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LES SONNETS LUXURIEUX EDITINTER L’ARÉTIN Introduction et notes de Guillaume Apollinaire Postface de Guy de Maupassant

X U E I U LUXURIEUX X U L S T E N O S E L - editinter.frARETIN.pdf · Guy de Maupassant ISBN!2-914227-64-7 12 ... désordres et des scandales dans la vie privée de 9. Medero Nucci,

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L’ARÉTIN

LES SONNETS LUXURIEUX

Les gens qui ne savent pas grand-chose, c’est-à-direles neuf dixièmes de la société dite intelligente, rougis-sent d’indignation quand on prononce ce seul mot,l’Arétin. Pour eux l’Arétin est une espèce de marquisitalien qui a rédigé, en trente-deux articles, le code dela luxure. On prononce son nom tout bas; on dit : « Voussavez, le Traité de l’Arétin. » Et on s’imagine que cefameux traité traîne sur les cheminées des maisons dedébauche, qu’il est consulté par les vicieux comme lecode Napoléon par les magistrats et qu’il révèle de ceschoses abominables qui font juger à huis clos certainsprocès de mœurs.

Détrompons quelques-uns de ces naïfs. Pierrel’Arétin fut tout simplement un journaliste, un journa-liste italien du XVIe siècle, un grand homme, un admi-rable sceptique, un prodigieux contempteur de rois, leplus surprenant des aventuriers, qui sut jouer, enmaître artiste, de toutes les faiblesses, de tous lesvices, de tous les ridicules de l’humanité, un parvenude génie doué de toutes les qualités natives quipermettent à un être de faire son chemin par tous lesmoyens, d’obtenir tous les succès, et d’être redouté,loué et respecté à l’égal d’un Dieu, malgré les audacesles plus éhontées.

Ce compatriote de Machiavel et des Borgia sembleêtre le type vivant de Panurge qui réunit en lui toutesles bassesses et toutes les ruses, mais qui possède àun tel point l’art d’utiliser ces défauts répugnants qu’ilimpose le respect et commande l’admiration.

Guy de Maupassant

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LES SONNETS LUXURIEUX

EDITINTER

L’ARÉTIN

Introduction et notes de Guillaume Apollinaire

Postface de Guy de Maupassant

Éditions EditinterBP 15 - 91450 Soisy-sur-SeineCatalogue complet sur simple [email protected]

En couverture : Klimt, étude de nu, crayon, Zurich,Graphische sammlung der ETH. Cliché RW.

LES SONNETS LUXURIEUX

L’ARÉTIN

LES SONNETSLUXURIEUX

EDITINTER

© Editinter, 2002ISBN 2-914227-64-7

INTRODUCTION

Un singulier cours d’eau à double pente couledans le val que domine Arezzo c’est la Chiana. Ellepeut être donnée comme une image de ce Pierre ditl’Arétin, qui, à cause de sa gloire et de son déshon-neur, est devenu l’une des figures les plus atta-chantes du XVIe siècle. Elle est, en même temps, unedes plus mal connues. A vrai dire, si de son vivantmême, la renommée de l’Arétin n’alla pas sans infa-mie, après sa mort on chargea sa mémoire de tous lespéchés de son époque. On ne comprenait pas com-ment l’auteur des Ragio namenti pouvait avoir écritLes Trois Livres de l’Humanité du Christ, l’on sedemandait comment ce débauché avait pu être l’amides souverains, des papes et des artistes de sontemps. Ce qui devait le justifier aux yeux de la posté-rité a été cause de sa condamnation. En fait de génie,on ne lui a laissé que celui de l’intrigue. Je m’étonnemême qu’on ne l’ait pas accusé d’avoir acquis sesbiens et son crédit par la magie.

Ce Janus bifronts a déconcerté la plupart de sesbiographes et de ses commentateurs. Son nom seul,depuis plus de trois siècles, effraye les plus béné-voles. Il demeure l’homme des postures, non pas àcause de ses Sonnets, mais par la faute d’un dialogueen prose qu’il n’a point écrit et où on en indique 35.Cependant, le populaire n’en met que 32 sur lecompte de l’imagination luxurieuse du Divin. EnItalie, les lettrés le voient d’un mauvais œil ; les éru-dits n’abordent des recherches sur cet hommequ’avec beaucoup de répu gnance et ne prononcentson nom que du bout des lèvres, osant à peine feuille-ter ses livres du bout des doigts. Chez nous, les gens

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du monde accouplent sa mémoire à celle du marquisde Sade ; les collégiens, à celle d’Alfred de Musset ;pour le peuple et la petite bourgeoisie, son nomévoque encore, avec ceux de Boccace et de Béranger,la grivoiserie qui est toute la santé et la sauvegardedu mariage. C’est que la variété est bien la seule armeque l’on possède contre la satiété. Et l’homme qui,directement ou indirectement, fournit à l’amour unprétexte pour ne point lasser devrait être honoré partous les amants et surtout par les gens mariés. Sansdoute, on connaîtrait les postures, même si le dia-logue attribué à l’Arétin n’avait pas été écrit, mais onn’en connaîtrait pas autant, et ni Forberg, ni les livreshindous, ni 14 autres manuels d’érotologie qui enindiquent un nombre beaucoup plus considérable neseront jamais assez populaires pour donner à l’épouxet à l’épouse une occasion naturelle, provenant d’unelocution quasi proverbiale, de repousser l’ennui envariant les plaisirs. L’Arétin, qui utilisa le premiercette arme moderne, la Presse, qui, le premier, sutmodifier l’opinion publique, qui exerça une influencesur le génie de Rabelais et peut-être sur celui deMolière, est aussi par aventure, le maître de l’Amouroccidental. Il est devenu une sorte de demi-dieu fes-cennin qui a remplacé Priape dans le Panthéon popu-laire d’aujourd’hui. On l’invoque ou on l’évoque aumoment de l’amour, car pour ce qui regarde sesouvrages, on ne les connaît pas. Les exemplaires ensont devenus rares. En Italie même, on ne connaîtguère que son théâtre. Les Ragionamenti n’avaientjamais été traduits en français avant que Liseux enpubliât le texte accompagné de la traduction d’AlcideBonneau d’après laquelle fut faite la traductionanglaise publiée par le même éditeur. Elle dut servirde modèle au Dr Heinrich Conrad pour la première

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édition allemande Gespräche des GöttlichenAretino, éditée par l’Insel Verlag de Leipzig.

Ajoutons qu’une partie de l’œuvre arétinesque estaujourd’hui perdue ; une autre demeure inédite dansles recueils manus crits dispersés dans les biblio-thèques européennes ; une autre enfin lui appartientsans doute aussi qui ne lui est pas attribuée.

Pietro Aretino naquit à Arezzo, en Toscane, pen-dant la nuit du 19 au 20 avril 1492, nuit du jeudi auvendredi saints, quel ques mois avant la découvertede l’Amérique, et mourut à Venise, le 21 octobre1556.

Avec une singulière précision, le catalogueimprimé de la Bibliothèque Nationale l’appelle PietroBacci, dit Aretino. Les raisons qu’on avait alléguéespour soutenir l’opinion abandonnée aujourd’hui quel’Arétin avait eu pour père un gentilhomme d’Arezzonommé Luigi Bacci n’autorisaient nul lement lesbibliographes de la Nationale à accorder ce nom àMesser Pietro, qui de toute façon n’aurait été qu’unbâtard de Bacci, n’ayant jamais porté ce nom. C’estaussi sans fondement qu’on l’a gratifié de nomscomme Della Bura ou De’Burali, Bonci, Bonamici,Camniani, etc.

On sait maintenant que le père de l’Arétin étaitun pauvre cordonnier d’Arezzo, nommé Luca. Lesrecherches de M. Ales sandro Lyzio dans les archivesde Florence ne laissent plus aucun doute à cet égard.En 1550, un certain Medero Nucci, d’Arezzo, vientchercher fortune à Venise. Et d’abord son compa-triote, l’Arétin, le protège, le présente à l’ambassa-deur du duc de Florence. Puis tout se gâte ; l’Arétinécrit à l’ambassadeur de s’en défier, alléguant desdésordres et des scandales dans la vie privée de

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Medero Nucci, qui pour se venger envoie à l’Arétinun cartel de défi où il lui reproche d’avoir écrit lessonnets sous les figures de Raphaello da Orbino, leTrentunno, La Puttana errante, les Six journées. Etcette missive est adressée à Allo Aretino Pietro deLucha, calzolaio a Venezia, c’est-à-dire À l’ArétinPierre (fils) de Lucha, cordonnier à Venise. Voici doncle nom du père de notre Pierre : Lucha ou Luca, Lucen français. D’ailleurs le Divin ne renie pas une ori-gine aussi obscure. Il envoie au duc Côme la lettre deNucci et lui en écrit :

«… Pour en venir maintenant à la mention de samaudite épistole, je dis que je me glorifie du titrequ’il me donne pour m’avilir, car il enseigne ainsi auxnobles à procréer « des fils semblables à celui qu’uncordonnier a engendré dans Arezzo. »

Quel orgueil ! ne croirait-on pas entendre un desmaréchaux de Napoléon se glorifier de n’avoir pouraïeux que des gens du peuple? Ce sont ces lettresqu’a retrouvées M. Alessandro Luzio. Elles ne nousrenseignent d’ailleurs que touchant le prénom etl’état du père de l’Arétin. Et nous ne sommes paspour cela plus avancés au sujet du nom de famille denotre Pierre. Il est fort possible au demeurant que lecordonnier Luca n’eût pas d’autre nom. Il se peutégalement que ce fût le nom de la famille du Divin.Luca est de nos jours encore un nom patronymiquetrès répandu non seulement en Italie, mais encore enCorse. Il ne semble pas, d’autre part, que l’Arétin sesoit jamais ouvert à qui que ce soit touchant le nomde son père et en ait fait mention. Cependant, je croisêtre en mesure d’indiquer dans un giudicio retrouvéet publié par M. Alessandro Luzio un passage danslequel en 1534, longtemps avant le message de Nucci,le Divino mentionnait le nom paternel en équivo-

