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Revue germanique internationale 10 (1998) Histoire culturelle .................. ................. .................. .................. ................. .................. .................. ................. .................................... ................. .................. ................. .................. .................. ................. ...... Norbert Waszek Histoire pragmatique – histoire culturelle : de l’historiographie de l’Aufklärung à Hegel et son école .................. ................. .................. .................. ................. .................. .................. ................. .................................... ................. .................. ................. .................. .................. ................. ...... Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document.  T oute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l' éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). .................. ................. .................. .................. ................. .................. .................. ................. .................................... ................. .................. ................. .................. .................. ................. ...... Référence électronique Norbert Waszek, « Histoire pragmatique – histoire culturelle : de l’historiographie de l’Aufklärung à Hegel et son école », Revue germanique internationale  [En ligne], 10 | 1998, mis en ligne le 26 septembre 2011, consulté le 12 octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/684 ; DOI : 10.4000/rgi.684 Éditeur : CNRS Éditions http://rgi.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://rgi.revues.org/684 Ce document est le fac-similé de l'édition papier.  T ous droits réservés

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Revue germaniqueinternationale10 (1998)

Histoire culturelle

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Norbert Waszek 

Histoire pragmatique – histoireculturelle : de l’historiographie del’Aufklärung à Hegel et son école

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Avertissement

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Référence électroniqueNorbert Waszek, « Histoire pragmatique – histoire culturelle : de l’historiographie de l’Aufklärung à Hegel et sonécole », Revue germanique internationale [En ligne], 10 | 1998, mis en ligne le 26 septembre 2011, consulté le 12octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/684 ; DOI : 10.4000/rgi.684

Éditeur : CNRS Éditionshttp://rgi.revues.orghttp://www.revues.org

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 Histoire pragmatique - histoire culturelle :

de l'historiographie de l' Aufklärung

à Hegel et son école

N O R B E R T W A S Z E K

Ce fut, dit-on souvent 1, par le titre de l'ouvrage qu'il publia en 1782sur l'histoire de la culture 2 que Jo ha n n Christ oph Adelung (1734-1806)

donna le coup d'envoi décisif à l'utilisation, en allemand, du concept deKulturgeschichte ( « histoire de la cul ture », ou « histoire culturelle » ) ; et ilest certain en effet que son ouvrage contribua à une plus large propagation du concept. Abandonnant au lexicographe la question de savoir siAdelung fut vraiment le premier à utiliser le concept de Kulturgeschichte, ous'il n'y eut pas tout de même, ce qui est probable, quelque usage antérieur, nous soulignerons cependan t que, si l'on veut déterm ine r l'originevéritable non plus seulement d'un concept, mais d'un projet - celui d'une« histoire de la culture » — il faut remonter plus haut, au moins jusqu'au

milieu du XVIII e

siècle. Même si l'on admet en effet que le concept lui-même ne fut forgé qu'en 1782, il faut reconnaître qu'Adelung n'inaugurapas, avec lui, une nouvelle tradition : il serait plus exact de dire qu'iltrouva le mot juste, pour une tradition qui existait déjà. C'est cette tradition — la préhistoire, en quelque sorte, de la Kulturgeschichte, ou en d'autrestermes un e « histoire culturelle » ava nt la lettre - que nous tente rons defaire appara ît re dans cet article : préservant l'usage q ue nous faisonsdepuis la seconde moitié du xix e siècle du terme de Kulturgeschichte, nousmontrerons comment s'en distinguait le projet antécédent et bien plus

vaste d 'u ne « histoire de la culture ».

1. G.-M. Mojse, Kulturgeschichte, in Historisches Wörterbuch der Philosophie, cd. par JoachimRitter und Karlfried Gründer, t. 4, Basel, Schwabe et Darmstadt, WBG, 1976, 1333-1338, ici1334; P. E. Geiger, Das Wort  Geschichte und seine Zusammensetzungen, thèse, Université de Freiburgim Breisgau, 1908, 47.

2. Johann Christoph Adelung, Versuch einer Geschichte der Cultur des menschlichen Geschlechts,Leipzig, Hertel, 1782 - la préface programmatique de ce livre fut reprise dans l'édition destextes méticuleusement préparée par Horst Walter Blanke et Dirk Fleischer, Theoretiker  der deutschen Aufklärungshistoriographie [sigle : Aufkärungshistoriographie], 2 vol., Stuttgart-Bad Cannstatt,From mann -Hol zboo g, 1990, 542-548 ; cp. Gün the r Mühlpfordt, D er Leipziger Aufklärer Jo ha nn

Christoph Adelung als Wegbereiter der Kulturgeschichtsschreibung, in Storia della Storiografia, 11(1987), 22-45 . 1 1

 Revue germanique internationale, 10/1998, 11 à 40

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Les prédécesseurs de la Kulturgeschichte au XVIII e siècle sont en effetbeaucoup moins connus que les protagonistes du xix e siècle1 sans douteparce que, comme on le sait, toute l'historiographie de l' Aufklärung a souf

fert de la suprématie de l' Historismus 2. Parmi les prédécesseurs de la Kulturgeschichte, il faut pourtant compter, dès le XVIIIe siècle, une façon d'écrirel'histoire que l'on peut considérer, il est vrai, du moins pour une part,co mme la reprise et la continuation d'une tradi tion assez anci enne : la tradition de la Gelehrtengeschichte. Mais le projet d'une « histoire de la culture »

s'insère aussi dans un processus plus général de rénovation del'historiographie allemande, que l'on peut observer pendant la secondemoitié du XVIII e siècle3. Cette rénovation, qui conduisit à une transformation majeure de l'historiographie allemande à l'époque, est due à touteune génération de jeunes historiens dont la carrière commença dans lesanné es 1750 et 1760, d' abo rd à l'Université de Göttingen : la générat ionde Jo ha nn Chris toph Gatte rer (1727-1799) et d'August Ludwig Schlözer(1735-1809) 4, pour ne mentionner ici que les noms de deux pionniers et

1. Mais cp. déjà Ernst Schaumkell, Geschichte der deutschen Kulturgeschichtsschreibung, Leipzig,Teu bne r, 1905, ici 49-11 3.

2. Au XXe siècle encore, des historiens aussi prestigieux et influents que Friedrich Meineckeet Heinrich Ritter von Srbik, qui donnaient le ton dans leur discipline, affirmaient sans ambagesque la discipline historique n'acquit son caractère scientifique qu'après l' Aufklärung. Cp. à ce sujetF. Meinecke, Die Entstehung des Historismus, München/Berlin, R. Oldenbourg, 1936, 41965 [= 2 e éd.dans le cadre des œuvres de Friedrich Meinecke, éd. par Cari Hinrichs], ici 286 ; Heinrich Rittervon Srbik, Geist und Geschichte vom deutschen Humanismus bis zur  Gegenwart, 2 vol., München/Salzburg,F. Bruckmann, 1950-1951, 2 1964.

3. Sur cette transformation importante dans l'historiographie allemande, cp. Peter HannsReill, Die Geschichtswissenschaft um die Mitte des 18. Ja hr hu nd er ts , in Wissenschaften im Zeitalter der Aufklärung, éd. par Rudolf Vierhaus, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1985, ici 163-193 ;

les contributions au volume collectif Aufklärung und  Geschichte, éd. par Hans Erich Bödeker, GeorgG. Iggers, Jo na th an B. Knu dsen et Peter H. Reill, Göttingen, V anden hoeck & Rupre cht, 1986,21992 ; le chapitre de Horst Möller, Herkunft und Zukunft : Aufklärung der Geschichte dans sonlivre Vernunft und Kritik, Deutsche Aufklärung im 17. und 18. Jah rhu nd ert , Frankf urt/ Main , Suhr-kamp, 1986, 144-189 ; Aufklärungshistoriographie (1990) [n. 2, p. 11] ; Aufklärung und Historik. Aufsätzezur Entwicklung der Geschichtswissenschaft, Kirchengeschichte und Geschichtstheorie in derdeutschen Aufklärung, également édité par H. W. Blanke et D. Fleischer, Waltrop, HartmutSpenner, 1991 ; Ulrich Muhlack, Geschichtswissenschaft im Humanismus und in der Aufklärung, Die Vorgeschichte des Historismus, München, C. H. Beck, 1991 ; sur chacun des historiens composant cecourant, voir aussi les essais dans Deutsche Historiker, éd. par Hans-Ulrich Wehler, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1980.

4. Cp. Notker Hammerstein, Jus und Historie. Ein Beitrag zur Geschichte des historischenDenkens an deutschen Universitäten im späten 17. und 18. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck& Ruprecht, 1972, 356-374; Peter Hanns Reill, History and Hermeneutics in theSpätaufklärung : Th e Th oug ht of Jo ha nn Christo ph Gatt erer, in Journal of Modem History. 45(1973), 24-51 ; P. H. Reill, Jo ha nn Chri stop h Gatte rer, in Deutsche Historiker, vol. VI, éd. par Hans-Ulrich Wehler, Göttingen, Vandenh oeck & Rupr echt , 1980, 7-22 ; He rm an n Wesendo nck, Die

 Begründung der neueren deutschen Geschichtsschreibung durch Gatterer  und Schlözer, Leipzig, J. W . Krüg er,1876 ; Bernd Warlich, August Ludwig von Schlözer 1735-1809 zwischen Reform und Revolution. Ein Beitrag

 zur Pathogenese frühliberalen Staatsdenkens im späten 18. Jahrhundert, thèse, Université d'Erlan gen , 1972 ;Joan Theresa Karle, August Ludwig von Schlözer. An Intellectual Biography, thèse, Université de Columbia, New York, 19 72 ; Ursula A. J. Becher, August Ludwig von Schlözer, in Deutsche Historiker,vol. VII, éd. par Hans- Ulrich Wehler, Gö ttingen, Vande nhoe ck & Rupre cht, 1980, 7-23 ; Günte r

Mühlpfordt, Völkergeschichte statt Fürstenhistorie. Schlözer als Begründer der kritisch-

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éminents représentants d'un courant qui, par la suite, pendant les dernières décennies du siècle, prit beaucoup d'ampleur. Tant par la périodeconcernée que par la façon dont les auteurs se comprennent eux-mêmes etpar certaines caractéristiques de leurs œuvres, la nouvelle histoire constitueune partie intégrante de l' Aufklärung, ainsi que du mouvement plus vastedes Lumières européennes. Le premier objectif de cet article sera de présenter cette nouvelle historiographie, et de mettre en évidence sa contribution à la constitution de ce que l'on dénomme Kulturgeschichte.

Le rapp or t complexe de 1' « histoire de l a culture » à ce q ue l'ondénommait au xviiie siècle « histoire pragmatique » (pragmatische Geschichte)nous servira ici de révélateur. Voici com ment , dès la préface pr og ra mm atique de son ouvrage, Adelung présente ce rapport :

Elle [i.e. : l 'histoire de la cult ure] pr oc ur e à tou te histoire de vo lu me no ta bl e l 'élé

ment ] proprement pragmat ique , parce que les causes qui font que , dans un peuple

laissé à lui-même, les choses ont changé de telle façon et non de telle autre, ne

peuvent nul le part être déduites et expliquées autrement qu'à part i r de la cul ture

et de son cours. Celui qui met le pragmatique simplement dans le fai t de dévelop

per les causes d 'événements pol i t iques et mil i taires importants, rend l 'histoire etson utilité trop unilatérales et trop limitées. Il pourra rédiger une très bonne his

toire pragmatique des souverains, de leurs guerres et de leurs act ions pol i t iques,

mais non pas du peuple qu'i ls dir igent . I l serai t donc raisonnable que l 'histoire de

la cul ture vienne avant ce que l 'on dénomme histoire universel le - ou plutôt , cel le-

ci ne devrai t être r ien d'autre qu'une minutieuse histoire de la cul ture 1 .

L' « histoire p rag mat ique » au sens de la nouvelle h istoriographie del'Aufklärung - et c'est là, pour Adelung, la véritable « histoire pragmatique »,celle dont les histoires des souverains ou les histoires militaires usurpent

seulement le nom - est donc l'histoire de la culture.Que l'un des mots clés les plus célèbres des Leçons sur la philosophie de l'his

toire de Heg el - « ce qu' enseignen t l'expér ience et l'histoire, c'est que p euples et gouvernements n'ont jamais rien appris de l'histoire et n'ont jamaisagi suivant des maximes qu'on aurait pu en retirer » ( TWA, XII, 17)2 - aitété développé justement dans le contexte d'une évaluation de l'histoirepragmatique montre non seulement que le grand philosophe de Berlin

ethnologischen Geschichtsforschung, in Jahrbuch für Geschichte, 25 (1982), 23-72 ; U. A. J. Becher,

August Ludwig Schlözer. Analyse eines historischen Diskurses, in Aufklärung und  Geschichte (2

1992)[voir n. 3, p. 12], 344-362 ; Hans-Erich Bödeker, Zum aufklärerischen Engagement August Ludwig Schlözers 1735-1809, in Photorin, 11-12 (1987), 3-18.

1. Adelung, Versuch einer Geschichte der Cultur (1782) [voir n. 2, p. Il] - cité d'après Aufklärungs-historiographie[voir n. 2, p. 11], 543.

2. Tra d. franc, par Je an Gibelin, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Paris, Vriri, 1967, 20.Nous citons Hege l selon l'édit ion crit ique d u « Hegel-Archiv » et le sigle GW, pour les volumesdéjà publiés dans cette série. Les autres textes seront cités d'après l'édition « Suhrkamp », la plusrépandue, par le sigle TWA.

GW= G. W. F. Hegel, Gesammelte Werke, éd. par la Rheinisch-Westfälische Akademie der Wissenschaften, Hamburg, Meiner, 1968 s.

TWA = G. W. F. Hegel, Theorie Werkausgabe, 20 vol., éd. par E. Moldenhauer et

K. M. Michel, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1969-1971.

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connut cette tradition, mais aussi qu'il en perçut toute la signification. Il est,du reste, bien possible d'affirmer que l'historiographie de l' Aufklärung constitua en quelque sorte un tremplin, à partir duquel la philosophie de l'histoirehégélienne prit son propre essor, comme en un contrepoint critique : cetteconclusion, déjà, mériterait d'être mise en évidence, car elle n'est pas assezconnue. Si l'on veut apprécier toute l'importance que put avoir pour Hegell'historiographie de l' Aufklärung, on ne doit cependant pas se contenterd'étudier les cours et conférences qu'il donna à Berlin, ainsi que l'achève

ment encyclopédique de son système. Comme bien souvent chez cet auteur,en effet, l'échelle grâce à laquelle il s'éleva s'enfonce dans une demi-obscurité faite de toutes les influences auxquelles il fut soumis - des influences dont souvent, à l'âge adulte, lui-même n'identifie plus vraiment lasource. Avant même d'analyser la place qu'occupe la Kulturgeschichte dans lapensée de la maturité de Hegel, nous nous proposons donc - et tel sera lesecond objectif de cet article - de reconstruire et d'analyser dans la genèsedu philosophe, par l'étude des exemples les plus significatifs, sa rencontreavec l'hi stor iographie de l' Aufklärung.

