Zourabichvili, La Langue de l'Entendement Infini

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  • FZ - La langue de lentendement infini 1

    La langue de lentendement infini(Dcade Cerisy Spinoza aujourd'hui, juillet 2002)

    Les remarques qui vont suivre se rattachent pour une part une proccupation assezcaractristique des tudes spinozistes contemporaines: lattention porte au langage deSpinoza, non moins quau rapport de Spinoza au langage. Mais elles voudraient aussi prluder llucidation dune difficult importante, voire crasante, de la pense de Spinoza unedifficult que tout lecteur prouve, mais qui ne rencontre ordinairement que silence et dni duct des commentateurs: la logique de lentendement infini, qui se met en place dans la IIepartie de lEthique pour parvenir aux concepts dide inadquate et dide adquate, et dontlimportance est encore capitale la fin de la Ve partie, dans llaboration du concept depense sub specie aeternitatis et la thorie de lternit de lesprit. Les deux recherches,en effet, ne peuvent qutre menes de front: Spinoza lui-mme ordonne cette logique lamise en place de certaines rgles qui dterminent une nouvelle manire dnoncer, ou linstauration de ce qu certains gards on peut appeler une langue spciale (bien quilcontinue dcrire en latin).

    Cette langue, la plupart du temps, est escamote; on ne la prend pas suffisamment ausrieux, on nessaie pas de la pratiquer. Quand on enseigne juste titre que la lecture delEthique ne saurait se borner au catalogue des propositions et scolies, quelle na pas de senstant quon ne sastreint pas au dchiffrage des dmonstrations, on devrait tenir compte ausside la raison pour laquelle ce dchiffrage est difficile pour tout le monde: savoir, non passeulement cause du caractre rebutant aujourdhui de la rigueur gomtrique, mais parceque ces dmonstrations ou du moins la plupart de celles qui importent dans la IIe partie delEthique font intervenir des formulations compltement inhabituelles qui nont rien voiravec un usage simplement rigoureux du vocabulaire (il suffit de comparer avec la mise enforme gomtrique que propose Descartes la fin des Secondes rponses, ou avec lexposgomtrique, par Spinoza lui-mme, des Principes de la philosophie de Descartes). Lapdagogie du spinozisme devrait donc sattacher mettre en lumire cet usage curieux de lalangue, et en proposer lapprentissage. Un tel apprentissage ne serait propdeutique quenapparence; en ralit, il ferait pleinement partiede la lecture, et constituerait lune desdimensions ncessaires de lenseignement de la doctrine. Il est rare quun philosophe associeaussi troitement une nouvelle manire de penser une nouvelle manire de parler. Nousdevons donc dcrire sommairement en quoi la logique de lentendement infini est en mmetemps une langue, et expliquer pourquoi Spinoza a trs clairement conscience que lun etlautre sont indissociables.

    Observons pour commencer qu travers cette logique de lentendement infini,Spinoza se propose de faire une sorte de physique cogitative ou de physique de la pense,

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    comme il y a par ailleurs une physique des corps. Nous parlons dune physique de la penseau sens propre, en nous autorisant dun passage de la lettre 32 Oldenburg:

    Pour ce qui est de lesprit humain, jestime aussi quil est une partiede la nature; je pose en effet quil y a dans la nature une puissanceinfinie de penser, qui en tant quinfinie contient en elle objectivementla nature tout entire, et dont les penses procdent de la mmemanire que la nature qui est assurment son idat. Je pose en outreque lesprit humain est cette mme puissance, non en tant quelle estinfinie et peroit la nature tout entire, mais en tant quelle est finie etperoit seulement un corps humain, de sorte que je conois lesprithumain comme une partie de quelque entendement infini. 1