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quant. Au temps de l’Arétin, l’astrologie judiciaireétait florissante. Au commen cement de chaqueannée, les astrologues publiaient leurs giudicii oupronostics. Avec cette prescience du rôle que devaitjouer plus tard la Presse et à cause de laquelle Phila -rète Chasles eut raison de voir en lui un précurseurdu journa lisme, l’Arétin comprit le parti qu’on pou-vait tirer de ces libelles pour former l’opinionpublique. Il écrivit plusieurs de ces giudicii satiriqueset d’ailleurs peu prophétiques, tous perdus jusqu’àces dernières années, sauf quelques fragments. Acette heure, on possède en entier celui qu’a publiérécem ment M. Alessandro Luzio et qui provient d’unmanuscrit de la fin du XVIe siècle, copié par unAllemand et conservé à Vienne, en Autriche. Toutlaisse croire que le copiste allemand a eu sous lesyeux un imprimé. C’est l’avis de M. Luzio, qui n’estpas d’accord sur ce point avec les autres arétiniensd’Italie. En effet, on ne connaît aucun exemplaireimprimé des giudicii de l’Arétin. Et, cependant, lesraisons de M. Luzio me semblent bonnes. Des pam-phlets comme celui qui nous occupe ne pouvaientavoir d’effet sur l’opinion publique (et c’est à celaqu’ils étaient destinés) que s’ils étaient répandus àun grand nombre d’exemplaires et l’on sait quel’Arétin a fait publier, à part, plusieurs de ses lettressur les grands évé nements de son temps.

D’autre part, M. Luzio, qui a vu le manuscrit deVienne, affirme que le copiste allemand devaitconnaître mal l’italien et n’aurait pu copier aussi cor-rectement un manuscrit. Il aurait donc eu entre lesmains un imprimé perdu aujour d’hui. Quoi qu’il ensoit, en 1534, l’Arétin tenait encore pour François 1er

dont il attaque, dans son pronostic, tous les ennemis,à commencer par Charles-Quint, dans le parti duquel

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il allait bientôt passer. Aussi dédie-t-il son pamphletAlla Sacra Maesta Christianissima et il l’intitulePronostico dell’anno MDXXXIIII composto da PietroAretino, Flagelle dei Principi et quinto evangelista. Cen’est pas au hasard que l’Arétin se targue de cettedernière qualité. Pourquoi s’appel lerait-il cinquièmeévangéliste ?… Il y a là-dessous un jeu de mots dont ilnous donne la clef au paragraphe 31 : Del Flagelloodei Principi, qui commence ainsi : Pierre Arétin quieut comme ascendants Luc, Jean, Marc et Mathieu… Eneffet, y ayant quatre évangélistes, Pierre Arétin, filsde Luca ou Luc, l’un d’eux, c’est-à-dire venant aprèslui, peut bien pré tendre être le cinquième évangé-liste, si l’on veut bien entendre par évangéliste unprophète. L’Arétin n’a pu résister au plaisir d’équivo-quer d’une façon assez embarrassée sur le nom deson père le cordonnier et pour cela il n’a pas hésité àchanger l’ordre des quatre évangélistes et à torturerle sens de ce mot. Et c’est la seule mention connue,pensé-je, que l’Arétin ait faite du nom de son père.

L’Arétin ne se vantait pas à tout propos de sonorigine plébéienne. On lui a reproché de ne pas s’êtrebeaucoup occupé de son père. Et les sarcasmes duFranco, du Doni et du Berni touchant le métier decordonnier qu’exerçait le bon homme nous montrentassez combien ces allusions devaient être désa-gréables au Divin. Il faut dire que longtemps on n’apas pris ces plaisanteries au sérieux parce que lesennemis de l’Arétin ont inventé contre lui trop decalomnies pour que ce qu’ils ont avancé soit admissans discussion s’il n’est étayé par des documentsirréfutables. Mais, ne se manifestant pas avec beau-coup de vivacité à l’égard de son père, l’amour filialde notre Pierre se reporta tout entier sur sa mère, unetrès belle fille du peuple nommée Tita. L’Arétin

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l’aima ten drement. On en a conclu qu’elle étaitmariée. Et rien n’est moins certain. Messer Luca pou-vait bien vivre en concubi nage avec Monna Tita. Ellea passé pendant quelques siècles pour une mérétricede bas étage et certains arétiniens vou draient main-tenant en faire une sainte ! Il n’y a pas appa rence decela. L’Arétin pouvait bien aimer sa mère de tout soncœur, au cas même où elle eût été une prostituée. Audemeurant, on n’est pas au courant de la vie quemena la Tita, mais on est certain avant tout de sabeauté, dont furent touchés de nombreux artistes quivoulurent la rendre immortelle.

En somme, l’origine de l’Arétin est obscure, maisnulle ment monstrueuse. On est loin du sacrilège qui,lui don nant pour parent un tertiaire et une béguine,faisait de lui l’Antéchrist même, selon la légendeencore accréditée qui veut que le père de cette incar-nation du mal, encore à venir, soit un religieux et samère une religieuse. On sait aussi que l’Arétin eutdeux sœurs qui se marièrent.

L’enfance de notre Pierre fut assez négligée. Ilétait précoce, lisait tout ce qui lui tombait sous lamain, dévorant avant tout avec passion les romanschevaleresques, les divers épisodes épiques dontsont formés i Reali di Francia, ces royaux de Francedont plus tard il devait combattre l’influence trèsconsidérable à cette époque en Italie où ils ne sontpas encore oubliés aujourd’hui. Il alla bientôt àPérouse où, faisant déjà des vers, il étudia la pein-ture. Un livre découvert à la Marciana par M.d’Ancona, en prouvant la précocité poétique dujeune Arétin, démontre aussi qu’il se destinait pourles arts : Opera nova del fecundissimo giovene PietroArelino zoé strambotti, sanetti, capitoli, epis tole, barzel-lette e una desperata ; et à la fin : Impresso in Vene tia

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per Nicolo Zopino net MCCCCCXI a di XXII diZenaro. L’Arétin avait alors 19 ans. Les sonnets sontprécédés de cet avertissement : quelques choses d’unadolescent Arétin Pierre étudiant en cette faculté et enpeinture. Un sonnet dans le quel il est question d’unPérugin indique assez que l’Aré tin était alors àPérouse. Un capitolo trouvé plus tard sur unecolonne, à Rialto, en novembre 1532, fait aussi allu-sion à ces tentatives artistiques

O combien cela t’aurait rapporté plus de fruit et de louangeSi tu n’avais pas laissé ton pinceau,

S’il est vrai que tu aies été peintre un temps, comme je l’ai entendu

[dire,Plutôt que de vouloir devenir, ô petit misérable,De Maître, poète.

En 1517, l’Arétin alla à Rome. Il y fut vite connu etcraint à cause de ses satires. Il entra au service dupape Léon X et du cardinal Jules de Médicis. Aprèsavoir fait une violente opposition à l’électiond’Adrien VI, le détesté pape flamand, en prenantpour interprètes Marforio et Pasquin, l’Arétin quittaRome avec le cardinal et ne revint que lorsque celui-ci fut élu pape sous le nom de Clément VII, le 19 nov.1523. L’Arétin avait alors 31 ans. Il jouissait à la courde Clément de beaucoup de considération et pouvaitbeaucoup sur l’esprit du pontife.

En 1524 éclate le scandale des figures de JulesRomain, gravées par Marc Antoine. En 1525, l’Arétinécrit les 16 son nets. Il est en guerre avec le DataireGiberti, qui tente de le faire assassiner par leBolonais Achille de la Volta. A peine remis de sesblessures, Messer Pietro quitte Rome pour aller

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retrouver Jean des Bandes-Noires qui l’accueille àbras ouverts. Le fameux capitaine meurt en 1526.L’Arétin, revenu à Rome, assiste au sac de la ville.Clément VII meurt, et l’Arétin, ne se sentant plus ensûreté, se réfugie à Venise, où il arrive le 25 mars1527, et s’y établit, disant aux cours un adieu défini-tif. C’est alors qu’homme libre par la grâce de Dieu, ils’intitule : le Fléau des Princes, le Véridique et leDivin. « Pourquoi, s’est demandé Jacobus Gaddius,s’ar rogea-t-il la divinité avec le consentement de sescontemporains? Je ne sais. A moins que peut-être ilne voulût signi fier qu’il exerçait les fonctions deDieu, en foudroyant, au semblant de très hautesmontagnes, les têtes les plus élevées. »

A Venise, l’Arétin trouve le moyen de s’enrichiren écri vant des lettres. Passant, tour à tour, du partide François 1er dans celui de Charles-Quint, respectépar le Roi et par l’Em pereur, honoré par les papes,l’Arétin, comblé d’honneurs, dispose de la plus hautepuissance de son temps. On le craint, on le flatte, il ade nombreux ennemis dont il est à l’abri, et ses amissont plus nombreux encore. Ils font partie de toutesles classes de la société. Son nom est fameux jus -qu’en Perse. Il habite, sur le Canale Grande, un palaissomp tueux détruit aujourd’hui. Au lieu d’intendantet de major dome, ce sont six belles filles qui dirigentsa maison ; on les appelle les Arétines. Il choisit sesmaîtresses comme ses commensaux, dans lanoblesse aussi bien que parmi le peuple. Sa maisonest ouverte à tous comme un port de mer. C’est unehôtellerie pour les pèlerins affligés, pour les lettrésaffamés et pour toute sorte de chevaliers errants.Généreux à l’excès, il donne ce qu’il possède, ne par-venant pas cependant à s’appauvrir. Chaque jour, desa petite écri ture nette et nerveuse, il écrit des lettres

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destinées, par menaces ou par flatteries, à provoquerdes dons, à entre tenir l’admiration et une sainte ter-reur de sa plume étincelante. Il écrit vite, improvi-sant, en quelque sorte, des comé dies où l’on a pu voiren lui un précurseur de Molière, des écrits satiriqueset libres selon la mode du temps, des para phrasesreligieuses pour lesquelles il doit ambitionner envain le chapeau de cardinal. Il compose des poèmescheva leresques qui n’en finissent plus et qu’il détruitlui-même, mais pour se consoler en écrit des paro-dies. L’influence de ces faciles écrits se fait sentirnon seulement en Italie, mais en France, en Espagne,en Allemagne. Il règle le goût, s’inté resse aux artisteset entasse chez lui les œuvres d’art.