Hegel adulte ne parle pas explicitement de Kulturgeschichte - le termemême de Kultur  n'est d'ailleurs pas un concept central de son système. Lanotion de Kultur surgit, certes, çà et là dans ses écrits (cf. par ex. TWA, t. IV,p. 79 ; XI, 33 ; XII, 116), mais il suffit de comparer le nombre de fois où lestermes de Kultur  d'une part, de Bildung de l'autre, sont utilisés, pour saisirque le premier est bien moins important que le second. De l'absence duterme même de Kulturgeschichte, il ne faut cependant pas conclure que le lieuréservé à des phénomènes relevant de l' « histoire culturelle », au sens plustardif du terme, dans son système, est vide. La pensée historique de Hegel

porte aussi sur les phénomènes « culturels », et — ce qui est plus importantencore — sa conception mê me d'u ne Encyclopédie des sciences philosophiques( l r e éd., 1817, rééd. modifiées et considérablement élargies en 1827 et 1830),peut tout à fait être considérée comme la conception d'un système de Kulturgeschichte : non seu lement elle com pr end, dans les sections sur 1' « Espritobjectif» et 1'« Esprit absolu», différents éléments d'une Kulturgeschichte;elle prépare déjà aussi un cadre systématique pour l'intégration en un toutde ces éléments. Des études consacrées, aujourd'hui comme hier, àl'historiographie de l'histoire de la philosophie, il ressort d'ailleurs toujours à

nouveau que ce fut bien le système hégélien qui accorda un nouveau statutà l'histoire de la philosophie, et qui donna une impulsion nouvelle à la constitution future de cette discipline 1. Et lorsque, dans ses Conférences sur 

1. Cp. Lutz Geldsctzer, Die Philosophie der Philosophiegeschichte im 19. Jahrhundert, Meisenheima. G., Ha in, 1968, 47 s. ; Lucien Brau n, Histoire de l'histoire de la philosophie, Paris, Ophrys, 1973,§ 41, 333-340 ; Ulrich Johannes Schneider, Die Vergangenheit des Geistes. Eine Archäologie der Philosophiegeschichte, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1990, 318 s. Des études consacrées à Hegel, cp.William Henry Walsh, Hegel on the History of Philosophy, in The Historiography of the History of Phi-losophy [Supplément 5 de la revue History and Theoty], 's-Gravenhage, 1965, 67-82 ; Klaus Düsing,

 Hegel und die Geschichte der Philosophie, Darmstadt, WBG, 1983 ; Questioni di teoria hegeliana della storiogra-

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l'esthétique, Hegel développe l'idéal « dan s les formes particul ières du b eauartistique » (TWA, XIII, 387 s.), la façon dont il en traite est très riche, voiresaturée, de matériaux empruntés à l'histoire de l'art.

Si, pour ce qui concerne le rapport entre histoire et système chezHegel, tant d'encre a été versée qu'il est devenu difficile de maîtriser toutela littérature 1, l'étude de l'influence, pourtant considérable, qu'exerça laconception hégélienne sur le développement plus tardif de la Kulturgeschichtefut en revanche relativement peu traitée. La troisième partie de cet article

sera donc consacrée non plus à un regard rétrospectif sur le développement de Hegel, mais aux perspectives d'avenir qu'offrait son système encyclopédique. Il s'agira, plus précisément, d'étudier les conséquences quetirèrent les disciples de Hegel de sa conception d'une encyclopédie, pourtout ce qui concerne la Kulturgeschichte : rappelons déjà, dès ce point, quel'élaboration quasi institutionnelle, dans l'école hégélienne, de l'approcheencyclopédique conduisit à la constitution de disciplines aussi essentielles àla Kulturgeschichte que le sont l'histoire de l'art - dans la version hégélienneou hégélianisante de Gus tav He inr ich Ho th o, pa r exemple - ou 1' « his

toire du droit universel », d'Eduard Gans.

HIST OIRE PRAGMA TIQUE - HIST OIR E CULTURELLEDANS L'HISTORIOGRAPHIE DE L'AUFKLÄRUNG

Pour être en mesure de présenter adéquatement les composantes deKulturgeschichte que comprenait déjà l'historiographie allemande deYAufklärung, il nous faut d'abord donner une caractérisation générale de

ce mouvement : comme nous l'avons déjà noté, en effet, les réalisationsde ce mouvement ne sont que trop longtemps restées dissimulées dansl'ombre de l'historicisme. Dans la caractérisation qui suit, nous nous servirons, comme d'un point d'articulation systématique, de ce que les historiens contemporains - tout comme, d'ailleurs, leurs interprètes plus tardifs - dénommaient histoire pragmatique. Il se peut bien, d'ailleurs, que cettedénomination ait été un choix malheureux : elle permettait en effet uneconfusion avec des traditions bien plus anciennes 2. Mais ceci ne change

 fia filosofica [numéro spécial de la revue Il cannocchiale], éd. par M. Biscuso et P. L. Valenza,Napoli, 1997 - ce numéro contient une bonne bibliographie de la littérature récente (1970-1995)sur le sujet, 152-156.

1. Cf. la bibliographie détaillée dans le volume Logik und  Geschichte in Hegels System, éd. parHans-Christian Lucas et Guy Planty-Bonjour, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog,1989, 329-378.

2. Hans-Jürgen Pandel, Pragmatisches Erzählen bei Kant. Zur Rehabilitierung einer historisch mißverstandenen Kategorie, in Von der Aufklärung zum Historismus. Zum Strukturwandel deshistorischen Denkens, éd. par Horst Walter Blanke et Jö rn Rüsen, Paderb orn, Sch öningh, 1984,133-151, ici 141 ; l'introducti on de Blanke et Fleischer à leur édition va dans le même se ns :

 Aufklärungshistoriographie [voir n. 2, p. 11], 95 : «Der Begriff "Pragmatismus" blieb von Anfang an

mehrdeutig ».

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rien au fait lui -même : tous utilisèrent, à l'époque, la notion d ' « histoirepragmatique ».

Parmi les traditions anciennes, on pensera d'abord aux origines, dansl'Antiquité, de la méthode pragmatique, donc en tout premier lieu àPolybe 1. La tradition ancienne d'« histoire pragmatique » avait gagné, auxviiie siècle, un e nouvelle ac tualité : on se rattachait à elle, mais on lamodifiait aussi de façon significative. Ainsi, les successeurs de ChristianThoma sius exigeaient déjà de la philosophie qu'elle soit « pragmat ique »

- mais le term e, chez eux, voulait à pe u près dire « critique », et « nondogmatique » 2. Très vite, pourtant, l'histoire pragmatique gagna en importance, pour obtenir bientôt le statut d'un concept clé de toute l'historiographie de l' Aufklärung. Johann Lorenz von Mosheim (1694-1755)3, quirédigea d'importants ouvrages en histoire ecclésiastique et qui fut, à partirde 1747, chancelier de l'Université de Göttingen, se réclame ainsi souventet de multiples façons des réflexions de Polybe. Il entend même utiliser sadémarche « pra gma tiq ue » dans l'histoire ecclésiastique. Bien vite, dumoins dès la publication de l'écrit De historia pragmatica (Altdorf, 1741) de

Johann David Köhler (1684-1755)

4

, le concept d'« histoire pragmatique »se trouva dans toutes les bouches. Le terme même devint enfin un enjeu

1. L'un des passages clés dans lesquels Polybe rapporte l'utilité de l'histoire aux raisons etcauses agissant en elle se trouve dans son Histoire, sect. XII, 25 b. Sur l'influence de cette œuvre,cf. Amaldo Momigliano : Polybius' Reappearance in Western Europe, in Polybe - Entretiens sur l'Antiquité classique, 20 [Fondation Hardt], éd. par Emilio Gabba, Genève, Vandceuvres, 1974, 345-372 - maintenant disponible dans AM: Essays in Ancient and Modem Historiography, Oxford, BasilBlackwell, 1977, 79-98.

Pour ce qui concerne l'histoire plus tardive du concept, cf., en plus de la littérature men

tionnée ci-dessus (n. 3, p. 12), l'article fondamental de Gud ru n Kü hne -Be rtr am - don t je ne partage pour tan t pas certaines conclusions : Aspekte der Geschicht e un d der Bedeutun gen desBegriffs «pragmatisch» in den philosophischen Wissenschaften des ausgehenden 18. und des19. Jahrhunderts, in Archiv für Begriffsgeschichte, XX VI I (1983), 158-186 ; cp. aussi Manf red Ha hn ,Geschichte, pragmatische, in Historisches Wörterbuch der Philosophie, vol. III, éd. pa r Joa ch im Ritter,Basel et Stuttgart, Schwabe, 1974, 401 s.

2. Andreas Rüdiger, Philosophia pragmatica, methodo apodictica, et quoad ejus licuit, mathematica,conscripta, Lipsius, Jo h. Ch rist oph Coe rne r, 1723, § 9, cité d'après G. Kü hne-B ert ram (1983) [n. 1,ci-dessus], 162.

3. Sur von Mosheim, cf. essentiellement Karl Heussi, Die Kirchengeschichtsschreibung Johann Lorenz von Mosheims, thèse de l'Université de Leipzig, Gotha , F. A. Perthes, 1903 ; la thèse futconsidérablement élargie dans son livre Johann Lorenz Mosheim, ein Beitrag zur  Kirchengeschichte des18. Jahrhunderts, Tüb ingen, J. C. B. Mo hr , 1906. Pour la littératu re plus récente sur le sujet,cf. Peter Meinhold, Geschichte der kirchlichen Historiographie, 2 vol., Freiburg/München, K. Alber,1967, II, 11-30 ; John Stroup, The Strugglefor ldentity in the ClericalEstate, Leiden, Brill, 1984, 50-81 ;Walter Sparn, Vernünftiges Christentum. Über die geschichtliche Aufgabe der theologischenAufklärung im 18. Ja hr hu nd ert in Deutschland, in Wissenschaften im Zéitalter der Aufklärung (1985)[n. 3, p. 12], 18-57, ici 28-30; H. Möller (1986) [n. 3, p. 12], 158-160; Bernd Moeller, JohannLorenz von Mosheim und die Gründung der Göttinger Universität, in Theologie in Göttingen, éd. parB. Moeller, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1987, 9-40.

4. Köhler, lui aussi, peut être considéré comme un représentant de 1' « École de Göttingen »,car après avoir enseigné à Altdorf, il accepta un poste à Göttingen en 1735 - et pendant vingtans, ju squ' à sa mort, il resta fidèle à cette Université. Köhle r fut d'ailleurs le prédécess eur immé

diat de Gatterer à la chaire d'histoire de l'Université de Göttingen.

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décisif dans la lutte engagée par les nouveaux historiens allemands de laseconde moitié du XVIIIe siècle, pour leur propre programme d'une nouvelle historiographie 1. Exploité dans cette lutte, le concept lui-même subit,bien sûr, des modifications décisives, dont nous reparlerons encore dans lasuite de cet article. Malgr é les efforts faits par les jeunes his toriens po urprendre leurs distances par rapport à certains aspects de l'histoire pragmatique ancienne, cette tradition demeura pour eux un cadre de référencedécisif et, en ce sens, toujours actuel et bien vivant 2.

Il nous faut donner ici une définition, ne serait-ce que provisoire etgénérale, du concept tel qu'il fut utilisé dans l'historiographie allemande 3.Cet te définition devrait co mprend re au moins les quat re aspects suivants :1' « histoire pragmatique » entend être concrète et pratique (1) ; elle tend àêtre appliquée et mise au service de certains buts, parmi lesquelsl'instruction, comprise tout à la fois comme projet éducatif et comme pro

 jet formulé par des lecteurs adul tes voulant se cultiver eux-mêmes - cesecond aspect étant, à l'époque, dominant (2) ; elle donne, des événementshistoriques, une explication causale qui consiste souvent à rechercher les

motifs d'u ne action (3) ; elle révèle et explique les relat ions exis tant ent redifférents événements et leur contexte (4). Notons déjà que, dans cette définition initiale, le poids respectif des différentes composantes changea avecle temps. Précisément pendant la période qui nous intéresse, le conceptd ' « histoire pra gma tiq ue » se modifia considérab lement .

Aux origines de la conception d'histoire pragmatique et essentiellementlié à elle se trouve, bien sûr, le thème classique de l'historia magistra vitae :l'histoire comme guide, éducatrice pour la vie 4. A une époque où les histo-

1. Cp. H.-J. Pandel, Pragmatisches Erzählen (1984) [n. 2, p. 15], 133-151, ici 141 : «Depuisla fin des années 60, au XVIII

e siècle, des historiens comme Gatterer et Schroeckh reprennent leconcept "pragmatique" et tentent de l'appliquer à la caractérisation de la nouvelle historiograph ie » ; Peter Han ns Reill, Die Geschichtswissenschaft um die Mitte des 18. Ja hr hu nd er ts , inWissenschaften im Zeitalter der Aufklärung (1985) [n. 3, p. 12], 163-193 , ici 165 : «I ls dé nommère ntcette nouvelle vision des choses histoire pragmatique. »

2. Telle est égal ement la façon dont H. Mölle r voit ceci dans son chapitr e « Herkunft undZukunft» (1986) [n. 3, p. 12], ici 160.

3. Je ne puis m'étendre ici ni sur l'usage français du terme - cp. Dictionnaire de l'Académie française. Paris, 61835, vol. II, 478, vol. supplémentaire, Paris, 1842, 980 ; Grand Dictionnaire universel du XIX"  siècle, Paris, 1866-1890, vol. XII I (1875), 27 s. - ni sur le sens techniqu e accordé à l'expression

de « sanction pragma tiq ue » - po ur ce sens du terme, il est possible de remonter jusqu' au droitbyzantin des V e et VI Ie siècles : la « sanction pragmatique » était alors la décision par laquelle le

souverain concluait définitivement u ne controve rse. Com me exemple type d'u ne telle « sanctionpra gma tique », on don ne souvent la « sanction pra gma tique de Vienne », pa r laquelle Char les VId'Autriche tenta, en 1713, de régler sa succession en faveur de Marie Thérèse: cp. ErnstSchönbauer, Die Pragmatische Sanktion. Zur Geschichte und Deutung eines Rechtsbegriffes, inForschungen und Fortschritte, 35 (1961), 179-183.