    La premire phrase indique quil y a lieu de traiter la pense comme naturelle au mme sensque ltendue, donc de la traiter dans sa forme, au sens o lon parlait lpoque duneexpression que Spinoza aime utiliser de l tre formel des ides, par opposition leurtre objectif. Lide nest pas simplement la reprsentation dune ralit, elle est elle-mme ralit et, ce titre, relve pleinement dune physique: il y a un univers des idescomme il y a un univers des corps (cest mme pourquoi, dans la lettre 64 Schuller, Spinozane donne comme exemple de mode infini mdiat que la facies totius universi et non, commeon le postule quelquefois, parce quil aurait oubli de donner un exemple pour la pense; envrit, la facies totius universi se dcline sous lattribut de ltendue comme sous lattribut dela pense). La deuxime phrase introduit une de ces formulations tranges qui vont prolifrer partir de la IIe partie de lEthique, et lintroduit en la liant la question de lentendementinfini. Nous devons penser notre esprit comme tant seulement une partie dun entendementinfini. A cette deuxime phrase correspond dans lEthique le fameux corollaire II, 11, celuidont Spinoza dit qu partir de l les lecteurs risquent davoir de grandes difficults et dtrearrts par toutes sortes de choses qui leur traverseront lesprit. Pourquoi est-ce ce momentprcis que les vraies difficults commencent, au point que Spinoza conjure ses lecteursdavancer dornavant avec lui pas lents, lento gradu mecum?

    Relisons le corollaire II, 11, qui sera notre vrai point de dpart. Spinoza vient dtablirque ce qui constitue en premier lieu lesprit, cest dtre lide dune certaine chose (on sauraun peu plus tard que cest un corps):

    De l suit que lesprit humain est une partie de lentendement infinide Dieu; et ds lors, quand nous disons que lesprit humain peroittelle ou telle chose, nous ne disons rien dautre sinon que Dieu, non entant quil est infini, mais en tant quil sexplique par la nature delesprit humain, autrement dit en tant quil constitue lessence delesprit humain, a telle ou telle ide; et quand nous disons que Dieu atelle ou telle ide, non seulement en tant quil constitue la nature delesprit humain, mais en tant quil a en mme temps que lesprithumain galement lide dune autre chose, alors nous disons quelesprit humain peroit une chose en partie, autrement dit de manireinadquate.

    1 Cf. galement le scolie E II, 7: aussi longtemps que les choses sont considres comme des modes de

    penser, nous devons expliquer lordre de la nature entire, cest--dire lenchanement des causes, par le seulattribut de la pense (ici comme dans les citations ultrieures, traduction Pautrat modifie).

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    Nous avons affaire deux traductions, et mme deux rgles pour traduire. Ou plusexactement, puisque dans le premier cas Spinoza va de lexpression courante lexpressiondpaysante et en sens inverse dans le second: un thme, puis une version. En mme temps cesont des rgles pour passer dun langage lautre: quand nous disons ceci, en ralit nousdisons cela.

    Bien entendu, ces noncs ressemblent des dfinitions: dfinitions de percevoir,puis de percevoir partiellement, cest--dire inadquatement. Une srie de raisons donnetoutefois penser que ce ne sont pas de simples dfinitions. Dabord linversion dont il vientdtre question, tandis que Spinoza ne samuse jamais inverser lordre du dfinissant et dudfini quand il propose une liste de dfinitions. Ensuite, le fait que le dfini soit chaque foisune proposition (exprimant une action ou un vnement) plutt quun nom (exprimant unechose ou un mode de penser quelconque). Et sans doute nous pourrions chercher rduire cespropositions des noms, et reformuler les dfinitions selon lusage: per humanae mentisperceptionem intelligo, per humanae mentis perceptionem inadaequatam intelligo MaisSpinoza a donn au dbut de la IIe partie des dfinitions o la perception et linadquat sontdj engags; au reste, il nest peut-tre pas sans risque dabandonner le langagevnementiel, si lon se rappelle que Spinoza, dans les Penses mtaphysiques, tient lesidespour des narrations de la nature.2 Cest bien lenjeu ici: slever une narration vraie dela nature. Il sagit chaque fois dexprimer quelque chose qui arrive, et de lexprimer envrit. Songeons que toute la Ie partie de lEthique est la destitution du rcit crationniste auprofit dun rcit de type nouveau, qui soit une vritable chane et non une succession demiracles3. Dduction: tel est le mode minent du rcit. Pensons aussi la dfinitiongntique: elle consiste mettre un rcit sous un nom, le rcit dune gense ou duneformation; et lentendement infini se prsente dans lEthique comme la narration dune tellegense infinie, enfilade de dfinitions gntiques portes dans ltre, interprtesphysiquement ou ontologiquement.4 Bref, le nom enveloppe une phrase, ne vaut que par laphrase qui le sous-tend, d'o la ncessit de rformer la structure des phrases. Inversement, lesphrases de l'entendement infini aussi sont des narrations, et la juste narration dit seulementl'action d'un unique sujet.5 Mais il y a encore une troisime et une quatrime raisons pour

    2 CM I, 6.

    3 Cf. le passage du Trait de la rforme de lentendement o Spinoza oppose la narration la succession de mots

    sans lien.4 E V, 40, sc.

