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La police des Lumieres VUE PAR NICOLAS LE FLOCH Livret de citations issues des Enquetes de Nicolas Le Floch par Jean-François Parot, reproduites avec l'aimable autorisation des Editions Lattes

VUE PAR NICOLAS LE FLOCH Livret de citations

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Page 1: VUE PAR NICOLAS LE FLOCH Livret de citations

La policedes Lumieres

VUE PAR NICOLAS LE FLOCH

Livret de citations issues des Enquetes de Nicolas Le Floch

par Jean-François Parot,

reproduites avec l'aimable autorisation des Editions Lattes

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Un des personnages clés de l’exposition

LOUIS-SÉBASTIEN MERCIER 4

1. QUI FAIT LA POLICE ? 5 Le secrétaire d’État de la Maison du roi 5 Le lieutenant général de police : un juge 5 Les commissaires enquêteurs examinateurs du Châtelet 6 Les mouches 6 Tirepot 7 Rabouine 8

2. D’ABORD, NOURRIR LE PEUPLE 9 Le marché Saint-Jean 9 La « Guerre des Farines » 10

3. LA POLICE DU TRAVAIL 11 Les corporations 11 Les chambrelans 12 Les mendiants 12

4. SURVEILLER ET ENFERMER 13 Les étrangers 13 Le vol et l’escroquerie : Casanova 13 Les prostituées : la Paulet 14 Le vice du jeu 15 La Bastille 15 Bicêtre 16

5. ORDONNER LA VILLE 17 Les périls de la ville 17 L’évacuation des boues des rues 18 Le sang des boucheries 19 Organiser l’espace : Circulez ! Eclairer la ville 19 Le secours aux noyés 20 Le cimetière des Innocents 20

6. LES LUMIÈRES DE LA POLICE 22

7. AIMER OU DÉTESTER LA POLICE 23 Policer la police ? 23 La politique de gratifications 23

L’ÉTUDE DU COMMISSAIRE 24 La bibliothèque du commissaire 24

INTRODUCTION ET CHOIX DES CITATIONS : Isabelle Foucher, commissaire scientifique de l’exposition La Police des Lumières. Ordre et désordre dans les villes au 18e siècle DESIGN GRAPHIQUE : Agence Point de Fuite   MAQUETTE : Archives nationales/Raphaëlle Vial

sommaire

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IntroductionCe petit livret avait à l’origine pour double objet de rendre hommage à l’œuvre de Jean-François Parot et d’accompagner la visite de l’exposition La Police des Lumières. Ordre et désordre dans les villes au 18e siècle.Les quatorze volumes des Enquêtes de Nicolas Le Floch publiés chez Lattès entre 2000 et 2017, adaptés en partie pour la télévision par France 2, décrivent le Paris de 1761 à 1787, ses quartiers, ses rues, ses mendiants, ses pauvres, ses artisans et commerçants, ses bourgeois et ses aristocrates … mais aussi ses policiers.

Nicolas Le Floch est un jeune breton devenu en 1761 commissaire au Châtelet de Paris. En sa compagnie, nous faisons connaissance de tous les hommes de la police parisienne : les lieutenants généraux de police Sartine et Lenoir, en lien direct avec le souverain et le secrétaire d’État de la Maison du roi, les commissaires, les inspecteurs, les sergents du guet et de la garde et bien sûr les mouches !

Nicolas Le Floch n’a pas exactement les fonctions d’un commissaire au Châtelet : en effet, premiers juges des Parisiens, les commissaires accomplis-saient tous les premiers actes civils, criminels et de police … Nicolas aurait plutôt les fonctions d’un inspecteur du bureau de la sûreté, voire même la vie et les missions d’un espion de haut vol comme le chevalier d’Éon.

Mais qu’importe ! Hormis ce détail, les Enquêtes de Nicolas Le Floch, qui ont été rédigées grâce aux sources archivistiques et à un énorme travail de documentation, rendent compte très fidèlement de la vie à Paris au 18e siècle : nous suivons Nicolas dans les marchés, chez les maîtres jurés des corporations, surveillant les diplomates étrangers, enquêtant dans les bordels, les maisons de jeu, arpentant à pied ou en carrosse les rues de Paris, Nicolas grimé en mendiant, enfermé à la Bastille….

Les descriptions de la capitale au 18e siècle, remarquablement écrites, racontent le Paris entrevu dans les documents d’archives : les crues, les boues, l’encombrement, la puanteur des cimetières, les noyades, le sang des boucheries coulant dans les rues sont restitués avec réalisme.

Trois évènements fondamentaux pour le peuple parisien et sa police au 18ème siècle deviennent même centraux dans certaines enquêtes : la catastrophe de la rue Royale lors des fêtes pour le mariage du Dauphin en 1770 (Le fantôme de la rue Royale), la Guerre des Farines en 1775 (Le sang des farines), l’ébou-lement du cimetière des Innocents en 1780 (L’honneur de Sartine).

Si pour l’instant, en raison de la pandémie, ce livret de citations ne peut pas accompagner votre visite de l’exposition, nous espérons qu’il vous donnera le goût de découvrir les romans policiers de Jean-François Parot et de venir dès sa réouverture au Musée des Archives nationales.

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Un des personnages clés de l’exposition Louis-Sébastien Mercier

Louis-Sébastien Mercier

Cela aussi c’est Paris, dit l’homme avec une sorte de fièvre. Il y a des spectacles qu’on n’imagine pas. Comment peut-on rester dans ce sale repaire de tous les vices et de tous les maux, entassés les uns sur les autres, au milieu d’un air empoisonné, de mille vapeurs putrides, parmi les cimetières, les hôpitaux, les boucheries et les égouts. Dans cette continuelle fumée, de bois brûlé en quantité incroyable, ces vapeurs arsenicales, sulfureuses, bitumeuses qui s’exhalent sans cesse des ate-liers où l’on tourmente le cuivre et les métaux. Oui, comment peut-on vivre dans ce gouffre dont l’air lourd et fétide est si épais qu’on le voit et qu’on le sent à plus de trois lieues à la ronde ?- Quelle passion !! Monsieur, dit Nicolas souriant, je comprends votre certitude d’être arrêté. Si tout est de la même veine, la censure royale…- Monsieur, dit l’homme en soulevant son tricorne. Si je dois être poursuivi, j’ose espérer que ce ne sera pas par vous. Serviteur.Du bras, Nicolas le retint.- À qui ai-je l’honneur, Monsieur ?- Sébastien Mercier. Pour vous servir.

Jean-François Parot, L’honneur de Sartine [juin-octobre 1780], JC Lattès, 2010.

