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Aristote peacutedagogue essai sur la dialectiquearistoteacutelicienne
Kevin Gobert
To cite this versionKevin Gobert Aristote peacutedagogue essai sur la dialectique aristoteacutelicienne Philosophie 2016dumas-01432169
Kevin Gobert
Aristote peacutedagogueEssai sur la dialectique
aristoteacutelicienne
UFR 10 ndash PhilosophieMeacutemoire de Master 2
Mention PhilosophieSpeacutecialiteacute Histoire de la Philosophie
Directeur de lUFR de Philosophie M Laurent Jaffro
Directrice du meacutemoire Mme Cristina Cerami
Dip
locircm
e natio
nal d
e maste r A
nneacutee u
niv
ersit aire
2015
-2016
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-2016
Reacutesumeacute
Dans ce travail nous essayons de proposer une reacuteponse au deacutebat contemporain des
commentateurs agrave propos de la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien
Pourquoi Aristote napplique-t-il pas strictement dans ses traiteacutes scientifiques et
philosophiques la theacuteorie et la meacutethode scientifique quil expose pourtant dans les
Analytiques Leacuteleacutement de reacuteponse que nous essayons dapporter agrave cette question consiste agrave
affirmer quAristote est avant tout un professeur et que la dialectique meacutethode effective dont
il fait usage dans ses recherches scientifiques et philosophiques na peut-ecirctre pas tant une
valeur eacutepisteacutemologique comme beaucoup lont proposeacute quune valeur peacutedagogique
Leacutecriture dAristote et la contradiction meacutethodologique du corpus prennent en charge selon
nous le souci peacutedagogique du Stagirite
Mots-cleacutes
Eacuteducation ndash Dialectique ndash Meacutethode empirico-analytique ndashndash Science ndash Souci peacutedagogique
Abstract
In this survey we try to propose an answer to the contemporary debate about the
methodological contradiction in the Aristotelian corpus Why Aristotle does not apply strictly
in its scientific and philosophical treatises theory and scientific method that exposes yet in
Analytics The response element that we try to bring to this question is to say that Aristotle
is primarily a teacher and that dialectic effective method used in his scientific and
philosophical researches doesnt have an epistemological value as many have suggested
but a pedagogical value We believe that Aristotle writing and the methodological
contradiction in the corpus support the pedagogical concern of Aristotle
Keywords
Education - Dialectic - empirical-analytical method - Science - pedagogical concern
1
Jaimerais tout dabord remercier Mme Cristina
Cerami Dune part car avec la disponibiliteacute dont elle
a fait preuve et linteacuterecirct quelle a porteacute agrave ma
probleacutematique elle a su veacuteritablement diriger ce
travail avec la rigueur et le seacuterieux dont javais
reacuteellement besoin Ainsi elle a reacuteussi agrave me faire
entrevoir ce quest le monde de la recherche
universitaire en histoire de la philosophie Dautre
part Mme Cerami a su provoquer chez moi depuis ma
premiegravere anneacutee de Master linteacuterecirct et le goucirct des
eacutetudes antiques et plus preacuteciseacutement des eacutetudes
aristoteacuteliciennes et ce malgreacute la difficulteacute daccegraves agrave la
penseacutee du Stagirite
De plus je ne peux manquer ici de remercier
aussi Mme Marie Boussarie et ce pour toutes les
raisons du monde Elle qui ma accompagneacute durant ces
longues anneacutees deacutetudes supeacuterieures Elle qui a relu et
corrigeacute en plus de celui-ci tous mes devoirs et
meacutemoires depuis la licence Elle dont les conseils ont
forgeacute leacutetudiant que je suis Elle avec qui et gracircce agrave
qui tout fut possible
2
Sommaire
Reacutesumeacute et mots cleacutes p 1
Remerciements p 2
Sommaire p 3
Introduction p 4
I) Le deacutebat contemporain sur la meacutethodescientifique dAristote p9
1) Le point de vue classique lecanon de la science et la meacutethodeempirico-analytique p 11
2) Le rejet de la dialectique horsde la laquo citadelle de la science raquo etlincompreacutehension de la meacutethodeeffective dAristote p 22
3) La reacutehabilitation de ladialectique en science le doublesens du pheacutenomegravene p 33
II) La dialectique est-elle la meacutethodedAristote en science
p 41
1) Description de la dialectique etaspects fondamentaux p 43
2) La probabiliteacute de lἔνδοξον baseeacutepisteacutemologique de la dialectique p 49
3) Une ou plusieurs dialectiques p 58
4) Eacutetude de cas Physique I p 65
III) Pour une reacuteeacutevaluation de la dialectiquearistoteacutelicienne lhypothegravese dune valeurpeacutedagogique p 81
1) Luniteacute de la dialectique comprisegracircce au contexte scolaire des eacutecritsdAristote
p 83
2) Dialectique et laquo eacuteducation raquo p 91
3) Dialectique et provocation dudeacutesir de savoir p 101
4) Les instruments scientifiquesofferts par la pratique dialectique p 108
Conclusion p 118
Bibliographie p 120
3
En 1944 dans un article intituleacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la
philosophie du Moyen Age raquo Alexandre Koyreacute sinteacuteresse agrave la reacuteception dAristote et de
Platon dans la penseacutee de cette eacutepoque quil nomme laquo le second Moyen Age raquo acircge de
foisonnement intellectuel egravere historique laquo extraordinairement feacuteconde raquo qui seacutetend selon
lauteur du XIe au XIVe siegravecle inclus1 A la diffeacuterence de Platon qui selon lui laquo senseigne
mal raquo Aristote aurait eu une place preacutepondeacuterante dans la penseacutee occidentale dalors
Lœuvre dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain [hellip] Il nest pas
eacutetonnant que pour le second Moyen Age eacutebloui et eacutecraseacute par cette masse de savoir
subjugueacute par cette intelligence vraiment hors ligne Aristote soit devenu le repreacutesentant
de la veacuteriteacute le sommet et la perfection de la nature humaine le prince di color che
sanno comme dira Dante2
A linstar de Dante poegravete et enfant de son siegravecle qui dans sa fresque poeacutetique des eacutecoles
philosophiques antiques et meacutedieacutevales deacutepeint Aristote comme le laquo maicirctre de ceux qui
savent raquo3 le second Moyen Age aurait donneacute au Stagirite une importance consideacuterable Mais
pour quelle raison
Il appert que le commentateur reacutepond immeacutediatement agrave cette question laquo lœuvre
dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain raquo4 Ainsi linteacuterecirct de ce second
Moyen Age pour la philosophie dAristote serait dabord ducirc agrave la laquo force raquo eacuteblouissante du
laquo fond raquo encyclopeacutedique de son œuvre La profusion dinformations agrave la fois physiques
astronomiques biologiques eacutethiques ou politiques preacutesentes dans lœuvre dAristote
fournirait lune des explications agrave sa reacuteception et agrave sa diffusion durant le second Moyen Age
Cependant A Koyreacute propose un autre eacuteleacutement de reacuteponse si Aristote est devenu
preacuteciseacutement agrave cette peacuteriode le laquo maicirctre de ceux qui savent raquo cest aussi parce quil est
Le prince de ce qui savent et surtout de ceux qui enseignent Car Aristote en plus est
une aubaine pour le professeur Aristote enseigne et senseigne se discute et se
commente Aussi nest-il pas eacutetonnant que une fois introduit dans lrsquoeacutecole il y prit
immeacutediatement racine [hellip] et quaucune force humaine nait pu len chasser Les
interdictions les condamnations restegraverent lettre morte On ne pouvait enlever Aristote
aux professeurs sans leur donner quelque chose agrave la place5
Ce que pointe preacuteciseacutement A Koyreacute ici cest la faciliteacute et en mecircme temps le confort que
repreacutesente lœuvre du Stagirite pour lenseignement des professeurs meacutedieacutevaux Degraves lors le
commentateur dresse un parallegravele entre limportance grandissante de lœuvre dAristote dans
1A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 pp 24-49
