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Le nouveau capitalisme (Plihon, Repères) Introduction Au tournant du millénaire, l'Histoire semble s'accélérer : effondrement du mur de Berlin et du système communiste, domination de l'économie américaine, suprématie de l'idéologie néolibérale, diffusion des nouvelles technologies à travers un monde globalisé, mais aussi creusement des inégalités entre les pays riches et les pays les moins avancés, propagation du sida en Afrique et de la grippe aviaire dans le monde, contestation grandissante des formes actuelles de la mondialisation, abaques terroristes contre le coeur financier de New York et dans les grandes capitales, guerres en Afghanistan et en Irak, et enfin la crise des subprimes qui démarre aux États-Unis pour se propager et devenir une crise du capitalisme globalisé. Tous ces événements s'inscrivent dans un vaste processus de transformation économique, sociale et politique à l'échelle de la planète. C'est l'émergence progressive d'un nouveau capitalisme mondialisé sous l'effet de deux grandes forces : les nouvelles technologies et la globalisation financière. Le capitalisme n'a cessé d'évoluer au long de sa longue histoire : la période actuelle correspond à la transition vers une nouvelle forme de capitalisme, marquée par la domination de la finance et du savoir. Ce nouvel état de l'économie a été affublé de plusieurs noms. Pour certains, c'était le new age, c'est-à-dire un âge d'or illustré par le modèle américain, fondé sur l'économie de marché, les nouvelles technologies et la finance. Pour d'autres, la « nouvelle économie » est un mythe, une pure spéculation intellectuelle qui s'est dégonflée avec le e- krach et la crise des subprimes de 2007. Ces deux visions extrêmes sont contestables. La « nouvelle économie » n'a pas toutes les vertus dont elle est parée par les défenseurs du new age. Les crises à répétition de l'économie états-unienne au début des années 2000, l'incapacité des marchés à s'autoréguler, l'exclusion d'une partie de la planète du partage des richesses sont autant d'indications signifiant qu'il n'y a pas de nouvel âge d'or. Il est pourtant essentiel de ne pas sous-estimer l'ampleur des changements en cours. Car il y a bien

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Le nouveau capitalisme

(Plihon, Repères)

Introduction

Au tournant du millénaire, l'Histoire semble s'accélérer : effondrement du mur de Berlin et du système communiste, domination de l'économie américaine, suprématie de l'idéologie néolibérale, diffusion des nouvelles technologies à travers un monde globalisé, mais aussi creusement des inégalités entre les pays riches et les pays les moins avancés, propagation du sida en Afrique et de la grippe aviaire dans le monde, contestation grandissante des formes actuelles de la mondialisation, abaques terroristes contre le coeur financier de New York et dans les grandes capitales, guerres en Afghanistan et en Irak, et enfin la crise des subprimes qui démarre aux États-Unis pour se propager et devenir une crise du capitalisme globalisé.Tous ces événements s'inscrivent dans un vaste processus de transformation économique, sociale et politique à l'échelle de la planète. C'est l'émergence progressive d'un nouveau capitalisme mondialisé sous l'effet de deux grandes forces : les nouvelles technologies et la globalisation financière. Le capitalisme n'a cessé d'évoluer au long de sa longue histoire : la période actuelle correspond à la transition vers une nouvelle forme de capitalisme, marquée par la domination de la finance et du savoir.Ce nouvel état de l'économie a été affublé de plusieurs noms. Pour certains, c'était le new age, c'est-à-dire un âge d'or illustré par le modèle américain, fondé sur l'économie de marché, les nouvelles technologies et la finance. Pour d'autres, la « nouvelle économie » est un mythe, une pure spéculation intellectuelle qui s'est dégonflée avec le e-krach et la crise des subprimes de 2007.Ces deux visions extrêmes sont contestables. La « nouvelle économie » n'a pas toutes les vertus dont elle est parée par les défenseurs du new age. Les crises à répétition de l'économie états-unienne au début des années 2000, l'incapacité des marchés à s'autoréguler, l'exclusion d'une partie de la planète du partage des richesses sont autant d'indications signifiant qu'il n'y a pas de nouvel âge d'or. Il est pourtant essentiel de ne pas sous-estimer l'ampleur des changements en cours. Car il y a bien émergence d'une nouvelle société et d'un nouveau capitalisme : l'objet de ce livre est de les décrire.Les deux premiers chapitres présentent les deux grands moteurs de cette grande transformation. D'une part, les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) qui, obéissant à des lois particulières, bouleversent en profondeur les entreprises, la société et l'économie mondiale (chapitre I). D'autre part, le processus de globalisation financière, qui s'est fortement accéléré à la suite de choix politiques inspirés par l'idéologie néolibérale, donnant la primauté au marché mondialisé et à la logique de la rentabilité financière (chapitre II).Dans les chapitres suivants, on montre que les changements en cours dans l'économie mondiale sont d'une grande profondeur et dépassent les mutations, de nature essentiellement technologique. Un nouveau capitalisme, baptisé « capitalisme actionnarial », se met progressivement en place, à commencer par les pays anglo-saxons, suivis par d'autres pays, comme la France (chapitre III). Les actionnaires, et principalement les investisseurs institutionnels qui concentrent la gestion des portefeuilles d'actions, en sont les personnages centraux. Ils imposent de nouvelles règles aux entreprises : le « gouvernement d'entreprise » et la maximisation de la « valeur actionnariale ». Ce nouveau régime, en rupture profonde avec le capitalisme des trente glorieuses, bouleverse les relations sociales, remet en question le salariat traditionnel et introduit de nouvelles formes d'inégalité telles que la fracture numérique (chapitre IV). Ce nouveau capitalisme est secoué

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par des scandales et des crises à répétition et de plus en plus profondes, qui sont la conséquence de ses contradictions internes, notamment de son incapacité à s'autoréguler (chapitre V).C'est sur une série de questions cruciales que le livre se conclut : peut-on réguler l'économie mondiale et infléchir sa logique actuelle, dominée par la finance et la marchandisation (chapitre VI) ? Quel est l'avenir de ce nouveau capitalisme (conclusion) ? On conclut que, contrairement à une idée répandue, le néolibéralisme n'est pas la seule conception possible de la mondialisation. Une autre approche du mondialisme est non seulement possible, mais aussi nécessaire pour la survie de la planète ; elle est fondée sur le développement durable, qui réconcilie le progrès économique avec la cohésion sociale et la protection de l'environnement.

I / La troisième révolution industrielle

Dès l'origine, le capitalisme s'est développé par étapes. Les innovations technologiques, qui entraînent un renouvellement des systèmes de production, constituent l'un des moteurs de cette évolution. Ce rôle central de l'évolution technologique a été brillamment exposé par l'économiste autrichien Joseph Schumpeter, dont l'analyse est présentée dans l'encadré ci-après.Les innovations se produisent par vagues successives qui rythment les transformations du capitalisme depuis le XIXe siècle et sont caractérisées par la genèse, la croissance et le blocage des systèmes techniques, le passage d'un système à un autre étant marqué par une crise.

Les NTIC, une nouvelle vague technologique

Les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) constituent l'une de ces vagues technologiques fondamentales qui ponctuent l'histoire du capitalisme et que les historiens qualifient de révolutions industrielles.La première révolution industrielle (1760-1875) est née en Grande-Bretagne avec la sidérurgie, la machine à tisser et la machine à vapeur. La deuxième révolution industrielle (1890-1965) est associée à l'expansion de l'électricité, du moteur à combustion et de l'industrie chimique.Les NTIC s'inscriraient ainsi dans une troisième révolution industrielle, selon l'historien François Caron [1997]. Cette vague technologique est loin d'être achevée et embrassera demain l'ensemble du champ des sciences de la vie. Les NTIC concernent trois domaines : la téléphonie, l'audiovisuel el l'informatique. L'origine de cette mutation technologique remonte au second conflit mondial, avec la découverte de l'ordinateur et de l'informatique, résultat de la recherche de fortes capacités de calculs par les Anglais pour déchiffrer les messages secrets allemands et par les Américains pour concevoir la bombe atomique. Ce que nous vivons aujourd'hui avec Internet et les NTIC constitue la deuxième étape de cette révolution technologique. La troisième étape a quant à elle déjà débuté : c'est celle des bases de données qui capitalisent des connaissances, qui constitue un enjeu économique considérable.Les NTIC agissent sur l'ensemble de l'économie et de la société. Les précédentes révolutions industrielles avaient profondément modifié l'agriculture d'abord, puis l'industrie manufacturière. Tout comme le chemin de fer au XIXe siècle et l'automobile au XXe siècle, la consommation de masse des NTIC transformera notre civilisation, au XXIe siècle, grâce au réseau universel et à la technologie numérique. Une société émerge, dans laquelle l'information et les connaissances acquièrent une place stratégique [Petit, 1998]. Les NTIC sont déjà actives et se diffusent dans tout le tissu économique et social. Très peu de secteurs y échappent, et pour

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cause : l'information est le premier ingrédient de l'activité productive et de la vie sociale. Les secteurs de la distribution, de la banque et de la finance, bien sûr, mais aussi bien d'autres domaines, tels que la santé, l'éducation ou la vie associative, seront profondément affectés par les NTIC. L'enseignement est un cas représentatif. Depuis Jules Ferry, le contenu des connaissances a considérablement changé, mais la technique d'enseignement reste la même : le professeur, devant son tableau noir, est face à ses élèves. Avec les NTIC, l'enseignement peut connaître une profonde transformation, faciliter l'accès des élèves à une masse d'informations à laquelle le professeur n'a pas toujours accès lui-même et permettre l'établissement de contacts, à très longue distance, entre professeurs et élèves.Les NTIC affectent les secteurs traditionnels de l'économie par deux séries d'effets contradictoires : un effet de « cannibalisation », aboutissant à la destruction de pans entiers d'activités (impact négatif d'Internet sur le courrier postal ou sur certaines formes de commerce), et un effet de « pollinisation », qui permet de dynamiser les entreprises en suscitant de nouvelles méthodes d'organisation, notamment les systèmes intranet ou extranet, comme source d'interactivité et de créativité des salariés [Sérieyx, 2001].Non seulement les NTIC facilitent et accélèrent la transmission des informations et des connaissances, mais elles bouleversent également les modalités d'élaboration du savoir scientifique et technique. Dans les sciences du vivant, la numérisation se prête à une codification extrêmement détaillée, ouvrant la voie à des recherches jusqu'ici impossibles à réaliser. De même, la numérisation facilite des rapprochements et des combinaisons nouvelles, permettant d'obtenir la modularité — des objets, des méthodes, des organisations —, qui est la voie royale pour créer toujours plus de variété dans l'offre des biens et des services [Veltz, 2000].

Joseph Schumpeter et les « vagues du capitalisme »

Dans la Théorie de l'évolution économique [1912] et Business Cycles [1939], Joseph Schumpeter présente le capitalisme comme un système instable, en perpétuelle transformation sous l'effet des mutations technologiques. Ces dernières sont à l'origine des cycles longs (alternance de phases de croissance et de crises d'une quarantaine d'années) mis en évidence par l'économiste russe Nicolas Kondratieff dans les années 1920. Les phases de croissance s'expliquent par l'apparition d'innovations techniques fondamentales qui engendrent des gains de productivité importants et des nouveaux produits. Lorsque ces nouvelles technologies ont épuisé leur potentiel de développement, une période de crise arrive et se prolonge jusqu'à ce que d'autres innovations prennent le relais. Cette dynamique est liée à l'existence d'un groupe social particulier, les entrepreneurs capitalistes innovateurs ; poussés par la recherche du profit, ils sont amenés à introduire sans cesse de nouvelles techniques plus performantes.Selon cette approche, les vagues technologiques successives observées depuis le XIXe siècle ont donné lieu à trois révolutions industrielles.

Innovations technologiques et cycles longs du capitalisme18151875192019652040

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1815 1875 1920 1965 2040

Machine à vapeurMétierà tisser

Chemin de fer

CharbonMétaux

ÉlectricitéChimie

Moteur àexplosion

PétrolePlastiqueMoteur

électrique

NTICBiotechnologies

Nouveauxmatériaux

D'une manière générale, l'économie fondée sur la connaissance a trouvé une base technologique appropriée pour se développer. Il y a désormais un processus de consolidation mutuelle entre l'essor des activités intensives dans l'utilisation des connaissances, d'une part, la production et la diffusion des NTIC, d'autre part. Ces dernières produisent trois effets sur l'économie [Foray, 2000] : elles permettent de gagner en efficacité, en particulier dans le domaine du traitement, du stockage et de

l'échange d'informations ; elles favorisent la formation et la croissance de nouvelles industries (multimédia, logiciel, commerce

électronique) ; elles poussent à l'adoption de modèles organisationnels originaux visant à mieux exploiter les nouvelles

possibilités de production et de distribution de l'information.

L'économie de l'immatériel et des services personnalisés

Les deux siècles qui viennent de s'écouler se caractérisent par une montée en puissance de l'économie des services. Au début du XIXe siècle, la part des services s'élevait à 15 % de la population active, celles de l'industrie et de l'agriculture à respectivement 20 % et 65 % [Jeanneney, 1985]. Au début du XXIe siècle, les services emploient près de 80 % de la population active en France (cette proportion est également de 80 % aux États-Unis), l'industrie 18 % et l'agriculture 2 %. Avec les NTIC, on franchit un nouveau cap : la frontière entre biens et services tend à s'estomper. C'est l'émergence d'une « économie de l'immatériel » dans laquelle la relation centrale est celle qui s'établit entre l'homme, l'idée et les images. Au fur et à mesure que le contenu en information et l'interactivité des produits s'intensifient, ceux-ci changent de nature. Leur valeur réside moins dans leurs propriétés physiques que dans leur capacité à donner accès à des prestations immatérielles. Ainsi se développe l'« économie de l'accès », selon la thèse de Jeremy Rifkin [2000], dans laquelle l'échange de biens est remplacé par un système d'accès contrôlé par les entreprises à travers diverses procédures de location, de leasing, de concession, de droits d'admission, d'adhésion ou d'abonnement qui en définissent l'usage provisoire. Dans cet univers, l'accès remplace la propriété, la location se substitue à l'achat ; les consommateurs n'achètent plus de voitures, ils paient des services de location automobile.La conception même des objets de consommation par les entreprises est modifiée pour mieux prendre en compte cette hégémonie des services. Les produits ne sont plus pensés comme des objets dotés de caractéristiques immuables et ayant une valeur définitive, mais comme des produits évolutifs, susceptibles de connaître des améliorations potentielles et d'apporter des services à valeur ajoutée. Le produit matériel ne sert souvent que de « support » à la distribution de services et permet d'instaurer une relation de services

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durable entre l'entreprise et son client. C'est pourquoi il est souvent vendu au-dessous de sa valeur réelle, dans l'espoir qu'il incitera l'usager à consommer des services plus lucratifs : la politique commerciale des sociétés de téléphonie mobile s'inscrit dans cette démarche.Autre transformation majeure : la personnalisation de la production de services. Grâce aux nouvelles possibilités qu'elles ont introduites en termes de traitement de l'information et d'interaction avec les consommateurs, les NTIC ont permis aux entreprises d'adapter leur offre aux besoins spécifiques de leurs clients. Il s'agit d'une mutation industrielle importante : selon Robert Reich, nous sommes passés de la production de masse de biens standardisés à la production de services spécialisés [Reich, 1997]. Ainsi, les activités les plus dynamiques et rentables dans le transport routier, ferroviaire ou aérien satisfont les besoins de leurs clients par des techniques d'enlèvement et de livraisons spécialisées à l'aide de containers individualisés. De même, les établissements financiers les plus rentables offrent une gamme complète de services (liant la banque, l'assurance et les placements) adaptés aux besoins particuliers des individus et des entreprises.

Les entreprises organisées en réseaux

La déferlante des NTIC et le développement de la production de services personnalisés se traduisent par un changement auto-entretenu des méthodes de travail et de l'organisation interne des entreprises. Dans le système productif traditionnel, la production de masse de biens standardisés était effectuée par des entreprises produisant à la chaîne et selon les principes tayloriens de l'organisation scientifique du travail. Dans le « nouveau monde industriel », selon l'expression de Pierre Veltz, l’entreprise connaît des transformations importantes. Objectif central : la recherche de flexibilité, c'est-à-dire l'adaptation permanente à l'évolution de la demande de services personnalisés par la diffusion des NTIC, des équipements programmables et des innovations organisationnelles. L'entreprise n'est plus structurée d'une manière hiérarchique pour encadrer des milliers d'ouvriers. La généralisation des micro-ordinateurs en réseaux, favorisée par la baisse des prix de ces équipements, suscite des coordinations transverses impliquant la limitation du nombre de niveaux hiérarchiques. La coordination dans l'entreprise devient plus horizontale que verticale ; l'organigramme ressemble moins à une pyramide qu'à un réseau, et c'est ainsi que se développent des « entreprises-réseaux » (Robert Reich, 1997). La « connectivité » accrue des entreprises, champ essentiel d'application des NTIC, leur permet d'établir des relations directes avec d'autres entreprises (c'est le « B to B », business to business) ou avec les clients (« B to C », business to consumer).Les NTIC font passer l'entreprise d'un modèle fortement hiérarchisé, où l'information était centralisée, à un modèle interactif où la décision est moins programmée et l'information plus distribuée. Avec cette nouvelle organisation, le management est davantage en mesure de mobiliser toutes les intelligences pour les mettre au service des nouveaux besoins du client.

Plus que jamais, le moteur de la création de richesse par l'entreprise est son capital intellectuel, le capital physique devenant secondaire. L'entreprise change de modèle productif : sous le régime taylorien, elle était organisée d'une manière statique, sur la base d'une « division technique du travail », laquelle était fondée sur une relation fixe entre machines et produits. Les nouvelles entreprises tendent à évoluer vers une logique de « division cognitive du travail » destinée à valoriser leur capital intellectuel [Mouhoud et Plihon, 2009]. Les NTIC jouent un rôle central dans cette course au savoir : elles sont un outil puissant de veille technologique et de gestion des connaissances accumulées dans l'entreprise. Internet constitue non seulement une source

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mondiale d'informations quasi gratuites, mais aussi une porte d'accès, par le biais des moteurs de recherche, à des informations ciblées et pertinentes (brevets, stratégies des concurrents, etc.).Dans ce nouveau monde industriel, les deux sources d'efficacité des entreprises sont la créativité technique et le savoir-faire commercial. Le nombre de postes consacrés à la production est fortement réduit par l'automatisation. L'emploi se concentre, d'une part, sur les tâches de conception, destinées à définir de nouveaux produits et des techniques de production compétitives, et, d'autre part, sur les tâches de distribution, qui ont pour rôle essentiel d'assurer l'interface avec le client afin de déterminer ses besoins spécifiques. Avec l'entreprise-réseau décrite par Robert Reich, la plupart des tâches sont externalisées : les activités de production ainsi qu'une part croissante des tâches de conception sont confiées à des sous-traitants. On assiste à un processus de fragmentation des systèmes productifs qui sont découpés et souvent déplacés à travers les pays de la planète, ce qui donne lieu à de nombreuses opérations de délocalisation. L'économie mondiale tend ainsi à se transformer en un maillage de réseaux constitués par les filiales et les sous-traitants des entreprises multinationales.

L'ère des rendements croissants et incertains

Le « système technique contemporain » fondé sur les NTIC, selon la formule de Michel Volle [2000], a une structure de coûts atypique, caractérisée par des coûts fixes élevés et, par voie de conséquence, des coûts variables peu importants : le coût ne dépend (pratiquement) pas de la quantité produite. L'importance des dépenses d'infrastructure et de licence (qui constituent des coûts fixes) des compagnies de téléphonie mobile en donne une illustration. De même pour les « puces » électroniques ou les logiciels : c'est la conception du produit qui est onéreuse pour l'entreprise ; sa production et sa distribution ont un coût marginal faible. Une fois le logiciel Windows conçu, il peut être vendu à un village ou à la terre entière, le coût total n'en sera que faiblement modifié. C'est la première unité qui revient cher, pas celles qui suivent. Le coût de revient ne dépend que du coût de distribution et le prix de chaque unité supplémentaire vendue représente donc un profit net. Il y a donc, dans ce cas, un « effet de levier » considérable en cas de réussite de l'investissement. D'autant que, s'agissant de biens immatériels, il n'y a pas de limite physique à leur reproduction car les équipements et matériaux nécessaires à la production ont peu de chances d'être saturés. L'offre dépend exclusivement de la force de vente, d'où l'importance stratégique prise par le marketing. Les entreprises fonctionnant sur ce modèle technique bénéficient d'économies d'échelle et de rendements croissants : leurs coûts unitaires baissent et leurs résultats s'améliorent à mesure qu'elles accroissent leur échelle de production. Aussi les entreprises ont-elles intérêt à grossir leur taille pour tirer le meilleur parti de ces rendements croissants.Apparaissent en outre des « effets de réseaux » : plus un bien NTIC est vendu en grande quantité, plus sa valeur pour l'usager augmente (je choisis la société de téléphonie mobile qui a le plus grand nombre d'abonnés et le réseau le plus important). Une telle dynamique favorise le premier entrant sur chaque marché, car celui-ci est en mesure de rafler la mise. Le plus gros producteur bénéficie d'économies d'échelle potentielles illimitées. Mais, pour capturer cet avantage initial, il faut avoir une dimension importante, ceci expliquant la course à la taille des entreprises du secteur des NTIC, marqué par des opérations de concentration nombreuses et spectaculaires. Dans l'économie moderne, l'avantage concurrentiel des entreprises dépend de leur capacité d'apprentissage, de l'interface avec les clients, de l'image de marque. C'est-à-dire d'un ensemble complexe d'actifs immatériels qui constitue le capital immatériel ou intangible de

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l'entreprise, avec ses quatre dimensions principales : formation, marketing, recherche et développement (R&D), réalisation et acquisition de logiciels. Ces investissements en actifs immatériels ont des caractéristiques qui ont pour effet de leur donner un rendement incertain [Batsch, 2002]. Ce sont, en effet, des investissements « irrécupérables » au sens où il n'existe généralement pas de marché de l'occasion pour les actifs immatériels : les dépenses de publicité ou d'élaboration des logiciels sont propres à une entreprise et ne peuvent donc être revendues à une autre entreprise. En d'autres termes, les investissements immatériels sont le plus souvent des dépenses dédiées à un produit ou plus généralement un actif donné qui ne pourront être récupérées sur un autre projet. L'industrie cinématographique illustre ce cas : les décors, les cachets des acteurs, les dépenses de promotions engagées pour un film lui sont spécifiques et donc, pour l'essentiel, non réutilisables pour une autre production. Le risque est maximal dans la mesure où l'échec commercial du film entraîne la perte pure et simple du capital engagé. Il y a donc dans la production de biens fondés sur la connaissance et l'innovation, par exemple dans les secteurs culturels et de la mode, une incertitude fondamentale très différente de celle rencontrée dans les activités traditionnelles, telle que l'incertitude liée aux aléas météorologiques dans l'industrie du bâtiment ou dans l'agriculture : même si une culture est dévastée par les intempéries, les tracteurs et la terre sont réutilisables.En fin de compte, les investissements immatériels obéissent à une logique du « tout ou rien ». S'ils échouent, ils sont intégralement perdus car ils sont irrécupérables ; s'ils réussissent, les profits peuvent être considérables grâce à un effet de levier important. L'un des défis majeurs auquel sont confrontées les entreprises dans l'économie de la connaissance et de l'immatériel est de trouver des financements pour ces investissements dont le rendement potentiel est élevé mais incertain.

Les lois singulières de l'économie de la connaissance

Le stock de capital intangible (éducation, formation, recherche et développement, santé) est désormais plus important que le stock d'équipement matériel. Selon certains économistes [Foray, 2000], tous ces investissements traduisent une évolution de nos économies vers un nouveau mode de développement : celui d'une économie fondée sur la connaissance et marquée par le rôle central joué par les processus de production, de traitement et de diffusion des connaissances. La variable essentielle de croissance serait désormais l'intensité du savoir, définie comme la proportion des travailleurs de connaissance (knowledge workers). Cette proportion s'est fortement accrue au cours des trois dernières décennies, avec le développement des activités à haute intensité de savoir, en particulier les services informatiques, la recherche et développement, l'enseignement et la formation qui représentent 40 % des créations nettes d'emplois aux États-Unis, alors qu'elles ne comptent que pour 28 % de l'emploi total.Or la connaissance est un bien particulier et étrange qui possède des propriétés différentes de celles qui caractérisent les biens conventionnels, et notamment les biens tangibles. La connaissance a en effet deux qualités remarquables : sa non-rivalité et sa non-exclusivité. La première vient de ce que son usage par quelqu'un n'empêche pas l'utilisation du même savoir par quelqu'un d'autre. La seconde signifie que chacun peut faire usage librement d'un savoir relevant du domaine public. Ces propriétés font de la connaissance un bien public dont le « rendement social » est très élevé car il est porteur d'externalités positives : les avantages procurés par la connaissance échappent à la logique du marché. La connaissance a une valeur d'usage, mais sa valeur d'échange est indéterminée.

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Par ailleurs, selon la théorie, le bien-être de la société est maximisé lorsque les usagers ont la possibilité de payer les biens et les services à leur coût marginal, c'est-à-dire au coût de la dernière unité produite. Cela signifie que les biens intangibles dans l'économie de la connaissance, dont le coût marginal est pratiquement nul, devraient être cédés quasi gratuitement. Si cette règle était appliquée, le producteur, incapable de recouvrer le coût fixe de conception, ferait faillite, ce qui démontre l'inadéquation du raisonnement économique traditionnel à ce nouveau contexte. Ainsi, les caractéristiques des NTIC et de l'économie de la connaissance remettent en question l'hypothèse de la fameuse « main invisible » selon laquelle les mécanismes de marché conduisent spontanément les acteurs vers une situation optimale, c'est-à-dire satisfaisante pour tous. En effet, à partir du moment où l'essentiel des coûts est fixe, on se trouve en présence de monopoles naturels et de biens publics, ce qui est contraire à la logique du modèle de concurrence parfaite. Se pose ainsi le problème de la régulation des marchés et du rôle des pouvoirs publics dans l'économie contemporaine.Dans ce contexte, pour écarter le risque d'une ruineuse guerre des prix, les entreprises cherchent à se différencier les unes des autres, notamment à travers une personnalisation de leur production. Sur chaque variété de biens ou de services, les entreprises érigent un monopole particulier aux frontières duquel elles sont en concurrence avec les fournisseurs de variétés voisines. L'objectif des entreprises de la « nouvelle économie » est de bénéficier d'une rente de situation pour amortir leurs coûts de recherche et développement sur une masse importante de consommateurs. Elles font preuve de beaucoup d'imagination pour se protéger de la concurrence : elles s'efforcent de dresser des « barrières à l'entrée » de leur marché afin de tenir l'adversaire à distance. L'une des stratégies les plus efficaces est de coupler deux prestations complémentaires. Ainsi, Microsoft s'est assuré le contrôle du marché des logiciels, aux dépens de son concurrent Word Perfect, en intégrant son propre traitement de texte au tableur Excel, via la maîtrise de son système d'exploitation. Il a répété l'opération avec son navigateur Explorer.Dans ce champ de bataille, les entreprises utilisent toutes les armes dont elles disposent pour atteindre leurs objectifs, y compris la corruption ou l'abus de position dominante, comme le démontrent certaines affaires judiciaires récentes telles que les procès intentés à Microsoft aux États-Unis et en Europe. La concurrence est mondiale et violente, bien loin du modèle idéal de concurrence parfaite.