A peine à Venise, il rencontre le Titien, quidevient son compère, et commence immédiatementson premier portrait qui, trois mois après, fut envoyéau marquis de Mantoue. L’amitié du peintre et duDivin ne devait plus cesser. Parmi ses amis on peutciter encore le Sansovino, Sébastien del Piombo, leSodoma, Jules Romain, Giovanni da Udine et mêmeMichel-Ange qui, s’il semble n’avoir jamais vouludonner de ses œuvres à l’Arétin, qui sollicitait cedon, n’en tenait pas moins le Fléau des Princes enhaute estime, écri vant « Le Roi et l’Empereur avaienten très grande grâce que la plume de l’Arétin lesnommât. »

Dans le palais qu’il habitait se pressait chaquejour la foule des artistes, des disciples, des patriciens,des aventu riers, des ecclésiastiques, des mérétrices,des ganymèdes et des étrangers. L’Arétin plaisante etrit souvent à gorge déployée. Il est l’homme le pluslibre du monde, il ne craint personne. Il reçoit desprésents de tous les souverains. François 1er etCharles-Quint lui ont donné des chaînes d’or mais ne

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l’ont point enchaîné. Il se croit le droit de changer departi. Il a conscience de sa puissance. Et, seul parmiles gens de lettres de son temps, il n’est pas parasite.On a dit que c’était un maître-chanteur, mais on aexagéré. Il a des talents et peut rendre des services. Iln’est que trop juste qu’on les lui paye. Il ne ménagerien et dit hardiment sa pensée. Il a reproché au roide France d’avoir, à cause de son alliance avec lesTurcs, plongé dans le cœur de la chré tienté le couteauottoman. Fléau des Princes, il les flagelle par droitdivin. L’opinion publique lui était, après tout, trèsfavorable, et les prédicateurs ne se gênaient pas pourdéclarer que, poursuivant le dessein de réformer lanation humaine, la nature et Dieu ne pourraient pastrouver de meilleur moyen que de produire beaucoupde Pierre Arétin.

Le Divin ayant quitté les cours en a maintenantune dans laquelle il se promène en despote bonenfant, incapable de maîtriser ses colères sans durée,et bon de cette bonté qui faisait dire à Jean desBandes-Noires qu’elle était la source de la plupartdes désagréments éprouvés par Messer Pietro. Et, defait, il veut que tout le monde soit heureux autour delui. Pour cela il est très humain avec les femmes de samai son, jovial, hospitalier et généreux, tenant tableouverte, libéral au point de donner cela même à quoiil tient le plus. Le regard du Divino va de la vue mer-veilleuse qu’on décou vre de son palais au groupe desjoueurs, aux artistes qui disputent sur l’idéal, il s’ar-rête avec complaisance sur les belles courtisanes, surles honnêtes dames et sur les gany mèdes aux formeslascives. Car s’il aime beaucoup les femmes et sideux fois au moins il a connu le véritable amour quiest passionné, respectueux et même sans espoir, il nemé prise pas des plaisirs qui, comme aujourd’hui

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même, cho quant l’autorité, ne passaient pour hon-teux qu’aux yeux d’un très petit nombre de particu-liers. Il ne faut pas oublier que Giovannantonio Bazzin’a pas peur d’être appelé le Sodoma, que le Berni, leTasse, Michel-Ange et bien d’autres eussent mérité lemême surnom. Mais pour l’amant de Laura la cuisi-nière, de la comtesse Matrina, de la vertueuse AngeloSerena, de la malheureuse et frivole Perinia Riccia, lecaprice socratique n’a que l’importance passagèred’un divertissement. Il a des filles et s’occupe de leurétablissement. Le Divino, que l’Arioste a célébré, queFrançois 1er, charmé par son esprit, avait voulu attirerà sa cour, que Charles-Quint fit chevaucher à soncôté, que le pape Jules III baisa au front et auquel ilconféra l’ordre de Saint-Pierre, eut une vieillessemagnifique, et l’Ammirato dit qu’on aurait difficile-ment vu un vieillard plus beau et plus pompeu -sement vêtu. Les fables les plus grossières ont courusur les circonstances qui entourèrent la mort duFlagello dei Principii. On a retrouvé un témoignageauthentique et précis de son décès. C’est un certificatnotarié et revêtu du firman ducal fait à la requêted’un certain Domenico Nardi da Reggio, probable-ment pour couper court aux bruits calomnieux quicommençaient à courir sur la mort de l’Arétin. Ilcontient les déclarations de Pietro Paolo Demetrio,curé de San Luca, paroisse du Divin, à Venise. Cecuré atteste, en 1581, c’est-à-dire 25 ans après la mortde Pierre, avoir ense veli chrétiennement l’Arétin etdit qu’il mourut de mort subite, tombant d’unechaise caquetoire, et que le jeudi saint avant de finirses ultimes jours il se confessa et communia, pleu-rant extrêmement, et le bon prêtre affirme que celas’est bien passé ainsi comme il l’a vu lui-même.

C’est que l’Arétin n’était pas un mécréant. Il avait

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un con fesseur, le père Angelo Testa, et suivait lesoffices. S’il se moque des moines, il respecte infini-ment la religion. Jules III n’a pas voulu en faire uncardinal. Et ce refus me paraît avoir eu des raisonsplus politiques que morales. L’Arétin était, autantque bien d’autres, digne de la pourpre cardi nalice etn’aurait peut-être pas fait si mauvaise figure sur letrône pontifical !

L’Arétin a laissé une œuvre importante ; outre seslettres laudatives, ses pamphlets et ses poésies de cir-constance, il a donné une tragédie en vers, Orazia, etcinq comédies en prose : Le Maréchal, la Courtisane,l’Hypocrite, la Talanta, le Philosophe, où l’on découvredes mérites du premier ordre. On a bien avancé quel’Hypocrite aurait été le prototype du Tartufe, Molièreayant connu cette pièce à Grenoble, grâce à Chorier.Les ouvrages religieux du Divin eurent une vogueconsidérable. Il paraphrase les psaumes pénitentiels,parle de l’Humanité du Christ, de la Vie de la ViergeMarie, de la Passion de Jésus-Christ, de la Vie de SainteCatherine. Il a composé une œuvre chevaleresquedont les strophes se comptaient par dizaines demille, mais il la détruisit lui-même, ne nous laissantque des poèmes inachevés comme le Lagrimed’Angelica ou la Marfisa et des parodies égalementinachevées, comme l’Orlandino qui eut un très grandsuccès, et l’Astolfeide dont on ne connaît qu’un exem-plaire conservé à la Bibliothèque Nationale et surlequel on trouve cette note manuscrite : Non ce nesono che Tre Canti. Molte Coglionerie, e pochissimecose.

On a dit de l’Arétin qu’il était un grand prosateur,mais un poète médiocre. Je suis d’avis que cette opi-nion est en partie très injuste, car le Divin a été pour

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le moins un poète satirique du premier ordre.Certaines de ses pasquinades ne sont pas inférieuresà quelques beaux morceaux de Victor Hugo, dans lesChâtiments.

Pour ma part, je suis d’avis que l’on devrait resti-tuer à l’Arétin la paternité de quelques ouvragescomme la Puttana errante, la Zaffetta, la Tariffa dellePuttane que l’on attribue à Lorenzio Veniero. CeLorenzo Veniero, qui devait plus tard siéger au Sénatet remplir de hautes fonctions dans le gouvernementde la République Vénitienne, avait vingt ans lorsqueFrancesco Zeno l’amena à l’Arétin pour que celui-cile formât. Et ma conviction est faite : la Puttanaerrante, la Zaffetta et son Trentuno ont trop de pointsde ressemblance avec les Ragionamenti pour qu’il soitpossible de les attribuer à un autre qu’à l’Arétin lui-même. Je pense que le Divin ne se souciait pas des’attirer des désagréments en se moquant ouverte-ment des mérétrices. Il avait sans doute à se vengerde cette Elena Ballerina, qui est la putain errante, etde la Zaffetta. Il a plu à l’Arétin de mettre ses sar-casmes sur le compte du jeune Veniero, qui nedemandait pas mieux et qui, sans doute, était trèsfier de se faire passer pour l’auteur d’ouvrages d’uneaudace aussi brillante. Et, cependant, l’Arétin a beaudire que la Puttana est l’œuvre du Venerio, soncreato, il a beau, au début de la Zaffetta, parlant aunom du Veniero, se gausser de cieux qui disent quela Puttana errante est un ouvrage arétinesque, il nefaut pas se laisser prendre à ces supercheries et à cescoquetteries d’auteur. Au fond, l’Arétin regretted’avoir dépensé tant d’esprit dont bénéficie son dis-ciple, il reprend les traits les mieux venus de sespoèmes et s’en ressert dans les Ragionamenti, y men-tionnant La Putain errante en se gardant bien de par-

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ler du Venerio. Le Tarif des putains de Venise res-semble trop à la Putain errante et à la Zaffetta pour nepoint provenir de la même imagination. Cette com-position, dont le titre italien est La Tarifa dellePuttana di Venegia, a été écrite sans doute entre lapremière et la deuxième partie des Ragionamenti.L’Arétin la mentionne dans la première journée decette deuxième partie. Il la fit probablement paraîtreplus tard, y ayant mis des allusions à lui-même et auVeniero pour qu’on ne découvrît pas quel en étaitl’auteur.