2Ibidem p303 laquo Quand je levais un peu plus les yeux Je vis le maicirctre de ceux qui savent Assis parmi la famille philo-
sophique raquo Dante Divine comeacutedie trad Jacqueline Risset GF Flammarion Paris 2010 p 29 vers 130-133
4 A Koyreacute op cit p305Ibid Nous soulignons
4
la penseacutee occidentale sa reacuteception et sa diffusion et le moment de lhistoire meacutedieacutevale durant
lequel se deacuteveloppent les universiteacutes europeacuteennes
Linteacuterecirct du second Moyen Age pour Aristote deacutependrait donc dune part de
limportance encyclopeacutedique consideacuterable de son œuvre qui a laquo subjugueacute raquo par son
eacuteclectisme et sa profusion les intellectuels dalors Et dautre part surtout du fait que lœuvre
dAristote convient mieux agrave lenseignement que celle de Platon et que sa reacuteception fut
concomitante au deacuteveloppement des universiteacutes dans laquo cette eacutepoque de vie intellectuelle et
artistique dune intensiteacute sans pareille raquo6 Certes A Koyreacute prend soin de distinguer
preacuteciseacutement laristoteacutelisme du Moyen Age celui dun Averroegraves dun Avicenne ou dun Saint
Thomas de laristoteacutelisme dans la lettre dAristote7 Laristoteacutelisme meacutedieacuteval ne pouvait pas
ecirctre celui dAristote simplement parce que le Stagirite vivait dans un laquo autre monde raquo et
surtout parce quon savait durant le second Moyen Age laquo quil ny avait et ne pouvait y avoir
quun seul Dieu raquo8 Cependant ce parallegravele quil dresse entre le deacuteveloppement des universiteacutes
europeacuteennes et la reacuteception de lœuvre dAristote nous permet dinterroger la forme mecircme des
eacutecrits du Stagirite
A la diffeacuterence du platonisme qui sadressait dabord agrave un public plus spirituel sinon
religieux laristoteacutelisme
[hellip] sadresse agrave des gens avides de savoir Il est science avant decirctre autre chose avant
mecircme decirctre philosophie et cest par sa valeur propre de savoir scientifique et non par
sa parenteacute avec une attitude religieuse quil simpose9
Si la penseacutee de Platon na pas eu la mecircme diffusion que celle dAristote du moins entre les
XIe et XIVe siegravecles et ce malgreacute les interdictions qui frappent la Physique et le corpus
aristoteacutelicien en geacuteneacuteral agrave partir de 1210 cest parce que la penseacutee de Platon laquo preacutesuppose un
savoir scientifique consideacuterable raquo et a une laquo forme dialogueacutee raquo qui nest pas pour A Koyreacute
laquo une forme scolaire raquo10 Le milieu dans lequel laristoteacutelisme se laquo propage raquo nest pas le
mecircme que celui qui laquo absorbait les doctrines platoniciennes et augustiniennes raquo et cette
diffeacuterence dans la diffusion de ces philosophes tient selon A Koyreacute agrave une diffeacuterence dans la
laquo forme raquo de leurs œuvres Aristote aurait eacuteteacute reccedilu agrave la diffeacuterence de Platon et aurait trouveacute
une place consideacuterable dans la philosophie du second Moyen Age non seulement parce quil
nous offre une manne consideacuterable dinformations scientifiques mais aussi parce que la
forme mecircme de ses eacutecrits cette forme laquo scolaire raquo qui trahit moins lœuvre dun philosophe
que celle dun professeur lui a permis de prendre place dans une socieacuteteacute intellectuelle ou les
universiteacutes deviennent les principaux vecteurs du savoir et dans laquelle la diffusion du
6Ibid p 247Ibid p388Ibid p399Ibid10Ibid p 30 nous soulignons
5
savoir scientifique se structure autour du rapport de Maicirctre agrave Elegraveve
Mais quentend A Koyreacute par cette laquo forme scolaire raquo des eacutecrits dAristote Certes
lhistorien des sciences se borne dans son article agrave neacutetablir quun parallegravele Il ne fait pas
lanalyse pousseacutee de cette forme particuliegravere des œuvres du Stagirite ce qui finalement donne
agrave cette notion de laquo forme scolaire raquo un caractegravere assez neacutebuleux Or cest preacuteciseacutement lune
des toutes premiegraveres questions qui a motiveacute le preacutesent travail dougrave vient que les eacutecrits
dAristote aient trouveacute un vecteur de diffusion justement dans les universiteacutes cest-agrave-dire
entre les mains de professeurs 11 La philosophie dAristote serait plus tourneacutee vers le monde
vers la nature et les pheacutenomegravenes de la nature agrave la diffeacuterence grosso modo du platonisme
tourneacute quant agrave lui vers la connaissance de soi et le soin de son acircme12 Laristoteacutelisme se charge
donc selon A Koyreacute dun inteacuterecirct sans doute plus scientifique que spirituel Il semble degraves lors
eacutevident que lœuvre drsquoAristote ait trouveacute sa place dans une eacutepoque de deacuteveloppement
intellectuel et scientifique majeur plus preacuteoccupeacutee par lexplication des pheacutenomegravenes naturels
et par la science que par le laquo souci de soi raquo13 ou le soin de son acircme
Cependant cela ne reacutepond agrave notre premiegravere question Ainsi consideacuterant le parallegravele
que dresse A Koyreacute dans cet article un problegraveme sest poseacute agrave nous dans la genegravese mecircme de
ce travail et a finalement stimuleacute toute la preacutesente recherche Cette laquo forme raquo des eacutecrits
dAristote qui a permis la reacuteception et la diffusion de son œuvre dans les universiteacutes
meacutedieacutevales cette forme plus laquo scolaire raquo absente des eacutecrits de Platon ne trahit-elle pas de la
part dAristote lui-mecircme laquo un souci peacutedagogique raquo Nest-ce pas quelle teacutemoigne dune
preacuteoccupation propre au Stagirite et inseacuteparable de sa theacuteorie du savoir scientifique celle
dun laquo accompagnement raquo de lignorance vers le savoir Si comme nous le verrons le savoir
scientifique est compris par Aristote comme un progregraves du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents
laquo eacutetats raquo de connaissance de plus en plus preacutecis peut-on simplement concevoir cette ideacutee de
progregraves sans la moindre preacuteoccupation peacutedagogique sans le moindre soucis daccompagner
lignorant de le conduire vers la reacutealisation de cette potentialiteacute proprement humaine savoir
scientifiquement Peut-ecirctre que la reacuteception dAristote entre les XIe et XIVe siegravecle en
Europe tel que A Koyreacute nous la preacutesente traduit dans la forme une preacuteoccupation du
Stagirite pour la peacutedagogie Mais degraves lors quelle place a cette peacutedagogie ce souci
daccompagner lignorant vers le savoir dans lœuvre dAristote
Il y a dans le corpus aristoteacutelicien de multiples traces qui attestent dune telle
11Bien quil faille absolument noter une promiscuiteacute entre les universiteacutes et lrsquoEacuteglise au Moyen Age chosesur laquelle A Koyreacute ninsiste pas
12A Koyreacute ibidem p4013Terme surtout eacutetudieacute par M Foucault dans LHermeacuteneutique du Sujet Foucault comprend dailleurs
Aristote agrave linstar de A Koyreacute et sur ce point preacutecis du laquo souci de soi raquo comme laquo leacutenigmatique excep-tion raquo de la philosophie grecque M Foucault Lhermeacuteneutique du Sujet Cours au Collegravege de France1981-1982 Gallimard Seuil Hautes Eacutetudes Paris 2001 p 182 Nous aurions pu introduire notre proposen interrogeant le statut de cette exception aristoteacutelicienne selon Foucault
6
preacuteoccupation celle-ci affleure en effet de maniegravere tregraves clairsemeacutee dans toute une seacuterie de
textes et agrave travers de tregraves nombreux exemples lexemple de lapprentissage en Meacutetaphysique
Θ6 eacutetayant le propos dAristote sur lacte et le mouvement limportance attribueacutee agrave
leacuteducation dans la citeacute en Politiques II5 lincipit des Parties des animaux qui mentionne un
eacutetat du savoir quAristote nomme laquo eacuteducation raquo ou encore lexemple de la δίδαξις et de la
μάθσις dans la deacutefinition du mouvement en Physique III1-3 Une simple plongeacutee dans