Une économie mondialisée

La technologie, les capitaux, les marchandises et les services franchissent les frontières avec une facilité sans précédent. Avec la dématérialisation des produits et les NTIC, les coûts de transport sont considérablement réduits. Les distances géographiques ne s'opposent pratiquement plus à l'« ubiquité » des produits : on passe du territoire au cyberspace. Le nouveau paradigme technologique conduit ainsi à la mondialisation économique décrite par les statistiques : pour les seuls produits manufacturés, le rapport des échanges internationaux à la production mondiale, qui était de 15 % en 1973 et de 22 % en 1990 selon les données du CEPII (base Chelem), se situe aux environs de 30 % au début des années 2000. Dans certaines branches, comme l'électronique, ce taux atteint d'ores et déjà 50 %, ce qui signifie que la moitié de la production mondiale de biens électroniques fait l'objet d'un échange international. Ces échanges sont effectués, pour les trois cinquièmes, entre pays industrialisés et sont principalement le fait des firmes multinationales. Plus de la moitié des échanges sont des échanges croisés de produits similaires ou échanges intrabranches [Rainelli, 2003]. Certes, il subsiste des obstacles à la mondialisation, tels les réglementations ou les droits de douane nationaux, mais ceux-ci sont souvent contournés par les entreprises, qui délocalisent des sites industriels vers

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l'étranger. Dans ce nouveau contexte, rares sont les produits qui ont une « nationalité » déterminée. Ceux-ci sont en effet le plus souvent l'assemblage de composants fabriqués en divers lieux. Le capital intellectuel, qui constitue le principal ingrédient des produits à forte valeur ajoutée, peut provenir de partout et être incorporé instantanément. Ainsi, la vente d'une voiture par une entreprise française est une transaction internationale qui met en jeu un travail de conception réalisé en France, mais également un travail de montage effectué en Espagne, des brevets payés à des universités américaines, des services financiers versés à une banque britannique, etc. La majeure partie du commerce international porte désormais sur des échanges de ce type, effectués entre les filiales de groupes industriels multinationaux organisées en réseaux à travers le monde [Andreff, 2003]. Avec la diffusion mondiale des hautes technologies et le faible coût de la main-d'œuvre dans le tiers monde, l'économie mondiale tend à se transformer en un réseau d'entreprises multinationales dont les dirigeants et les ingénieurs résident dans les pays industrialisés, tandis que l'activité de production proprement dite est de plus en plus localisée dans les pays à bas salaires. La décision spectaculaire, annoncée en juin 2001, du groupe français de télécommunications Alcatel de céder la plupart de ses quelque cent vingt sites de production industriels à travers le monde à des sous-traitants s'inscrit dans cette logique d'entreprises « sans usines », qui se recentrent sur les activités (à haute valeur ajoutée) de conception, de marketing et de vente.

Un monde à grande vitesse

Le progrès des NTIC obéit à des « lois » d'accélération uniques dans l'histoire : la « loi de Moore » pour les microprocesseurs (leur puissance double tous les dix-huit mois à prix

constants) ; la « loi d'Amdahl », qui est l'équivalent de la précédente pour les progrès de la télétransmission ; la « loi de Metcalfe » pour la montée en puissance des réseaux (leur attractivité croît au rythme du carré

du nombre des utilisateurs) [Curien, 2000].Ces lois sont largement vérifiées dans les faits. Ainsi, comme l'a prédit Gordon Moore, ingénieur en électricité et fondateur d'Intel, la capacité de traitement des ordinateurs continue à augmenter tandis que leur prix ne cesse de baisser. En une génération, le prix des ordinateurs (à qualité égale) a été divisé par plus de 10 000. Les prouesses ont été tout aussi spectaculaires dans le domaine des télécommunications : sur les deux dernières décennies du XXe siècle, la vitesse de transmission des données par ligne téléphonique ordinaire a été multipliée par 22.La convergence de ces trois accélérations, qui augmentent les potentialités d'Internet, explique l'évolution fulgurante de certaines entreprises. Les opérateurs de télécommunication et de l'audiovisuel sont également entraînés dans cette accélération, d'autant que les frontières entre ces trois secteurs deviennent de plus en plus floues. Cette rapidité d'innovation se traduit par un raccourcissement de la durée de production et de la durée de vie des produits, dans tous les secteurs. Ainsi, il a fallu à Chrysler quatre ans et demi et l'intervention de 3 000 travailleurs pour élaborer et fabriquer son modèle K à la fin des années 1970. Quelques années plus tard, la même entreprise réussissait à produire la Chrysler Néon en deux ans et demi, avec une équipe de 700 hommes. Dans la « nouvelle économie », on assiste à une vertigineuse prolifération de nouveaux produits éminemment éphémères : les produits de grande consommation fabriqués par l'électronique japonaise ont désormais une durée de vie moyenne de trois mois [Rifkin, 2000].

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Schéma 1. Les NTIC : un nouveau paradigme technologiqueÉconomie de l'information et des connaissancesFonctionAutomatisation de production à coûts fixesorganisation des entreprisesNouvellemonopolistique ConcurrenceMondialisation de l'économieSource : d'après Volle [2000].

Avec les NTIC, la variable essentielle n'est plus l'espace, en voie d'être maîtrisé, mais le temps. Sur les marchés devenus hyperconcurrentiels, les économies de temps deviennent aussi importantes que les économies d'échelle. Les entreprises qui arrivent les premières sur un marché peuvent fixer des prix plus élevés et augmenter leurs marges de profit. À ce raccourcissement du cycle de vie des produits correspond une plus grande versatilité des consommateurs, leur impatience étant attisée par l'avalanche continuelle de nouveaux produits.

NTICTéléphonie Audiovisuel Informatique

Économie plus risquée et instableMise en réseauxAccélération des rythmes économiquesNouvelles formes d'emploi Remise en question du salariat Besoin de nouvelles formes de régulation

Les visions optimistes de l'économie de la connaissance

Le rôle considérable pris par la connaissance et par les NTIC dans la période contemporaine a suscité un grand nombre d'analyses, parmi les économistes, les sociologues et dans les organisations internationales telles que l'OCDE qui a développé le concept de knowledge economy. Ces analyses ont une caractéristique commune : elles attribuent un rôle dominant et le plus souvent bienfaiteur à la technologie et à la connaissance — deux concepts qu'elles tendent souvent à confondre — dans l'explication des transformations des économies et des sociétés modernes.Une première approche, très populaire aux États-Unis, donne un rôle prépondérant aux NTIC. Ces dernières abolissent les distances et transforment la planète en un « monde plat », selon l'expression de Thomas Friedman [2005], journaliste au New York Times : les NTIC conduisent à de nouvelles formes d'organisation de la société et des entreprises en réseau, donc moins verticales, c'est-à-dire moins hiérarchiques. Selon cette vision technologique, les NTIC expliquent la plupart des transformations qui ont conduit à la mondialisation et à ses bienfaits pour l'humanité. Cette vision optimiste conclut à la convergence des systèmes productifs vers

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un modèle standard qui serait universel en raison de son efficacité supérieure aux formes antérieures d'organisation.Une deuxième approche, qui va encore plus loin dans ses conclusions, est fondée sur la notion de « capitalisme cognitif », ce qui correspondrait à une nouvelle et ultime étape dans l'évolution historique du capitalisme. Selon ses défenseurs, le capitalisme cognitif conduirait à un dépassement du capitalisme et de ses principales limites grâce à la mise en œuvre collective du travail cognitif (ou immatériel). Par exemple, dans leur ouvrage au titre évocateur, Empire, Hardt et Negri [2000] défendent l'idée selon laquelle la nouvelle économie de l'information et l'économie numérique ont transformé le capitalisme postfordiste en capitalisme cognitif. Ce qui les amène à conclure au développement inexorable d'une spectaculaire décentralisation de la production dans les activités industrielles et de services. Le capitalisme industriel avait provoqué la concentration intense des forces productives et des migrations massives de main-d'œuvre dans les centres urbains devenus des cités usinières comme Manchester, Detroit... Avec le passage à l'économie informationnelle, la chaîne de montage serait remplacée par le réseau comme modèle organisationnel de production transformant les formes de coopération et de communication à l'intérieur de chaque site de production entre les différents sites. À l'image d'Internet, il n'y aurait pas de centre. Certes, la déconnexion géographique entre la production et la consommation, phénomène ancien dans l'industrie lié à la fragmentation des processus productifs, affecte aujourd'hui aussi les activités des services (centres d'appel, saisie informatique, comptabilité...). Mais faut-il en conclure au caractère totalement décentralisé et déterritorialisé de la production organisée en réseau qui s'opposerait à la concentration spatiale des activités ?

Des analyses plus critiques

Certains auteurs présentent une vision moins idyllique de l'économie de la connaissance et des NTIC. C'est le cas de Robert Solow dont le fameux paradoxe de productivité amène à s'interroger sur les conditions de l'efficacité des NTIC. De son côté, le sociologue Manuel Castells [1998] analyse l'économie de la connaissance et des NTIC comme une remise en cause de trois piliers essentiels du capitalisme « fordiste » : des institutions centralisées, des relations sociales stables et des valeurs collectives fortes. Ainsi, le caractère hiérarchique et la centralisation qui caractérisaient l'entreprise ou l'État sont remplacés, d'une part, par une organisation en réseau, horizontale et décentralisée et, d'autre part, par une prise de pouvoir des citoyens mieux informés et organisés. Les relations sociales se transforment avec l'évolution, la « vie » des réseaux, bousculant les valeurs fordistes de solidarité et d'entraide avec d'autant plus de force qu'existe une fracture numérique. Cette fracture numérique, même si elle tend à se réduire, oppose les plus éduqués (capables de maîtriser les abstractions de l'outil informatique) aux autres, démontrant à nouveau l'importance croissante prise par la connaissance dans nos sociétés. Ce fossé entre les populations existe également entre les pays et, à l'exception de quelques-uns (Chine, Corée du Sud), on le constate également entre les pays développés et ceux en développement.L'économiste El Mouhoub Mouhoud [2006] propose une grille de lecture de l'économie mondiale à partir de la notion de division internationale du travail fondée sur la connaissance. Ce qui l'amène à constater que se met en œuvre un mode sélectif de division du travail fondé sur des bases d'excellence technologique. On utilise de moins en moins de main-d'œuvre standardisée pour surutiliser les compétences, les surpayer, ce qui crée évidemment des inégalités fortes entre les salariés. Apparaissent des mécanismes de sélection féroce entre les entreprises, mais aussi entre les pays qui participent à cette division internationale du travail.

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Simultanément, les firmes ont besoin de réactiver les logiques traditionnelles de division du travail tout en les modernisant par les NTIC. Les transports et les télécommunications les plus modernes peuvent en effet servir à réhabiliter le taylorisme et à le rendre compétitif. Les firmes combinent ainsi les deux logiques de division du travail pour pouvoir obtenir plus de valeur, plus d'efficacité. C'est le cas de Nike, par exemple, qui va concentrer au niveau de la tête du groupe ses compétences sur la recherche-développement, la conception et le marketing, tout en mettant en œuvre une division taylorienne du travail à l'échelle mondiale pour les segments de production standardisables et facilement délocalisables.La combinaison de ces deux modes de division du travail caractérise le fonctionnement de l'économie capitaliste contemporaine [Mouhoud et Plihon, 2009]. Ce qui est très différent de l'image qu'en donnent les tenants du capitalisme cognitif ou des auteurs qui, comme Negri, estiment que le travail immatériel s'autonomise par rapport à la production, que tous les travailleurs de tous les pays participent à ce mouvement de mondialisation, peuvent être connectés entre eux et devenir indépendants du capital fixe, et se préparer à la transformation du capitalisme par lui-même, une sorte de « communisme du capital ».

Le paradoxe de Solow : réorganiser le travail pour bénéficier des NTIC

Certains économistes se sont interrogés sur l'impact réel des NTIC sur les entreprises et l'économie : c'est le « paradoxe de la productivité », formulé en 1987 par l'économiste américain Robert Solow, prix Nobel d'économie : «On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques. » Cette absence de corrélation, du moins jusqu'à la fin des années 1990, entre le degré d'informatisation et les gains de productivité, trouve essentiellement trois sources d'explication : des problèmes de mesure de la productivité (surtout dans les services), une lenteur dans la diffusion et l'application efficace des NTIC (en particulier, mais pas seulement, pour des questions de formation à leur usage), et surtout la nécessaire réorganisation des entreprises pour que celles-ci puissent bénéficier de ses investissements en TIC.Cette dernière explication, proposée par Philippe Askenazy [2002], est particulièrement intéressante pour comprendre le lien entre le développement des NTIC et les stratégies d'entreprise. Que nous dit cette thèse ? D'abord, il apparaît que de grands changements organisationnels se sont opérés dans l'industrie manufacturière au milieu des années 1980. Si ces changements sont protéiformes, une tendance se dessine néanmoins en faveur des modèles de production « au plus juste » qui présentent les caractéristiques suivantes : à l'opposé de la standardisation des produits, des tâches et des compétences ainsi que de l'exploitation des économies d'échelle (qui caractérisaient le fordisme), le modèle « au plus juste » se caractérise par une personnalisation des produits et la recherche de flexibilité, de rapidité et une valorisation des compétences individuelles. Le modèle « au plus juste » encourage également une démarche de qualité totale, réduit les échelons hiérarchiques, favorise un travail flexible, en équipes autonomes et en réseau (y compris avec les fournisseurs), la rotation des postes et la formation continue. Il réduit les stocks et recentre l'entreprise sur son coeur de métier plutôt que de chercher une intégration verticale systématique.Ce type d'organisation caractérise assez bien le secteur des NTIC (qui, contrairement au reste de l'économie, connaît d'importants gains de productivité jusqu'à la fin des années 1990), mais pas nécessairement les autres secteurs. Il apparaît également que dans les secteurs qui ont mené ces transformations, le degré d'informatisation s'accompagne de gains de productivité significatifs alors que cette corrélation n'apparaît pas dans les autres secteurs. Pire, dans les entreprises qui se sont informatisées sans se réorganiser ou qui se sont réorganisées sans réel recours aux NTIC, la productivité des facteurs a significativement baissé. Le

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développement des NTIC apparaît donc comme une source de gains de productivité si et seulement si une réorganisation adéquate des processus de production est mise en œuvre par l'entreprise.

Pour résumer, les NTIC entraînent des changements majeurs dans le fonctionnement des entreprises, de l'économie et de la société. Elles donnent naissance à un nouveau « paradigme technologique » qui a donné lieu à des analyses plus ou moins critiques par des sociologues tels que Manuel Castells et des économistes tels que Robert Reich et Jeremy Rifkin aux États-Unis, ou Pierre Veltz et Michel Volle en France. Les principaux aspects de cette mutation technologique, décrits par le schéma ci-dessus, sont les suivants : la connaissance devient un facteur-clé de la croissance ; les entreprises subissent une transformation profonde ; le processus de mondialisation s'accélère ; le paradigme économique standard est remis en question.Ces transformations ont des répercussions sociales importantes, notamment dans la distribution des richesses. Nos sociétés, ainsi confrontées à une crise d'adaptation, doivent inventer de nouvelles politiques de régulation : il faut innover socialement, afin que les mutations technologiques contribuent à améliorer le bien-être général. L'efficacité de la technologie dépend en effet largement de l'environnement institutionnel (système politique, formation, système financier, etc.) dans lequel elle prend place. Du point de vue des usagers et des citoyens, la maîtrise des technologies et de leurs effets est devenue un enjeu d'autant plus important que, comme on l'a vu, celles-ci sont produites et contrôlées par des groupes industriels puissants très largement dominés par la logique du rendement financier.

II / La globalisation financière

La finance constitue, à côté des mutations technologiques, la deuxième grande force à l'origine des transformations récentes de l'économie mondiale. On assiste en effet, depuis les années 1970, à la montée en puissance de la finance internationale dans un contexte de globalisation. La globalisation financière peut être définie comme un processus d'interconnexion des marchés de capitaux aux niveaux national et international, conduisant à l'émergence d'un marché unifié de l'argent à l'échelle planétaire. La globalisation financière apparaît aujourd'hui comme l'une des principales dimensions du processus de mondialisation et d'interpénétration croissante des économies nationales. Dans sa forme contemporaine, cette évolution résulte principalement de deux chocs, l'un politique et idéologique, l'autre démographique.

La mondialisation : un phénomène historique

Le processus de mondialisation1 n'est pas nouveau ; c'est un mouvement séculaire que les historiens font remonter au XVIe siècle, au moment du « décollage » économique de l'Europe et de l'intensification des échanges de cette dernière avec les deux grandes civilisations de cette époque, le monde arabe et la Chine [Crouzet, 2000]. Mais, pour beaucoup d'économistes, le premier grand épisode de mondialisation

1 Les concepts de globalisation et de mondialisation sont considérés Ici comme synonymes. En anglais, seul le terme globalization est utilisé.

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économique et financière se situe au XIXe siècle où l'on constate une intensification des échanges internationaux de marchandises et de capitaux entre l'Europe et le « Nouveau Monde » des Amériques. Il s'agit d'un processus d'expansion de l'« économie-monde », selon l'expression de l'historien Fernand Braudel [1985], comparable à bien des égards à celui que nous connaissons actuellement. Le processus de mondialisation a été interrompu par les deux conflits mondiaux, et par les difficultés économiques et financières de l'entre-deux-guerres, notamment l'hyperinflation alle-mande de 1923-1924 et la grande dépression des années 1930. Le fractionnement de l'économie-monde se poursuit dans l'après-guerre pour deux séries de raisons. D'une part, la guerre froide coupe la planète en deux blocs. D'autre part, pendant les trente glorieuses (1945-1975), l'économie et la finance sont organisées sur des bases nationales, avec un interventionnisme accru des États ; c'est la période du « fordisme ».

Les trois dimensions de la mondialisation

Phénomène complexe, la mondialisation contemporaine recouvre une grande diversité de processus [Michalet, 2004]. Elle correspond, en premier lieu, à l'ouverture des économies nationales aux transactions internationales et au développement des échanges de biens et services (dimension internationale). C'est, à un second niveau, la mobilité internationale des facteurs de production, et plus particulièrement des capitaux, que l'on désigne habituellement par la globalisation financière. Le vecteur le plus important de ce mouvement est constitué par les mouvements internationaux de capitaux, et plus particulièrement par les investissements directs à l'étranger (IDE), réalisés par les firmes multinationales (dimension multinationale). Enfin, la mondialisation est un processus d'interpénétration croissante des économies nationales, donc d'effacement progressif des frontières, d'affaiblissement des régulations nationales et de déterritorialisation des activités économiques : plus que d'une internationalisation de l'économie, il s'agit d'une mondialisation des processus de production et des marchés, avec des marchés intégrés et des entreprises qui deviennent des « acteurs globaux » dont les décisions et les comportements semblent échapper à toute considération nationale et dicter leur loi aux responsables politiques nationaux (dimension globale). C'est dans le domaine de la finance que la globalisation des marchés est la plus poussée, avec une mobilité quasi parfaite des flux financiers à l'échelle de la planète.

Graphique 1. Taux de profit et gains de productivité des pays avancésSource : Husson [2013].

La mondialisation néolibérale : un choix politique

On peut considérer que la phase contemporaine de la mondialisation ne serait que la reprise du processus interrompu par la guerre de 1914-1918, avec l'unité retrouvée d'un marché mondial global et le triomphe planétaire de l'économie capitaliste, qui s'impose à tous, comme avant 1914 [Gaillard, 2002]. Le retour en force de la doctrine libérale est lié à la crise dont souffrent les principales économies capitalistes au cours des années 1970, avec une stagnation de la croissance économique et une accélération de l'inflation amplifiée par les chocs pétroliers de 1973 et 1979. L'économie mondiale plonge alors dans l'instabilité avec l'effondrement du système monétaire international, instauré au lendemain de la guerre à Bretton Woods (1944), et la généralisation du flottement des monnaies à partir de 1973. Par ailleurs, et surtout, les entreprises subissent une baisse spectaculaire de leur taux de profit depuis le milieu des années 1960, comme l'illustre le graphique

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ci-dessous. Les créanciers et les détenteurs du capital financier voient leur richesse érodée par la baisse des profits et par l'inflation.Les milieux industriels et financiers font alors pression sur les gouvernements pour qu'ils changent de politique économique et suppriment les obstacles à une restructuration salvatrice du capitalisme. C'est ainsi que, dès le début des années 1980, fut mise en œuvre ce que l'on a appelé la « révolution conservatrice », sous l'impulsion du président américain Ronald Reagan et du Premier ministre britannique Margaret Thatcher. Ce nouveau dogme idéologique repose sur l'idée que les États ne sont plus en mesure de gérer l'économie et qu'il faut, pour dynamiser ladite économie, donner toute latitude à l'initiative individuelle et à l'esprit d'entreprise. Selon cette conception, les réglementations sont jugées néfastes ou inapplicables : seul un marché financier libéré et développé peut permettre la reprise de l'investissement et de la croissance. En donnant aux actionnaires une suprématie sur les managers dans les entreprises, le développement des marchés de capitaux doit accroître l'efficacité de l'appareil productif. L'ensemble de ces transformations doit conduire à une amélioration du bien-être général dans l'économie mondiale.Ces idées constituent la base de la doctrine « néolibérale » [Passet, 2000], ainsi dénommée car elle se situe dans le prolongement du libéralisme classique défendu par François Quesnay (1694-1774) en France et Adam Smith (1723-1790) en Angleterre. La doctrine néolibérale tire son attrait et sa force du fait qu'elle se place sous la bannière de la liberté, elle-même menacée par un monstre, l'État-providence. En fait, le succès du néolibéralisme est avant tout la conséquence d'un double effondrement [Saintonge, 2000] : d'une part, la crise du capitalisme de l'après-guerre, qui remet en question le rôle de l'État et des politiques publiques ; d'autre part, l'écroulement des oppositions organisées, qu'il s'agisse du syndicalisme (le taux de syndicalisation passe de 34,5 % en 1956 à 14,5 % en 1997 aux États-Unis ; il est divisé par trois en France) ou du marxisme, qui a perdu son influence après la destruction du mur de Berlin, en 1989. Une caractéristique essentielle de la vision du monde véhiculée par le libéralisme (ancien et nouveau) est sa prétention à l'universalité. Cette position est exprimée par le philosophe américain Francis Fukuyama, chef de file des néoconservateurs, dans La Fin de l'histoire et le dernier homme [1992]. Dans ce livre controversé, celui-ci défend l'idée que la progression de l'histoire humaine, envisagée comme un combat entre des idéologies, touche à sa fin avec la victoire de la démocratie libérale et de l'économie de marché après la fin de la guerre froide. Ainsi, le libéralisme décrirait un ordre naturel ; il ne peut donc y avoir une conception alternative du monde. La doctrine libérale constitue la « pensée unique ».La doctrine néolibérale va servir de fondement au consensus de Washington, sorte de table des lois édictée par le G7, club des sept principaux pays industrialisés qui prétend être le directoire de l'économie mondiale. L'idée centrale de ce consensus de Washington, défini au début des années 1990, est que le mieux-être des peuples passe par l'ouverture des frontières, la libéralisation du commerce et de la finance, la déréglementation et les privatisations, le recul des dépenses publiques et des impôts au profit des activités privées, la primauté des investissements internationaux et des marchés financiers ; en somme, le déclin du politique et de l'État au profit des intérêts privés.Dès la fin des années 1970, les États-Unis et la Grande-Bretagne, rapidement suivis par les autres pays industriels, mettent en œuvre des politiques de réforme dont l'axe principal est la libéralisation et la déréglementation. Ces politiques s'appliquent particulièrement à deux domaines clés : le marché du travail et le système financier.

Le consensus de Washington

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L'expression « consensus de Washington » est née sous la plume de l'économiste britannique John Williamson [1990]. Elle constitue le couronnement de la doctrine néolibérale « recommandée » par la communauté financière internationale aux pays en voie de développement pour les amener à s'ouvrir au processus de mondialisation. Elle est fondée sur une série de principes dont les plus importants sont : la discipline fiscale, c'est-à-dire l'équilibre budgétaire et la baisse des prélèvements fiscaux ; la libéralisation financière, avec la fixation des taux d'intérêt par le marché et l'abandon des taux d'intérêt

administrés en faveur des investissements prioritaires ; la libéralisation commerciale avec la suppression des protections douanières ; l'ouverture totale des économies aux mouvements de capitaux et, en particulier, à l'investissement

direct ; la privatisation de l'ensemble des entreprises ; la dérégulation, c'est-à-dire l'élimination de tous les obstacles à la concurrence ; la protection légale des droits de propriété intellectuelle des multinationales.Le consensus de Washington a constitué le fondement des politiques menées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), fondées sur le triptyque stabilisation, libéralisation, privatisation. Mais cette doctrine a fait l'objet d'une remise en cause, y compris dans les rangs libéraux [Stiglitz, 20021, par suite des dégâts qu'elle a causés ; elle a, en effet, directement contribué aux crises financières à répétition des pays émergents dans les années 1990, ceux-ci étant déstabilisés par les politiques de libéralisation. Au début des années 2000, à la suite de leurs échecs, la Banque mondiale et le FMI ont infléchi leur doctrine et reconnaissent qu'il faut également s'inquiéter de la démocratie, des inégalités et du fonctionnement de l'État...

Des politiques en faveur de la finance

On assiste tout d'abord à un changement brutal de cap dans la politique monétaire à partir de 1979, aux États-Unis puis dans les autres grands pays industrialisés. La lutte contre l'inflation — exacerbée par les chocs pétroliers — devient l'objectif prioritaire, ce qui amène la Federal Reserve, la banque centrale américaine, à durcir sa politique. Il en résulte une montée spectaculaire des taux d'intérêt (dont le niveau double) aux États-Unis puis dans l'économie mondiale. Ce « coup de 1979 », organisé par les autorités américaines [Duménil et Lévy, 2000 ; 2003], est un renversement complet du rapport de force entre créanciers et débiteurs, au profit des premiers, qui bénéficient désormais de taux d'intérêt réels (corrigés de l'inflation) élevés, portés à des niveaux jamais atteints depuis la Seconde Guerre mondiale. C'est la première victoire des détenteurs du capital financier.Au cours des années 1980, un nouveau système financier se met en place, dans lequel les marchés de capitaux prennent de l'importance par rapport au financement bancaire. Par ailleurs, la logique concurrentielle l'emporte sur les politiques publiques dans la régulation du système financier. Ce nouveau régime est qualifié d'« économie de marchés financiers libéralisée » [Aglietta, 2008]. Il se substitue au régime d'« endettement administré » qui avait prédominé durant les trente glorieuses (1945-1975). Les politiques de réforme ont comporté deux séries de mesures : une libéralisation financière radicale, accompagnée de la privatisation des banques ; la création d'un vaste marché des capitaux qui s'est traduite, dans les quinze pays de l'Union européenne, par la mise en place d'un marché unique des capitaux fondé sur la définition de règles communes (1990) et sur la création de la monnaie unique (1999).