4. Cf. sur ce sujet l'étude classique de Reinhart Koselleck, Historia Magistra Vitae. Über dieAuflösung des Topos im Horizont neuzeiüich bewegter Geschichte, in Natur und Geschichte. KarlLöwith zum 70. Geburtstag, éd. par Hermann Braun et Manfred Riedel, Stuttgart, Kohlhammer,1967, 196-219; maintenant disponible dans R. Koselleck, Vergangene Zukunft. Zur Semantikgeschichtlicher Zeiten, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1979, 3 1995, 38-66 - trad. franc. : Le futur 

 passé. Contrib ution à la sémantique des temps historiques, traduit pa r Jo ch en Hoock et Marie-

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riens s'intéressaient souvent essentiellement aux hommes célèbres, ce pro jet — « enseigner pa r des exemples » - conduisit tout na turellement à uneenquête orientée vers la psychologie, la recherche des motifs que pouvaient avoir eus les rois, ou encore d'autres individus dont le rôle avait étéimportant en histoire, et que l'on considérait comme étant à l'origine desévénements historiques. L'histoire pragmatique ainsi conçue s'épanouitprécisément lorsque le pouvoir politique était détenu par des individus.Elle entretint aussi une relation étroite avec les mémoires, la littérature bio

graphique et autobiographique1

. Il était présupposé dans cette approcheque le comportement historique peut être expliqué par des passionshumaines qui se retrouvent constamment dans l'histoire ; et que l'histoireest utile et instructive justement parce que les mêmes mobiles reviennenttoujours, et parce que nous les rencontrerons très probablement bien desfois encore. On connaît les dangers auxquels ce type traditionnel d'histoirepr agmatiqu e est exposé : la reche rche de motifs, la tentat ive d'explicat ionde ces motifs dévient constamment vers une vision subjective et psychologique de l'histoire, et l'usage éducatif fait de celle-ci tend à donner à

l'historien pragmatique l'allure d'un maître d'école pédant et moralisateur.Mais il serait très insuffisant de ne voir dans l'histoire pragmatique que

cette forme très traditionnelle, et d'en dénoncer les faiblesses intrinsèques.Le concept, en effet, changea de sens vers le milieu du xviii e siècle Onpouvai t encore tr ouv er çà et là la recherche « psychologisante » des motifsd'une action, ou encore la mise en évidence de buts éducatifs et de conclusions moralisatrices. Mais ces aspects s'atténuèrent alors, et perdirent lerôle majeur qu'ils avaien t jo ué dans la définition mê me de 1' « histoirepragmatique », faisant place à une recherche de Zusammenhange - « con

nex ions », ou « liens » - d' ab ord entre des causes et des effets ; ensuite,tout simplement, entre différents événements. Les termes clés par lesquelsil est possible d'identifier la nouvelle école d'historiens pragmatiques sont

 justement ceux de « connexion » (Zusammenhang), ou mê me de « systèmed'événements » (System von Begebenheiten). Voici ce qu'écrit par exemplel'historien de Göttingen , Joh an n Christ oph G atter er :

On ne doit pas séparer, dans le récit, les événements qui, ensemble, constituent un système,même lorsque la tentation de le faire devient très forte, en raison de la diversitédu lieu et du temps, et du genre d'événements. Il ne faut donc pas faire le plan

du récit des événements en fonction d'un ordre géographique, pas non plus selon certaines années, et encore moins selon certaines classes d'événements, mais il faut ordonnerselon des systèmes. Les causes viennent d'abord, les effets suivent, et l'historien quiprocède ainsi est pragmatique. Quelle gloire ! Elle n'est cependant pas non plusfacile à acquérir, et la classe des historiens pragmatiques, qui est la meilleure de

Glaire Hoock, Paris, Éd. de l'École des hautes études en sciences sociales, 1990, 37-62. Kosclleckne spécifie cependant pas les parallèles entre l' Historia Magistra Vitae et 1' « histoire pragmatique » ;cp. G. Kühne-Bertram (1983) [n. 1, p. 16], ici 169.

1. Cp . G. Küh ne-Be rtr am (1983) [n. 1, p. 16], 168 f ; Ernst Bernheim, Lehrbuch der historischen

 Methode und der Geschichtsphilosophie, 3e

 et 4e

éd., Leipzig, Dunck er & Humblot , 1903, 25.

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toutes, est aussi la moins nombreuse. Il faut des temps heureux pour trouver deshistoriens pragmat iques [...]

Le souci majeur de l'historien qui entend se hisser jusqu'à la classe la plusélevée des historiens, la classe pragmatique, doit donc être de rechercher les circonstances et les causes d'un événement remarquable, et de représenter de la façonla plus développée possible tout le système de causes et d'effets, de moyens et debuts - même si, au début, tout ceci semble très confusément entrelacé et mélangé 1.

Schlözer, un collègue de Gatterer, cherche lui aussi cette unité systéma

tique des événements historiques, ce qui ressort de façon par ticuli èrementclaire de ses réflexions sur l'histoire universel le : celle-ci devient d' ab or dchez lui un « agrégat », fait d'u ne multiplicité d'histo ires spéciales de peuples et d'époques, puis un véritable « système » :

Il manque encore la vue d'ensemble, qui saisit le tout : cette vue puissante fait del'agrégat un système, ramène tous les États du globe terrestre à une unité, celle del'espèce humaine, et évalue les peuples simplement d'après leur relation aux grandes révolutions mondiales 2.

Parle r d' un « système d'événem ents », c'est présuppo ser leur unité (Ein

heit) ; une unité que l'on dénommera bientôt (Gatterer le dit déjà un anplus tard, en 1768) l'esprit des événements, Geist der Begebenheiten: le termeévoque clairement l'héritage de Montesquieu 3 . Par sa conception d'un système d'événements, l'histoire pragmatique telle que la comprirent Gattereret sa génération aspire aussi à trouver une connexion d'ensemble, larecherche des causes devant nécessairement abandonner la simple formed'une fondation mécaniste, et s'engager dans la recherche de relationsréciproques. Gatterer lui-même mit fortement l'accent, dans un passagecélèbre, sur cet idéal que s'assignait l'historiographie de l' Aufklärung, à la

recherche d'une connexion d'ensemble :Le degré suprême du pragmatique dans l'histoire serait la représentation de la connexiongénérale des choses dans le monde (Nexus rerum universalis). Car aucun événementdans le monde n'est insulaire, pour ainsi dire. Tous dépendent l'un de l'autre, sesuscitent l'un l'autre, se produisent l'un l'autre, sont suscités, sont produits, et suscitent et produisent à nouveau. Les événements des grands et des petits, des hommes

1. Johann Christoph Gatterer, Vom historischen Plan, in Allgemeine Historische Bibliothek, vol. I(1767), 79 s. - maintenant disponible dans Aufilärungshistoriographie [n. 2, p. 11], 656 ; le terme Sys

tem von Begebenheiten apparaît quelques lignes avant cette citation.2. A. L. Schlözer, Vorstellung seiner Universal-Historie, Göttingen et Gotha, Dieterich, 1772,18 s., désormais disponible dans Aufklärungshistoriographie [n. 2, p. 11], 670; cf. aussi l'articled'Ur sula A. J. Becher, Augus t Ludwig von Schlözer (1980) [n. 4, p. 12], 7-23, ici 13 s.

3. J.-C. Gatterer, Abhandlung vom Standort und Gesichtspunct des Geschichtsschreibersoder der kritische Livius, in Allgemeine Historische Bibliothek, vol. 5 (1768), 17 - désormais disponibledans Aufilärungshistoriographie [n. 2, p. 11], 452-466, ici 460. Sur cette perspective et ses originesdans Montesquieu, cp. les deux articles de Rudolf Vierhaus, Historisches Interesse im 18. Jahrhundert, in Aufklärung und  Geschichte (21992) [n. 3, p. 12], 264-275, ici 273-275 et Montesquieu inDeuts chlan d. Zur Geschich te seiner Wirk ung als politischer Schriftsteller im 18. Ja hr hu nd er t, inCollegium Philosophicum, Studien Joachim Ritter zum 60. Geburtstag, Basel et Stuttgart, Schwabe,1965, 403-437 - maintenant disponibles dans R. Vierhaus, Deutschland im 18. Jahrhundert, Göttin

gen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1987, 9-32.

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singuliers et de tous pris ensemble, de la vie privée et du grand monde, voiremême des créatures privées de raison et de vie, comme des hommes, tous sontentrelacés et liés les uns aux autres 1.

Dans un article général sur l'historiographie de YAuJklarung allemande,Peter Ha nn s Reill va ju sq u' à considérer cette forme d ' « histoire p ragmatique » comme la bannière même sous laquelle se rallia alors la générationmontante d'historiens, prêts à transformer la recherche historique en unediscipline qui aurait un impact immédiat sur le présent et ses problèmes,

qui tenterait de déterminer les relations entre le passé et le présent etd'interpréter les rapports complexes existant, au sein du processus historique, ent re les différentes activités hu ma in es 2 . La nouvelle école d'historiens pragmatiques critiqua explicitement certaines des thèses les plus fondamentales de ses prédécesseurs, comme par exemple la thèse consistant à« enseigner la moralit é pa r des exemples ». Elle mit l'accent sur le caractère essentiellement différent - et même, bien avant Herder, véritablementunique - du passé 3. Il ne s'agit plus alors, po ur 1' « histoire p ragmat iq ue »,de tendre à une application aisée de règles, toujours identiques, à des cir

constances comparables, mais bien plutôt de chercher à éclairer les causeset les conséquences, et d'atteindre une compréhension systématique dephénomènes complexes. Les adeptes de l'historiographie de YAuJklarungétaient aussi parfaitement conscients d'avoir, par ce programme, rempli devin nouveau les anciens tonneaux. Ainsi, par exemple, presque à la mêmeépoque que Gatterer, un autre représentant de la nouvelle conception,Johann Matthias Schrôckh (1733-1808), tenta d'éviter la tendance à l'usurpat ion , par ta nt d' auteu rs, du « titre honorifique de pragmat iqu e » (denEhren-Nahmen [sic] pragmatisch) - alors mêm e que « cha cun, ou pres que, se

fait une idée différente de ce qu'est une histoire pragmatique »4

. Le regardrétrospectif que dirige Jo h an n Gustav Droysen (1808-1884), dans ses célèbres conférences sur la théorie historique, sur les projets éducatifs dont setarguait l'histoire pragmatique selon l'ancien modèle, est, lui aussi, trèssignificatif  : celle-ci est tout simplement caractérisée comme une « méthodefrauduleusement dénommée pragmatique »5

Dans leur recherche d'une connexion d'ensemble de tous les phénomènes du passé, ces nouveaux historiens incluaient aussi, naturellement, lesphénomènes « culturels ». Mais il ne suffit pas de dire que, par là, la Kultur

geschichte devint simplement une partie du programme très général de

1. Jo ha nn Chri stoph Gat tere r, Vom historischen Plan (1767) [n. 1, p. 19], 85 - mainte nan tdisponible dans : Aufklärungshistoriographie [n. 2, p. 11], 659.

2. Peter Hanns Reill (1985) [n. 3, p. 12], 163-193, ici 165.3. Cp. H. P. Reill (1985) [n. 3, p. 12], 171 s. et G. Kühne-Bertram (1983) [n. 1, p. 16],

170 s., pour des exemples de cette nouvelle attitude, empruntés à Gatterer, Chladenius et d'autresencore.

4. Johann Matthias Schröckh, Christliche Kirchengeschichte, vol. I, Frankfurt/Leipzig,E. B. Schwickert, 1768, 264 - maintenant disponible dans Aufklärungshistoriogmphie, [n. 2, p. 11], 612.

5. Johann Gustav Droysen, Historik. Die Vorlesungen von 1857, vol. I, éd. par Peter Leyh,

Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1977, 250.

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l'historiographie de l' Aufklärung. Comme, jusque-là, les historiens s'étaientconcentrés avant tout, si ce n'est exclusivement, sur l'histoire dynastique,diplomatique et militaire, l'accent nouveau placé par l'historiographie del'Aufklärung sur les vastes domaines de l'histoire sociale et culturelle apparutbien plutôt comme un nouveau début, un mot d'ordre de combat. Onpourra trouver chez Schlözer des exemples éclairants de cette attitude.

Dès 1772, il s'élevait en effet, de façon décidée, contre l'histoire des rois oudes dynasties :

Mais il y a d'innombrables rois qui, pa r impuissance, ou par phlegme, n'ont rienfait, ni en bien ni en mal, pour le monde ; et qui ne sont donc des hommes quepour la chronologie, non pas pour l'histoire universelle 1.

Vers la fin de sa carrière, en 1804, Schlözer exprime cette conviction defaçon encore plus nette - et mentionne en même temps l'une de ses sources les plus importantes :

L'histoire n'est plus simplement la biographie des rois, la notification chronologiquement exacte de changements de trône, de guerres et de combats, le récit derévolutions et d'alliances. Ceci était du goût de presque tous les hommes AnnoDo-mini au Moyen Age ; et c'est dans ce goût misérable que nous, Allemands, nousavons encore écrit il y a un demi-siècle, jusqu'à ce que les Britanniques et les Français nous réveillent, par de meilleurs exemples 2.

L' « histoire des dirigeants et de leurs guerres », qui avait jusque-là dominéla discipline, est désormais mise à l'écart, parce qu'elle suscite l'ennui, ouencore la colère. Ce qui occupe désormais la place centrale, c'est — selon la

formulation d'Adelung (cf. n. 1, p. 13) - la culture du peuple, celle desdirigés et no n plus des dirigeants ; ou encore , comm e le dit Ga tterer(cf. n. 1, p. 20), la culture des «petits» (Geringen) et non plus celle des« grands » (Vornehmen). Pour les principaux représentants de l'historiographie de l' Aufklärung, la culture du peuple prend un caractère double :c'est, d 'une par t, la « hau te culture » — la culture bourgeoise et non pluscelle de la cour ; et en ce sens elle comprend l'art, la littérature, la religion,la philosophie. Mais elle inclut aussi, d'autre part, la « culture matérielle » ;ce qu'illustreront ici des exemples empruntés, encore une fois, à Schlôzeret à Adelung. Dès 1772, Schlözer déclarait ainsi que «l'invention du feu,

du pain, de l'a lcool » était « des faits tou t aussi valables » de l'histoire« que les batailles d'Arbe la, de Z am a et de Mersebu rg » 3 . Vingt ans plustard, il écrit même qu'un historien sérieux

ne touchera guère aux chamailleries des Spartes et des Mycéniens, ou desRomains et des Volsques, mais rapportera soigneusement l'invention du feu et du

1. A. L. Schlözer, Vorstellung seiner Universal-Historie (1772) [n. 2, p. 19], 27 - désormais disponible dans Aufklärungshistoriographie [n. 2, p. 11], 673.