lIndex Aristotelicus de H Bonitz aux entreacutees διδάσκειν παιδεύειν ou encore παicircς et
lensemble dun champ lexical assez vaste (eacuteducation enseignement apprentissage enfance
etc) atteste dune preacuteoccupation importante du Stagirite pour la peacutedagogie du souci
aristoteacutelicien de laccegraves au savoir et agrave la veacuteriteacute pour lautre Enfin lexemple des enfants laquo qui
supposent dabord que tous les hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres raquo14 en
Physique I1 teacutemoigne dun souci laquo peacutedagogique raquo dAristote non dans une perspective
eacutethique ou politique mais dun point de vue scientifique Physique I1 place le thegraveme la
laquo mineure raquo de laquo lenfant apprenant raquo dans lincipit mecircme des eacutecrits scientifiques du Stagirite
Degraves lors que la preacuteoccupation peacutedagogique dAristote est devenue pour nous manifeste par
une lecture du corpus attentive aux deacutetails la question qui se pose neacutecessairement est celle de
son traitement de sa prise en charge quest-ce qui dans les eacutecrits scientifiques dAristote
permet de traiter de prendre en charge ce souci peacutedagogique Cette prise en charge de ce
souci propre agrave la philosophie du Stagirite nous ne lavons pas chercheacutee dans la laquo forme
scolaire raquo des eacutecrits de ce dernier pour reprendre les termes de A Koyreacute car finalement cette
notion est bien trop neacutebuleuse et la deacutetermination de son sens finalement tregraves subjectif ndash
quest-ce quune laquo forme scolaire raquo et pour qui une forme est-elle plus scolaire quune
autre 15 Le traitement de ce souci peacutedagogique nous lavons chercheacute dans la meacutethode
dAristote
Ainsi afin de proposer non une reacuteponse simple et deacutefinitive agrave ce problegraveme mais plutocirct
une hypothegravese une perspective nouvelle quun travail bien plus conseacutequent pourrait affirmer
ou infirmer nous avons premiegraverement interrogeacute le deacutebat contemporain sur les contradictions
meacutethodologiques dAristote en science En questionnant la contradiction entre ce que le
Stagirite nous dit de la meacutethode en science dans les Analytiques (principalement) et la
meacutethode quil suit effectivement dans ses recherches nous avons eacuteteacute ameneacutes agrave interroger la
dialectique aristoteacutelicienne Comme leacutecrit J Brunschwig dans la seconde moitieacute du XXe
siegravecle et face agrave cette contradiction meacutethodologique du corpus laquo beaucoup dexcellents
interpregravetes [de lrsquoœuvre dAristote] ont eacuteteacute ainsi conduits agrave reprendre lexamen des Topiques
14 Aristote Physique trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2002 p7115Sans oublier les nombreuses difficulteacutes que le simple eacutetablissement du texte aristoteacutelicien pose
7
avec lespoir dy trouver quelque chose comme la theacuteorie de sa pratique reacuteelle [en
science] raquo16 Or cest exactement ce que nous avons voulu faire dans ce travail lexamen des
Topiques et une analyse pousseacutee de la meacutethode qui y est deacutecrite la dialectique Cependant
nous navons pas chercheacute laquo une theacuteorie de la pratique raquo scientifique reacuteelle du Stagirite ndash une
telle theacuteorie est absente des Topiques ndash mais nous nous sommes interrogeacutes sur la valeur de la
meacutethode dialectique pour Aristote La dialectique permet-elle de trouver les principes des
sciences comme beaucoup de commentateurs contemporains lont proposeacute Il semblerait
plutocirct qursquoelle ait bien la valeur infra-scientifique de montrer agrave leacutelegraveve dialecticien le laquo chemin
du savoir raquo Le preacutesent travail senracine donc au confluent de deux probleacutematiques Car une
telle valeur peacutedagogique de la dialectique permettrait dune part dapporter une reacuteponse ou
du moins une nouvelle perspective de recherche au deacutebat contemporain sur la meacutethode
dAristote en science en proposant un statut singulier de la dialectique dans le processus
scientifique la dialectique nest pas la meacutethode dAristote en science mais elle est pourtant
neacutecessaire et inseacuteparable de cette derniegravere car elle semble constituer un eacutetat infra-scientifique
Deuxiegravemement lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique si elle est soutenable
permettrait de comprendre comment Aristote prend en charge comment il traite non un
certain laquo souci de soi raquo mais bien un laquo souci peacutedagogique raquo
Nous avons essayeacute de faire de chaque auteur et de chaque commentateur mentionneacute
dans cette eacutetude et il sont nombreux un rouage agrave notre reacuteflexion Si nous semblons plus
insister sur un tel ou une telle plutocirct quun autre (plus sur E Berti que sur M Nussbaum par
exemple) ce nest pas par affiniteacute particuliegravere avec leurs penseacutees ou leurs thegraveses mais bien
parce quil viennent jouer un rocircle preacutecis agrave un moment donneacute dans notre reacuteflexion Chaque
auteur et commentateur mentionneacute permet de relancer notre interrogation de critiquer notre
premier point de vue ou perspective sur notre problegraveme de laquo deacutepasser une aporie raquo
Cependant malgreacute le nombre darticles utiliseacutes et de commentaires eacutetudieacutes nous nous
sommes efforceacutes dans notre derniegravere partie de donner plus dimportance au texte dAristote
dans sa lettre Car ce travail ne se veut pas ecirctre un examen de la Glose aristoteacutelicienne au
XXe siegravecle mais bien une eacutetude sur Aristote et sur limportance de la peacutedagogique dans sa
theacuteorie du savoir scientifique importance qui deacutetermine selon nous la meacutethode effective
quil suit dans ses recherches Ce thegraveme laquo mineur raquo de lenseignement de lapprentissage du
rapport entre le professeur et leacutelegraveve cette laquo mineure raquo de la peacutedagogique qui se reacutevegravele de
maniegravere clairsemeacutee dans le corpus ne constitue-t-elle pas finalement lun des accords majeurs
des textes scientifiques dAristote
16 Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967 In-troduction p XVII
8
Le symposium aristotelicum de 1960 intituleacute Aristote et les problegravemes de meacutethode
atteste dune preacuteoccupation grandissante au XXe siegravecle des commentateurs agrave propos de la
meacutethodologie dAristote dans ses recherches scientifiques et philosophiques quelles soient
physiques meacutetaphysiques ou eacutethiques Pierre Aubenque en guise douverture aux
communications dudit symposium formule ce problegraveme de maniegravere tregraves claire
Cest devenu aujourdhui une constatation presque banale bien quelle aille agrave
lencontre dune tradition qui senracine chez les premiers commentateurs grecs que les
ouvrages meacutetaphysiques physiques ou biologiques dAristote ne sont pas du point de
vue meacutethodologique une pure et simple laquo application raquo des regravegles logiques preacutesenteacutees
dans les Seconds Analytiques comme le canon de la science17
Il semble en effet y avoir une contradiction meacutethodologique entre la meacutethode scientifique
telle quelle est exposeacutee dans une partie non neacutegligeable de lOrganon et la pratique
scientifique quAristote exerce en acte dans ses diverses recherches et qui paraicirct laquo suivre un
autre chemin raquo Des ouvrages tels que la Physique le De Caelo ou encore le De Anima
dessinent une voie alternative laquo a second standard for inquiry raquo pour reprendre les mots de
Robert Bolton18 cest-agrave-dire une autre meacutethode de recherche en science apparemment
contradictoire avec le laquo chemin naturel raquo de la connaissance exposeacute dans les Analytiques
Mais agrave quoi peut bien tenir cette diffeacuterence de meacutethode De quelle nature est cette
contradiction entre la theacuteorie et la pratique scientifique dans le corpus aristoteacutelicien