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Au départ, le financement de la dette publique a constitué le moteur de la modernisation financière opérée par les pouvoirs publics. L'aggravation des déficits publics a, en effet, été un phénomène général dans les années 1980, notamment à la suite du ralentissement de la croissance et de la montée des taux d'intérêt. La dette publique des principaux pays industrialisés, qui représentait en moyenne 20,5 % du PIB en 1980, est passée à 31,7 % en 1990, 44,6 % en 1995, pour dépasser le seuil de 100 % à la suite de la crise de 2007. Avec l'alourdissement de leur dette, les Trésors publics nationaux ne pouvaient plus compter exclusivement sur les investisseurs domestiques. Il fallait faire appel aux investisseurs internationaux, en particulier les investisseurs institutionnels, pour acquérir les titres publics nationaux. Depuis les années 1980, les marchés des titres d'État sont devenus un compartiment très actif du marché financier international. Ainsi, c'est pour satisfaire à leurs impératifs de financement que les principaux pays industrialisés ont entrepris des politiques de modernisation et de libéralisation financières [Plihon, 1996].

Croissance vertigineuse de la finance internationale

Les nouvelles politiques mises en œuvre par les gouvernements des principaux pays industrialisés à la suite de la « révolution conservatrice » lancée par les États-Unis et la Grande-Bretagne ont eu des effets considérables sur le processus de mondialisation, sous ses différentes dimensions. Elles ont donné, en particulier, un coup de fouet au processus de globalisation financière, conduisant à la création d'un marché unique de l'argent au niveau planétaire.Aujourd'hui, le système financier international est devenu un mégamarché unifié de l'argent, qui se caractérise par une double unité : unité de lieu : les places financières nationales sont interconnectées par les réseaux modernes de

communication ; unité de temps : il fonctionne en continu, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, successivement sur les

places d'Extrême-Orient, d'Europe et d'Amérique du Nord.La globalisation s'est traduite par un « décloisonnement des marchés » avec l'ouverture des frontières : ouverture à l'étranger des marchés nationaux, en premier lieu ; et, à l'intérieur de ces marchés, éclatement des compartiments existants : marché monétaire (argent à court terme), marché financier (capitaux à plus long terme), marché des changes (échange des monnaies entre elles), marchés à terme, etc. Désormais, celui qui investit (ou emprunte) recherche le meilleur rendement en passant d'un titre à l'autre, d'une monnaie à l'autre : de l'obligation en euros à l'action en dollars, de l'obligation privée (corporate) au bon du Trésor. Au total, ces marchés particuliers (financier, change, terme, etc.) sont devenus les sous-ensembles d'un marché financier global, lui-même devenu mondial [Cartapanis, 2004].L'explosion de la finance à l'échelle planétaire est sans doute l'aspect le plus spectaculaire de la mondialisation contemporaine. Les données statistiques parlent d'elles-mêmes. Prenons le marché des changes où toutes les monnaies nationales s'échangent entre elles [Plihon, 2012]. Ce marché planétaire est le symbole de la globalisation financière : chaque jour, il s'échange plus de 4 000 milliards de dollars sur ce marché, soit à peu près le double du PIB annuel de la France ! Autre indication révélatrice : la taille du marché des changes n'a cessé d'augmenter : le ratio du volume échangé sur le marché des changes par rapport au commerce mondial des biens et services est passé de 2 pour 1 en 1973, 10 pour 1 en 1980, 50 pour 1 vers 1992, à plus de 100 pour 1 en 2015. L'explication est simple : dans le passé, la fonction du système financier international était d'assurer le financement du commerce international et des balances des paiements. Aujourd'hui, la finance globalisée suit sa propre logique, qui n'a plus qu'un rapport indirect avec le

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financement de l'économie mondiale. L'essentiel des opérations financières internationales consistent en des va-et-vient incessants, de nature spéculative, entre les monnaies et les principales places financières de la planète. Ce constat n'a rien de surprenant : on sait depuis Keynes qu'un développement trop rapide des marchés financiers entraîne fatalement leur dérive spéculative : « Le risque d'une prédominance de la spéculation tend à grandir à mesure que l'organisation des marchés financiers progresse » [Keynes, 1936, chapitre XII].

Le contre-choc démographique dans les pays riches

L'évolution de la population des pays développés joue également un rôle moteur dans les transformations en cours du système financier. Dans l'après-guerre, ces pays ont connu un choc démographique important : c'est le baby-boom, qui s'est traduit par un relèvement temporaire de la fécondité à l'origine d'une relance démographique qui a contribué à la dynamique des trente glorieuses. Aujourd'hui, ces pays commencent à subir un contre-choc démographique. Le vieillissement de la population résulte de trois séries de facteurs : la baisse de la fécondité, qui revient au niveau antérieur au baby-boom (2,1 enfants par femme), l'arrivée à l'âge de la retraite des nombreux baby-boomers (c'est le papy-boom) et l'allongement de la durée de vie, qui en cinquante ans est passée de 63 ans à 75 ans pour les hommes et de 68 ans à 82 ans pour les femmes.Si l'on se réfère aux projections démographiques élaborées par l'INSEE, la part des plus de 60 ans dans la population totale française, qui s'élevait à 16,2 % en 1950 et à 19 % en 1990, passerait de 20,6 % en 2000 à environ 30 % en 2030 et devrait être de l'ordre d'un tiers en 2060 (INSEE, 2010). Ce vieillissement de la population se produit également dans les autres pays riches, notamment au japon et aux États-Unis. Le tableau 1 montre ainsi que, selon des estimations de l'ONU, 50 % des Japonais auront plus de 53,3 ans en 2050, contre 22,3 ans en 1950.

Tableau 1. Projections démographiques : âge médian de la population

1950 1980 2015 2030 2050

États-Unis 34,7 32,6 41,2 43,0 43,9

Japon 22,3 32,6 46,5 51,5 53,3

France 30,0 30,0 38,0 40,0 41,7

Source : ONU, World Population Prospects, 2015.

Le contre-choc démographique devrait avoir un impact important sur l'accumulation d'actifs financiers dans les pays riches : c'est ici que la finance rejoint la démographie. On constate, en effet, que le taux d'accumulation financière augmente avec l'âge des populations. Une longévité plus importante entraîne, en effet, un allongement de la période d'inactivité des ménages, ce qui incite ces derniers à accroître leur effort d'épargne — quel que soit le mode de financement des retraites —, de manière à préserver leur niveau de consommation future. Ainsi, les enquêtes de l'INSEE [2010] sur le patrimoine et les travaux de la Banque de France (2011) conduisent à un double constat concernant la France : avec la montée de l'âge, le patrimoine

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des ménages s'accroît, d'une part, et la structure du patrimoine se modifie, d'autre part. La part du logement reste prépondérante et s'accroît dans le patrimoine des ménages. Le graphique 2 illustre ces évolutions patrimoniales : selon l'enquête INSEE de 2010, la part des ménages détenant des actifs financiers et immobiliers évolue clairement en fonction des tranches d'âge. Ce taux de détention augmente jusqu'à l'âge de 60 ans, avec une augmentation plus forte des actifs immobiliers, Ce taux de détention décroît ensuite pour les tranches d'âge supérieures à 60 ans. Ce constat est conforme à l'analyse dite du « cycle de vie » des ménages : pour préserver leur niveau de consommation sur l'ensemble de leur existence, ils épargnent et accumulent du patrimoine pendant leur vie active, et puisent ensuite dans leur patrimoine alors qu'ils sont en phase d'inactivité. Ces constats se retrouvent largement dans les autres grands pays industrialisés. Ainsi, le vieillissement démographique des pays riches amène une hausse de leur accumulation financière.

Graphique 2. Taux de détention des actifs de patrimoine par les ménages selon les classes d'âgeSource : Banque de France (2011).

Une globalisation financière asymétrique

Mais toutes les régions du monde n'ont pas les mêmes structures démographiques. Une partie importante de la planète a une population jeune dont la croissance est forte (c'est le cas de pays émergents comme le Brésil et l'Indonésie) ou même quasi explosive (majeure partie des pays africains). Il en résulte d'importantes distorsions et inégalités dans l'économie mondiale : les pays les moins riches ont des ressources humaines abondantes mais des ressources financières faibles, tandis qu'à l'inverse les pays développés connaissent une évolution démographique peu dynamique accompagnée d'une richesse financière importante.

Tableau 2. Investissements directs étrangers dans le monde en 2014

(Flux entrants, en milliards de dollars et en %)

Total mondial 1 228 100 %

Dont pays en développement 681 55 %

Dont Asie 465 38 %

Dont Amérique latine 159 13 %

Dont Afrique 57 4 %

Source : Cnuced, World Investment Report, 2015.

Ces distorsions devraient, en toute logique, entraîner des transferts internationaux d'épargne importants des pays riches vers les pays pauvres. Pourtant, ce n'est pas ce qu'on observe. La masse des capitaux qui se dirigent vers les pays en développement est relativement faible au regard du poids considérable de ces pays dans la population mondiale, de l'ordre de 80 %. Selon les Nations unies, ces pays n'ont attiré que 55 % des flux d'investissements directs à l'étranger (IDE) en 2014, qui servent à la construction d'usines ou au rachat d'entreprises locales.

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De plus, parmi les pays en développement, les pays émergents raflent la totalité de la mise : les trois quarts des IDE profitent à dix pays, en tête desquels se trouvent la Chine et le Brésil. Les pays les plus pauvres — quarante-huit pays dont le revenu par habitant ne dépasse pas 850 dollars par an — ne récoltent quant à eux qu'une part minime des IDE dans le monde, comme le montre la proportion (4 %) des IDE reçus par les pays africains en 2014. Pour ces pays, l'aide publique au développement est la principale source de financement extérieur : estimée à 135,2 milliards de dollars en 2014, elle ne représente que 0,4 % du PIB des pays riches, alors que ceux-ci s'étaient officiellement engagés à la porter à 0,7 %.Peut-on parler de mondialisation alors qu'une partie si importante de la planète est pratiquement exclue de la finance internationale ?

La montée en puissance des « zinzins »

La richesse financière se concentre donc dans un nombre limité de pays, principalement dans les pays riches de la Triade (États-Unis, Europe, Japon). Outre l'influence du vieillissement de la population, plusieurs facteurs ont contribué à cette évolution. C'est le cas de l'évolution généralement favorable de la fiscalité de l'épargne, la concurrence entre places financières entraînant un nivellement par le bas de la pression fiscale. Par ailleurs, la montée de l'incertitude quant à l'avenir, concernant notamment le financement des retraites, a amené les particuliers à accroître leur épargne par mesure de précaution. Enfin, la culture « boursière » se propage, y compris chez les petits épargnants, dans des pays comme la France, où les marchés financiers étaient peu développés dans le passé. Ainsi, en France, un ménage sur trois détient désormais des actifs financiers, et plus du tiers du patrimoine des ménages est constitué d'actifs financiers, contre un quart dans les années 1970.Mais l'autre fait marquant de la période récente a été le développement de la gestion collective de l'épargne. Les actifs financiers détenus par les particuliers (pour financer leur retraite, par exemple) sont de plus en plus fréquemment gérés par des fonds d'investissement, également dénommés « investisseurs institutionnels » ou encore « zinzins » [Boubel et Pansard, 2004]. Trois catégories d'investisseurs institutionnels se partagent la gestion collective de l'épargne : les fonds de pension, qui gèrent l'épargne-retraite dans les pays où le financement des retraites est fondé sur un régime de capitalisation (principalement les États-Unis et le Royaume-Uni) ; les fonds mutuels, ou sociétés d'investissement, appelés SICAV (sociétés d'investissement à capital variable) en France ; et les compagnies d'assurances. Dans le monde, en 2011, le volume global des actifs financiers sous gestion se répartissait approximativement en trois tiers entre les trois grandes catégories d'investisseurs institutionnels : les fonds de pension, les fonds mutuels et les compagnies d'assurances.Le poids des investisseurs institutionnels est devenu considérable dans l'économie mondiale [Plihon et Ponssard, 2002]. En 2011, l'encours global de leurs actifs représentait environ deux fois le PIB mondial, estimé à 40 000 milliards de dollars. On constate en outre que la propriété de ces actifs est très inégalement répartie : la majeure partie des actifs sous mandat de gestion sont entre les mains des « zinzins » états-uniens.La gestion collective de l'épargne par des professionnels (dits « gérants de portefeuille ») permet en principe de gérer plus efficacement le risque, d'où un accroissement de la part des actions, qui sont les titres les plus risqués, dans la richesse financière des ménages. C'est ainsi que, depuis une vingtaine d'années, les ménages français détiennent une part croissante de leur patrimoine financier sous forme d'actions, ce qui constitue un changement de comportement important. En 2014, les ménages français (y compris les entrepreneurs individuels) détenaient19 % de leur patrimoine sous forme d'actions et de participations. Un effet de la gestion collective de l'épargne lourd de conséquences pour le fonctionnement du capitalisme, comme on le

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verra plus loin, est la concentration du capital des entreprises dans les mains d'un petit nombre de grands investisseurs dont le pouvoir est devenu considérable à l'échelle internationale.Les investisseurs institutionnels, par leur importance, exercent une grande influence sur la dynamique des marchés financiers. Leur comportement grégaire contribue en particulier à l'instabilité financière internationale. On observe en effet une grande homogénéité des comportements des gestionnaires de fonds, car ceux-ci sont évalués en fonction de normes standard, les références de marché (benchmarking). Les gestionnaires sont ainsi incités à suivre la même stratégie que leurs pairs, d'où ces comportements similaires. Une autre source de conformisme est liée aux méthodes d'allocation des actifs : les gestionnaires définissent leurs placements en cherchant à reproduire les principaux indices de référence (tels que le CAC 40 ou l'Euro Stoxx 50), ce qui amène ces acteurs à acheter et à vendre les mêmes titres au même moment. Ainsi s'expliquent en grande partie les processus cumulatifs d'emballement et d'instabilité continuels sur les marchés financiers. Ce grégarisme des investisseurs est à l'origine des bulles financières récentes : plus les indices montent, plus les gestionnaires achètent, ce qui provoque des hausses de prix d'actifs ; symétriquement, lorsqu'une défiance collective s'empare des investisseurs, ceux-ci vendent, ce qui entraîne une baisse brutale des prix d'actifs. Dans les deux cas, les actions atteignent des niveaux sans commune mesure avec la valeur réelle des entreprises qui les avaient émises.

La finance de marché « fait système » avec les NTIC

L'essor spectaculaire des marchés financiers a été facilité par l'utilisation des NTIC et de nouveaux outils tels que les ordinateurs, les réseaux, les logiciels. Ces puissants instruments de calcul et de transmission de l'information sont en mesure de traiter en temps réel des millions d'opérations, d'évaluer à chaque instant les prix et de transmettre immédiatement ces informations à l'ensemble de la planète. Réciproquement, les NTIC n'auraient pu se développer aussi vite sans les facilités exceptionnelles apportées par la finance de marché. Innovations financières et innovations technologiques se sont en quelque sorte nourries mutuellement.En effet, la finance est une industrie fondée sur le traitement de l'information. L'information représente tout à la fois la matière première et l'output final des marchés financiers. Ces derniers sont d'autant plus efficaces — les économistes parlent d'« efficience » — que leurs prix (cours des titres ou des monnaies) véhiculent rapidement une information de bonne qualité. Il était logique, dans ces conditions, que les améliorations apportées par les nouvelles technologies au traitement et à la circulation de l'information profitent directement aux financiers. Un exemple de cette application est constitué par les systèmes de cotation électronique (dont s'est dotée la place de Paris), qui remplacent les traditionnelles cotations « à la criée » sur les marchés et permettent de fixer automatiquement les prix en confrontant à chaque instant l'ensemble des offres et des demandes grâce à des logiciels très sophistiqués.En abolissant les frontières nationales, la libéralisation financière a créé les conditions d'une circulation des capitaux sans entrave, à l'échelle internationale. Les NTIC ont amplifié cette évolution en permettant aux capitaux de se déplacer à la vitesse de la lumière à travers la planète. La libéralisation financière et les NTIC ont aboli les dimensions spatio-temporelles : les capitaux circulent instantanément et en tous lieux. C'est le triomphe de l'économie virtuelle à grande vitesse.Quant à la finance de marché, elle a constitué un adjuvant décisif au développement des NTIC. Le financement de l'innovation est assuré par deux canaux : des marchés spécialisés, dont le Nasdaq (National Association of Securities Dealers Automates Quotations) américain est le plus connu, d'une part, et des nouveaux instruments financiers, d'autre part. C'est le rôle du « capital-risque » [Dubocage et Rivaud-Danset,

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2006] dont la fonction est de financer les jeunes entreprises innovantes, souvent appelées start-up ou « jeunes pousses ». Le capital-risque ou venture capital est né aux États-Unis dans la fameuse Silicon Valley où il s'est considérablement développé au moment de la phase de la « nouvelle économie » dans les années 1980-1990. Le capital-risque est un instrument original qui consiste en un apport en fonds propres, généralement par une prise de participation, sur plusieurs années (trois à cinq ans en moyenne). En Europe, les fonds privés (private equity funds) jouent ce rôle d'apporteurs de fonds propres dans des sociétés en général non cotées [Mougenot, 2006]. Ces fonds privés attendent — et obtiennent souvent — une forte rentabilité. Ils investissent pour une durée relativement courte : la moyenne de leurs prises de participation est de l'ordre de trois ans.Ainsi, la finance de marché, étroitement liée aux nouvelles technologies, est devenue un rouage central du capitalisme contemporain avec ses effets positifs, mais également négatifs. Elle tend à accentuer les deux maux historiques du capitalisme, c'est-à-dire son caractère inégalitaire et instable. En effet, du côté des inégalités, le processus de globalisation financière, dont l'accélération résulte largement d'un choix politique de la part des pays riches, profite d'abord à ces pays et aux détenteurs du capital financier. Du côté de l'instabilité, les crises financières récentes du début du XXIe siècle — krach Internet de 2000, crise des subprimes en 2007 — sont étroitement liées aux contradictions internes du capitalisme actionnarial et à l'instabilité fondamentale de la finance de marché.

III / Le capitalisme actionnarial

Deux grandes forces sont à l'œuvre dans l'économie mondiale : les mutations technologiques et la globalisation financière. L'impact de ces forces sur l'économie et la société dépend du contexte institutionnel, qui varie selon les pays. L'expérience montre en effet que l'organisation économique et sociale joue un rôle déterminant dans la propagation des chocs technologiques et financiers.Notre hypothèse est que l'on a assisté à un changement progressif, mais profond, de cet environnement institutionnel ; de ce fait, le capitalisme s'est transformé et connaît une nouvelle étape dans son évolution historique [Chesnais et al., 2001] : c'est le passage du « capitalisme fordiste », qui a prévalu dans l'après-guerre, au nouveau « capitalisme actionnarial ». Le cas de la France, qui est plus particulièrement analysé dans ce chapitre, fournit une bonne illustration de ces mutations.

La crise du capitalisme « fordiste » de l'après-guerre

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle organisation de l'économie se met en place aux États-Unis et en Europe. Ce nouveau « régime de croissance », qualifié de « fordiste » par l'école de la régulation [Boyer, 2015], repose sur quatre piliers institutionnels principaux : le rapport salarial « fordiste », organisant le partage des gains de productivité issus des principes

tayloriens de l'organisation scientifique du travail sur la base d'un compromis capital/ travail. Ce compromis est le fruit de négociations entre patronat et syndicats au niveau des branches et des entreprises. Il a permis une hausse rapide des salaires ;

des politiques économiques actives, budgétaires et monétaires, dont l'objectif est d'assurer une progression régulière de la demande adressée aux entreprises ;

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l'État-providence, c'est-à-dire un système de protection sociale fondé sur la solidarité entre les classes sociales et entre les générations ;

des systèmes financiers administrés, destinés à assurer le financement de l'accumulation du capital productif par endettement bancaire à des taux d'intérêt faibles et contrôlés par les autorités monétaires.

Cet environnement institutionnel a contribué à créer un contexte économique et social d'une grande stabilité, particulièrement favorable à l'accumulation du capital industriel et à la croissance de la production : c'est la période des trente glorieuses. La croissance est alors soutenue par la progression de la demande (régulée par les politiques publiques de stabilisation conjoncturelle) et surtout par la progression du pouvoir d'achat des salaires découlant de leur indexation sur les gains de productivité et sur les prix. Enfin, la fixation administrative des taux d'intérêt garantit aux entreprises un coût du capital stable et bas, ce qui stimule l'investissement productif.Ce régime de croissance rapide s'est essoufflé à partir des années 1970 avec le ralentissement de la croissance et la montée de l'inflation. La décélération des gains de productivité a été un facteur décisif et est allée de pair avec une baisse des profits des entreprises. Cette évolution résulte de la perte d'efficacité des méthodes tayloriennes d'organisation du travail ainsi que de la montée des conflits sociaux à propos de la distribution des revenus, conflits qui créent des tensions inflationnistes. Les événements de 1968 et l'échec des accords de Grenelle en France en sont l'illustration.La crise du capitalisme fordiste résulte aussi de la déstabilisation du Système monétaire international (SMI). Les rythmes d'inflation différant selon les pays, le régime de changes fixes — qui assurait la stabilité des monnaies entre elles dans le cadre du SMI de Bretton Woods — est remplacé par un système de changes flexibles en 1973. Cette crise du SMI vient fragiliser les régulations nationales, et les économies deviennent de plus en plus interdépendantes : c'est le début du processus de mondialisation. L'impératif de compétitivité extérieure, lié à l'apparition de déficits extérieurs amplifiés par les chocs pétroliers de 1973 et 1979, remet en question la dynamique vertueuse des années 1960. Apparaît alors un divorce entre les formes institutionnelles demeurées essentiellement nationales et une dynamique de la production et de l'investissement devenue internationale.

Les débuts du « capitalisme actionnarial »

À partir de la fin des années 1970, en réaction à la crise du régime fordiste, les politiques économiques changent de cap dans les principaux pays industrialisés, comme on l'a vu au chapitre II. Ces politiques prennent place dans trois domaines principaux : une nouvelle régulation macroéconomique, la libéralisation et la modernisation du système financier et, en France, la privatisation de la quasi-totalité des grandes entreprises industrielles et financières.Les principaux piliers du régime fordiste sont remis en cause. Les politiques de rigueur salariale déconnectent l'évolution des salaires des gains de productivité, les politiques de libéralisation et de privatisation font reculer la régulation publique et les réformes financières bouleversent la logique du système financier : l'économie d'endettement administrée fait place à une économie de marchés financiers libéralisée. À la suite de ces choix politiques et idéologiques, un nouveau régime de croissance se met progressivement en place : le « capitalisme actionnarial », dans lequel la finance de marché joue un rôle central. La création de richesse financière par les entreprises en constitue le coeur. Présentées dans le schéma 2 (p. 42), ses principales caractéristiques sont : un nouveau partage des richesses au sein des entreprises ; le rôle primordial des

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marchés d'actions et des investisseurs institutionnels ; la prépondérance de la logique actionnariale induisant de nouvelles formes de gouvernement d'entreprise ; de nouveaux comportements financiers de la part des entreprises et des particuliers ; enfin, la perte d'autonomie des politiques économiques face aux marchés financiers.

La nouvelle régulation macroéconomique

Pendant la période du régime fordiste, l'accompagnement de la croissance avait constitué l'objectif central des politiques macroéconomiques, monétaire et budgétaire. À partir de 1979, la priorité est donnée à la lutte contre l'inflation. Cette décision est prise officiellement, à l'échelle des principaux pays industrialisés, à l'occasion du sommet du G5 de Tokyo. La Réserve fédérale américaine durcit alors brutalement sa politique, ce qui entraîne une montée rapide des taux d'intérêt aux États-Unis puis, par effet de contagion, dans le reste du monde. Sous l'influence de la doctrine monétariste, qui se présente alors comme une alternative aux politiques keynésiennes traditionnelles jugées inefficaces, la politique monétaire est désormais considérée comme le principal instrument de la politique macroéconomique. Son objectif est la stabilité monétaire ; les autres objectifs finals — dont la croissance et l'emploi — sont regardés comme des conséquences de la désinflation.Les nouvelles politiques économiques remettent en question le compromis capital/travail antérieur, en créant un rapport de forces favorable aux entreprises et aux détenteurs du capital financier. La dégradation de la situation des travailleurs prend des formes différentes selon les pays. Aux États-Unis, les inégalités s'accentuent selon que les salariés sont plus ou moins qualifiés et possèdent les compétences que requièrent les nouvelles technologies. En Europe, un chômage important et durable, amplifié par des politiques monétaires restrictives, fragilise le pouvoir de négociation des syndicats, qui doivent faire de nombreuses concessions en termes d'évolution des salaires, d'avantages sociaux et d'intensité du travail.Le partage des revenus entre le travail et le capital a également été fortement affecté, avec une baisse de la part salariale dans la valeur ajoutée et, symétriquement, une hausse de la part allant aux revenus du capital. Cette évolution a largement contribué à l'importante amélioration des résultats des entreprises à partir des années 1980, décrite par le graphique 1 de la p. 25, ce qui était l'un des objectifs des nouvelles politiques économiques.Comme le montre le graphique 3 ci-après, le partage du PIB s'est effectué au détriment des salaires dans les principaux pays industrialisés depuis les années 1970, phénomène reconnu par toutes les organisations internationales (OCDE, OIT et Commission européenne). Pour l'ensemble des pays avancés membres de l'OCDE, la part moyenne des salaires a baissé de près de 15 points de PIB de 1976 à 2010, passant de 80 % à 65 %. Cette baisse est générale ; elle a concerné en particulier le Japon, les États-Unis et l'Allemagne. Plusieurs facteurs ont contribué à cette évolution : les politiques de rigueur salariale et de déréglementation du marché du travail menées par les gouvernements ; la montée du chômage et la concurrence exercée par les pays à bas salaires qui ont créé un rapport de force favorable aux employeurs.

Graphique 3. Un nouveau partage de la valeur ajoutée(part des salaires en % dans le PIB)ADV @japon États-Unis @Allemagne

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ADV = moyenne non pondérée de 16 pays de l'OCDE à revenu élevé (Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, États-Unis, Finlande, France, Irlande, Italie, japon, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède. La République de Corée est exclue).Source : OIT, Rapport mondial sur les salaires 2012-2013.La modernisation du système financier

La plupart des pays industrialisés ont mené d'importantes réformes destinées à libéraliser et à moderniser leur système financier, dans le but d'insérer celui-ci dans la finance globalisée. En France, ces réformes ont été parmi les plus rapides et les plus profondes. Jusqu'au début des années 1980, le système financier français avait une double caractéristique [Plihon, 2013] : l'essentiel du financement de l'économie provient de prêts octroyés par les banques et des institutions

financières spécialisées, d'où l'appellation d'économie d'endettement donnée au système financier de cette période. Cette importance de l'endettement avait deux causes en France : la faiblesse du taux d'autofinancement des entreprises qui ne dépassait pas 60 % au début des années 1980, et l'étroitesse du marché financier domestique, les ménages français ayant une forte préférence pour les placements liquides et immobiliers ;

le financement de l'économie était largement contrôlé par les pouvoirs publics : la plupart des institutions bancaires et financières étaient nationalisées et placées sous le contrôle de l'État ; la régulation du système financier se faisait largement par des instruments administratifs et réglementaires, tels que les taux d'intérêt administrés par l'État, l'encadrement du crédit par la Banque de France, et le contrôle des changes édicté par la Direction du Trésor qui limitait les opérations internationales.