2. A. L. Schlözer, Stats Gelartheit.Deuxième partie : « Theorie der Statistik », Göttingen, Van-denhoek & Rup rec ht, 1804, 92 - cité d'ap rès P. H. Reill (1985) [n. 3, p. 12], 163.

3. A. L. Schlözer, Vorstellung seiner Universal-Historie (1772) [n. 2, p. 19], 30 - désormais disponible dans Aufklärungshistoriographie [n. 2, p . 11], 674 . 21

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verre, et ne manquera pas de signaler l'arrivée dans notre partie du monde de lavariole, de l'alcool et des pommes de terre. Il n'aura même pas honte d'accorderplus d'attention au remplacement de la laine par le lin dans notre habillement,qu'aux dynasties [chinoises] 1.

Adelung, lui aussi, place côte à côte - avec une sympathie très nettepour la première — la « culture du peuple » (die Cultur des Volkes) et celledes « classes supérieures » (der höheren Classen). Il ne s'intéresse pas seuleme nt aux « degrés supér ieurs de la culture, de la formation du goût »,

mais aussi, très explic itement, à « leurs degrés les plus inférieurs ». Adelung ne va pas jusqu'à exclure de son histoire de la culture la « culturesupérieure » qui, pour beaucoup, constitue, aujourd'hui encore, le seul etunique conten u de la discipline. Mais il s'intéresse davantag e à la « cultur e du peuple » - « pa rce qu e, dit-il, le peu ple est la par tie la plus n om breuse et la plus impor tan te d'u n État » ; et lorsqu'il s'engage dansl'étude de cette forme-ci de culture, son histoire devient aussi une histoiresociale, parce que, et dans la mesure où il souligne le rôle joué, dans lanaissance et le développement de la culture du peuple, par la transforma

tion des conditions matérielles et sociales - par une plus grande densitéde la population, par exemple, ou par un niveau plus élevé d'échangescommerciaux. Dans ce contexte, les remarques d'Adelung sur le conceptde culture lui-même mér iten t d'être m enti onnées :

 j 'aurais volontiers choisi une expression allemande pour le terme de Cultur; mais jen'en connais aucune qui épuiserait le sens de ce concept. Raffinement  (Verfeinerung),

 Lumières (Aufklärung), développement  des capacités (Entwicklung der Fähigkeiten) en disenttous quelque chose, mais pas tout.

Il faut aussi garder à l'esprit les réflexions d'Adelung sur l'envergure del'histoire de la culture et sur sa relation aux histoires plus spécialisées « desreligions, de l'érudition et de l'art » : chez cet auteur, 1' « histoire de la culture » est un terme générique englobant toutes ces disciplines. C'est le critère permettant de les évaluer, le cadre indispensable dans lequel elles doivent trouver leur place 2 .

Une histoire sociale et « culturelle » du peuple amp le me nt conçue ,comprenant la recherche des causes et de la connexion des événements,voire même l'aspiration à rassembler tous les phénomènes en un système

unique : tel fut donc l'idéal grandiose que l'historiographie pragmatique del'Aufklärung mit fièrement à la place des Histoires - trop apologétiques etenjolivées, mais désormais dépassées - de princes ou de dynasties, et deleurs opérations diplomatiques et militaires. Ainsi conçue, l'historiographie

1. A. L. Schlözer, Weltgeschichte nach ihren Hauptteilen im Auszug und Zusammenhang,1792, 70 s., cité d'après Schaumkell (1905) [n. 1, p. 12], 67.

2. Les citations d'Adelung dans cette section proviennent toutes de la préface (sans pagination) à son Versuch einer Geschichte der Cultur, cité d'après Aufklärungshistoriographie [n. 2, p. 11], 542-548. Sur le dernie r point con cernan t 1' « histoire de la religion, de l'érudi tion et de l'art » en tant

que discipline de l'histoire culturelle en général, cf. G. Mühlpfordt (1987) [n. 2, p. 11], 39.

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de YAujklarung devint une partie intégrante et l'une des expressions del'aspiration à l'émancipation de la bourgeoisie, dans son combat anti-aristocratique 1. Les historiens appartenant à ce mouvement voyaient manifestement en celui-ci un progrès, comme le montre déjà le mot deSchlözer, cité plus haut (n. 1, p. 21), qui parle des « innombrables rois, qui[...] n'ont rien fait [...] pour le monde ». Cette attitude devient plus netteencore dans un essai d'un autre auteur, publié deux ans après celui deSchlôzer (en 1774) :

C'est, dans les monarchies, une erreur très commune commise par l'historien quede ne jamais écrire que la biographie de ses souverains, et d'oublier que son histoire [...] devrait être l'histoire du peuple ; que la question majeure n'est jamaisque celle-ci : [...] comment le peuple s'est-il peu à peu formé, multiplié et par tagé, etc. ? La science, l'art, le mode de vie, la langue, l'introduction d'habi tsétrangers, de mœurs et d'habitudes étrangères, de découvertes et d'inventions relèvent de l'histoire spéciale de chacun des peuples ; et ici, une seule source abondante de sel peut être infiniment plus importante pour le peuple que tout ce queson souverain a entrepris de grand et de beau 2.

Sans doute a-t-on souvent reproché - à bon droit - à l'historiographie del'Aufklärung de ne pas avoir atteint l'idéal qu'elle s'était assigné, et d'êtrerestée bien en deçà, dans ses réalisations, de ses déclarations programmatiques 3. Gatterer lui-même avait d'ailleurs déjà reconnu, très ouvertement,que son programme ne constituait qu'un idéal ; que cet idéal n'avait pasencore été atteint, et ne le serait peut-être jamais 1 . Ni cette critique, ni lacritique d'historiens de la culture plus tardifs ne devraient cependant nousconduire à sous-estimer le rôle essentiel que joua le programme del'historiographie de l' Aufklärung, esquissé ci-dessus, pour les générations

futures - aussi bien comme idéal, dans l'orientation et la définition des critères à suivre, que comme patrimoine à utiliser.En conclusion de cette section, nous reviendrons encore brièvement

sur le rapport de l'historiographie de l' Aufklärung aux aspirations expri-

1. Comme le soulignent bien les éditeurs de la meilleure édition de textes existant jusqu'àprésent sur ce sujet, H. W. Blanke et D. Fleischer. Cf. ici l'introduction à leur édition : Aufklärungs-historiographie [n. 2, p. 11], intitulée: Artikulation bürgerlichen Emanzipationsstrebens und der

Verwissenschaftlichungsprozess der Historie. Grundzüge der deutschen Aufklärungshistorie unddie Aufklärungshistorik, 19-102, ici 35 s., 50, 69, 98 s.

2. Gottlob David Hartmann, Über das Ideal einer Geschichte, in Der Teutsche Merkur, 6(1774), 195-213, hier 208 - maintenant disponible dans Aufklärungshistoriographie [n. 2, p. 11], 694.

3. Ce reproche se trouve déjà dans le compte rendu grincheux fait par Herder de l'ouvragede Schlözer, Vorstellung seiner Universal-Historie (1772) [n. 2, p. 19], pour les Frankfurter Gelehrten Anzeigen. 37 (1772), 473-478 - disponible dans Herder, Sämmtliche Werke, éd. par Bernhard Suphan,vol. 5, Berlin, Weid man n, 1891, 436-440 ; cp. Rudolf Ha ym , Herder nach seinem Leben und seinenWerken, 2 vol., Berlin, Gaertner , 1877-1885, cité d'ap rès la réédition : Berlin, Aufbau, 1958, I,634-644 ; de façon moin s polémique, on trouve aussi une même critique chez E. Schaumkell(1905) [n. 1, p. 12], 61 et 67.

4. Jo ha nn Chri stop h Gatt erer , Vo m historischen Plan (1767) [n. 1, p. 19], 85 s. - mainte

nant disponible dans Aufklärungshistoriographie [n. 2, p. 11], 659.

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mées plus largement, à l'époque, par les Lumières européennes, pour toutce qui concerne justement l'histoire de la culture. Dans sa rétrospectivede 1804 (n. 2, p. 21) Schlözer, déjà, faisait allusion à ce rapport lorsqu'ildéplorai t le « misérable goût » dans lequel, disait-il, se com plurent lesAllemands, avant que de meilleurs exemples, ceux donnés par des Britanniques , et pa r des Français, les éveillent. Les « exemples » auxquels ilpensait sont bien évidemment 1 ceux de Montesquieu et de Voltaire, deHume, de Robertson, de Ferguson et de Gibbon. Ces auteurs furent en

effet beaucoup lus et très appréciés par les historiens de l' Aufklärung allemande, tout particulièrement à Göttingen 2. Les historiens de Göttingenles crit iquaient , certes, de diverses manières : ils blâmai ent 1' « affectation » (Schönschreiberei) mise à la mode par Voltaire, par exemple, quiaurait accordé plus de valeur au style et aux effets littéraires qu'aucontenu 3. Mais leur polémique était ponctuelle, dirigée bien moins contreles historiens français et écossais eux-mêmes que contre leurs imitateursallemands 4. La reprise, très positive, du programme même d'histoire de laculture qu'avaient développé ces auteurs - pensons à l'histoire des mœurs

de Voltaire, ou à l'histoire de la civilisation de Hume - prévaut largement, en tout cas, sur la critique de tel ou tel aspect particulier de sa réalisation. Il est do nc to ut à fait appropri é de faire ressortir « le contexteeuropéen de l'historiographie allemande de l' Aufklärung »5 et, dans cecontexte, le rôle joué par l'historiographie française et britannique del'époque. Ce qui, à l'intérieur de ce contexte européen, fait plus particulièrement l'originalité de l'histoire allemande de la culture, c'est l'idéal de

1. Sur ce point , tous les spécialistes de l'his toriographie de l' Aufklärung sont d'accord, de

Schaumkcll à Blanke/Fleischer. Cp. E. Schaumkell (1905) [n. 1, p. 12], 8-21 : «Französische undenglische Kulturgesch ichtsschreib ung » et l'introduction de Blanke et Fleischer à leur édition :

 Aufklärungshistoriographie [n. 2, p. 11], 30 s. (dans laquelle d'autres études sont citées).2. Sur Voltaire, cf. Peter-Eckhard Knabe, L'accueil fait à Voltaire par les « Göttingischen

Gelehrten Anzeigen» (1739-1779), et Otto Dann, Voltaire und die Geschichtsschreibung inDeutschland (Thesen), tous les deux dans Voltaire und Deutschland, éd. par Peter Brokmeier, RolandDesné e et Jü rg en Voss, Stuttga rt, Metzle r, 1979, 343-355 et 463-467 ; po ur Montesquie u, cp . lesarticles de R. Vierhaus (1965) [n. 3, p. 19] et ( 21992) [n. 3, p. 12], 264-275, ici 273-275 ; pour laréception des historiens écossais en Allemagne et à Göttingen (GGA) en particulier : NorbertWaszek, The Scottish Enlightenment and Hegel's Account of « Civil Society », Dordrecht/Boston/London,Kluwer, 1988, 56-83 (où d'autres études sont citées) et 252-282.

3. Cf. les critiques très prono ncées dirigées pa r Schlözer contr e « les fables, les romans , lesVoltaires» - A. L. Schlözer, Vorstellung seiner Universal-Historie (1772) [n. 2, p. 19], 3 s. - maint enant disponible dans Außlärungshistoriographie [n. 2, p. 11], 665, voir aussi la note p. 766 f ; cp. à cesujet P. H. Reill (1985) [n. 3, p. 12], 167.

4. J.-C. Gatterer, Vorrede, in Historisches Journal, vol. I (1772) - cité d'après P. H. Reill(1985) [n. 3, p. 12], 167 : «Gatterer [...] décrivit "l'affectation des petits Hume, ou Robertson",et "les petits Voltaire teutons", comme des insectes, "qui trouvent trop sec tout ce qui va aufond des choses, qui cherchent toujours à amuser, ou à être amusés, par des plaisanteries, et quiméprisent la beauté sérieuse de l'histoire, ou même qui la décrient, parce qu'ils la trouventridicule". »

5. Pour reprendre ici le titre d'un article bien connu, par Georg G. Iggers, The EuropeanContext of German Enlightenment Historiography, in Aufklärung und  Geschichte [n. 3, p. 12], 225-

245, pour l'histoire culturelle : 229 s.

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systématisation - qui demeur e, il est vrai , un idéal, non accompl i : les

auteurs allemands recherchent un lien systématique, susceptible d'unir les

très riches matériaux rassemblés dans les compilations d'un Voltaire ou

d'un Hume 1 .

HEGEL ET L'HISTORIOGRAPHIE

DE L' AUFKLÄRUNG

A premi ère lecture , il semble que Hege l - le Hegel de la mat uri té -n'ait éprou vé que du mépris p ou r 1' « histoire pragma tiq ue ». Dans son

projet d'introduction à ses cours sur la philosophie de l'histoire (1822-

1828), il écrit en effet :

La pire forme d'histoire pragmatique est la petite psychologie qui s'attarde sur les

mobiles des personnages historiques et croit les trouver non dans le Concept mais

dans leurs penchants et leurs passions particulières : la Chose même n 'a pour elle

aucun pouvoir, aucune efficacité. Vient ensuite la compilation moralisante qui, en

sautant d'une époque à une autre, assaisonne ses racontars de réflexions tirées de

l'édification chrétienne et de l'éloquence parénétique3

.

Un e lecture plus attentive établira cep end ant que, jusque dans ces asser

tions, il faut voir non pas un rejet unilatéral et en bloc de l'hi stor iographie

de l' Aufklärung, mais au contraire une prise de position différenciée dans le

débat contemporain, très complexe, sur la manière d'écrire l'histoire. C'est

cette position qu'il s'agit pour nous de mettre ici en évidence.