Écrivain prolifique et journaliste, représentant de la bourgeoisie des talents, proche du mouvement des Lumières, Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) est aujourd’hui surtout connu pour son ouvrage, le Tableau de Paris (1781-1788). En douze volumes et plus de mille chapitres, Louis-Sébastien Mercier offre un point de vue critique sur les inégalités de la société parisienne, les mœurs et les institutions de son temps ; il consacre de nombreuses observations à la police de la ville, à ses acteurs et à ses pratiques, à ses réalisations. Ses remarques accompagnent toute la visite de l’exposition.

Portrait de Louis-Sébastien Mercier, Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon © RMN

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1. QUI FAIT LA POLICE ?Le secrétaire d’État de la Maison du roi

Bourdeau lui fit observer que M. de Sartine avait cent affaires sur les bras, que la disparition de Lardin n'était sans doute pas la plus grave, qu'il avait à compter avec M. le comte de Saint-Florentin, ministre de la Maison du roi, qui avait Paris dans son portefeuille et, au-dessus, avec les principaux ministres qui avaient leur mot à dire et, enfin, avec le roi lui-même qu'il approchait directement, et duquel il tenait ses ordres.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Nicolas connaissait M. de Saint-Florentin, l’actuel duc de la Vrillière, depuis son entrée dans la police. Il médita sur cette sidérante carrière commencée cinquante ans plus tôt dans les conseils du roi et qui s’était bâtie sur une fidélité adamantine à la personne de Louis XV. L’homme n’était guère populaire, pas plus à la cour qu’à la ville. On jalousait son influence tout en dénonçant sa mollesse et sa timidité. Il demeurait aussi l’homme de l’arbitraire et des lettres de cachet.

Jean-François Parot, Le crime de l’hôtel Saint-Florentin [octobre-décembre 1774], JC Lattès, 2004.

Le lieutenant général de police Antoine Gabriel de Sartine

M. de Sartine venait tout juste d'être nommé lieutenant général de police, en remplacement de M. Bertin. (..)- Nicolas, mon fils, te voilà sur le point d'approcher un homme qui

pourrait incliner le cours de ta vie, si toutefois tu sais lui plaire. M. le lieutenant général de police est le chef absolu des administrations que Sa Majesté charge de veiller à la sécurité publique et à l'ordre, non seulement dans la rue, mai s aussi dans la vie de chacun de ses sujets. M. de Sartine, lieutenant criminel au Châtelet, avait déjà un grand pouvoir. Que ne fera-t-il pas désormais ? On prétend qu'il ne laissera pas de décider arbitrairement … Et dire qu'il vient juste d'avoir trente ans ! (…)

La robe du magistrat gisait à terre et le lieutenant général de police, en habit noir, se tenait debout devant un bureau de bois précieux dont les bronzes luisaient faiblement. (…) Plusieurs chandeliers allumés, dont les lumières s'ajoutaient aux rayons d'un pâle soleil d'hiver et aux rougeoiements du feu dans la grande cheminée gothique, éclairaient le visage ivoirin de M. de Sartine. Il paraissait plus vieux que son âge. Son front, haut et dégarni, frappait dès l'abord. Ses cheveux naturels, déjà grisonnants, étaient soigneusement coiffés et poudrés. Un nez pointu accentuait la sécheresse des angles d'un visage éclairé de l'intérieur par deux yeux gris fer, pétillants d'ironie. La taille petite, mais redressée, soulignait la sveltesse du personnage sans pour autant diminuer l'autorité et la dignité qui en émanaient.

Jean-François Parot, L’énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Qui faitla police ?

Antoine Gabriel de Sartine, lieutenant général de police, gravure de Courteille © Musée Carnavalet / Roger-Viollet

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Le lieutenant général de police : un juge

Le grand Châtelet, sévère et sombre, se profila devant lui. Il le devina plus qu'il ne le recon-nut. Il s'engagea, indécis, sous une voûte faiblement éclairée par des lanternes à huile. Un homme, en longue robe noire, le dépassa. Nicolas l'apostropha :- Monsieur, je requiers votre aide.

Je cherche le bureau de M. le lieutenant général de police.

L'homme le toisa de bas en haut et, après un examen sans doute concluant, lui répondit, l'air important :- M. le lieutenant général de

police tient son audience par-ticulière. D'habitude, il se fait représenter, mais aujourd'hui, M. de Sartine inaugure sa charge et la présidera en personne.

Vous savez sans doute que ses services se trouvent rue Neuve-Saint-Augustin, près de la place Vendôme, mais qu'il conserve un bureau au Châtelet. Voyez ses gens au premier étage. Il y a un huissier à la porte, vous ne pouvez vous tromper.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Les commissaires enquêteurs examinateurs du Châtelet

Nicolas connut, au petit matin, les poses de scellés, les saisies, les constats ou plus simplement les arbitrages des querelles, entre voisins, si fréquentes dans les maisons de rapport des faubourgs où s'entassaient les plus nécessiteux. Il se fit connaître des inspecteurs, des hommes du guet, des gardiens des remparts, des geôliers et même des bourreaux. Il dut se cuirasser devant les spectacles insoutenables de la question et de la grande morgue. Rien ne lui fut dissimulé et il comprit que la police devait s'appuyer, pour fonctionner, sur une foule d'indicateurs, de � mouches � et de prostituées, monde ambigu qui permettait au lieutenant général de police d'être l'homme de France le mieux informé des secrets de la capitale.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Audience au Châtelet de Paris sous Louis XV, gravure de Fortuné Louis Meaulle in Paris à travers les âges, Fédor Hoffbauer © Archives nationales

Qui faitla police ?

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Les mouches

Garre les mouches, gravure anonyme, 18e siècle © Bibliothèque Nationale de France

Qui faitla police ?

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TirepotAu moment où il s'engageait sous le porche obscur de l'édifice, une voix l'appela par son nom. Il se retourna et se trouva devant une sorte de trapèze ambulant dont le centre était constitué par un homme coiffé d'un haut chapeau. Il semblait avoir des ailes repliées de chaque côté de son corps. Nicolas reconnut Jean, un Breton de Pontivy, et son chalet de nécessités. Plus connu sous le nom de � Tirepot �, ce personnage s'était pris d'amitié pour lui et le faisait profiter des observations que son occupation lui permettait de recueillir au cours de ses déambulations à travers la ville. Ce n'était pas une mouche attitrée, mais une sorte d'officine de rensei-gnements et d'anecdotes, une chronique vivante de la capitale. Ses informations s'étaient souvent révélées fort utiles.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Rabouine

Son attention fut soudain attirée par un léger sifflement qu'il prit d'abord pour une fantaisie du vent dans les branches, mais le phénomène recommença, et une voix, à peine distincte, se fit entendre.- N'ayez pas peur, monsieur Nicolas, c'est moi, Rabouine, la mouche à Bourdeau.