Depuis le milieu des années 1980, les principaux traits de l'« économie d'endettement administrée » se sont estompés. Un nouveau système financier se met en place dans lequel la finance directe par les marchés prend de l'importance par rapport à la finance indirecte ou « intermédiée ». Par ailleurs, la logique concurrentielle l'emporte sur le contrôle public dans la régulation du système financier. Les pouvoirs publics français ont joué un rôle décisif dans cette transition vers l'« économie de marchés financiers libéralisée » en prenant deux séries de mesures. La première opère une libéralisation financière radicale, avec la suppression de l'encadrement du crédit en 1987, la levée du contrôle des changes en 1989, et la réduction progressive de la part des crédits à taux administrés dès 1985. Par ailleurs, les pouvoirs publics ont procédé à la privatisation des principales banques et institutions financières à partir de 1986.Le second volet de la politique française est la création d'un grand marché unique des capitaux allant du court au long terme, incluant les opérations au comptant et à terme, et ouvert à l'ensemble des opérateurs : financiers et non financiers, nationaux et étrangers.Pour atteindre cet objectif ambitieux, les autorités françaises ont procédé à d'importantes innovations financières. La principale mesure fut la création d'un marché des titres de créances négociables (TCN) en 1985 destiné à ouvrir à tous les opérateurs le marché des capitaux à court terme et à assurer une bonne communication des marchés à court et long termes. Sous l'impulsion directe des pouvoirs publics, trois nouveaux instruments ont été créés à cet effet : les certificats de dépôts négociables, émis par les banques ; les billets de trésorerie, émis par les agents non financiers, et les bons du Trésor négociables.

Graphique 4. Augmentation des fonds propres des entreprises(part des fonds propres en % du total des ressources financières) (en %)

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1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012 Ensemblechamp : entreprises non financières définies au sens de la loi de modernisation de l'économie. Source : Banque de France, base FIBEN, novembre 2014.

La transformation des structures financières des entreprises

Les évolutions évoquées précédemment engendrent un bouleversement profond des structures financières des entreprises. En France, cette évolution est spectaculaire. Trois ruptures apparaissent. En premier lieu, les fonds propres se développent, ce qui permet aux entreprises françaises d'atteindre des taux d'autofinancement (épargne/investissement) plus élevés que ceux de la période de l'économie d'endettement des années 1970. Ensuite, les entreprises réduisent fortement leur recours à l'endettement bancaire. Enfin, le financement par actions, extrêmement faible en 1980, devient une source majeure de financement pour toutes les entreprises, quelle que soit leur taille.Le marché des actions occupe désormais une place centrale ; son rôle est triple dans le capitalisme actionnarial : il contribue à la fois au financement des entreprises, à leur évaluation (cours des actions) et à leur restructuration, les actions étant désormais utilisées comme monnaie d'échange pour les offres publiques d'achat (OPA) et les offres publiques d'échange (OPE). Par ailleurs, les entreprises françaises trouvent une part croissante de leurs financements externes sur les marchés de titres financiers (actions, obligations et titres du marché monétaire) ; ces derniers tendent à l'emporter sur l'endettement bancaire traditionnel, conséquence du changement de régime financier, marqué par le passage de l'économie d'endettement à l'économie de marchés financiers.Grâce à une épargne abondante, liée à l'amélioration de leurs résultats, les entreprises ont accumulé des disponibilités importantes qui ont servi à trois types d'utilisation : le remboursement de leur dette, les placements financiers et le rachat de leurs propres actions, destiné à faire monter le cours de ces dernières en Bourse. La part des emplois financiers des entreprises a ainsi fortement augmenté par rapport aux emplois directement productifs (les investissements) : ce fait illustre la « financiarisation » de la gestion des entreprises, qui est caractéristique du capitalisme actionnarial.

L'évolution du comportement de placement des ménages

Les transformations enregistrées en France concernant les modalités de financement de l'économie se retrouvent également du côté des placements des ménages [Plihon, 2013]. On constate, en effet, que le patrimoine financier des ménages s'est profondément modifié au cours de la période récente (tableau 3). Tout d'abord, en passant de 2 600 à 4 417 milliards d'euros de 2000 à 2014, la taille de ce patrimoine a augmenté de 70 %, tandis que le revenu disponible ne s'accroissait que de 45 %. Le patrimoine financier représente désormais environ 35 % du patrimoine global des ménages (y compris les actifs immobiliers) en France (75 % aux États-Unis). En second lieu, cette forte progression du patrimoine financier provient intégralement de l'augmentation de l'épargne longue, de nature financière. Les principaux postes en hausse sont d'abord l'assurance vie, notamment en raison d'une fiscalité avantageuse, ce qui correspond à la montée de la gestion collective de l'épargne.

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Les évolutions précédentes sont le reflet de nouveaux comportements de gestion de leur patrimoine par les ménages. Ceux-ci cherchent, en effet, à réduire la part de leur patrimoine financier détenue sous forme d'encaisses monétaires non ou faiblement rémunérées pour se porter vers les titres (surtout les actions et obligations) pour lesquels l'espérance de rendement à long terme est plus élevée. Alors qu'ils se caractérisaient par une forte préférence pour les placements liquides et à court terme dans le passé, les ménages français semblent désormais montrer une attirance croissante pour les placements financiers à long terme.

Tableau 3. Placements financiers des ménages français (y compris entrepreneurs individuels)

2000

%

2014

% Milliardsd'euros

Épargne courte

Dépôts auprès des banques 31,3 30 1 324

Titres d'OPCVM 10,8 7,1 313

Titres de créance 3,0 1,9 83,7

Total 45,1 39,0 1 720,7

Épargne longue

Assurance vie 25,1 37,8 1 670

Actions non cotées et autres participations 12,7 19,0 840,0

Actions cotées 8,7 4,2 186,3

Total 46,5 61,0 2 696,3

Autres composantes 8,4

Total du patrimoine financier en % 100 100

Total du patrimoine financier en milliards d'euros 2 600 4 417

Revenu disponible brut en milliards d'euros 9131330

Source : Banque de France.

Plusieurs facteurs expliquent ce nouveau comportement financier des ménages. C'est, en premier lieu, le besoin de constituer une épargne de précaution face à un environnement économique et social plus incertain, notamment avec le niveau élevé du chômage et les inquiétudes sur l'avenir de la protection sociale, des retraites en particulier. Ces nouveaux comportements ont également été rendus possibles par les innovations et les nouveaux produits financiers offerts par les banques et par l'ensemble des intermédiaires financiers. Enfin, il ne fait pas de doute que les privatisations, en se traduisant le plus souvent par une offre avantageuse d'actions, ont puissamment contribué à l'intérêt croissant des ménages pour les placements financiers.

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Au début des années 2000, les taux de détention directe et indirecte (via les OPCVM et les fonds de pension) des actions, exprimés en pourcentage du patrimoine, sont comparables en France et en Allemagne (de l'ordre de 25 %), mais largement inférieurs à ceux observés dans les pays anglo-saxons (de l'ordre de 50 %).

Les banques se tournent vers les marchés financiers

La transformation des comportements financiers des entreprises et des ménages, qui donne un rôle croissant à la finance de marché, a d'importantes conséquences sur l'activité des intermédiaires financiers, et en particulier des banques. Selon une typologie habituelle, on peut distinguer deux catégories de systèmes financiers : ceux dominés par la banque et ceux dominés par le marché [Allen et Gale, 1999]. Le premier type de système, caractérisé par la position dominante des circuits de financement intermédiés et par l'importance de l'information privée, était généralement associé au cas de l'Allemagne et de la France. Le second type de système est marqué par la place centrale des marchés financiers dans le financement de l'économie et par la qualité de l'information publique ; ce système correspond à la situation des pays anglo-saxons.

Tableau 4. Évolution du taux d'intermédiation financière en France (en % des financements totaux [encours])

1994 2000 2005 2010

Financements intermédiés :

par les établissements de crédit 76,0 69,3 54,9 47,4

par les entreprises d'assurances 2,3 3,9 10,7 6,5

par les OPCVM 0,7 6,5 7,0 4,5

Total 79,0 79,7 72,6 58,4

Source : Banque de France.

Selon cette analyse, le développement de la finance de marché ferait évoluer les systèmes financiers nationaux vers le type II (market based financial systems), et se traduirait par un mouvement de désintermédiation des financements. En d'autres termes, la finance de marché, ou directe, se développerait au détriment de la finance intermédiés, ou indirecte. En France le taux d'intermédiation financière, c'est-à-dire la part des financements allant vers les agents non financiers (ménages, entreprises et État) effectués par les intermédiaires financiers, a baissé de 1994 à 2010. Cette baisse correspond à une perte de part de marché des établissements de crédit (banques). Les parts de marché des investisseurs institutionnels (entreprises d'assurances et OPCVM) ont eu tendance à augmenter. Cette évolution a été enrayée en 2008 du fait de la crise financière.Toutefois, il faut interpréter avec prudence ce processus, souvent qualifié de « désintermédiation », qui signifierait un recul des banques (finance indirecte) face au marché (finance directe). Dans la réalité, la frontière est de plus en plus floue entre financement bancaire et financement de marché. Car une proportion importante des transactions sur les marchés de titres passe désormais entre les mains des banques qui jouent

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le rôle de market maker. Ainsi, à côté de leur fonction d'intermédiation traditionnelle (distribution de crédits et collecte de dépôts), les banques ont orienté une part croissante de leur activité vers les opérations sur titres, comme le montre la hausse spectaculaire des titres dans leurs bilans, à l'actif comme au passif. En d'autres termes, les banques financent de plus en plus les entreprises en achetant leurs titres (actions ou obligations) ; et elles collectent également une part importante de leurs ressources en émettant elles-mêmes des titres sur les marchés. Les banques se sont ainsi adaptées au nouveau régime de croissance financiarisé en développant une nouvelle forme d'intermédiation : l'« intermédiation de marché » [Plihon, 2008].Mais les nouvelles formes d'activité des banques ne se limitent pas aux opérations de prêts et d'emprunts sur les marchés de titres. Celles-ci se sont tournées vers les métiers de conseil aux entreprises et de la « banque d'affaires ». Il faut dire que ces activités sont extrêmement rentables : les activités de conseil aux entreprises, surtout lorsqu'elles mettent en œuvre une ingénierie financière sophistiquée, rapportent des commissions beaucoup plus élevées (3 % à 6 % du montant de l'opération pour les fusions-acquisitions et les OPA) que pour les opérations traditionnelles de courtier en titres pour les particuliers (0,2 % à 1 % pour les transactions boursières). On a ainsi calculé que les revenus des trois grandes banques d'affaires américaines (Goldman Sachs, Morgan Stanley et Merryl Lynch) ont quasiment doublé, passant de 38,4 à 69,4 milliards de dollars de 1997 à 2000, au moment du sommet de la bulle financière Internet. Des observateurs avertis [Pastré et Vigier, 2003] ont montré que ces acteurs ont joué un rôle de « pousse-au-crime » auprès des entreprises, telles Enron ou Vivendi Universal, qui ont été au centre des scandales boursiers. De même, les investment banks (banques d'affaires) américaines, dont celles qui viennent d'être mentionnées, ont une part de responsabilité importante dans la crise des subprimes. Elles sont à l'origine des prises de risque considérables qui ont conduit deux d'entre elles — Bear Stearns et Lehman Brothers — à la faillite en 2008.

Tableau 5. Transformation de la structure du bilan consolidé des banques françaises

1980 2000 2010

Actif (en %)Crédits à la clientèle 84 41 38

Titres 5 45 37

Valeurs immobilisées 9 7 10

Divers 2 7 15

Total de l'actif 100 100 100

Passif (en %)Opérations interbancaires (solde) 13 10 -

Dépôts de la clientèle 73 26 34

Titres 6 48 42

Divers 0 7 14

Fonds propres et provisions 8 9 10

Total du passif 100 100 100

Source : d'après les données de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR).

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Privatisations et nouvelle géographie du capital en France

En France, la plus grande partie des entreprises des secteurs industriel et financier avait l'État pour actionnaire unique au milieu des années 1980, à la différence de la plupart des autres grands pays industriels. Cela résultait des trois vagues de nationalisations qui prirent place sous le Front populaire (1936), à la Libération (1945-1946) et sous le gouvernement d'Union de la gauche (1983-1985). La France se trouvait alors en total décalage avec la doctrine libérale venant des États-Unis et de la Grande-Bretagne, qui prônait le recul de la régulation publique et du rôle de l'État dans l'économie.À partir de 1986, avec l'arrivée d'un gouvernement de droite conduisant à la première expérience de « cohabitation », une politique de privatisation est mise en œuvre. Cette politique sera poursuivie sans interruption jusqu'à la période actuelle par les gouvernements successifs, quelle que soit leur couleur politique. À la suite de cette vague massive de privatisations, la part de l'État dans le capital des groupes industriels français est passée de 74 % en 1984 à 15 % en 2007, avec un portefeuille de participations estimé à 110 milliards d'euros en 2015 par l'Agence des participations de l'État. La plupart des participations de l'État français dans les grands groupes (EADS, France Télécom, Renault) sont devenues minoritaires.Il est essentiel de noter que le processus de privatisation s'est déroulé en France en deux phases successives très différentes [Morin, 1998]. Tout d'abord, de 1986 à 1995, les gouvernements successifs ont cherché à vendre les entreprises privatisées à des blocs d'actionnaires français dûment sélectionnés (ce sont les « noyaux durs ») de manière à maintenir le contrôle des entreprises entre des mains françaises et « amies ». Les gouvernements décidèrent alors de privatiser les groupes en appliquant les proportions suivantes : 10 % pour les salariés, 15 % pour les investisseurs étrangers, 50 % pour les actionnaires individuels et institutionnels français, et 25 % aux « noyaux durs ». Ces derniers cherchèrent alors leur contrôle sur les entreprises privatisées en tissant entre eux des « participations croisées ». Durant cette première étape, grâce à cette double technique des « noyaux durs » et des « participations croisées », la propriété du capital des entreprises privatisées est restée très concentrée entre les mains de blocs d'actionnaires français qui avaient un puissant pouvoir de contrôle. Au milieu des années 1990, la gouvernance des entreprises reposait la logique du « contrôle interne » en France, à l'instar de ce qui était observé alors dans le reste de l'Europe continentale ainsi qu'au Japon.

Un changement radical dans la détention du capital

Mais, à partir de 1995, on assiste à une évolution profonde du marché du contrôle des entreprises en France. En effet, les groupes industriels et financiers français ont été amenés à ouvrir leur capital à des investisseurs externes. Les « noyaux durs » et les « participations croisées » ont été progressivement défaits. Les blocs de contrôle ont été remplacés par des investisseurs institutionnels indépendants, ce qui entraîna inéluctablement un affaiblissement important des actionnaires majoritaires et du système de « contrôle interne » mis en place précédemment. Il en résulta également un processus de dispersion du capital des grandes entreprises françaises.À la fin des années 1990, d'après les estimations du Commissariat général du plan [1999], plus de la moitié des 40 groupes présents dans l'indice boursier du CAC 40 avaient encore un bloc d'actionnaires stable inférieur à 30 % ; ce ratio tombe à moins de 20 % pour 15 groupes et à moins de 5 % pour 5 groupes. D'après

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Becht et Mayer [2000], la part des droits de vote du principal bloc d'actionnaires serait tombée à 20 % pour les groupes du CAC 40.Deux séries de raisons expliquent ce mouvement d'ouverture du capital à des investisseurs externes. En premier lieu, les groupes français avaient alors un besoin important de ressources nouvelles, que ne pouvaient fournir les blocs d'actionnaires de contrôle français, pour financer des opérations de croissance externe jugées nécessaires dans la course à la taille optimale imposée par la mondialisation des marchés. La plupart des grands groupes français ont mené d'importantes opérations de fusions-acquisitions (F-A). La création du marché unique européen a certainement été l'un des moteurs de ce mouvement de restructurations. Les opérations de restructurations prirent alors une dimension considérable : le volume global des opérations de F-A à l'échelle mondiale a littéralement explosé, passant de 85 milliards de dollars en 1991 à 558 milliards de dollars en 1998 et à 4 500 milliards de dollars en 2007, à la veille de la crise, et restant à 5 030 milliards en 2015. Environ un tiers de ces opérations est réalisé par des groupes européens et notamment français.La deuxième raison de l'ouverture accélérée du capital des grands groupes français à des investisseurs externes est la volonté de leurs dirigeants de se protéger contre des OPA hostiles. Ainsi, paradoxalement, c'est pour éviter de passer sous le contrôle de concurrents qu'une part importante des groupes français encouragea l'entrée dans leur capital d'investisseurs externes, en situation d'actionnaires minoritaires, dans le but de permettre aux dirigeants en place de rester aux commandes. En d'autres termes, la dépendance financière a été préférée à la dépendance industrielle et stratégique [Commissariat général du plan, 1999].

La montée spectaculaire des investisseurs étrangers

Le taux de détention des entreprises cotées par les investisseurs institutionnels a augmenté rapidement à la suite des privatisations et se trouve désormais largement au-dessus de 50 LA en France, niveau voisin de celui observé aux États-Unis [Plihon et Ponssard, 2002]. À ce sujet, il convient de rappeler que l'industrie française des OPCVM se situe au deuxième rang mondial, loin derrière les États-Unis, mais devant le Royaume-Uni et l'Allemagne.La part des investisseurs étrangers s'est fortement accrue pour atteindre 45,3 % de la capitalisation boursière des sociétés représentées au CAC 40 en décembre 2014 selon la Banque de France. Le taux de détention des investisseurs étrangers des sociétés du CAC 40 a fortement augmenté depuis la fin des années 1990, a chuté à la suite de la crise financière de 2007, pour retrouver un niveau de l'ordre de 45 % à 47 % après 2012. En 2014, sur les quarante sociétés du CAC 40, plus de la moitié étaient détenues à plus de 50 % par des investisseurs étrangers. La quasi-totalité des autres sociétés étaient détenues dans des proportions comprises entre 20 % et 50 %. En 2014, 19,2 % des actions françaises du CAC 40 étaient détenus par les investisseurs de la zone euro, dont 5,8 % au Luxembourg et 3,6 % en Allemagne, 16,6 % par des investisseurs états-uniens et 4 % par des investisseurs localisés au Royaume-Uni. Les investissements étrangers sont concentrés dans les secteurs du pétrole, des services aux consommateurs, de la finance et des technologies et télécoms.Selon les statistiques de la Banque de France, les investisseurs étrangers détenaient 43 % des actions des sociétés cotées à la fin 2002, et ont réalisé 73 % des transactions à la Bourse de Paris au quatrième trimestre 2002. L'écart entre ces deux pourcentages montre l'instabilité de ces investissements et suggère que ces opérations s'inscrivent davantage dans une logique de placements financiers à court terme que de prises de participations industrielles durables.

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Ainsi, le capitalisme français vient de connaître un bouleversement sans précédent : sous le régime fordiste, le capital des entreprises était largement détenu par l'État et par des « noyaux durs » d'actionnaires français stables. Aujourd'hui, le coeur du capitalisme français est dominé par les investisseurs institutionnels, très largement étrangers, qui obéissent à des impératifs essentiellement financiers [Morin, 1998].Mais il convient de noter ce fait essentiel : même si, pris globalement, les investisseurs étrangers pèsent lourd dans le capital des grands groupes français, ces investisseurs ont le plus souvent des positions d'actionnaires très minoritaires, avec des taux de participation généralement inférieurs à 1 % du capital. Les prises de participation supérieures à 10 % pour un investisseur individuel ne représentent au total que 7 % de la capitalisation boursière du CAC 40. D'après le Commissariat général du plan [1999], il existe une corrélation entre l'accroissement des participations étrangères et l'affaiblissement de la concentration de la détention du capital dans les grands groupes français.Trois remarques pour résumer. Ce sont, en fin de compte, les investisseurs étrangers qui apparaissent comme les grands gagnants du processus de privatisation mené en France à partir du milieu des années 1980 jusqu'au début des années 2000 : la propriété du capital des grandes entreprises françaises est, en effet, passée des mains de l'État à celles des actionnaires privés, étrangers pour une large part. En second lieu, on constate une tendance à la dispersion du capital des grandes entreprises françaises cotées, qui va de pair avec la montée en puissance de l'actionnariat étranger, le plus souvent en position minoritaire.

Tableau 6. Multinationales sous contrôle français dans le monde en 2012

Total à l'étranger dont : UE

Chiffre d'affaires consolidé(en milliards d'euros)*

1 296,8 592,7

Effectifs EQTP (en millions) 5,6 2,2

Nombre de filiales 39 987 19 734

Part du CA consolidé (en %) 53,3 24,4

Part des effectifs (en %) 54,3 21,7

Part des filiales (en %) 52,2 25,8

* Produit net bancaire pour les banques.Champ : secteurs principalement marchands hors agriculture (y compris services financiers).Sources : INSEE ; Banque de France ; enquête 0-FATS.

Troisième constatation : le processus d'internationalisation des entreprises françaises n'est pas à sens unique. La France est l'un des principaux pays d'accueil des investissements directs étrangers. En 2014, la France accueille sur son sol le 7e stock mondial d'investissements directs entrants. Symétriquement, la France est l'un des principaux investisseurs dans le monde. En France, près d'un salarié sur deux des secteurs marchands

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non agricoles travaille dans une filiale d'une firme multinationale étrangère, soit 6,9 millions de salariés (équivalent temps plein) en 2012 [INSEE, 2015]. En regard, à l'étranger, les firmes multinationales sous contrôle étranger emploient 5,6 millions de salariés (hors agriculture). Plus de la moitié du chiffre d'affaires, des effectifs et des filiales des groupes multinationaux sous contrôle français est localisée à l'étranger. Ces évolutions illustrent l'insertion du capitalisme français dans le processus de mondialisation.

L'influence des fonds d'investissement sur la gestion des entreprises

Les investisseurs institutionnels, qui gèrent pour le compte de leurs mandants des énormes portefeuilles d'actions, cherchent à imposer des règles de gestion dans les entreprises où ils ont investi. Leurs objectifs sont de deux ordres : (1) maximiser la valeur des participations financières, ce qui correspond à l'objectif de « création de valeur actionnariale » ; (2) organiser un système de contrôle externe destiné à inciter les dirigeants des entreprises à satisfaire les objectifs des actionnaires en proie à des asymétries d'information. C'est l'objet de la Corporate governance ou gouvernance d'entreprise.L'intérêt des actionnaires réside dans le rendement de leurs titres, à savoir les dividendes et, surtout, les plus-values boursières. L'entreprise est considérée comme un actif dont il faut maximiser la valeur boursière [Orléan, 1999]. L'objectif des managers est de « créer de la valeur actionnariale », c'est-à-dire d'engendrer des plus-values sur les actions de leur entreprise. Cet objectif l'emporte sur le développement de l'activité et de l'emploi, qui prévalait à l'époque fordiste. Il en résulte une « financiarisation » de la gestion des entreprises. Cette conception purement financière de la « création de valeur », sans lien direct avec l'emploi et la production de l'entreprise, renvoie à un monde virtuel dans lequel la valeur du capital financier est déterminée sur les marchés, indépendamment des réalités de l'appareil productif. On retrouve la notion de « capital fictif » développée par Karl Marx dans Le Capital [chapitre 25 du livre III, 1885] avec ses deux caractéristiques : ce capital fictif est fondé sur la capitalisation de revenus futurs anticipés et il n'a pas de lien direct avec le capital productif, ce qui le rend autonome par rapport à la sphère de production.L'objectif de rendement financier des investisseurs a été largement atteint. En effet, en France comme dans les principaux pays industriels, le rendement financier des grands groupes cotés, mesuré par le return on equity (ROE), c'est-à-dire le ratio entre bénéfices nets et fonds propres, atteint des niveaux élevés, souvent compris entre 10 % et 15 %.

Les stratégies des entreprises orientées par la création de valeur actionnariale

Pour atteindre leurs objectifs financiers, les entreprises se sont dotées de nouvelles méthodes de gestion, dont la plus sophistiquée est la méthode EVA (economic value added), qui se définit de manière assez simple : il s'agit du résultat économique de l'entreprise après rémunération de l'ensemble des capitaux investis, endettement et fonds propres. Une EVA positive signifie que le management a réussi à créer de la valeur au profit des actionnaires pendant un exercice donné.Cette approche ne se contente pas de fournir des indicateurs pour évaluer les performances de l'entreprise, elle définit également une méthode de management reposant sur un système d'incitations calculé en fonction de l'obtention et du dépassement des objectifs de création de valeur actionnariale.Pour atteindre l'objectif de maximisation de la valeur actionnariale (shareholder value), les entreprises ont également recours à des techniques sophistiquées d'ingénierie financière. Mais surtout, elles mettent en œuvre des politiques bien précises qui peuvent être répertoriées comme suit :

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1. Les fusions-acquisitions (F-A) sont souvent présentées comme un moyen de créer de la valeur actionnariale en exploitant des synergies entre établissements fusionnés et en réalisant des économies d'échelle. Les rapprochements entraînent des gains de productivité : l'objectif de la plupart des fusions est en effet la réduction des effectifs salariés. Ces opérations s'inscrivent par ailleurs dans une course à la taille critique, destinée à donner aux nouveaux groupes un pouvoir de marché plus important face à la concurrence mondiale [Coutinet et Sagot-Duvauroux, 2003]. Ces opérations de F-A ont été largement financées par échanges d'actions (procédure des offres publiques d'échanges — OPE), par des techniques sophistiquées de reprise des sociétés en LBO (leverage buy out) et par endettement, ce qui a entraîné une forte montée de la dette des grands groupes à la fin des années 1990. Le développement spectaculaire des opérations de F-A, souvent hostiles, est l'une des illustrations de la montée en puissance de la logique actionnariale. Ainsi, lors de la fusion entre BNP et Paribas en 1999, ce sont les actionnaires — Axa, les investisseurs étrangers et les actionnaires salariés — qui ont fait échouer le rapprochement entre BNP et Société générale, et ont arbitré en faveur du projet BNP-Paribas.2. Le recentrage sur les métiers de base de l'entreprise est un deuxième moyen d'augmenter la création de valeur au profit de l'actionnaire [Batsch, 2002]. En se recentrant sur les activités pour lesquelles elle détient un avantage compétitif, l'entreprise cherche à valoriser son savoir-faire par rapport à ses concurrents, ce qui est censé se traduire par une augmentation de rentabilité. Cette politique conduit les entreprises à délaisser les activités dont la rentabilité est inférieure aux normes internationales exigées par les investisseurs (benchmarking). Les nombreux « licenciements boursiers » des années précédentes (Danone, Marks & Spencer, Mittal, Continental, etc.) s'inscrivent dans cette logique. Deux raisons expliquent que les investisseurs incitent les entreprises à mener cette politique. D'abord, ils n'aiment pas les entreprises multispécialisées de type conglomérat, dont les structures sont souvent peu transparentes, donc peu propices au contrôle des actionnaires. Ensuite, les investisseurs estiment qu'il leur revient de mener la politique de diversification en agissant sur la composition de leurs portefeuilles de participations. En d'autres termes, selon cette conception, les questions de diversification sont gérées par les acteurs financiers, non par les opérateurs industriels, ce qui illustre bien la primauté de la finance sur la logique industrielle dans un monde dominé par les investisseurs.3. Le « reengineering » des chaînes de valeur est un troisième levier pour concentrer l'activité de l'entreprise sur les segments les plus rentables. La principale méthode consiste à « externaliser » la production de certains produits ou services susceptibles d'être fabriqués d'une manière plus compétitive par des entreprises aux performances supérieures dans les domaines concernés. On parle alors de « décomposition du processus de production », l'objectif étant de réorganiser les chaînes de valeur de la manière la plus rentable. Cette politique, menée par de nombreuses entreprises, aboutit notamment à confier la gestion de l'entreprise à des sous-traitants extérieurs, ce qui entraîne généralement une précarisation des conditions de travail des salariés. Aux États-Unis, 20 % des ouvriers américains travaillaient dans l'un des 500 plus gros groupes industriels au milieu des années 1970 ; aujourd'hui, cette proportion est tombée à 10 %, du fait des politiques d'externalisation de l'emploi et de la production menées par ces entreprises.4. La réduction de l'intensité capitalistique. L'un des moyens les plus radicaux d'accroître la rentabilité des capitaux propres est d'en réduire la taille. C'est la stratégie dite de downsizing, qui peut être pratiquée de différentes manières, la plus spectaculaire étant le rachat par l'entreprise de ses propres actions dans le cadre de la procédure d'offre publique de rachat d'actions. En rachetant une partie de ses actions, pour un niveau donné de profits anticipés dans le futur, l'entreprise augmente mécaniquement la valeur des actions restantes. L'opération voit sa rentabilité accrue si elle est financée par un endettement dont le coût est

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inférieur à celui des fonds propres (effet de levier). Cette pratique, très fréquente aux États-Unis, se développe désormais en Europe. En France, depuis l'été 1998, date à laquelle la législation a autorisé ce type d'opérations (dites de « relution »), de nombreuses entreprises — dont la quasi-totalité des entreprises figurant au CAC 40 — ont programmé des rachats d'actions.