Dans ce but, il nous faut considérer non pas seulement les conclusions

auxquelles Hegel était arrivé à la fin de sa carrière, mais aussi la façon

dont il y était arrivé, pendant ses années de formation. Pendant ces années

- alors même , donc, qu'il était élève à Stuttga rt ou étud iant à Tübingen,puis précepteur en Suisse et à Francfort, lorsqu'il dut poursuivre lui-même

sa formation - Hegel se trouva en effet de multiples fois confronté à la

façon d'écrire l'histoire de l' Aufklärung. De cette confrontation, il reste des

témoignages dont nous dégagerons ici la signification, par quelques exem

ples particulièrement éloquents.

Cons idér ons d' abord le jour na l que tint Hegel penda nt sa scolarité à

Stuttgart4. Les passages datant de fin ju in / débu t juillet 1785 cont iennent

1. Eduard Fucter, Geschichte der neueren Historiographie, München/Berlin, R. Oldenbourg, 1911,31936, ici 353 [trad. fr anc. : Histoire de l'historiographie moderne, trad. par Emile Jean mai re, Paris,

Félix Alcan, 1914, ici 439 s.], croyait que Voltaire avait déjà complètement rompu avec les com

pilations. Mais lorsqu'on examine attentivement le Siècle de Louis XIV  de cet auteur, il devient diffi

cile de défendre ce point de vue : un grand nombre de matériaux y sont rassemblés, mais le lien

systématique entre eux n'est justement ni établi, ni même explicitement recherché.

2. L'ouvrage de Jacq ues D'H ond t, Hegel philosophe de l'histoire vivante, Paris, PUF, 1966, 381-

387, demeure toujours, sur ce sujet, une excellente source d'inspiration.

3. TWA, XII, 555 s., trad. franc, d'après La raison dans l'histoire, Introduction à la philosophie

de l'histoire, trad. et éd. par Kostas Papaioannou, Paris, « 10/18», 1993, 34.

4. Des extraits de ce journ al, parti ellement rédigé en latin, furent publiés pour la première

fois en annexe de la première biographie de Hegel par Karl Rosenkranz, Georg Wilhelrn Friedrich

 Hegels Leben, Berlin, Dunc ker & Humblo t, 1844, 431-448. L'édition, par Johhanes Hoffmeister,

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ce qui constitue sans doute la toute première preuve d'une réception positive, par Hegel, de l'historiographie de l' Aufklärung. Le 27 juin, Hegelmanifeste son enthousiasme à la lecture de l'histoire universelle, ou Weltgeschichte, de Joh an n Matt hias Schröckh (1733-1 808): «A uc un e histoireuniverselle ne m'a plu davantage qu e celle de Schröckh. »' Sans do utepourrait-on minimiser l'importance de cette déclaration en soulignant qu'àl'époque, Hegel était encore très jeune. Mais ce ne sera pas la seule foisoù, dans sa vie, il croisera l'œuvre de l'historien 2 ; et il était loin d'être, à

l'époque, le seul admirateur de Schröckh3

- même s'il est vrai que cetauteur est presque complètement oublié aujourd'hui 1. Tant du point de

de documents sur la jeunesse de Hegel (Dokumente zu Hegels Entwicklung, Stuttgart [-Bad Cannstatt], Frommann [-Holzboog], 1936, 21974, 6-41), offre au lecteur un texte plus fiable. Le journal est maintenant disponible dans GW, I, 3-33. On trouvera une traduction allemande des passages en latin, par Friedhelm Nicolin, dans son Der junge Hegel in Stuttgart, Stuttgart, Scheufele,1970, 90-105.

1. Hegel, GW, I, 3. Schröckh ayant publié deux livres avec, dans le titre, la notion de Weltgeschichte (Lehrbuch der allgemeinen Weltgeschichte, zum Gebrauche [des Lehrers ! ; N. W ] bey dem

ersten Unterri chte d er Jug end , Berlin/Ste ttin, Friedrich Nicolai,4

1784 [la première édition datede 1774] ; et Allgemeine Weltgeschichte  für  Kinder,4 vol., Leipzig, Weidmanns Erben et Reich, 1779-1784), il est difficile de savoir à quel livre Hegel se réfère (cf. sur ce point F. Nicolin, GW. I,526). Après avoir examiné en détail les deux ouvrages, je pencherais plutôt pour le Lehrbuch,dont l'Introduction et le Concept provisoire de l'histoire universelle (Lehrbuch, 41784, 3-19, 20-51)comportent des aspects spécialement importants pour Hegel. Que l'ouvrage ait été adressé auxmaîtres plutôt qu'aux élèves n'affaiblit pas mon hypothèse - des lectures de ce genre correspondaient tout à fait, au contraire, au naturel de cet élève trop mûr pour son âge que fut le jeuneHegel.

2. Hegel n'en resta pas à cette première lecture, en 1785, de l'histoire universelle deSchröckh: l'un de ses professeurs de Tübingen, Christian Friedrich Rösier (1736-1821), avaitadopté un manuel de Schröckh comme base de ses cours sur l'histoire universelle ; et Hegel suivit

sans dout e ses cours pendant le semestre d'hiver 1788-1789 ; cp. Henry S. Harr is, Le developpement de Hegel I, Vers le soleil, trad. pa r Philippe Muller, La usanne , L'Age d'H om me , 1981 , 84.

3. Il est intéressant de noter que Heinrich Heine, lui aussi, en faisait la louange. Cf. sa lettreà Moses Moser datée du 11 janv ier 1825 : «Po ur ton étude de l'histoire des religions, je puis terecommander avec enthousi asme l'Histo ire ecclésiastique de Schröckh [voir la note suivante ;N. W.], pour sa composition solide. Depuis les vacances, j'en ai déjà grignoté deux douzaines[volumes, sur 35 ; N. W.] » (Heine Säkularausgabe, vol. XX, éd. par Fritz H. Eisner et Fritz Mende,Berlin, Akademie et Paris, CNRS, 1970, 183); au sujet de «Heine historien de la culture» voirl'article de Michel Espagne, in Revue germanique internationale, 9 (1998), 27-45.

4. Ce professeur de Wittenberg fut en son temps un spécialiste célèbre, très productif, del'histoire de l'Église : son ouvrage Christliche Kirchengeschichte, 35 vol., Frankfurt/Leipzig,E. B. Schwickert, 1768-1803, reste pa rmi les plus vastes jamais écrits par u n seul individu.Aujourd'hui, Schröckh n'est plus mentionné que dans les présentations les plus détaillées du développement de l'historiographie ecclésiastique protestante [voir les références en fin de note], etmême alors, le ton dominant est ironique sur la prolixité de son style. Faisant un jeu de mots surSchröckh-Schreck, G. A. Benrath [référence en fin de note], parl e ainsi de son « ample exposé, pa rfois vraiment "terrible" » (von der manchmal wahrhaft  schröckhlich breiten Darstellung). La seule monographie récente sur Schröckh est celle de Herbert Gutschcra, Reformation und  Gegenreformation innerhalb der Kirchengeschichtsschreibung von Johann Matthias Schröckh, Göttin gen, Alfred Kümmer le, 1973 ;cp. Ferdinand Christian Baur, Die Epochen der kirchlichen Geschichtsschreibung [1852] = Réimpr., Stuttgart-Bad Canstatt, Frommann-Holzboog, 1963, 164-174; Walter Nigg, Die Kirchengeschichtsschreibung. Grundzüge ihrer historischen Entwicklung, München, C. H. Beck, 1934, 135-140; P. Mcinhold(1967) [n. 3, p. 16], II, 80-89 ; Gustav Adolf Benrath, Evangelische und katholische Kirchenhis

torie im Zeitalter der Aufklärung und der Romantik, in Zeitschrit für  Kirchengeschichte 82 (1971), 203-

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vue de l'histoire de la culture que dans la perspective de l'histoire p ra gma

tique, Schröckh fut un digne rep résent ant de l'historiographie de l' Auf-

klärung. Au passage, déjà cité ci-dessus, emprunté au plaidoyer de

Schröckh en faveur d'une histoire pragmatique (n. 4, p. 20), ajoutons, pour

compléter le tableau, un autre extrait, dans lequel Schröckh associe étroi

tement les exigences de l'histoire ecclésiastique pragmatique à celles de

l'histoire de la culture 2 (même si ce second terme n'est pas explic itement

utilisé) :

La recherche des causes de toutes les actions remarquables constitue donc le grand

avantage de l'histoire ecclésiastique pragmatique ; mais ce n'est pas le seul. Cette

histoire doit également nous conduire plus haut, et expliquer le rapport des événe

ments entre eux : encore une occupation difficile, et pourtant infiniment utile ! [...] Il

est dans ce but particulièremen t nécessaire de rechercher quels rapports ont entrete

nus les destinées de la religion et de l'Eglise avec les événements de l'Etat, et avec

l'état de la science. Si l'on ne connaît pas ce rapport général [...], nos conceptions de

cette histoire resteront très limitées et déficientes. La religion, le gouvernement poli

tique, l'érudition, la vie sociale des hommes - il s'est toujours exprimé ou ressenti

une influence mutuelle de tout ceci. Et c'est là l'une des raisons principales pour les

quelles on ne doit entièrement séparer aucune forme d'histoire des autres

3

.

Dan s son Jour na l, Hegel donn e quatr e raisons pour lesquelles il adm ire

Schröckh4

: en premier lieu, dit-il, Schröckh évite à ses lecteurs 1' « écœu

rement » (vermeidet den Ekel) dû aux « no mbre ux noms » des « rois, des

guerres ». Au lieu de don ne r des tableaux de successions, et toutes sortes

de détails insignifiants là où, souvent, il n'y eut qu ' « une centaine

d' hommes à se chamailler », Schröckh (c'est le second point) se concentre

217, ici 206-208 ; Martin Grcschat (éd.), Die Aufklärung (Gestalten der Kirchengeschichte 8), Stuttgart, Kohlhammer, 1983 ; Walter Sparn, Über die geschichliche Aufgabe der theologischenAufklärung im 18. Jahrhundert in Deutschland, in Wissenschaften im Zeitalter  der Aufklärung (1985)[n. 3, p . 12], 18-57 ; John Stroup, Protestant Church Historians in the German Enlightenment, in

 Aufklärung und Geschichte (2 1992) [n. 3, p . 12], 169-192.1. Schröckh était d'ailleurs personnellement lié à l'école de Göttingen, car il avait étudié

dans cette ville de 1751 à 1754, entre autres chez Jo ha nn David Michaelis (1717-1791) ou

encore chez cet éminent spécialiste d'histoire ecclésiastique qu e fut Johann Lorenz von Mosheim[n. 3, p. 16].

2. E. Schaumkell traite lui aussi de Schröckh dans le cadre de son Histoire de l'histoire culturelle (Geschichte der Kulturgeschichtsschreibung, 1905) [n. 1, p. 12] , 51 s.), plus précisément lorsqu'il

examine les « historiens de Göttingen ». Cf. aussi, dans son livre, la critique très caractéristique,inspirée de l'histoire de la culture, que fit Schröckh, dans un compte rendu, des « histoires politiques et militaires » unilatérales : « Il ne sert à rien de répondre que l'on a seulement voulu faireune histoire politique, ou une histoire militaire. Si, là-dedans, on ne considère pas toujours le toutdans son ensemble, les lois, la religion, les sciences, les arts, les actes, les grands hommes en tousgenres, il ne peut même pas en sortir une histoire politique solide. On aura tout au plus un squelette sans goût ni saveur d'actions secondaires, de traités, de campagnes militaires, de combats, de

sièges ; et au lieu des innombrables éléments manquants, on mettra peut-être de longues descriptions du caractère des souverains, qui prennent chaque fois la place de ces éléments. »

3. J.-M. Schröckh (1768) [n. 4, p. 20], 271 s. - maintenant disponible dans Aufklärungshistorio-graphie [n. 2, p. 11], 616 s.

4. Parmi les spécialistes de Hegel, Carmelo Lacorte est le seul à avoir jamais examiné

Schröckh de façon quelque peu détaillée, dans II primo Hegel, Firenze, G. G. Sansoni, 1959, 72-75.

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sur les « événements essentiels » (die Hauptbegebenheiten). En troisième lieu,Schröckh « relie » - et c'est là, po ur Hegel , « la meilleure chose de toutes » - « à l'histoire, ce qui est instruct if » (das Lehrreiche mit der Geschichte),l'« ins tructif» é tan t ici « ce qui méri te d'être pris comme enseignement » 1 .Le fait que Hegel ait considéré cette liaison de l'instructif à l'histoirecomme ce qu'il y a de meilleur dans l'histoire universelle de Schröckhmontre, il est vrai, qu'à l'époque, il se trouvait certainement encore sousl'influence du Topos traditionnel de l'historia magistra vitae (exposé ci-dessus,

n. 4, p. 17). Mais la raison décisive pour laquelle Hegel admire Schröckhressort du q uat rième point : Schröckh, écrit-il, « pr en d aussi soin de pa rtout renvoyer aux conditions faites aux savants, et aux sciences en général » 2 . Il veut intégrer la Kulturgeschichte à un programme de recherche global. L'effort fait par Hegel quelques jours seulement après cette remarque,le 1 e r juillet 1785, po ur définir 1'« histoire pr ag ma ti qu e» , témoigned'ailleurs de la même attitude :

Je me suis demandé depuis longtemps ce qu'était une histoire pragmatique ; [...]Nous avons une histoire pragmatique, me semble-t-il, lorsqu'on ne se contente pas

de raconter des faits, mais lorsqu'on fait aussi ressortir le caractère d'un hommecélèbre, ou de toute une nation, de ses mœurs et coutumes, de sa religion etc., etles différentes variations et déviations en ces matières par rapport à d'autres peuples ; lorsqu'on retrace la décadence et l'essor de grands empires ; lorsqu'onmontre ce que purent être les conséquences de tel ou tel événement ou changement politique pour la constitution de la nation, pour son caractère, etc. 3.

Ces documents et témoignages sur les années de jeunesse du philosophepermettent d'établir, en premier lieu, que comme bien d'autres représentants de l'historiographie de l' Aufklärung, Hegel considéra la Kulturgeschichte

comme une partie intég rante de 1' « histoire prag mat ique ». En secondlieu, il associa l'importance qu'avait prise l'histoire culturelle par rapport àl'histoire dynastique et militaire, à la dévalorisation de cette dernière,caractéristique de l'historiographie de l' Aufklärung : le fait même que leterm e m oq ue ur et méprisant de « chamailleries » (Balgereien), par lequelSchlözer dénigrait l'accumulation de détails en histoire militaire (n. 1,p. 22), se soit aussi retrouvé chez Hegel (là où souvent il n'y avaitqu' « une centaine d'hommes à se chamailler » : GW, I, 3), est tout à faitsignificatif. En troisième lieu, Hegel retrouve l'historiographie de l' Auf-

1. Dans son Lehrbuch (41784) [n. 1, p. 26], 14, Schröckh explique ainsi que, «précisément ence que l'histoire nous fait faire connaissance avec les hommes et avec nous-mêmes, elle devient lameilleure maîtresse de sagesse (die beste Lehrerin der Klugheit).