Paul Moraux constate dans son introduction au De Caelo que laquo la part reacuteserveacutee agrave la
sensation et agrave lobservation est bien moins importante que ne le laisserait attendre la theacuteorie
eacutenonceacutee dans les Analytiques raquo Le commentateur remarque eacutegalement que laquo lobservation
sensible raquo pratique que les Analytiques placent au point de deacutepart de la meacutethode scientifique
est souvent deacutelaisseacutee dans le De Caelo au profit de laquo deacuteductions logiques rigoureuses raquo ou
encore de laquo consideacuterations dialectiques raquo19 La non adeacutequation de meacutethode entre la theacuteorie et
la pratique aristoteacutelicienne en science tiendrait-elle agrave cette dualiteacute entre laquo perception
sensible raquo et laquo dialectique raquo
Cest en effet ce que confirme encore reacutecemment R Bolton qui axe dans une
approche historique de laristoteacutelisme contemporain ce deacutesaccord des commentateurs agrave
propos de la meacutethode dAristote autour de ces deux pocircles la meacutethode empirique dune part
et la meacutethode dialectique dautre part
Traditionnellement les interpregravetes ont trouveacute satisfaisante lideacutee que la meacutethode
quAristote avait en vue dans ses ouvrages de science eacutetait empirique alors mecircme
17Pierre Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethodePublications universitaires de Louvain ndash Beatrice-Nauwelaerts Louvain-Paris 1961 p 3
18Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C WilbergNew perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51-82
19Paul Moraux laquo La meacutethode dAristote dans leacutetude du ciel raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethode p181 Article retranscrit dans lintroduction de P Moraux au De Caelo Les Belles Lettres Paris 1965
9
quils le critiquaient sur ce point La geacuteneacuteration actuelle a complegravetement renverseacute ce
verdict La Physique en particulier est maintenant communeacutement consideacutereacutee comme le
paradigme de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique entendue comme une
technique de recherche largement conceptuelle ou a priori approprieacutee agrave la
philosophie en tant quelle est opposeacutee aux recherches les plus empiriques que nous
regardons aujourdhui comme typiquement scientifiques20
R Bolton parle ici de laquo meacutethode empirique raquo en tant quelle repose sur lexpeacuterience que nous
avons des pheacutenomegravenes sensibles Mais la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques est comme
nous le verrons agrave la fois empirique et analytique cest-agrave-dire aussi laquo deacutemonstrative raquo Et en
effet tenir cette meacutethode pour le laquo canon de la science raquo cest risquer de se rendre sourd agrave la
pratique effective dAristote dans ses recherches Car celles-ci suivent effectivement un autre
chemin en apparence plus laquo dialectique raquo Si lon essaye dans un premier temps de
comprendre la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques agrave travers les textes dAristote mais aussi
agrave travers la lecture quen ont fait diffeacuterents commentateurs il apparaicirct alors que le fait pour
lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes modernes et contemporaines davoir mis laccent sur
cette meacutethode empirique a entraicircneacute de facto la deacutevaluation de la meacutethode dialectique et son
rejet presque total en dehors de la laquo citadelle de la science aristoteacutelicienne raquo Si les data de la
perception sensible qui constituent le mateacuteriaux primaire de la meacutethode empirique ont une
valeur eacutepisteacutemologique et permettent de fonder le discours les laquo opinions admises raquo qui ont
quant agrave elles le mecircme rocircle de mateacuteriau primaire dans la meacutethode dialectique se sont vues en
effet exclues de toute preacutetention veacuteritablement scientifique
Partant faire de cette meacutethode empirico-analytique le canon meacutethodologique de la
science ce serait rendre impossible la tacircche de rendre compte de lusage quAristote semble
faire de la dialectique dans ses recherches proprement scientifiques A moins peut-ecirctre
deacutelargir la deacutefinition du mot laquo pheacutenomegravene raquo chez le Philosophe aux opinions admises elles-
mecircmes comme lont proposeacute des commentateurs tels que G E L Owen et les tenants de ce
que nous pouvons nommer apregraves lui le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes
contemporaines Si lἔνδοξον cest-agrave-dire selon la traduction de J Brunschwig laquo lopinion
admise raquo21 accegravede au statut de pheacutenomegravene agrave part entiegravere la dialectique ne peut-elle pas degraves
lors ecirctre reacuteeacutevalueacutee et se voir attribuer un rocircle eacutepisteacutemologique fort Voire mecircme celui
fondamental dacceacuteder aux premiers principes des sciences Mais avant de proposer une
reacuteponse agrave ces question il nous faut premiegraverement comprendre dune part ce que peut ecirctre ce
laquo canon de la science raquo dont parle P Aubenque dautre part montrer comment une lecture
radicalement trop empiriste de la meacutethode aristoteacutelicienne du savoir se rend effectivement
20Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in Science Dia-lectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 224
21Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967
10
aveugle agrave lusage quAristote fait de la dialectique en science enfin il nous exposer la nature
du deacutebat eacutemergeant au XXe siegravecle agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin den
comprendre preacuteciseacutement tous les enjeux car de ce problegraveme de meacutethode deacutecoule
eacuteminemment la deacutefinition mecircme que nous pouvons proposer du savoir scientifique
aristoteacutelicien
Dessinons donc dans un premier temps ce modegravele laquo canonique raquo du savoir
scientifique selon les Analytiques il appert effectivement que celui-ci est trop rigide pour
prendre en charge la meacutethode effective dAristote en science Mais alors pourquoi
Avant toute consideacuteration plus preacutecise sur ce quest le savoir scientifique chez
Aristote notons que la science entretient dans le corpus aristoteacutelicien des liens eacutetroits avec
la philosophie En effet en Meacutetaphysique α Aristote eacutecrit laquo On a raison aussi dappeler la
philosophie science de la veacuteriteacute [hellip] En effet sils examinent comment sont les choses les
praticiens [de la science] en eacutetudient non la cause par soi mais la cause relative au cas
preacutesent raquo22 Science et philosophie eacutetudient donc laquo comment sont les choses raquo Cependant la
distinction agrave eacutetablir entre science et philosophie procegravede dun degreacute diffeacuterent de geacuteneacuteraliteacute De
plus selon lentreacutee laquo Philosophie raquo du Vocabulaire technique et critique de la philosophie
φιλοσοφία est en grec et plus preacuteciseacutement chez Aristote le laquo Savoir rationnel la science au
sens le plus geacuteneacuteral du mot raquo23 Lobjet dune science est donc un objet particulier consideacutereacute
dans un genre particulier alors que celui de la philosophie semble plus geacuteneacuteral Il est degraves lors
difficile de consideacuterer ces deux notions de maniegravere bien distincte et lorsque nous traiterons
dans les pages qui suivent des eacutecrits dits laquo scientifiques et philosophiques raquo du Stagirite la
diffeacuterence entre ces deux termes tiendra surtout agrave un degreacute de geacuteneacuteraliteacute
Nonobstant le savoir scientifique [τὸ ἐπίστασθαι] procegravede dapregraves le Stagirite en
deux temps celui de lrsquoacquisition et celui de la deacutemonstration Ainsi dans les Analytiques
qui selon P Aubenque posent laquo les regravegles logiques raquo comme laquo canon de la science raquo24
Aristote place la perception sensible au fondement de lacquisition des premiers principes