    5 Rectifier la narration, cest encore ce que fait Spinoza propos de lEcriture: do il appert quinterprter, ou

    expliquer, cest raconter dune autre faon la mme chane dvnements. Dans le Trait thologico-politique, le ch. III redfinit cinq notions qui toutes ont trait laction ou lvnement (gouvernement de Dieu,secours interne et secours externe de Dieu, lection de Dieu, fortune): il en dcoule implicitement un autre rcit,qui se prcise dans le ch. VI sur les miracles. Au ch. IV, Spinoza rinterprte, cest--dire raconte dune manireindite, lhistoire dAdam. Cf. en particulier ce passage: Puisque cependant lEcriture raconte que Dieu lainterdit Adam < savoir: de manger le fruit > et que nanmoins Adam en a mang, on devra direncessairement que Dieu a rvl Adam le mal qui serait pour lui la consquence ncessaire de cettemanducation, mais non la ncessit de la consquence de ce mal. Par l il arriva quAdam a peru cettervlation non comme une vrit ternelle ncessaire mais comme une loi (nous soulignons). Enfin,lanalyse de lhistoire du peuple hbreu, au ch. XVII, relve bien entendu aussi de ce programme de rforme dela narration.

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    lesquelles il serait imprudent de rduire le corollaire II, 11 lnonc de simples dfinitions.Ordinairement la dfinition fixe le sens dun terme, et prpare donc un usage spcifique de cedernier; mais ce que prpare ici Spinoza, cest au contraire un certain usage syntaxique, unecertaine manire de former des phrases quil introduit justement dans ce qui passe tort pourdes dfinitions. Dernire raison enfin: les deux phrases prtendument dfinitionnellesforment systme, et vont sadjoindre toute une srie dautres phrases de mme nature au coursde la IIe partie. Gueroult a fait remarquer que Spinoza introduisait ici une combinatoire;mais il fallait aller plus loin, et souligner que cette combinatoire de cas est en mme tempsune combinatoire langagire. Faute de lavoir fait, Gueroult se retrouve en train de chercherun mode de traduction des noncs tranges, de proposer des paraphrases moins droutantesau lieu de sjourner dans ltranget et den comprendre la ncessit. Par exemple, Gueroulttraduit systmatiquement la phrase qui correspond au cas o nous avons des ides adquates,Dieu a telle ide, en tant quil constitue seulement lesprit humain, par: lide est ennous comme elle est en Dieu, ce qui maintient invitablement une diffrence de niveau entrelentendement infini et nous, alors que le but de ces formulations est prcisment de nousinstaller sur le plan unique dun entendement infini dont nous sommes une partie et dontcertaines ides, quoique divines, sont nos ides, ni plus ni moins (cest en tant que Dieu nousconstitue quil les pense).

    La situation nest donc plus celle de la dfinition, mais bien plutt celle de latraduction, o il sagit dtablir des quivalences entre des propositions. En dautres termes, ladfinition est porte jusqu ce point curieux o elle devient une traduction: cest cettesituation-limite, cette identit paradoxale de la dfinition et de la traduction qui cre leffetobjectif dtranget, comme sil se crait une autre langue dans la langue. Il sagit de passerdun certain usage un autre usage de la langue, dintroduire un usage proprementphilosophique de la langue puisque cest la philosophie qui cre ici, dans une languedonne, en loccurrence le latin, un cart entre deux usages tel que de lun lautre il puisse yavoir transposition, traduction. Au contraire, une dfinition nest pas cens faire intervenir unnouvel tat de la langue. Et sans doute pouvons-nous malgr tout lire ces phrases comme desdfinitions, au sens o dsormais, sous le mot perception, ou perception inadquate,nous entendrons rsonner les nouvelles phrases. Mais encore une fois, lusage nouveau demots traditionnels nest pas le but: les deux dfinitions proposes ouvrent ensemble, tant pourlesprit que pour la parole, un espace combinatoire inhabituel auquel il sagit daccder. Dslors, linitiation laquelle nous convie Spinoza porte moins sur lusage nouveau de certainsmots que sur le nouveau rgime de phrases qui se manifeste sous lapparence de cesprtendues dfinitions.