2. Hegel pensait peut-être ici à un passage du « Concept provisoire de l'histoire universelle »emprunté au Lehrbuch de Schröckh ( Lehrbuch, 41784, 20 s.), dans lequel les connaissances historiques sont d'abord différenciées en « le nécessaire, l'utile et l'agréable ». Schröckh rapporte ensuitede façon non équivoque tout le domaine de l'histoire culturelle, plus particulièrement« l'avancement acquis par les hommes dans leurs mœurs, leurs lois, les arts et les sciences », aux« connaissances nécessaires ».

3. Hegel, GW, I, 5 - trad. franç, dans H. S. Harris, Le développement  de Hegel I  [voir n. 2,

p. 26], 32.

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klärung dans sa recherche des événements vraiment importants (den Hauptbegebenheiten) et des peuples (n. 2, p. 19) ou individus ayant eu une signification pour l'histoire universelle (universalhistorische Menschen, n. 1, p. 21).Enfin, ce fut l'historiographie allemande de l' Aufklärung qui orienta l'intérêtde Hegel vers ceux qui, en France et dans les pays britanniques, avaientété à l'origine de ce courant, et qui lui avaient servi de source d'inspiration. Si, pour sa part, Schröckh avait contribué, par des comptes rendusbienveillants 1 (faits « avec un plaisir parti culier »), à pro pa ge r en Alle

magne l' Histoire d'Angleterre de David Hume, Hegel, de son côté, fit l'éloge,chez Schröckh, de ces aspects précis de son Histoire universelle qui avaientfait la célébrité de l' Histoire de Hume 2 . Si les demandes de constitutiond'une histoire de la culture, des « coutumes » et des « sciences », renvoientà Voltaire et à Hume, les passages sur 1' « essor » et la « chute » des« grand s empires » renvoient, eux, à Mon tesquieu et à Gibb on - mê me sila source directe du je un e lecteur était encor e, à l'époque , Schröckh - nonpas ces auteurs eux-mêmes, que Schröckh avait popularisés.

Nous ne pouvons pas reprendre ici toutes les références ou allusions de

Hegel à l'historiographie de l' Aufklärung, à chacune des étapes de sa carrière3. Nou s nous cont ente rons de proposer une réinterprétatio n des passages décisifs sur ce sujet dans Y Encyclopédie et dans les cours de Berlin 4.Lor squ e, dans ces œuvre s, Hegel stigmatise 1' « histoire pragmat ique », ilcritique, en fait, trois choses : en premier lieu, il conteste la prétention decette histoire à être instructive - comme par exemple dans le passage

1. Par ex. dans l' Allgemeine deutsche Bibliothek, Supplément aux vol. 13 à 24, Berlin/Stettin,Friedrich Nicolai, 1777, 1285 s.

2. Cf. N. Waszek, David Hume als Historiker und die Anfänge der HegeischenGeschichtsphilosophie, in Hegel in der Schweiz (1793-1796), éd. par H. Schneider et N. Waszek,Frankfurt/M., Lang, 1997, 173-206, ici 180.

3. Pendant les étapes suivantes de son développement et, plus particulièrement, pendant sesannées de préceptorat en Suisse et à Francfort - lorsqu'il fut libéré de tout plan d'enseignement etde toute organisation imposée de ses études - Hegel étudia à fond précisément ces historiens duXVIII

e siècle, dont on lui avait si bien montré l'intérêt. De longues études ont été consacrées à laquestion de savoir comment, en Suisse, Hegel lut Gibbon - qui, lui-même, s'était appuyé surMontesquieu - et comment il tira profit de ces auteurs dans sa propre problématique ; cp. Philippe Muller, Hegel et Gibbon, in Studia Philosophica, 41 (1982), 161-176. Il faut rapporter à cetteépoque les références expresses à Montesquieu (par ex. TWA, XII, 18), que l'on retrouve plus

tard, à Berlin, dans les Leçons sur la philosophie de l'histoire (GW, I, 128 [1792/93-1794] ; 369 [1795-1796]). De la littérature sur Hegel et Montesquieu, citons ici Guy Planty-Bonjour, L'esprit générald'une nation selon Montesquieu et le « Volksgeist » hégélien, in Hegel et le siècle des Lumières, éd. parJacq ues D 'H ond t, Paris, PUF, 1974, 7-24; Ber nard Bourgeois, Le droit naturel de Hegel, commentaire, Paris, Vrin, 1986, 587 s., 603-606 ; Myriam Bienenstock, Politique du jeune Hegel, Iéna, 1801-1806, Paris, PUF, 1992, 122-124 ; Bruno Coppietcrs, Kritik einer reinen Empirie, Hegels Jen aer Kom mentar zu Montesquieus Theorie des Politischen, Berlin, Akademie, 1994.

4. Ce nouvel effort d'interprétation tire avantage de la parution récente de la première édition des notes de cours sur la philosophie de l'histoire de Hegel : Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte [sigle : VPhWG], Berlin, 1822-1823 , Nachschrift en von Karl Gust av Julius vonGriesheim, Heinrich Gustav Hotho und Friedrich Carl Hermann Victor von Kehler, éd. par KarlHeinz Ilting, Karl Brehmer et Hoo Nam Seelmann, Hamburg, Meiner, 1996 [Hegel, Vorlesungen,

t. 12].

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célèbre, dont une partie a déjà été citée (n. 2, p. 13), selon lequel « chaqueépoque se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation siparticulière que, dans cette situation, c'est seulement à partir d'elle-mêmequ'on doit et qu'on peut décider » 1. En second lieu, Hegel se tourne contretous ceux qui conçoivent l'histoire comme une servante de la morale. Il estvrai qu' il cons idéra toujours 1' « ensei gnement mor al », « part icul ièrementde la jeunesse », comme légitime. Mais il en limita le contenu au matériaufourni par l' « histoire biblique ». L'histoire pr op re ment dite — les « desti

nées des peup les » et le « bou leversement des États » - consti tuait selon luiun «tout autre champ», «plus élevé, plus vaste» (TWA, XII, 17 etVPhWG, 10). Ce qu'il voulait rejeter, c'était un auteur comme, parexemple, J ea n de Mulle r : un historien qui, selon lui, aurait poursuivi dansson Histoi re des « intentions mora les » et serait « enn uyeux » et « superficiel» (VPhWG, 11). En troisième lieu - et tel est le point critique quirevient toujours à nouveau 2 , parce qu'il semblait à Hegel particulièrementimportant - le philosophe se dressa de façon décidée con tre « l'esprit psychologique mesquin » 3, « cette mesquine pseudo-co nnaissance de l'hommequi, à la place de ce qu'il y a d'universel et d'essentiel dans la naturehumaine, fait surtout du seul élément particulier et contingent propre àdes impulsions, passions, etc., isolées en leur singularité, l'objet de sonétude » 4. Hege l rejette abrupt eme nt, les dé no mm an t des « inventions , propres à la perspective pragmatique » (pragmatisierende Erfindungen)5, toutes lestentatives faites afin de trouver des « motivations » secrètes, qui const itueraient les véritables mobiles des actions humaines.

Toutes ces critiques atteignent, certes, la vieille école d'« histoire pragmat iqu e » - mais auc un ement la version, modifiée jusq u'en ses fonde

ments, que l'on trouve représentée dans l'école de Göttingen, par exemple.Loin de devoir la rejeter, Hegel aurait même pu trouver en elle une sourced'inspiration pour sa propre critique, car là aussi - nous l'avons vu (n. 3,p. 20 ci-dessus) - l'individualité et le caractère unique des constellationshistoriques furent fortement soulignés. Sans doute n'a-t-il pas été possible,

 jusqu'à présent, d'ét ab lir de façon univoque que la posit ion de Hegel futdir ecteme nt inspirée par les historiens de Göt tingen ; car Hegel ne seréfère pas expressément, dans sa philosophie de l'histoire, à Gatterer ou àSchlôzer. Mais une telle hypothèse possède une certaine plausibilité : KarlRosenkranz, le premier biographe de Hegel, rapportait déjà, par exemple,

1. Hegel, TWA, XII, 17 - l'édition des notes de cours datant de 1822-1823 : VPhWG [voirnote précédente], ici 10, confirme ce texte. Cp. la trad. approximative dans La raison dans l'histoire

[n. 3, p. 25], 35.2. Par ex. TWA, VIII , 278 s. ; X, 10 s. ; XI I, 555 s.3. TWA, XII, 555. Cp., en trad. franc., La raison dans l'histoire [n. 3, p. 25], 34.4. TWA, VIII, 278 ; trad. franc, par B. Bourgeois dans Encyclopédie des sciences philosophiques en

abrégé, I : La science de la logique, Paris, Vrin, 1970, ici éd. de 1827-1830, § 140, Add., 573 s.5. TWA, X, 348 ; trad. franc, par B. Bourgeois dans Encyclopédie des sciences philosophiques en

abrégé, III : La philosophiede l'esprit, Paris, Vrin, 1988, § 549, Rem., 328.

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que Hegel aurait « amplement utilisé les Staatsanzeigen de Schlôzer » 1 . Dansles passages critiques que nous avons mentionnés, Hegel se réfère aussisouvent à la « manière, dite pragmatique, d'écrire l'histoire » 2 - comme s'ilvoulait en distinguer une forme supérieure, l'histoire vraiment pragmatique,à laquelle il semble très nettement faire allusion, par exemple dans undével oppem ent sur la « connexion des événements » et « l'en chaî nemen t

des circonstances» (VPhWG, 9). Il n'est nullement exclu qu'un pont, unepasserelle, ait existé entre le « système d'événements » de l'école de Göttin-gen, et la catégor ie de « totalité » dans la philosophie hégélienne del'histoire.

LA KULTURGESCHICHTE  DANS L' ÉCOLE HÉGÉ LIEN NE : L'ENCYCLOPÉDIE  COMME SYSTÈMEDE LA KULTURGESCHICHTE 3

Peu de temps après avoir examiné « la man ièr e, dite pra gmat ique ,d'écrire l'histoire », Hegel se tou rne expressément , dans ses Leçons sur la

 philosophie de l'histoire (VPhWG, 13), vers la considération de ce qu'ildénomme « histoires spéciales » (Spezialgeschichten), et vers l'examen du rapport entre ces histoires et ce qui constitue pour lui la manière la plusélevée d 'écrire l'histoire : 1' « histoire universelle phi losop hiq ue » (philoso

 phische Weltgeschichte). Les « histoires spéciales [écrites] à part ir d' un po in tde vue universel, qui est donc extrait de toute la connexion de l'universalité » (aus dem ganzen Zusammenhang der Allgemeinheit), constituent, selon

Hegel, une manière d'écrire l'histoire qui prend un essor particulier précisémen t à son époq ue : « La cul ture d u temp s [a conduit à] la considérerdavantage, et à la mettre davantage en relief. » Hegel n'utilise pas ici, il estvrai, le terme même de Kulturgeschichte. Mais les exemples qu'il donne sonttirés de do maines et de thé matiques pr op re s à l' « histoire culturelle » ausens plus tardif du terme :

De tels points de vue singuliers sont par ex. [ceux de] l'histoire de l'art, de lascience, de la constitution, du droit, de la propriété et de la navigation.

Sa liste d'exemples peut même fort bien être considérée comme un essaide définition : Hegel, à son tour, élargit le champ de l'histoire, afin d'inclure en lui non pas seulement la « haute culture » - l'art, la science (Kunst,Wissenschaft) - qui occupe néanmoins toujours la première place, mais aussi

1. K. Rosenkranz, Georg Wilhelm Friedrich Hegels Leben (1844) [n. 4, p. 25], 14. La revue deSchlözer, les Staatsanzeigen, parut de 1782 à 1793, en 18 t.

2. TWA, VIII, 278 ; TWA, X, 10 ; tra d. franc., Encyclopédie, I, § 140, Add., p. 573 ; III, § 377,Add., p. 380.

3. Le meilleur guide pour la conception hégélienne de l'encyclopédie est Bernard Bourgeoisdans les présentations des deux volumes de son édition française de l'Encyclopédie de Hegel. Particulièrement pertinentes pour notre tâche ici, sont ces remarques : La science de la logique [Encyclo

 pédie, I], Paris, Vrin, 1970, 30-35 ; Philosophie de l'esprit [Encyclopédie, III] , Paris, Vrin, 1988, 85-89. 31

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l'histoire politique et jur idi que - la constitut ion, le droit (Verfassung, Recht) ;voire même l'histoire sociale, économique et technique - la propriété, lanavigation (Eigentum, Schiffahrt). Bien que l'exposé soit dense, Hegel souligne par deux fois, dans le même contexte, que cette façon de procéder del'histoire spécialisée est proche de sa propre démarche : en premier lieu,dit-il, elle «constitue [...] la transition vers l'histoire universelle philosoph ique ». Deux ièmem ent, l'histoire universelle philosophique « se rat tacheplus étroitement à cette forme d'histoire» (VPhWG, 13 et 14). Il souligne

aussi, tout à fait dans le sens de ce qu'avait cherché à faire l'historiographie de l' Aufklärung pa r la notion de « système d'év énements », quede telles histoires spéciales « n' on t de sens que dans la con nexion a u tou tde l'État, au tout de l'histoire ». Ici aussi, il utilise l'expression « totalité detous les points de vue particuliers ». Mais il ajoute, comme s'il entendaitexpressément prendre ses distances par rapport à toutes les promessesvides et à tous les programmes jamais réalisés :

C'est une phrase usée jusqu'à la corde, que celle selon laquelle la connexion la plusétroite existe entre l'état des sciences, des arts, des rapports juridiques, de la consti

tution politique, de la religion d'un peuple et de ses grandioses destinées, ainsi quede ses rapports à ses voisins, à la guerre comme dans la paix. On l'a souvent dittrès jus tement . O n a tout à fait raison d'en parler, et l'on dit par là quelque chosede profond. Mais d'habitude on en reste là, sans développer et expliciter l'unité,l'âme même... (VPhWG, 15).

C'est, comme on le sait, cette unité que Hegel développera dans sa philosophie de l'histoire, en s'aidant de l'idée de liberté humaine. Comme il nepeut s'agir ici pour nous d'examiner la façon dont il accomplit lui-mêmeson programme encyclopédique, nous nous tournerons plutôt vers une

question plus modeste : la façon dont fut développée sa concept ion d'u neencyclopédie dans le cercle de ses disciples, pour ce qui concerne justement la Kulturgeschichte.

