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Programme Interdisciplinaire du CNRS "Société de l’information" Axe 3 : Construction d’une économie et d’une société de l’information SHS - STIC L'économie des communautés médiatées (ENST - CNAM - EHESS - LATAPSES) Rapport final (Avril 2005) Michel Gensollen 1 1 ENST Paris, EGSH (Département Economie, Gestion, Sciences Sociales & Humaines), 46, rue Barrault - 75634 Paris Cedex 13. E-mail : [email protected]

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Programme Interdisciplinaire du CNRS"Société de l’information"

Axe 3 : Construction d’une économie et d’une société de l’informationSHS - STIC

L'économie des communautés médiatées

(ENST - CNAM - EHESS - LATAPSES)

Rapport final

(Avril 2005)

Michel Gensollen1

1 ENST Paris, EGSH (Département Economie, Gestion, Sciences Sociales & Humaines), 46, rue Barrault - 75634 Paris Cedex 13. E-mail : [email protected]

Le présent rapport se propose de donner un aperçu des travaux menés dans le cadre du projet "Économie des communautés médiatées" par les laboratoires suivants :

Télécom Paris (École Nationale Supérieure des Télécommunications) : département EGSH (Économie, Gestion, Sciences sociales et Humaines) avec la collaboration du département Informatique-Réseaux.

o Nicolas Auray, David Bounie, Marc Bourreau, Valérie Fernandez, Michel Gensollen, Laurent Pautet,

le CNAM : Sciences Economiques – Laboratoire d’Econométrie.o Nicolas Curien, Emmanuelle Fauchard, Gilbert Laffond, Jean Lainé, François

Moreau, le GREDEG-DEMOS et le GREDEG-RODIGE (ex LATAPSES).

o Richard Arena, Éric Darmon, Christian Longhi, Stéphane Ngo Mai, Alain Raybaut, Catherine Thomas, Dominique Torre,

l'EHESS : Groupe de Sociologie Politique et Moraleo Bernard Conein.

Après une courte synthèse de la recherche et des résultats dégagés, les travaux de chaque entité seront présentés successivement de façon à rendre compte de la dynamique de recherche de chaque laboratoire.

1 La recherche sur les communautés médiatéesLa recherche menée sous le titre "L'économie des communautés médiatées" a eu un double objet : d'une part, éclairer le fonctionnement des sites où de nombreux internautes se retrouvent de façon plus ou moins régulière ; d'autre part, analyser les conséquences que pourraient avoir de tels sites sur la régulation des marchés et des entreprises.

Nous sommes parti de la constatation que les modèles économiques traditionnels ne se transposent pas directement sur Internet : le commerce en ligne, lorsqu'il se développe, ne se résume pas à de la vente par correspondance et les intranets ne remplacent, ni les notes de service, ni les conversations informelles.

Des modèles originaux ont émergé à partir d'un nouveau type de relations entre usagers. En effet, là où l’on attendait plutôt le développement du B to B (relations médiatées entre entreprises) et du B to C (relations médiatées des entreprises vers les ménages), ce sont les relations interpersonnelles (le C to C) qui se sont imposées comme l'usage principal du web. A partir de "communautés" d'échange, se sont restructurés aussi bien le commerce en ligne, que la distribution de logiciels libres ou le travail collaboratif dans les entreprises.

Internet agit sur les organisations au travers des structures d'interaction sociale

Afin de rendre compte d'une telle évolution, on a mené plusieurs études, empiriques et théoriques sur les communautés en ligne (ou communautés virtuelles). Ces études mettent en évidence qu'Internet transforme les marchés et les hiérarchies, principalement au niveau des structures d'interaction sociale qui permettent à ces organisations de fonctionner. Cela ne signifie pas que l'utilisation des TIC et d'Internet ne pèse pas directement sur les institutions et les organisations mais, au moins actuellement, c'est le prolongement des médias de masse et

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des réseaux sociaux par des communautés virtuelles qui permet d'expliquer ce qui est essentiellement nouveau dans l'économie numérique.

Les communautés en ligne estompent les différences entre production et consommation

Dans les études qui ont été menées dans le cadre du projet "Communautés médiatées", on a dégagé principalement les éléments suivants.

Les marchés finals sont de plus en plus régulés par des communautés d'échanges d'avis, de conseils et de critiques ; cette régulation vient se substituer à la logique des médias de masse et prolonge le bouche à oreille, en particulier pour les biens d'expérience2.

Les hiérarchies et les marchés intermédiaires font une place de plus en plus grande aux communautés de pratique3 et aux logiques horizontales de métier ; ce nouveau type de fonctionnement remet en cause, dans certains cas, les frontières de l'entreprise et la logique de contrôle du savoir par le capital.

La fonction de production du consommateur se développe et gagne en complexité ; de plus en plus, les ménages considèrent le marché final comme une sorte de marché intermédiaire où ils recherchent des produits standardisés afin de les assembler eux-mêmes et de les adapter à leurs besoins particuliers ; ils sont éventuellement aidés dans ce travail, au sein de communautés de pratique, par d'autres utilisateurs s’étant déjà confrontés à des problèmes de mise en œuvre.

Les communautés virtuelles sont diverses : elles peuvent servir, à la fois, au conseil avant l'achat, pour les biens d'expérience ; au soutien après l'achat, pour les biens complexes ; à la mise en relation des utilisateurs et des concepteurs, afin d'asservir l'innovation aux usages ; enfin, elles constituent un espace de rencontre entre la logique hiérarchique et rationnelle de la production et une consommation hédonique et sauvage (au sens de la pensée sauvage).

Les communautés virtuelles partagent des caractéristiques originales qui les opposent aussi bien aux communautés réelles qu'aux construits d'interaction sociale que sont les médias de masse ou les réseaux personnels.

Le fonctionnement des communautés en ligne

Les communautés médiatées se distinguent nettement, par leur fonctionnement, des autres structures d'interaction sociales, les réseaux interpersonnels et les médias de masse.

Le modèle d'échange d'informations est de type "tableau noir" (blackboard), pour reprendre l'expression forgée en intelligence artificielle pour caractériser un mode de coordination entre agents au travers d'un dépôt de données qui leur est commun. De la même façon, les participants d'une communauté virtuelle partagent un ensemble de données et ils ne partagent que cela. Cet ensemble est structuré et les données sont régulièrement mises à jour.

Dans les communautés en ligne, les échanges d'informations sont plus symétriques et interactifs que ceux caractérisant les médias de masse, mais moins que ceux prévalant dans les réseaux personnels. Tous les participants peuvent aussi bien lire et écrire sur

2 On appellera biens d'expérience (experience goods), les biens pour lesquels la qualité n'est pas visible sur le marché avant l'achat  ; cette qualité ne se révèle que lors de l'utilisation : par exemple, la qualité d'un film ne sera véritablement connue qu'après le spectacle. On insiste plutôt, ici, sur les biens dont la qualité est différenciée horizontalement, c'est-à-dire, les biens qui, à prix égal, ne sont pas classés de façon identique par chaque consommateur. Pour de tels biens, les échanges qui ont lieu dans le cadre des communautés en ligne permettent une pré-information très utile aux consommateurs potentiels.3 Pour une définition des communautés de pratique (communities of practice), voir l'ouvrage de Wenger (1998).

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le "blackboard" mais, très généralement, certains contribuent plus par l'écriture et d'autres plutôt par la lecture ; alors que dans le cas des médias de masse, la voie remontante n'existe pratiquement pas (malgré certaines tentatives pour faire participer les audiences par des messages SMS par exemple), la plupart des "lecteurs" des communautés médiatées contribuent occasionnellement à l’élaboration des données communes.