Je suis derrière le buisson, dans une petite cabane à outils. Ne vous tournez pas, faites semblant d'arranger votre botte. L'inspecteur m'a envoyé ici hier soir. Quelle nuit ! Je n'ai pas bougé depuis.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Qui faitla police ?

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2. D'ABORD, NOURRIR LE PEUPLE

Le marché Saint-JeanPar la rue de la Tissanderie et la place Baudoyer, il gagna le marché Saint-Jean. C'était, lui avait dit son mentor, le plus vaste de Paris après les Halles, et il le recon-naîtrait à une fontaine située en son centre, près du corps de garde, ainsi qu'à la foule qui venait s'y approvisionner en eau de Seine.

Nicolas, accoutumé à l'ordre bonhomme des marchés provinciaux, dut se frayer un chemin au milieu d'un véritable chaos. Toutes les denrées étaient entassées pêle-mêle sur le sol, sauf la viande qui bénéficiait d'étals particuliers. La tiédeur de l'automne aidant, les odeurs étaient fortes, et même infectes du côté de la marée. Il ne pouvait croire que puissent exister d'autres marchés plus vastes et plus animés que celui-ci. Les emplacements de vente étaient resserrés, la circulation imprati-cable, et pourtant des équipages s'y engageaient, menaçant de tout écraser sur leur passage. Les marchandages et les querelles allaient bon train et il remarqua, surpris par les parlers et les tenues, que nombre de paysans de la banlieue venaient ici vendre leurs produits.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

D’abord, nourrirle peuple

Les écosseuses de pois de la Halle, Etienne Jeaurat, après 1759 © Musée Carnavalet / Roger-Viollet

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La � Guerre des Farines �

Plus ils se rapprochaient de Paris, plus les submer-geaient des nouvelles contradictoires et mena-çantes. Lors d’une halte près de Chalons, Nicolas, inquiet, dépêcha Rabouine auprès d’un attroupe-ment de paysans hostiles. Sa connivence avec le peuple faciliterait le contact. Il revint au moment où leur voiture allait s’ébranler. Nicolas nota son air consterné.- Le peuple gronde, dit-il. On cause à nouveau

du pacte de famine, comme sous le feu roi. Ces hommes étaient peu enclins à me parler, mais ils ont fini par se débonder et ont tout déballé. Dans un village proche, il y a eu sédition contre un riche meunier… (…)

Au fur et à mesure qu’ils approchaient Paris, ils croisèrent des groupes de paysans et d’autres qui marchaient en troupe au bord du chemin. Certains baissaient la tête, d’autres jetaient un regard haineux sur leur voiture de maître chargée de bagages. Rabouine, lors d’une halte, apprit que l’émotion populaire faisait tache d’huile. Elle avait atteint Meaux où les désordres et du brigandage s’exerçaient au détriment de laboureurs, de mar-chands et de meuniers contraints par des bandes déchaînées à livrer leurs réserves au-dessous du prix courant.

Tumultes et pillages gagnaient la maréchaussée, laissant le champ libre à l’émeute. La prudence, l’honnêteté et la franchise, tout avait été mis en œuvre sans pouvoir apaiser la fureur du peuple. (…)

Nicolas profita de cette belle humeur pour signaler au magistrat ce qu’il avait été en mesure d’observer tout au long du chemin, les attroupements, les murmures des paysans et les incidents répétés dans les villes et villages traversés, particulièrement aux abords de la capitale. Lenoir, à ce récit, s’assombrit.- Ce que vous me contez recoupe précisément ce qu’on me rapporte de toutes

parts. Le peuple murmure depuis la publication des édits voulus par Turgot sur la liberté du commerce des grains. Les gens sont inquiets qu’on ait déclaré que la police ne se mêle plus de rien et ne contrôle plus les mouvements de cet appro-visionnement essentiel.

Jean-François Parot, Le sang des farines [mars-juin 1775], JC Lattès, 2005.

Garçon boulanger. Études prises dans le bas peuple ou les cris de Paris, Edmé Bouchardon, 1737-1746 © Bibliothèque nationale de France

D’abord, nourrirle peuple

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3. LA POLICE DU TRAVAILLes corporations

Maître Galaine semblait avoir pris son parti de la situation. Il réfléchit un moment.- J’étais convié comme membre de la jurande des marchands pelletiers – l’un des

grands corps, comme vous savez – à assister à la fête de la Ville. Nous nous sommes d’abord réunis chez l’un d’eux, près du Pont-Neuf. (…)

- Bien, dit Nicolas. Reprenons par ordre. A quelle heure êtes-vous arrivé place Louis XV ?- Je ne saurais le dire assurément. Nous étions fort gais ayant vidé quelques bouteilles

en ce jour de fête, mais ce devait être vers sept heures.- Ces messieurs du grand corps pourraient-ils confirmer votre présence à ces agapes ?- Il vous suffit de leur demander. Interrogez MM. Chastagny, Levirel et Botigé.

Jean-François Parot, Le fantôme de la rue Royale [mai -août 1770], JC Lattès, 2001.

Pour éviter les embarras des ruelles, ils prirent par le quai de Gesvres et la place de Grève, puis la rue du Mouton et, après un bref passage rue de la Coutellerie, s’engagè-rent dans celle des Coquilles pour enfin atteindre le carrefour des rues de la Verrerie et Bar-du-Bec.- Mazette ! s’exclama Bourdeau, en contemplant ébloui la boutique dont les dorures

éclatantes et les peintures criardes rutilaient sous le soleil au milieu de la grisaille des maisons environnantes. Le roi n’est pas son cousin, à ce perruquier-là ! Et quel bleu !

- C’est la marque de leur état.- Comment moi, vieux Parisien, je ne sais pas cela ! J’avais bien remarqué ces boutiques

particulières, mais sans jamais m’interroger sur le pourquoi de ce bariolage.- Apprends donc que rouge et noir s’attache aux barbiers-chirurgiens et que le bleu

particulier que tu vois sur cette officine est celui des perruquiers. Il leur appartient.

Jean-François Parot, L’enquête russe [mai-juin 1782], JC Lattès, 2012.

