Battûta, celui de donnerà voir, dans la mise en relation des extrêmes par le voyage, une récapitulationcontemporaine de l’expansion de l’islam, et de se présenter non pas tantcomme le « voyageur de l’islam » que comme son narrateur, celui qui met enrécit sa réalité et son unité.

Les remarques de Ibn Battûta sur l’idolâtrie des habitants vivant au-delà de Sînas-Sîn, comme sur les infidèles bornant le royaume du Mali et ceux auxquels fontla guerre les habitants de Kilwâ, sont bien faites pour renforcer le sentiment d’uneclôture. L’idée, absurde au vu de nos cartes, mais compréhensible dans lagéographie mentale du voyageur comme dans la cartographie de son temps, d’uneproximité géographique entre l’extrémité du Mali et l’arrière-pays de Kilwâ ,donne corps quant à elle à l’intuition de la vague commune essence de tous lespaïens, qui est comme le reflet déformé de la commune identité de tous lesmusulmans. Commune identité sans doute plus rêvée que réelle, eu égard àl’éclatement politique du monde musulman du xiv e siècle, mais qui trouve sousla plume du narrateur comme un début de réalisation, sous la forme de la grandeencyclopédie des États musulmans, du grand inventaire des sultans de son temps,qui semble bien être au cœur du projet de Ibn Battûta. Dans la conclusion de sonouvrage, due à Ibn Djuzayy, Ibn Battûta ne passe-t-il pas pour avoir cherché surtoute la terre le meilleur des sultans , avant de revenir jeter son bâton de pèlerin« dans cette noble capitale » (Fès), le « joyau de l’Occident », auprès du souverainmérinide Abû Inân (r. -) ? On ne niera pas, bien sûr, qu’il y ait là unegrande part de rhétorique de courtisan. Mais une rhétorique qui inscrit l’œuvredans un certain registre, celui de la totalité, à l’aune duquel Ibn Battûta aspirait àêtre jugé par ses auditeurs et lecteurs, au-delà même de la réception qui serait cellede son maître, par ailleurs commanditaire de l’ouvrage. Il faudrait pointer sur lacarte (de l’époque) les sultans rencontrés et voir se dessiner la concaténation desentités politique formant la Umma, d’Est en Ouest et du Nord au Sud, de Tangerà Sîn as-Sîn et de Bulghâr à Mali ou Kilwâ, pour comprendre la nécessitéquasiment cartographique qu’il y avait à pousser, si ce n’est le périple, du moinssa narration, jusqu’aux frontières du monde. Mais au moins pouvons-nous

. H. Janssens ().. Le pays de Yûfî est en effet réputé être situé au-delà de « Mûlî dans le territoire des Limî qui est la

dernière province de Mâlî » et être « une des régions les plus importantes du pays des Noirs dont lesultan est un des plus grands » (PCD, p. ). Dans son récit de voyage sur la côte est-africaine, IbnBattûta mentionne à nouveau ces noms : « Un marchand m’a raconté que la ville de Sufâla était àun demi-mois de marche de Kilwâ et à un mois de Yûfî dans le pays des Limî d’où l’on exporte del’or brut à Sufâla » (PCD, p. ). Mûlî et Yûfî paraissent ainsi borner, du côté « malien » et du côté« swahili », un vaste territoire intérieur, inconnu et recelant de l’or à profusion.

. PCD, p. .. PCD, p. .

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deviner ce que la fascination qu’exerce d’abord le récit du voyage de Ibn Battûtasous sa forme orale doit à l’énumération des personnages illustres rencontrés : c’esttel émir ou tel souverain, que Ibn Battûta défraie de leur hospitalité par le récitde ses aventures ou qui réclament d’entendre évoquer les noms des sultansrencontrés par leur visiteur ; ou bien c’est Ibn Djuzayy, lors de sa premièrerencontre avec le voyageur et alors qu’il ne s’est pas encore vu commander la miseau net du récit, qui l’entend pour la première fois dans un jardin de Grenade, encompagnie de quelques notables réunis pour écouter l’orateur durant deux jourset une nuit : « J’étais avec eux dans ce jardin. Le Cheikh Abû ‘Abd Allah nouscaptiva avec le récit de ses voyages. C’est là que j’enregistrai, sous sa dictée, lesnoms des personnages illustres qu’il avait rencontrés au cours de son périple.Nous tirâmes le plus grand profit de ce qu’il raconta . » On pourrait voir aussices personnages cités à toutes les étapes de la narration comme une listed’accréditations de témoins à la moralité irréprochable, pouvant attester – àdistance, en quelque sorte – de l’authenticité du voyage et de la véracité du récit,sur le modèle des chaînes de garants des hadîth, dont la quête est précisément l’undes fondements de la tradition du voyage en islam . On sait que l’historien IbnKhaldûn se laisserait dire un peu plus tard que d’aucun, à la cour des Mérinides,ne prenait pas le récit d’Ibn Battûta pour argent comptant, et que « les courtisanschuchotaient, le traitant de menteur ». Mais la magie des noms, mis en liste etfaisant inventaire, n’en a pas moins agi sur le plus grand nombre d’entre seslecteurs et ses commentateurs, jusqu’à une époque récente. Et l’on peut dès lorssupposer que ce souci d’inventaire a été au centre du projet depuis un stade anciendu périple, et que le voyageur a eu très tôt à cœur de consigner et de retenir lesnoms des principales notabilités rencontrées, de relever les épitaphes funérairesdes grands hommes , saints ou souverains, ou encore de coucher par écrit lesréponses au « questionnaire » tacite adressé à chacun des sultans. Qu’il y ait bienlà volonté délibérée de mettre en récit le monde musulman se laisse égalementobserver aux « dérapages » de l’entreprise, lorsque l’auteur ne résiste pas àtransformer son inventaire en tribunal des grands hommes, nommant – et faisantde la sorte entrer à la postérité – ceux qui font montre à son égard d’hospitalité et

. PCD, p. , .. PCD, p. .. H. Touati (, passim). On notera que les personnages cités dans chaque lieu sont la plupart du

temps juristes, comme d’ailleurs les garants de l’authenticité des hadîth dans la Tradition. Noscritères de vérité étant différents de ceux d’Ibn Battûta, on sera d’autant plus enclin à le croire qu’iln’aura pas jugé nécessaire de citer des personnes de trop grand mérite. De simples marchands, descompagnons sans grade, des serviteurs, des esclaves dont il donne le nom, authentifient davantagele récit, à nos yeux, que le plus illustre des cadis.

. Ibn Khaldûn ( : ).. PCD: : « Sur les tombeaux des savants de Bukhârâ sont écrits leurs noms et le titre de leurs

ouvrages. J’avais noté beaucoup d’épitaphes, mais je les ai perdues avec tout le reste quand lesInfidèles indiens me dépouillèrent, en mer, de mes biens. »

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de générosité, condamnant à l’oubli ceux qui le « snobent », menaçant unsouverain, celui du Mali, de ternir son renom s’il n’agit pas avec plus demagnanimité envers lui .

Trame narrative et questionnaire

Le questionnaire qu’adresse Ibn Battûta aux lieux qu’il visite, et qui guide parconséquent son regard de touriste et explique même certaines lacunes ou erreursqu’il serait dès lors déplacé de mettre au compte de la fraude, est repérable àtravers la trame de la description des localités traversées. Cette trame estpratiquement immuable, que le séjour ait duré plusieurs mois ou seulementquelques jours, et il y a tout lieu de penser que c’est le même questionnairequ’adresse Ibn Battûta à ses informateurs lorsqu’il n’a pas réellement visité leslieux ; si bien qu’il serait tout aussi déplacé de tirer argument de certains détails,crédibles mais convenus, de la description, pour prouver qu’il s’y serait bienrendu. Ce squelette, plus ou moins entrelardé et enrobé d’anecdotes vécues ourelatées, de comparaisons avec d’autres lieux et de citations, peut parfoisdisparaître sous de très longs développements, mais on y reconnaîtra presquetoujours la séquence suivante :A.Description générale des lieux, en quelques phrases (taille de la ville,

localisation stratégique ou géographique, marchés, type d’architecture,produits locaux) ;

B.Sanctuaires et lieux de culte (tombeaux, mosquées…) ;C. Informations pour le voyageur (zâwiya, noms des hôtes…) ;

À cela s’ajoute généralement :D.Liste des notabilités : émirs et fonctionnaires (intendants, secrétaires…), religieux(cadi…), et autres notables.

La séquence A.B.C., qui ne déparerait pas dans un guide touristique actuel, estprésente, sous sa forme la plus typique, dans la description de Beyrouth parexemple . La séquence longue A.B.C.D. est celle que l’on retrouve sous la

. Ainsi, à propos du cadi des cadis malékite d’Alep, « dont je ne donnerai pas le nom. C’était unhomme considéré comme digne de confiance au Caire et qui avait obtenu cette charge sans l’avoirméritée » ; PCD, p. .

. PCD, p. ; J. Cuoq (: § ).. « Nous nous rendîmes à Beyrouth, petite ville, dont les marchés sont beaux et la mosquée d’une

merveilleuse architecture. On exporte des fruits et du fer, de la ville, vers l’Égypte. À partir deBeyrouth, nous visitâmes la tombe d’Abû Ya’qûb Yûsuf qui, dit-on, était un roi du Maghreb. Latombe est située dans un lieu-dit Karak Nûh dans la Biqâ’ al-’Azîz. Près de cette tombe, est érigéeune zâwiya où sont nourris les voyageurs. On dit que le sultan Saladin fit des legs pieux en faveurde cette zâwiya. D’autres prétendent qu’il s’agit du sultan Nûr ad-Dîn, homme pieux qui, dit-on,tressait des nattes et se nourrissait du produit de leur vente ». Suit un récit légendaire se rapportantà Abû Ya’qûb Yûsuf. PCD, p. -.

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description de Tripoli, Homs, Antioche au Proche-Orient ; mais aussi à Ta‘izz,résidence du sultan du Yémen ; à Qastamûniyya et à Sanûb (Sinope) en Asiemineure ainsi qu’à Khuwârizm, « la plus grande ville turque » ; ou encore àZaytûn et Sîn as-Sîn. Beaucoup plus développée, on la retrouve à al-Basra(Bassora) en Irak , ou encore à Dihlî (Delhi) ou à Grenade .