Dans les communautés en ligne, les échanges ne sont jamais personnels : ce qui est écrit sur le blackboard l'est pour tout le monde et n'importe quel lecteur peut y avoir accès. Bien mieux, chaque contributeur est supposé avoir lu l'ensemble de ce qui a déjà été écrit, au moins dans le domaine où il contribue. Ainsi, dans le cas des communautés de pratique, celui qui pose une question déjà élucidée se voit critiqué, voire ridiculisé (flaming). Cette absence d'échanges personnels n'est pas toujours évidente puisque, au moins dans la forme, les réponses s'adressent à celui qui a posé une question (dans le cas de listes de diffusion comme celles de Debian) et que les lecteurs ont souvent besoin de se renseigner sur les auteurs pour comprendre leurs textes (dans le cas des critiques sur des sites de ventes en lignes comme Amazon.com). Toutefois, ces échanges ne sont à peu près jamais suivis, ils ont lieu entre des intervenants souvent dissimulés par des pseudonymes et ils sont postés sur le blackboard, c'est-à-dire révélés à tous les participants et, au moins en partie, écrits pour la collectivité.

Les échanges entre participants au travers du blackboard, s'ils ne sont pas personnels, relèvent toutefois de la sphère de l'intimité : pour qu'une critique, concernant par exemple un film, soit utile il est nécessaire que le lecteur se représente les goûts de celui qui l’a écrite. Pour qu'une question concernant la mise en œuvre d'un logiciel, par exemple, soit comprise, il faut que le lecteur comprenne ce que celui qui l'a posée a voulu dire au travers d'une formulation maladroite ; il faut donc qu'il se représente la représentation fautive de celui qui interroge. Cette intimité publique, puisque exposée aux yeux de tous, limitée dans le temps et centrée sur une question précise, caractérise les communautés en ligne ; on la désignera par l'expression "intimité instrumentale". Alors que, dans les réseaux personnels, les relations entre deux individus sont répétées, dans les communautés en ligne, ce sont les relations avec le blackboard qui sont répétées, tandis que les relations personnelles, même si elles paraissent intimes, sont éphémères et centrées sur une question particulière.

Si, dans une communauté en ligne, les relations personnelles sont inexistantes, ou peu investies, au contraire, les participants sont attachés au corpus lui-même, qu'ils ont conscience de bâtir et d'entretenir. Questionnés sur les raisons de leur participation (par exemple à un site d'échanges de critiques et d'avis), les motifs liés au site lui-même viennent en bonne place : il s'agit d'une loyauté à une construction commune où chacun se projette et se reconnaît en partie. Inversement, les attaques personnelles sont moins fréquentes que les attaques contre le site lui-même ou les tentatives de nuire4 à la construction du blackboard.

4 Les administrateurs et les modérateurs des groupes de discussion savent bien que le danger principal qui guette un site d'échanges réside dans la présence de "trolls" c'est-à-dire d’intervenants dont le but est de faire dériver les discussions vers des sujets stériles ou conflictuels. En effet, l'utilité d'un blackboard dépend du rapport entre les messages pertinents et les messages sans intérêt ; étant donné le temps de lecture, si ce rapport est trop faible, le site devient inutile et il n'attire plus aucun participant de bonne foi.

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Les communautés en ligne induisent de nouvelles régulations

Les communautés médiatées transforment la régulation des marchés et des hiérarchies ; elles agissent également au niveau de la formation et de l'acculturation des consommateurs.

S'agissant des marchés, les médias de masse avaient induit, en raison de leur forme (sources peu nombreuses), une focalisation de l'attention des consommateurs sur un petit nombre de biens, d'où, à la fois, un type de concurrence particulier (la concurrence monopolistique), une production concentrée (en raison des économies d'échelle de la production des biens standardisés) et une consommation peu différenciée à chaque instant mais très variable au cours du temps (effet de mode). Les communautés d'expérience ou de pratique donnent plus d'importance à ce qu'on appelle le bouche à oreille, c'est-à-dire l'influence directe des consommateurs informés ou experts sur les novices ou les débutants. Ce sont les marchés des biens d'expérience et des biens complexes qui subissent les premiers une telle transformation, déjà sensible pour la vente en ligne5 des livres, disques ou DVD, ainsi que pour la distribution des logiciels libres, caractérisés par le rôle quasi-productif réservé aux consommateurs.

S'agissant des hiérarchies, les réseaux personnels ont permis la mise en place de savoirs implicites, de normes de comportements et de routines informelles, finalement responsables du mode de fonctionnement et des performances des entreprises. Ces réseaux personnels, bâtis à partir de relations dyadiques, s'étendent dans l'entreprise et parfois entre des entreprises en relations fréquentes. Elles sont le lieu d'échanges informels d'informations, de négociation tacite et d'invention de solutions. Les techniques ne jouent pas directement sur ces relations, qui peuvent être portées, à peu près dans les mêmes conditions, par divers moyens techniques : téléphone, mail, face-à-face, etc. Internet et ses équivalents internes, les intranets, sont susceptibles d'induire de nouveaux fonctionnements sociaux et, donc, à partir des communautés virtuelles qui se mettent en place, de nouvelles routines collectives de perception, de traitement de l'information et d'action.

S'agissant de la formation des consommateurs, qui ne peuvent acheter des biens complexes qu'après avoir acquis les représentations nécessaires à leur utilisation, les communautés viennent relayer les distributeurs spécialisés (comme, en France, la FNAC) qui ont fourni l'acculturation nécessaire à la diffusion de biens comme l'électro-ménager et les premiers équipements informationnels : chaîne Hifi, télévisions, magnétoscopes, etc.. Un tel modèle trouve ses limites pour les biens réellement complexes, qui nécessitent une paramétrisation précise et une adaptation au besoin spécifique de chaque client : par exemple les ordinateurs ou les logiciels. Les communautés de pratique offrent, tout à la fois, un lieu d'acculturation, de recherche de solutions et, éventuellement, d'entraide. Dans ces conditions, un modèle de production éclatée peut se mettre en place, le marché final n'étant plus que la surface de contact entre la production hiérarchique et la production individuelle. Les communautés virtuelles constituent une structure d'interaction adaptée à un tel modèle de production éclatée, car elles offrent une plate-forme permettant aux savoirs pertinents de circuler entre les concepteurs, les producteurs dans les entreprises, les vendeurs et les acheteurs sur le marché, et enfin les consommateurs, à la fois producteurs finals, assembleurs et utilisateurs.

5 Sur la concurrence induite par les communautés d'expérience, voir, par exemple, l'article de Bourreau & Gensollen (2004) : "Communautés d'expérience et concurrence entre sites de biens culturels".

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Exemples de communautés en ligne

Les réflexions et modélisations qui viennent d'être évoquées s'appuient sur des observations empiriques de communautés en ligne :

la communauté des "consommateurs – critiques" de musique sur Amazon.com, à partir d'observation de données disponibles en ligne,

la communauté des "consommateurs – critiques" de jeux vidéo sur jeuxvideo.com, à partir d'un questionnaire en ligne (juin 2004) et d'observation de données disponibles en ligne,

une communauté d'échange de fichiers peer-to-peer, à partir d'un questionnaire en ligne (mai 2004)

la communauté épistémique des utilisateurs français Debian, à partir des données disponibles en ligne (sur la période : août 2003 – juillet 2004)

la plateforme de knowledge management (orientée vers le secteur des NTIC) : KMP (Knowledge Management Platform) ; cette plateforme est le support d'une communauté professionnelle au sein de la Technopole de Sophia (application Telecom Valley).

2 Les travaux menés à Télécom ParisLa recherche menée à Télécom Paris a abordé deux thèmes : les logiques de fonctionnement des communautés médiatées (communautés d’expérience et communautés épistémiques) et la mesure de l’influence des outils communautaires sur les décisions d’achat des consommateurs (communautés d’expérience et communautés d'échange de fichiers).

Trois types de communautés ont été principalement étudiées : (i) : les communautés d'échange d'informations préalables à l'achat de biens d'expérience (communautés d'expérience), (ii) : les communautés d'échange de fichiers dans le cas de biens informationnels numérisés (communautés peer to peer) et (iii) : les communautés épistémiques ou de pratique (dans le cas de la distribution de logiciels libres).