La policedu travail

Perruquier, barbier, in L’encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, sous la direction de Diderot et d’Alembert, tome 8 © RMN-Grand Palais (Médiathèque du Patrimoine)

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Les chambrelans- Apprenez, Monsieur l’inspecteur, que naguère les chirurgiens formaient avec les

barbiers une seule et même corporation. Depuis 1743 ce n’est plus le cas. Mais la pratique acquise dans l’une des professions est un avantage chez l’autre. Aussi suis-je barbier-coiffeur le matin et élève chirurgien l’après-midi.

- Et où logez-vous ?- Dans un galetas rue de la Huchette.- Plus précisément ?- Dans la maison Au cadran bleu du limonadier Ménard, au sixième étage. (…)- Selon vous, pourquoi êtes-vous arrêté ?

L’intéressé hésita avant de répondre.- Je travaille en dehors des règles de la corporation. J’imagine que des maîtres ont

porté plainte contre moi.

Jean-François Parot, L’inconnu du pont Notre-Dame [mai-juillet 1786], JC Lattès, 2015.

Les mendiantsDehors, la nuit tombait. Des nuages sombres et bas accroissaient encore l’obscurité qui s’étendait sur la ville. (…) De fait, les rues étaient désertes et le souvenir d’un triste carnaval déjà dissipé. Seuls les mendiants longeaient les murs comme des ombres en quête de cachettes et d’abris dans la crainte d’être ramassés par les patrouilles du guet. A leur vue, Bourdeau marmonna :- Que dis-tu, Pierre ?- Je me parle à moi-même. Les mendiants, ce n’est

pas ce qui manque ! Les rues en sont pleines. Et plus on les enferme, plus il en surgit de partout, et des provinces. Ah, ouiche ! On a beau les enfermer dans les cachots infects des dépôts de mendicité. Des dizaines de milliers depuis que la mesure d’enfermement a été prise ! Et je n’évo-querai pas ceux qui parviennent à s’échapper. Que deviennent-ils ? Nous ne savons que trop : des voleurs et des assassins promis à la chaîne ou à l’échafaud. Ne vaudrait-il pas mieux leur donner à chacun un lopin de terre à cultiver ?

Nicolas ne répondit pas à cette nouvelle diatribe. Il ne souhaitait pas ouvrir un débat dont l’issue était incertaine vu la véhémence de Bourdeau. Et cela quoique enclin, au fond de lui-même, à approuver certains jugements à l’emporte-pièce sur les malheurs du temps.

Jean-François Parot, La pyramide de glace [février-août 1784], JC Lattès, 2014.

La pauvre famille, Jean-Baptiste Greuze, 18e siècle © RMN-Grand Palais (Domaine de Chantilly) / René-Gabriel Ojéda

La policedu travail

Page 13: VUE PAR NICOLAS LE FLOCH Livret de citations

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4. SURVEILLER ET ENFERMERTout à Paris, dans le monde du crime, tournait autour du jeu, de la débauche et du vol. Ces trois mondes communiquaient entre eux par d'innombrables canaux.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Les étrangers Bourdeau était là depuis des heures. Il s’était fait apporter le registre des Étrangers et celui des entrées à Paris et les épluchait, passant au crible les noms et les détails mentionnés.- Te voilà bien méditatif, Pierre. Et dès potron-minet !- Tes demandes n’ont cessé de me courir la tête. J’ai voulu y travailler au plus tôt.

Je suis passé dès six heures à l’hôtel de police rue Neuve-des-Capucines. J’ai secoué d’importance tout ce petit monde assoupi. Imagine l’ardeur de la perma-nence de nuit !

- Je le veux bien croire ! Et des réponses à mes questions sont-elles le fruit de ce zèle ?

- En vérité, je le crois et tu vas être étonné du résultat de cette cueillette. Tout tourne autour du ministre anglais à Paris.

- Lord Stormont ?- Lui-même. Le 15 janvier, il a donné audience à un gentilhomme anglais, M. Calley,

logé à l’hôtel du Grand Villars, rue Saint-Guillaume. Il l’a revu ensuite à maintes reprises pour de longues conférences. Le 30 janvier, un valet a surpris un morceau de conversation � les Français font des efforts pour traverser... �. L’excellence a fait signe à son interlocuteur de ne point poursuivre. Ils se sont enfermés et sont demeurés une heure ensemble, puis il a fait dire à son secrétaire de retarder le courrier prêt à partir, qu’il avait quelque chose à y ajouter. Un des paquets a par conséquent été ouvert.

- Cela donne une image flatteuse de notre police, mais où cela nous mène-t-il pour notre affaire ?

Jean-François Parot, Le cadavre anglais [février 1777], JC Lattès, 2007.

Le vol et l'escroquerie : Casanova Un jour, il [Sartine] le chargea [Nicolas] de lui rendre compte de l'arrestation d'un homme qui avait mis en circulation des lettres de change dont les signatures avaient été contestées. Nicolas vit en pleine rue les exempts attraper un individu aux yeux vifs, à la figure étonnante et qui parlait français avec un fort accent italien.L'homme le prit à témoin :- Monsieur, vous qui me paraissez honnête homme, voyez comme on traite un

citoyen de Venise. On se saisit du noble Casanova. Témoignez de l'injustice qui m'est faite. C'est un crime contre quelqu'un qui vit et écrit en philosophe.

Nicolas le suivit jusqu'à la prison du For-l'Évêque. Sartine, quand il lui fit son rapport, se mit à jurer sourdement et s'écria :- Il sera libre demain : M. de Choiseul protège cet escroc, plaisant homme au

demeurant.L'apprenti policier tira diverses conclusions de cet épisode.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Surveiller et enfermer

Page 14: VUE PAR NICOLAS LE FLOCH Livret de citations

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Les prostituées : la Paulet

- Dans un endroit mal famé que le police connaît bien. Chez la Paulet, au Dauphin couronné, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Au rez-de-chaussée, on soupe ; à la cave, table de pharaon et aux étages, les filles. (…)

- Moi, je sais quelque chose, lâcha en rafale Nicolas, c'est que la Paulet file un mauvais coton, que la Paulet, croyant parler à un acolyte du commissaire Camusot, s'est trompée de public, qu'elle a lâché beaucoup de propos graves et circonstanciés qui font qu'il y a mille raisons de fermer le Dauphin couronné, d'arrêter ladite Paulet, de la transférer au Châtelet, de l'y faire interroger par le bourreau, de la faire condamner et enfermer à vie, toute brisée et sanglante, à l'Hôpital général ou à la Grande Force.