Lorsque la ville se trouve être le siège d’un sultanat, la description se prolonged’une autre séquence :E. Portrait du sultan brossé au regard des qualités idéales de beauté physique, de

beauté morale, de bonté de caractère et de générosité (illustrée par desanecdotes ou par l’attitude du sultan à l’égard de son visiteur) et rang parmiles souverains ;

F. Déroulement des audiences et étiquette (ce qui est indirectement l’occasiond’une description du palais) ;

G. Déroulement de la prière du vendredi en présence du souverain ;H. Portrait des reines et des princes.

Là encore, cette trame presque immuable, mais dans laquelle F, G ou H estsusceptible d’être omis, peut enfler au gré des digressions édifiantes, desgénéalogies intercalées ou des anecdotes liées à sa relation personnelle avec lesultan (conditions de l’entrevue, propos échangés…). On la retrouve en tout casintacte à Qastamûniyya aussi bien que dans les steppes russes, à Bish Dagh,camp nomade du sultan Muhammad Uzbak Khân , l’un des sept plus grands dumonde .

La description du séjour à la ville de Mali , siège du sultan ou mansaSulaymân, paraît à première vue très embrouillée et redondante. Mais elle nerésiste toutefois pas à l’analyse et l’on y retrouve la séquence que nous venons

. PCD, p. -, .. PCD, p. .. PCD, p. sq.. PCD, p. sq.. PCD, p. -.. PCD, p. -.. PCD, p. -.. La forme la plus épurée du portrait de sultan est la description du sultan de Kurdi Bûli en Asie

mineure : « Le sultan de la ville se nomme Shâh Bak. Il est aussi beau physiquement quemoralement. Il a bon caractère, mais il est peu généreux. » PCD, p. .

. PCD, p. -.. PCD, p. -.. « Ce sultan compte parmi les sept souverains les plus grands et les plus puissants de ce monde soit :

notre seigneur, l’Émir des Croyants, ombre de Dieu sur terre, imam de la communauté victorieusequi ne cessera de manifester la vérité jusqu’à la Résurrection – que Dieu soutienne son pouvoir ethonore sa victoire ! –, le sultan d’Égypte et de Syrie, le sultan des deux Irak, le sultan Uzbak [...], lesultan du Turkestan et de la Transoxiane, le sultan de l’Inde et le sultan de la Chine ». PCD, p. .

. PCD, p. - ; J. Cuoq ( : § -). Le séjour au « pays des Noirs » a lieu en /-/. Pour une chronologie de ce séjour d’après les éléments du texte, voir J. Cuoq ( : -, n. ).

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d’isoler dans le reste du récit. Très lapidaire sur la topographie de la ville, qui sertd’ordinaire d’introduction à la description, le voyageur fait d’abord simplementétat de son arrivée dans Mali, « capitale du roi du pays des Noirs » (A) et de sahalte près du cimetière (B). Il dit ensuite s’être rendu dans le quartier des Blancset mentionne le nom de son hôte (C), les noms de quelques autres notablesmusulmans, tant blancs que noirs, et les cadeaux d’hospitalité qu’ils lui fontporter (D). Suit une anecdote se rapportant à la maladie de deux mois provoquéepar un repas pris au début de son séjour. Commence alors le portrait du sultanSulaymân, tracé sous le seul angle de l’avarice qui le caractériserait (E) : lesépisodes du banquet de condoléances pour la mort de Abû al-Hasân (père etprédécesseur de Abû Inân), du don d’hospitalité reçu chez lui par Ibn Battûta etenfin de l’entrevue en audience réservée où le voyageur fait reproche au souverainde son attitude à son égard ne sont là que pour mettre en exergue l’avarice dusultan et les manifestations trop tardives de sa prévenance. La mention du salonà coupole, du palais et du mashwâr inaugurent la description des audiencesordinaires (F), qui sont de deux types, celles où le sultan se tient caché dans lesalon, celles où il siège sur une estrade appelée banbî située dans l’enceinte à cielouvert du mashwâr . Ici, Ibn Battûta décrit minutieusement l’ordonnancement,les tenues, les instruments et les symboles royaux, les postures, les codes. Ilindique ensuite avoir assisté aux fêtes de la rupture du Jeûne et du Sacrifice, àl’occasion desquelles ont lieu des cérémonies à la mosquée et des audiences d’untype particulier sur le mashwâr, où sont chantées les louanges du sultan et de sadynastie, et où est convoquée une danse des masques. Suit une anecdote survenuelors d’une semblable audience à laquelle aurait assisté Ibn Battûta : un juriste venud’une province lointaine vient présenter au sultan les plaintes de sa communautécontre les sauterelles ; il use d’une allégorie qui fait dire à l’un des insectes que sescongénères ont été envoyés par Dieu « pour anéantir les récoltes du pays où règnel’oppression » ; le sultan comprend l’allusion et rappelle à l’ordre ses émirs. Celong excursus peut être vu comme une phase F’ de la séquence, ayant pour objetles cérémonies et les audiences très occasionnelles liées aux fêtes susmentionnées.On rencontre aussi cette phase F’ à propos de Delhi, s’intercalant également aprèsla relation des audiences ordinaires . Puis, tout à fait logiquement, la trame refaitsurface, avec l’évocation de la prière publique du vendredi (G) et l’anecdote d’uneapostrophe lancée une fois en cette occasion par un marchand berbère à l’adressedu sultan. Suit le récit de la répudiation de la première femme du souverain, quicause un remue-ménage au palais et la relation d’un certain nombre d’événementsque l’on peut interpréter comme une tentative de coup d’État, occasion d’évoquerla famille royale (H). La description se clôt avec une nouvelle allusion à l’avarice

Ibn Battûta emploie très souvent le terme, qui désigne toujours, semble-t-il, une esplanade publiqueceinte, adjacente à des bâtiments officiels et faisant office de cour d’apparat et de lieu d’audience.

. PCD, p. -. Sur l’étiquette à la cour du sultan de l’Inde, voir M. Husain ( : xl-xlii).

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du sultan, plusieurs anecdotes célébrant au contraire la générosité ostentatoire deMansâ Mûsâ, son frère et prédécesseur , et enfin par le tableau comparé descomportements louables et répréhensibles des Noirs en général.

Redisons-le, l’existence, dans le cas de Mali, de cette trame narrative, qui offremaints détails pittoresques et qui « font vrai », n’est aucunement un argument enfaveur de l’authenticité du séjour sur place et de la véracité du récit. Que le récitne soit pas de première main, ou même, hypothèse extrême, qu’il soit tout entierinvention, la narration ne s’en organiserait pas moins autour des mêmes rubriquesdu savoir. On ne saurait non plus, à l’inverse, arguer de l’existence de cette tramepour révoquer le récit dans son entier, au prétexte qu’il pâtit d’un manque despontanéité ou d’un caractère contraint. Pour lors, disons seulement que leroyaume de Mali et son sultan se trouvent saisis, de même que l’ensemble dumonde musulman, à travers une trame narrative d’une grande rigidité – car au-delà même du questionnaire, la séquence des questions reste inchangée –, quicontribue autant à faciliter l’inventaire comparatif des entités politiques de l’islamqu’à mettre en évidence, au-delà de leur diversité d’apparence, leur profondecommensurabilité.

Le séjour à Mali : la trame et le vécu

Rien n’est plus à même, aux yeux de Ibn Battûta, d’exprimer cettecommensurabilité des entités politiques de l’islam, que l’examen des étiquettes,des mises en scène et des regalia en usage dans les différentes cours à l’occasiondes audiences et des cérémonies. Comme si, dans ces éléments de rituel, étaitdéposée une commune essence du pouvoir, inexprimée mais propre à révélerl’unité de la communauté des Croyants. Dès lors, la description des audiencesordinaires et extraordinaires à la cour du souverain du « pays des Noirs », quisemble constituer le cœur du récit pour tout le voyage au sud du Sahara, la partiela plus riche de détails et (par conséquent ?) la plus authentique, et aussi la plusmarquée au coin de l’« africanité » (en raison de ses caractères « païens »), gagne-t-elle à être relue à la lumière de l’ensemble de l’œuvre. À ce compte, il apparaîtque l’agencement des lieux, comprenant le salon à coupole adjacent au palais etau mashwâr, fait écho à celui de la plupart des capitales visitées par Ibn Battûta.Le sultan dissimulé aux regards derrière des rideaux fermés sous la coupole,certains jours d’audience, tandis qu’un cordon glissé à l’extérieur indique saprésence, n’est pas sans évoquer d’autres exemples de rois cachés , pratique qui

. D’après la généalogie proposée par N. Levtzion (), s’appuyant sur Ibn Khaldûn, se sontsuccédés : mansa Mûsâ (- ca ), mansa Maghâ (- ?), mansa Sulaymân ( ?- ?).

. Voir par exemple PCD, p. - (Yémen). Sur la question de l’invisibilité du sultan en islam, voirles très belles pages de J. Dakhlia ( : -).