2.1 Les communautés d'expérience La plupart des biens informationnels tels que les livres, les CD, les DVD ou encore les jeux vidéo sont des biens d’expérience que les consommateurs ont besoin de tester avant l’achat pour estimer leur valeur. Avant Internet, les consommateurs disposaient de deux principales sources d’information sur ces biens pour apprécier leur valeur : d’une part, les mass media (TV, radio, journaux, etc.) et les commerces (échantillons, extraits, critiques d’experts, etc.) et, d’autre part, le bouche à oreille résultant de discussions entre amis et proches. Aujourd’hui, les commentaires des internautes en ligne constituent une nouvelle source d’information pour les consommateurs. Des firmes telles qu’Amazon, FNAC.com, etc. offrent aux consommateurs la possibilité de lire et/ou d’écrire des commentaires sur les produits et d’obtenir des informations et conseils sur les biens d’expérience.

Dans la première étape du projet, nous avons décrit, d’une part, l’impact de ces outils communautaires sur le développement des biens informationnels en ligne6 et analysé, d’autre part, les incitations des distributeurs de biens culturels à offrir ces outils communautaires afin de rechercher et évaluer les produits disponibles7. A partir d’un jeu d’entrée séquentiel, la dernière contribution montrait principalement qu’un des deux distributeurs fournissait seulement des biens “stars” tandis que son concurrent ne fournissait que des biens “non stars”. 6 Michel Gensollen, 2004, “Biens informationnels et communautés médiatées”, Revue d’Economie Politique, 113.7 Michel Gensollen et Marc Bourreau, 2004, “Communautés d’expérience et concurrence entre sites de biens culturels”, Revue

d’Economie Politique, 113.

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Les biens “stars” se caractérisent par le fait que leur qualité est connue ex ante de tous les consommateurs, alors que la qualité des biens "non stars" est incertaine avant la consommation (ainsi, les biens “non stars” sont des biens d’expérience). Le modèle permettait alors d’étudier l’impact de l’introduction des outils communautaires sur les équilibres de marché.

Dans la deuxième étape de ce projet, nous avons prolongé les recherches dans deux directions : l’impact des commentaires des internautes sur les achats de biens d’expérience et les motivations des internautes à participer aux communautés d'expérience.

2.1.1 L’impact des commentaires des internautes sur les achats de biens d’expérienceLes commentaires des consommateurs sur des sites en ligne, des forums, etc., influencent-ils les achats de biens d’expérience ? Cette nouvelle source d’information est-elle plus efficace que d’autres sources d’information telles que la presse magazine, le bouche-a-oreille, etc ? L’objet de la première recherche est de répondre à ces questions8.

Pour ce faire, nous avons réalisé un questionnaire en ligne du 18 juin au 5 juillet 2004 sur un des sites leaders de jeux vidéo en France : le site jeuxvideo.com. L’industrie des jeux vidéo est un secteur où les critiques des consommateurs jouent un rôle important. Premièrement, les jeux vidéo sont non seulement des biens d’expérience mais également des biens complexes qui rendent utiles voire nécessaires les conseils et astuces fournies dans le cadre des critiques en ligne avant l’achat d’un jeu vidéo. Deuxièmement, les jeux vidéo sont des biens dont le prix moyen est relativement plus élevé que les CD, DVD, ce qui peut inciter les consommateurs à rechercher de nombreuses informations (en ligne, hors ligne) de façon à minimiser les risques liés à un mauvais achat. Cet effet prix est d’autant plus important que l’élasticité prix de la demande pour les jeux vidéo est élevée en raison des caractéristiques de la demande (joueurs en majorité jeune et disposant d’un faible revenu).

Utilisant les 9.140 réponses au questionnaire, notre recherche permet de montrer que l’information en ligne utilisée par les consommateurs influence toujours leurs décisions d’achat de jeux vidéo. Cet effet positif est également vérifié pour les sources d’information hors ligne (versions d’essai et presse magazine spécialisée). Cependant, nous trouvons, et cela contrairement à de nombreuses études, que le bouche-à-oreille a un impact significatif négatif sur les achats de jeux vidéo.

2.1.2 Les déterminants de la participation dans les communautés d’expérienceNotre première recherche permet de montrer que les critiques des consommateurs dans le cadre des communautés d’expérience influencent les achats de biens d’expérience. On peut, toutefois, s’interroger sur la pérennité de ce type d’outil pour les firmes Internet. En effet, ce type de communauté s’appuie sur des contributions volontaires des internautes non compensées financièrement. Or, le bénéfice de la participation à ce type de communauté est faible contrairement aux communautés de logiciel libre où les participants ont de fortes incitations à participer (“career concern” incentives (Lerner and Tirole, 20029)). L’objectif de la recherche est donc d’analyser les déterminants de la participation à une communauté d’expérience10. Pourquoi les internautes écrivent-ils des commentaires ? Quelles sont leurs incitations à écrire des commentaires ?

Pour répondre à ces questions, nous avons constitué deux bases de données relatives au fonctionnement de la communauté d’expérience du site jeuxvideo.com. La première base a 8 Bounie David, Marc Bourreau, Michel Gensollen and Patrick Waelbroeck, 2005, “The Effect of Online Customer Reviews on

Purchasing Decisions: the Case of Video Games”, mimeo ENST.9 Lerner, Josh, and Jean Tirole, 2002, “Some Simple Economics of Open Source”, Journal of Industrial Economics, 5010 Bounie David, Marc Bourreau, Michel Gensollen and Patrick Waelbroeck, 2005, “Participation in Online Communities: the Case of

jeuxvideo.com”, mimeo ENST.

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été construite à partir de données publiques collectées sur le site jeuxvideo.com. Cette base porte sur l’ensemble des jeux vidéo sortis et testés au cours de la période février 1998 – novembre 2003 par le site jeuxvideo.com et sur l’ensemble des avis des internautes sur les jeux vidéo au cours de cette même période. Au total, nous avons enregistré dans cette base des informations relatives à 3.187 jeux testés par le site jeuxvideo.com et des données sur environ 22.060 utilisateurs qui ont posté près de 35.095 commentaires sur le site. La deuxième base de données est constituée des réponses à un sondage en ligne sur la communauté de joueurs qui visitent le site jeuxvideo.com (avec le concours du site du site jeuxvideo.com). Le sondage a été réalisé du 18 juin au 5 juillet 2004. La base de données contient l’ensemble des réponses fournies par les 9.503 internautes qui ont répondu au questionnaire.

L’analyse de ces deux bases nous permet de caractériser le fonctionnement de la communauté (nombre d’internautes, nombre de message, type de bien noté, longueur des caractères, etc.) et la deuxième base nous permet de déterminer les facteurs qui influencent un internaute à contribuer à la communauté. Le traitement de la deuxième base indique que plus de 30 % de l’échantillon a posté au moins un commentaire (N=3.874). Parmi ces personnes, 61,2% a posté entre 1 et 5 commentaires, 17,9% entre 6 et 16 commentaires et 10,2% plus de 16 commentaires. Les principales raisons qui poussent les internautes à écrire sont premièrement, la promotion de jeux de qualité (35%), deuxièmement, le plaisir de partager ses idées (21.8%) et troisièmement, la volonté de corriger une injustice (19%). L’étude économétrique sur les réponses nous permet toutefois de préciser que si le mobile lié a promotion des jeux de qualité est un facteur de motivation pour écrire des commentaires, il n’explique pas en revanche l’intensité de la participation. Cette dernière est plus liée à des variables communautaires comme le plaisir de partager ses idées et d’aider les autres internautes dans leur choix.

2.2 Les communautés peer to peerLes poursuites et les sanctions judiciaires à l’encontre des internautes qui téléchargent et partagent de la musique sur les réseaux Peer-to-Peer (P2P) font régulièrement les gros titres de la presse nationale et internationale. Au delà des débats juridiques sur une adaptation du régime du droit d’auteur aux nouvelles technologies, les oppositions s’affrontent sur le terrain économique.

Dans la première étape du projet, nous avons étudié comment les communautés d'échange de fichiers forcent les offreurs de biens informationnels, les éditeurs, à faire évoluer leur modèle économique11. Dans la deuxième étape de ce projet, nous nous sommes focaliser sur la demande du marché en cherchant à mesurer les facteurs qui influencent la probabilité d’accroître ou de diminuer les achats de CD après l’obtention de fichiers musicaux numériques12.