Que toutes ses prétintailles d'arguments n'y feront rien, ni ses protections qui s'éva-nouiront à l'annonce de son arrestation. En un mot, Madame, vous avez eu le malheur de me prendre pour qui je ne suis pas.- Mais enfin, qui êtes-vous ?- Je suis l'envoyé de M. de Sartine, lieutenant général de police, madame. (…)

Nicolas et le lieutenant général de police demeurèrent seuls. Il y eut un long silence entre les deux hommes, et Nicolas dit enfin :- Je crois, monsieur, que la Paulet devrait être relâchée. Elle peut nous être utile

et elle a joué franc jeu avec nous. Elle est, comme nous savons, un assez bon auxiliaire de police.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

La Conduite des filles de joie à la Salpêtrière - le passage près de la porte Saint-Bernard, Etienne Jeaurat, 1757 © Musée Carnavalet/Roger-Viollet

Dessin d’une mère maquerelle [Dame Moyon?] montée sur âne, 11 juillet 1750, Arch. nat., AD/ III/7, pièce 242. © Archives nationales

Surveiller et enfermer

Page 15: VUE PAR NICOLAS LE FLOCH Livret de citations

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Le vice du jeuMême le monde du jeu ne resta pas étranger à Nicolas, il sut bientôt faire la différence entre recruteurs, embaucheurs, tenan-ciers, rabatteurs, receveurs de loterie et tout le monde de la cocange |jeu] et du bonneteau.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

La Bastille

Ils parvinrent bientôt en vue de la Bastille. A leur gauche, la place de la Porte Saint-Antoine menait vers le faubourg. Ils bifurquèrent vers la droite pour longer les fossés. Nicolas frémit en découvrant les quatre énormes tours qui donnaient sur la ville. Ils durent franchir plusieurs portes au bout du pont qui conduisait à l’entrée principale de la prison d’État. Bourdeau, bon connaisseur des lieux, se fit connaître du corps de garde et du geôlier en chef. Celui-ci tendit une main froide et humide à Nicolas, qui retint un mouvement de recul devant ce personnage bigle et un peu crapoussin [personne courte, grosse et mal faite] qui se déhanchait en marchant. Il prit une lanterne et les entraîna vers une des tours.Ils pénétrèrent dans le monstre de pierre. La masse énorme de la forteresse coupait le souffle au fur et à mesure que se développaient et se resserraient autour d’eux ses épaisses murailles.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Boîte à jeux de quadrille, 18e

siècle. Issy-les-Moulineaux, musée de la Carte à jouer, IS.90.11.1.21. © Musée français de la Carte à jouer, Issy-les-Moulineaux/François Doury

Vue de la Bastille de Paris de la porte Saint-Antoine et d’une partie du Faubourg, Jacques Rigaud © RMN-Grand Palais (Saint-Denis, musée d’Art et d’histoire Paul-Éluard)

Surveiller et enfermer

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Seule, une faible clarté venant de l’ouverture barreaudée dessinait un carré sur le sol. Il chercha le sommeil. Le silence de la forteresse était écrasant, d’une nature sans commune mesure avec celui éprouvé dans d’autres lieux. Ni celui de Guérande marqué par le bruit régulier de l’horloge que chaque soir remontait le chanoine Le Floch et par les heures sonnées au clocher de la collégiale, ni celui de Ranreuil animé des cris des oiseaux de nuit et du vent dans les arbres, ni encore celui de la rue Montmartre marqué par la rumeur lointaine de la ville et par d’innombrables carillons. A la Bastille, le silence pesant, parfois coupé par le hurlement strident d’un dément enfermé dans une cellule de force que lui avait signalée M. de Launay, oppressait l’attention et finissait par assourdir l’ouïe, confinant le prisonnier dans un double enfermement. Nicolas s’attacha à écarter de son esprit toute pensée ratiocinante dont les méandres ne conduiraient qu’à favoriser son obsession enne-mie de l’endormissement. Il finit par s’assoupir, se retournant sans cesse sur une couche dont la paille bruissait à chacun de ses mouvements.

Jean-François Parot, Le Prince de Cochinchine [septembre-décembre 1787], JC Lattès, 2017.

BicêtreUne lieue à peine séparait Bicêtre du centre de Paris. Nicolas, penché à la portière, vit soudain s’élever à l’horizon une colline surmontée d’un immense bâtiment. A droite de la route de Fontainebleau, l’hô-pital paraissait un palais domi-nant de sa masse claire la cam-pagne environnante avec ses vignes, ses moulins et, plus loin, la Seine. Nicolas estima que cette situation privilégiée était tout à l’avantage des malades. L’air pur qui devait y circuler ne pouvait se comparer avec les miasmes qui enveloppaient les hôpitaux de la ville.

Son impression se modifia quand s’élevèrent peu à peu les remugles d’une puan-teur lui rappelant le grand équarrissage de Montfaucon et la triperie chaudière de l’île des Cygnes. (…)

- Est-ce votre première visite ici ?- Mes fonctions ne m’y avaient jamais conduit auparavant. Je savais seulement que Bicêtre était à la fois une prison et un hôpital.- Prison pour les plus repoussants déchets de l’humanité. Hôpital pour la maladie la plus affreuse et tombeau pour les insensés sans recours.

Jean-François Parot, Le crime de l’hôtel Saint-Florentin [octobre-décembre 1774], JC Lattès, 2004.

L’Arrivée à la Salpêtrière d’un convoi de prostituées, dessin de Savard, gravure de Duparc, 18e siècle © Musée de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris / F. Marin

Surveiller et enfermer

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5. ORDONNER LA VILLELes périls de la ville : inondations, crues, glaces

La Seine coulait aux pieds de Nicolas. La grève était envahie d’une couche inégale de neige et de boue gelées qui laissait entrevoir, par endroits, la vase liquide. Les eaux grises et tumultueuses défilaient si vite qu’elles ne permettaient pas à l’œil d’en suivre le débit. Des troncs d’arbres, arrachés en amont de la ville, surgissaient puis disparaissaient dans les remous de la crue. Un contre-courant remontait le rivage en mouve-ments violents qui recouvraient la plaque gelée comme un ressac. Fermant les yeux, Nicolas aurait pu se croire au bord de l’océan. Cette impression était renforcée par les cris aigus d’oiseaux de mer qui planaient, ailes déployées contre le vent, guettant quelque charogne dérivant au fil du courant. Seules les odeurs, que dégageait la vase en dégel ameublie et ranimée par le flot, dissipaient l’illusion.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Nicolas avait intimé de prendre par l’extérieur afin d’éviter les inconvénients de la débâcle du centre de la ville. Leurs voitures gagnèrent donc le quai des Galeries, le long de la terrasse des Tuileries, puis empruntèrent le Pont-Royal. En son milieu, le commissaire fit arrêter son fiacre pour contempler un moment l’étonnant spec-tacle qu’offrait Paris depuis ce point de vue privilégié. La neige couvrait encore la cité : ses coupoles, ses tours, ses clochers et l’ensemble des toits. Tout paraissait figé et, seules traces de vie, d’innombrables fumées montaient, noires et verticales, des cheminées. La pluie avait cessé, mais le ciel plombé de nuages sombres et bas laissait percer par instants les rayons d’un soleil blafard ; ceux-ci frappaient en oblique les immenses blocs de glace que charriait le fleuve et qui, lentement, dérivaient. Ils apparaissaient soudain illuminés de l’intérieur d’une lueur bleuâtre qui les rendait presque transparents.