L'une des conséquences paradoxales de ces pratiques est que les marchés d'actions, pris globalement, n'apportent pas d'argent frais aux entreprises : sur l'ensemble des marchés européens, les émissions nettes d'actions, c'est-à-dire les montants bruts des émissions corrigés des rachats d'actions et des dividendes versés aux actionnaires, ont été faibles, voire négatives depuis le début des années 2000. En d'autres termes, loin de financer les entreprises, les marchés boursiers, au contraire, les ponctionneraient [Auvray et al., 2016] ! Sur les trois fonctions mentionnées plus haut (financement, évaluation et restructuration des entreprises) les marchés d'actions ne remplissent véritablement que les deux dernières, et encore peut-on s'interroger, comme on l'a vu à propos du e-krach, sur la capacité du marché à évaluer les entreprises innovantes !En théorie, seules les sociétés cotées en Bourse sont directement concernées par les principes de gouvernance d'entreprise et les stratégies de création de valeur actionnariale qui viennent d'être présentés. Or, en Europe continentale (Union européenne hors Grande-Bretagne), la plupart des entreprises ne sont pas cotées et sont encore contrôlées par un actionnariat concentré et familial. Toutefois, ces entreprises non cotées entretiennent souvent des liens financiers (participations) ou industriels (sous-traitance) avec de grandes entreprises cotées ; elles sont donc soumises, de façon indirecte, à la logique du nouveau capitalisme actionnarial. Ainsi s'explique le fait que certaines dispositions de la loi sur les nouvelles régulations économiques leur soient applicables.

Graphique 6. Part des profits et des investissements dans l'Union européenne*, 1975-2014(part en % de la valeur ajoutée) Source : Husson [20101.

Ces différentes pratiques des entreprises consistant à réduire leur périmètre d'activité pour se recentrer sur leur cœur de métier, et à redistribuer aux actionnaires les profits non réinvestis, se traduisent par le fait que le taux d'investissement des entreprises tend à stagner, voire à baisser, de même que les gains de productivité, alors que le taux de profit a connu une forte progression, stoppée par la crise, comme l'illustrent les graphiques 1 (p. 25) et 6. Cet écart entre profit, d'une part, investissement et productivité, d'autre part, illustre le processus de financiarisation du capitalisme, c'est-à-dire de profits transformés en revenus financiers pour les actionnaires, au détriment de l'économie réelle [Husson, 2013]. Ce processus apporte un démenti au « théorème de Schmidt », du nom de l'ancien chancelier allemand, selon lequel « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain » !

La gouvernance des entreprises dirigée par les marchés boursiers

Le gouvernement d'entreprise est souvent présenté comme l'une des institutions clés du nouveau capitalisme [Aglietta, 1998]. L'hypothèse théorique qui fonde le modèle anglo-saxon de gouvernement d'entreprise est que les actionnaires et les managers de l'entreprise ont des intérêts contradictoires [Berle et Means, 1932]. Ces derniers cherchent à privilégier leur pouvoir et leur rémunération, au détriment des actionnaires, en

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valorisant les informations dont ils disposent à l'intérieur de l'entreprise. Les nouvelles formes de gouvernement d'entreprise ont précisément pour objectif de réduire ces « asymétries d'information » et d'inciter les managers à gérer l'entreprise dans l'intérêt des actionnaires, en mettant tout en œuvre pour faire monter la valeur des actions [Pérez, 2003].

Les principes de gouvernance d'entreprise

Les investisseurs évaluent la gouvernance des entreprises selon cinq critères principaux : information des actionnaires : qualité de l'information sur la structure dirigeante de l'entreprise, ce qui

implique notamment : l'indépendance des administrateurs, l'existence d'un responsable des « relations investisseurs », et la mise en place d'un système comptable adapté aux normes anglo-saxonnes ;

droits et obligations des actionnaires : respect du principe « une action, une voix, un dividende» ; protection des actionnaires minoritaires, ce qui est le cas fréquent des fonds d'investissement étrangers ;

composition du conseil d'administration : procédures d'élection et de rémunération des membres du conseil et des comités, nomination d'administrateurs indépendants, séparation des fonctions de président et de directeur général ;

absence de mesures anti-OPA : élimination de toutes les mesures destinées à empêcher les offres d'achat hostiles (poison pill) et à verrouiller les organes de direction ;

rémunération des dirigeants : l'objectif recherché est de définir des formes de rémunération de nature à inciter les dirigeants à poursuivre l'objectif de maximisation de la valeur actionnariale. L'une des principales techniques utilisées est constituée par les stock-options, technique qui consiste à donner aux cadres dirigeants un droit d'acquisition futur, à des conditions très favorables, sur les actions de l'entreprise. Ces derniers sont ainsi incités à tout faire pour faire monter la valeur des actions de l'entreprise, ce qui est l'objectif recherché par les actionnaires.

Le rôle de la gouvernance d'entreprise se déduit directement de la manière dont fonctionnent les investisseurs institutionnels. Aujourd'hui, la gestion pratiquée par la majorité des investisseurs est passive ou indicielle, c'est-à-dire que les gestionnaires cherchent à reproduire les indices boursiers dans les portefeuilles dont ils ont la charge. Par ailleurs, la gestion est souvent externalisée, au sens où une large part des actifs est confiée à des professionnels, appelés money managers aux États-Unis. Ceci est particulièrement le cas pour la partie internationalisée des portefeuilles des investisseurs américains [Plihon et Ponssard, 2002]. Ces investisseurs, surtout lorsqu'ils sont en position d'actionnaires minoritaires, ne souhaitent pas participer directement à la gestion des entreprises. Ils jugent d'abord les dirigeants des entreprises sur leur capacité à se soumettre au contrôle externe du marché, en appliquant des principes de « gouvernance d'entreprise ». Ces principes concernent en particulier la transparence de l'information donnée aux actionnaires, le devoir des dirigeants de rendre des comptes (accountability) à leurs actionnaires et le respect des droits des actionnaires minoritaires. Les investisseurs laissent donc le plus souvent aux managers une grande autonomie dans le choix et la mise en œuvre de la stratégie industrielle de l'entreprise, dans le cadre du respect des objectifs financiers et des principes de gouvernance décrits dans l'encadré.

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La loi sur les « nouvelles régulations économiques »

Adoptée le 2 mai 2001, cette loi comporte un volet important sur le gouvernement d'entreprise et constitue une étape dans la mise en place du capitalisme actionnarial en France.1. La loi organise une redistribution des pouvoirs dans l'entreprise, le directeur général assurant

l'administration générale de la société, et le conseil d'administration concevant la stratégie d'ensemble et la surveillance de celle-ci. Cette disposition, qui vise à réduire la concentration des pouvoirs dans l'entreprise, peut être considérée comme un affaiblissement du pouvoir des managers (capitalisme managérial) au profit des actionnaires.

2. La loi entend lutter contre les conflits d'intérêts : le contrôle accru des conventions et des relations que les administrateurs entretiennent directement ou indirectement avec la société est un emprunt au droit anglo-saxon, qui gère les conflits d'intérêts, notamment par des procédés de déclaration. Ainsi, le droit français des sociétés, qui fut un droit de structure et d'organisation de procédure des pouvoirs de décision, devient un droit de comportement et d'appréciation des conflits d'intérêts.

3. La loi organise une distribution de droits nouveaux aux actionnaires, notamment dans l'expertise de gestion rendue plus accessible. Par la possibilité donnée du recours au juge, les actionnaires deviennent agents de la légalité.

4. Un des traits les plus frappants de cette loi est la confusion souhaitée entre statut de salarié et statut d'actionnaire. Cette confusion ne concernait jusqu'ici que les managers salariés, qui devenaient aussi intéressés et exposés au risque patrimonial que les actionnaires par le biais des stock-options. La loi va plus loin et entérine la notion d'actionnariat salarié : elle reconnaît le droit de l'ensemble des salariés à être titulaires d'actions de leur entreprise pour pouvoir intervenir aux assemblées, En outre, des droits d'accès au juge, semblables à ceux des actionnaires, sont donnés aux comités d'entreprise.

5. Une volonté de transparence accrue : la loi a introduit l'obligation des dirigeants des sociétés cotées à divulguer de l'information, concernant notamment leurs rémunérations. La mesure s'applique aussi aux sociétés non cotées. La problématique du gouvernement d'entreprise, née et jusqu'ici cantonnée aux sociétés cotées, gagnerait ainsi l'ensemble des sociétés.

En France, le patronat et les pouvoirs publics ont largement entériné ces principes de « bonne conduite », de manière à attirer les investisseurs. Ainsi, les rapports Viénot [1995 ; 1999], et le rapport Bouton [2002], rédigés à la demande des instances patronales françaises (CNPF puis MEDEF, et AFEP), font des recommandations conformes aux attentes des investisseurs. Le premier rapport Viénot [1995] propose de renforcer le rôle du conseil d'administration, en jouant sur sa composition et son mode de fonctionnement. Il recommande d'inclure parmi les membres du conseil d'administration des sociétés cotées au moins deux administrateurs indépendants, de limiter à cinq le nombre de mandats cumulés par administrateur, et d'œuvrer à la création d'un comité d'audit ayant pour tâche de s'assurer de la pertinence et de la permanence des méthodes comptables utilisées. Le deuxième rapport Viénot [1999] se rapproche encore plus des normes anglo-américaines de gouvernement d'entreprise. Un poids plus important est accordé aux administrateurs indépendants, qui doivent désormais représenter un tiers du conseil d'administration. Une nouvelle structure de société anonyme est proposée, offrant de séparer les fonctions de président et de directeur général. La principale innovation de ce rapport réside dans l'exigence, pour les entreprises françaises cotées, « de faire état de manière précise dans leur rapport annuel de l'application des recommandations [...] et d'expliciter, le

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cas échéant, les raisons pour lesquelles elles n'auraient pas mis en œuvre certaines d'entre elles ». Signe que le contrôle des sociétés passe aujourd'hui largement par le marché [Magnier, 2002]. Publié dans le contexte de la crise de « gouvernance » qui a affecté plusieurs grands groupes, notamment Vivendi Universel, le rapport Bouton [2002] va encore plus loin que les rapports Viénot [1995 ; 1999].De leur côté, les pouvoirs publics français ont donné force de loi aux principales règles de gouvernance d'entreprise. C'est l'un des objectifs de la loi (dite NRE) sur les « nouvelles régulations économiques », votée en mai 2001. Ce texte comporte, en effet, un volet important sur le gouvernement d'entreprise dont les principales dispositions sont décrites dans l'encadré ci-dessus. À la suite des scandales boursiers du début des années 2000, une loi sur la sécurité financière a enrichi en 2003 l'arsenal juridique existant en France avec l'objectif de renforcer la réglementation des principes de gouvernance.Un certain nombre d'analyses montrent que les pratiques des entreprises en matière de gouvernance tendent à converger vers les standards internationaux, d'origine anglo-saxonne. Ainsi, l'enquête de 2015 sur les sociétés du CAC 40 menée par le cabinet d'audit Heidrick & Struggles conclut au respect croissant par les grandes sociétés françaises des principaux critères de gouvernance : le fonctionnement du conseil d'administration, sa composition (administrateurs extérieurs) et la transparence de l'information. Seul point d'ombre dans cette étude optimiste, l'absence de progression du taux de présence des femmes dans les conseils d'administration, stabilisé au niveau de 29 %.

IV / La transformation des rapports sociaux

Le développement des nouvelles technologies, la montée en puissance de la finance internationale et l'émergence d'un nouveau régime capitaliste vont de pair avec de profondes mutations de la société et des rapports sociaux. En d'autres termes, la transformation du mode de production capitaliste, à partir de la fin du w siècle, entraîne la formation progressive de structures sociales et d'inégalités nouvelles.

L'impact des NTIC et de l'organisation en réseaux

Deux points de vue tranchés s'opposent au sujet de l'impact des mutations technologiques sur la société. La vision optimiste, défendue par des auteurs tels que Robert Reich [1997], Jeremy Rifkin [2000] ou Michael Hardt et Antonio Negri [2004], considère que les nouvelles technologies ont des effets très largement positifs sur l'humanité. Les nouvelles formes d'organisation en réseaux vont conduire à un système économique plus performant et plus égalitaire, fondé sur les connaissances, que certains auteurs qualifient de « capitalisme cognitif ». Selon Yann Moulier Boutang [2007] : « Le mode de production du capitalisme cognitif, si on veut en donner une définition concrète [...], repose sur le travail de coopération des cerveaux réunis en réseaux au moyen d'ordinateurs. »Une conception plus critique, et plus réaliste, de la « société en réseau » est défendue par le sociologue Manuel Castells [2001]. Les NTIC engendrent une décentralisation des relations sociales. Entreprise, famille, État, médias : dans ces différents domaines, nous passons d'une société où toutes ces institutions étaient centralisées à une société organisée en réseaux. Cette nouvelle société remet en cause les trois piliers du capitalisme fordiste de la période des trente glorieuses : des institutions centralisées, des relations sociales stables et des valeurs collectives fortes. Dans la réalité, loin de n'avoir que des effets bénéfiques,

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l'organisation de la société en réseaux est une entrave au maintien de valeurs collectives fortes telles que la solidarité, l'entraide, qui fondaient le modèle fordiste. La décentralisation des relations sociales, induite par les réseaux, pousse en effet à l'individualisme et à l'évitement de l'autre. La notion même de « bien commun » devient problématique : l'appartenance ou la non-appartenance au réseau étant le plus souvent invisible, comment savoir entre quelles personnes un bien est mis en « commun » ? Ce constat éclaire également le lien existant entre la sociabilité en réseau et l'exclusion sociale : dans une organisation réticulaire, les plus démunis risquent de disparaître sans laisser de trace, ce qui justifie le qualificatif d'« exclus » [Perret, 2000]. L'exclusion sociale, dans la nouvelle société informationnelle, ne se limite donc pas à la « fracture numérique », c'est-à-dire aux inégalités d'accès aux NTIC, mais résulte plus fondamentalement du fonctionnement de cette nouvelle organisation sociale.

Les mutations du monde du travail

Les transformations des modes de production et de consommation ont entraîné un éclatement des relations salariales et une remise en question du modèle d'emploi standard [Supiot, 1999]. Désormais, la concurrence repose avant tout sur la qualité et sur l'innovation, ce qui entraîne une plus grande différenciation des contrats de travail et une individualisation des salaires. Il s'agit de prendre en compte les différences de qualification, d'aptitudes et de motivations supposées être à l'origine de la réussite économique. La valeur d'un salarié réside de plus en plus dans ce qui le distingue des autres salariés et de moins en moins dans ce qu'il a en commun avec eux. D'où la prolifération des formes d'emploi, la montée de l'individualisme et la dissolution des solidarités de classe. Le marché du travail s'apparente de plus en plus au modèle du marché concurrentiel tel que le décrivent les manuels d'économie, c'est-à-dire peuplé d'acteurs individuels. Il y a là une rupture radicale avec le compromis capital/travail et la détermination collective des rémunérations, qui avaient permis, durant la période fordiste, le maintien d'un rapport salarial uniforme et codifié par la loi.Le statut du travail s'est également profondément modifié. Le contrat à durée indéterminée, symbole de l'emploi salarié stable dans l'entreprise et du quasi-statut négocié dans le cadre des conventions collectives de branches, constituait la relation de travail caractéristique du fordisme. Les nouvelles pratiques en œuvre sur le marché du travail sont à l'origine de l'émergence d'un statut éclaté du travail, dû en grande partie à la recherche de flexibilité par les entreprises. Ses trois principales caractéristiques sont : l'emploi à temps partiel, les contrats de travail à durée déterminée (CDD) et l'auto-emploi. L'emploi à temps partiel permet d'adapter la durée du travail aux besoins de l'entreprise. Pratiqué depuis longtemps dans les pays du nord de l'Europe, par une main-d'œuvre essentiellement féminine, il se développe rapidement en France.En 2014, selon l'INSEE, il concernait 19 % de l'emploi total, dont 31 % de femmes (8 % des hommes), ces pourcentages étant voisins de la moyenne européenne. En France, près de la moitié de ces temps partiels sont involontaires, c'est-à-dire que les travailleurs souhaiteraient pouvoir travailler plus. Ainsi, à l'heure actuelle, la principale source d'inégalité entre salariés provient du travail à temps partiel. Les contrats de travail à durée déterminée (CDD), qui constituent la deuxième forme de flexibilité exigée par le marché du travail, touchent particulièrement les tranches d'âge les plus jeunes et les femmes : en France, ces emplois concernaient près de 10 % de la population active ; les femmes occupent trois emplois en CDD sur cinq en 2014. Au total, près de 14 % de la population active se trouve dans une situation précaire (contre 3 % en 1983), avec des emplois en CDD, en intérim et en apprentissage. Enfin, l'auto-emploi, c'est-à-dire le travail indépendant, résulte en partie de la création d'entreprises nouvelles dans les secteurs des services liés aux nouvelles technologies. Cette forme d'emploi représente 10 % de l'emploi total. Ces emplois ne

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correspondent que formellement à ceux d'entrepreneurs individuels indépendants : le plus souvent, les « auto-employés » sont en fait des salariés en situation de dépendance économique complète par rapport aux donneurs d'ordres.Les conditions de travail sont également bouleversées par la réorganisation des entreprises cherchant à s'adapter aux données du nouveau capitalisme : mondialisation, informatisation, externalisation de la production, pression des actionnaires, diversité et versatilité de la demande. Les innovations organisationnelles, qualifiées de « pratiques flexibles », cherchent à rompre avec la logique du modèle taylorien (exploitation des économies d'échelle, standardisation des produits, un homme = une tâche). Les objectifs sont désormais l'adaptabilité à la demande, la réactivité, la qualité et surtout l'optimisation du processus productif, et mobilisent toutes les compétences humaines. Ils impliquent une polyvalence accrue des salariés et une délégation de responsabilité aux niveaux hiérarchiques inférieurs. Poussées par les sociétés de conseil, les entreprises mettent en œuvre de nouvelles pratiques dont la « flexibilité » est le maître mot : équipes autonomes, cercles de qualité, reengineering, lean production ou production au plus juste. Cette dernière est directement issue du modèle dit de « production toyotiste », fondé sur l'élimination des stocks, le juste-à-temps, la circulation horizontale de l'information et les suggestions des salariés pour améliorer les performances et la qualité.Ces nouvelles approches de l'organisation de l'entreprise, couplées à l'utilisation des NTIC, ont contribué aux gains de productivité du travail et de la productivité totale des facteurs réalisés par les entreprises américaines au cours de la dernière décennie. En France, où la flexibilité du marché du travail aurait pris de l'importance, les pratiques flexibles se diffusent elles aussi rapidement. Mais, derrière la vision idyllique — véhiculée par les sociétés de conseil en organisation — d'un monde où les employeurs trouvent de nouveaux « gisements » de productivité et où les salariés sont heureux d'être responsabilisés, se cache une réalité différente. En effet, les enquêtes montrent une intensification et une dégradation des conditions de travail, ce qui explique que ce nouveau modèle productif ait été qualifié de « néo stakhanovisme » [Askenazy, 1998 et 2004]. Certaines pratiques, comme la rotation de postes, le changement fréquent de process (mode de production), se révèlent peu compatibles avec l'application des règles de sécurité. Ces nouvelles pratiques ont entraîné une hausse dramatique des accidents et des maladies du travail. Un véritable « management par le stress » s'est mis en place dans les grandes entreprises françaises privatisées, telles que Renault et Orange, conduisant aux suicides de salariés liés à la souffrance au travail [du Roy, 2009].

Les transferts de risques sur les travailleurs

La transformation des rapports sociaux de production, induite par la nouvelle logique industrielle et financière des entreprises, s'est traduite par un affaiblissement de la position des travailleurs, sur lesquels une partie importante des risques de l'entreprise se trouvent reportés. D'une part, les solidarités sociales disparaissent, du fait du fonctionnement de l'entreprise en réseau, qui externalise une partie croissante de sa production, et de la montée de l'individualisme : en conséquence, le pouvoir de négociation collectif des travailleurs se trouve réduit. Cette fluidité a affaibli le pouvoir syndical et l'empêche de cristalliser les valeurs collectives. Par ailleurs, avec la logique actionnariale, les salariés sont devenus le partenaire le plus faible du trio actionnaires/dirigeants/salariés. Les investisseurs, qui défendent les intérêts prioritaires des actionnaires, exigent des rendements aussi élevés que durables.En phase de ralentissement conjoncturel, la masse salariale constitue la principale variable d'ajustement dont disposent les dirigeants pour assurer la stabilité des résultats de l'entreprise. C'est ainsi qu'en France, au cours

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des trois dernières décennies, le salaire réel a, en moyenne, augmenté moins rapidement que la productivité du travail. La flexibilisation de la masse salariale est souvent obtenue par la mise en œuvre de plans sociaux, pour répondre aux menaces de fléchissement de la valeur actionnariale : les nombreux licenciements « boursiers » réalisés par Renault à Vilvorde, Michelin, Danone, Continental, ... s'inscrivent dans cette logique. Ces licenciements obéissent beaucoup plus à une logique financière qu'industrielle.Ainsi, P. R. Chevalier et D. Dure [1994] ont-ils observé une saisonnalité des licenciements économiques, qui culminent en janvier et en juin, c'est-à-dire lors de la définition et de la révision des budgets annuels dans les entreprises, et en ont conclu que ces licenciements économiques étaient effectivement liés à des artefacts de gestion et à des procédures budgétaires plus qu'à des nécessités industrielles. De même, la crise économique qui a suivi la crise des subprimes, à partir de 2008, a été un prétexte pour certaines entreprises pour procéder à des réductions d'effectifs, alors même que ces entreprises continuaient à afficher de bons résultats. D'une certaine manière, l'ambition des managers et des investisseurs semble être aujourd'hui de transformer le travail en une marchandise aussi fluide que l'est devenu le capital.Ce transfert des risques sur les travailleurs se révèle être une aberration économique pour trois raisons au moins. Tout d'abord, ce sont les salariés qui assument les risques, dans la mesure où le travail est devenu la variable d'ajustement dans les entreprises. Or, selon la théorie financière la plus orthodoxe, ce rôle devrait revenir aux actionnaires. Ensuite, l'exigence d'un taux de rendement du capital élevé (le fameux ROE, ou return on equity) est intenable à terme. Le maintien d'un ROE à 15 % impliquerait une croissance des profits largement supérieure à celle du PIB, ce qui signifierait que l'ensemble de la richesse nationale aurait fini dans les mains des détenteurs de capitaux ! C'est d'ailleurs la remise en cause de cette convention boursière à 15 % qui explique l'effondrement boursier du début des années 2000. Enfin, le principal débouché de la production des entreprises est la consommation des ménages, qui dépend surtout des salaires, et peu des revenus financiers : peser en permanence sur la masse salariale et réduire celle-ci en cas de difficulté sont donc le meilleur moyen de ralentir la croissance économique et de dégrader, à long terme, la santé des entreprises et de l'économie.

Les nouvelles formes d'inégalités

Le capital financier et le capital humain (la valorisation de chaque individu en fonction de ses connaissances) sont les deux piliers du nouveau capitalisme. Les revenus et patrimoines accumulés par les agents économiques sont très largement déterminés par ces deux facteurs. Toutefois, dans ces domaines, on note une tendance au creusement des inégalités existantes et à l'apparition de nouvelles formes d'inégalités.Ainsi, les inégalités de revenus ont fortement augmenté en France. Entre 1998 et 2005, les 0,01 % (premier centile) des foyers les plus riches ont vu leur revenu réel croître de 42,6 %, contre 4,6 % pour les 90 % des foyers les moins riches (dernier décile). Cette évolution est imputable, en premier lieu, à la croissance rapide des revenus du patrimoine (les hauts revenus ont un patrimoine plus important) et, en second lieu, à l'explosion des salaires des travailleurs très qualifiés et des managers [Landais, 2007]. La France, qui était un des pays les plus égalitaires pour les revenus, tend à rejoindre le modèle anglo-saxon fondé sur d'importantes inégalités.Si l'on regarde le patrimoine financier des ménages en France, force est de constater l'existence de profondes inégalités dans la diffusion des actifs financiers en fonction des niveaux de revenu [Commissariat général du plan, 2002b].