Pour certains artistes, producteurs, et sociétés de collecte des revenus des ayants droits, le téléchargement et le partage de fichiers musicaux numériques (MP3) seraient à l’origine d’une double menace : d’une part, les revenus de certains artistes et ayants droits seraient compromis et mineraient la création musicale et, d’autre part, les revenus des producteurs seraient contestés et porteraient atteinte au financement même de nouveaux artistes. Dans cette perspective, les fichiers musicaux numériques échangés sur les réseaux P2P constitueraient donc des substituts gratuits au Compact Disc (CD) créant alors une concurrence déloyale au produit commercialisé par l’industrie du disque. Pour résumer cette

11 Michel Gensollen, 2004, “Biens informationnels et communautés médiatées”, Revue d’Economie Politique, 113.12 Bounie David, Marc Bourreau and Patrick Waelbroeck, 2005, “Pirates or Explorers? Analysis of Music Consumption in French

Graduate Schools”, mimeo ENST.

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position, le téléchargement de fichiers numériques se substituerait ipso facto aux achats de CD.

Une telle vision n’est pas partagée par l’ensemble des acteurs de l’industrie de la musique. Un grand nombre d’internautes soutenus par des associations de consommateurs et de nombreux artistes soutiennent l’idée que la consommation de fichiers numériques inciteraient au contraire certains internautes à acheter des CD qu’ils n’auraient pas acheté autrement. Dans ce cas, la consommation de fichiers musicaux numériques par l’intermédiaire des réseaux P2P permettrait à des internautes de découvrir de nouveaux artistes, albums et genres musicaux et les inciterait à acheter des CD. Dès lors, le téléchargement de fichiers numériques conduirait cette fois à des achats de CD. Cet effet est généralement qualifié d’effet "sampling".

L’effet "sampling" est loin d’être admis et reconnu. D’un point de vue juridique et économique cet effet a été contesté à de multiples reprises soit dans le cadre de décisions de justice (procès Napster) soit dans le cadre de travaux théoriques universitaires. Mais qu’en est-il réellement ? La consommation de fichiers musicaux numériques incite t-elle des internautes à acheter des CD qu’ils n’auraient pas acheté autrement ?

Pour mesurer l’existence de cet effet sampling, nous avons réalisé une enquête auprès d’étudiants de deux grandes écoles d’ingénieur françaises du 26 mai au 3 juin 2004. Le choix de cette population est raisonné. D'une part, les étudiants sont des technophiles qui ont une plus forte probabilité de posséder une connexion Internet haut débit et d’avoir téléchargé et partagé des fichiers musicaux sur Internet. D'autre part, les étudiants ont en général un fort goût pour la musique (concerts, pratique d’un instrument de musique) et disposent d’un revenu qu’ils consacrent essentiellement à des biens de divertissement comme la musique.

Utilisant les réponses au questionnaire, nous analysons, à l’aide d’un multinomial logit, les facteurs qui influencent la probabilité d’accroître ou de diminuer les achats de CD après l’obtention de fichiers musicaux numériques. Notre étude permet de mettre en lumière deux points importants. Premièrement, il existe deux populations de consommateurs de musique : les personnes qui téléchargent beaucoup de fichiers musicaux numériques et qui achètent par la suite des CD (les explorateurs) et les personnes qui téléchargent mais qui n’achètent pas (les pirates). La consommation de fichiers numériques conduit donc à une amplification des comportements de consommation musicale : les fans de musique utilisent les fichiers numériques pour découvrir de nouveaux genres, artistes et albums ce qui tend à augmenter leurs achats de CD alors que les étudiants qui ont un faible goût pour la musique utilisent les fichiers numériques comme un substitut direct au CD. Deuxièmement, nous mettons en évidence que le canal d’acquisition des fichiers numériques a également son importance : les personnes qui échangent leur fichiers musicaux numériques dans le cadre d’intranet (réseaux internes) ont une probabilité plus élevée d’avoir augmenter leur consommation de CD après avoir partagé des fichiers musicaux.

Ces résultats ne sont pas sans implications pour les débats économiques actuels.

Premièrement, les nouveaux modèles d’affaires des acteurs de l’industrie de la musique sur Internet devraient essayer de mieux discriminer ces deux types de consommateurs de musique. Les "explorateurs" disposent avec les réseaux P2P d’outils plus adaptés à leur découverte musicale ce qui les incitent à mieux sélectionner et acheter les CD qui correspondent à leurs véritables goûts musicaux. Les nouveaux services musicaux sur Internet qui permettent donc aux internautes de télécharger autant de fichiers musicaux numériques qu’ils souhaitent pour un abonnement mensuel (Napster 3.0) ou bien d’écouter des fichiers numériques destructibles protégés par des dispositifs techniques (Digital Rights Management) (Altnet) sont des initiatives intéressantes dans ce domaine.

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Deuxièmement, il est important également de laisser les fans de musique former des communautés pour s’échanger des fichiers musicaux. Les échanges entre membres de la communauté permettent en effet de partager des goûts musicaux, de révéler l’existence de nouveaux artistes et de porter à la connaissance de nouveaux genres qui se traduiront in fine pour les fans de musique par une augmentation de leurs achats de CD.

Enfin, les résultats de cette enquête ont deux implications intéressantes pour les politiques publiques en matière de lutte contre la contrefaçon. D’une part, les résultats de cette enquête montrent que les réseaux P2P ne sont pas les seuls dispositifs de partage de fichiers musicaux numériques utilisés et plébiscités par les internautes. Condamner la fermeture des réseaux P2P en vue de supprimer les échanges d’œuvres protégées ne réduirait pas pour autant les échanges. Les dispositifs physiques d’échange de type clé USB, CD-RD ou bien les réseaux internes sont largement utilisés par les personnes qui s’échangent de la musique. D’autre part, les résultats de cette recherche invalident les projets récents de taxation de la bande passante remontante (upload) pour financer les pertes liées au piratage musical. Cette mesure, si elle était adoptée, aurait un effet négatif important sur les internautes qui utilisent les réseaux P2P pour découvrir de nouveaux artistes et augmenter par la suite leurs achats de CD.

2.3 Les communautés épistémiques ou de pratique L’objectif de cette quatrième recherche est de comprendre le fonctionnement d’une communauté de pratique complexe13 (ou communauté épistémique). Notre analyse porte plus précisément sur le fonctionnement de la liste des utilisateurs français Debian à travers les fils de discussion sur la période d’août 2003 à juillet 2004. L’objectif général de l’étude est la compréhension des modalités de fonctionnement et de régulation d’une communauté épistémique lorsqu’elle est reliée par des outils de discussion électronique.

2.3.1 La résolution des arbitrages sur la taille optimale Les communautés consacrées à l’échange de connaissances affrontent un problème constant : la nécessité de réguler leur taille, afin d’arbitrer entre l’effet club et l’effet congestion. Le basculement vers des liens à distance donne un dynamisme nouveau aux communautés électroniques, étant la condition décisive d’obtention d’un effet club. Cette norme d’ouverture s’accompagne concrètement d’une gouvernance communautaire orientée vers la limitation de la congestion.

Cet arbitrage intègre en fait une pluralité complexe de choix de régulation, qui ont été étudiés. L’une porte sur les stratégies de sélection des membres. Un recrutement laxiste risque d’introduire dans la communauté des participants de niveau médiocre, et d’enrayer le mécanisme de signalement qui attire les experts. Les mécanismes de contagion propres à la diffusion de la réputation communautaire renforcent le déséquilibre des flux. Dès lors, toute communauté rayonnante développe une procédure explicite de sélection, qui est coûteuse pour ses membres. Celle-ci pose en effet un problème : selon quelle proportion répartir, pour chaque développeur, le temps consacré à sélectionner ou auditionner les candidats, et le temps passé à développer son savoir-faire ? Comment optimiser la ponction sur le temps de codage du développeur de ce travail de sélection ? Ce problème a été étudié en détail dans un cas de communauté complexe : communauté de développeurs produisant un code logiciel pointu14.