Parfois, l’astre disparaissait et ces blocs se transformaient, s’obscurcissant dans un dégradé du gris au noir. Nicolas, qui avait sauté sur la voie, sentait dans son corps les chocs sourds qui ébranlaient le monument quand ses piles étaient heurtées.- Pourvu, dit-il se retournant vers ses amis, que les ponts résistent à ces assauts

répétés. Le pont Saint-Michel s’est plusieurs fois effondré par le passé dans des conditions identiques.

Jean-François Parot, La pyramide de glace [février-août 1784], JC Lattès, 2014.

Billets du journal de la crue, par le Bureau de la Ville de Paris, février 1776, Arch. nat., K//1022, n°163, 164, 165, 166-1, 166-2 © Archives nationales

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L’évacuation des boues des ruesIl [Nicolas] avait commencé à s'aventurer dans la ville muni d'un plan rudimentaire sur lequel il notait, avec une mine de plomb, ses itinéraires hésitants, afin d'être assuré de pouvoir revenir sur ses pas. Les inconvénients de la capitale le rebutaient toujours, mais son charme commençait à agir. Le mouvement perpétuel de la rue l'attirait tout en l'angoissant. Plusieurs voitures avaient manqué l'écraser. Il était toujours étonné par leur vitesse et par la soudaineté de leurs apparitions. Il apprit bientôt à ne plus rêver debout et à se protéger d'autres menaces : boues infectes dont les taches dévoraient les vêtements, cascades des gouttières se déversant sur les têtes et rues transformées en torrents à la moindre pluie. Il sauta, gambada et esquiva, comme un vieux Parisien, au milieu des immondices et de mille autres écueils. Chaque sortie l'obligeait à brosser son habit et à laver ses bas : il n'en pos-sédait que deux paires, et il réservait l'autre pour sa rencontre avec M. de Sartine.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Au dehors la confusion était à son comble et la circulation plus que difficile. Les chevaux des attelages avançaient au pas et piétinaient au milieu d’une foule qui empruntait le mitan des voies. Ce faisant, les passants cherchaient à éviter l’eau que vomissaient les échenets [gouttières sous le toit, chéneaux], mais surtout les blocs de glace qui se détachaient des toits et chutaient brusquement. Plus redoutables encore s’avéraient les aiguilles, poignards effilés par le dégel, qui s’effondraient comme autant de meurtrières stalactites. Au reste, la surface des rues découvrait peu à peu un abominable torrent de fange et de gadoue. Le réchauffement faisait resurgir l’accumulation des immondices, les eaux croupies, du sang des tueries de bestiaux, du fumier des écuries et des étables, des matières fécales, de l’urine et du contenu des égouts béants, longtemps dissimulés par les neiges glacées. Le moindre pas dans cette tourbe provoquait de noires éclaboussures encore aggravées par les cendres répandues. Les roues des voitures faisaient gicler des crachats de boue ; ce risque augmentait le désordre chez les chalands qui, pour éviter le danger, s’écar-taient, se bousculaient, glissaient et tombaient dans le bourbeux. À cela s’ajoutaient les cris des cochers, le claquement des fouets, les hennissements des chevaux et les injures échangées. Une âpre et écœurante odeur montait de la chaussée. (…)- Il y a pourtant obligation de balayer le devant des portes.- Cela est peu obéi, quand on ne pousse pas l’ordure dans la maison voisine.- À cela s’ajoute aussi que l’enlèvement des neiges et des glaces n’est guère res-

pecté. L’audience de police du Châtelet, nous le savons, ne cesse de condamner des récalcitrants. On a même tenté de former des compagnies de balayeurs de la cité.

- Et, répondit Nicolas, tu sais que le remède a été pire que le mal. Elle a persuadé le bourgeois que le balayage n’était plus une obligation. Il paraît s’en laver les mains puisque la police se chargerait de tout.

- On a tout de même mis sur pied un service de voirie payé par des taxes, encore. Des tombereaux opèrent deux fois par jour.

- Justement ? dit Semacgus, en voilà un qui nous croise.

Les trois amis [Le Floch, Bourdeau et Semacgus] se penchèrent vers le côté gauche et observèrent une voiture emplie de boue liquide dont les oscillations faisaient redouter que le charroi redistribue en détail ce qu’il avait reçu en gros.- Admirez l’ensemble, dit Bourdeau, les ouvriers, les pelles, les balais, les chevaux,

tout est de la même couleur, et ne croirait-on pas qu’il aspire à imprimer la même teinte à tous ceux qui le croisent ?

Une longue giclée noirâtre souilla la glace. Surpris, ils se reculèrent.- Et toute cette gadoue, où est-elle portée ? demanda Semacgus.Il mit son mouchoir sur son nez.

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- Peste ! Cela sent plus mauvais que naguère sur les galères.- Hélas ! Double problème. Elle est conduite dans des voiries situées aux alentours

et, même, à l’intérieur de la ville. De là mille inconvénients et les plaintes inces-santes d’habitants incommodés par les mauvaises odeurs, les rats et les maladies qui en résultent. (…)

- J’ai lu, dit Nicolas, dans un mémoire soumis à Le Noir que depuis le remplacement des gouttières saillantes par des tuyaux qui descendent le long des maisons, les rues sont plus sales. Chaque gouttière nettoyait plusieurs toises de pavé devant la maison au bas de laquelle elle jetait ses eaux.

Jean-François Parot, La pyramide de glace [février-août 1784], JC Lattès, 2014.