neacutecessaires agrave la deacutemonstration aux fondements donc de lἐπίστασθαι Ces deux moments
du savoir scientifique justifient alors une lecture empirique et analytique de la meacutethode du
Stagirite en science analytique eacutetant entendu ici au sens aristoteacutelicien du terme agrave savoir
comme la laquo science deacutemonstrative raquo Cette science est une theacuteorie geacuteneacuterale de la deacuteduction
du syllogisme soit dun laquo discours dans lequel certaines choses ayant eacuteteacute poseacutees une chose
22Aristote Meacutetaphysique trad Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p114 993b19-20
23Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Presses Universitaires de FranceQuadrige Paris 2002 p 774 nous soulignons
24Expression citeacutee en page 10
11
distincte de celles qui ont eacuteteacute poseacutees sensuit neacutecessairement du fait que ces choses sont raquo25
Ce discours scientifique se fondant originellement parlant sur lexpeacuterience que nous avons
des pheacutenomegravenes perccedilus
En effet sil est une chose sur laquelle de nombreux commentateurs dAristote
semblent saccorder cest sans doute celle-ci pour le Stagirite le savoir scientifique se
comprend comme une eacutetiologie En effet les Seconds analytiques posent de maniegravere
liminaire que connaicirctre scientifiquement cest connaicirctre la ou les causes du pheacutenomegravene
Nous pensons connaicirctre scientifiquement chaque chose au sens absolu et non pas agrave la
maniegravere sophistique par accident lorsque que nous pensons connaicirctre la cause du fait de
laquelle la chose est savoir que cest bien la cause de la chose et que cette chose ne peut
pas ecirctre autrement quelle nest26
Et la Physique souvre sur une reacuteaffirmation de ce savoir scientifique comme connaissance de
la cause (ou des causes) exposeacutee dans les Seconds analytiques I2
Puisque connaicirctre en posseacutedant la science reacutesulte dans toutes les recherches
dans lesquelles il y a des principes des causes ou des eacuteleacutements du fait que lon a un
savoir de ces principes causes ou eacuteleacutements (en effet nous pensons savoir chaque
chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premiegraveres ses principes
premiers et jusquaux eacuteleacutements) il est eacutevident que pour la science portant sur la nature
aussi il faut deacuteterminer dabord ce qui concerne les principes27
Sans nous appesantir ici sur les nuances entre laquo principes raquo laquo causes raquo et laquo eacuteleacutements raquo
exposeacutees notamment en Meacutetaphysique Δ ndash car Aristote semble ici user de ces termes comme
de synonymes ndash ni non plus sur le nombre de causes que peut avoir une chose ou un
pheacutenomegravene la premiegravere question qui se pose au primo-lecteur dAristote est sans doute celle
de savoir comment atteindre ces principes ces causes et ces eacuteleacutements Comment donc
connaicirctre scientifiquement
Aristote expose immeacutediatement sa meacutethode pour connaicirctre scientifiquement la nature
dans la suite immeacutediate de Physique I1
Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour nous agrave ce
qui est plus clair et plus connu par nature en effet ce ne sont pas les mecircmes choses
qui sont connues pour nous et absolument Cest pourquoi il est neacutecessaire de
progresser de cette maniegravere de ce qui est plus obscur par nature mais plus clair pour
nous vers ce qui est plus clair et plus connu par nature28
Mais degraves lors quest-ce qui est laquo plus connu et plus clair pour nous raquo Les Seconds
analytiques donnent une reacuteponse tout agrave fait preacutecise ce qui est laquo plus connu pour nous raquo cest
ce qui est laquo proche de la perception raquo
25Aristote Premiers Analytiques trad M Crubellier GF Flammarion Paris 2014 p 52 I1 24b1826Aristote Seconds analytiques trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2005 p 67 I2 9-1227Aristote Physique trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2000 p69-70 I1 184a10-1628Ibid 184a16-21
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En effet ce nest pas la mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour
nous raquo ni que laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo Jappelle anteacuterieur et
mieux connu pour nous ce qui est plus proche de la perception [τῆς αἰσθήσεως] alors
que ce qui est anteacuterieur et mieux connu absolument en est plus eacuteloigneacute29
Ainsi la meacutethode exposeacutee en Physique I1 semble univoque il faut progresser [προάγειν]30
depuis la sensation [κατὰ τὴν αἴσθησιν]31 et les laquo principes causes ou eacuteleacutements raquo quil nous
faut rechercher pour connaicirctre scientifiquement la nature sont laquo principes causes ou
eacuteleacutements raquo des pheacutenomegravenes sensibles Ce qui est plus connu pour nous est ce qui tombe sous
la sensation lobjet perccedilu
En outre Aristote reacuteitegravere de nombreuses fois limportance de la perception dans le
processus scientifique En Topiques VI par exemple le Stagirite explique que le cube est
mieux connu pour nous que les surfaces les lignes et les points qui les composent laquo Mais
pour nous cest linverse qui se produit parfois car le solide tombe au plus haut point sous la
sensation [ὑπὸ τὴν αἴσθησιν] la surface le fait plus que la ligne et la ligne plus que le
point raquo32 Le point eacutetant eacuteleacutement de la ligne la ligne de la surface la surface du cube il faut
progresser pour connaicirctre les premiers principes causes ou eacuteleacutements depuis ce qui tombe
sous le sens agrave savoir le cube immeacutediatement perccedilu vers ce qui en est le plus eacuteloigneacute le point
comme eacuteleacutement dudit cube Encore dans le De Caelo Aristote soutient la spheacutericiteacute de la
terre en partie gracircce agrave lobservation des eacuteclipses de lune quil comprend ecirctre linterposition de
la terre entre la lune et le soleil laquo On sen aperccediloit encore dit-il gracircce aux pheacutenomegravenes qui
tombent sous les sens [τῶν φαινομένων κατὰ τὴν αἴσθησιν] raquo33 Le savoir scientifique
commence donc et cest une reacutecurrence dans les Analytiques mais aussi souvent dans les
recherches scientifiques du Stagirite par la perception [αἴσθησις]34
Ou plus preacuteciseacutement si lon considegravere des textes tels que les Seconds analytiques
II19 ou la Meacutetaphysique A1 le savoir scientifique commence par lexpeacuterience acquise
cest-agrave-dire par la reacutepeacutetition de la perception sensible En effet il serait malvenu de consideacuterer
la perception comme une connaissance scientifique en elle-mecircme la perception nest que le
moyen inneacute et en mecircme temps lorigine la racine par laquelle nous pouvons connaicirctre
scientifiquement Cest pourquoi dans les Seconds analytiques I31 Aristote explique quil
nest pas laquo possible non plus davoir une connaissance scientifique par la perception raquo Car la
29 Seconds analytiques I2 71b33-72a430Physique 184a1931Ibid 184a24-2532Aristote Topiques Tome II trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 p 50 141b9-1233Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1965 p 100 II14 297b24-2534Pierre Pellegrin traduit αἴσθησις par laquo perception raquo (Seconds analytiques I2 71b33-72a4) Jacques
Brunschwig traduit ce terme par laquo sensation raquo (Aristote Topiques 141b9-12)Cette ambiguiumlteacute est mainte-nue par le Grand Bailly p 40 laquo faculteacute de percevoir par les sens sensation raquo Face agrave cette ambiguiumlteacutenous utilisons laquo perception raquo et laquo sensation raquo comme des synonymes
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seule perception noffre pas laquo luniversel [καθόλου] cest-agrave-dire ce qui concerne tous les
cas raquo35 Nous ne percevons un pheacutenomegravene preacutecis que dans un temps et un lieu donneacutes donc
nous ne percevons que de la singulariteacute or pour Aristote il ny a de science possible que du