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n’est d’ailleurs pas propre au monde musulman ; seule l’alternance entreaudience cachée et audience extérieure reste apparemment sans autre exempledans le texte. Pareillement, la procession de la maison du roi entre le palais et lemashwâr est décrite dans des termes semblables en maints endroits du récit, demême que l’agencement gauche-droite à l’intérieur du mashwâr et la positionrelative des écuyers, des émirs et des gens de l’écrit . Le personnage éminentnommé Dûghâ, en qui l’on voit l’équivalent d’un maître des cérémonies et d’unporte-parole en même temps que le chef des griots , semble occuper lesfonctions de l’émir jandar, décrites à de nombreuses reprises . Si les instrumentsde musique ont indéniablement un air africain, au moins en ce qui concerne lesmatériaux utilisés (calebasse, ivoire), ils s’insèrent dans un ordonnancement toutà fait ordinaire. Quant aux symboles royaux en usage à la cour du mansaSulaymân, ils ont été rencontrés et décrits de multiples fois par Ibn Battûta, qu’ils’agisse des deux chevaux « bridés et scellés », de l’or des armes d’apparat, duparasol « qui ressemble à un dôme de soie et sur lequel se dresse un oiseau d’or,gros comme un faucon », de la calotte d’or portée par le sultan et fixée sur satête par un bandeau d’or, de la couleur rouge de la robe de parade et desétendards. N’oublions pas, pour équilibrer le tableau, de mentionner ce qui, deprime abord, et en tout cas aux yeux complaisants de Ibn Battûta, paraît plaiderdans le sens du caractère superficiel de l’implantation de l’islam, du paganisme etde l’anomalie : les béliers amenés en même temps que les chevaux et quiprotégeraient du mauvais œil, la prosternation devant le sultan et autresmanifestations d’une excessive déférence (ramper au sol, se couvrir la tête depoussière), la totale nudité des jeunes femmes en certaines circonstances. Autantde faits dont Ibn Battûta a parfois déjà eu l’occasion de se scandaliser parailleurs , en des régions moins périphériques du monde musulman, mais qu’ilétait peut-être davantage enclin qu’au « pays des Noirs » à considérer comme desmanifestations d’une divergence doctrinale plutôt que comme des survivances

. Voir par exemple PCD, p. - (audience à Ta‘izz, sultan du Yémen) ; PCD, p. - (sultan deTransoxiane) ; PCD, p. sq. (sultan de Delhi).

Voir par exemple D.T. Niane ( : ).. Voir par exemple PCD, p. - (audience du sultan de Zafâr, cousin du roi du Yémen). Sur le

maître des cérémonies comme porteur de la parole publique du souverain, voir J. Dakhlia ( :, passim).

. Par exemple PCD, p. (Delhi, audience du sultan de l’Inde et du Sind) ; là, les chevaux « scelléset bridés » sont au nombre de soixante et portent des harnais royaux.

. J. Cuoq ( : § ) traduit le nom de l’oiseau par « épervier ». Au sujet du parasol, voir parexemple la déambulation du sultan de Mogadiscio : « Le sultan marchait sous quatre parasols de soiede couleur, chaque parasol étant surmonté d’un oiseau en or » ; PCD, p. . Ibn Battûta indiqueque les sultans d’Inde et de la Chine se tiennent toujours sous le parasol, que l’on ne sort que lesjours de fêtes en Égypte, où il est appelé « le dais et l’oiseau » ; PCD, p. . Le parasol est aussiprésent en Indonésie ; PCD, p. .

. À Idhaj, dans le pays de Lûr (Irak), Ibn Battûta assiste par exemple à des manifestations de deuil àl’occasion de la mort du sultan local : les personnes présentes « s’étaient recouvert la tête de poussièreet de paille » ; PCD, p..

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païennes . N’oublions pas non plus la danse des masques, où des « poètes appelésjulâ », « ridiculement affublés » de masques en plumes avec une tête de bois,dansent devant le sultan, les jours d’audience extraordinaire, entraînés parDûghâ, et chantent les exploits des ancêtres du souverain. Témoignageapparemment irréductible qui tend à indiquer que le pouvoir sultanien étaitl’objet, en certaines occasions, d’une double cérémonie de légitimation, l’unesous l’égide du Dieu unique, à la mosquée, l’autre au mashwâr, à l’invocation desdéités traditionnelles.

Ce zeste de couleur locale – où l’on relèvera surtout la danse des masques etles termes mandingues comme julâ, banbî (l’estrade) ou farârî (chefs) transmispar l’auteur – n’enlève bien sûr rien à l’incontestable « air de famille » qui réunitla description des audiences à la cour du sultan du « pays des Noirs » et celle destrès nombreuses autres auxquelles Ibn Battûta a assisté au cours de près de trenteans de voyage en pays musulmans. Un air de famille longtemps négligé mais quiapparaît bien ici comme un fait particulièrement saillant, qui s’inscrit dans le« programme » idéologique et narratif de l’auteur et qui fait ressortir, à l’inversede ce que l’on laisse entendre le plus souvent, la faible originalité de toute ladescription, et attire même l’attention sur de troublantes homologies entredifférentes parties de la Rihla. Ainsi, au-delà même de la variété des pointscommuns relevés plus haut entre le Mali et d’autres régions du mondemusulman, l’ordonnancement des audiences ordinaires dans le mashwâr apparaît,par exemple, étonnamment proche de l’étiquette en vigueur à la cour du sultandu Yémen .

Est-ce à dire que la description des audiences à Mali aurait été, elle aussi,fabriquée de toutes pièces ? Probablement pas si cela signifie que l’auteur auraitconçu le cérémonial de la cour du mansa Sulaymân de façon purementimaginaire, en plaçant bout à bout des pièces remémorées venues de contextesdifférents. Il a déjà été dit plus haut, à ce propos, que certains passages de lanarration paraissent provenir de al-‘Umarî – à moins que l’un et l’autre puisent àune source commune ou convergente – et qu’un autre passage au moins sembleavoir été inséré artificiellement dans le texte (ce qui ne signifie pas qu’il ne

. L’indignation de Ibn Battûta devant la pratique de la prosternation et de l’humiliation s’explique sansdoute largement par l’hostilité de l’orthodoxie sunnite face aux manifestations de sacralisation dessouverains. R. Brunschvig ( : ) écrit à ce propos : « La répugnance des sunnites estparticulièrement marquée lorsque la prosternation paraît impliquer l’idée d’un culte rendu ausouverain. » Sur le débat autour de la question du caractère licite ou non de la prosternation, voirégalement J. Dakhlia ( : -).

. PCD, p. -.. Il n’est certes pas anormal que les récits des deux auteurs soient convergents s’il est vrai qu’ils

décrivent tous deux la même réalité à la même époque. Mais il n’empêche que certains passages sontétonnamment proches ; ainsi, ceux où les deux auteurs évoquent la prise de parole devant le sultan.Comparer en effet J. Cuoq ( : § , « Lorsque le sultan… ») et J. Cuoq ( : § , « Quandquelqu’un… »).

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provienne pas de notes prises par Ibn Battûta lui-même). Mais en l’absenced’arguments plus décisifs, il n’est guère possible d’aller plus loin dans leraisonnement. Un dernier point jouerait peut-être même en faveur de IbnBattûta, qui rendrait compte du caractère composite de la description non par unquelconque artifice narratif mais par le caractère composite des rituels politiquesmaliens eux-mêmes. L’islamisation récente des élites politiques, en même tempsque la pratique du pèlerinage par les souverains du Mali , ont pu se traduire parl’adoption de symboles et de pratiques politiques venus d’horizons géographiquesdifférents : le Maghreb, l’Égypte des Mameluks, point de passage de la plupart despèlerins d’Occident et enfin l’Arabie des lieux saints, zone de contact entre toutesles traditions de l’islam. Ainsi, les deux formes d’audiences ordinaires ne peuvent-elles pas être interprétées comme résultant de la volonté délibérée d’instituer une« lingua franca rituelle » s’adressant aux différentes communautés de musulmansprésents à la cour , voire plus simplement d’une alternance entre stylescérémoniaux oriental et maghrébin ?

Logique de la narration, logique du souvenir

Les réflexions qui précèdent n’avaient pas pour but de régler définitivementla question de l’authenticité du séjour et du récit du séjour à Mali, mais de laposer en des termes neufs. Ce qui conduit à modifier l’économie de la convictionqui peut emporter le lecteur face au texte. En effet, le sentiment d’originalité queprocure de prime abord la description du séjour à Mali, et notamment ducérémonial sultanien, perd de son intensité, et participe moins nettement à

. Tout le passage correspondant à J. Cuoq ( : § -) semble en effet venir s’intercaler dans unraisonnement renforcé d’anecdotes sur la terre que les sujets du souverain se jettent sur la tête afinde manifester leur soumission ; en outre, le § (« J’étais présent à une audience du sultan… »)poursuit le thème des audiences ordinaires, abandonné à la fin du § . Le découpage enparagraphes est dû à J. Cuoq. Notons que ce passage correspond tout entier au segment F’ de notreséquence narrative.

. Sur ces deux aspects, intimement liés, voir J.-L. Triaud ().. L’expression a été utilisée par P. Sanders () à propos des cérémonies politiques du Caire à

l’époque fatimide servant de lien spatial et symbolique entre le calife et ses sujets, d’obédience ou dereligion différente de celles du pouvoir.

. J. Cuoq ( : , n. ) note que parmi les rares noms de personnes cités par Ibn Battûta, onrelève ceux de deux Marocains et d’un Égyptien. Il s’agit là très probablement des deux principalescommunautés de musulmans étrangers.

. J. Dakhlia ( : -) a fait observer que la dissimulation du souverain derrière le rideaud’audience, pratique orientale en elle-même plurivoque, « est demeurée proscrite au Maghreb », lessujets exigeant au contraire la manifestation visible du sultan. Ibn Battûta mentionne par ailleurs lefait que de l’une des fenêtres du salon à coupole sort, lorsque le sultan siège à l’intérieur, « un cordonde soie auquel est attaché un mouchoir rayé fabriqué en Égypte », ce qui contribue encore à rattacherla coutume à la tradition orientale. La prosternation devant le souverain, que l’islam a empruntéeaux Sassanides et aux Byzantins (R. Brunschvig ), pourrait également ici être vue comme untrait oriental du cérémonial malien.

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l’assentiment tacite accordé au texte, pour peu qu’on relie cette description à latrame narrative présente dans le reste de l’ouvrage et qu’on perçoive le cérémonialcomme ce qui est bel et bien au centre du programme descriptif de Ibn Battûta.Dès lors, tout ou partie du « vécu » de la scène, si vécu il y eut jamais, nes’évanouit-il pas dans un « passage obligé » de la description, qui a fort bien pudu reste emprunter à d’autres sources ? Que cela ne remette pas absolument encause la fiabilité du texte et son utilisation comme source par les historiensd’aujourd’hui est indéniable, mais on voudra bien accorder au minimum qu’iln’est guère possible d’utiliser la description de Ibn Battûta à des fins dereconstitution des structures du pouvoir (hiérarchie, agencement spatial, lieux,symboles…) à la cour du sultan du Mali sans prendre en compte le fait qu’il s’agitd’une description faite sous la contrainte d’un modèle visant précisément àillustrer l’homogénéité des pratiques de pouvoir au sein de la Umma.