Le sang des boucheriesAprès avoir longé la Grande Boucherie, dont les bâtiments étaient situés à l'arrière du Châtelet, ils s'engagèrent dans la petite rue du Pied-de-Bœuf. Nicolas avait fini par s'accoutumer aux habitudes et même aux odeurs du quartier. Les bouchers abattaient le bétail dans leurs boutiques et le sang ruisselait au milieu des ruelles, où il caillait sous les pieds des passants. Mais cela n'était rien à côté des exha-laisons qui sortaient des fonderies de suif animal. Bourdeau sautait d'ornières en flaques, insensible à la puanteur. Nicolas, qui rentrait tout juste de sa Bretagne et avait encore sur sa peau le souffle des tempêtes, mit son mouchoir sur son visage, au grand amusement de son compagnon.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Organiser l’espace : Circulez ! Eclairer la ville

Le lieutenant général demeura un long moment silencieux et perdu sans ses pensées. Un embar-ras de voitures arrêtées en désordre immobilisa le carrosse. Le jeune homme [Nicolas] en profita pour risquer une remarque.- Il conviendrait, monsieur, que fût un jour régle-menté le stationnement des voitures aux portes des spectacles. Il serait même opportun qu’on les obligeât à user d’un chemin unique qui permettrait de désengorger nos rues et rendrait plus aisé leur cheminement. Ajoutons-y un meilleur éclairage de nos voies, et la sécurité ne pourra qu’en être améliorée.

Jean-François Parot, L’homme au ventre de plomb [octobre 1761- février 1762], JC Lattès, 2000.

Mémoire de Lavoisier et planches en couleur pour le concours de l’Académie des Sciences sur la construction de nouveaux lampadaires pour éclairer la ville, lancé sur l’initiative d’Antoine Gabriel de Sartine, 1765, Académie des sciences, Éclairage des villes, carton 1. © Académie des sciences/Archives nationales

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Le secours aux noyés

Nicolas était connu des commis ; il fut donc reçu sans questions intempestives. On lui communi-qua les derniers rapports de nuit, et il se plongea dans la lecture répétitive des petits événements qui émaillaient les nuits et les jours de la capi-tale, dans cette période agitée du carnaval. Rien n'attira son attention. Il se pencha avec plus d'in-térêt encore sur les copies des registres de la Basse-Geôle [morgue située dans les sous-sols du Châtelet] qui dénombraient les trouvailles macabres rejetées par la Seine, un filet tendu en aval de Paris permettait de retenir les corps flottants, dérivant dans les eaux du fleuve. Là, non plus, la morne répétition des mentions ne lui fournit aucun indice.Un cadavre masculin, que l'on nous a dit s'appeler Pacaud, a été suffoqué par les eaux.

Un cadavre masculin d'environ vingt-cinq ans, sans plaie ni contusion, mais portant les signes d'une suffocation par les eaux.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Le cimetière des Innocents- Monseigneur m’a fait chercher …, murmura Nicolas, rappelant à propos que tout

laissait supposer qu’une question urgente était pendante.- Certes, certes, et pour du mauvais … Tout Paris va me tomber sur le dos. Imaginez-

vous que tout s’effondre au cimetière des Innocents ! Vous connaissez mieux que d’autres une situation que vous m’avez souvent rapportée. Les chats-fourrés du Parlement vont sortir leurs griffes. Il ne manquera plus qu’eux. L’auguste assemblée a par trois fois dans le siècle appelé à des mesures de suppression des cimetières et de l’inhumation dans les églises. À raison !

- Où l’on respire un air méphitique, en particulier l’été. (...)

Le carrosse rejoignit la rue Saint-Honoré, voie la plus directe pour gagner le cimetière des Innocents. A l’angle des rues de la Ferronnerie et de la Lingerie, l’équipage fut arrêté par une foule bruyante (…)Nicolas enfila sa robe noire de magistrat et, brandissant sa baguette d’ivoire, sym-bole de son autorité, se campa sur le marchepied du carrosse.Il fallait sans barguigner reprendre des choses en main et ne laisser paraître aucune faiblesse. (...)- Je vais de ce pas visiter la maison concernée. Je constaterai les faits, j’en rendrai

compte à M. Le Noir. Des médecins, des architectes, des physiciens seront consultés et je vous rends parole que tout le nécessaire sera fait tant Sa Majesté entend qu’il soit mis fin aux incommodités qui assaillent les peuples de Sa bonne ville de Paris.

- Vive le roi ! Vive monsieur Le Noir ! Vive le commissaire ! cria la foule. (...)

Dessin couleur de machine fumigatoire par Calmettes, chirurgien à Narbonne, 1784 Paris, Bibliothèque de l’Académie de médecine, SRM 179 d5 Calmettes, pièce 2 planche V. © Bibliothèque de l’Académie de médecine

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Il [Nicolas] descendit du carrosse. On s’écarta avec respect devant lui. Chacun le félicitait, lui tapait dans le dos. Il nota bien çà et là des regards menaçants, mais dans l’ensemble l’émotion se calmait. On le conduisit en cortège rue de la Lingerie jusqu’à l’échoppe d’un cordonnier où la catastrophe s’était produite. Le maître, Luc Cotinet, conta son affaire au commissaire. Travaillant fort tôt en ce début d’été, il était descendu chercher du cuir dans sa cave. Une horrible puanteur l’avait saisi au point de n’avoir pu dépasser le pied de son échelle. Affolé, il s’était précipité chez ses voisins pour les éveiller. L’un d’eux, un cabaretier, plus hardi que d’autres ou plus animé de courage par l’eau-de-vie, s’était aventuré au milieu de la cave et avait découvert avec horreur que le mur mitoyen avec le cimetière des Innocents avait cédé sous la pression des terres et que des cadavres infects avaient envahi le sous-sol. (…)

L’aiguille de sa montre piquait onze heures quand son carrosse entra dans la cour de l’hôtel de police. (…)- Monseigneur, le nécessaire a été fait pour parer au plus pressé. Cependant ne nous

leurrons pas ; la situation aux Innocents est d’autant plus grave que …- Peuh ! Il est bien question de cela ! Vous y avez sans doute pourvu avec l’habileté qui

vous est coutumière. Nous convoquerons M. Cadet de Vaux, ce pharmacien apothicaire dont les travaux à ce sujet ont attiré notre attention. Il avisera et nous soumettra …

- Le peuple …- … est apaisé, sinon vous ne seriez pas là, rétorqua Le Noir avec une inhabituelle autorité.

Jean-François Parot, L’honneur de Sartine [juin-octobre 1780], JC Lattès, 2010.