    Dcrire ce nouveau rgime de phrasesexcderait les limites de cette communication.Remarquons seulement 1 quil sorganise autour de quatre oprateurs qui sont tous

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    adverbiaux, le principal tant quatenus6, les autres simul, tam quam et tantum; 2 quilnadmet quun sujet, dont tout ce qui arrive se dit (Deus); 3 quil implique un certainnombre de rgles de synonymie, par exemple tre considr comme affect par =sexpliquer par = constituer = avoir. Introduire un tel rgime de phrases, dont leseffets ne peuvent tre qutranges puisquil tranche avec le rgime ordinaire de production denos phrases (ne serait-ce que parce que tout vnement y est attribu Dieu), est tout autrechose que de chercher un emploi rigoureux, contrlable, fixe, des noms de la langue naturelle.Tout autre chose aussi que lentreprise de vertbrer la parole en la soumettant une disciplinedmonstrative inspire de la mise en forme euclidienne; ou plutt lordre gomtrique selonSpinoza, contrairement ce quil tait chez Descartes, nous arrache la langue naturelle ennous installant dans un systme dnonciation ncessairement dpaysant.

    Nous devons mme aller plus loin. Sil est vrai que ce nouveau rgime de phrasesprolifre dans la plupart des dmonstrations de la IIe partie (encore une fois dans ladmonstration de III, 1; puis nouveau dans plusieurs dmonstrations de la Ve partie), biendes gards le rapport de la proposition sa dmonstration sen trouve inflchi: comme sidmontrer consistait rnoncer le contenu de la proposition sur un autre plan de langage;comme si en dfinitive chaque bloc constitu par une proposition et sa dmonstrationfonctionnait comme un thme. Soit lexemple du bloc II, 34, une sorte dpure:

    Toute ide qui en nous est absolue, autrement dit adquate etparfaite, est vraie. Dm. Quand nous disons quil y a en nous une ideadquate et parfaite, nous ne disons rien dautre (par le cor. de laprop. 11 de cette partie) que : en Dieu, en tant quil constitue lessencede notre esprit, il y a une ide adquate et parfaite, et par consquent(par la prop. 32 de cette partie) nous ne disons rien dautre que: unetelle ide est vraie. CQFD

    On ny verra pas le modle de toutes les dmonstrations de la IIe partie; celle-ci estintressante en ce quelle fait apparatre la diffrence entre deux types dquivalences ou detranspositions au sein dune mme langue. La proposition nonce une triple, voire unequadruple synonymie: absolu quivaut adquat et parfait qui quivaut vrai. 7

    Cette synonymie doit tre dmontre, ce qui implique le dtour par une quivalencesupplmentaire qui nest pas du mme ordre, et qui introduit lhtrogne dans la langue. Ladiffrence est mise en relief par la rptition du nihil aliud dicimus, quam, dont les deuxemplois ne sont pas du tout gaux: dans un cas (le second) il y a synonymie, dans lautre (lepremier) il y a traduction. Nous dirons donc que la synonymie est une quivalence danslhomogne: deux noms sont substituables dans les mmes phrases. Tandis quil faut parlerde traduction, ou deffet de traduction, quand lquivalence stablit entre deux rgimes dephrases htrognes.

    6 Ladverbe quatenus est dun usage prolifrant dans lEthique: bon nombre de ses occurrences nont rien voir

    avec la langue de lentendement infini.7 Comme le souligne P.-F. Moreau lors de la discussion, il sagit l de synonymies locales.