Il est un autre silence qu’il est intéressant de relever pour ce qu’il révèle duprojet de Ibn Battûta : il ne nous dit rien des relations anciennes entre lesMérinides et les sultans du Mali et très peu sur l’histoire des prédécesseurs dumansa Sulaymân, à l’exception d’une rapide référence et de trois brèves anecdotesconcernant Mansâ Mûsâ – sujets qui seront par contre au cœur des écrits de IbnKhaldûn – comme si l’histoire avait peu de place dans cette saisie du mondemusulman et ne servait qu’à confirmer ou infirmer le classement des souverainsselon leur plus ou moins grande générosité.

Tournons-nous à présent vers l’aspect contingent du récit, ces détailsaccessoires, témoins de la vie quotidienne, que l’on aurait sans doute eu tendanceà suspecter parce que trop susceptibles d’avoir été inventés pour « meubler » ladescription, mais qui, au contraire, parce qu’ils n’appartiennent pas au dispositifde vérité qu’élabore Ibn Battûta, parce qu’ils ne sont l’instrument d’aucunedémonstration tacite, sont peut-être plus à même de conserver quelques tracesd’authenticité. Ces détails, si l’on regarde une fois de plus le reste de l’œuvre,gisent le plus souvent dans les anecdotes personnelles qui enrichissent la trame durécit, et enrobent en quelque sorte la partie documentaire (« guide touristique »

. Qui ont donné lieu à plusieurs ambassades de part et d’autre depuis , date, semble-t-il, de lapremière connue (J. Cuoq, : -) ; en par exemple, soit peu d’années avant le voyagede Ibn Battûta, une ambassade envoyée par Mansâ Suleymân serait arrivée à la cour des Mérinidesselon Ibn Khaldûn (J. Cuoq, , p. ). J. Cuoq signale, en renvoyant encore à Ibn Khaldûn,qu’« au cours de l’année /, une ambassade malienne avait été envoyée auprès de Abû l-Hasan,mais ayant appris qu’il était mort, elle s’était arrêtée en cours de route, à Walata » (J. Cuoq, : , note ) ; le passage correspondant de Ibn Khaldûn est moins clair puisqu’il y est dit queles cadeaux furent envoyés « mais, entre-temps, le sultan Abû l-Hasan mourut. Les cadeauxparvinrent aux limites du royaume, à Walata. Mansâ Suleymân mourut d’ailleurs avant qu’ils yarrivent ». Or si Abû l-Hasan meurt en , le décès de Mansâ Suleymân semble dater de l’année, ce qui fait un très long laps de temps intermédiaire ; la seule chose sûre étant l’arrivée finale descadeaux et de l’ambassade à Fès en /- (J. Cuoq, : ). De son côté, le scribe IbnJuzzayy rapporte une anecdote apprise auprès d’un témoin d’une de ces ambassades à la cour desMérinides pour corroborer un renseignement donné par Ibn Battûta (J. Cuoq, : ).

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des lieux et présentation « structurale » du pouvoir) d’une chair d’expériencesvécues, livrées sans ordre et sans caractère systématique : observationsremarquables ou anodines, sentiments (émotion, surprise, découragement…),rencontres inopinées, accidents et incidents divers, menus et grands achats sur lesmarchés, discussions, petits désagréments de la vie touristique, repas, maladiesembarrassantes, lectures, activités diverses. Ainsi n’est-il pas rare que Ibn Battûta,alors qu’il aura cherché à paraître à son avantage dans la description de telle outelle audience, relate l’expérience tout à fait banale d’un touriste incapable decomprendre un traître mot de la langue du pays dans lequel il se trouve . Oubien, alors qu’il mentionne toujours à dessein les noms de quelques notables dontl’invocation suffit à attester la véracité de son séjour et de son récit, il lui arriveaussi de se souvenir, de façon plus improbable, du nom des esclaves qui desserventune petite zâwiya irakienne . On pourrait ainsi multiplier les exemples où lalogique du souvenir l’emporte sur la logique de la narration. Aucun de ces petitsdétails n’est de nature à accroître son crédit auprès de ses auditeurs, maisprécisément pour cela peut accroître son crédit auprès d’un lecteur moderne. Ilserait cependant très imprudent d’en tirer un « critère » de véracité que l’onpourrait appliquer de façon automatique, mais au moins y a-t-il là une piste àsuivre.

Fait rarissime dans tout le récit, Ibn Battûta indique les dates de son arrivée etde son départ de Mali , dates confirmées en outre par un certain nombred’éléments de datation interne . Il faut donc prendre les dates pour ce qu’ellesdisent : Ibn Battûta aurait effectué à Mali un séjour long de huit mois, peut-être l’undes plus longs de ses presque trente années de périple à travers le monde, si l’on veutbien laisser de côté les périodes où il stoppe son itinérance, à Delhi ou aux Maldivespar exemple, pour s’installer auprès d’un souverain et occuper des fonctionsofficielles. Fait tout aussi remarquable, la description de son séjour, une foisdécantés les « passages obligés » que l’on a analysés précédemment, ne laisse à peuprès rien subsister qui ne soit pas déjà saisi à travers le questionnaire qu’adresse IbnBattûta aux lieux qu’il visite… ou aux informateurs qu’il rencontre. Si l’on y prendgarde, la description du séjour à Mali ne concerne à peu près que des aspects quel’on pourrait qualifier d’institutionnels ou de « structurels » (étiquette, protocoledans les différentes audiences, pratique d’hospitalité, etc.), sans dimension

. Par exemple en pays turc ; PCD, p. -.. PCD, p. .. Respectivement le djumâdâ (I) ( juin ) et le muharram ( février ) ; J. Cuoq

( : § ).. On ne peut qu’être étonné de la peine que prend Ibn Battûta à préciser les durées internes à son

séjour à Mali : jours avant d’être invité à manger une ‘asîdâ qui le rend malade ; deux mois demaladie grave et de convalescence ; deux mois sans rien recevoir du sultan, ce qui porte déjà la duréedu séjour à quatre mois et demi. Sont ensuite mentionnées deux fêtes auxquelles il aurait assisté :celle de la rupture du Jeûne et celle du Sacrifice, respectivement le ou novembre et le janvier , ce qui nous amène pratiquement à la fin du séjour.

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temporelle marquée, ou des informations pratiques (le nom des notablesmusulmans) ou événementielles (le coup d’État au palais) qui sont justementsusceptibles de circuler parmi les marchands en dehors des frontières du Mali. Defaçon d’autant plus singulière que ce voyage fut effectué peu de temps avant la misepar écrit de la Rihla, il manque tous les détails se rapportant à la banalité duquotidien et à l’événementiel. En somme, il ne s’est rien passé à Mali.

On remarquera d’abord qu’en dépit de l’adhésion de la narration à la tramequ’il a lui-même fixée, Ibn Battûta ne dit à peu près rien du site de Mali , de lasituation de la ville, de son organisation, des protections naturelles ou artificiellesdont elle bénéficie ou pas, du paysage des alentours, du type d’habitat, de lapropreté, autant d’aspects inauguraux où le voyageur aime d’ordinaire exercer sasagacité. Rien sur l’échange de l’or et du sel, commerce dont le royaume du Maliétait le courtier. Rien non plus, hormis la description très générale (etprobablement de seconde main) concernant les produits de la savane, sur lesressources propres de la ville, son approvisionnement, ses puits. Rien sur lesmarchés, leur affluence, les biens importés et exportés, rien sur les métiers, riensur les achats faits au gré des excursions, rien sur le tissu villageois et sur le mondepaysan. Sans doute aurait-il pu, rencontrant les hommes et les femmes ducommun, parler de cette population de religion traditionnelle, qui ne serait pasislamisée avant plusieurs siècles ; mais il ne l’a pas vue, préférant, lui qui ne perdpas une occasion d’agonir les païens, louer la piété des Noirs et compterseulement au nombre de leurs actes blâmables quelques peccadilles, aller nu oumanger de l’âne. Il aurait pu, comme à son habitude et même si le contexte duMali rendait peut-être la chose moins aisée qu’ailleurs, se promener, partir à lachasse, voire suivre le roi dans telle ou telle expédition. En bon courtisan, il auraitpu, même de mauvaise grâce, suivre l’armée en campagne allant pacifier lesmarches, collecter l’impôt ou mater les rebelles, il aurait pu se fondre dans la suitede n’importe quelle princesse en déplacement ou de n’importe quelle ambassade,comme il le fait dans les steppes d’Asie centrale ou en Inde. Mais rien de tout cela,semble-t-il, n’est arrivé à Mali. A-t-il rencontré d’autres Blancs, d’autresmusulmans, des personnes avec qui il aurait pu passer quelques-unes de ces

. La question de la localisation de la capitale (ou des capitales) du Mali, et de la Mali de Ibn Battûtaen particulier, a déjà fait couler beaucoup d’encre. Signalons seulement C. Meillassoux (), quilivre un point de vue très hétérodoxe ; D.T. Niane ( : -) qui reprend une partie du dossier ;D.T. Niane ( : -), dont l’opinion a été modifiée par l’apport de l’archéologie. Pour lesrésultats des campagnes polono-guinéennes de fouilles archéologiques (menées entre et ),voir W. Filipowiak ( ; ), dont les résultats cependant nous semblent souvent être de simplesgloses du texte de Ibn Battûta. De notre point de vue, la question de la localisation de la capitale estune équation à plusieurs inconnues, ou entrent en ligne de compte la Niani des archéologues, laMali d’Ibn Battûta, la Niani de al-‘Umarî, parmi d’autres lieux signalés par la toponymie, les sourcesécrites ou les traditions orales. Autant de sites qui ne sont pas forcément identifiables les uns auxautres. Rappelons enfin que le nom de Niani est lui-même une hypothèse de lecture.