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Les enquêtes de l'INSEE sur le patrimoine des ménages en France montrent les fortes inégalités de patrimoine des ménages. Ces inégalités sont croissantes en fonction de l'âge, ce qui est lié au fait que le taux d'accumulation financière des ménages augmente avec l'âge. De son côté, l'enquête Patrimoine 2010 indique que les 1 % des ménages les mieux dotés détiennent 17 % de la richesse, les 5 % les mieux dotés détiennent 35 % de la richesse, et les 10 % les mieux dotés possèdent 48 % de la richesse.Si l'on se tourne maintenant vers l'accumulation des connaissances, on observe une situation paradoxale. D'un côté, le niveau d'éducation a fortement augmenté dans les principaux pays développés au cours des dernières décennies : plus de 50 % de chaque tranche d'âge atteignent désormais l'enseignement supérieur, ce pourcentage s'élevant à environ 70 % aujourd'hui en France. De l'autre, les inégalités salariales entre les ménages ne semblent pas se réduire, alors que les écarts de rémunération entre travail qualifié et travail non qualifié auraient justement dû diminuer avec la hausse de l'offre de travail qualifié (c'est-à-dire de la proportion de travailleurs qualifiés se présentant sur le marché du travail). Plusieurs explications ont été données à ce paradoxe apparent. Tout d'abord, la nouvelle économie entraîne un fort accroissement de la demande de main-d'œuvre qualifiée par les entreprises, du fait de l'essor des nouvelles technologies : c'est le skill biased technological progress [Artus, 2002].En outre, il faut savoir que le capital humain, c'est-à-dire l'accumulation des connaissances, obéit à des règles particulières : sa logique « cumulative » serait à l'origine du creusement des inégalités [Foray, 2000]. Les connaissances des individus progressant avec la pratique, la valeur de leur travail s'accroît à mesure que leur expérience augmente. Les individus ayant bénéficié d'une bonne formation théorique, puis acquis par le travail l'expérience d'une pratique complexe, voient leur valeur marchande croître fortement, ce qui explique que les autres aient de plus en plus de mal à les rattraper. Cet avantage croissant peut se perpétuer au fil des générations, dans la mesure où les revenus de ces individus sont investis dans la formation de leurs enfants. Sachant que les principaux ressorts de la croissance reposent sur les compétences de haut niveau, ce processus d'accroissement des inégalités pourrait, en l'absence de politiques publiques compensatrices, devenir une constante de l'économie moderne [Reich, 1997].

La fracture numérique

Loin de se diffuser et de s'étendre aux pays en développement, les NTIC restent l'apanage des pays riches. Seuls certains pays émergents (Corée du Sud, Chine) ont pu progresser fortement en matière d'équipements informatiques par rapport aux pays les plus développés depuis les années 1990. Mais le fossé Nord-Sud n'a pas été comblé : en 2012, 31 % de la population sont connectés sur Internet dans les pays en développement, contre 77 % dans les pays développés. Les différences sont importantes entre les régions. Seulement 20 % de la population sont connectés dans les pays d'Afrique subsaharienne. Les écarts sont moins importants pour la téléphonie mobile : la pénétration mondiale (mesurée comme le nombre d'abonnements par rapport à celui de la population totale) est de 96 % et de 89 % dans les pays en développement. Mais la fracture numérique existe aussi dans les pays développés eux-mêmes. Cette fracture est fonction de l'âge, du niveau de revenu, d'études et de l'isolement. En 2013, un Français sur cinq n'a pas accès à Internet, 17 % des Français n'ont pas d'ordinateur. Une personne sur deux qui vit seule n'a pas de double équipement téléphone fixe + ordinateur. La plupart des personnes âgées de plus de 70 ans ne sont pas internautes. Pratiquement tous les diplômés de l'enseignement supérieur ont un ordinateur chez eux ; cette proportion est d'un sur deux pour les non-diplômés. La proportion d'internautes est la plus élevée pour les cadres supérieurs et les professions libérales dans tous les pays. Internet ayant pour locomotive le commerce électronique, son développement s'oriente

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naturellement vers les classes sociales les plus aisées et les mieux éduquées. En outre, le facteur le plus important de la fracture numérique est davantage lié au niveau d'éducation qu'à un manque de ressources financières et technologiques : de nouveau, on constate le rôle que jouent les connaissances et la formation dans les mécanismes de création des inégalités sociales. Les travaux existants démontrent tous que, dans la société de l'information, les principales sources d'exclusion sont les difficultés à maîtriser l'abstraction informatique, l'interactivité, la gestion de l'espace et du temps [Lasfargue, 1999]. Il y a, dans la plupart des analyses, une confusion entre accès aux nouvelles technologies et accès à la connaissance, qui sont deux choses très différentes.

Les fondements idéologiques de la nouvelle société

Depuis son assemblée générale de janvier 2000, le MEDEF (Mouvement des entreprises de France), principale organisation patronale française, affiche son ambition de « refondation sociale ». L'objectif, éminemment politique et idéologique, est de remettre en question les principes qui avaient gouverné les politiques sociales sous l'ère fordiste et d'adapter les relations sociales aux nouvelles réalités. Les principes de la « refondation sociale » constituent un véritable projet de société : l'individualisation du contrat de travail, avec l'abandon des dimensions collective et catégorielle : le

travailleur négocie seul son contrat de travail avec son employeur ; la prédominance de l'accord d'entreprise sur les négociations sectorielles et collectives, qui permet de

créer des rapports de force moins favorables aux organisations syndicales ; le développement d'une logique de compétence individuelle et d'employabilité à la place d'une logique

de qualification ancrée dans des accords-cadres collectifs ; la gestion individuelle de la protection sociale : le système de couverture des risques sociaux (famille,

chômage, retraite) fondé sur la solidarité, caractéristique de l'État-providence de la période fordiste, est remplacé par un système privé assurantiel reposant sur l'épargne financière individuelle.

Les idées qui dominent la « refondation sociale » sont inspirées de l'idéologie néolibérale : l'individu prime sur le collectif, l'économique prime sur le social, et le contrat prime sur la loi. Les salariés sont responsables individuellement de leur carrière professionnelle comme de leur protection sociale. Cette conception tend à affaiblir le rôle des organisations syndicales et à favoriser la mobilité et la responsabilité des travailleurs, ce qui permet en contrepartie de délester les entreprises de la couverture des risques sociaux. Ainsi, ces dernières ne sont plus responsables que devant leurs actionnaires, illustration supplémentaire du transfert des risques vers les salariés.Luc Boltanski et Ève Chiapello [1999] constatent que nombre de responsables de la haute administration et de grandes entreprises françaises formés à l'école de la contestation des années 1970 ont activement participé à la légitimation des mutations récentes du capitalisme (flexibilité du travail, financiarisation, créativité individuelle, etc.). Il y aurait donc une convergence entre l'idéologie libérale, issue de la révolution conservatrice des années 1980, et l'« esprit de Mai 68 ». Le succès du nouveau capitalisme proviendrait ainsi de sa capacité à rallier les aspirations libertaires des élites. La transformation de l'entreprise taylorienne en entreprise-réseau s'explique par la montée de l'individualisme et par la récupération des exigences d'autonomie qu'exprimait l'« esprit de Mai 68 ». Selon les deux sociologues, cette interprétation permet d'expliquer la faiblesse de la critique d'une partie de la gauche politique et syndicale en France : l'illustration la plus spectaculaire est fournie par le « recentrage » de la CFDT, héritière de l'« esprit de Mai 68 », qui est devenue le principal interlocuteur syndical du patronat dans le processus de refondation sociale. Mais cette

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domination de l'idéologie libérale a été récemment battue en brèche à la suite d'une vague croissante de contestations, illustrée par les mouvements sociaux de 1995, 2006 et 2016 qui mettent en difficulté successivement les gouvernements Juppé, de Villepin et Valls. De Villepin avait mis en chantier la refonte de l'ensemble du code du travail pour améliorer la « flexibilité » du marché du travail, selon les vœux du patronat. L'une des mesures emblématiques de cette réforme était l'institution du contrat première embauche (CPE), prévoyant la même période d'essai sans droits pour tous les jeunes de moins de 26 ans dans les entreprises de plus de vingt salariés. Ces mesures de précarisation ont suscité la colère de millions de salariés et de jeunes qui ont obligé le gouvernement à reculer et à mettre un terme au CPE [Husson, 20061. Valls a cherché à reprendre le processus de refonte du code du travail pour satisfaire les demandes du MEDEF. La mesure emblématique de la loi El Khomri, qui a suscité une forte opposition, est l'« inversion de la hiérarchie des normes » contenue dans l'article 2, qui donne la priorité aux accords d'entreprise sur les accords de branche.

L'actionnariat salarié : un nouveau compromis entre travail et capital ?

Depuis le XIXe siècle, la question de l'association du travail et du capital a fait l'objet de nombreuses propositions. Les premières tentatives concrètes apparaissent au début du XXe siècle sous la forme d'associations ouvrières. À l'issue de la Seconde Guerre mondiale, le général de Gaulle propose la « troisième voie » qui consiste à organiser une double participation des salariés aux résultats et à la gestion des entreprises. Avec l'avènement du capitalisme actionnarial contemporain, cette idée est reprise : c'est la notion d'actionnariat salarié selon laquelle, en devenant actionnaires, les salariés obtiendraient un certain pouvoir sur la politique des entreprises, et ce par leur statut de propriétaires collectifs du capital. Avec le capitalisme actionnarial, la propriété du capital changerait de nature : elle deviendrait salariale, puisque les actionnaires sont en grande partie des salariés. L'extension de l'actionnariat salarié via le développement des investisseurs institutionnels constituerait le socle d'un nouveau compromis entre travail et capital, qui se substitue au compromis salarial de la période fordiste. Selon cette approche, il est souhaitable de développer l'épargne salariale investie en Bourse et d'abandonner les systèmes collectifs de retraite par répartition, afin que les salariés se constituent un patrimoine financier individuel en investissant leurs droits à la retraite dans les fonds de pension.La France a mis en place, en 2001, un ambitieux dispositif d'épargne salariale. La loi a institué le plan partenariat d'épargne salariale volontaire (PPESV), chargé de collecter auprès des salariés des versements volontaires ainsi que des sommes reçues au titre de la participation et de l'intéressement, qui constitueront une épargne défiscalisée bloquée pendant dix ans. Les investisseurs institutionnels qui géreront ces fonds les placeront, en partie, en actions de l'entreprise pour les sociétés cotées. Cette loi a le mérite de permettre une généralisation de l'épargne salariale à l'ensemble des entreprises, alors que seuls 22 % des salariés du secteur concurrentiel disposent d'une épargne salariale capitalisée. La loi Fillon, d'août 2003, portant réforme des retraites, a réaménagé la loi de 2001 pour que les PPESV deviennent des plans d'épargne retraite, aux côtés d'un nouveau régime facultatif de retraites par capitalisation (PERP, plan d'épargne retraite populaire). Ces nouveaux dispositifs sont plébiscités par les salariés, qui y voient une source de revenus financiers futurs, comme par les patrons, qui y trouvent leur compte sur deux points au moins : d'une part, un meilleur contrôle de l'entreprise, notamment face aux investisseurs étrangers, grâce à la détention d'une partie du capital par les fonds salariaux ; d'autre part, la distribution de fonds salariaux utilisée comme un substitut au versement de salaires par l'entreprise.

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La formation d'une épargne massivement orientée vers les marchés d'actions est, sans aucun doute, une caractéristique majeure du nouveau capitalisme. Au début des années 2000, un quart de l'épargne des Français est désormais placé sous forme d'actions. En 2006, 6,7 millions de Français, soit 9 % de la population, détiennent des actions en direct. Les actionnaires salariés, au nombre de 2,5 millions, possèdent 43,2 milliards d'euros d'actions de leur entreprise, soit 2,5 % de la capitalisation totale de la Bourse de Paris, d'après l'Observatoire salarié en France. En 2015, les actionnaires salariés représentent 51,5 % du nombre total de salariés. Peut-on pour autant considérer que l'actionnariat salarié est susceptible de transformer les rapports entre travail et capital en favorisant un partenariat entre capitalistes et salariés qui se substituerait à la lutte des classes d'hier, comme le suggère Alain Minc [2000], ou encore en conduisant à un « capitalisme populaire » favorisant une « démocratie actionnariale », selon les expressions chères à Margaret Thatcher et à Tony Blair en Grande-Bretagne ? Plusieurs raisons permettent d'en douter. Tout d'abord, l'actionnariat salarié profite essentiellement aux cadres et tend donc à renforcer les inégalités dans l'entreprise. Mais, surtout, l'épargne placée sous forme d'actions est de fait gérée, pour sa plus grande part, par des professionnels à la recherche de performances financières [Labarde et Maris, 2000 ; Gomez, 2001]. On ignore souvent, en effet, que les placements boursiers ne sont que rarement effectués de façon directe par les particuliers, les entreprises ou les investisseurs institutionnels. Ainsi, aux États-Unis, les deux tiers des placements boursiers des fonds de pension sont confiés à des gestionnaires de portefeuilles externes (asset managers) qui pratiquent tous la même politique de gestion sur indice, décrite plus haut, et dont les objectifs sont purement financiers. L'expérience américaine montre également que les fonds de retraite, y compris lorsqu'ils sont gérés par des syndicalistes (ce fut le cas de Bill Christ, dirigeant de Calpers, le premier fonds de pension américain), utilisent ces mêmes critères de rendement financier. À moins de réformer radicalement les méthodes de gestion des investisseurs et de leurs gestionnaires, la démocratie actionnariale est donc une illusion. Le salarié actionnaire se trouve ainsi dans une situation « schizophrénique » : en tant que salarié, il souhaite obtenir des hausses de salaire et le maintien de son emploi ; mais, en tant qu'actionnaire, il demande un rendement maximal pour son épargne, ce qui signifie souvent une réduction des coûts salariaux de l'entreprise...

Les fonds éthiques : une tentative de moralisation du nouveau capitalisme

Une autre voie a été proposée pour tenter d'influer sur les décisions économiques en se servant des rouages de la finance moderne : il s'agit des « investissements socialement responsables », également qualifiés outre-Atlantique de « fonds éthiques ». L'objectif est d'intégrer dans les choix de placement des investisseurs certaines valeurs sociales, philosophiques, culturelles ou environnementales, laissées pour compte dans les analyses financières [Loiselet, 2000]. L'investissement éthique a deux types de stratégies : tout d'abord, le filtrage (screening), qui cherche à exclure des placements les valeurs dites de « péché » ( sin stocks) telles que le tabac, l'alcool ou les armes ; ensuite, l'activisme actionnarial (shareholder activism), qui consiste à faire voter des résolutions aux assemblées d'actionnaires en vue d'influer sur le comportement des dirigeants. C'est ainsi que des actionnaires minoritaires de l'entreprise américaine Nike, numéro un mondial des vêtements de sport, sont intervenus contre l'exploitation du travail des enfants dans les pays en développement. L'image négative de Nike a entraîné une chute de ses ventes et de ses actions, qui sont passées de 76 dollars en 1996 à 27 dollars en 2000. Nike, qui vend mais ne produit pas, et dont l'intégralité de

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la production est assurée par 400 sous-traitants situés dans les pays du Tiers-monde, a dû leur imposer un code de bonne conduite sociale [Seuret, 2001].On peut donc penser que l'investissement éthique contribue à « moraliser » le capitalisme en favorisant le respect d'un code de bonne conduite de la part des managers. Cet instrument peut-il exercer une influence décisive ? Le problème est que le poids de l'investissement éthique reste faible. S'il correspond à plus de 10 % de l'épargne gérée collectivement aux États-Unis, cette part est beaucoup plus faible dans les pays européens, de l'ordre de 1 %. En France, le marché de l'ISR est en pleine progression. Il s'est élevé à 746 milliards d'euros en 2015, soit une hausse de 29 % par rapport à 2014 [Novethic, 2016]. La plus grande part des ISR est réalisée par des investisseurs institutionnels avec l'idée que la prise en compte des critères « extra-financiers », environnementaux et sociaux, devrait améliorer leurs performances financières à moyen et long termes. L'hypothèse est que les entreprises « responsables » sur le plan social et écologique seront les plus profitables ; les titres émis par ces dernières devraient donc exhiber des rendements financiers plus élevés dans le futur. Les nombreuses études menées par des chercheurs ne permettent pas de corroborer ce lien entre ISR et performance financière. Outre la faiblesse relative de l'ISR, une autre raison de penser que ces investissements n'ont qu'une influence marginale sur le fonctionnement des entreprises est que le secteur européen de l'ISR n'a pas adopté un comportement « activiste » à l'encontre des grandes entreprises, à la différence de certains fonds éthiques nord-américains. Dans l'ensemble, le modèle européen a davantage mis l'accent sur les avantages financiers et commerciaux à la fois pour les investisseurs et les entreprises elles-mêmes, et a moins insisté sur l'efficacité de l'ISR en tant que véhicule d'un changement social au sens large [Louche et Lydenberg, 2006].

La responsabilité sociale des entreprises : une réponse à la contestation

Depuis le début des années 1990 se développe un courant de pensée managérial préoccupé par l'« éthique des affaires ». Devant l'effondrement des contre-pouvoirs syndicaux et face au recul des régulations publiques, certains dirigeants mettent en avant la nécessité pour les entreprises de réguler elles-mêmes leurs comportements, afin d'éviter des excès qui pourraient être préjudiciables à la légitimité du système. Ainsi s'explique cette vague montante de la « responsabilité sociale des entreprises » (RSE). Selon cette nouvelle doctrine, l'entreprise doit certes viser le profit maximum, mais aussi prendre en compte dans son fonctionnement l'intérêt des « parties prenantes » (stakeholders), incluant bien sûr les actionnaires, mais également les salariés, les consommateurs, les fournisseurs..., voire pour certains la société dans son ensemble et les générations futures ; la RSE s'articule alors avec l'objectif de « développement durable » [Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004]. Ces préoccupations ont pris de l'importance à la suite de la montée de l'ISR et surtout face à l'émergence de mouvements sociaux et consuméristes qui organisent des actions symboliques ou des boycotts contre certaines entreprises au comportement choquant. C'est le cas aux États-Unis du puissant mouvement étudiant contre l'exploitation des travailleurs des pays du Sud (sweatshops) et notamment des enfants. Les démarches utilisées pour promouvoir la RSE sont diverses : « codes de bonne conduite »,« chartes » autoproclamées, déclarations de principes éthiques (voir le Global Compact de l'ONU lancé par Kofi Annan en 2000), labels ou certificats attribués par des organismes indépendants (voir la norme SD 21000 de l'AFNOR), notation sociale par des organismes de conseil en investissement « socialement responsable », telle Vigéo (dirigée par Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT). Selon ses défenseurs, les politiques de RSE permettent d'atteindre un triple objectif : en affichant sa responsabilité

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sociale et écologique, l'entreprise améliore à la fois les conditions de vie de ses travailleurs, la qualité de l'environnement et sa profitabilité.L'émergence du discours sur la RSE témoigne de ce que les élites dirigeantes ont pris conscience de l'affaiblissement de la doctrine néolibérale concernant le « gouvernement d'entreprise », phénomène renforcé par les scandales boursiers comme Enron ou par les rémunérations excessives de certains dirigeants. Face à la demande de dérégulation émanant des mouvements sociaux, les dirigeants cherchent à allumer des « contre-feux » en démontrant la capacité du big business à s'autoréguler, en s'imposant des règles de bonne conduite sur la base du seul volontariat. En réalité, la RSE s'inscrit dans une tendance plus globale à la privatisation du droit, dont la « refondation sociale » du MEDEF est un exemple typique en France, comme on l'a vu. Cette démarche repose sur l'idée qu'il faut réduire au maximum la place de l'État (et des organisations internationales) dans la régulation de l'économie : pour demeurer compétitive, l'entreprise doit pouvoir choisir elle-même ses règles de comportement éthique ou social en fonction de ses contraintes propres. Le domaine de la RSE est ainsi celui de la soft law, la « loi douce », non contraignante, librement choisie, faite d'engagements moraux non sanction nables juridiquement, en lieu et place de la légalité étatique. Cette approche de la régulation du nouveau capitalisme est très insuffisante, et même dangereuse, comme on va le montrer dans les chapitres suivants.

V / Le nouveau capitalisme pris dans le piège de la finance

Les rouages et les institutions du capitalisme actionnarial se mettent progressivement en place depuis trois décennies. Pour certains observateurs, de nouvelles formes de cohérence et de régulation apparaissent au sein du capitalisme contemporain, tel l'actionnariat salarié, symbole d'une réconciliation entre travail et capital, considéré comme le compromis moderne entre le travail et le capital. De même, l'investissement éthique permettrait de moraliser la finance moderne. Mais les scandales et les soubresauts boursiers qui marquent le début du XXIe siècle donnent une vision moins idyllique du nouveau capitalisme et de sa capacité à se réguler.

Les États passent sous la coupe des marchés globalisés...

La logique financière qui régit aujourd'hui la stratégie des entreprises s'impose également aux États. La globalisation financière a durci la concurrence pour l'accès aux financements. Et les acteurs de la haute finance internationale — fonds de pension, fonds mutuels et banques —, qui concentrent l'offre de capitaux, ont les moyens d'imposer leur loi aux États : une seule journée de spéculation brasse une masse de capitaux supérieure à la totalité des réserves de change des banques centrales. Aucun pays ne peut résister à une vague spéculative fondée sur une défiance à l'égard de sa politique : l'implosion du système monétaire européen, en 1993, de même que les nombreux épisodes d'instabilité financière dans les pays émergents (Mexique, Corée du Sud, Brésil, Argentine, Chine, etc.), de 1994 à 2001, puis en 2016, en sont la preuve. Pour échapper à la « sanction » des marchés, les politiques macroéconomiques nationales sont désormais subordonnées aux impératifs de la finance internationale. Les États sont ainsi soumis à la « tyrannie des marchés », selon l'expression d'Henri Bourguinat [1995]. Les banques centrales, devenues indépendantes du pouvoir politique, sont passées de facto sous la dépendance des marchés financiers. Elles ont pour mission

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exclusive de préserver la valeur réelle de la rente financière que l'inflation viendrait éroder. On a ainsi justifié, dans le cas des pays de l'Union européenne, les clauses du traité de Maastricht donnant la priorité absolue à la politique de stabilité des prix menée par la Banque centrale européenne. Les politiques de rigueur menées en Europe au nom de la stabilité monétaire sont largement responsables de la montée du chômage et du retard technologique de l'Europe sur les États-Unis du fait de la faiblesse de l'investissement des entreprises. En réalité, le problème majeur auquel sont confrontées les autorités monétaires, dans le contexte de la globalisation financière, n'est pas celui de la stabilité des prix qui est largement résolu, mais le problème de l'instabilité financière. Celle-ci a déjà fait des ravages considérables, qu'il s'agisse des crises bancaires et de change (les « crises jumelles ») des années 1990 dans les pays émergents ; du krach boursier de 2000 ou de la crise des subprimes de 2007. Le moins que l'on puisse dire est que les politiques de prévention et de gestion de ces crises n'ont pas été un grand succès ! Ainsi, après avoir été encensé et affublé du titre de « magicien » de la politique monétaire, Alan Greenspan, président de la Federal Reserve américaine, a été ensuite accusé de n'avoir pas su endiguer la bulle spéculative de la fin des années 1990 et d'être à l'origine de la bulle immobilière du début des années 2000.

... mais les politiques publiques demeurent stratégiques

L'inefficacité des politiques macroéconomiques face à la finance mondialisée ne doit pas amener à conclure que les politiques publiques des États ont perdu leur importance. Bien au contraire ! Les interventions publiques jouent un rôle stratégique dans le fonctionnement du nouveau capitalisme. Les États façonnent le fonctionnement des marchés de trois façons. Tout d'abord, ils élaborent et appliquent les lois et règlements concernant la fiscalité, le fonctionnement de la Bourse et des entreprises, la politique de la concurrence et la protection de la propriété intellectuelle. Ensuite, les États financent massivement la recherche : une grande partie des NTIC — particulièrement l'informatique et Internet — résultent d'innovations d'origine militaire. Enfin, les États offrent des débouchés considérables aux entreprises auxquelles ils achètent des biens et services en grandes quantités. On peut comprendre la grande dépendance des entreprises et des marchés envers l'État à partir de l'histoire de la Silicon Valley, généralement présentée comme emblématique de la libre entreprise et du nouveau capitalisme aux États-Unis [Fligstein, 2001]. En effet, un examen attentif révèle que l'État américain est, depuis la Seconde Guerre mondiale, profondément impliqué dans le financement de la recherche de cette industrie comme dans l'achat de ses produits. Plus de 70 % du soutien à la recherche en génie, en sciences informatiques et dans les disciplines connexes viennent du seul gouvernement fédéral. Un des principaux bénéficiaires de ces largesses est l'université Stanford, au coeur de la Silicon Valley. Le soutien de l'État américain aux NTIC va bien au-delà de son rôle d'acheteur et de bailleur de fonds de la recherche. Le Congrès établit également des lois qui servent les intérêts de ces entreprises. Ainsi en est-il des lois sur la propriété intellectuelle, particulièrement favorables aux entreprises innovantes. C'est le cas du Bayh-Dole Act, voté en 1980, qui a autorisé les firmes à déposer des brevets sur les résultats de la recherche financée sur fonds publics, d'une part, et a ouvert la possibilité de céder ces brevets sous forme commerciale, d'autre part. Au total, en Amérique comme en Europe, l'État et les entreprises sont intimement liés, et la capacité des économies capitalistes à créer des richesses, des biens et des services dépend étroitement de ce lien.

La spéculation financière au coeur de la nouvelle économie

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Sans les milliards de dollars drainés par les marchés financiers, l'effort considérable d'investissement dans les NTIC déployé par les entreprises américaines n'aurait pas été possible. Cet afflux de capitaux a été à l'origine d'une extraordinaire euphorie boursière pendant l'épisode de la nouvelle économie dans les années 1990. Les investisseurs institutionnels et les épargnants individuels se sont rués frénétiquement sur les valeurs de cette nouvelle économie, jusqu'à leur faire atteindre des sommets historiques : sur les places financières des principaux pays industriels, les cours boursiers ont été multipliés par deux entre 1998 et le début de l'année 2000.La nouvelle économie a conduit à l'apparition puis à l'implosion d'une « bulle spéculative » : c'est le e-krach. Une bulle financière correspond à une situation dans laquelle un écart croissant se creuse entre les cours des actions cotées en Bourse et la valeur effective des entreprises. Selon la théorie financière traditionnelle, la valeur d'une entreprise est déterminée par sa capacité à dégager des profits. Plus précisément, le prix d'une action se définit comme la valeur actualisée des flux des dividendes futurs de l'entreprise. La bulle spéculative traduit donc une déconnexion entre la valeur boursière et la valeur économique de l'entreprise.La bulle associée à la nouvelle économie a éclaté à la suite des premiers signes de ralentissement de l'économie américaine apparus au début de l'année 2000. Les « zinzins » et les épargnants individuels ont perdu confiance et commencé à vendre leurs valeurs technologiques : ils se sont alors rendu compte que les niveaux atteints par les cours boursiers supposaient de futures hausses de profits incompatibles avec la capacité des entreprises à générer de tels résultats.Le célèbre indice boursier américain Nasdaq, acronyme pour National Association of Securities Dealers Automated Quotations, baromètre de la valeur des sociétés relevant de la nouvelle économie, a chuté de 57 % en un an, de mars 2000 à mars 2001. En d'autres termes, les actions dites technologiques ont perdu plus de la moitié de leur valeur aux États-Unis en douze mois : c'est ce qu'on a appelé le e-krach. Le e-krach n'a pas épargné les pays européens. La capitalisation boursière des sociétés Internet européennes a chuté, en moyenne, de 57,5 % en l'an 2000. En France, le niveau de l'indice du nouveau marché, le Nasdaq français, a plongé d'une manière spectaculaire.