geacuteneacuteral Et cest preacuteciseacutement la reacutepeacutetition du singulier donneacute par la perception sensible qui
offre lrsquoexpeacuterience de la geacuteneacuteraliteacute
Cependant ce passage des Seconds analytiques I31 pourrait poser problegraveme au
regard de ce que dit Aristote en Physique I1 agrave propos des laquo ensembles confus raquo perccedilus
immeacutediatement quil comprend alors comme καθόλου cest-agrave-dire universel Le sens
καθόλου peut sembler ambigu
Cest pourquoi il faut aller des universels aux particulier car la totaliteacute est plus connue
selon la sensation et luniversel [καθόλου] est une certaine totaliteacute en effet
luniversel comprend plusieurs choses comme partie36
Ce texte semble bien contredire la doctrine des Seconds analytiques selon laquelle laquo les
choses universelles [τὰ καθόλου] sont plus eacuteloigneacutees de la perception raquo37 Mais R Bolton a
tregraves bien mis en eacutevidence que luniversel dont il est question en Physique I1 est justement le
laquo premier universel raquo des Seconds analytiques II19 cest-agrave-dire luniversel qui est laquo ἐν τῇ
ψυχῇ raquo38 Le point de deacutepart de la meacutethode scientifique deacutefini en Physique I1 cest-agrave-dire
lobjet de la sensation est dit καθόλου laquo parce quagrave ce niveau notre entendement embrasse
beaucoup de choses jusquici non encore distingueacutees raquo39 Le cube des Topiques VI peut se
dire καθόλου dans un certain sens car il est dabord un laquo ensemble confus raquo de points de
lignes et de surfaces Gracircce au travail R Bolton nous pouvons interpreacuteter de maniegravere unitaire
la meacutethode exposeacutee en Physique I1 et dans les Seconds Analytiques II19 le premier
paragraphe de la Physique ne contredit donc pas mais reacuteactive la doctrine des Analytiques Le
mateacuteriel le plus primaire du savoir scientifique est et reste la totaliteacute des pheacutenomegravenes perccedilus
par les sens le donneacute immeacutediat de lαἴσθησις qui peut ecirctre dit laquo καθόλου raquo puisquil est en
premier lieu confus meacutelangeacute puisque les data du sensible sont laquo συγκεχυμένα raquo40 et quil
faut les diviser les distinguer les analyser pour que ces ensembles deviennent moins confus
et que leurs principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus Enfin lαἴσθησις semble si
importante dans la meacutethode aristoteacutelicienne41 du savoir scientifique que lignorance est due
selon Aristote dans les Seconds analytiques I18 agrave un manque de connaissance sensible car
35Premiers analytiques 87b28-3236Physique 184a23-2637Seconds analytiques I2 72a438100a739Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les science de la nature Physique I raquo in Science dialec-
tique et eacutethique chez Aristote Peeters Louvain-La-Neuve 2010 p22540Physique 184b2241En effet beaucoup de textes des Seconds analytiques posent la perception sensibles agrave la base du proces-
sus scientifique Citons de maniegravere non exhaustive I31 II2 et II19
14
laquo si une perception manquait un savoir scientifique manquerait aussi raquo42
Les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes perccedilus viennent donc agrave ecirctre
connus par une progression ou un processus qui va de ce qui est plus clair et plus connu pour
nous les data de la perception agrave ce qui est plus clair et plus connu par nature lesdits
principes Or ce processus est preacuteciseacutement ce quAristote nomme linduction [ἡ ἐπαγωγή]
Certes Franccediloise Caujolle-Zaslawsky a tregraves bien expliqueacute que le sens de ἐπαγωγή chez
Aristote peut sinterpreacuteter diffeacuteremment en fonction dune part du contexte dans lequel
Aristote use de ce terme dautre part du sens quil peut avoir dans le laquo commun raquo ou encore
en fonction du sens technique que les eacuterudits philosophes ou savants ont pu lui confeacuterer
anteacuterieurement (Platon par exemple) Lἐπαγωγή peut degraves lors ecirctre chez Aristote
agrave la fois un processus menant agrave un acte instantaneacute dintuition (la perception mentale
dun universel par exemple dune regravegle applicable agrave tous les cas particuliers de
mecircme sorte) un proceacutedeacute (la meacutethode qui sappuie sur le comportement des cas
particuliers concrets) un point de deacutepart vers luniversel (diffeacuterent de
leacutetablissement des preacutemisses du syllogisme)43
Le sens de lἐπαγωγή aristoteacutelicienne est donc pluriel Par exemple linduction peut ecirctre aussi
comprise comme un laquo mode drsquoargumentation logique raquo diffeacuterent de la deacuteduction Citons lun
des seuls passages dans lequel le Stagirite traite de linduction assez longuement les
Premiers analytiques II 23
laquo Linduction donc ou la deacuteduction qui provient dune induction consiste agrave deacuteduire
au moyen de lun des deux termes que lautre est le cas pour le moyen [hellip] Crsquoest une
deacuteduction de cette sorte qui eacutetablit la preacutemisse premiegravere et immeacutediate En effet pour
les propositions qui acceptent le moyen terme la deacuteduction se fait gracircce agrave un moyen
terme mais pour celles qui nrsquoen admettent pas par induction raquo44
Linduction pourrait donc necirctre quun mode dargumentation logique Dailleurs les Topiques
I12 font mention de laquo deux espegraveces de raisonnements dialectiques raquo la deacuteduction et
linduction Cependant plus largement nous pouvons fonder une interpreacutetation de linduction
comme laquo proceacutedeacute qui consiste agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes
universels raquo45 Car peut-ecirctre que ce quil faut surtout retenir de linduction pour en deacuteterminer
le sens geacuteneacuteral cest quelle est laquo plus claire agrave nos yeux raquo46 plus persuasive laquo au commun raquo
plus compreacutehensible selon la sensation car allant du particulier perccedilu agrave luniversel conccedilu Et
le fait quAristote traite de linduction comme dun syllogisme dans ce contexte des Premiers42Seconds analytiques 81a38-3943Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Eacutetude preacuteparatoire agrave une interpreacutetation du sens aristoteacutelicien
dἐπαγωγή raquo in Biologie logique et meacutetaphysique chez Aristote actes du seacuteminaire CNRS - N S F tenuagrave Oleacuteron du 28 juin au 3 juillet 1987 Ed Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Eacuteditions du centre nationalde la recherche scientifique Paris 1990 p 373
44Premiers analytiques 69a3045Topiques 105a13-1446David Ross Aristotle Eacuteditions des Archives Contemporaines Paris 2000 p 52 Ross cite ici les Pre-
miers analytiques 68b35
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analytiques ne serait selon D Ross quun effet laquo collateacuteral raquo agrave sa deacutecouverte du syllogisme
Linduction est essentiellement pour Aristote un proceacutedeacute non de raisonnement mais
dintuition directe supposant psychologiquement lintermeacutediaire dune vue densemble
de cas particuliers Mais dans les Premiers analytiques linteacuterecirct quil eacuteprouve pour sa
nouvelle deacutecouverte le syllogisme lrsquoamegravene agrave traiter linduction comme un syllogisme
et par conseacutequent agrave la consideacuterer particuliegraverement dans sa forme la moins importante
celle dans laquelle lexamen des cas particuliers est exhaustif47
Linduction nest pas quun mode dargumentation mais principalement un proceacutedeacute pour
connaicirctre Et cest une compreacutehension de linduction qui est tregraves largement admise Selon
MM Pellegrin et Crubellier le terme drsquoinduction en tant que processus qui va du particulier
(qui peut-ecirctre dit laquo universel en nous raquo) agrave lrsquouniversel est employeacute par Aristote laquo pour deacutesigner
la faccedilon dont nous prenons connaissance drsquoun fait lorsqursquoil est hors de porteacutee de nos sens ou
geacuteneacuteral raquo48 En effet selon les Seconds analytiques II19 laquo Il est donc clair que nous
prenons neacutecessairement connaissance des termes premiers par induction [ἐπαγωγή] En effet