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soirées délicieuses qu’il affectionne, à réciter d’anciennes poésies arabes ? Il ne citeen tout cas qu’une poignée de notables et de hauts dignitaires blancs ou noirs,dont les noms devaient être connus dans les cercles marchands de Walata ou duMaroc et dans toutes les caravanes du Sahel. Certes, Ibn Battûta aurait pu toutaussi bien s’ennuyer et rester cloîtré chez lui pendant huit mois, et peut-être l’a-t-il fait, lui qui ne dit pas un mot de la saison des pluies, de juillet à octobre. Maisil n’a pas non plus jugé bon de le faire savoir. Il aurait pu s’enfermer avec unenouvelle épouse, une femme d’occasion, une jeune esclave : fort curieusementpour cet homme qui n’est pas précisément un ascète, cela n’a apparemment pasété le cas. Signale-t-il au moins ce qu’il mange au quotidien ? Non plus, si ce n’estla nourriture d’hospitalité que se voit servir tout voyageur séjournant deux joursà la capitale ou un peu au fait des coutumes du pays. Aura-t-il quelques histoiresvécues à raconter ? Ce sont des vantardises de commerçants (tel personnage pritun jour à parti le sultan des Noirs !), complaisamment transmises par notrevoyageur. Quelques anecdotes rapportées ? Ce sont des historiettes amusantes,dont on retrouve parfois des variantes plus ou moins éloignées dans d’autresécrits, et qui témoignent d’un même tour d’esprit : ainsi l’histoire de cette esclave,offerte en présent à une délégation de Noirs venus des régions aurifères, quil’égorgent et la mangent sur-le-champ .

Ces silences installés dans les interstices du récit, ces diversions ne prouventbien sûr rien, mais obligent à poser quelques questions : Comment expliquerl’absence de ces détails, la non-inscription du récit dans le temps vécu, autrementqu’en faisant l’hypothèse que le voyageur n’avait peut-être pas grand-chose àraconter ? Ibn Battûta a-t-il effectivement séjourné dans la capitale du Mali ? Si cen’est pas le cas, quel fut son itinéraire ? Qu’en est-il de son passage à Walata ?Qu’en est-il de Tombouctou et des autres localités situées le long du trajet deretour ? A-t-il bien franchi le fleuve Niger ? Ou bien a-t-il séjourné à Mali moinslongtemps qu’il l’affirme ? Mais pourquoi le mensonge d’un séjour de huit mois ?Et alors à quels événements a-t-il vraiment assisté ? Et pouvait-il mentir siaisément à ses contemporains ? Autant de questions dont on ne peut fournir ici laréponse mais qui conduisent à reconsidérer, à des degrés différents, le problèmede l’authenticité du voyage et de la fiabilité du récit. À titre d’hypothèse de travail,les lectures à venir de ces passages fameux du grand voyageur sur le royaume duMali devront considérer, à notre avis, que Ibn Battûta a pu ne pas aller au Malimais en faire la description en enrichissant son questionnaire de renseignementspris auprès de bons connaisseurs, marchands ou membres de la cour rencontrésdans une ville sahélienne comme Walata par exemple.

. J. Cuoq ( : § ). Comparer avec al-‘Umarî, J. Cuoq ( : § ) : l’histoire est inversée maisconserve sa structure et joue sur le même humour : c’est un roi païen qui offre deux jeunes esclavesà un marchand apportant du sel, et qui s’étonne que celui-ci ne s’empresse pas de les égorger et deles manger.

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Le voyage sur les côtes de la Corne et de l’Afriqueorientale

Même si des savants ont relevé depuis longtemps plusieurs incohérencesdans les descriptions des villes visitées le long des côtes de l’Afrique orientale, levoyage de Ibn Battûta dans cette autre partie de l’Afrique est tenu, lui aussi, pourparfaitement authentique : les plus récents travaux, comme par exemplel’excellent ouvrage de Horton et Middleton sur la côte swahili, ne le remettentd’ailleurs nullement en question. En effet, au contraire du cas chinois, l’itinérairecôtier suivi par l’auteur, qui était fixé aussi bien chez les marchands-voyageursmusulmans (venus du golfe d’Aden, de la mer Rouge ou du golfe Persique) quedans la cartographie, ne peut être mis en doute du point de vue de sonorganisation spatiale, non plus que la chronologie du voyage, qui s’insère sansdifficultés apparentes dans le cours connu de la vie du grand voyageur.

Le voyage a lieu vers . Après un séjour à La Mekke, marqué bien entendupar le pèlerinage – pèlerinage qui fonctionne tout au long du récit comme unpoint nodal, un référent spatial et temporel – Ibn Battûta quitte le Hedjaz à Judda(Djeddah) pour la rive africaine à travers la mer Rouge, visite la ville de Sawâkinpuis rejoint le littoral arabique et visite plusieurs villes du Yémen : Halî, Zabîd,Ta‘izz où il rencontre le sultan du Yémen, San‘â’ et enfin Aden, où il loge chez unnégociant. D’Aden, il s’embarque, nous dit-il, pour Zeyla (actuel Somaliland) etse rend à Maqdishû (Mogadiscio, actuelle Somalie), Mombasa (actuel Kenya) etKilwâ (actuelle Tanzanie), avant de rallier de nouveau la côte yéménite et le portde Zafâr .

La structure du récit est assez simple et s’organise autour des quatre citésvisitées :

. Ibn Battûta parvient d’abord à Zeyla, après jours de traversée du golfed’Aden. Il fait une description succincte du lieu, précisant qu’il préféra avec sescompagnons passer la nuit en mer en raison de la puanteur dégagée par lespoissons et les chameaux égorgés.

. La description de Mogadiscio, « ville immense » (où l’on égorge, là aussi,des centaines de chameaux par jour) est beaucoup plus approfondie et reprend,quoique de façon assez lâche, les principaux cadres de la grille de lecture duvoyageur : d’abord une description de l’activité marchande du port, de l’accueildes navires et des coutumes commerciales (A). Puis, une fois à terre, l’auteur nousnarre sa rencontre avec le cadi de la ville, détaille la nourriture et les repas pris,visite la mosquée (B, C, D), enfin dépeint sa rencontre avec le sultan (E) et décritl’étiquette sultanienne lors de la prière du vendredi et des audiences du samedi

. M. Horton et J. Middleton ().. Voir M. Husain ( : lxi) ; I. Hrbek ( : ).. PCD, p. -.

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(F, G). D’après les indications indirectes du récit, Ibn Battûta serait resté aumoins cinq jours dans la ville .

. La visite de Mombasa est aussi rapide que celle de Zeyla (il y reste égalementune seule nuit) : mentions lapidaires sur les productions et la nourriture, surl’islam, les mosquées et la façon de pratiquer les ablutions.

. Enfin, Ibn Battûta arrive à Kilwâ et y passe un temps non déterminé. Ladescription de la ville est d’abord similaire à celles de Zeyla ou Mombasa, maisIbn Battûta y ajoute une anecdote suivant sa rencontre avec le sultan de la ville,comme il l’a fait pour Mogadiscio. On y retrouve les éléments condensés de latrame narrative habituelle.

Pour les historiens, la qualité première de ce récit est d’être l’une des seulesdescriptions autoptiques de cette région faite par un voyageur de l’époquemédiévale . Ils ont donc mis à profit les nombreux renseignements laissés par IbnBattûta sur les quatre villes visitées. Sans faire ici l’histoire de ces lectures, il n’estpas inutile de rappeler les commentaires classiques de Enrico Cerulli surMogadiscio , et de H.N. Chittick sur Kilwâ , qui ont tous deux insisté, avecraison, sur l’importance de ce texte pour reconstruire l’histoire de ces cités auxiv e siècle et sur la validité des noms de leurs souverains eu égard à nosconnaissances de l’histoire dynastique locale.

Cependant, comme nous l’avons dit plus haut, certaines contradictions dutexte avec les connaissances acquises par ailleurs sur ces cités marchandes et leurhistoire ont parfois embarrassé les historiens. Ainsi Chittick s’est-il étonné queIbn Battûta décrive la ville de Kilwâ comme une cité « bien bâtie, dont toutes lesmaisons sont en bois avec un toit de dîs », alors que ses patientes fouilles de laville ancienne ont justement mis en évidence pour le xiv e siècle une architectureurbaine en corail, symbolisé par le fameux complexe palatial de Husuni Kubwa .

. « Nous séjournâmes trois jours dans la ville et on nous servit trois repas par jour, selon la coutume » ;PCD, p. . Mais les activités du quatrième et du cinquième jour (qui tombent un vendredi et unsamedi) sont également décrites.

. Ainsi G.S.P. Freeman-Grenville ( : ) affirme, dans son célèbre et utile recueil de textes, queIbn Battûta « is the only Muslim traveller of the Middle Ages to give an eyewitness description ofthe coastal towns », oubliant d’ailleurs le voyage entrepris par Mas‘udi en , dont il publiepourtant des extraits ( : -) et qui narre un voyage de Sanjar, capitale de l’Oman, vers l’île deQanbalu sur la côte des Zanj. M. Horton et J. Middleton ( : ) introduisent ainsi le voyaged’Ibn Battûta : « The first reliable source to provide evidence to the complete conversion of the coastwas the eye-witness account of Ibn Battûta, after a voyage that probably took place in ».

. E. Cerulli () et N. Chittick ( : -).. N. Chittick (, vol. : -).. PCD, p. . Le dîs est une espèce de jonc dont on fait des nattes.. N. Chittick (: ) : « Ibn Battuta’s description of the buildings of Kilwa is difficult to

understand, for it is certain that some at least were of masonry in his day, as we have seen, includingthe original part of the Great Mosque and probably the imposing palace of Husuni Kubwa. WithGibb, I cannot accept a suggested emendation of the text at this point. Rather I would think thatIbn Battuta is simply recording his impression of the town, which would mostly have been built ofmud-and-wattle with makuti thatching… ».

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On a remarqué aussi la mention du successeur du sultan rencontré à Kilwâ, quine peut s’expliquer que par un ajout post eventu. La description de Mombasacomme une grande île à « deux jours de navigation des Sawahil » est égalementassez curieuse, Mombasa étant reliée à la terre ferme à marée basse, tandis que laville de Kilwâ, pourtant bien située sur une île, est désignée de façon plutôt vaguecomme « ville côtière ». Aucune de ces incohérences n’a été jugée suffisante pourremettre en question ce voyage ; et sans doute est-ce légitime, contrebalancéesqu’elles sont par la qualité de la plus grande partie des informations fournies.