Bref, si l’Arétin n’a pas écrit les trois ouvragesdont il a été question, il leur a beaucoup emprunté, etcela n’est pas dans ses habitudes. Il tire, en général,de son propre fonds tout ce qu’il écrit. Il travaille sivite que plagier ne pourrait que le retarder inutile-ment. D’ailleurs, n’a-t-il pas dit dans une phrasequ’on pourrait rapprocher d’un vers de Musset : « Ilvaut mieux boire dans son hanap de bois que dans lacoupe d’or d’autrui. »

Je ne veux nullement avancer, au demeurant, quel’Arétin, qui était presque un autodidacte, n’ait passubi l’influence d’auteurs qui l’ont précédé ou mêmecontemporains. Sans parler de Boccace et des autresItaliens dont la lecture a formé son esprit en lui don-nant une direction, il serait injuste de ne pas citerl’Espagnol Francisco Delicado qui paraît avoir eu uneinfluence immédiate sur le talent du Divin. CeFrancisque ou François Délicat, dont la vie, le rôle etles œuvres sont encore mal connus, vivait en Italie. Ilétait à Rome en même temps que l’Arétin et alla àVenise la même année que lui. Il publia, en 1528,avant que l’Arétin ne composât ses Journées puta-nesques, une nouvelle dramatique intitulée La LozanaAndaluza, qui pourrait bien être le prototype des

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Ragionamenti, ayant elle-même pour mobile lafameuse Célestine. L’Arétin entendait l’espagnol,comme il apparaît à la lecture de ses dialogues, il a dûconnaître La Lozana Andaluza et sans doute sonauteur, qui était un lettré et un savant. Quoi qu’il ensoit, il ne le mentionne nulle part.

La Lozana Andalaza fut composée à Rome pen-dant le séjour qu’y fit Délicat, de 1523 à 1527. Il laretoucha à Venise avant de l’y publier. J’attribueraisvolontiers à ce Francisque Délicat un ouvrage qui aété longtemps donné comme étant de l’Arétin et quia comme titre le nom d’un fameux éditeur vénitien.Je veux parler du Zoppino, dans lequel on reconnaîtravolontiers bien des traces du goût espagnol. En toutcas, le Zoppino n’est pas de l’Arétin, tout le mondeest d’accord à ce sujet. D’autre part, au Malotreto oucahier XXXIX de la Lozana Andaluza, Délicat men-tionne le Zoppino qui ne devait paraître à Venisequ’en 1539, après les Six Journées ou Caprices del’Arétin. Et l’on trouverait bien des ressemblancesentre la Lozana Andaluza et le Zoppino qui tous deux,sans doute, furent composés à Rome et retouchés àVenise. Délicat devait écrire l’italien, et dans sonséjour à Venise, il se mit au courant du dialecte véni-tien auquel il a emprunté un certain nombre de locu-tions qui paraissent dans le Zoppino. Il ne cite pasune fois l’Arétin, sans doute parce que celui-ci nel’avait pas cité non plus. Il intitule son dialogue :Ragionamento del Zoppino, etc., imitant en celal’Arétin, à moins que celui-ci n’ayant connu leZoppino à Rome n’en ait imité le titre avant qu’il nefût imprimé.

Néanmoins, l’Arétin échappe, quant à sonouvrage même des Caprices, à tout reproche d’imita-tion et de plagiat, de même que Francisque Délicat ne

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peut être appelé un imitateur de la Célestine, bienqu’elle ait été le modèle de la Lozana Andaluza dontelle diffère de toutes les façons. Mes hypothèses surl’influence et les ouvrages de Francisque Délicat n’in-firment point, du reste, mes opinions touchant laPutain, la Zafetta et le Tarif qui me semblent devoirêtre remis au compte de l’imagination féconde duDivin. Il ne s’est caché de les avoir écrits que parcequ’à Venise, attaquer nommément la renommée desmérétrices de la République et même des courtisanesromaines, cela pouvait être infiniment plus dange-reux que de se moquer du roi de France, et surtoutcela ne devait rien rapporter.

On a pensé que le Divin, dont le nom est popu-laire en France, y était trop mal connu, et l’on a choisipour le faire connaître les ouvrages dans lesquels sapersonnalité s’est affirmée le plus et qui lui font uneplace à part parmi les écrivains de tous les temps. Onn’a donné ici que les seize Sonnets luxurieux quiparaissent être de l’Arétin. On sait que ces sonnetsont été portés jusqu’à 26, nombre qui ne répond pasà celui des figures de Jules Romain.

Il n’existe pas encore de travail définitif touchantl’histoire de ces sonnets ; néanmoins celui du savantAlcide Bonneau, à l’érudition élégante et inépuisableduquel on doit la plupart des travaux publiés parLiseux, fait autorité. Pour ce qui a trait aux fameuxdessins de Jules Romain, gravés par Marc-AntoineRaimondi, ils ont complètement disparu. On a donnérécemment une réimpression des sonnets, copiée surl’édition de Liseux. On y a ajouté les fac-similésd’une série de calques datant du XVIIIe siècle et quiauraient été faits sur les gravures de Marc-Antoine.Mais n’y a-t-il pas là-dessous quelque supercherie ?Ces images coïncident presque entièrement avec la

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description qu’avait donnée Bonneau de l’apparenceque devaient avoir les gravures disparues. Mais sont-ce bien là des calques datant du XVIIIe siècle ou bienne s’agirait-il pas plutôt d’une habile reconstitutionfaite d’après la description de Bonneau et où l’on amis quelques différences pour que l’authenticité descalques parût moins discutable ? Je ne sais. Toujoursest-il que cette publication a été saisie après sonapparition et son éditeur poursuivi.

On ne comprend pas bien dans ces conditionspourquoi la Bibliothèque nationale n’en possède pasun exemplaire. Sans doute, l’institution du Dépôtlégal ne fonctionne pas avec toute la régularité dési-rable ; mais un ouvrage ayant été saisi, le premiergeste de l’autorité devrait être d’en pourvoir laBibliothèque, dont on se désintéresse trop. On ditque les magistrats, en cas de saisie comme celle dontil est question ici, s’empressent de compléter leurscollections. Et sans doute il y a trop de collection-neurs dans la magistrature pour que d’un ouvragesaisi il ne reste un seul exemplaire destiné à laNationale.

On a dit que l’éditeur était parvenu à se fairerendre son édition. Cependant, je crois qu’elle ne luia pas été rendue, mais qu’il en a tiré une nouvelle, lesexemplaires que l’on vend maintenant me paraissantplus petits et moins beaux que ceux que j’ai vus en1904. Néanmoins, je ne pourrais pas affirmer le fait,parce qu’en 1904, ne m’occupant pas encore del’Arétin, je n’ai pas regardé avec beaucoup d’atten-tion la publication qui venait de paraître.

En se servant du recueil du Cosmopolite, AlcideBonneau a pu reconstituer avec beaucoup de vrai-semblance l’ouvrage fescennin du Divin. Ce n’est pasque parmi les autres sonnets, il n’y en ait pas qui

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puissent être aussi attribués à l’Arétin. Ainsi le son-net qui sert de préambule à la Corona de Cazzi,comme on a appelé postérieurement les Sonnetsluxurieux, peut fort bien être également de l’Arétin.Le premier quatrain est aussi le premier du sonnetqui sert de poème à la Tariffa delle Puttane di Venegia,que, pour ma part, j’attribue à l’Arétin.

Pour ce qui regarde les Ragionamenti, la premièrepartie se compose de trois Journées. Dansl’Avertissement, l’Arétin dédie son ouvrage à sa gue-non en jouant sans doute sur le mot mona qui avait àVenise un autre sens que l’on entend assez si l’on aparcouru les priapées que le Vénitien Baffo composaau XVIIIe siècle. La troisième Journée est la pluscélèbre. Dès le XVIe siècle, elle était imitée plutôt quetraduite en français, et aussi en espagnol (1549).C’est d’après cette paraphrase intitulée Colloquio delas Damas et due à Fernand Xuarès que GaspardBarth composa sa fameuse traduction latine intituléePornodidascalus.

La seconde partie est également formée de troisJournées qu’Alcide Bonneau a respectivement intitu-lées : l’Éducation de la Pippa, les Roueries des Hommes,la Ruffianerie. Dans la première de ces Journées, laNanna enseigne à sa fille, la Pippa, l’art d’être méré-trice. Le second jour, il s’agit des bons tours que leshommes s’ingénient à jouer aux courtisanes tropconfiantes. Et le troisième jour, la Nanna et la Pippa,assises dans leur jardin, écoutent la Commère et laNourrice parler de la Ruffianerie, c’est-à-dire des rap-ports entre les putains et les maquerelles. On a sou-vent donné le Zoppino, le Rugionamento des Cours etle Dialogue du Jeu comme étant la troisième partiedes Ragionamenti. C’est là une erreur. Le Zoppinon’est pas de l’Arétin et les Six journées forment une

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œuvre distincte et complète. Le Ragianamento desCours n’a pas encore été traduit ; il mérite cependantde l’être. Quant au Dialogue du Jeu, on en a traduitdes fragments, et il n’est pas indigne non plus qu’onen publie une version complète.

En ce qui concerne les sonnets, on en a parfoisadouci les termes, et malgré cela on est persuadé queces poèmes n’ont pour ainsi dire rien perdu de leurvivacité gaillarde. D’ailleurs, le lecteur est libre deremplacer les mots qui lui paraissent faibles par lesplus forts qu’il connaisse, et suppléant ainsi par laperspicacité de son entendement à ce que le traduc-teur a dû gazer, par pudeur, il formera avec certitudeson opinion sur l’œuvre du Divin Pierre Arétin donton a écrit en son temps qu’il était la règle de tous et tabalance du style.

Guillaume Apollinaire

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LES SONNETS LUXURIEUX

SONNET I

Faisons l’amour, mon âme, faisons vite l’amour,Puisque nous sommes tous nés pour faire l’amour ;Et si tu adores le cas, toi, moi j’aime le mirely,Car le monde ne serait rien qui vaille sans cela.