Un deuxième arbitrage porte sur les stratégies de répartition de l’effort, en fonction de l’ancienneté, entre l’assistance aux novices et la coopération avec les autres experts. Notre

13 Auray Nicolas, David Bounie, Marc Bourreau and Michel Gensollen, 2005, “Socioeconomics of a complex espistemic community”, mimeo ENST.

14 Auray, N., 2004, « La régulation de la connaissance. Arbitrages sur la taille et gestion aux frontières dans la communauté Debian  », Revue d’économie politique, n°113, pp.160-182.

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étude a d’abord montré que les modalités de cette répartition diffèrent selon le contenu cognitif des flux d’idées. On a ainsi pointé une opposition entre des communautés à turn-over important, à courbe d’apprentissage rapide, et avec une prédominance chez les anciens des relations d’assistance (un exemple est les communautés de mainteneurs de bornes wifi), et des communautés à turn-over faible, à courbe d’apprentissage lente, et avec une prédominance chez les anciens des relations de coopération d’expert à expert15. Par ailleurs, l’étude a cherché à comprendre comment la connaissance circule dans une liste de discussion destinée aux échanges de conseils complexes. Elle a cherché à caractériser au sein des fils les relations entre les intervenants les plus prolifiques. Les échanges de conseils fondés sur une adresse collective impliquent l’existence de mécanismes correctifs pour permettre la sélection des partenaires de qualité et l’instauration d’une forme de consultation individuelle dans l’échange de conseils. Ces mécanismes correctifs permettent de faire émerger un noyau sélectif fondé sur l’approbation mutuelle qui préserve une autorité d’expertise au sein d’un système dynamique et ouvert16.

Un troisième arbitrage porte sur la localisation du point d’application de la sélection, et permet d’opposer une sélection dont le point d’application est en amont et passe par la modération des posts ou par la sélection des candidats, et une sélection en aval qui passe par la sanction après coup par le sarcasme, et l’ostracisme en cas de récidive. L’étude a montré que le point d’application était localisé différemment selon la complexité de l’intégration de la connaissance à produire. Lorsque le savoir est complexe à intégrer, la sélection pivote vers l’amont17.

Enfin, un dernier arbitrage porte sur la gestion du grain de la communauté épistémique. Cet arbitrage a à voir avec la détermination du niveau de modularité dans le traitement des taches: doit-on privilégier une organisation avec beaucoup de petites task forces réalisant chacune de petits modules, ou bien avec peu de grosses task forces mais réalisant chacune un travail fortement intégré ? A quel niveau doit-on fixer la taille et la division des groupes, pour maîtriser à la fois le coût de coordination et le délai de conception ? Ce problème d’obtention de la bonne limite de décomposition des différentes unités qui constituent une équipe structurée est central dans tout projet d’envergure. Ces questions sont l’objet d’une littérature pointue sur le cas du noyau Linux (Tuomi, Mockus, Mockus et Herbsleb). Si c’est bien la modularité qui explique le succès de communautés épistémiques, un frein au partitionnement est l’existence de coûts d’interfaçage irréductibles entre les modules (documentation d’APIs). L’orginalité de notre étude a consisté à traiter un aspect mal mis en lumière de gestion du grain : le cycle de release. Doit-on diffuser le travail alors qu’il est encore buggé mais en étant très réactif aux usagers et en faisant beaucoup de releases, ou bien au contraire diffuser après une vérification ? Comment doit être le profil d’incrémentation du produit : à pas haut mais lent, ou à pas bas mais rapide ?18

2.3.2 Assistance et coopération dans les communautés épistémiquesLa circulation des connaissances au sein d’une liste de discussion orientée vers la production d’un savoir complexe, se présente comme un système dynamique massivement distribué d’expertise collective. Les contributeurs réputés interviennent comme donneurs de conseils et comme co-répondants. L’autorité dans un système d’expertise collective est fortement

15 Auray, N., 2003, «Wifi Network Communities : Learning Dynamics and Role Played in the Emergence of the Local Information Society« in Wifi : An Emergent Information Society Infrastructure, Issue Report n°40, programme STAR. 16 Conein, B., 2004, « Relations de conseils et expertise collective. Comment les experts choisissent-ils leurs destinataires dans les listes de discussion ? », Recherches sociologiques17 Auray, N., 2004, « La régulation de la connaissance. Arbitrages sur la taille et gestion aux frontières dans la communauté Debian  », Revue d’économie politique, n°113, pp.160-182, et Auray, N., 2004, « La régulation 18 Auray, N., 2005, « Le sens du juste dans un noyau d’experts. Debian et le puritanisme civique », in Internet une utopie limitée ? Conein, B., Massit-Folléa, F., Proulx, S., éds., Presses Universitaires de Laval (Canada).

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tempérée dans un système des requêtes où chaque contributeur en théorie s’autorise de lui-même et peut prétendre à être conseiller sans être consulté nominalement. Par ailleurs, la disponibilité, en ligne, d'archives de discussions sur des mailing-lists ouvre des opportunités inédites pour l'analyse des relations humaines et sociales. Par exemple, une telle archive permet de construire un 'réseau social' de deux manières : deux intervenants sont liés s'ils ont discuté ensemble (première façon), ou bien s’ils ont participé au même fil (seconde façon).

Le travail a consisté à extraire une base de données de 26.884 messages, 6.731 fils de discussion, 1.970 internautes grâce à la capture sur une période de 1 an, de août 2003 à juillet 2004, de l’intégralité des archives de la liste de discussion Debian-User d’échange de conseils autour d’une distribution de logiciel libre. Les structures arborescentes de fils ont été conservées, ainsi que toutes les informations d’horodatage, d’intitulé et d’émetteur pour chaque message, grâce à l’extraction des infos "References" du header. Deux bases de travail ont été constituées : l’une associe, à ces données morphologiques, des informations sur le nombre de mots du message, une fois retirées les citations ; l’autre conserve pour chaque message l’intégralité de son contenu textuel. Pour le traitement, il a fallu résoudre le problème du nettoyage de la base, en éliminant certains mails de type "bruit" (spam, alerte de virus, messages de désinscription). Il a fallu aussi résoudre le problème de la détermination de l’émetteur sous un référent unique, lorsque celui-ci est présent au travers de plusieurs pseudos.

Un premier travail d’analyse a été effectué afin de tester l’hypothèse que la liste est la manifestation publique de l’ordonnancement entre experts. Il s’agit de vérifier s’il y a une correspondance entre différents paramètres objectifs de l’expertise et le rang relatif moyen d’intervention dans les fils de discussion. Pour cela, différents paramètres objectifs d’expertise mis en évidence par la littérature ont été mobilisés, portant sur des critères de fréquence d’intervention dans un rang supérieur ou égal à deux, c’est-à-dire en position de répondant, sur des critères de ration (ratio réponses/questions), ainsi que sur des critères de nombre de nombre moyen de mots des fils fréquentés.

Par ailleurs, une analyse plus précise de la notion de rang d’intervention dans le fil a été produite, afin de définir, en plus d’un rang chronologique, différentes versions du rang logique et de produire une réflexion sur la notion de profondeur de fil19. Dans un prolongement, l’étude vise à stabiliser une métrique statistique pour l’analyse des espaces d’assistance et de coopération épistémique. Les outils du domaine de la théorie des graphes et de l'analyse des grands réseaux peuvent être utilisés afin de tirer des informations pertinentes sur la structuration relationnelle de la production de connaissances complexes de qualité.

3 Les travaux menés au CNAMLa contribution du Laboratoire d’Econométrie du CNAM s’est principalement orientée autour de deux thématiques : (1) l’organisation et l’efficience des communautés médiatées, (2) leur impact sur la dynamique des marchés.

Chacun des deux axes a donné lieu à plusieurs publications.

19 Auray Nicolas, David Bounie, Marc Bourreau and Michel Gensollen, 2005, “Socioeconomics of a complex espistemic community”, mimeo ENST.

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3.1 Organisation et efficience des communautés médiatéesLa problématique de l’organisation et de l’efficience des communautés médiatées a été abordée, dans un premier temps, sous l’angle des communautés de développeurs de logiciels libres20.