Révolution technologique et krach boursier des précédents historiques

La frénésie boursière qui a agité le secteur des nouvelles technologies n'est pas la première du genre. L'histoire du capitalisme a été marquée depuis ses origines par des crises boursières associées à des innovations technologiques, comme l'ont montré un certain nombre de travaux [Kindleberger, 1989 ; Chancellor, 1999 ; Gerber, 2000 ; Chavagneux, 2011]. Chancellor passe ainsi en revue ces épisodes d'euphorie spéculative liés au cours des trois derniers siècles : la « bulle des mers du Sud » de 1720, accompagnée d'un « boom technologique » à la Bourse de Londres,

s'appuyant sur des compagnies censées guérir la syphilis ou construire des machines à mouvement perpétuel ;

la première fièvre boursière de 1844 autour des chemins de fer en Allemagne — peu après la création de la Bourse de Berlin en 1841 —, suivie de l'euphorie Gruenderjahre du début des années 1870 ;

la Railwaymania en Grande-Bretagne : 1200 lignes de chemin de fer sont ouvertes en 1844-1846 ; les cours de la Bourse flambent, puis la bulle financière éclate en 1848 ; ne subsisteront qu'une vingtaine de sociétés de chemin de fer à l'issue d'un mouvement radical de restructuration ;

le marché haussier des Golden Twenties, fondé sur la spéculation dans les actions des sociétés de l'automobile, de la radio, de l'aviation et de l'électricité.

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La « nouvelle économie » et le e-krach constituent un nouvel épisode dans l'histoire du capitalisme, se situant dans le prolongement des épisodes précédents. On peut penser que le e-krach, comme les crises financières précédentes liées aux innovations technologiques, s'explique par le comportement myope, mimétique et impatient des investisseurs ; c'est-à-dire par le décalage existant entre l'horizon généralement court des marchés financiers et la lenteur des transformations économiques et sociales.

La faillite d'Enron : la corporate governance en échec

Après la période euphorique des années 1990, le nouveau capitalisme est rentré dans une phase de turbulences graves. Le drame s'est joué en deux actes. Tout d'abord, le e-krach qui commence en mars 2000 : la « bulle technologique » se dégonfle comme un soufflet, les plus-values boursières partent en fumée. Puis, à partir de décembre 2001, des scandales boursiers éclatent en rafale. La série noire débute par la faillite spectaculaire du géant de l'énergie Enron, qui s'était hissé au septième rang des entreprises américaines avec plus de 100 milliards de chiffre d'affaires. Sont également touchés WorldCom (la plus importante faillite de l'histoire des États-Unis), Tyco, Qwest, Xerox, et en Europe, Vivendi Universal, Ahold et Parmalat. Les pertes subies par les actionnaires, et notamment les actionnaires salariés de ces entreprises, sont considérables. Ces affaires mettent au grand jour la fraude et le trucage des comptes des entreprises par leurs dirigeants : Kenneth Lay, le PDG d'Enron, a ainsi reconnu avoir dissimulé 2 milliards de dollars de dettes ; les dirigeants de WorldCom avaient omis de comptabiliser 3,85 milliards de dollars de coûts ; ceux de Xerox avaient gonflé les ventes de 6 milliards de dollars... Certains économistes sont amenés à qualifier d'« économie du mensonge » ces pratiques opposées au principe de la transparence [Gauron, 2002]. Ces scandales révèlent, d'une manière spectaculaire, les dysfonctionnements profonds du nouveau capitalisme. Ils remettent en cause, en premier lieu, cette conception de l'entreprise qui considère celle-ci non pas comme un établissement industriel, mais comme un actif financier dont il s'agit d'accroître la valeur boursière par tous les moyens : rachats d'actions, fusions-acquisitions, montages financiers hasardeux, ingénierie financière risquée. Ainsi, l'apogée puis la faillite d'Enron n'ont rien à voir avec son activité industrielle — le négoce du gaz et de l'électricité — mais proviennent uniquement de ses activités financières. Derrière les montages en cascades de prêts de plus en plus risqués destinés à financer des opérations de fusions-acquisitions fort juteuses, Enron n'apportait pas de réelle contribution au fonctionnement du marché de l'énergie, qui n'a pratiquement pas été affecté par sa disparition... De même, Vivendi Universal était devenue un gigantesque holding financier, constitué d'un empilement d'actifs financiers sans cohérence industrielle, et destiné à créer de la valeur pour les actionnaires. Ainsi s'explique ce hiatus non maîtrisé, à l'origine de la crise de Vivendi Universal en 2002, entre le secteur traditionnel de l'ex-Compagnie générale des eaux et les activités liées à la nouvelle économie.Ce qui est également remis en cause à l'occasion de ces affaires, c'est la capacité du nouveau capitalisme à se réguler. La fameuse discipline du marché n'a pas fonctionné. Les dirigeants ont échappé au contrôle de leurs actionnaires, ce qui a mis au grand jour les limites et les effets pervers du modèle de Corporate governance anglo-saxon [Aglietta et Rebérioux, 2004]. Ainsi, la technique des stock-options, qui avaient pour objectif d'amener les managers à se conformer aux intérêts des actionnaires, s'est retournée contre ces derniers en amenant ces mêmes managers à prendre des risques considérables pour gonfler les cours boursiers de leurs entreprises ! De même, les autres acteurs du capitalisme boursier supposés contrôler les entreprises n'ont pas joué leur rôle de contre-pouvoir face aux dirigeants, dont ils ont été souvent les complices actifs ou passifs. C'est le cas des cabinets d'audit : Andersen a ainsi conseillé les dirigeants d'Enron dans leurs opérations frauduleuses, ce

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qui a entraîné sa faillite. Quatre autres métiers, qui sont des rouages de la finance moderne, ont également favorisé la manipulation des cours et l'opacité des informations. Les agences de notation ont eu des silences coupables ; les banques d'affaires ont encouragé des montages hasardeux destinés à remplir leurs caisses ; les analystes financiers et les journalistes boursiers ont manqué de lucidité et de recul face aux excès des dirigeants déchus, qu'ils avaient souvent portés aux nues. Enfin, les autorités de régulation — particulièrement la Security Exchange Commission (Commission des opérations de bourse américaine) — n'ont pas su dénoncer les dérives comptables et financières des entreprises dont elles ont la tutelle [Plihon, 2003].

Le nouveau capitalisme de bulle en bulle

Une nouvelle bulle — immobilière celle-là — s'est développée dans un grand nombre de pays, à partir du début des années 2000, à la suite de la bulle des valeurs technologiques de la fin des années 1990. Et la bulle immobilière a été suivie à son tour, une fois qu'elle eut éclaté, par une bulle sur les marchés de l'énergie et des matières premières à partir de 2008. La multiplication de ces bulles spéculatives n'est pas le fruit du hasard. Il est le résultat du fonctionnement du nouveau capitalisme dominé par la finance, de ses contradictions internes et de sa dimension spéculative.L'enchaînement des faits est connu. Le e-krach de 2000 est allé de pair avec un ralentissement de la croissance du PIB et de l'investissement productif dans les pays avancés de la Triade (États-Unis, Europe et Japon). Pour lutter contre le risque de récession, des politiques de relance de la croissance sont mises en œuvre. Ces politiques sont particulièrement agressives aux États-Unis. La Fed (banque centrale américaine) met en œuvre une baisse spectaculaire de ses taux d'intérêt directeurs qui passent de 6,5 % en mars 2000 à 1 % au début 2003. L'objectif est de stimuler la dépense des ménages pour en faire le nouveau moteur de la croissance. L'investissement immobilier et la consommation des ménages s'emballent, alimentés par une hausse brutale de leur endettement encouragée par la baisse des taux d'intérêt. Ce qui provoque une bulle immobilière : le prix des maisons particulières double aux États-Unis de 1996 à 2006 !La Fed, gardienne de la stabilité des prix comme toutes les banques centrales, décide alors de durcir sa politique, en haussant brutalement ses taux d'intérêt, dont le niveau passe de 1 % à 5 % de 2004 à 2006, ce qui met fin à la période d'argent à bon marché qui a alimenté la spéculation immobilière. Le ralentissement attendu se produit sur le marché immobilier : la hausse des prix passe de 20 % à 0 % en 2006. La hausse des taux d'intérêt frappe de plein fouet les ménages défavorisés les plus endettés qui avaient bénéficié des crédits subprimes, c'est-à-dire des prêts hypothécaires accordés à la clientèle peu solvable et risquée. L'augmentation brutale de la charge d'intérêt initiée par la Fed a des effets particulièrement dramatiques sur les ménages pauvres et surendettés. En décembre 2007, près d'un million d'entre eux — soit 2,5 millions de personnes — sont jetés à la rue, les banques les expulsant pour vendre leurs maisons et se rembourser. Cette hausse brutale des ventes accélère la chute des prix, et la bulle immobilière explose, comme toutes les bulles...

Les mécanismes financiers de la crise des subprimes

Deux séries de facteurs ont contribué à amplifier la crise financière. Ce sont, en premier lieu, les politiques de libéralisation financière décidées dans tous les pays, à commencer par les États-Unis. C'est ainsi que les opérations bancaires ont été libéralisées d'une manière radicale avec la liberté totale de fixation des taux

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d'intérêt, conduisant aux taux d'intérêt variables indexés sur les conditions du marché, d'une part, et avec la suppression du contrôle du crédit en France et des plafonds d'endettement pour les ménages américains, d'autre part. Il en est résulté une hausse considérable du taux d'endettement des ménages. Celui-ci a doublé entre 1980 et 2005, passant en Europe de 30 % à 60 % du revenu disponible, et de 60 % à 130 % aux États-Unis où le niveau de la dette des ménages est devenu critique.

Les innovations financières constituent la seconde source de l'instabilité financière. C'est ainsi que les banques ont inventé la titrisation, innovation majeure qui leur a permis de transformer leurs crédits en titres négociables (d'où le terme « titrisation ») qu'elles ont ensuite vendus à des investisseurs institutionnels en quête de placements rentables. Ces titres se sont développés rapidement et constituent l'un des principaux compartiments du marché financier mondial. En janvier 2007, la valeur totale de l'ensemble des obligations résultant de la titrisation de crédits immobiliers états-uniens s'élevait à 5 800 milliards de dollars, dont 14 % correspondaient à des crédits subprimes à hauts risques, et dont environ 14 % étaient détenus par des investisseurs étrangers.Mais l'esprit d'innovation des financiers est sans limites et ne s'est pas arrêté à la titrisation ! Afin de rendre le plus attractif possible ces titres auprès des investisseurs, les banques d'investissement américaines ont créé un nouvel instrument, les CDO (collateralized debt obligations), c'est-à-dire des obligations fondées sur la dette. Ces CDO sont réparties en « tranches », des moins risquées aux plus risquées , qualifiées de « toxiques » ou « radioactives » par la presse financière... Le rendement perçu par les investisseurs est proportionnel au degré du risque. L'objectif est de vendre au mieux ces obligations en distribuant le risque entre les différentes catégories d'investisseurs, les fonds spéculatifs (hedge funds) étant particulièrement intéressés par les tranches les plus risquées et les plus rémunératrices.

La titrisation et les CDO ont eu deux séries d'effets pervers qui ont contribué à la crise financière. En premier lieu, ces innovations ont poussé les banques à prendre des risques excessifs. En effet, sachant qu'elles pourraient se débarrasser des crédits les plus risqués en les revendant à des investisseurs après les avoir titrisés, les établissements de crédit immobilier ont été incités à distribuer des prêts immobiliers subprime à des ménages à risques et vulnérables. En second lieu, la technique de la titrisation et des CDO a contribué à la propagation internationale de la crise dans la mesure où ces titres ont été vendus à travers le monde.Lorsque la bulle immobilière américaine a implosé, à partir de 2007, et que les ménages américains sont devenus insolvables, ces CDO — fondés sur cette dette — ont perdu toute leur valeur, ce qui a causé des pertes considérables parmi les banques et les investisseurs états-uniens et étrangers qui les avaient acquis [Brender et Pisani, 2009]. Au total, les actifs « toxiques » détenus par les banques dans le monde s'élevaient en 2008 à 4 000 milliards de dollars, et les pertes globales accumulées par les banques à la suite de la crise des subprimes étaient de l'ordre de 1 000 milliards de dollars, selon les estimations du Fonds monétaire international [2009].

Schéma 3. Le circuit des crédits subprimes et les acteurs de la finance mondiale

La crise la plus grave depuis 1929

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La crise des subprimes a pris une dimension exceptionnelle car elle s'est propagée à l'ensemble du système financier international et à la plupart des pays de la planète. Cette crise a donné lieu en 2009 à la récession la plus profonde depuis la Seconde Guerre mondiale, avec une baisse de la croissance économique estimée à –1,3 % pour l'économie mondiale, – 4,2 % pour la zone euro, – 2,8 % pour les États-Unis et – 3,8 % pour les pays en développement [FMI, 2009]. Les mécanismes par lesquels l'effondrement des systèmes bancaire et financier s'est traduit en une crise d'une telle gravité sont complexes. Le point de départ est la chute brutale de la demande intérieure aux États-Unis causée par le rationnement du crédit ((redit crunch) par les banques, et par la dévalorisation du patrimoine des ménages liée à la baisse des prix de l'immobilier et des cours boursiers (effet de richesse). Au début des années 2000, les ménages américains, dont la dépense est passée de 60 % à 70 % du PIB (ce qui est le pourcentage le plus élevé dans le monde), ont joué le rôle de « consommateurs en dernier ressort » de l'économie mondiale [Guttmann et Plihon, 2009]. Les ménages américains ont en effet tiré la croissance mondiale, et plus particulièrement celle des pays émergents. La récession internationale consécutive à la crise des subprimes est une conséquence directe de cette panne du principal moteur de la croissance mondiale.

Ingénierie financière, rentabilité et gestion des risques

Les opérations d'ingénierie financière ont connu un développement explosif depuis les années 1980. Il s'agit d'un ensemble d'opérations, conduisant souvent à des montages complexes, qui permettent à l'entreprise de diminuer ses coûts financiers et d'obtenir des financements auxquels elle n'aurait pu prétendre au vu de ses performances intrinsèques. Trois séries de facteurs ont abouti au développement rapide de ces opérations : (1) la demande financière des entreprises : celles-ci ont voulu profiter des innovations financières pour obtenir des techniques de financement plus sophistiquées que les crédits traditionnels ; (2) pour satisfaire cette nouvelle demande et pour répondre à l'exigence renforcée de couverture de leurs risques par les fonds propres (ratio Cooke), les banques ont été incitées à développer leurs activités de conseils, de monteurs et d'arrangeurs ; (3) le développement des investisseurs institutionnels et la professionnalisation des sociétés de gestion d'actifs ont alimenté une demande pour des titres complexes plus rémunérateurs que les titres classiques.Quatre types d'opérations illustrent ces nouvelles formes d'ingénierie financière : La technique des financements de projets, initialement destinée aux équipements publics, est utilisée

pour obtenir des fonds propres souscrits par les sponsors, futurs gestionnaires de l'équipement, capital risqueurs et investisseurs, ou pour émettre de la dette sous forme d'obligations ou de crédits syndiqués.

Les opérations de déconsolidation ou de titrisation visent, en cédant un actif existant (immeubles de bureau, flotte de véhicules, créances commerciales...), à permettre à l'entreprise de se désendetter ou de réduire ses coûts de financement.

L'émission de dettes subordonnées (remboursables après les porteurs de la dette classique) permet d'obtenir des quasi-fonds propres et d'émettre une dette « junior » moins coûteuse, car moins risquée.

Les techniques de reprise de sociétés en LBO (leverage buy out), dont fait partie la RES (reprise de l'entreprise par les salariés), permettent d'obtenir des financements moins coûteux grâce à des avantages fiscaux et à des montages reposant sur des financements «mezzanines» (dettes bancaires et dettes subordonnées), et à des bons de souscription qui reviennent à faire bénéficier les créanciers d'un droit sur la valorisation future de l'entreprise.

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Source : d'après M. Fried, Commissariat général du plan [2002a].

Une normalisation comptable au service des actionnaires

Les normes comptables ont pris une importance considérable dans le nouveau capitalisme ; car elles sont un instrument clé de communication sur l'activité et les résultats des entreprises. Le processus de globalisation financière met en question l'existence des systèmes comptables nationaux. Deux traditions comptables s'opposaient dans le passé. En France, comme dans la plupart des pays d'Europe continentale, la comptabilité était contrôlée par l'État et tournée vers l'ensemble des partenaires de l'entreprise : administration fiscale, propriétaires, créanciers et salariés. Les actifs étaient évalués au coût historique, à la valeur d'entrée de ceux-ci. L'Union européenne a décidé en 2002 d'abandonner sa politique initiale de normalisation comptable européenne et s'est ralliée au référentiel international IAS, d'inspiration anglo-saxonne et édicté par une instance privée, l'IASB (International Accounting System Board). La comptabilité anglo-saxonne sert avant tout les intérêts des investisseurs ; son objectif est de permettre la comparaison des performances financières, quel que soit le secteur d'activité concerné. C'est ainsi qu'elle prône l'évaluation des actifs aux prix du marché (mark-to-market) : c'est la doctrine de la fair value (juste valeur). Cette approche, qui privilégie le court terme et la diffusion d'informations comptables en continu, met les entreprises à la merci de la spéculation et de l'instabilité des marchés financiers. La décision européenne d'opter pour les normes IAS est lourde de conséquences : elle revient à privilégier le modèle d'entreprise de type shareholder (actionnariat) au détriment du modèle de type stakeholder qui prend en compte les intérêts de toutes les « parties prenantes » de l'entreprise.Les crises financières précédentes dans les pays développés, notamment les krachs boursiers de 1987 et de 2000, n'avaient pas provoqué une crise économique d'une telle ampleur. Une des raisons pour laquelle la crise des subprimes est d'une telle gravité est qu'elle s'est traduite par une crise sur plusieurs marchés d'actifs, a savoir les marchés immobilier, boursier et des matières premières, ce qui a déstabilisé le système bancaire international. En 1987 et 2000, la crise s'était limitée à un krach boursier sans affecter les banques. Les turbulences qui commencent en 2007 sont beaucoup plus graves : les banques des pays de la Triade (États-Unis, Europe et Japon), qui ont pris des risques considérables sur les principaux marchés d'actifs, sont exposées à des pertes énormes lorsque les prix chutent sur ces marchés. De ce point de vue, la crise des subprimes est comparable à la crise profonde qui a frappé le Japon pendant une décennie entière, qualifiée de « décennie perdue » (1992-2002) [Rubinstein, 2009]. La crise nippone s'était également caractérisée par un effondrement du système bancaire et une chute durable de l'activité économique qui étaient liés à l'implosion simultanée de bulles immobilière et boursière au début des années 1990. L'analyse montre qu'une crise financière est d'autant plus grave qu'elle touche conjointement les banques et les principaux marchés d'actifs [Boyer et al., 2004].Une autre raison de penser que la crise financière qui a débuté en 2007 sera profonde et durable est que l'apurement de la dette des ménages, comme celle des États qui ont augmenté leurs dépenses pour lutter contre la récession, prendra nécessairement du temps. Quant aux banques, elles ne retrouveront un fonctionnement normal que lorsqu'elles auront nettoyé leurs bilans des actifs toxiques qui les plombent. Le plus inquiétant est que, loin de se réduire, la dette globale de l'ensemble des acteurs (privés et publics) a continué d'augmenter à l'échelle internationale. De 2007 à 2014, le ratio de la dette globale — ensemble des

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pays et des acteurs — sur le PIB mondial est passé de 246 % à 286 %, pour atteindre le montant de 199 000 milliards de dollars [McKinsey Global Institute, 2015]. Cette augmentation de la dette concerne non seulement les pays avancés, mais également les pays émergents. C'est ainsi que la dette globale de la Chine a quadruplé de 2007 à 2014.

VI / Réguler et transformer le capitalisme mondialisé

L'issue de la crise qui frappe le capitalisme mondialisé depuis 2007 dépend largement des politiques qui seront menées à l'échelle nationale et internationale. La définition des voies de sortie de crise implique d'établir au préalable le diagnostic des causes de cette crise globale. Plusieurs stratégies de réformes peuvent être envisagées. Une première stratégie consiste à consolider le système économique actuel en améliorant sa régulation, sans s'attaquer aux racines profondes de la crise, avec le risque d'aller vers de nouvelles crises. C'est la solution voulue par les classes dominantes qui ne souhaitent pas remettre en cause un système qui leur est favorable. Les décisions en trompe l'œil prises par les principaux gouvernements de la planète lors des sommets du G20 qui se sont succédé depuis le G20 de Londres en avril 2009, vont dans cette direction. Aucune réforme des systèmes monétaire et financier internationaux n'y a été envisagée. Une autre démarche est de tirer profit de cette crise pour mettre en œuvre des réformes radicales à la hauteur des défis économiques, sociaux et écologiques auxquels la planète est confrontée au début de ce nouveau millénaire. L'importance et la nature des réformes qui seront effectivement appliquées seront fonction des rapports de force qui s'établiront entre les principaux acteurs de la mondialisation, qu'il s'agisse des gouvernements, des firmes multinationales, des classes dominantes et des mouvements sociaux.

Une crise globale et systémique

Il y a plusieurs raisons pour considérer que nous sommes entrés dans une crise de nature systémique dont les causes profondes ne se limitent pas à un déficit de régulation.

Le capitalisme mondial touché en plein cœur

L'épicentre de cette crise se situe aux États-Unis dont le système de crédit s'est effondré. En raison du fort degré d'intégration des systèmes financiers, la crise financière s'est ensuite rapidement propagée aux autres pays de la Triade (Europe et Japon), puis à l'ensemble de l'économie mondiale. C'est là une différence majeure avec les crises financières récurrentes des années 1990 qui avaient principalement ébranlé les pays de la périphérie nouvellement ouverts à la finance internationale, souvent qualifiés de « marchés émergents ». En Europe, les pays les plus secoués par la crise actuelle sont ceux dont les caracté ristiques se rapprochent le plus du capitalisme états-unien, notamment le Royaume-Uni, l'Espagne ou l'Irlande. Les points communs de ces différents pays sont en particulier l'importance des secteurs immobiliers (30 % du PIB en Irlande, 11 % du PIB en Espagne), l'hypertrophie de systèmes financiers largement dérégulés, ainsi que le niveau très élevé d'endettement des ménages.

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Les racines sociales de la crise

La mondialisation (libre circulation des marchandises et des capitaux) a élargi les opportunités de placements financiers en même temps qu'elle mettait en concurrence les travailleurs de tous les pays, pesant ainsi sur les salaires dans les pays avancés ; le partage de la valeur ajoutée s'est déplacé dans la plupart des pays en faveur des profits et au détriment des rémunérations salariales et des transferts sociaux ; par ailleurs, le partage des profits s'est modifié en faveur des actionnaires. Les inégalités de revenus se sont fortement creusées à la fois par la montée des revenus du capital concentrés sur une minorité de ménages, et par un renforcement des écarts entre les salaires élevés et les bas salaires. Les politiques publiques de redistribution fiscale et sociale ont été réduites sous la pression de la concurrence internationale exacerbée par la mobilité internationale des capitaux.Le système financier a permis aux ménages américains de compenser la stagnation de leurs salaires en favorisant leur endettement et en faisant jouer les effets de richesse. Deux facteurs ont joué un rôle moteur dans ce processus de financiarisation et d'endettement des ménages : d'une part, la libéralisation financière qui a fait sauter toutes les règles de protection des ménages face à l'endettement, et, d'autre part, les innovations financières comme les crédits rechargeables à taux variables qui ont augmenté la capacité d'endettement des ménages. La progression soutenue de la consommation américaine, stimulée par la finance, a tiré la croissance mondiale au début des années 2000, ce dont ont largement profité les pays émergents, Chine en tête. Cette évolution a entraîné une montée vertigineuse de la dette interne et externe des États-Unis. L'accroissement du déficit et de la dette extérieurs des États-Unis est la conséquence directe de la faiblesse extrême du taux d'épargne des ménages américains, le plus bas du monde. Ce régime de croissance mondial, fondé sur la dette, a pu fonctionner durablement dans la mesure où les États-Unis ont bénéficié d'un « financement sans pleurs » de leur balance des paiements, selon l'expression de J. Rueff, grâce au rôle de devise-clé du dollar dans le système monétaire international.Le déclenchement de la crise aux États-Unis vient de ce que le recours massif à l'endettement des ménages, destiné à pallier l'insuffisance du pouvoir d'achat de leurs revenus, a atteint ses limites. Il en est résulté un effondrement de la demande privée états-unienne qui a entraîné un fort ralentissement de la crois sance des pays émergents, privés de leurs débouchés aux États-Unis et dans les autres pays avancés touchés par la crise.En fin de compte, les racines de la crise sont sociales. Elles ne peuvent être recherchées uniquement dans les défaillances de la finance, mais se trouvent dans l'inadéquation du partage des revenus dans les pays avancés. Cette analyse rejoint celle de John K. Galbraith à propos de la crise de 1929 [Galbraith, 1970], ainsi que celle de Paul Krugman, prix Nobel d'économie 2008 [Krugman, 2008]. Étudiant les crises de 1929 et de 2007, ce dernier montre l'importance et le rôle des inégalités dans ces deux crises.

Un mode de développement écologiquement non soutenable

L'aggravation de la crise écologique est la deuxième dimension systémique de cette crise, à côté de la dimension sociale. C'est là une autre raison majeure pour considérer que le régime de croissance contemporain est en voie d'épuisement. À ce sujet, certains économistes mettent en avant l'hypothèse de « stagnation séculaire », selon laquelle les économies avancées entreraient dans une phase durable de basse croissance [Artus et Virard, 2015]. Le ralentissement tendanciel des gains de productivité et les contraintes écologiques figurent parmi les causes de l'affaiblissement de la croissance [Gordon, 2016]. Même si leurs temporalités sont différentes (la question écologique est ancienne et liée à la société industrielle), les

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différentes dimensions — financière, économique, sociale, écologique — de la crise actuelle sont étroitement imbriquées. Ainsi, l'accélération récente du processus de réchauffement climatique, mis en lumière par les travaux du GIEC (Groupe d'experts internationaux sur le climat), est concomitante à l'émergence du capitalisme financier à la fin des années 1970. La recherche de rendements financiers élevés a été satisfaite en grande partie par une surexploitation et une dévalorisation, non seulement du travail, mais également de la planète et de son écosystème. Or, cette surexploitation de la planète a atteint ses limites, comme le montrent notamment les perspectives prochaines d'épuisement des ressources naturelles non renouvelables.

Une crise géopolitique

La crise en cours a également une dimension géopolitique essentielle. En effet, les graves soubresauts de l'économie mondiale depuis 2007 conduisent à un affaiblissement des économies du centre, et en particulier des États-Unis, relativement aux grands pays émergents (Chine, Corée, Inde, Brésil, Argentine), dont la montée en puissance est spectaculaire en ce début de XXIe siècle. Mais, en même temps, ces deux groupes de pays se trouvent étroitement imbriqués les uns aux autres. C'est la surconsommation des ménages américains qui a largement stimulé la croissance des pays émergents. Et ce sont ces derniers pays qui ont financé le déficit extérieur des États-Unis. La faiblesse de l'épargne des ménages américains a été compensée par le niveau élevé, et en partie contraint, de l'épargne des pays asiatiques. Cette relation États-Unis/Chine a fait système depuis le début des années 2000. Mais la crise des subprimes et ses prolongements dans les pays de la périphérie ne remettent-ils pas en cause les fondements financiers, macroéconomiques et politiques de ces relations internationales ? Les déclarations des dirigeants chinois, inquiets pour la valeur future de leurs créances sur les États-Unis, à la veille du sommet du G20 de Londres en avril 2009, reflètent ces tensions internationales d'un genre nouveau. La crise apparaît ainsi comme un révélateur des insuffisances du système de gouvernance mondiale, construit dans l'après-guerre sous la domination des États-Unis, et qui n'est plus adapté aux nouveaux rapports de force internationaux.