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    Peut-on reprer maintenant dans la pense de Spinoza la ncessit de passer un autrergime de langue, de ne pas se contenter de dfinir des termes mais de rformer la chanesignifiante elle-mme? Ou bien nos remarques restent-elles extrieures la pense deSpinoza, nayant au mieux dintrt que pour elles-mmes, du point de vue par exemple de ladescription dun style philosophique ou dune enqute sur le travail auquel un philosophe peutsoumettre la langue?

    Si le langage est bien une partie de limagination (Trait de la rforme delentendement), il doit tomber sous le coup de la rforme envisage dans le scolie V, 10 delEthique, dont le principe est de rordonner nos affections selon un ordre pourlentendement. Dj la lettre 17 Pierre Balling invoquait lexprience de lordregomtrique, o limagination est dtermine par lentendement, cest--dire enchane etrelie entre elle les images et les mots en y instaurant un certain ordre, comme lentendementenchane et relie ses dmonstrations. Mais le point dcisif est que ce renchanement biencompris culmine dans lusage dpaysant de la langue, dans la pratique de dcentrement questlidiome de lentendement infini, parce que les phrases sy forment enfin selon lordre deschoses et non linverse. Dans les Penses mtaphysiques, en effet, Spinoza dnonait lesphilosophes dont les erreurs viennent de ce quils sattachent aux mots et la grammaire, et ilconcluait que de tels philosophes jugent des choses en fonction des noms, et non pas desnoms en fonction des choses 8. Cela revient proposer le programme dun langage qui seraitcalqu sur les choses et non linverse. Spinoza est dautant plus attentif cette rforme quilaime rappeler que beaucoup de pseudo-concepts sont dicts par le langage: en particulierles concepts ngatifs, soit ceux qui dsignent une chose positive de manire ngative (infini),soit ceux qui dsignent une privation, qui est pur nant, comme si elle tait une chose positive(ccit, fin, etc.) or la langue de lentendement infini est prcisment une machine de guerrecontre lide de privation. Bien plus, cest un nouveau mode de narration qui est requis, et parconsquent une manire denchaner les noms qui ne soit plus dicte par limagination. Parexemple, limagination confond substance et modification, et induit une narration de la natureo, dune part, les sujets sont multiples, comme autant dempires dans un empire, et dautrepart les vnements se succdent sans vritable enchanement, comme dans les rcits demtamorphoses: quand Spinoza, dans la prface de la IIIe partie de lEthique, parle des loiset rgles de la nature selon lesquelles tout se fait et passe dune forme dans une autre, dontle propre est dtre constantes et de dterminer une seule intelligence des choses, il soppose ceux qui imaginent que nimporte quelles formes se changent en nimporte quelles autres 9.

    Bien entendu, le scolie V, 10 nvoque pas nommment une rforme du langage maisplutt un travail sur nos passions. Nanmoins nous semblons d'autant mieux fond dchiffrer dans ce scolie la logique d'une rforme de la chane signifiante et non seulement dela chane affective, que cette rforme suppose l'exercice de redistribution des noms le plus

    8 CM I, 1.

    9 E I, 8, sc. 2.

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    svre qui soit, dans la IIIe partie: chaque dfinition daffect, en un sens, est une narrationcorrecte, une narration intelligente. Et le coeur de la rforme du scolie V, 10 est bien laconviction que vous ptirez moins de ce qui vous arrive si vous le racontez bien. En somme,nous formons lhypothse que lon peut interprter la langue de lentendement infini commerelevant de cette rforme de limagination qui ordonne limagination lentendement.

    Si nous tchons maintenant daller plus loin dans la questionquelle ncessit y a-t-ilchez Spinoza passer dun rgime un autre de la langue?, il peut tre instructif dobserverla gense de cette langue de lentendement infini chez Descartes. Non pour amoindrirloriginalit de Spinoza, mais au contraire pour mesurer le dplacement quil fait subir unecertaine problmatique cartsienne, et ainsi nous retrouver au cur de ce qui est en jeu dans lenouveau rgime de phrases.