Le modèle proposé distingue deux phases de travail au sein d’un tel collectif épistémique : d’abord une phase de conception de projet, au cours de laquelle les rendements sont croissants selon la taille communautaire en raison d’une externalité de club propre aux tâches créatives ; puis une phase d’implémentation du système épistémique, au cours de laquelle les rendements d’échelle sont au contraire décroissants, en raison d’une exigence d’intégration des contributions individuelles en un projet global cohérent.

Selon les valeurs des paramètres du modèle (externalité de club, degré d’intégration du système, résistance du projet à l’implémentation, préférences des utilisateurs entre capacité et interopérabilité), une communauté efficace peut être, soit dégénérée en un singleton, soit au contraire étendue à l’ensemble de la population de référence, soit enfin admettre une taille optimale à la fois bornée et supérieure à l’unité. Toutefois, l’optimum ne peut pas être atteint de manière décentralisée et le dilemme stabilité/efficacité ne peut être complètement résolu par l’adoption d’une règle d’allocation des gains communautaires : l’exercice d’une autorité contrôlant les entrées s’avère nécessaire, un résultat conforme à l’observation empirique des communautés de logiciel libre.

Dans la seconde phase du projet, le Laboratoire d’Econométrie a examiné plus avant la question de la contribution dans les communautés médiatées, en comparant les incitations respectives à la contribution et au free-riding, dans deux types de communautés : les communautés épistémiques et les communautés peer to peer de type files-sharing21.

L’objectif était d’offrir un cadre unifié qui rende compte, tant des facteurs de sur-participation (altruisme, réputation, apprentissage, intérêt individuel à l'amélioration du bien collectif), que des facteurs de sous-participation inhérents à toute communauté travaillant à la constitution d’un bien collectif. Le modèle montre que l’équilibre est toujours sous-optimal car il conduit, soit à une participation insuffisante au regard de l’optimum (communautés files-sharing), soit au contraire à un excès de participation (communautés épistémiques).

On étudie alors la possibilité de réguler la participation dans une communauté à travers une restriction de l’accès au bien collectif. En l’absence d’effet de congestion, une restriction aux seuls contributeurs s’avère optimale, les individus ne contribuant pas étant totalement exclus du bien public. En revanche, dès que l’effet de congestion dépasse un certain seuil, il devient optimal de ne restreindre que partiellement l’accès des non-contributeurs au produit communautaire, sous la réserve que les incitations privées à contribuer soient suffisamment élevées.

3.2 L'impact des communautés médiatées sur la dynamique des marchésLe second axe de recherche analyse l’impact des communautés médiatées sur les dynamiques de marché. Lors de la première phase du projet, l’accent a été mis sur l’étude d’un phénomène d’apprentissage de la demande par infomédiation, c’est-à-dire à travers des échanges d’informations entre consommateurs sur des forums Internet22. Le produit offert, renouvelé dans le temps, est horizontalement différencié et les acheteurs ne disposent ex ante que d’une information imparfaite sur les caractéristiques des différentes variétés proposées à chaque 20 Curien N., G. Laffond, J. Lainé et F. Moreau, 2004, Communautés épistémiques  : organisation du travail et efficacité, Revue d’Economie Politique, 113: 183-203.21 Curien N., G. Laffond, J. Lainé et F. Moreau, 2005, The Regulation of Participation in Online Communities: Epistemic vs. Files Sharing Communities, mimeo, Cnam.22 Curien N., 2004, Auro-organisation de la demande : apprentissage par infomédiation, Revue d’Economie Politique, 113: 43-60.

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période. D’une part, sont étudiées les conditions sous lesquelles l’infomédiation permet de décentraliser une segmentation efficace de la demande, conduisant à la maximisation du bien-être. D’autre part, les performances de l’auto-organisation par infomédiation sont comparées à l’idéal-type de l’information parfaite. Est ensuite discutée l’influence de paramètres tels que le nombre de forums ouverts, les poids respectifs des facteurs de choix privés et des avis recueillis sur les forums, ou encore l’intensité d’éventuelles externalités informationnelles entre les forums.

Dans la seconde phase du projet, le Laboratoire d’Econométrie s’est intéressé aux conséquences des communautés médiatées sur l’organisation industrielle. L’exemple choisi est celui des communautés peer-to-peer et de leur impact sur l’industrie de la musique23.

Il est montré que le "piratage" (les téléchargements gratuits de musique réalisés au sein de ces communautés) s’accompagne d’une croissance des marchés induits de la musique (concerts, sonneries pour téléphones portables et autres produits dérivés), un effet dont les majors du disque devraient à terme tirer parti. Les ventes sur les marchés induits de la musique, qui pour la plupart sont non piratables, croissent en effet avec la diffusion de la musique d'un artiste, que cette diffusion soit légale (disque, radio, téléchargement payant) ou illégale (piratage).

Or, en intégrant ces ventes dans leur modèle d’affaires, les majors pourraient tirer profit du piratage, en discriminant entre les consommateurs prêts à acheter un disque et des produits dérivés et ceux prêts à acheter des produits dérivés mais pas le disque. Sans piratage, ces derniers sont dans l'incapacité de découvrir l'artiste (pas d’échantillonnage possible) et ne consomment donc pas de produits liés sur les marchés induits. Avec le piratage, l’échantillonnage devient possible et la consommation musicale augmente. Les recettes supplémentaires des concerts et des produits dérivés obtenues auprès des pirates peuvent alors compenser les pertes de chiffre d'affaires sur les ventes de disques.

Pour appuyer l’argumentation, il est tout d’abord montré que l’augmentation du piratage est effectivement concomitante d’une croissance des marchés induits de la musique, mais que le mode actuel de répartition des revenus de ces marchés induits entre les différents acteurs de la filière musicale interdit aux majors d’en profiter. La capacité des majors à accroître leur part de ces revenus est alors étudiée et deux solutions sont envisagées : ou bien, une renégociation des contrats passés avec les artistes pour y inclure une clause de reversement d’une fraction des revenus des marchés dérivés ; ou bien, une stratégie de diversification vers ces marchés dérivés.

4 Les travaux menés au GREDEG

4.1 Analyse des communautés médiatées de consommateursLa première étape du travail mené par le GREDEG (alors LATAPSES) a consisté en l'étude économique de communautés médiatées de consommateurs. On s'est focalisé sur celles qui naissent de l'usage d'Internet pour un usage économique préalable, singulièrement la pratique de transactions sur des marchés électroniques.

E. Darmon et D. Torre ont étudié l'impact des communautés médiatées dans une problématique de coordination entre marchés électroniques et marchés traditionnels. Dans ce cadre, ils ont examiné le choix d’agents tour à tour producteurs et consommateurs, pouvant échanger sur les deux types de marchés. Sur le marché de prospection, l’incertitude porte sur la réalisation de l’échange ; sur le marché électronique, elle résulte du caractère imparfaitement observable des qualités échangées. Après une étude des propriétés les plus

23 Curien N. et F. Moreau, 2005, The Music Industry in the Digital Era: Towards New Business Frontiers?, mimeo, Cnam.

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élémentaires des positions stationnaires sans apprentissage confirmant le rôle du degré de viscosité du marché traditionnel et du niveau d'expertise des agents sur le marché électronique, des formes d'apprentissage collectif ont été introduites via le recours à des communautés médiatées. L'étude a été poursuivie par une analyse de l'impact de ces communautés sur la dynamique d'adoption du marché électronique et sur le bien-être social. Puis, différentes modalités d'organisation de ces communautés ont été envisagées, ce qui a permis de montrer l'importance de la taille de la communauté et sa composition du point de vue du bien être collectif.