L'encyclopédisme hégélien, il faut le rappeler ici, contient une conception très particu lière de ce que devrait être une « école » phi loso phiq ue.Cette encyclopédie - l'Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé  - constitue un système, qui s'ouvre sur de nombreuses sciences : la théologie etles différentes branches du droit ; l'histoire et, surtout, l'histoire de la philosophie ; toutes les sciences humaines et sociales, ou encore les sciences

naturelles elles-mêmes. Un tel projet ne pouvait avancer que grâce àl'aide, ou la coopération, de nombreux étudiants et assistants : il s'agissait,pour chacun d'entre eux, de développer les méthodes et principes hégéliens dans une science déterminée, dans une branche précise de telle outelle science ou encore - s'ils ne voulaient pas passer de la philosophie àune autre science - dans une certaine période de l'histoire de la philosophie. Chacun demeurait donc un disciple, puisqu'il s'agissait pour lui depréserver les mêmes démarches. Mais il se trouvait aussi placé devant laperspective réaliste de devenir lui-même un maître, dans le domaine qu'il

avait choisi. Non seulement Hegel vit plusieurs de ses étudiants le dépasser

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en ce sens, il les encouragea même à poursuivre leur propre chemin— pour le dépasser : les témoignages d'époque, en cette matière, sont multiples et univoques 1. La tendance des disciples à dépasser leur maître étaiten effet inscrite dans la définition même, par le philosophe, d'un systèmeencyclopédique ; et sa légitimité, rec onn ue p ar Hege l lui-même. Cecipourrait être montré dans bien des domaines, par exemple en histoire dudroit 2. Nous développerons ici, en guise de conclusion, un autre exemple :la façon dont Heinrich Gustav Hotho (1802-1873), qui fut l'un des disci

ples de Hegel, s'inspira de l'Encyclopédie pour élaborer une histoire del'art - cette Kulturgeschichte par excellence.Hotho est presque oublié aujourd'hui 3 . Si l'on se souvient encore de

lui, c'est d'abord et avant tout parce qu'il fut l'éditeur des conférences deHegel sur l'esthétique 4. Pourtant, il fut aussi lui-même une figure importante en Allemagne, pour tout ce qui concerne l'histoire de l'art. Habilitépour enseigner l'esthétique et l'histoire de l'art, il enseigna à l'Universitéde Berlin de 1827 ju sq u' à sa mor t, en 1873. A par tir de 1832, il occupaaussi le poste de sous-conservateur de la collection de tableaux (Gemäldega

lerie) dirigée par Gustav Friedrich Waagen (1794-1868), au nouveau muséede Berlin (ouvert le 3 août 1830). Comme Hotho remplaçait égalementWaagen, le directeur, pendant les nombreux voyages de celui-ci, on peut

1. Lorsque , par exemple, Hegel fait l'éloge de l'un de ses jeu nes amis, Edua rd G ans (1797-1839) - cp. notre présentation dans ses Chroniques françaises. Un hégélien juif à Paris : 1825, 1830,1835, Paris, Cerf, 1993, 7-105 - dans une lettre à un collègue de Bonn, Windischmann, il préciseque Gans, dans son ouvrage sur l'Histoire du droit de succession (1824-1835 ; trad. franc, partielle :1845) a « pris pour base mes cours [ses co ur s: les cours de Hegel] sur l'histoire du monde»(Hegel, Correspondance, trad. par Jean Carrère, Paris, Gallimard, 1967, t. III, 41).

Karl Ludwig Michelet (1801-1893) - cp. notre entrée sur lui dans Neue Deutsche Biographie,t. 17, Berlin, Duncker & Humblot, 1994, 447 -, un autre disciple proche de Hegel, constitueranotr e second exemple : lorsque Michelet ch erch a un sujet de thèse, Hegel lui déconseilla d'écr iresur la philosophie de la nature, Michelet n'ayant pas fait d'études scientifiques. Il lui recommandaplutôt un sujet emprunté à la propre discipline de Michelet : le droit ; cp. le récit fait par Micheletde cette anecdote dans son autobiographie : Wahrheit aus meinem Leben, Berlin, Nicolai, 1884, 76.

2. L'Histoire du droit de succession de Gans nous a déjà servi d'exemple pour mettre en évidencela relation qui devait exister entre le système de Hegel et les « histoires spéciales », que Hegel voulait voir se déve lopper : cf. ici Nor ber t Waszek, Ga ns ' Erbr ech t als rechtshistorische Anwend ungder Hegeischen Geschichtsphilosophie und im Konte xt des rechtswissenschafüichen Met hod enstreits seiner Zeit, in Hegels Vorlesungen zur  Philosophie der  Weltgeschichte, éd. par Dietmar Köhler et

Elisabeth Weisser-Lohmann, Bonn, Bouvier, 1998, 185-203.3. Sa réputation décline d'ailleurs depuis longtemps. L'ouvrage de Wilhelm Waetzoldt, Deutsche Kunsthistoriker, 2 vol., Leipzig, E. A. Seemann, 1921 et 1924, ici II, 53-70 - lui faisaitencore l'honneur d'un chapitre, parfois critique, certes, mais plein d'estime et de sympathie. Et sil'Allgemeine Deutsche Biographie de la deuxième moitié du XIXe siècle lui consacre bel et bien uneentr ée (vol. 13, Leipzig, Dun cke r & Humblot , 1881 , 191 s.), la Neue Deutsche Biographie de notretemps ne renouvelle pas cet honneur - ce qui est déjà, en soi, assez représentatif du déclin de saréputation. Nous disposons maintenant, pourtant, de la monographie d'Elisabeth Ziemer, HeinrichGustav Hotho, 1802-1873, Ein Berliner Kunsthistoriker, Kunstkritiker und Philosoph, Berlin, Dietrich Reimer, 1994 - qui m'a beaucoup aidée dans tout ce qui suit.

4. Dont il fit trois volumes (1835, 1837, 1838 ; 2 e éd., 1842). Ce travail d'éditeur fut en effettrès important, ne serait-ce qu'implicitement, pour tout ce qui concerne sa démarche comme his

torien d'art.

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dire que, souvent, il fut le responsable de la collection des tableaux, c'est-à-dire celui qui s'occupait non pas seulement de leur conservation, maisaussi de leur présentation, ainsi que des nouvelles acquisitions.

Hotho publia un nombre non négligeable d'ouvrages, mais également- et ceci fut sans dou te plus importan t encore po ur sa re no mm ée del'ép oque - be au co up d'articles dans des jo ur na ux et des revues, dans lesquels il traite de toute la vie culturelle à Berlin : opéra, musées, théâtres,université, etc. 1. Avant de traiter de sa conception de l'histoire de l'art,

nous tenterons de montrer, à partir de l'un de ses comptes rendus2

, ce quesignifiait pour lui le hégélianisme, pour tout ce qui concerne l'esthétique :sous prétexte de discuter de la méthode du livre dont il fait le compterendu, Hotho s'engage en effet dans une digression méthodologique sur lehégélianisme. Celui-ci, dit-il, se fait une idée propre de ce que doit êtreune école philosophique :

Descartes, Spinoza, Kant et Fichte exigèrent bien des fidèles, mais non pas, en réalité, des disciples collaborant avec eux. Au principe même de la philosophiecon temporaine [sans doute une allusion au hégélianisme ; N. W.] se trouve au

contraire [le fait de] ne pas pouvoir s'accomplir, pour ce qui concerne l'étendue etla multiplicité du matériau à dominer, sans l'aide de collaborateurs doués de diverses manières (ibid., 252).

Hotho distingue ensuite (ibid., 252 s.) entre trois types de hégéliens : lespremiers, dit-il, ne font rien d'autre que répéter et expliquer le système dumaître, lequel se trouve donc conservé, mais dans un état de stagnation,comme s'il était mort en même temps que son auteur. Le deuxième groupe,ignorant toutes les études historiques et empiriques qui nourrirent pourtantla démarche et le système du philosophe, ne reproduit rien d'autre que

quelques formules méthodologiques. Il fait passer pour un trésor ce qui n'estrien qu'un extérieur éblouissant, mais vide de contenu. Hotho est particulièrement féroce envers cette catégorie de hégéliens, qu'il qualifie de « scolas-tique » : c'est elle qui , selon lui, condui t le gr and publ ic à se dé to ur ne r avecdégoût du hégélianisme. Enfin, les représentants du troisième et derniergroupe — et c'est bien là que se situe Hotho lui-même — viennent à Hegelavec un bagage solide : celui d'une discipline scientifique. Ce qu'ils trouventchez Hegel, c'est une meilleure façon de procéder dans leur propredomaine, donc de réélaborer celui-ci, selon de nouvelles perspectives. Mais

comment peut-on retravailler concrètement sa discipline, à l'aide de la phi-

1. Il contribua par exemple au journal Morgenblatt für  gebildete Stände, pour lequel, si l'on se fieaux recherches d'E. Ziemer (1994) [n. 3, p. 33], 239 et 344, il n'écrira pas moins de 222 contributions entre 1826 et 1829. Parmi ses livres, mentionnons ses Vorstudien für  Leben und Kunst, Stuttgart/  Tübingen, Cotta, 1835 : un ouvrage un peu étrange, qui mélange l'autobiographie à l'esthétique ;la Geschichte der deutschen und niederländischen Malerei, 2 vol., Berlin, M. Simion, 1842-1843 ; et l'étudesur Die Malerschule Huberts van Eyck, 2 vol., Berlin, Veit, 1855-1858.

2. Le com pte ren du d'un livre sur l'histoire du concep t de justice J . A. Saling, Die Gerechtig

keit in ihrer geistesgeschichtlichen Entwicklung, Berlin, C. F. Plahn, 1827 -, qu'il publia dans la célèbrerevue Jahrbücher für  wissenschaftliche Kritik  [sigle : JWK], 20 vol. (1827-1846), ici août 1828, n° 31 s.,

251-265.

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losophie hégélienne ? Pour répondre à cette question fort pertinente, Hothosuggère quelques pistes, critiquant au passage plusieurs autres façons deprocéder. Il faut, dit-il, commencer par bien définir et bien délimiter sonpropre sujet, et par déterminer la place exacte qu'il occupe dans le systèmephilosophique. Par ce conseil apparemment si anodin, Hotho rejette à nouveau la « scolastique » d'un mauvais hégélianisme qui, sans vraiment percevoir toutes les connaissances et richesses d'une discipline, ne cherche en finde compte qu'à leur imposer un squelette de concepts et de déductions, tel

lement apte à effrayer les non-initiés ! Ma is il qualifie de « tout aussi insuffisante », comme il le dit, la « micrologie », qui se plairait seulement à empiler des masses de détails 1. Dans ce passage, il vise manifestement l' « écolehistorique du droit » : il fustige l'esprit « boutiquier » (Kramerei) qui conduitl'école historique à accumuler une infinité de détails. Mais même dans cecontexte - le poi nt mér ite d 'être souligné - il considère co mm e « pire »(scheidlicher) encore pour la recherche, la scolastique creuse d'un mauvaishégélianisme (ibid., 255). Il est, écrit-il ainsi, indispensable à une compréhension philosophique de l'histoire de tout phénomène, de « se plonger dans les

situations historiques » (ibid., 264) - défendant par là ce qui nous semblecorrespondre à la position effectivement adoptée par Hegel dans sa philosophie de l'histoire : ne jamais tenter, comme le donnent pourtant à croireles mauvaises caricatures de cet auteur, de surimposer aux faits une construction a priori et donc d'annihiler le travail réel des historiens, mais adopter plutôt ce travail comme fondement de sa propre démarche, et reconnaître sa propre dépendance par rapport à lui.

Pour ce qui concerne maintenant non plus les priorités méthodologiques de Hotho, mais sa conception de l'histoire de l'art, qui d'ailleurs

résulte de ces priorités, nous nous limiterons ici essentiellement à l'examende sa contribution au débat autour du nouveau musée de Berlin, parceque ce fut là un enjeu de politique culturelle, d'envergure nationale 2 . Dans

1. Le terme de « micrologie », utilisé ici, n'est pas innocen t. Ç'avait préc isément é té par ceterme très méprisant qu'A. F. J. T hiba ut, un célèbre juriste co ntemp orain , spécialiste de droitcivil, avait stigmatisé l'école histori que du droit de F. C. von Savigny - le term e appara ît d' aborddans les Heidelberger Jahrbücher,VII (1814), 527 ; Thibaut reprit cette accusation dans ses Civilistische

 Abhandlungen, Heidelbe rg, Mo hr et Zimmer, 1814 - et Ho th o connaissait le déba t qui se déroulaità l'époque entre les adeptes de Savigny et ceux de Thibaut : deux pages avant d'utiliser lui-mêmele terme de « micro logie », il fait en effet allusion à la dispute ent re Savigny et son ami Ed ua rd

Gans, déjà mentionné ci-dessus, qui avait lui-même repris le terme pour critiquer Savigny, avecbeaucoup d'emphase et dans un texte très visible à l'époque, puisqu'il s'agissait de la préface à son Histoire du droit de succession, datée du 23 mars 1823 ; cp. ma présentation à Edouard Gans, Chroniques françaises (1993) [n. 1, p. 33], 53 s.

2. Hotho présente cette contribution, à nouveau en guise de compte rendu, mais cette foisde l'ouvrage d'Aloys Hirt, Kunstbemerkungen auf  einer Reise über Wittenberg und Meißen nach Dresden und Prag, Berlin, Dunck er & Hum blot , 1830 - dans la revue JWK  (novembre 1830), 699-718. Sur lesconceptions divergentes du nouveau musée, cp. Heinrich Dilly, Kunstgeschichte als Institution, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1979.

La véritable finalité de l'article de Hotho fut sans doute évidente à plus d'un contemporain :Hotho, qui avait demandé un poste au musée trois mois avant la publication de son article, voulait se servir de celui-ci pour montrer combien il était qualifié pour une telle fonction. Mais on ne

peut dire que l'essai n'est qu'une publication de circonstance.