    Car dune certaine manire, tout drive du passage de la IVe Mditation o Descartesdfinit lerreur, et la dfinit par rapport au couple privation-ngation. L, en effet, sintroduitlusage discriminant de ladverbe quatenus:

    Et cest dans ce mauvais usage du libre-arbitre, que se rencontre laprivation qui constitue la forme de lerreur. La privation, dis-je, serencontre dans lopration, en tant quelle procde de moi (quatenus ame procedit); mais elle ne se trouve pas dans la puissance que jaireue de Dieu, ni mme dans lopration, en tant quelle dpend de lui(quatenus ab illo dependet). (AT VII, 60 / IX, 48)

    Spinoza nest videmment plus concern par la manire dont Descartes dfinit les conditionsdu problme de lerreur (le spectre dune tromperie divine), ni par la solution quil apporte auproblme (lerreur vient dun mauvais usage du libre-arbitre, du dcalage entre unentendement fini et une volont infinie). Mais il sagit toujours du problme de lerreur, et dela mme manire fondamentale de le poser, en fonction de la distinction entre privation etngation: ce qui est privation notre gard nest que ngation au regard de Dieu. En dautrestermes, cette distinction conduit considrer la mme opration (cest le mot deDescartes) sous deux points de vue do le langage du quatenus. Enfin Spinoza conserveaussi la raison de la distinction: lcart entre entendement fini et entendement infini.

    Mais ce point, tout change: car cet cart, il ne linterprte plus comme uneincommensurabilit laquelle entrane chez Descartes le thme de lincomprhensible, ladistinction concevoir-comprendre mais comme un rapport de participation de lentendementfini lentendement infini. Et cest cette rinterprtation qui change tout, et qui ouvre la voie ce que nous appelons la langue de lentendement infini. Le commentateur doit ici redoublerdattention sil veut prendre toute la mesure de la rupture entre Descartes et Spinoza: endautres termes, veiller ne pas restaurer chaque instant la pseudo-dualit dune activitmentale divine dun ct, la fois transcendante et ubiquitaire, et de lactivit mentale desesprits crs de lautre; car cest une seule et mme activit, qui relve dune seule et mmephysique (puisque lentendement infini appartient la nature dite nature). Or il semblequ notre corps dfendant nous ayons toujours plus ou moins tendance le faire. Gueroult

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    soit dit avec toute ladmiration que nous lui portons par ailleurs est sans doute lexemple leplus pathtique de ce fourvoiement, quand il explique que lentendement infini de Dieucomprend le mode infini immdiat de la Pense, cest--dire lunivers des ides prises commeessences ternelles, et le mode infini mdiat, cest--dire lunivers des ides prises commeexistences prissables 10. Comme sil y avait deux univers pensants, alors quil ne peut sagirque de deux points de vue sur un seul et mme univers, celui de la dure et celui de lternit.Le scolie V, 29 le marque avec force:

    Nous concevons les choses comme actuelles de deux manires,selon que nous les concevons en tant quelles existent en relation avecun temps et un lieu prcis, ou en tant quelles sont contenues en Dieu,et suivent de la ncessit de la nature divine.

    Et cest la lumire de ce scolie que nous devons relire la proposition II, 8, qui a suscit tantde malentendus, au nombre desquels cet autre ddoublement quelle a lair de justifier, entreles essences et les existences11:

    Les ides des choses singulires, autrement dit des modes quinexistent pas, doivent tre comprises dans lide infinie de Dieu toutcomme les essences formelles des modes sont contenues dans lesattributs de Dieu.

    De l provient probablement le mythe gueroultien des deux univers pensants. Or que signifiemodes qui nexistent pas? Il est vident que ce point de vue est celui de la dure, le seulo des choses puissent ne pas exister, cest--dire ne plus ou ne pas encore exister. Lecorollaire le confirme: si les ides sont dites changer de mode dexistence, passant de leurappartenance lide infinie de Dieu cette forme dexistence quest la dure, ce changementna de sens que du point de vue de la dure12, lui-mme indissociable dun certain point de ladure, donc dun certain point dun univers qui, pour les choses finies que nous sommes, sedploie dans la dure, mais, pour Dieu, est donn tout en mme temps. Il ny a quun seulunivers pensant: nous ne devrions jamais cder l-dessus quand nous nous attaquons auxdifficults de la doctrine de lentendement infini ( savoir, principalement, le statutontologique de lide inadquate, ou lapparente htrognit entre la chane linaire quidfinit lentendement infini comme enchanement dductif dide en ide et le rseau desides daffections). Mme quand Spinoza nous dit que cest seulement en tant que lesprit agitquil participe de lentendement infini13, nous devons maintenir quil ny a quun universpensant; car dun autre ct la perception inadquate est parfaitement traduisible sur le plandternit de lentendement infini cest mme ainsi, nous lavons vu, que commence