A. Raybaut et S. Ngo Maï se sont intéressés à une figure de marché caractérisée par l’interaction entre des communautés auto-organisées de consommateurs d'une part, un infomédiaire d'autre part, et un producteur de bien final enfin. Ce marché est étudié en distinguant deux cas polaires empiriquement pertinent pour les distributions de taille des communautés, loi normale et loi de puissance. L’occurrence de l’une ou l’autre de ces distributions dépend du poids des croyances collectives des consommateurs. L’infomédiaire qui recueille des informations sur les communautés pour les vendre au producteur, anime les communautés et exerce un certain contrôle sur les liens intercommunautaires (connectivité). Les conditions d’existence de cette figure de marché ont été caractérisées selon le type de distribution. L’existence de seuils critiques pour la connectivité est notamment mise en évidence dans l’identification du comportement optimal de l’infomédiaire et la viabilité du marché.

Le travail de R. Arena sur les communautés épistémique fait une sorte de pont entre les deux phases du travail entrepris. Le texte "Relations inter-entreprises et communautés: une analyse préliminaire" s'interroge sur la notion de communauté, et singulièrement de communauté médiatée, dans le cas d'entreprises en interaction (par exemple sur une place de marché électronique). Dans un premier temps, l'auteur s'appuie sur les travaux déjà substantiels qui ont été réalisés sur les thèmes de l’émergence et du fonctionnement des communautés médiatées d’individus, pour en déduire une caractérisation générale de la notion de communauté virtuelle dans une économie fondée sur la connaissance. Il examine ensuite si les analyses existantes de la relation inter-entreprise sont susceptibles de contenir des matériaux mobilisables en vue d’appréhender de possibles communautés d'entreprises comme l’une des formes de ces relations. Dans une dernière partie, les conditions mises en évidence dans la première partie sont testées dans le cas des communautés médiatées d’entreprises ; le résultat principal est que ces communautés peuvent être effectivement mises en évidence et explicitées dans certaines formes précises de coopération entre firmes.

4.2 Analyse des communautés médiatées professionnellesLa seconde étape du travail s'attache à l'analyse des communautés professionnelles.

Un volet de cette étape s'intéresse aux conditions dans lesquelles Internet modifie les caractéristiques et l'efficacité des partenariats technologiques. L'environnement de base est celui d'entreprises productrices et/ou utilisatrices d'innovations et recourant à des partenariats dans une optique de réalisation et de valorisation de projets industriels. Cet environnement a motivé ou accompagné dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix l'émergence de technopoles et de districts industriels. L'utilisation d'Internet modifie et diversifie ces relations entre firmes. La localisation est alors secondaire tandis que la façon de médiater ses compétences devient essentielle pour chaque partenaire. Les compétences sont en revanche diversement codifiables, ce qui introduit une hétérogénéité entre partenaires dans leur capacité à tirer avantage de l'utilisation d'Internet. Pour surmonter ces difficultés et rendre leurs compétences plus accessibles, certains groupes de firmes peuvent constituer des communautés professionnelles médiatées.

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E. Darmon et D. Torre analysent le nouveau cadre de relations professionnelles qui en résulte à dans un modèle associant des firmes hétérogènes et les trois formes de rencontre entre partenaires potentiels (localisées, délocalisées et médiatées, communautaires et médiatées). Ces trois formes de rencontres s'avèrent pour partie complémentaires et pour partie rivales, ce qui se révèle finalement bénéfique pour la plupart des innovateurs. Les communautés ont cependant une fonction différente selon le type d'innovateur considéré. Pour certains, elles sont une demeure pérenne où les partenariats se nouent régulièrement. Pour d'autres, elles ne sont qu'un passage transitoire, le temps pour ces firmes d'apprendre à mieux exposer leurs compétences, à identifier aussi les compétences de leurs partenaires potentiels. Ces stages d'apprentissages communautaires ont pour fonction de rendre plus efficace leur recherche ultérieure de partenariats.

Hors des communautés, la connaissance accumulée se déprécie cependant, à un rythme variable, mais sans réversibilité. Ce mouvement de dépréciation est engendré par les changements dans les contenus technologiques et dans les formes de médiation efficaces. Plus rapide est cette dépréciation, plus on assiste à un retour (au moins transitoire) d'anciens membres vers les communautés. L'étude des équilibres stationnaires du modèle proposé permet alors de mettre en évidence deux types d'équilibre, génériquement associés aux mêmes paramètres. Le premier de ces équilibres se caractérise par une éviction complète des communautés, les choix individuels ne permettant pas de leur conférer le degré d'attraction minimal nécessaire à leur activité. Le second équilibre correspond en revanche à un développement des communautés professionnelles médiatées. Celles-ci réunissent (régulièrement ou par épisodes) un grand nombre d'utilisateurs d'Internet. Il peut en résulter un effondrement des formes traditionnelles d'appariement, ou leur maintien sur des bases peu efficaces. Les dépendances par rapport au sentier qui se font alors sentir dans détermination de la configuration du second équilibre rendent généralement non comparables les deux équilibres, ce qui engendre des conflits d'intérêt entre innovateurs.

Du point de vue de la modélisation économique, les communautés virtuelles ont été reconnues comme appartenant aux systèmes complexes partageant le dispositif commun de s'organiser en réseaux. L'architecture de connectivité est une manière commode de classifier de tels systèmes. Tandis que les systèmes d'échelle libre et les small worlds ont été parfois utilisés pour caractériser les communautés virtuelles, S. Ngo Maï et A. Raybaut se sont plutôt intéressés aux systèmes hiérarchiques. Dans la mesure où les organisations virtuelles ont été considérées comme relevant de la catégorie des systèmes évolutionnaires, ils ont retenu un modèle standard de réplicateur pour représenter l'activité dynamique d'un tel regroupement d'agents et leur capacité à interagir sur les bases médiatées. Des fonctions spécifiques ont été retenues pour activer le système du voisinage local au voisinage non local afin de représenter la gamme croissante des interactions d'un point de vue géographique et de qualifications que les communautés virtuelles. La dynamique de la matrice d'interaction qui représente l'évolution des influences entre les agents a été envisagée. Les influences bilatérales ne sont alors plus données une fois pour toutes mais dépendent de l'activité courante de la communauté. Cette dépendance prend la forme de fonction de confiance instantanée en relation avec l'état de l'activité courant. C'est l'idée que la confiance instantanée dépend fortement de l'action courante. On peut également noter que dans un tel modèle la nature et l'intensité de l'influence bilatérale dépendent des activités mutuelles des agents, celles-ci pouvant intégrer une certaine forme de complémentarité. Le travail intègre enfin l'apparition des formes caractéristiques d'activités telles que la hiérarchie, en relation avec des fonctions de confiance instantanée et de différentes gammes d'interactions.

Une autre dimension abordée par le GREDEG, sous la responsabilité de C. Longhi, traite de l’impact d’Internet sur l’organisation de l’industrie et la dynamique des marchés dans le

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tourisme. Dans ce secteur clé représentatif des consommations en expansion, Internet et les communautés médiatées ont un rôle sous-estimé. C. Longhi montre ainsi que si le e-tourisme ne représente toujours qu’un faible pourcentage de l’activité totale, c’est Internet qui sous-tend les logiques de réorganisations contemporaines de l’activité et des marchés. Pour parvenir à ce résultat, on doit définir un cadre analytique pertinent pour appréhender des dynamiques concurrentielles fondées sur les systèmes sectoriels de production et d’innovation.

Un tel cadre permet de rendre compte du tourisme, qui ne peut être réduit à une branche d’activité au sens des nomenclatures. Les produits touristiques sont des produits hétérogènes et complexes, combinaisons d'éléments séparés dans le temps et dans l'espace, des ensembles pré-assemblés de prestations vendus forfaitairement, des biens d'expérience, dont la qualité ou l’utilité ne sont pas connues ex ante par les consommateurs. Ces caractéristiques sont à l'origine de difficultés à mettre en place efficacement un système transparent de fourniture de prestations. Le travail permet alors d'expliciter les évolutions entraînées par les développements de l’e-tourisme et des usages de l’Internet, comme leurs impacts sur la coordination des activités et les marchés. Le rôle de la demande et des communautés virtuelles de consommateurs dans les dynamiques qui ont récemment reconfiguré l’industrie est également mis en évidence.