Et si post mortem il était honnête de faire l’amour,Je dirais : Faisons l’amour à en mourir.A partir de ce moment-là nous ferons l’amour avec

[Adam et Ève

– Vraiment, il est vrai que si les scélératsN’avaient pas mangé ce fruit traître,Je sais bien que les amants auraient sans cesse joui.

Mais laissons aller les sottises, et jusqu'au cœurFiche-moi le cas et fais que de moi jaillisseL’âme qui, sur le cas, tantôt naît, tantôt meurt.

Et, si c’était possible,Ne me tiens pas hors du mirely les appendages,De tout plaisir fortunés témoins.

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NOTE

Ces seize Sonnets sont à la queue, colla coda. Onappelle ainsi des sonnets auxquels on ajoute unequeue d’un ou plusieurs tercets dont le premier versn’est qu’un simple hémistiche rimant avec le derniervers du tercet précédent. La queue des Sonnets luxu-rieux n’est que d’un tercet. Je pense que la mode decette sorte de sonnets provenait d’Espagne.

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SONNET II

Mets-moi un doigt dans le pertuis prohibé, mon vieux [chéri,

Et pousse le cas dedans peu à peu,Lève bien cette jambe et fais bon jeu,Puis, démène-toi sans faire de compte.

Oui ! sur ma foi, ceci est une meilleure bouchéeQue de manger une tartine auprès du feu,Et si cela te déplaît dans le mirely, change de lieu :Car il n’est pas homme celui qui n’est pas bougre.

– Dans le mirely je vous le ferai pour cette fois,Et dans celui-ci la prochaine, et dans le mirely et ailleurs

[le casMe rendra joyeux et vous béate.

Et celui qui veut être un grand maître fouC’est proprement un oiseau perd-journéeQui à autre chose qu’à faire l’amour prend plaisir.

Et crève dans un palais,Messire Courtisan, et attends qu’un tel meure ;Pour moi, j’espère seulement passer ma rage.

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NOTE

Dans les deux premiers vers de la queue de ce son-net, l’Arétin fait sans doute allusion (à la fin de 1525)à ses récents déboires à la Cour de Rome.

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SONNET III

Je veux ce cas, et non un trésor !Ceci est celui-là qui peut me rendre heureuse !Celui-ci est vraiment un bien d’impératrice !Cette gemme vaut plus qu’un puits d’or !

Holà, mon cas, secours-moi, car je meurs,Et trouve bien le fond de la matrice :En somme, un cas tout petit se déditSi dans le mirely il veut observer le decorum.

– Ma patronne, vous dites bien le vrai :Qui a petit le cas et le met au mirelyMériterait d’avoir d’eau fraîche un clystère.

Qui en a peu qu’il fasse l’amour à la sodomite jour[et nuit

Mais qui l’a comme je l’ai, impitoyable et fier,Qu’il s’ébatte toujours dans les mirelys.

– C’est vrai, mais nous sommes si gouluesDu cas, et cela nous semble si joyeuxQue nous recevrions l’aiguille tout entière derrière.

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SONNET IV

Pose-moi cette jambe par-dessus l’épauleEt ôte aussi ta main de mon cas,Et quand tu voudras que je pousse fort ou doucement,Doucement ou fort avec le derrière danse sur le lit.

Et si du mirely à l’autre pertuis mon cas se trompe,Dis que je suis un scélérat et un rustre,Car je sais reconnaître la vulve de l’anus,Comme l’étalon reconnaît la cavale.

– Je ne veux pas ôter la main du cas, moi,Non, moi, je ne veux pas faire cette folieEt si tu ne veux pas ainsi, va-t’en avec Dieu.

Car le plaisir, derrière, serait pour toi,Mais devant le plaisir est à toi et à moi.Ainsi donc fais l’amour à la bonne façon ou bien va-t-en.

– Je ne m’en irai pas,Signora chère, d’une aussi douce bêtise,Quand bien même je croirais délivrer le roi de France.

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NOTE

Au dernier vers, l’allusion à la captivité de François1er, qui dura du 2 février 1525 au 15 mars 1526, nousrenseigne sur l’époque à laquelle furent composésces sonnets. C’est probablement vers la fin de 1525,et peut-être à Mantoue. On est à peu près certainmaintenant qu’ils ne furent pas imprimés du vivantde l’Arétin et que l’histoire du scandale qu’ils causè-rent à Rome est une fable imaginée de bonne foi parMazzuchelli.

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SONNET V

Puisque j’essaie maintenant un si solennel vitQui me retourne l’ourlet du con,Je voudrais me transformer toute en con,Mais je voudrais que tu fusses tout vit.

Parce que si j’étais con et toi vit,Je rassasierais d’un seul coup mon conEt tu aurais aussi du conTout le plaisir qu’en peut avoir un vit.

Mais ne pouvant être toute con,Ni toi devenir en tout un vit,Prends le bon vouloir de ce con

– Et vous, prenez du peu que j’ai de vitLa bonne volonté et affermissez en bas votre conTandis que moi au-dessus je ficherai mon vit.

Et ensuite sur mon vit,Laissez-vous aller toute avec le con,Et je serai vit et vous, vous serez con.

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SONNET VI

Tu as mon cas dans le mirely et tu me vois les hanches,Et moi je vois comment sont faites les tiennes,Mais tu pourrais dire que je suis un fouParce que j’ai les mains où se tiennent les pieds.

– Mais si tu crois faire l’amour de cette façon,Tu es une bête et tu n’en viendras pas à bout,Parce que je me prête bien mieux à faire l’amourQuand tu appuies ta poitrine contre ma poitrine.

– Je veux vous le faire à la lettre, commère,Et je veux vous faire par derrière tant de mamours,Avec les doigts, avec le cas, en me démenant,

Que vous ressentirez un plaisir sans fin,Et je sais bien que c’est plus doux que les chatouillesDe déesses, de duchesses ou de reines.

Et vous me direz à la finQue je suis un vaillant homme en ce métier…Mais de n’en avoir qu’un petit je me désespère.

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NOTE

On connaît les Triolets à une vertu, pour s’excuser dupeu, de Verlaine :

A la grosseur du sentimentNe va pas mesurer ma force,Je ne prétends aucunementA la grosseur du sentiment.Toi, serre le mien bontément,Entre ton arbre et ton écorce.A la grosseur du sentimentNe va pas mesurer ma force.

La qualité vaut mieux, dit-on,Que la quantité, fût-ce énorme.Vive un gourmet, fi du glouton.La qualité vaut mieux, dit-on.Allons, sois gentille et que tonGoût à ton désir se conforme.La qualité vaut mieux, dit-on,Que la quantité, fût-ce énorme…

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SONNET VII

Où le mettrez-vous? Dites-le de grâce,Derrière ou devant ? Je le voudrais savoir,Parce que je vous ferai peut-être déplaisirSi, par derrière, je me le chasse par malheur.

– Madonna, non ; parce que le mirely rassasieLe cas à tel point qu’il y a peu de plaisir ;Mais ce que je fais, je le fais pour ne point paraîtreUn Fra Mariano, verbi gratia.

Mais puisque vous voulez tout le cas dans ce pertuis,Comme veulent les sages, je suis contentQue vous fassiez du mien ce que vous voulez.

Et prenez-le avec la main, mettez-le dedans :Vous le trouverez aussi utile pour le corpsQue l’est aux malades l’argument.

Et tant de joie je sensA le sentir dans votre mainQu’entre nous, je mourrai, si nous faisons l’amour.

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NOTE

Fra Mariano dont il est question ici s’appelaitMariano Fretti. Il avait été barbier de Laurent deMédicis, père de Léon X, qui, à cause de ses bouffon-neries et de ses joyeux Caprices, en fit le Frate delPiombo, Frère du Plomb ou Plombier des BullesApostoliques, à la Chancellerie pontificale. L’officedu Plomb était une sinécure lucrative dont Bramanteavait joui avant Fra Mariano. Après la mort de celui-ci, Benvenuto Cellini intrigua pour lui succéder, maisle pape Clément VII lui préféra le peintre SebastianoLuciani, dit del Piombo, à cause de sa charge. Dans la2e partie des Ragionamenti, l’Arétin parle des mer-veilleux jardins que Fra Mariano possédait à Romesur le Monte Cavallo. Dans son Dialogue des Cours, ilfait raconter par Pietro Piccardo quelques-uns descaprices du facétieux plombier. Il le montre à la find’un festin à la cour pontificale dansant sur la tableen jonglant avec des torches allumées. Léon X nepouvait se passer de Fra Mariano qui fut son bouffonpréféré et dont les bouffonneries, qu’on appelait sescaprices, étaient célèbres dans toute l’Italie. AlfonsoPauluzzo ou Poccoluci, ambassadeur, à Rome, du ducde Ferrare, Alfonso d’Este, lui décrit dans une lettredatée du 8 mars 1519 une représentation desSuppositi de l’Arioste, donnée le dimanche précédentau Vatican, en présence de Léon X et d’une nom-breuse assemblée. Entre autres détails intéressants,l’Ambassadeur dit que le décor brossé par Raphaël