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cette contribution, Hotho exprime aussi certaines de ses convictions les

plus fondamentales en histoire de l'art. Ca r il reprend, pour la discuter, la

conception qu'avait développée Aloys Hirt (1759-1839) de ce que devraitêtre un musée ; et Aloys Hirt était un auteur avec les idées duquel il fallaitalors compter. Cet autodidacte, revenu en Prusse en 1796 après un séjourde quatorze ans à Rome, avait joué, dès son arrivée à Berlin, un rôle de

pionnier pour tout ce qui concernait le grand projet de création, dans cetteville, d'un musée. A la suite de conflits qui l 'opposèrent à d'autres artisans

du projet - Karl Friedrich Schinkel (1781-1841) et G. F. Waagen (1794-1868), en particulier - il avait lui-même quitté la commission qui préparaitla construction et l'ouverture du musée. Mais il avait une conception claireet cohérente de ce que doit être un musée, dans son architecture commedans sa façon de présenter les œuvres d'art ; et loin de se laisser abattrepar sa défaite dans les luttes de pouvoir autour de la construction du

musée, il revendiqua à nouveau cette conception, précisément dans le livredont traite l'article de Hotho, prétendant présenter là non pas tellementson propre projet que, plutôt, les galeries d'art qu'il avait vires pendant son

voyage. C'est bien pourtant ce projet, et la conception de Hirt elle-même,qui s'exprime dans son livre ; et la conception de Hirt est, pour notre propos, particulièrement intéressante, puisqu'elle contient en son noyau une

idée bien déterminée de Kulturgeschichte - l'idée même que, comme nous le

verrons par la suite, Hotho discuta.La devise même du musée, que Hirt avait fait inscrire, dès 1827, sur la

façade du bâtiment 1 , est particulièrement évocatrice, pour tout ce qui

concerne l'idée de Kulturgeschichte : FRIDERICUS GVILELMUS m STVDIO

ANTIQUITATIS OMNIGENAE ET ARTIUM LIBERALIVM MVSEVM CONSTITIVIT

MDCCCXXVIII. Sous-jacent à l'antiquitatis omnigenae, « antiquités en tous genres », se manifeste en effet très clairement l'idéal d'une histoire culturelleuniverselle, ou encyclopédique. Le studio renvoie à l'idée d'une historiamagistra vitae, à laquelle, nous l'avons vu, l'historiographie pragmatique de

l'Aufklärung avait donné un nouveau sens et un nouvel élan. Le musée de

Hirt — c'est bien clair — doit servir à cultiver les gens. Et aucune collectionne pouvant être complète, Hirt insista pour que l'on remplace les sculptures manquantes par des copies en plâtre : la fonction pédagogique imposerait une telle nécessité.

Dans le musée, il y aurait une place non pas seulement pour les antiquités, mais aussi, à côté de celles-ci, pour l'art postclassique - dénomméici ARTTVM LIBERALIVM, ce qui prêtait d'ailleurs à confusion, le terme d'artlibéral renvoyant plutôt à l'opposition entre des arts « libéraux » et des arts« appliqués ». Hirt envisageait en fait une construction à deux étages : le

rez-de-chaussée pour l'Antiquité, c'est-à-dire surtout pour les sculptures ; et

1. Je profite ici de l'analyse de Beat Wyss, KJassizismus und Geschichtsphilosophie im Konflikt, Aloys Hirt und Hegel, in Kunsterfahrung und Kulturpolitik im Berlin Hegels, éd. par Otto Pöggeler

et Annemarie Gethmann-Siefert, Bonn, Bouvier, 1983, 115-130.

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le premi er étage pou r les tabl eaux « mod ern es », c'est-à-dire pou r tou t cequi avait été réalisé après l'Antiquité. Il y avait donc, là aussi, une volontétrès claire d'être « complet ». En second lieu, les salles devaient se succéderselon un ordre historique - cet ordre manifestant le plus clairement, selonHirt, les différentes étapes du développement de l'art, ou encore « cequ'un peuple apprit et reprit d'un autre, à quel endroit l'un s'arrêta, alorsmême que l'autre poursuivait » 1. Un troisième élément mérite d'être relevédans cette conception de la Kulturgeschichte développée par Hirt : une masse

d'œuvres d'art individuelles une fois rassemblées, il ne s'agissait pas des'ar rêter . Encore fallait-il trouver le lien unissant ces œuvres : « Une histoire doit témoigner non pas simplement d'un zèle de collectionneur, maisaussi de cet esprit qui montre que le chercheur a réussi à maîtriser sonmatériau. » 2 Hirt, il faut le rappeler, avait quitté la commission de constitution du mu sée pour un e raison majeur e : pa rce qu'il n'avait pas réussi àempêcher le projet de création, au centre du musée, d'une grande salle, la« rotonde » (die Rotunde), qui, dépassant les deux étages, devait accueillir les« meilleures pièces » - mais qui aura it int er rompu l'ordre historique voulu

par Hirt pour toute la collection. A la critique de Hirt, Schinkel avaitrétorq ué que le musé e avait certes besoin d 'un « sanctuaire » (Heiligtum),séparé du quotidien :

Finalement, la disposition d'un édifice aussi imposant que le deviendra en tout casle musée ne peut pas non plus se passer d'un centre digne de ce nom, qui doit êtrele sanctuaire dans lequel sera conservé ce qui est le plus précieux [...] Là, la vued'une salle belle et noble doit rendre [le visiteur] réceptif, et susciter [chez lui] unétat d'âme [lui] permet tant de joui r et d'acquérir la connaissance de ce queconserve l'édifice dans son ensemble 3.

Sans dou te pou rra it- on reconst ituer, à par tir de ce débat, différentesconceptions de l'« histoire culturelle », correspondant en quelque sorte àdeu x généra tions : la conception historique et didactique de Hir t, nourri epar l' Aufklämng, semble en effet avoir été opposée à celle de Schinkel,l'architecte du bâtiment, dont le néoclassicisme aurait plutôt été d'inspiration romantique, et qui tenait donc à la «rotonde». A la volonté depropager l'histoire de l'art comme Bildung - la caractéristique la plus frappante de cette conception étant l'ajout, aux originaux, de copies en

plâtre - se serait opposé un autre projet, construit autour du désir de susciter, chez le visiteur, une contemplation d'inspiration romantique 4 . Il y a là,bien sûr, une reconstitution très simplifiée des choses, car les positions

1. Comme le dit Hirt dans sa Geschichte der Baukunst bei den Alten, 3 vol., Berlin, G. Reimer,1821-1827, ici vol. I, iü.

2. Ibid., vol. I, vii.3. Paul Ortwin Rave, Karl Friedrich Schinkels Lebenswerk, vol. III, Berlin, Deutscher Kunstver

lag, 1941, 32 s. - cité d'après B. Wyss (1983) [n. 1, p. 36] , 129.4. Dans son ouvrage Kunstgeschichte als Institution, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1979, ici 146,

Heinrich Dilly va dans le sens d'une telle opposition.

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adoptées par chacun des protagonistes ne furent nullement aussi claires etaussi cohérentes.

Mais lorsque nous adoptons comme point de départ cette discussion,ainsi que les points de vue qui s'opposèrent en elle comme autant detypes idéau x d 'u ne « histoire de l' art », il devient possible d'identif ierl'idée même de cette histoire, et do nc d' un e « histoire de la cul ture », quese fit Hotho, comme disciple de Hegel. Le discours dans lequel Hirtoppose le « zèle du col lect ionneur » à 1' « esprit » aur ait , certes, pu pla ire

à Hegel - et à Hotho : Hirt ne reprend-il pas, pour l'appliquer à l'art,l'opposition, tant soulignée par Gans, entre une histoire du droit attachéeà la détermination de 1' « esprit » des lois, et la « micrologie » méprisablede l'école historique , représentée p ar von Savigny ? - Hege l l ui-m ême,pourtant, ne semble pas avoir été opposé à la grande salle de Schinkel,ce palladium du musée : il répéta à plusieurs reprises, dans ses cours surl'esthétique, qu'en fin de compte les sculptures avaient été faites pour destemples (par ex. TWA, XIV, 431) - en d'autres termes, pour un sanctuaire. Ceci signifie-t-il qu'il aurait voulu pousser plus loin encore que

Hirt la fonction didactique du musée, précisément en plaçant les sculptures dans un nouveau sanctuaire - la « ro tonde » de Schinkel - et endévoilant ainsi à nouveau la fonction originale qu'avaient eue autrefois lesœuvres d' ar t ? Il est difficile de savoir co mm en t il pe rçut lui -même cedébat autour du musée, car les allusions que l'on peut trouver dans sesconférences ne sont pas assez précises.

Mais Hotho, son disciple, s'explique plus longuement à ce sujet. Il est,en premier lieu, intéressant de noter que, dans les idées de Hirt, Hothocroit pouvoir reconnaître l' Aufklärung : dans l'article qu'il consacre au livre

de Hirt, il fait ainsi ressortir le rationalisme sous-jacent à son analyse desœuvres d'art 1 . Il comprend aussi qu'en s'opposant à la «rotonde» deSchinkel, Hirt n'entendait pas pour autant nier le caractère suprahisto-rique (übergeschichtlich)de l'art classique. Ce qu'il critique chez Hirt, c'estson manque de cohérence : Hirt, selon lui, utilise deux poids, deux mesures dans la façon dont il se rapporte à l'art de différentes époques - puisqu'il n'entend pas traiter de la même manière les sculptures classiques etles tableaux chrétiens. Il aurait dû appliquer les mêmes principes à toutel'histoire : l'Antiquité ne serait, en histoire de l'art, qu'une période comme

une autre.Et pourtant il faudrait se garder de confondre le véritable ordre historique avec une simple chrono logie : un développement linéaire pe ut fortbien être modifié par certaines données climatiques ou politiques ; et lesœuvres singulières, dans lesquelles l'observateur, pour reprendre ici un motde Hegel , devrait « se plonger et s'enfoncer » (versenken und vertiefen, TWA,XIII, 54), manifestent des divergences, des inégalités dans la contempora-néité, en quelque sorte, et des ruptures, dont il faudrait aussi tenir compte.

1. JWK (novembre 1830), 701 s. ; cp . E. Zie mer (1994) [n. 3, p. 33], 59.

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Contr e tout « mauvais hégélianisme », qui cherch erai t seulement à impo ser un squelette conceptuel aux oeuvres d'art, elles-mêmes servant seuleme nt d ' « exemples , po ur les formes et les espèces universelles » [JWK (décembre 1832), 906], Hotho s'efforce de revenir à un hégélianismeauthentique, attentif à chaque œuvre singulière, et prêt à les prendrecomme telles en considération pour établir, sur cette base, une véritablehistoire de l'art - même contre le diktat  de la chronologie.

Ce qui modifie la chronologie, ce sont par exemple des données clima

tiques ou politiques : se mo nt ra nt p ar là hériti er de Montesq uie u et deHegel, Hotho tâche ainsi de rendre justice aux dimensions sociales et politiques de l'art. Le sens en lequel il entend mettre sa conception d'une histoire de l'art au service d'une histoire plus vaste et, par-delà celle-ci, d'uneffort de compréhension des conditions historiques dans lesquelles lesœuvres d'art furent créées, devient plus clair à la lecture du compte renduque fit Hot ho des « Neuf Lettres sur la pei ntu re de paysage » (Neun Briefeüber Landschaftsmalerei) de Carl Gustav Carus 1 . Hotho, il faut le noter, sedécla re d'accord avec l'effort fait pa r Ca ru s po ur lier 1' « ar t » et la

« science » — Kunst und Wissenschaft :ce qu'a ressenti l'auteur sur la peinture de paysages, il veut [...] l'intégrer à sapensée : il part donc d'abord de la thèse selon laquelle l'art devrait aussi être saisipar la pensée [JWK (mai 1831), 739].

Lorsqu'il croit déceler, dans les explications de Carus , l'affirmation d'unesorte de « supériorité » de la nature sur l'art, Hotho rétorque violemment :

La lumière de la conscience éclipse autant la lumière naturelle, et l'hommel'animal, que le fait l'art créateur, dans sa beauté spirituelle innée, en s'élevant au-dessus de la beauté créée de la nature, qui s'est formée sans la conscience [JWK (mai 1831), 742].

Le disciple de Hegel veut bien sûr rétablir la supériorité de l'art— « car la beau té artis tique », co mm e le dit son maît re , « est la b ea ut énée de l'esprit et renaissant toujours à partir de l'esprit, et dans la mesuremême où l'esprit et ses productions sont supérieurs à la nature et à sesmanifestations, le beau artistique est lui aussi supérieur à la beauté de lanature » 2. Des arguments de ce genre avaient conduit Hegel lui-même ànégliger quelque peu, dans son Esthétique, la peinture de paysages. Hotho

est, pour sa part, prêt à accepter, en principe, l'accent emphatique mispar Carus sur cette peinture ~ mais il pose des conditions : il entend lamettre au service de son effort plus vaste de compréhension des conditions historiques dans lesquelles cette peinture fut créée. Les tableaux de

1. Carl Gustav Carus, Neun Briefe über Landschaftsmalerei, geschrieben in den Ja hr en 1815-1824, Leipzig, Ger ha rd Fleischer, 1831 ; cp. l'excellent tr ait ement de Car us dan s la thèsed'Elisabeth Décultot, Peindre le- paysage, Discours théorique et renouveau pictural dans le romantisme allemand, Tusson/Charente, Du Lérot, 1996, 419-449.

2. TWA, XIII, 14 - trad. franc, cité d'après Hegel, Cours d'esthétique I, trad. par J.-P. Lefebvre

et Veronika von Schenck, Paris, Aubier, 1995, 6.

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paysages dont parle Hotho contiennent ainsi non seulement plus dedétails que ceux utilisés par Carus dans ses analyses, mais aussi desdétails qui vont bien au-delà de l'art :

Par exemple, un certain climat, une certaine situation, une végétation, etc., sonttout de même en rapport étroit avec une nationalité spécifique - telle est aussi laraison pour laquelle la signification intrinsèque de bien des paysages hollandais[c'était là l'un des sujets préférés de Hotho] ne devient claire qu'à celui qui, emplid'amour et de sympathie, a respiré un certain temps sous les cieux qu'ils reflètent,à celui qui a dirigé son regard, de ces dunes de sable, vers la mer, à celui qui a vuces arbres, ces champs et ces canaux, ces navires, moulins et clochers d'églises, sibien qu'ainsi, dans ces peintures de son pays (heimisch), il peut se sentir commechez lui (heimisch) [JWK  (mai 1831), 740 s.].

Les canaux, les navires, les moulins font bien évidemment allusion auxréalités sociales sur lesquelles, selon Hotho, les tableaux de paysages peuvent aussi nous instruire. L'art véritable ne doit pas être séparé de la culture, qui s'étend jusqu'à la culture sociale et matérielle. Tous deux appartiennent à l'époque prise com me un tout , une totalité ; et ils doiven t tousdeux s'éclairer l'un l'autre.

Université Paris VIII.