    10 Spinoza. T. II: Lme, Aubier-Montaigne, 1974, p. 120.

    11 Ce ddoublement na en lui-mme aucun sens, car lessence nest pas une chose et nest donc pas susceptible

    dexister: elle nest essence que dune chose existante. Seulement voil: il y a deux manires de concevoirlexistence, selon la dure et en tant quil existe une ide infinie de Dieu.12

    La dfinition de lternit, au tout dbut de lEthique, laffirmait dj de manire clatante: Par ternit,jentends lexistence mme, en tant quelle est conue comme suivant ncessairement de la seule dfinitiondune chose ternelle.13

    E V, 40, sc.

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    laventure de la nouvelle langue dans lEthique. Si au contraire nous cdons sur lunicit delunivers pensant, alors la conversion du point de vue de la dure au point de vue de lternitperd tout sens, ce ne sont plus deux points de vue sur le mme processus or cest bien dunetelle conversion quil est question lorsque Spinoza introduit ses rgles de thme ou de version,et cest la raison dapprendre parler la langue de lentendement infini: apprendre, enquelque sorte, parler sub specie aeternitatis. En dfinitive, il y a entre le discoursphilosophique ordinaire et le discours dpaysant des dmonstrations de la IIe partie delEthique le mme rapport quentre le point de vue de la dure et le point de vue de lternitsur notre existence mme: cest cette conversion dun point de vue lautre qui dtermine unautre usage de la langue, et comme un effet de langue trangre dans la langue (car la languequi nous est familire est la langue ordonne selon la mmoire commune, et lordre pourlentendement auquel il sagit de la soumettre lui est tout fait htrogne).

    Il y a longtemps que certains commentateurs ont t attentifs la dimension thique dela mise en ordre gomtrique: loin dtre une forme extrieure au contenu, cette mise enordre participe de lexcution concrte du projet de matrise des passions. Mais nous croyonsque cette remarque ne trouve sa pleine porte que si lon en dtermine avec exactitude le pointdimpact dans la pense de Spinoza. Car certainement nous devons apprendre penserautrement qu coup de jugements de valeur, et sur un autre ton que celui de la satire et delimprcation; mais ainsi leffet de lordre gomtrique sur les passions reste encore vague etindtermin. Le point dimpact est le suivant: la lutte contre les passions tristes doit tremene dans le langage lui-mme, dfini au niveau du premier genre de connaissance commechane signifiante relevant de limagination. La langue nest pas seulement le vhicule de nospathologies, elle en est le dpositaire, et mieux encore peut-tre: le produit. Cest lordremme de la langue qui est pathtique ou pathologique. Ds lors la rforme gomtrique dela langue opre selon le programme prescrit dans la Ve partie: substituer autant quil peutse faire lordre alatoire de la mmoire qui structure la langue une conscution de signesqui soit conforme la raison. Cette rforme comporte deux tages: lenchanementdmonstratif, comme un fleuve o viennent se jeter des affluents multiples, et la manire dontla dmonstration, un certain moment, devient insparable dun exercice de traduction. Dolautre aspect de notre conclusion: si ce deuxime tage, celui de la traduction, intervientncessairement, cest parce que rordonner le langage, et plus gnralement lensemble detoutes nos affections, selon un ordre pour lentendement, revient penser la mmeexistence sous un autre point de vue, celui de lternit ou de la comprhension. Ce point devue est celui o tout ce qui (nous) arrive 14 peut tre racont selon une autre logique deformation des phrases, selon une syntaxe conforme la logique de lentendement infini, quidcentre notre pense en la forant se ressaisir comme simple partie dun univers pensant,

    14 E II, 9, cor.

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    partie qui, bien souvent, nest que la cause partielle de ses propres ides. Cest le point de vueo nous jugeons enfin les noms daprs les choses, nomina ex rebus.

    Franois Zourabichvili(Universit Paul Valry - Montpellier III)