la perception produit ainsi en nous lrsquouniversel raquo49 Ainsi dans son deacutebat entretenu avec les
Eleacuteates agrave propos de lexistence du mouvement en Physique I2 Aristote pose que laquo pour
nous raquo lexistence de choses mues naturellement cest-agrave-dire le principe de la physique est
laquo claire par induction raquo50 R Bolton partage dailleurs cette conception de linduction quil
considegravere comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo laquo Car tout apprentissage par le
raisonnement inclut le fait den venir agrave connaicirctre quelque chose en linfeacuterant agrave partir de ce qui
est preacutealablement connu qui de ce fait fournit une justification adeacutequate de ce qui est infeacutereacute
[hellip] raquo51 Et ce qui est preacutealablement connu soit le laquo donneacute au preacutealable raquo ce sont les data de
la perception Encore Joseph Moreau eacutecrit dans un registre diffeacuterent agrave propos de la
deacutecouverte de lrsquoessence drsquoune chose qui ne peut ecirctre ni poseacutee a priori ni eacutetablie
deacutemonstrativement laquo La deacutecouverte de lrsquoessence est une opeacuteration inductive qui se ramegravene
agrave la recherche de la cause raquo52 Linduction ouvre agrave la connaissance des principes qui sont
laquo hors de porteacutee raquo des sens plus clairs par nature mais plus obscurs pour nous car non
immeacutediatement connaissables Linduction semble donc ecirctre le meacutediat entre la connaissance
de ce qui est mieux connu pour nous et la connaissance de ce qui est mieux connu par nature
Ainsi cette lecture de linduction comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo agrave partir des
choses perccedilues peut se fonder sur un autre passage des Seconds analytiques I 13 dans lequel
Aristote est tout agrave fait univoque laquo Admettons cette derniegravere proposition par induction crsquoest-
47Ross Ibidem p 5648Pellegrin Crubellier Aristote le philosophe et les savoirs Seuil Paris 2002 p 9849Le fameux laquo universel raquo ἐν τῇ ψυχῇ confu car meacutelangeacute 100b350185a12-1451Robert Bolton op cit p24152Joseph Moreau laquo Aristote et la veacuteriteacute anteacutepreacutedicative raquo Symposium Aristotelicum Louvain 1960 in
Aristote et les problegravemes de meacutethode p 31 nous soulignons
16
agrave-dire par perception raquo53
Le savant connaicirct donc les principes et les causes gracircce agrave linduction qui commence
par lexpeacuterience due agrave la reacutepeacutetition du fait sensible Ainsi se dessine peu agrave peu le canon
aristoteacutelicien du savoir scientifique Mais quel est laquo le moteur raquo mecircme de linduction
Comment celle-ci fonctionne-t-elle Aristote donne aussi la reacuteponse agrave cette question en
Physique I1 laquo Mais ce qui est dabord eacutevident et clair pour nous ce sont plutocirct les ensembles
confus mais ensuite agrave partir de ceux-ci deviennent connus pour qui les divise leurs
eacuteleacutements et leurs principes raquo54 Les principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus pour
ceux qui divisent [διαιροῦσι] les laquo ensembles confus raquo de la perception La meacutethode
scientifique aristoteacutelicienne est donc une meacutethode empirique de division de distinction le
scientifique infegravere par distinction les principes il distingue [διορίζει] les divers eacuteleacutements
principes ou causes depuis les ensembles confus perccedilus Autrement dit il les analyse Et cest
gracircce agrave ce dernier point que nous pouvons nommer la meacutethode canonique du savoir
scientifique comme une meacutethode agrave la fois laquo empirique raquo puisquelle se fonde sur lrsquoexpeacuterience
reacutepeacuteteacutee de la perception sensible mais aussi laquo analytique raquo puisquelle analyse les laquo ensemble
confus raquo la meacutethode aristoteacutelicienne en science est donc bien laquo empirico-analytique raquo
Mais laquo analytique raquo peut sentendre aussi dans un second sens si nous comprenons que
linduction nest quun moment de la meacutethode scientifique En effet le savoir scientifique
aristoteacutelicien semble inseacuteparable dune theacuteorie de la deacuteduction Lrsquoinduction hors du seul
champ syllogistique et en tant que meacutethode de recherche agrave partir des laquo ensembles confus raquo
est le laquo mouvement symeacutetrique raquo55 de la deacuteduction qui elle part de preacutemisses premiegraveres
(laquo dans un certain sens raquo) pour arriver agrave la conclusion mais qui est surtout preacutesenteacutee comme
la preuve de lrsquoacquisition effective du savoir desdites preacutemisses ou encore comme la
formalisation de ce savoir son laquo organisation logique raquo Si lrsquoinduction est un mouvement vers
la connaissance des causes agrave partir du perccedilu la deacuteduction en tant que mouvement inverse
reacutesulte du savoir effectif de la cause qursquoelle pose comme preacutemisse syllogistique La deacuteduction
doit attester de lrsquoeacutetat de connaissance scientifique dans lequel est le savant Pour que la
deacutemonstration soit scientifique crsquoest-agrave-dire atteste drsquoun eacutetat de connaissance scientifique
actuel et soit apodictique soit dont la conclusion est neacutecessaire et donc fondeacutee
[Les preacutemisses de la deacutemonstration] doivent ecirctre causes de la conclusion mieux
connues qursquoelle et lui ecirctre anteacuterieures causes parce que nous avons un savoir
scientifique de quelque chose seulement quand nous en savons la cause
anteacuterieures puisqursquoelles sont causes et deacutejagrave connues non seulement en eacutetant
saisies au second sens mais aussi par le fait qursquoon sait qursquoelles sont Par
ailleurs laquo anteacuterieur raquo et laquo mieux connu raquo ont deux sens En effet ce nrsquoest pas la5378a3554184a22-23 nous soulignons55Pellegrin Crubellier op cit p 98
17
mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour nous raquo ni que
laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo56
Or crsquoest justement cette distinction fondamentale de ces deux sens de laquo anteacuterieur raquo et de
laquo mieux connu raquo qui permet aussi drsquoentendre la diffeacuterence entre induction et deacuteduction ce
sont deux aspects compleacutementaires de la mecircme meacutethode scientifique qui deacutefinissent
lἐπίστασθαι dans un sens et dans lrsquoautre et qui entretiennent entre eux un rapport de
neacutecessiteacute En effet il est neacutecessaire de connaicirctre les causes premiegraveres des choses pour pouvoir
deacutemontrer scientifiquement une connaissance laquo Que donc il est impossible de connaicirctre
scientifiquement par deacutemonstration si on ne connaicirct pas les principes premiers et immeacutediats
on la dit plus haut raquo eacutecrit encore Aristote57 Ainsi comprise lrsquoinduction est un mouvement
du sujet apprenant qui infegravere les principes agrave partir des data reacutepeacuteteacutes de lαἴσθησις par division
et distinction De la connaissance de la cause deacutecoule donc la capaciteacute agrave construire de
veacuteritables deacutemonstrations scientifiques soit celles proceacutedant laquo de choses vraies premiegraveres
immeacutediates plus connues que la conclusion anteacuterieures agrave elle et causes de la conclusion raquo58
Et la meacutethode empirique dAristote en science se double dun aspect formel dune rigueur et
dune preacutecision quant aux laquo langage scientifique raquo Le savoir empirique de la cause des
pheacutenomegravenes est inseacuteparable dune langue scientifique rigoureusement fondeacutee la
deacutemonstration apodictique du savant qui atteste du savoir scientifique Dailleurs Aristote
explique tregraves preacuteciseacutement dans les Premiers analytiques I31 quil laquo revient agrave lexpeacuterience
de fournir les principes propres de chaque sujet raquo et quagrave partir de ces causes ou principes que
fournit lexpeacuterience laquo une fois que lon a suffisamment eacutetablit les pheacutenomegravenes raquo alors il est