Il convient cependant, à nouveau, de déplacer le regard, d’analyser la place durécit dans l’ensemble du texte puis d’interroger sa structure. Ce périple est-africain apparaît comme un appendice au voyage principal, une boucle quipermet à Ibn Battûta de se rendre aux extrémités méridionales du monde musul-man. Son insertion est parfaite : au lieu d’aller d’Aden à Zafâr et de continuerainsi son exploration des côtes du Yémen, le voyageur pousse une pointe vers laCorne de l’Afrique à travers le golfe d’Aden puis cabote le long des rivagesafricains de l’océan Indien avant de s’en retourner près de son point de départ etde reprendre son voyage principal. Le voyageur ne mentionne aucune raison oucirconstance ayant précédé ce voyage et commence son récit de manière trèsabrupte : « Je fus son hôte [le cadi de la ville d’Aden] pendant plusieurs jours. Jepartis d’Aden par mer et je naviguai quatre jours… ». Le voyage de retour esttraité de la même façon expéditive : « Nous embarquâmes de Kilwâ pour la villede Zafari l-Humud […]. Elle est située à l’extrémité du Yémen, sur la côte del’océan Indien… » (s’ensuit une longue description de la ville yéménite).

Si l’on compare ce récit avec celui qui précède, le voyage dans la mer Rouge,et celui qui suit, le voyage vers le golfe Persique, on est immédiatement frappé parune différence de taille : l’absence de toute référence au milieu marin, au type debateau, à ses occupants ou à son propriétaire, au temps passé à bord . Or IbnBattûta est un novice en choses maritimes lorsqu’il embarque peu de tempsauparavant, à Djeddah, sur une barque « appelée jalba qui appartenait à Rashîdad-dîn al-Alfî al-Yamanî, originaire d’Abyssinie ». C’est en effet lui-même quiprécise, afin d’expliquer son refus de monter sur une autre barque « parce que des

. À propos de Mombasa, S. Hamdun et N. King ( : -, n. ) livrent un exemple typique de« défense » de Ibn Battûta : « Mombasa is an island close to the mainland. Ibn Battûta says it has nobasr-hinterland, meaning no mainland dependencies (...). The great traveller was there only a shorttime. It is indeed unlikely that there was no cultivation there, probably he means that there was nocultivation of normal cereals (...). It is probable that he is mistaken over the mosques being made ofwood. It seems likely that the mosques were of stones. Perharps he used some rare word for coralwhich scribes changed to a more familiar word, or the mosques had wooden facings. Most probablyhis memory deceived him ». L’accumulation de suppositions pour expliquer le tissu d’invraisem-blances ressemble parfois à un sauvetage désespéré.

. Absence déjà relevée par plusieurs auteurs, par exemple par R.E. Dunn ( : ) qui, concernantle navire, conclut cependant : « Since it was bound for the distant reaches of the East African coast,it was probably a relatively large vessel. »

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chameaux avaient été embarqués » : « Je pris peur, surtout que je n’avais jamaisvoyagé sur mer auparavant ». On peut donc s’étonner, dans le cas précis du voyageau long cours le long des côtes africaines de l’océan Indien, d’une absence de touteallusion aux conditions de la navigation. La chose est d’autant plus surprenanteque, dans le reste du récit, ces allusions sont monnaie courante, Ibn Battûtaprenant le même soin, en mer et à terre, de donner le nom de ses hôtes etcompagnons de route et de divertir son lecteur par la narration des événementsdu quotidien. Ainsi, lorsqu’il s’embarque à Zafâr en direction du golfe d’Aden, ilprécise : « Nous prîmes la mer à Zafâr, en direction de l’Oman, dans une petiteembarcation qui appartenait à un dénommé ‘Alî ben Idrîs al-Masrî, originaire del’île de Masîra . » Plus loin, il met en scène plusieurs fois les marins, signale lescoutumes des gens de mer, la nourriture prise à bord, les péripéties du voyage :« Nous célébrâmes la fête des sacrifices en mer : ce jour-là, nous subîmes unetempête qui dura de l’aurore jusqu’au lever du soleil, le lendemain, et qui faillitnous faire sombrer . » De semblables récits sont également présents sur la côtede Malabar, où Ibn Battûta cabote de longs mois, avant de trouver le moyen des’embarquer pour les Maldives, avant, peut-être, la Chine. Mais rien de tel aucours du voyage le long des côtes africaines, alors que les passages à terre furentparfois très brefs (le voyageur insistant même – est-ce pour justifier ses maigresinformations ? – sur le fait qu’il passa une seule nuit à l’ancrage en face de Zeylaet une nuit sur l’île de Mombasa). Bref, le voyage sur mer est comme aboli. Seulecompte la description des villes aperçues : on ne sait rien sur le bateau, sur lesmarins, sur les objectifs (marchands ?) du voyage, sur d’éventuelles anecdotes enmer. Plus grave peut-être, on ne sait rien sur le périple du retour (probablementdirect, entre Kilwâ et Zafâr, ce qui représente cette fois un séjour continu deplusieurs semaines passées en mer), alors que, pour la première fois de sa vie, IbnBattûta affronte le grand large.

Ce voyage, dont rien ou presque ne nous est dit, était conditionné, il est utilede le remarquer, par les contraintes particulières s’exerçant sur la navigation danscette région, et notamment par le respect de l’alternance des vents de mousson :le voyage depuis l’Arabie devait se faire entre novembre et mars et durait trente àquarante jours (vingt à vingt-cinq à partir de décembre). Pour rentrer, les marinsétaient obligés de profiter des vents de la mousson du sud-ouest entre mars-avrilet octobre, avec une interruption entre mi-mai et mi-août en raison d’une meragitée . Au sud, à partir de Zanzibar, la saison du commerce était encore pluscourte et obligeait souvent les navires à hiverner et à repartir en août ouseptembre. Ainsi, le voyage de Ibn Battûta s’est-il nécessairement étalé surplusieurs mois et, si l’on en croit les courts séjours dans les quatre cités

. PCD, p. .. PCD, p. -.. A. Sheriff ( : -).

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mentionnées, l’essentiel du voyage dut se passer à bord. Ce qui renforce encorel’étonnement face à l’absence de toute référence au monde marin, que le voyageurdécouvrait pour la première fois. Écoutons Mas‘udî exprimer les craintes desauteurs arabo-musulmans face au vaste océan Indien : « J’ai navigué sur bien desmers, sur la mer de Chine, la Méditerranée, la Caspienne, la mer Rouge et la merdu Yémen, j’y ai couru des dangers sans nombre, mais je n’en connais pas de pluspérilleuse que cette mer de Zanguebar […] », et d’insister sur les dangers et lesmerveilles de cet océan . On pourrait certes invoquer une fois de plus la mémoireparfois défaillante du voyageur. Mais précisément, et le texte de la Rihla nous endonne souvent la preuve, la mémoire du voyageur s’accroche souvent à de petitsdétails, choses vues ou senties, anecdotes sans importance, qui font, ici comme àMali, totalement défaut, au moins en ce qui concerne la partie maritime du voyage.

La seule explication, si l’on veut sauvegarder l’authenticité de cette boucle est-africaine tout en reconnaissant les différences avec le récit qui le précède et aveccelui qui le suit, est de supposer une rédaction non continue, non chronologiquedes souvenirs de voyage : ce passage serait une sorte de résumé, de squelette durécit, obtenu à un autre moment ou de manière différente, puis inséré par lerédacteur dans le récit principal. Nous voilà donc renvoyés, comme pour leséjour à Mali, aux conditions d’élaboration de ce récit, au jeu probable entre lerécitant-informateur et le secrétaire-rédacteur, jeu sur lequel nous se savonspresque rien.

Il convient cependant d’analyser ce squelette de voyage, tel qu’il nous a ététransmis, à travers ses quatre étapes portuaires. Or le récit offre ici une évidenteet curieuse structure symétrique. En effet, les ports de Zeyla et de Mombasa d’uncôté, de Mogadiscio et de Kilwâ de l’autre, remplissent les mêmes fonctions dansl’économie du récit.

Zeyla et Mombasa sont des villes étapes, où Ibn Battûta, d’après ses propresindications, serait resté très peu de temps (une journée et une nuit ?) ; sadescription est d’un type très proche, courte et impersonnelle, encadrée par un« je » initial et un « nous » final :

« Je partis d’Aden par mer et je naviguai quatre jours pour arriver à Zayla, capitaledes Barbara, peuplade noire, de rite chaféite qui habite un désert de deux mois demarche de Zayla à Maqdishû. Ces gens possèdent des troupeaux de chameaux et demoutons réputés pour leur graisse. Les habitants de Zayla sont noirs de peau. Ils sonten majorité râfidites . Zayla est une grande ville dotée d’un marché important, mais

. Mas‘udî (, vol. I : ). Cf. également A. Miquel (, vol. : ).. On aura remarqué le problème posé par les indications concernant la tradition juridique suivie par

les habitants de Zeyla et de la région. Sur ce point, les traductions et les commentaires divergent.Par exemple, la fameuse traduction de C. Defremery et B.R. Sanguinetti, traduit ici : « les habitantsde Zeyla ont le teint noir, et la plupart son hérétiques », tandis qu’une note de S. Yerasimos signale,à propos du rite chaféite suivi par les Barbara et cité plus haut, que « Gibb traduit rafidhis, c’est-à-dire shiites, et dans ce cas apparemment zaydites » (C. Defremery & B.R. Sanguinetti, (),vol. ii, p. , n. ).