5 Les travaux menés à l'EHESSL’étude des modalités collectives d’élaboration de la connaissance est au centre de l’approche relationnelle de la connaissance. Dire qu’une connaissance est produite à travers une relation, celle qui coordonne un acquéreur et un donneur d’information, confirme un constat fait par les études sur la cognition distribuée (Clark, 1997 ; Hutchins, 1995, 2000 ; Kirsh, 1999 ; Norman,1991) : la majeure partie de ce nous savons et de ce que nous apprenons est obtenue non par un individu seul mais par déférence à une autorité cognitive. Les connaissances sont socialement distribuées entre des agents selon des formats relationnels divers. Une des tâches de la sociologie cognitive est de décrire les profils relationnels à travers lesquels s’exprime cette distribution de la connaissance. La dimension sociale de la connaissance se traduit aussi par le fait qu’un individu ne peut acquérir une connaissance complexe sans s’appuyer sur une ressource technologique, qu’elle se présente sous la forme d’un livre, d’une méthode, d’un microscope, d’une cabine de pilotage ou d’un ordinateur.

Le développement de collectifs de production, de diffusion et d’usage de connaissances reposant sur la technologie d’Internet au travers des listes de discussion modifie les mécanismes de présentation de l’expertise et en particulier la façon dont un conseil est produit et circule en instaurant des échanges publics de demande d’avis fondés sur une adresse collective 24. La production d’un conseil ne se présente plus comme une relation interpersonnelle de consultation.

De quelle façon, les listes de discussion avec leur système public de requêtes d’avis transforment-elles les relations de conseil et les modalités d’acquisition, de transmission et d’élaboration des connaissances ? Cette question se pose surtout avec acuité lorsqu’on observe des listes qui rassemblent des experts pour qui le newsgroup est un instrument ordinaire de travail et pas seulement de communication. L’acquisition et l’élaboration d’une connaissance de qualité est un objectif professionnel et la liste est un moyen commode de consultation régulière des pairs. Dans ces contextes, la “rencontre” entre experts sur la liste devient un phénomène routinier car, pour une partie des membres, l’échange de conseils entre

24 Les relations de conseil supposent une consultation individuelle personnalisée et non publique (LAZEGA E., 1995).

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pairs passe par l’utilisation de la liste. Aussi ces listes tendent à se fragmenter en deux groupes d’intervenants : un noyau de contributeurs prolifiques et des utilisateurs occasionnels. Les listes deviennent alors un groupement où le professionnalisme et la qualité passe par une sélection souple de partenaires qui se traduit à la fois par la constitution d’un noyau d’experts reconnus et d’utilisateurs chevronnés.

Comment les experts peuvent-ils se coordonner entre eux pour échanger des conseils de qualité et acquérir une autorité cognitive au sein d’un système de requêtes qui privilégie l’adresse collective et l’entraide mutuelle ?

Poser cette question, c’est se demander comment des échanges de conseils basés sur une expertise collective en ligne permettent de maintenir et d’organiser à la fois l’acquisition (et donc l’apprentissage) et l’élaboration de la connaissance (et donc l’innovation). Une expertise collective est en effet une modalité collective d’élaboration et de contrôle de la connaissance où chaque individu qui poste des requêtes défère à une autorité épistémique supra-individuelle pour les connaissances dont il n’a aucune expertise ou une expertise partielle.

L’objet de la recherche a été de comprendre comment la connaissance est échangée et produite au sein d’une liste de discussion d’usagers du logiciel libre (Debian.user.french) en caractérisant les relations au sein des fils de discussion qui regroupent les intervenants prolifiques.

On montre que la circulation des connaissances au sein de la liste des utilisateurs de Debian se présente comme un système dynamique massivement distribué d’expertise collective. L’autorité dans un système d’expertise collective est fortement tempérée puisque, dans le système des requêtes, chaque contributeur en théorie s’autorise de lui-même et peut prétendre à être conseiller sans être consulté. La constitution d’un noyau sélectif fondé sur l’approbation mutuelle préserve cependant l’autorité dans un système dynamique et ouvert.

On a également montré que ce système d’expertise collective est corrigé par la dynamique d’extension des fils de discussion où prédominent des relations entre répondants soumises à un système informel d’évaluation mutuelle.

La dynamique de construction des fils autorise deux formes de co-orientation entre les intervenants : une orientation des répondants vers l’acquéreur et une orientation des répondants vers les répondants précédents, c’est-à-dire vers un contributeur. L’observation des flux d’échanges sur la liste Debian.user.french montre que l’incitation à l’extension d’un fil au-delà de deux tours suppose la prédominance de l’orientation vers le contributeur, c’est-à-dire vers le répondant et non le "requêteur". Inversement, les fils d’assistance prennent fréquemment la forme standardisée de couples question/réponse et tendent donc à la fois à être de taille réduite.

L’existence d’une bifurcation dans le système des requêtes passe par une modification de l’adresse et de l’attention dans la co-orientation entre les intervenants. Elle assure une forme souple d’autorité d’expertise basée en même temps sur le volontariat et sur la sélection des partenaires réputés.

La structure élémentaire du fil dans les listes se présente comme une coordination dynamique basée sur une évaluation des questions par les réponses et des réponses par les contre-réponses, c’est-à-dire par une forme d’acceptation des contenus par les pairs. Ce système d’échange et d’interaction permet de maintenir à côté d’un service d’assistance à l’utilisateur une logique de la qualité du conseil et de l’innovation.

Les observations sur les échanges de connaissances sur Debian. User.French restent limitées pour plusieurs raisons. Les réseaux sociaux entre informaticiens adeptes de la culture du libre

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existent en dehors des fils et des listes de discussion, même si ces derniers les révèlent. Leur étude n’est donc qu’un préalable à l’analyse des groupes de développeurs et de la façon dont ils se structurent selon des formes associatives souples. La liste user est une liste parmi d’autres listes Debian et d’autres listes du logiciel libre non debianiste. Plus les contributeurs sont prolifiques plus ils sont abonnés à plusieurs listes et les plus expérimentés participent aux échanges sur Linux.kernel. Enfin, lorsque les membres s’engagent dans une tâche collaborative, la partie essentielle des dialogues se fait sur d’autres media comme le e-mail et le téléphone. Ainsi à la fin d’un fil, son initiateur peut déclarer : "Je tiens à remercier toutes les personnes qui m’ont contacté par mail et par téléphone pour m’orienter". En résumé, la structure séquentielle d’un fil est révélatrice d’une façon particulière de construire des relations de conseil de façon à assurer en même temps l’assistance au novice et la discussion entre les contributeurs, mais elle n’exprime qu’une partie les types de collaborations esquissées sur la liste. Elle est néanmoins un intéressant révélateur des limites et des opportu-nités fournies par la coordination en ligne pour un travail d’expertise et d’échanges intensifs de connaissances.

RéférencesRéférences des travaux évoqués dans le rapport:

Voir le numéro spécial de la Revue d'Économie Politique, "Marchés en ligne et communautés d'agents", mars 2004 (ces articles sont disponibles en ligne à : http://www.enst.fr/egsh/enstcommed/index.htm) :

Arena, Richard. "Relations inter-entreprises et communautés médiatées : une analyse préliminaire"

Auray, Nicolas. "La régulation de la connaissance : arbitrage sur la taille et gestion aux frontières dans la communauté Debian"

Bourreau, Marc, et Michel Gensollen. "Communautés d'expérience et concurrence entre sites de biens culturels"

Charbit, Claire, et Valérie Fernandez. "Sous le régime des communautés : interactions cognitives et collectifs en ligne"

Conein, Bernard. "Communautés épistémiques: réseaux cognitifs et interdépendance entre les partenaires"

Curien, Nicolas. "Auto-organisation de la demande : apprentissage par infomédiation" Curien, Nicolas, Gilbert Laffond, Jean Lainé, et François Moreau. "Communautés

épistémiques : organisation du travail et efficacité" Darmon, Éric, et Dominique Torre. "Transition vers un marché électronique et communautés

médiatées" Gensollen, Michel. "Biens informationnels et communautés médiatées" Ngo-Mai, Stéphane, et Alain Raybaut. "Communautés de consommateurs et marché

infomédié"

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Quelques références générales sur les communautés médiatées

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