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était caché avant la représentation par un rideau « surlequel était peint Fra Mariano avec quelques diablesqui jouaient avec lui de chaque côté de la toile, etpuis, au milieu de la toile, il y avait une inscriptionqui disait : Ce sont là les Caprices de Fra Mariano ». Ilétait très gourmand, et dans la Cortigiana, l’Arétinfait dire au Rosso par un pêcheur qui lui montrequelques lamproies : « Les autres viennent d’êtreachetées par le majordome de Fra Mariano pouroffrir à souper au Moro, à Brandino, au Proto, à Trojaet à tous ces gloutons du palais. » Léon X faisait sou-vent manger à sa table Fra Mariano, dont l’appétitétait formidable et qui buvait en proportion. Ilinventa les saucisses à la chair de paon et prisait sur-tout les ortolans, les becfigues, les faisans, les paonset les lamproies. Sa voracité était inimaginable, il nefaisait qu’une bouchée d’un pigeon ; durant un seulrepas, il dévorait vingt chapons et gobait quatre centsœufs. La délicatesse de son goût laissait parfois àdésirer : un seigneur put lui faire avaler un bout devieux câble en guise d’anguille. Une fois même, ilmangea tout un froc de moine, en camelot, graisseuxet plein de crasse. Il n’était pas le seul, d’ailleurs, quise livrât à ces excentricités à la cour de Léon X.L’Arétin cite aussi un autre Frère dont la spécialitéétait de manger des bonnets. De nos jours, un poètede grand mérite, André Salmon, est pris, lorsqu’il aun peu bu en compagnie, de fringales qui le poussentà manger les objets les moins comestibles boîtes d’al-lumettes, crayons, journaux, etc. Il a même un goûttrès particulier pour les chapeaux, commençant tou-jours par dévorer le sien et passant ensuite à ceux del’assemblée. Un soir d’été, il venait de se repaître de

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quelques couvre-chefs, lorsque la vue d’un Anglais quipassait, coiffé d’un canotier de paille blanc et noir,réveilla soudain son appétit. Il réussit à s’emparer duchapeau truffé et le mordit à belles dents, s’en délec-tant, tandis que l’Anglais, effrayé, se sauvait en cou-rant par la rue des Trois-Frères.Bouffon et glouton, Fra Mariano n’était pas moins far-ceur, et la moindre de ses espiègleries c’était, à table,de renverser les sauces sur les vêtements des convives.Ses traits d’esprit avaient un grand succès ; c’est lui quisurnomma Lucques l’Urinal des Guées, parce qu’il ypleut toujours. Léon X avait composé une épitapheanticipée de son bouffon :

Un Frère blanc dessous et noir dessusEn gueule et en maboulerie très excellent,Au dehors porc et dedans puantTandis qu’il vécut, maintenant infecte un cimetière.

Ce n’est pas d’eau bénite, ni de psautierQu’il faut te munir, Passant ! mais seulement,Si tu veux faire une chose agréable à son esprit,Arrose-le de bon vin et raisonne sur zéro.

L’autre serait perdue, car il ne crut que peu,Bien qu’en effet, il simulât la religion,Mais il le fit pour fuir un plus triste jeu,

Parce qu’entre les moines il fut plutôt bouffonQue compagnon, et il tenait pour le cuisinierPlus que pour le sacristain, et plaisanta avec le caviste

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Et pour conclusion :L’âme au feu, il apporta de la renommée en bas.Si tu ne veux tomber mort, étudie le pas.

Fra Mariano aurait pu lui-même composer cette épi-taphe pour le plaisant pontife, son bienfaiteur,auquel il survécut. Selon l’un des nombreux bruitsqui coururent alors, il assista seul à son agonie, et levoyant mourir sans sacrements, il lui cria : « Souvenez-vous de Dieu. Saint-Père ! » Cette bouffonnerie n’estpas la moins fantastique de celles auxquelles il se soitlivré. Au demeurant, c’était un brave homme de cour-tisan, plus dévot qu’on ne supposerait, très chari-table et plein d’affabilité, et à sa mort il édifia tout lemonde. M. Arturo Graf a consacré à Fra MarianoFetti un important chapitre dans Attraverso il 500(Turin, 1888).

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SONNET VIII

Ce serait vraiment une couillonnerie,Ayant le désir de vous prendre maintenant,Que de vous avoir mis le cas au mirely,Puisque de l’autre côté pour moi vous n’êtes pas chiche.

Finisse en moi ma généalogie !Je veux vous prendre à l’inverse souvent, souvent,Puisque le rond est plus différent de la fenteQue la tisane du malvoisie.

– Prends-moi et fais de moi tout ce que tu veux,Devant, derrière, je me soucie peuDu lieu où tu feras ton affaire,

Car pour moi, devant, derrière, j’ai le feu,Et tous les cas qu’ont mulets, ânes et bœufsN’éteindraient pas de mon ardeur seulement un peu.

Et puis, tu serais un homme de peuDe me le faire à l’antique, entre les cuisses :Moi aussi je le ferais de l’autre côté si j’étais un homme.

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SONNET IX

Celui-ci est vraiment un beau cas long et gros.Allons ! Si tu veux bien, laisse-moi le voir.– Nous allons essayer si vous pouvez recevoirCe cas au mirely et moi par-dessus.

Comment? si je veux essayer ? Comment? si je puis ?Plutôt cela que manger ou boire !– Mais si je vous écrase ensuite en étant couché,Je vous ferai mal. – Tu as la pensée du Rosso.

Jette-toi donc sur le lit et sur le plancherSur moi, quand ce serait MarforioOu un géant, moi j’en aurais soulas.

Pourvu que tu me touches les moelles et les os,Avec ce tien divinissime casQui guérit les mirelys de la toux.

– Ouvrez bien les cuisses.Certes, ou pourrait voir des femmesMieux vêtues que vous, mais non mieux foutues.

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NOTE

La robuste commère trouve que son galant, craignantde l’écraser, a là une idée aussi comique que celle duRosso, auquel une annotation a déjà été consacrée.Pour Marforio, on le connaît assez. On sait quel’Arétin le prit souvent pour interprète, avec Pasquin.C’est à propos de ses pasquinades, dont il est parlédans l’introduction, que dans une lettre adressée en1537 à Gian-Jacopo Leonardo, ambassadeur du ducd’Urbin, le Divin racontait un rêve où Apollon le cou-vrait de couronnes diverses, appropriées à sesdiverses productions, dit avoir reçu une couronned’orties pour ses sonnets contre les prêtres.

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SONNET X

Je le veux derrière. – Tu me pardonneras,O Femme, je ne veux pas faire ce péché,Parce que ceci est un mets de PrélatQui a perdu le goût à tout jamais.

– Eh ! Mets-le ici ! – Je n’en ferai rien. – Oui, tu feras.– Pourquoi ? N’use-t-on plus de l’autre côtéId est au mirely ? – Si, mais il est plus agréableDe l’avoir derrière que devant, de beaucoup.

– Par vous je veux me laisser conseiller :Ma virilité est à vous et si elle vous plaît tant,Comme à un cas, vous n’avez qu’à lui commander.

Je l’accepte, mon Bien ! pousse de côté,Plus haut, plus à fond, et va sans cracher,O cas, bon compagnon ! ô saint cas !

Prenez-en tant qu’il y en a.– Je l’ai accueilli dedans plus que volontiers ;Mais je voudrais rester ainsi un an assise !

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SONNET XI

Ouvre les cuisses afin que j’aperçoive bienTes belles hanches et ton mirely de face.O hanches à faire qu’un cas change d’avis !O mirely qui distille les cœurs par les veines !

Pendant que je vous caresse, voici qu’il me vientUn caprice de vous baiser à l’improviste,Et je me parais beaucoup plus beau que NarcisseDans le miroir que mon cas allègre tient.

– Ah ! ribaude ! ah ! ribaud ! sur la terre et au lit !Je te vois bien, putain ! et prépare-toi,Je vais te rompre deux côtes dans la poitrine.

– Je t’encague, vieille au mal français !Car pour ce plaisir archiparfaitJ’entrerai dans un puits sans seau.

Et il n’y a pas d’abeilleGourmande de fleurs comme moi d’une noble virilité.Je ne l’éprouve pas encore, et rien qu’à le contempler,

[je me mouille.

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NOTE

Au moment du congrès, une vieille entre et menacele couple en criant le premier tercet. L’homme qui adébité les quatrains reste interdit et muet, c’est la fillequi éloigne la vieille en l’injuriant.

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SONNET XII

Mars, le plus maudit de tous les poltrons,On ne se place pas ainsi sous une femmeletteEt l’on ne fouterait pas Vénus à l’aveugletteAvec tant de furie et si peu de discrétion.

– Je ne suis pas Marie, je suis Hercule RangonEt je vous fouterais vous qui êtes Angiola la Grecque,Et si maintenant j’avais là mon rebecJe vous fouterais sonnant une chanson.

Et vous, Signora, ma douce épouse,Dans le mirely vous ferez baller la chouseEn remuant le cul et en poussant très fort.

– Oui, Seigneur, car je jouis beaucoup en me donnant [à vous,

Mais je crains que l’Amour ne me donne la mortAvec vos armes, étant un enfant et un fou.

– Cupidon est mon bardache, orIl est votre fils, et mes armes il les gardePour les consacrer à la déesse de la lâcheté paillarde.

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NOTE

On a essayé de donner à ce sonnet le mouvementqu’il a en italien. On espère que les lecteurs le trou-veront assez sonore. L’Arétin a été à diverses reprisesen relations avec des membres de l’illustre familledes Rangoni. Il y avait à cette époque deux person-nages du nom de Ercole ou Hercule Rangone.L’un d’eux avait été envoyé par sa mère enLombardie pour apporter des dons et des secours aucardinal Jean de Médicis, prisonnier des Français, en1512, après la bataille de Ravenne. Le jeune hommes’offrit aussi à l’accompagner en France. Après sacaptivité, le cardinal fut accueilli avec beaucoup deconsidération par les Rangoni, à Modène. Il condui-sit avec soi, à Rome, le jeune Ercole, et en 1513, par-venu au pontificat sous le nom de Léon X, il le créason camérier secret et protonotaire apostolique. Il lenomma cardinl, le 1er juillet 1517. L’Ambassadeur duduc de Ferrare le mentionne dans la lettre citée plushaut à propos de Fra Mariano et dans laquelle il parlede la représentation de Suppositi au Vatican : « Je fusà la comédie dimanche soir et Monseigneur deRangoni me fit entrer… » En 1519, il fut élu à l’évêchéd’Adria et démissionna en 1524. Il était, en 1520,évêque de Modène et régnait par l’entremise d’unvicaire auquel il fit célébrer en 1521 un synode qui estle premier dont on possède les actes imprimés. Setrouvant à Rome, en 1527, au moment du sac, il sui-vit Clément VII au castel Saint-Ange et y finit ses