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c’est la ville la plus sale du monde, la plus laide et la plus puante. L’odeur nauséabondequi s’en dégage vient du grand nombre de poissons qu’on y consomme et du sang deschameaux qu’on égorge dans les rues. Lorsque nous y arrivâmes, nous préférâmes passer lanuit en mer bien qu’elle fût très agitée, et nous partîmes pour Maqdishû… . »

Même structure apparente pour la description de Mombasa :

« Je m’embarquai ensuite en direction du pays des Sawâhil et de la ville de Kilwâ, aupays des Zanj. Nous arrivâmes à Monbasâ : grande île, à deux jours de navigation desSawâhil et qui n’a pas d’arrière-pays. On y récolte un fruit qui ressemble à l’olive […].Les habitants de l’île n’ont pas de céréales […]. Leur nourriture se composeprincipalement de bananes et de poissons. Ils sont de rite chaféite, gens pieux, chasteset vertueux. Leurs mosquées sont en bois, très solidement édifiées [description des puits,du sol pavé autour de la mosquée, des rites d’ablution]. Tout le monde, ici, marche nu-pieds. Nous passâmes une nuit dans cette île, puis nous embarquâmes pour Kilwâ, grandeville côtière… . »

Les thèmes abordés sont très proches : localisation géographique de la villedans l’espace (pays des Barbara, pays des Sawâhil), productions (troupeaux etpoissons à Zeyla, fruits et poissons à Mombasa), école juridique (râfidite ouchaféite) ; mais on remarque aussi une série d’oppositions : à Zeyla, l’auteur nedit rien sur les pratiques islamiques, contrairement à Mombasa (mosquée etablutions) ; les habitants de Zeyla sont précisés être noirs et les autressimplement allant nu-pieds. Il y a une nette tonalité négative dans le portrait deZeyla (« ville puante ») alors que les habitants de Mombasa sont dits être « pieux,chastes et vertueux ». On pourrait d’ailleurs se demander si cette opposition n’estpas construite à partir d’un jugement préétabli sur les traditions râfidite etchaféite. Mais surtout, rien n’est dit des pouvoirs politiques de ces villes (alorsmême que Zeyla est décrite comme la capitale des Barbara). Certes, le tempspassé à terre ne permet pas d’envisager une rencontre avec les autorités de la ville.Mais on peut aussi se demander si ces villes ne sont pas, d’un point de vuetopologique, de simples indicateurs de changement de monde, annonçantl’ouverture d’un nouvel espace géographique et politique : voici d’abord la terredes Barbara puis, sur la route du pays des Zanj, une grande île proche du paysdes Swahili, étapes préparatoires aux « vraies » rencontres, aux « vraies » capitales,celles où l’on peut croiser un sultan, et qui méritent dès lors une descriptionapprofondie et personnelle. Nous touchons là un élément qui nous semblecrucial : l’expérience, à travers le « Je », apparaît de manière très contrôlée,lorsqu’il faut garantir, authentifier, le fait majeur, la rencontre avec un sultan quiva permettre de remplir une nouvelle case dans le vaste tableau comparatif detous les sultans du monde musulman. L’expérience du voyageur se plie tota-lement à des visées géographiques et géopolitiques : elle n’est pas première maisseconde.

. PCD, p. . C’est nous qui soulignons.. PCD, p. -. C’est nous qui soulignons.

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En suivant cette perspective, Mombasa, dont on a vu que la description à deuxjournées de navigation du continent était peu crédible, n’est peut-être pasMombasa, ou toute autre île de la côte ; peut-être n’y a-t-il d’ailleurs aucun intérêtà essayer de l’identifier, à gloser sur de possibles confusions toponymiques. Elleest l’île par excellence, l’équivalente de la Qanbalu des anciens voyageurs, ellesigne l’arrivée dans un monde étrange, insulaire et commercial .

De leur côté, Mogadiscio et Kilwâ sont décrites elles aussi selon sur un modèlecommun, même si la description de Mogadiscio est plus longue et détaillée. IbnBattûta dresse pour commencer un état général de la ville, située dans soncontexte et dans son rapport avec l’extérieur : ville des Barbara et ville des Zanjmusulmans, productrice de tissus (et possible ville relais pour le commerce del’or). Mogadiscio : « ville immense dont les habitants possèdent de nombreuxchameaux qu’on égorge par centaines chaque jour. Ils ont aussi beaucoup demoutons. Ces habitants sont de riches commerçants. Dans cette ville, sontfabriqués des tissus qui portent le nom de la cité et n’ont pas leur pareils ; ils sontexportés vers l’Égypte et ailleurs ». Kilwâ : « grande ville côtière, habitéeprincipalement par des Zanj, au teint très noir, avec des incisions sur le visagecomme les Limî de Janâwa. Un marchand m’a raconté que la ville de Sufâla étaità un demi-mois de marche de Kilwâ et à un mois de Yûfî dans le pays des Limîdont l’on exporte de l’or brut à Sufâla. La ville de Kilwâ est une très belle ville,bien bâtie, dont toutes les maisons sont en bois avec un toit de dîs. Il y pleutbeaucoup. Les habitants de cette contrée mènent la guerre sainte parce que leurpays est contigu à celui des impies Zanj. Ce sont des gens surtout pieux etvertueux qui appartiennent au rite chaféite ».

Puis, dans les deux textes, débute le récit à la première personne. ÀMogadiscio, Ibn Battûta raconte la coutume qui veut que chaque commerçantétranger soit pris en charge par un courtier et garant local, puis narre sondébarquement sur le rivage, sa rencontre avec le cadi qui l’héberge, le repas quilui est servi sur ordre du sultan. Le quatrième jour (un vendredi), habillé de neufpar ses hôtes, Ibn Battûta rencontre à la mosquée le sultan de la cité qu’il avaitévoqué plus haut et livre une description détaillée de la procession de la mosquéeau palais, du cérémonial des audiences ce jour-là et le lendemain (un samedi). ÀKilwâ, Ibn Battûta présente le sultan d’alors puis sa rencontre avec lui, unvendredi en sortant de la mosquée, et narre une anecdote sur laquelle nousreviendrons. Ces deux récits, malgré des différences mineures, culminent doncavec la rencontre du sultan à la mosquée, le jour de la grande prière. Nous lesavons, c’est le but, la raison du voyage.

La seconde partie du voyage, de Mogadiscio jusqu’à Kilwâ, est donc commeune duplication de la première, mais moins riche d’informations : cette baisse du

. Sur Qanbalu, cf. A. Miquel (, vol. : -) et, plus généralement, sur les îles dans lagéographie musulmane, ibid. : -.

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niveau de l’information est assez curieuse, puisque l’on s’attendrait, à mesure quel’on va vers des terres moins connues du lecteur, vers les extrémités « sauvages »de la terre, à une curiosité accrue du voyageur (et à une attente similaire du côtéde ses lecteurs). Mais justement, ce que nous dit le texte en filigrane, c’est que l’onse dirige peu à peu vers les franges, les marges de l’œkoumène. Kilwâ, avec seshabitants zanj et leurs marques physiques (« au teint très noir, avec des incisionssur le visage » – on n’a, par ailleurs, pas d’autre attestation de scarifications parmila population de cette ville), donc similaires, au moins en apparence, aux « impiesZanj » et aux peuples inconnus de l’intérieur du continent, indique que l’on estexactement à la limite du monde musulman ; la frontière passe au sein d’unemême population (les Zanj) et c’est une frontière religieuse, séparant les impiesdes musulmans . Islam et civilisation ne font qu’un. La guerre sainte menée parles uns contre les autres ressemble fort à un topos pour décrire la frontière entre ledar al-islam et le dar al-harb.

Ibn Battûta dresse ensuite le portrait du sultan de la ville :

« Le sultan de Kilwâ était, lorsque j’arrivai dans la ville, Abû al-Muzaffar Hasan,surnommé également Abû al-Mawâhib, à cause du très grand nombre de dons(mawâhib) qu’il faisait et de ses actes de charité. Il se livrait à de fréquentes incursionsdans le pays des Zanj, lançait des attaques et faisait du butin dont il prélevait lecinquième qu’il consacrait aux œuvres prescrites par le Coran. Il déposait la part desproches du Prophète dans une caisse à part et lorsque les chérifs venaient lui rendrevisite, il la leur remettait. »

Ce souverain, décrit comme pieux et respectant les préceptes de l’islam,appartenait à la famille des Mahdali, une famille chérifienne d’obédience chaféitevenue du Yémen et qui forma à Kilwâ une nouvelle dynastie vers et implantasolidement le sunnisme . Le sultan que mentionne Ibn Battûta, Hasan ibnSulaiman, était le petit-fils du fondateur de cette nouvelle dynastie et durant sonrègne Kilwâ connut une période de prospérité, avec, pour l’unique fois dansl’histoire de la ville, un monnayage d’or et une indiscutable croissance urbaine :extension de la mosquée du vendredi et construction du célèbre palais de HusuniKubwa . Ainsi, pour les historiens, les informations fournies par Ibn Battûtasont-elles recoupées par d’autres sources de l’histoire de Kilwâ au début du xiv e

siècle.Il est à noter cependant que Ibn Battûta ne livre aucune information

susceptible de nous renseigner sur la prospérité de la ville, insistant plutôt sur lesconstructions en bois qui ne correspondent pas aux données archéologiques, et nedonne pas non plus d’informations historiques sur le souverain régnant qui,

. Dans son récit, Mas‘udî plaçait cette frontière à Qanbalu (Pemba ou Zanzibar), avec une« population mélangée de musulmans et de Zandj idôlatres » ; Mas‘udî (, vol. I : ).

. M. Horton et J. Middleton ( : -).. M. Horton et J. Middleton ( : -).

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d’après la Chronique de Kilwâ, aurait visité le Yémen dans sa jeunesse et auraitaccompli un pèlerinage à La Mekke . Par contre, il met en scène une étonnanterencontre avec ce souverain :

« J’étais en compagnie de ce souverain, un vendredi ; il sortait de la mosquée pourse rendre chez lui. Un derviche yéménite l’aborda : “Abû al-Mawâhib ! – C’est moi,derviche, que désires-tu ? – Donne-moi les vêtements que tu as sur le dos ! – Bon, je vaiste les donner. – Tout de suite ! – Mais oui, tout de suite.” Le sultan revint à la mosquée,entra chez le prédicateur, mit d’autres vêtements et dit au derviche : “Entre et prends-les !” Le derviche entra donc, prit les vêtements, les noua dans un mouchoir, mit lepaquet sur la tête et partit. La reconnaissance qu’éprouvaient ses sujets pour le sultan nefut que plus grande, vu l’humilité et la générosité qu’il avait prouvées. »

L’histoire édifiante continue : le fils du sultan reprend les vêtements de sonpère au derviche mais donne en compensation dix esclaves. Le roi renchérit enlivrant à son tour dix esclaves et « deux charges d’ivoire, car la majeure partie desdons dans ce pays consiste en ivoire et rarement en or ». En revanche, lesuccesseur du roi, son frère Dâwûd, « était à l’opposé du premier. Lorsqu’unmendiant le sollicitait, il lui disait : “Il est mort celui qui donnait et n’a rien laisséà distribuer !” ».