Schéma 4. Une crise globale et systémique

Encadrer la finance pour réduire l'emprise de celle-ci sur l'économie mondiale

La crise financière internationale qui a débuté sur le marché des subprimes, en 2007, résulte directement des méfaits de la dérégulation financière initiée à partir des années 1980 dans la plupart des pays de la planète. Cette crise doit être l'occasion de passer à une nouvelle ère, celle de la finance strictement régulée. Des réformes doivent être entreprises pour assurer un meilleur contrôle des opérations bancaires et boursières, et des mouvements internationaux de capitaux. Les principaux instruments à la disposition des autorités peuvent être mobilisés. Ainsi, une reréglementation des opérations de crédit bancaire apparaît indispensable. En particulier, il convient de renforcer la protection des ménages afin de limiter les risques de surendettement. Si cette réglementation — instaurée aux États-Unis au lendemain de la crise de 1929 — n'avait pas été abolie par les autorités états-uniennes, il est probable qu'aurait été évitée la crise des subprimes, liée au surendettement des ménages. L'une des principales avancées nécessaires concerne la supervision prudentielle des banques. Jusqu'à présent, les autorités ont privilégié la supervision «

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microprudentielle » qui consiste à fixer des règles de prévention des risques au niveau des banques individuelles. Mais la crise des subprimes a montré que cette politique est insuffisante, car elle néglige la dimension systémique des risques qui concerne l'ensemble du système financier et les interactions entre les différents acteurs, bancaires et non bancaires [Couppey-Soubeyran, Plihon et Saïdane, 2006]. Les autorités ont commencé à reconnaître l'importance de la supervision « macroprudentielle » [de Larosière, 2009].La séparation des banques d'investissement et des banques de détail constitue la deuxième réforme bancaire indispensable pour mettre fin aux oligopoles bancaires. Ces derniers dominent aujourd'hui la finance mondiale, en menacent la stabilité et faussent la concurrence par leur poids excessif [Morin, 2015]. Les autorités actuelles n'ont pas été capables de mener à bien cette réforme majeure, qui avait pourtant été imposée après la crise des années 1930 aux États-Unis et en France.

Tableau 7. Réformes pour restaurer la stabilité financièreSource : d'après Baver et al. (2004].

Du shadow banking au contrôle public des banques

L'un des objectifs principaux des réformes doit être de mettre à bas le système bancaire parallèle (shadow banking system) qui s'est mis en place à la suite de la dérégulation financière, et qui est au coeur de la crise des subprimes [Brender et Pisani, 2009]. Les banques ont délaissé leur métier traditionnel qui est d'offrir des crédits et d'en supporter les risques (originate and hold) pour se lancer dans une nouvelle forme d'intermédiation qui consiste à offrir des crédits pour en transférer ensuite les risques aux investisseurs par la titrisation (originate and distribute). Ces crédits titrisés sont transformés en produits financiers complexes, sont détenus dans des structures spéciales (structured investment vehicules — SIV) cachées dans le hors-bilan des banques, et circulent ensuite entre des acteurs non contrôlés — en particulier les hedge funds — sur des marchés non régulés et opaques, les marchés de gré à gré. Lorsque la crise s'est déclenchée sur le marché des subprimes en 2007, les actifs des acteurs financiers participant à ce shadow banking system ont perdu leur valeur, ce qui a provoqué l'effondrement du système financier américain, dont le paroxysme a été la faillite, le 15 septembre 2008, de la quatrième banque d'investissement états-unienne, Lehman Brothers.La crise doit être l'occasion de transformer en profondeur le fonctionnement des systèmes bancaires afin que ceux-ci reviennent à leur rôle principal : financer l'économie et gérer les risques. Les banques ont des besoins importants de fonds propres afin d'être recapitalisées à la suite des pertes considérables qu'elles subissent du fait de la dépréciation de leurs actifs « toxiques ». Seuls les gouvernements, c'est-à-dire les contri buables, peuvent apporter les fonds propres nécessaires. Un exemple de politique efficace est donné par les pays scandinaves, au début des années 1990, lorsque ces derniers ont dû faire face à une crise grave de leurs systèmes bancaires. Cette politique consiste à nationaliser les banques, ce qui a été décidé par Gordon Brown en Grande-Bretagne en 2008. Cette nationalisation des banques doit conduire à un contrôle social, c'est-à-dire à une nouvelle gouvernance des banques, à laquelle doivent participer l'ensemble des parties prenantes : État, salariés, usagers. C'est la condition pour que la banque retrouve son rôle au service de l'intérêt général et ne soit plus dirigée par des impératifs purement financiers, mis en œuvre par des patrons « voyous » dont le seul objectif est la recherche de rémunérations exorbitantes [ATTAC, 2009].

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Une nouvelle organisation de la finance mondiale

Dans l'économie contemporaine, la finance de marché joue un rôle central, comme on l'a montré. Celle-ci doit faire l'objet d'un contrôle strict, au même titre que les banques. Plusieurs mesures s'imposent pour tenter de prévenir des crises futures. Il s'agit, en premier lieu, de généraliser à tous les acteurs financiers non bancaires, en particulier les investisseurs — y compris les hedge funds —, le contrôle prudentiel qui implique notamment la détention d'un niveau minimum de fonds propres pour faire face aux risques. Cette mesure permettrait de limiter les effets de levier qui donnent la possibilité aux investisseurs d'augmenter le rendement de leurs opérations en s'endettant à des taux d'intérêt bas. Cette technique est utilisée par les hedge funds et par les fonds privés (private equity funds) qui s'endettent massivement, selon la technique du LBO ( leverage boy out), pour racheter des entreprises qui assument la charge de cette dette et se trouvent ainsi piégées. L'objectif de ces opérations à caractère spéculatif est de revendre ces entreprises avec des plus-values confortables, trois ans plus tard en moyenne.Une deuxième réforme concerne les marchés de gré à gré (over the counter — OTC), qui échappent à toute régulation, et sur lesquels se déroule la majeure partie des opérations spéculatives. Ces marchés — notamment ceux qui concernent les produits dérivés — doivent être mis sous le contrôle d'autorités de tutelle, avec la création de chambres de compensation.Une troisième réforme essentielle est l'abandon des normes comptables élaborées par l'International Accounting Standards Board (IASB). Ces normes, mises en place au début des années 2000 dans l'intérêt des investisseurs, évaluent les entreprises à leur valeur de marché (mark-to-market). La crise des subprimes a amené les gouvernements à admettre, lors du sommet du G20 à Londres, en avril 2009, que ces normes IASB ont des effets déstabilisants et procycliques sur les entreprises et les banques car elles rendent leurs comptes et leurs résultats extrêmement volatils.Un autre problème également reconnu lors du G20 de Londres concerne les agences de notation — Standard & Poors, Moody's, Fitch & IBCA — dont le rôle est d'évaluer les titres émis par les emprunteurs internationaux. Rémunérées par les émetteurs d'emprunts, ces agences sont en proie à des conflits d'intérêt, ce qui les a amenées à sous-évaluer les risques de leurs clients, contribuant ainsi à l'opacité du shadow banking system. Une mise sous contrôle public de ces acteurs très influents de la finance moderne serait une mesure de salut public. Mais on peut craindre que les gouvernements se contentent de mesures conservatoires consistant à une simple supervision des agences de notation...Enfin, l'élimination des paradis fiscaux, par lesquels transitent d'une manière clandestine plus de 50 % des flux financiers internationaux, est incontournable si l'on veut construire un système financier mondial régulé [Chavagneux et Palan, 2007]. Les décisions annoncées à ce sujet lors du G20 à Londres le 1er avril 2009 sont trompeuses. Elles consistent à classer les paradis fiscaux en trois catégories selon leur degré de coopération avec les autorités internationales. Ce qui revient à considérer qu'il existe de « bons » paradis fiscaux : ceux qui coopèrent ! Londres, le Luxembourg, Monaco, Jersey... sont dans la catégorie des « bons » paradis fiscaux et se trouvent ainsi légitimés. Ce qui est inacceptable. Deux mesures simples permettraient d'éradiquer ces fléaux de la mondialisation : d'une part, mettre sous contrôle public les organismes de compensation, comme Clearstream au Luxembourg, qui reçoivent les opérations se dirigeant vers les paradis fiscaux, et, d'autre part, lever le secret bancaire ainsi que la liberté totale de transferts de fonds sans justification.

Repenser le financement du développement

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Lutter contre le caractère inégalitaire de la finance mondiale est également une nécessité absolue. La théorie économique standard a reconnu, avec son fameux « paradoxe de Lucas », que, régulée par les seuls mécanismes du marché et du profit, la finance privée se révèle dans l'incapacité d'assurer le financement des pays les moins avancés [Lucas, 1990]. La solution au problème financier des pays en développement repose sur quatre séries de mesures. Tout d'abord, l'annulation de la dette des pays pauvres très endettés (PPTE) : les pays du G7 s'étaient engagés à effacer la dette de quarante-sept PPTE — promesse qui n'a pas été tenue. Or, chaque année, le tiers-monde transfère vers ses créanciers beaucoup plus que ce qu'il a reçu sous forme de nouveaux prêts. La finance de marché entraîne donc un appauvrissement des pays les plus pauvres !Le financement du développement implique, en deuxième lieu, la mise en place de mécanismes échappant à la logique de la finance privée, à commencer par l'aide publique au développement (APD). Or les pays riches n'ont pas tenu leur engagement qui était de consacrer 0,7 % de leur PIB à l'APD. En effet, ces dernières années, l'APD se situait à un niveau largement inférieur. En 2014, comme on l'a vu, l'APD s'est élevée à 135,2 milliards de dollars, soit 0,4 % du PIB des pays donateurs.En troisième lieu, la mise en place d'une fiscalité globale, adaptée aux enjeux de la mondialisation, doit être envisagée. Cette fiscalité pourrait viser deux types d'objectifs : d'une part, lutter contre les effets pervers (les économistes parlent d'« externalités négatives ») du capitalisme mondialisé, tels que la pollution atmosphérique et la spéculation internationale ; et, d'autre part, assurer une redistribution des ressources à l'échelle planétaire. Ainsi, le prélèvement d'une taxe globale sur les transactions financières internationales, par exemple un impôt de bourse généralisé, permettrait d'alimenter un Fonds mondial pour le développement qui pourrait être rattaché au PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). Cette proposition de taxe internationale fait son chemin... pour lutter contre la pauvreté [Landau, 2004].Enfin, de nouvelles formes de financement distribuées par les institutions financières internationales doivent être mises en œuvre. La décision du G20 de Londres d'augmenter les ressources du Fonds monétaire international à destination des pays en développement va dans ce sens. C'est également le cas des propositions de la commission Stiglitz dans le cadre des Nations unies de créer un nouveau système global de réserves permettant d'accroître sensiblement le montant des droits de tirage spéciaux destinés aux pays en développement [Stiglitz, 2009].

L'information et le savoir : des « biens communs mondiaux »

L'idéologie néolibérale cherche à imposer deux idées fort différentes. Une première, que l'on peut juger vraie : les mécanismes de marché sont indispensables au fonctionnement d'une économie fondée sur la spécialisation et l'échange. Une autre, manifestement fausse : faire croire que les sociétés humaines vont nécessairement vers le meilleur état économique possible si elles se laissent entièrement orienter par les marchés. Cette conception se retrouve dans les domaines de la production et de la divulgation de l'information et du savoir qui sont devenus les principaux moteurs du développement économique. On constate, en effet, un processus de privatisation des savoirs à la suite des politiques de renforcement des droits de propriété intellectuelle menées par les autorités américaines et par les firmes multinationales [Commissariat général du plan, 2002b]. De même l'accord sur les « Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), signé dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), a pour conséquence de limiter les transferts de technologie et de connaissances vers les pays les moins avancés (notamment par l'interdiction des pratiques d'imitation). Aujourd'hui, les activités

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intensives en connaissances sont polarisées à l'échelle internationale dans les pays industriels dominants. Les pays de la périphérie se trouvent largement exclus de cette nouvelle division internationale du travail fondée sur les ressources cognitives [Mouhoud et Plihon, 2009].Le seul moyen de sortir de cette impasse est de mettre en œuvre des politiques publiques volontaristes à l'échelle internationale. Sans ces politiques, le fossé se creusera, entre les régions de la planète, ainsi qu'à l'intérieur de chaque pays, entre les « info-riches » et les « info-pauvres ». En d'autres termes, l'information et le savoir, qui sont au coeur du développement de l'humanité, doivent être considérés comme un « bien commun mondial ». Dans ce but, l'UNESCO — Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture — propose la mise en œuvre et la promotion d'un « domaine public mondial de l'information » qui serait accessible à tous [Quéau, 2000]. Par ailleurs, il est important d'organiser un système de financement adapté à la dimension publique de la connaissance. Dans cette perspective, il serait légitime de taxer les revenus tirés des brevets industriels au motif que toutes les productions industrielles utilisent, pour une bonne part, un fonds commun d'informations et de connaissances appartenant de façon indivise à l'ensemble de l'humanité. Les recettes ainsi prélevées pourraient avoir plusieurs usages : par exemple, être utilisées pour financer la création d'une bibliothèque virtuelle mondiale uniquement constituée de textes appartenant au domaine public, donc accessibles à tous gratuitement. Et surtout financer les systèmes éducatifs et de recherche dans les pays de la périphérie, de manière à y favoriser la production et la diffusion de savoirs, notamment au moyen des NTIC.

Un nouveau paradigme du développement s'impose

En ce début de troisième millénaire, l'idéologie néolibérale est fortement contestée. Car il est devenu évident que l'application des préceptes néolibéraux dans l'économie mondiale conduit à une situation insoutenable pour l'avenir de l'humanité. Les niveaux élevés de rentabilité auxquels sont soumises les entreprises les poussent à une course productiviste effrénée qui épuise la nature, amplifie les prélèvements et les rejets, et détraque les grands mécanismes régulateurs de la biosphère. Cette remise en cause de l'idéologie néolibérale est également liée à la prise de conscience, par un nombre croissant de citoyens à travers le monde, qu'il existe une alternative au laisser-faire, beaucoup mieux adaptée aux besoins actuels de la planète.La théorie du « développement durable » définit les principes de cette alternative. Cette approche a été élaborée par l'ONU à la fin des années 1970 afin de définir un nouvel ordre international fondé sur le développement équitable et sur la préservation de l'environnement. Selon le rapport Bruntland [1987], il s'agit d'un « développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». L'idée de départ est simple : le développement est durable si les générations futures héritent d'un environnement dont la qualité est au moins égale à celle qu'ont reçue les générations précédentes. Le développement durable s'inscrit dans une conception renouvelée du « mondialisme » qui donne une véritable finalité sociale aux processus de production [Passet, 2001]. Le développement durable assure la suprématie des valeurs socioculturelles sur les valeurs marchandes. Il vise à préserver le capital de l'humanité dans ses trois dimensions : le capital naturel, c'est-à-dire l'écosystème ; le capital culturel, ce qui implique le respect de la diversité des cultures ; et le capital social, notamment les systèmes de protection sociale. Ce dernier concept recouvre une vision de la société fondée sur un partage plus égalitaire de la richesse et un renforcement des solidarités : solidarité entre les personnes au sein de chaque nation ou communauté de nations (illustrée par les systèmes de protection sociale et par les politiques de coopération internationale) ; solidarité avec les générations futures (préservation des ressources

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non renouvelables, etc.) ; solidarité entre les territoires et les continents (aide au développement par les pays riches, etc.). À ce sujet, il convient de remettre en cause le partage profondément inégalitaire des revenus, dont on a montré qu'il est une des racines de la crise financière qui a débuté en 2007. Cette « compression » des écarts de revenus peut être obtenue par l'instauration de revenus minimum et maximum en utilisant la fiscalité et en limitant certaines formes de rémunération (stock-options et bonus).Là où le capitalisme contemporain subordonne les choix économiques au seul objectif de la rentabilité financière, le développement durable cherche à réunir les trois critères que sont la justice sociale, la prudence écologique et l'efficacité économique. Le développement durable définit ainsi les principes d'une « altermondialisation » qui s'oppose radicalement à la logique du capitalisme moderne. Malheureusement, cette conception du développement a été dévoyée par un grand nombre d'économistes et d'acteurs, à commencer par les entreprises multinationales pratiquant le green washing pour améliorer leur image. En effet, la conception du développement « faible » s'est imposée, qui stipule que le progrès technique permettra de surmonter les contraintes écologiques et qu'il n'est donc pas nécessaire de modifier le fonctionnement actuel du capitalisme.

Une autre gouvernance mondiale

Reconnaître l'importance de l'objectif de développement durable, c'est admettre l'existence d'une hiérarchie parmi les normes internationales s'imposant à l'ensemble des acteurs privés et publics. Plus précisément, cela revient à mettre les valeurs et les objectifs politiques, sociaux, culturels et écologiques au-dessus des objectifs purement économiques, marchands et financiers. Ces valeurs supérieures sont reconnues dans les traités internationaux, tels que la déclaration universelle des droits de l'homme et la charte des Nations unies (1945). À partir du moment où l'on applique ce cadre de référence, une nouvelle conception de la « gouvernance mondiale » et des politiques publiques s'impose. On est amené, en effet, à revoir complètement l'architecture actuelle de cette gouvernance, dominée par trois organisations internationales, à vocation purement marchande et financière : le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Les autres organisations internationales, rattachées au système des Nations unies, qui défendent les valeurs fondamentales du développement durable, ont en revanche un poids minime. C'est notamment le cas de l'Organisation internationale du travail (OIT), de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l'UNESCO qui s'occupe de la culture. Il est essentiel de renverser la hiérarchie actuelle des organisations et des normes internationales, en donnant un poids supérieur à celles qui défendent les droits sociaux, politiques et culturels. Il n'est pas normal, par exemple, que la question des médicaments génériques pour le traitement des pandémies soit uniquement négociée à l'OMC, en fonction d'une logique purement marchande (c'est-à-dire sous la pression des lobbies pharmaceutiques). C'est à l'OMS que devrait revenir en priorité la responsabilité de cette question qui touche à la santé de l'humanité.Deux séries de réformes contribueraient à cette nécessaire transformation de la gouvernance mondiale. En premier lieu, il convient de transformer le fonctionnement interne des organisations internationales dans le sens de la démocratie et de la transparence. Il est essentiel que celles-ci cessent d'être dominées par les pays riches du G8 et que l'ensemble des pays et des régions participent à leurs instances de direction [ATTAC, 2002]. La seconde réforme concerne le renforcement du pouvoir du juge international, auquel il faut pouvoir soumettre tous les cas de violation des droits et normes fondamentaux. Aujourd'hui, seuls les États sont reconnus comme sujets du droit international. Il est important d'obtenir une transformation du cadre dans lequel fonctionnent les juridictions internationales, afin de permettre aux différentes structures de

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représentation de la société, mais aussi aux simples citoyens, d'ester en justice à l'échelon international contre les États, les entreprises ou les organisations internationales.

L'émergence de la société civile internationale

Un changement majeur induit par la mondialisation est le rôle croissant joué par la société civile, qui se traduit par la montée en puissance des organisations non gouvernementales (ONG) et des mouvements sociaux. Émergent ainsi en 2011 des mouvements contestataires pacifiques, dénonçant les méfaits du capitalisme financier, tels que Occupy Wall Street à New York, Los Indignados à Madrid, puis Nuit debout à Paris en 2016. Les acteurs de la société civile occupent à l'échelle internationale l'espace laissé vacant par l'absence de représentation politique dans un contexte où il n'existe ni État mondial ni partis politiques mondiaux. Le succès d'organisations altermondialistes telles qu'ATTAC (Association pour la taxation des transactions financières et l'action aux citoyens) provient de ce qu'elles expriment les aspirations d'une opinion préoccupée par les transformations de l'économie mondiale et par l'incapacité des gouvernements et des organisations internationales à prendre en charge les problèmes de la planète. Ces acteurs de la société civile internationale constituent un contre-pouvoir important, car ils contribuent à la formation d'une opinion publique internationale de plus en plus sensible aux dérives de la mondialisation et aux exactions de ses promoteurs.Cette autre mondialisation, fondée sur les valeurs collectives, les biens publics mondiaux et la coopération entre les peuples, ne se réalisera que si une condition essentielle est satisfaite : il faut que les mouvements altermondialistes et sociaux parviennent à créer un rapport de force politique favorable face aux acteurs publics et privés qui gouvernent aujourd'hui le monde. La crise écologique, économique et sociale qui ébranle le capitalisme mondialisé constitue une occasion historique : celle de donner à cet événement toute sa capacité de transformation du système économique dominant, en organisant de nouvelles formes de lutte et de résistance, et en proposant des alternatives capables d'articuler les urgences du présent et les choix politiques pour le futur.

Conclusion / L'avenir du capitalisme mondial après la crise

Le nouveau capitalisme a connu une première période euphorique dans les années 1990, au moment de la phase de la nouvelle économie et de la bulle Internet. De nombreux observateurs ont cru alors que l'on était entré dans un « âge d'or », engendré par les bienfaits des nouvelles technologies et de la finance globalisée, qui sont les deux grands moteurs de la mondialisation. Puis le capitalisme a subi une phase de turbu lences graves et récurrentes, ponctuées par les crises financières à répétition des pays émergents à la fin des années 1990, par le krach Internet de 2000, puis par la crise des subprimes de 2007 qui s'est transformée en une crise globale, aux multiples dimensions financière, économique, sociale, écologique et géopolitique. Il y a un consensus pour considérer que cette crise est la plus grave depuis 1929. Peut-on en conclure que le capitalisme contemporain est à la veille d'une grande transformation, comparable à la phase de changements profonds qui a suivi la grande crise de 1929 ?

La résilience du capitalisme

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Deux positions s'opposent aujourd'hui quant à l'avenir du capitalisme. Selon une première vision, défendue par I. Wallerstein, le capitalisme serait rentré dans sa phase terminale, car ce système économique a atteint ses limites dans sa capacité à exploiter les ressources de la planète et les pays de la périphérie [Wallerstein, 2008]. L'évolution chaotique du capitalisme, illustrée par ses crises à répétition, démontre l'épuisement de celui-ci. La crise la plus similaire à celle de ce début du XXIe siècle est l'effondrement du système féodal en Europe, entre les milieux du XVe et du XVIe siècle, et son remplacement par le système capitaliste. Selon une autre conception fondée sur une analyse de nature différente, défendue par Hardt et Negri [2000], le capitalisme contemporain « cognitif » correspondrait à une étape ultime dans l'évolution historique du capitalisme. Les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) seraient le vecteur de ce passage vers une société post-capitaliste. Ce nouveau système est caractérisé par de nouvelles formes d'organisation dans lesquelles la concentration des forces productives dans des usines et des sites urbains est remplacée par le réseau comme modèle organisationnel décentralisé, fondé sur la coopération et non plus sur la concurrence.L'idée selon laquelle le mode de développement productiviste contemporain a atteint ses limites doit être prise au sérieux. En effet, la logique de croissance infinie sur laquelle a reposé le capitalisme jusqu'à maintenant semble incompatible avec les limites de la planète. Un dépassement du système économique actuel apparaît donc inévitable. Mais est-il possible d'en conclure que le capitalisme, système vieux de cinq siècles fondé sur le marché et sur l'appropriation privée des moyens de production, va disparaître prochainement ?Une deuxième vision de l'avenir du capitalisme est fondée sur une interprétation différente de l'expérience historique. Celle-ci suggère, en effet, qu'il convient de ne pas sous-estimer la capacité d'évolution du capitalisme. En dépit des crises économiques et financières qui l'ont frappé, le capitalisme n'a cessé de se transformer en intégrant les vagues successives d'innovations technologiques, comme l'a montré Schumpeter [1912]. Ainsi, la crise essuyée par la Grande-Bretagne en 1848 n'a pas empêché celle-ci d'achever sa révolution industrielle et de demeurer la première puissance économique et financière du moment. La grande dépression des années 1930 a donné lieu à d'ambitieuses réformes, à commencer par le New Deal américain, qui ont abouti au capitalisme fordiste de l'après-guerre. On peut penser que les deux crises qui ont frappé au début du XXIe siècle le capitalisme actuel, fondé sur les NTIC et la finance libéralisée, amèneront celui-ci à se transformer, en créant de nouvelles formes d'organisation, pour faire face aux défis sociaux et écologiques. Certains écologistes voient dans le « New Deal vert » proposé par l'administration Obama aux États-Unis les prémices d'une mutation du capitalisme comparable à celle des années 1930.

L'Histoire reprend sa marche

Un constat s'impose. Cette crise apporte un cinglant démenti au philosophe américain Francis Fukuyama qui avait imprudemment prédit la « fin de l'Histoire ». Celui-ci avait considéré que la chute du mur de Berlin en 1989 consacrait la victoire définitive de l'idéologie néolibérale, de l'économie de marché et de la démocratie occidentale symbolisées par les États-Unis. En réalité, la crise du capitalisme américain en ce début de XXIe siècle signifie que l'Histoire ne s'est pas arrêtée, mais poursuit son cours. L'ère du néolibéralisme triomphant et de l'hégémonie sans partage des États-Unis est interrompue. La crise qui a débuté en 2007 signe la remise en cause du paradigme néolibéral fondé sur l'« intégrisme du marché ». Car ce sont bien la doctrine du

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laisser-faire et la croyance quasi mystique en la vertu autorégulatrice des marchés, véhiculées par les élites, qui sont aujourd'hui en échec et constituent les causes de la crise financière.Mais il y a une deuxième raison de penser que la roue de l'Histoire tourne. Le capitalisme « libéral » états-unien est désormais concurrencé par d'autres formes de capitalisme, au premier rang desquels le capitalisme d'État chinois qui obéit à des règles de fonctionnement très différentes. Loin d'entraîner un processus de convergence vers un modèle unique de capitalisme, supposé être le plus efficace, la mondialisation se caractérise en réalité par une diversité de capitalismes. À l'opposition entre deux systèmes économiques homogènes — capitalisme et socialisme — qui prévalait avant 1989 tend à se substituer en ce début de XXIe siècle une concurrence non moins féroce entre plusieurs types de capitalismes parmi les pays avancés et les pays émergents. Ces groupes de pays vont se livrer une lutte sans merci pour accéder aux ressources rares ou pour contrôler les grands groupes industriels et bancaires, notamment à l'aide de fonds souverains puissants.Selon certains économistes, une avancée dans la coopération internationale permettrait de réguler cette guerre des capitalismes, avec la définition d'un socle minimum de règles communes dans des domaines clés comme l'environnement, la propriété intellectuelle et le contrôle des capitaux [Lorenzi, 2008].On peut douter qu'une régulation internationale a minima sera suffisante pour dépasser la crise systémique, inédite par ses multiples dimensions, qui frappe le capitalisme mondialisé en ce début de XXIe siècle. Seule une transformation profonde du système économique actuel permettra d'éradiquer les racines sociales et écologiques de cette crise.