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jours à 36 ans, le 25 août.L’autre, Ercole Rangone, qui fut un des correspon-dants de l’Arétin, était le cousin du fameux LudovicoRangone et, comme lui, embrassa la carrière mili-taire. Condottier au service des ducs de Ferrare, lors-qu’en 1529 les Florentins appelèrent Hercule, le filsd’Alphonse d’Este, en qualité de capitaine général,pour la guerre et la défense de leur liberté contreClément VII et Charles-Quint, Rangone alla enToscane en qualité de lieutenant d’Hercule. Bien qu’ilse fût distingué par un fait d’armes près de Lari, onvit ensuite qu’il opérait avec mollesse, et cela futmanifeste au siège de Peccioli. Le motif de cetteconduite se découvrit lorsque la maison d’Este quivoulait être neutre dans cette guerre, a de lui uneparaphrase des psaumes pénitentiels. Il le rappela.En 1548, il fut désigné pour accompagner en FranceAnne d’Este, destinée en mariage au duc de Guise.De 1549 à 1552, il fut ambassadeur des ducs d’Este àla cour impériale. Il mourut à Modène le 27 mai 1572.Il avait cultivé la poésie, en latin et en italien, et l’onsemble à première vue que c’est ce deuxième HerculeRangone que l’Arétin a introduit dans son deuxièmesonnet luxurieux Mais rien n’est moins certain.Chorier, qui connaissait les Sonnets, a fait de cePersonnage un des interlocuteurs des Dialoguesd’Aloysia Sigea. Sans doute, l’Arétin avait-il debonnes raisons pour en vouloir à Hercule Rangone.Le Sonnet XII est nettement satirique et il ne s’agitpas seulement d’une plaisanterie comme l’a penséAlcide Bonneau. En effet, le Divin a consacré aucomte Hercule un autre sonnet pour le moins aussiinjurieux que le précédent. Il a été publié par M.

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Francesco Truechi (Poesta italiane inedite di dugentoautori, Praio, 1847, t. III). Voici la traduction de cesonnet qu’on n’a jamais songé (et c’est bien éton-nant) à rapprocher du douzième sonnet luxurieux :

Le comte Ercol Rangon (si Ercole et comteEt de Rangoni il mérite d’être nommé)D’épouser l’Angiola grecque a terminé.O gardien de bétail, quand t’en iras-tu vers le mont?

De se faire voir à Rome encore il a le front,Ce malatestissime soldatQui par le comte Ugo, le triste et le malencontreux,Se laissa enlever la bannière, spontanément !

Poltron ! archipoltron ! ô hibou !Tu voulais être, toi, ô coquin !Lieutenant du Signor Giovanni.

Ta vie, poltron, ne vaut pas un sou,Poltron, archipoltron, à tel point que les goujatsS’archivergogneraient de te garder à leur solde.

Et moi je m’acoquineA discourir de toi, vilain poltron,Infamie et honte de la maison Rangone.

Il ressort de ces deux sonnets que le comte Herculeaurait épousé Angiola Greca, courtisane d’originegrecque sans doute, et dont il est dit dans le Zoppino :« Angela Greca vint à Rome à l’époque de Léon X ;elle avait été dépouillée par certains ruffians, àLanciano, et pleine de rogne, ils la menèrent au

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Campo di Fiore dans une taverne ; puis elle prit unemaisonnette dans le quartier de Calabraga, étant auxmains d’un Espagnol des Alborensis, puis, commeelle était une belle dame fort honnête et ayant debeaux charmes, un camérier de Léon s’en amourachaet la mit en faveur. » Le Zoppino semble donc dési-gner assez clairement le premier de nos ErcoleRangone, qui fut, en effet, camérier secret de Léon X.Et, dans ce deuxième sonnet, il signor Giovanni s’ap-pliquerait à Jean de Médicis, c’est-à-dire Léon X lui-même, auprès de qui Monseigneur de Rangoni étaitsi en faveur qu’on pouvait bien l’appeler son lieute-nant.Mais alors pourquoi dans les deux sonnets cet appa-reil guerrier qui s’appliquerait si bien au second Her-cule Rangon? Ce personnage semblable à Mars, cemalatestissime soldat (c’est-à-dire sans scrupulescomme les Malatesta ou bien pareil à Malatesta de’Medici que l’Arétin cite dans une lettre au marquisde Mantoue, disant qu’il lui envoie quatre peignesd’ébène dont les trois derniers sont très certainementceux dont Mars se peignait la barbe, et les lui a enlevésde force l’horrible Malatesta de’ Medici), ce lâcheHercule Rangon que les valets de soldats auraienthonte de garder à leur solde, ne pouvait être qu’unsoldat, et en ce cas, il signor Giovanni pourrait bienêtre Jean des Bandes Noires. En tout cas, le sonnetluxurieux prête au comte Hercule des mœurs contrenature et nous le montre se laissant entièrementdominer par l’Angiola, son épouse. Le sonnet publiépar M. Trucchi fait allusion au scandale provoqué parce mariage auquel la famille des Rangoni se seraitopposée. Le comte Hugo était un frère du second

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Hercule le militaire Ugo Rangone, qui embrassa l’étatecclésiastique, fut nonce en Allemagne au temps dela diète de Smalcade. Mais on lui retira sa charge denonce comme incapable de la remplir. Il fut aussigouverneur de Plaisance et de Parme sous Paul III,gouverneur de Rome, nonce à la cour de Charles-Quint, et mourut à Modène en 1540.

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SONNET XIII

Donne-moi ta langue, appuie les pieds au mur,Serre les cuisses et tiens-moi serré, serré.Laisse-toi aller à la renverse sur le lit,Car de rien autre que de faire l’amour je n’ai cure.

– Ah ! traître, tu as le cas dur.Oh ! voici qu’au bord du mirely il se morfond.Un jour je te promets de le prendre de l’autre côtéEt je t’assure qu’il en sortira net.

– Je vous remercie, chère Lorenzina,Je m’efforcerai de vous servir, et maintenant, allons,

[poussez,Poussez, comme fait la Ciabattina.

Je le ferai maintenant, et vous quand le ferez-vous?– Maintenant ! donne-moi toute ta languette,Car je meurs ! – Moi aussi, et vous en êtes la cause ;

Enfin, achèverez-vous?– Maintenant, maintenant je le fais, mon Seigneur ;Maintenant j’ai fait – Et moi aussi, oh ! Dieu !

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NOTE

Pour la Lorenzina, on en a déjà parlé plus haut ; laCiabattina, c’est-à-dire la Savetière, était aussi unedes plus jolies courtisanes romaines et une de cellesdont les faveurs coûtaient le plus.

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SONNET XIV

Foutu petit Cupidon, ne tire pasLa brouette, arrête-toi, double mulet,Je veux faire l’amour dans la bonne voie et non dans

[la prohibéeA celle-ci qui me prend le cas, et je m’en ris.

Je me fie aux jambes et aux bras,Je suis dans une position si incommode que je ne

[t’adore point en ce moment,Un mulet crèverait à rester une heure ainsi,Et pourtant seulement par derrière je souffle et crie.

Mais vous, Béatrice, si je vous fais peiner,Vous devez me pardonner, car je montreQue faisant l’amour mal à l’aise je me consume.

N’était que je me mire au miroir de vos hanches,Les tenant suspendues sur l’un et l’autre bras,Nous ne finirons jamais notre besogne.

O hanches de lait et de pourpres,Si votre vue ne me donnait du cœur,C’est à peine si mon cas se tiendrait droit.

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NOTE

La Béatrice était une courtisane romaine à la mode.

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SONNET XV

Le poupon tette et le cela tette aussi,En même temps vous donnez le lait et en recevez,Et vous voyez en un lit trois heureux :Chacun prend son plaisir du même coup.

Avez-vous jamais eu fouterie si goulueParmi les milliers que vous en avez eues?En ce plaisir vous prenez plus de fêteQu’un vilain lorsqu’il mange la recuite.

– Vraiment elle est douce de cette façonLa révérende fouterie, la dive fouterie,Et comme si j’étais une Abbesse, je jouis ;

Et il me touche si bien au vif la matrice en rageCe bel et vaillant cas qui est à toi et solide,Que je ressens un plaisir superlatif.

Et toi, beau cas volageEn grande hâte dans le mirely cache-toi,Restes-y un mois et grand profit te fasse !

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SONNET XVI

Ne crie pas, mon enfançon ; dodo, dodo.Pousse, Maître Andréa, pousse, ça y est,Donne-moi toute ta langue ; aïe holà !Que ton grand cas jusqu’à l’âme me va.

– Signora, maintenant, maintenant il va entrer ;Bercez bien le petit garçon avec le pied,Et vous rendrez service à tous trois,Parce que nous achèverons, lui dormira.

– Je suis contente : je berce, je me démène, je le fais ;Berce, démène-toi et travaille – toi encore plus, toi.– Petite mère, j’achèverai en suivant mon mouvement.

– Ne le fais pas ! Arrête, attends encore un peu,J’éprouve tant de douceur à faire ainsi l’amourQue je voudrais qu’il ne finit jamais plus.

Ma Madonna, allons,Faites, de grâce ! – Et maintenant, puisque tu le veux

[ainsi,Je le fais, et toi, feras-tu? – Oui, Signora.

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NOTE

Cette plaisanterie a dû faire la joie de Maître Andréa.Voir plus haut la note qui le concerne.

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L’ARÉTIN

par Guy de Maupassant

Les gens qui ne savent pas grand-chose, c’est-à-dire les neuf dixièmes de la société dite intelligente,rougissent d’indignation quand on prononce ce seulmot, l’Arétin. Pour eux l’Arétin est une espèce demarquis italien qui a rédigé, en trente-deux articles,le code de la luxure. On prononce son nom tout bas ;on dit : « Vous savez, le Traité de l’Arétin. » Et ons’imagine que ce fameux traité traîne sur les chemi-nées des maisons de débauche, qu’il est consulté parles vicieux comme le code Napoléon par les magis-trats et qu’il révèle de ces choses abominables quifont juger à huis clos certains procès de mœurs.