Cette jolie histoire mérite que l’on s’y attarde un peu plus longtemps que lesprécédents commentateurs ne l’ont fait . L’histoire vise à expliquer pourquoi lesouverain régnant, un homme « très humble : il partage le repas des derviches ethonore les hommes pieux et dignes », mérite bien son surnom de Abû al-Mawâhib (« Père des dons »). Il s’agit en somme d’une glose sur le nom dusouverain, nom essentiel puisqu’il devient celui de la dynastie . Or cette histoirea tous les traits d’une légende construite a posteriori, à partir de récits orauxvenant de Kilwâ, probablement dans les milieux yéménites (le derviche est ditopportunément être yéménite), afin de rappeler après sa mort les bienfaits dusultan et l’opposer ainsi à son frère Dâwûd. On remarque d’ailleurs que IbnBattûta, après la brève phrase de présentation du récit (« J’étais en compagnie dece souverain, un vendredi… ») ne se met pas en scène mais déroule l’histoirejusqu’à sa conclusion, dans un temps postérieur à son voyage, en tout casextérieur au temps vécu. La scène, à vrai dire, est peu crédible : le souverain, ausortir de la mosquée, prêt à donner immédiatement ses vêtements au derviche quilui réclame, puis l’intervention du fils héritier légitime qui s’oppose au frère du

. G.S.P. Freeman-Grenville ( : -).. PCD, p. .. Par exemple, M. Horton et J. Middletown ( : ), dans un passage qui compare la

description des processions à Mogadiscio et Kilwâ : « However, in Ibn Battuta did not describeendless court processions but a more humble kingship, at which he almost casually met the Sultanin the street coming back from prayers, and at which the sultan freely gave away his clothes to apassing beggar ».

. E. Saad ( : ) relève le fait « énigmatique » à ses yeux que le nom de la dynastie ne proviendraitdonc pas du fondateur (Hasan b. Talut) mais de son petit-fils (Abu’l-Mawahib Hasan b. Sulaiman).

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roi, lequel accède finalement au pouvoir et se révèle être un avare, peu enclin àrecevoir comme ils le méritent ses coreligionnaires ! Dès lors, conclut Ibn Battûtapour livrer la morale de l’histoire : « Les visiteurs demeuraient de longs mois chezlui, alors il leur faisait de maigres dons, si bien que les visiteurs cessèrent de venirle voir ». Histoire édifiante inscrite dans la culture musulmane, dont on retrouvepeut-être un écho dans le récit du séjour à Mali, à travers l’opposition entre lemansa Sulaymân et son frère et prédécesseur, le mansa Mûsâ, mais qui révèle icien outre un élément essentiel de la culture swahili : la place des textiles et desétoffes dans les processus de dons et d’échanges, en particulier entre les gens desvilles et leurs clients du continent, et dans les traditions liées à la dynastie diteshirazi . Rappelons par exemple, dans le mythe de fondation transmis par laChronique de Kilwâ, l’encerclement de l’île par des étoffes, condition posée parle souverain païen de l’île pour la céder au héros fondateur venu de Shiraz .

Notre lecture de cette portion du récit d’Ibn Battûta nous conduit à penserque le périple sur les côtes africaines de l’océan Indien, au moins de façon trèsprobable en ce qui concerne sa deuxième partie, la portion qui va de Mogadiscioà Kilwâ, est un pseudo-voyage, inséré de façon à compléter le tableau dessouverains musulmans de la terre. La conséquence première est que, ici commedans d’autres portions du récit portant sur les marges de l’œkoumène, l’usage du« je » et le caractère apparemment autoptique de la description ne sont pas unegarantie de la réalité du voyage. Cela ne disqualifie certes pas pour autant la Rihlacomme source, pas plus que cela ne permet de juger le voyageur hâbleur oumenteur. Cela nous oblige plutôt, une fois encore, à décrypter le récit de IbnBattûta comme un montage, comme l’invention à partir d’une connaissance géo-cartographique préexistante, et qu’il faut tenter de repérer avec soin, d’un périplequi est bien du registre de l’expérience puisqu’il s’inspire de récits obtenus auprèsde ceux, marchands ou cheikhs, qui fréquentaient cette côte. Dans le cas de Kilwâpar exemple, on pourrait se demander si les chérifs qu’il dit avoir rencontrés envisite auprès du sultan de la ville ne forment pas le groupe de ses informateurs :« Les chérifs venaient le voir d’Irak, du Hedjâz et d’ailleurs. J’ai rencontré chez luiun groupe de chérifs du Hedjâz dont Muhammad ben Jammâz, Mansûr benLabîda ben Abî Numayy et Muhammad ben Shumayla ben Abî Numayy. J’avaisrencontré à Maqdishu Tabl ben Kubaysh ben Jammâz qui désirait se rendreauprès du sultan de Kilwâ . » C’est à partir de l’expérience de voyageurs de cetype que Ibn Battûta reconstruit, dans le même registre, une expériencepersonnelle : le « je » ici est à comprendre comme l’expression déguisée d’un« nous », englobant les cheikhs, les chérifs et les marchands du cœur du mondemusulman venus visiter les marges de ce monde. Mais le « je » continue pourtant

. Sur cette place des étoffes dans les constructions mythiques autour des Shirazi, voir R.O. Pouwels( : -).

. G.S.P. Freeman-Grenville ( : ).. PCD, p. -.

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à s’exprimer, par la sélection des informations, leur filtrage à travers une grille –rencontrer et jauger tous les sultans de l’œkoumène musulman – et unquestionnaire – le choix et l’ordre de présentation des données – qui sont bien deson invention.

Au terme de ce périple dans l’œuvre du grand voyageur maghrébin, quellesconclusions pouvons-nous tirer ?

Notre propos de départ était de modifier les termes de la discussion portantsur l’authenticité du voyage, jusqu’à présent centrés sur des tentatives derationalisation de la topographie et de la chronologie, par un double détour.D’une part en réinsérant la description des pays visités dans l’économie généraledu récit, par la mise en évidence de structures narratives ; cette démarche nous apermis de jauger la singularité d’un certain nombre de descriptions à la lumièred’un programme tacite, celui de dresser un tableau de l’ensemble du mondemusulman et des entités politiques qui le composent. D’autre part, nous avonsvoulu porter le regard sur les confins du monde visité par Ibn Battûta etcomprendre de quelle façon ces régions permettent d’appréhender la cohérence etles limites de la géographie mentale de l’auteur et de son public.

De là, nous pouvons tirer, avec les réserves d’usages, quelques enseignementssur ces voyages-limites. En ce qui concerne la Chine, le périple décrit par IbnBattûta semble procéder d’un assemblage d’itinéraires et de descriptions reçues desource indirecte, au prix d’un bricolage qui renferme des impossibilités manifesteset qui conduit à remettre sérieusement en question la réalité du voyage. C’est dèslors en connaissance de cause que l’historien peut interroger la validité desinformations ainsi transmises. Pour la côte est-africaine, un même assemblaged’éléments hétérogènes, à travers une grille systématique, est repérable dans ladescription du périple et nous conduit à penser qu’il s’agit d’un pseudo-voyage,au moins en ce qui concerne la partie la plus méridionale (de Mombasa à Kilwâ),alors même que la cohérence de l’itinéraire et le caractère autoptique de ladescription ont trompé les lecteurs depuis l’époque médiévale. Le cas du Malinous semble plus complexe et nous incite à laisser le dossier ouvert. L’absenced’itinéraire au sud du fleuve Niger, l’absence de toute indication d’expériencesvécues pendant un séjour de huit mois (qui laisse apparaître la trame narrative àl’état brut), le repérage de plusieurs informations qui paraissent empruntées àd’autres sources, enfin la faible originalité des descriptions des rituels du pouvoir,pourraient être autant d’éléments remettant en cause, ici encore, la réalité de cevoyage au pays des Noirs. Mais ce ne sont là que des arguments ex silentio. Ils neruinent pas définitivement la possibilité que le voyage et la description du Maliconstituent un hapax au sein de la Rihla et que Ibn Battûta ait réellement visitécette autre région frontière du monde connu. Quoi qu’il en soit, à supposer mêmequ’il s’agisse d’un pseudo-voyage, notre analyse ne vise pas à disqualifier la

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fiabilité des informations transmises par Ibn Battûta, mais bien au contraire àexploiter à l’avenir le texte suivant ses unités narratives en s’interrogeant sur lesconditions de leur production.

Ces frontières du monde, si elles n’ont certes pas toutes été vues par levoyageur, devaient figurer dans son récit de voyage, sous peine d’amoindrir laportée de son projet tacite, ainsi présenté par André Miquel : « Tout se passecomme si les cloisonnements politiques, d’État à État, exaspéraient chez IbnBattûta le désir de les supprimer par une course qui restituerait au monde del’islam, visité jusqu’en ses colonies les plus lointaines, son immensité et peut-êtreaussi son unité : unité perdue dans la réalité de l’histoire et que le voyage seul luirendrait, par la vision totale qu’il en donne . » L’œuvre de Ibn Battûta estsouvent comprise comme l’apogée du genre rihla, c’est-à-dire du récit de voyagevécu et narré comme une expérience personnelle, loin de la tradition savante etcomposite de la géographie arabo-musulmane ; mais ces remarques sur les voyagesd’Ibn Battûta aux frontières du monde nous incitent peut-être à recherchercomment les données culturelles (adab) et la nostalgie de l’unité politique perduedu monde musulman informent de beaucoup plus près qu’il n’y paraît letémoignage direct (iyan) du plus grand voyageur de son temps.

Abstract

Ibn Battûta’s famous travels to the borders of Islam’s world in the xivth century haveoften been questioned, mainly because of the difficulty in identifying places names. Thismethod resulted in either authenticating his narrative or in pointing to itsinconsistencies. A new critical reading of three journeys – to China, Eastern Africa andMali – reveals their consistence in Ibn Battûta’s project, whereas his bricolages are betterunderstood in the frame of his mental geography.

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