Vue de la démolition du cimetière des Innocents, Hubert Robert, 18e siècle © Musée Carnavalet/Roger-Viollet

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6. LES LUMIÈRES DE LA POLICEBousculade mortelle rue Royale

L’organisation du travail policier à l’occasion de l’accident survenu rue Royale le 30 mai 1770 lors du feu d’artifice pour le mariage du dauphin, futur Louis XVI

Après s’être frayé un chemin dans le désordre d’une foule qui entrait et sortait et dans laquelle ils obser-vèrent avec irritation nombre de curieux oisifs, ils parvinrent sur la place Louis XV. La grande rumeur de la fête s’était tue, mais les cris et les gémissements montaient de tous côtés. Nicolas heurta de front l’inspecteur Bourdeau, son adjoint, qui donnait des ordres à un groupe d’hommes du guet.- Ah ! Nicolas, s’exclama-t-il, nous ne savons plus où donner de la tête ! Le feu est circonscrit, les pompes à eau des dépôts de la Madeleine et du marché Saint-

Honoré y ont pourvu. Les filous sont presque dispersés, encore que certains tentent de dépouiller les morts. On dégage les victimes, les corps reconnus sont portés sur le boulevard.

Bourdeau paraissait accablé. L’immense esplanade offrait le spectacle terrible d’un champ de bataille la nuit. Une fumée noire et âcre montait en tournoyant, puis, rabattue par les vents, retombait, estompant les lumières sous un voile funèbre. Au centre de la place se dressait, comme un échafaud sinistre, les restes des architectures de triomphe. Entre deux volutes, le monarque de bronze, impavide et indifférent, dominait l’ensemble. Semacgus, qui avait surpris le regard de Nicolas, murmura : � Le Cavalier de l’Apoca-lypse ! � A gauche, en regardant la rue Royale, le long du bâtiment du Garde-Meuble, on avait commencé à aligner les morts que des sauveteurs fouillaient afin de déterminer leur identité et de l’indiquer sur des étiquettes en vue de faciliter la reconnaissance ultérieure par les familles. Bourdeau et ses hommes avaient rétabli un semblant d’ordre. Des escouades de volontaires descendaient dans les tranchées de la rue Royale après qu’un périmètre difficilement contenu avait été tracé. Une chaîne commençait à se constituer. Dès que les victimes avaient été extraites, on tentait de déterminer celles qui étaient encore en vie afin de les diriger vers des postes de secours improvisés où des médecins et des apothicaires accourus dispensaient leurs soins et tentaient l’im-possible. Nicolas constata, horrifié, que remonter les corps n’était pas chose facile, tant les couches successives avaient été pressées par le poids de l’ensemble ; c’était un mortier humain que l’on dissociait avec peine. Il constata aussi que la plupart des morts appartenaient à la classe la plus modeste du peuple. Certains portaient des blessures qui ne pouvaient être dues qu’à des coups de canne ou d’épée donnés volontairement.

- La rue est restée aux plus forts et aux plus riches, grommela Bourdeau.- Les filous auront bon dos, renchérit Nicolas. Les fiacres et les carrosses ont leur part

du massacre, et ceux qui se sont frayé un chemin sanglant, encore davantage !Jusqu’au petit matin, ils aidèrent à trier les morts et les blessés.

Jean-François Parot, Le fantôme de la rue Royale [mai -août 1770], JC Lattès, 2001.

Feu d'artifice tiré à la place de Louis XV le 30 mai 1770, à l'occasion du mariage de Louis Auguste Dauphin de France avec l'archiduchesse Marie Antoinette, soeur de l'empereur, estampe anonyme, 18e siècle © Bibliothèque nationale de France

Les Lumièresde la police

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7. AIMER OU DÉTESTER LA POLICECartouche

Il [Nicolas] rejoignit la place de Grève. Il la reconnut pour l'avoir vue un jour sur une estampe, apportée par un colporteur, qui représentait le supplice du bandit Cartouche, en novembre 1721, devant un grand concours de peuple. Nicolas, enfant, rêvait devant elle et s'imaginait qu'il entrait dans la scène et qu'il se perdait dans la foule, jeté dans des aventures sans fin. Il eut un choc : son rêve était devenu réalité, il foulait le théâtre des grandes exécutions criminelles.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Policer la police ? Une autre fois, il [Nicolas] dut proposer l'achat de bijoux à un courtier en horlogerie qui se faisait délivrer, pour la revente, quantité d'objets précieux, mais dont la ban-queroute était attendue. Nicolas devait se faire passer pour un envoyé de M. Dudoit, commissaire de police au faubourg Sainte-Marguerite, que Sartine soupçonnait d'avoir partie liée avec le courtier. Le chef de la police parisienne tenait son monde serré, ne souhaitant pas qu'éclatent à nouveau, comme en 1750, des émeutes populaires contre la malhonnêteté de certains commissaires.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

[Sartine à Nicolas :]- Sachez, monsieur, que mon chef du Département des jeux, rouage essentiel de la police, le commissaire Camusot, est soupçonné, depuis des années, de protéger des officines clandestines. En tire-t-il profit ? Chacun sait que la frontière entre l'utilisation nécessaire des mouchards et des compromissions condamnables est bien étroite.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

La politique de gratifications- En parlant de Rabouine et des autres mouches, reprit (…) [Bourdeaux], il faut,

monsieur, que je vous soumette un état des frais et vacations déboursés par moi, depuis lundi, dans les deux affaires qui nous occupent. J’ai avancé, sur mes deniers, les dépenses faites. Vous trouverez, ici, le détail des opérations et leur coût. La coutume veut que l’état soit signé par M. de Sartine.

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février 1761], JC Lattès, 2000.

Guillaume Desnoues (1650-1735 ?), Masque mortuaire de Cartouche, moulage en cire, 1721. Saint-Germain-en-Laye, musée municipal, INV857.1. © Musée municipal de Saint-Germain-en-Laye

Aimerou détester

la police

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L’ÉTUDE DU COMMISSAIRELa bibliothèque du commissaire

Il [Nicolas] compléta son bagage en réunissant les pauvres objets auxquels il tenait : une minuscule gravure naïve, représentant sainte Anne, ses livres de droit avec les quatre volumes du Grand Dictionnaire de police de Delamare, un vieil exemplaire des Curiosités de Paris par Saugrain l'aîné dans une édition de 1716, une coutume de Paris, un vieux missel ayant appartenu au chanoine Le Floch, l'Almanach royal de 1760, deux volumes des pensées du père Bourdaloue, de la Compagnie de Jésus, sur divers sujets de religion et de morale, Le Diable boiteux de son compatriote Lesage, né à Sarzeau, lu et relu, comme le Don Quichotte, tout au long de son enfance, un éventail cassé offert par Isabelle, et, enfin, une dague de chasse donnée par le marquis, son parrain, le jour où il avait servi sa première bête noire [achevé son premier sanglier].

Jean-François Parot, L'énigme des Blancs-Manteaux [janvier-février1761], JC Lattès, 2000.

La bibliothèque d’un commissaire© Archives nationales

L’étude du commissaire

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