D’autres, plus simples encore, se figurent quel’Arétin était un peintre à qui on doit ces petitesimages impures que des gens mal vêtus nous propo-sent, le soir, dans les rues, sous forme de cartestransparentes.

Détrompons quelques-uns de ces naïfs. Pierrel’Arétin fut tout simplement un journaliste, un jour-naliste italien du XVIe siècle, un grand homme, unadmirable sceptique, un prodigieux contempteur derois, le plus surprenant des aventuriers, qui sut jouer,en maître artiste, de toutes les faiblesses, de tous lesvices, de tous les ridicules de l’humanité, un parvenude génie doué de toutes les qualités natives qui per-mettent à un être de faire son chemin par tous lesmoyens, d’obtenir tous les succès, et d’être redouté,

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loué et respecté à l’égal d’un Dieu, malgré lesaudaces les plus éhontées.

Ce compatriote de Machiavel et des Borgia sembleêtre le type vivant de Panurge qui réunit en lui toutesles bassesses et toutes les ruses, mais qui possède àun tel point l’art d’utiliser ces défauts répugnantsqu’il impose le respect et commande l’admiration.

J’ai dit que l’Arétin fut un journaliste, ainsi que leconstate l’historien Cantu, par l’analyse de sesœuvres qui ne sont, en effet, pour la plupart, que desarticles de journal, des pamphlets, des écrits au jourle jour, des polémiques de presse, des portraits.L’influence de cet écrivain n’en fut pas moins plusétendue que celle de n’importe quel poète ; et sarenommée plus grande que celle des plus célèbresartistes.

Ses commencements furent misérables et honteux.Né d’une fille dans l’hôpital d’Arezzo, il débuta danscette ville par des satires violentes qui le firent chasseren peu de temps. Il vint alors à Rome à pied, s’engageacomme valet chez Augustin Chigi, le protecteur deRaphaël, et quitta bientôt cette maison après y avoircommis des indélicatesses. Il se fit alors capucin, puisvoleur, puis insulteur de tout ce qui était puissant etriche. Il attaquait brutalement, avec une impudencesans borne et une audace irrésistible. Ayant acquispromptement la connaissance des hommes, sachantbien que l’hypocrisie est presque toujours la seulevertu des plus respectés, que tous ont des vices et quetous ont peur du scandale, il se dit qu’en bravant touton pouvait arriver à tout. Libertin à l’excès, étalant sonlibertinage, il osait écrire : « Moi, je ne sais ni danserni chanter, mais faire l’amour comme un âne. »Prodiguant les outrages dans un style emporté, puis-sant, brûlant, il plut à quelques grands seigneurs, quile patronnèrent dans le monde.

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Mais comme il savait louer aussi bien qu’insulter,il flatta Léon X, ainsi qu’il fallait pour lui plaire, puisse présenta devant lui avec un bel habit qu’il avaitescroqué, en reçut une poignée de ducats, et conquitde la même façon Julien de Médicis.

Dès lors, sa fortune devint surprenante.Les princes l’appelaient à eux, le flattaient, le cou-

vraient de présents autant par désir de ses éloges quepar terreur de ses attaques.

Les évêques à leur tour le recherchèrent, luienvoyant des bijoux, des habits de satin pour leparer, et de l’or pour ses plaisirs.

Les mœurs de cette époque troublée et magni-fique étaient telles qu’on peut à peine se les figureraujourd’hui. Ainsi Pierre l’Arétin, ayant fait seizesonnets pour décrire seize attitudes voluptueusesgravées par Marc Antoine Raimondi, d’après seizepeintures de Jules Romain, il obtint par cette œuvrelicencieuse les bonnes grâces de Clément VII et lepardon des deux artistes qu’il avait ainsi commentés.

Chassé par les uns, recueilli par les autres, il va deprince en prince, flatteur, mendiant et insolent.Tantôt il brave et outrage, tantôt il caresse et loue, caron le paye également pour les deux. Il se livre à tousles excès dans le camp de Jean des Bandes Noiresdont il partage même la couche ; il devient une sortede favori de François Ier qui le traite avec toutesespèces d’égards ; Charles Quint l’appelle, le place àsa droite, lui paie une pension ; Henry VIII lui donnetrois cents couronnes d’or, Jules III, mille couronnesavec la bulle de chevalier de Saint-Pierre. On frappedes médailles en son honneur ; une d’elles portaitcomme inscription : « Les princes qui reçoivent lestributs des peuples paient tribut à leur serviteur. »Charles Quint le traite de Divin ; le peuple l’appelle « lefléau des princes » ; les plus grands artistes veulent

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faire son portrait. Il écrit : « Tant de seigneurs merompent continuellement la tête avec leurs visites,que mes escaliers sont usés par le frottement répétéde leurs pieds, comme le pavé du Capitole par lesroues des chars de triomphe… Il me semble à causede cela être devenu l’oracle de la vérité, puisque cha-cun vient me raconter le tort qu’il a éprouvé de telprince, de tel prélat ; je me trouve donc être le secré-taire du Monde ; et vous n’aurez qu’à me dénommerainsi sur les lettres que vous m’adresserez. »

Sa langue est non moins terrible que sa plumeredoutable ; et si les présents qu’on lui envoie ne luiparaissent point suffisants il a des remerciementsféroces. Il répond au chancelier de France qui luicomptait une somme d’or : « Ne vous étonnez pas sije me tais. J’ai consumé ma voix pour demander ; ilne m’en reste plus pour remercier. »

Charles Quint, après une défaite, lui ayant envoyéun riche collier, afin d’éviter ses railleries, l’Arétindéclara en le soupesant lentement : « Il est bien légerpour une aussi lourde sottise. »

François Ier lui avait offert un bracelet formé delangues entrelacées et portant pour devise : « Linguaejus loquetur mendacium. »

Quand on ne lui donne pas assez vite il menace ;si les cadeaux sont insuffisants il les refuse : « Il estcertain qu’il convient à ceux qui achètent la gloire dela payer ce qu’elle vaut, non pas selon leur proprevaleur, mais selon la condition de celui qui la leurdécerne ; car les pauvres plumes ont grand mal à sou-lever de terre un nom pesant comme du plomb parson défaut de mérite. »

Il écrit à François Ier : « Ne savez-vous donc pas,sire, qu’il ne convient pas au rang de Votre Altesse dene pas vous souvenir de six cents écus que, du propremouvement de votre langue royale, vous dîtes à mon

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envoyé devoir m’être payés par votre ambassadeur. »Sa grande force a été surtout d’exciter entre les

princes d’ardentes rivalités et de haineuses jalousiesen les louant et dénigrant tour à tour, au détrimentles uns des autres : « Il faut faire en sorte que les voixde mes écrits rompent le sommeil de l’avarice. »

Les grands artistes de son temps apprécièrentd’ailleurs son prodigieux esprit et son incomparableadresse. Arioste le place parmi les grands hommesde l’Italie ; Titien fit plusieurs fois son portrait ;Michel-Ange se proclamait son ami.

Du reste, si sa profession d’écrivain donna unimmense retentissement à ses audaces et à ses écrits,sa vie ne fait pas une exception dans un pays et dansun temps où Benvenuto Cellini assassinait ses enne-mis et ceux mêmes qui contestaient son génie, frau-dait le pape sur l’or qu’il employait pour lui, volaitsans vergogne, violait des jeunes filles et se vantaitde ces actions comme de hauts faits, car : « Leshommes comme moi, uniques dans leur profession,doivent être affranchis des lois. »

C’était le siècle où les prélats romains élevaientpubliquement leurs enfants auprès d’eux, où lesinnombrables courtisans des princes servaient,disait-on, « de bouffons dans leur bas âge, de femmesdans leur enfance, de maris dans leur adolescence,de compagnons dans leur jeunesse, de proxénètesdans leur vieillesse et de diables dans leur décrépi-tude ». Le poignard et le poison étaient en usage dansles relations sociales comme les coups de chapeau etles poignées de main à notre époque. La mort dePierre Arétin est vraiment surprenante et bien dignede sa vie.

Il était arrivé à un tel éclat de renommée que sonportrait se trouvait accroché dans toutes les maisonsdes pauvres et des princes, des prélats et des courti-

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sanes, dans les tavernes, dans les palais et dans leslieux de débauche publique. Ferdinand d’Adda, rec-teur de l’université de Padoue, le mettait au-dessusde Charles Quint et de François Ier. La ville d’Arezzole fit noble et gonfalonier honoraire. On le sur-nomma même le Cinquième Évangéliste.

Car il avait composé non seulement des livresd’une extrême impudicité, des lettres, des satires, descomédies, des libelles, mais aussi des sermons, desouvrages pieux, des vies des saints pleins d’une iro-nie profonde et cachée.

S’étant retiré à Venise où la liberté était absolue,il y retrouva ses sœurs qui menaient en cette ville unevie de plaisir.

Or, un jour, comme elles étaient venues lui racon-ter une aventure obscène dont elles se vantaient, il semit à rire si violemment qu’il tomba de sa chaise à larenverse et se tua sur le carreau…

En commençant le récit de la vie de cet hommesurprenant, j’ai écrit le nom de Panurge. Il me semble,en effet, que Pierre Arétin fut la personnification abso-lue du personnage imaginé par Rabelais. Si on ajouteque l’Arétin, brave par moments comme Panurge, futaussi lâche que lui en d’autres instants, sut respecterles intraitables, plier devant les menaces de mort duTintoret et de Pierre Strozzi qu’il avait raillés, reçut descoups qu’il oublia, des bastonnades qu’il pardonna« en remerciant Dieu de lui accorder cette force », onverra que la ressemblance est absolue entre le pam-phlétaire italien et le type du roman français.

Si on constate encore que l’Arétin est mort en1556, et Rabelais en 1553, on verra que cette sorted’être était bien dans les mœurs et dans l’air du temps.

8 décembre 1885

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