nous est possible laquo de faire apparaicirctre les deacutemonstrations raquo59 Il y a donc bien laquo deux temps raquo
dans le savoir scientifique selon Aristote le temps de lacquisition et celui de la
deacutemonstration Et dans ce double mouvement nous pouvons affirmer que le savoir
scientifique se fonde en tant quactiviteacute de recherche sur lἐμπειρία et sur lαἴσθησις cest-agrave-
dire sur lexpeacuterience la plus immeacutediate que nous ayons des pheacutenomegravenes sensibles
Mais ce double mouvement inductif et deacuteductif neacutepuise pas la deacutefinition du savoir
scientifique aristoteacutelicien En effet Jacques Brunschwig analysant la structure des Seconds
analytiques attire notre attention sur la distinction agrave eacutetablir entre la laquo deacutemonstration raquo et la
laquo science deacutemonstrative raquo Selon lui il ne faut pas effacer les diffeacuterences entre ces deux
notions car
La deacutemonstration est cette forme du syllogisme qui est de telle nature que du fait
que nous la posseacutedons nous avons la science la science deacutemonstrative est ἓξις
ἀποδεικτική leacutetat caracteacuteristique dans lequel se trouve celui qui est en mesure de
56Seconds analytiques I 2 71b29-72a57Seconds analytiques II 19 99b2058Ibid 71b20 et suivantes5946a15 et suivantes
18
deacutemontrer On ne saurait attribuer agrave Aristote une identification pure et simple de la
deacutemonstration et de la science sans le charger dune faute cateacutegorielle quil pouvait
difficilement commettre la deacutemonstration eacutetant une espegravece de syllogisme tombe
sous le genre du λόγος du discours la science deacutemonstrative est lun des eacutetats
mentaux ou intellectuels dans lequel nous sommes lorsque nous nous trouvons en
mesure de dire le vrai Une forme de discours ne saurait ecirctre exactement laquo la mecircme
chose raquo quun eacutetat de la penseacutee60
Partant puisquil ne faut pas commettre une telle laquo faute cateacutegorielle raquo il est neacutecessaire de
comprendre et de tenir pour constant que le savoir scientifique ne se constitue pas simplement
dun corps de doctrines systeacutematique propre agrave un domaine et dont les principes ne peuvent
sappliquer agrave dautres genres Savoir scientifiquement se pense aussi comme un laquo eacutetat raquo acquis
du sujet sachant Cependant cet eacutetat a lui-mecircme une geacuteneacutealogie et procegravede dun autre laquo eacutetat raquo
inneacute celui-ci qui est justement aussi la perception En effet dans les laquo genegraveses raquo du savoir
aristoteacutelicien que sont Meacutetaphysique A1 et les Seconds Analytiques II19 Aristote comprend
quil est dans la nature des hommes de deacutesirer savoir et en donne pour preuve laquo le plaisir
quils prennent aux sensations raquo61 Le savoir la science en tant laquo queacutetat raquo ou laquo ἕξις raquo de
connaissance commence laquo geacuteneacutetiquement raquo par la perception sensible en tant que premier
ἕξις Car cest bien de la reacutepeacutetition des perceptions que naicirct gracircce agrave la meacutemoire lexpeacuterience
(luniversel au repos dans lacircme) puis lart puis la science comme autant deacutetats distincts du
savoir Bien que selon J Brunschwig deacutemonstration et science deacutemonstrative ne soient pas
stricto sens laquo la mecircme chose raquo et que les Seconds analytiques aient deux objets deacutetudes bien
distincts la science deacutemonstrative situeacutee laquo dans le cadre dune theacuteorie geacuteneacuterale de la
science raquo et la deacutemonstration situeacute dans laquo le cadre dune syllogistique geacuteneacuterale raquo62 il nen
appert pas moins que si nous eacutelargissons lanalyse de J Brunschwig au savoir scientifique en
geacuteneacuteral dans la deacutemonstration du savoir comme dans leacutetat du savant la perception joue un
rocircle fondamental Il y a une certaine analogie entre la meacutethode empirico-analytique et leacutetat
du savoir scientifique en tant que ces deux notions entretiennent un lien fondamental et
neacutecessaire avec la perception Les data perccedilus sont agrave la meacutethode empirico-analytique ce que
lἕξις de la perception est agrave lἕξις du savoir scientifique un point de deacutepart
Cest dailleurs ce que soutient deacutejagrave D Ross en 1923 quand ce dernier interroge ce
laquo magnifique compte-rendu du deacuteveloppement continu qui nous megravene de la sensation agrave la
raison raquo63 cest-agrave-dire les Seconds analytiques II19 il considegravere les Analytiques comme
60Jacques Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds Analytiques selon Aristote raquo in Aristotle onscience the laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium aristotelicum held in Padua fromSeptember 7 to 15 1978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 70-71
61Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et A Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p 71 A1 980a21et suivantes
62J Brunschwig Ibidem p8063D Ross op cit p 74-76
19
lexposition du laquo canon de la science raquo dont parle Aubenque en 1960 D Ross commence en
effet par paraphraser la question quAristote sy pose avant de proposer sa compreacutehension de
lappreacutehension des premiers principes chez le Stagirite laquo Quelle est la faculteacute eacutecrit-il par
laquelle nous connaissons [les preacutemisses non connues par la deacutemonstration] et cette
connaissance est-elle acquise ou latente en nous depuis notre naissance raquo64 Lun des enjeux
des Seconds analytiques II19 bien que D Ross nen fasse aucunement mention est de
reacutepondre au paradoxe du Meacutenon qui semblait rendre caduque toute forme de progregraves du
savoir et plus geacuteneacuteralement dapprentissage de connaissances nouvelles
Je comprends de quoi tu parles Meacutenon Tu vois comme il est eacuteristique cet argument
que tu deacutebites selon lequel il nest possible agrave un homme de chercher ni ce quil connaicirct
ni ce quil ne connaicirct pas En effet ce quil connaicirct il ne le chercherait pas parce quil
le connaicirct et le connaissant na aucun besoin dune recherche et ce quil ne connaicirct
pas il ne le chercherait pas non plus parce quil ne saurait mecircme pas ce quil devrait
chercher65
Alors que contre cet laquo eacuteristique argument raquo Socrate deacuteveloppe une theacuteorie de la
reacuteminiscence fondeacutee sur limmortaliteacute de lacircme Aristote propose un autre deacutepassement agrave ce
paradoxe qui passe par la preacutesence inneacute dun eacutetat du savoir et la distinction entre lacte et la
puissance
A partir de la perception donc se produit le souvenir comme nous le disons
et du souvenir de la mecircme chose se produisant un grand nombre de fois lexpeacuterience
En effet plusieurs souvenirs forment une expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience
autrement dit de luniversel tout entier au repos dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses
multiples qui est contenu un et le mecircme en elles toutes est produit un principe de lart
et de la science de lart si cest agrave propos du devenir de la science si cest agrave propos de
leacutetant Effectivement ces eacutetats ne sont pas preacutesents en nous sous une forme distincte
et ils ne sont pas non plus produits agrave partir dautre eacutetats qui nous donnent une
connaissance supeacuterieure mais depuis la perception [hellip]66
Ce deacutepassement du paradoxe du Meacutenon D Ross le comprend ainsi
Il est difficile de penser que cette connaissance [des preacutemisses non connues par
deacutemonstration] qui doit ecirctre la plus certaine de toutes puisse ecirctre en nous depuis notre
origine sans que nous le sachions il est eacutegalement difficile de se rendre compte de la
maniegravere dont si elle nest pas en nous degraves le deacutebut elle peut ecirctre acquise en suite
puisque [hellip] il faudrait quelle le soit sans ecirctre fondeacutee sur aucune connaissance
preacutealable Pour eacutechapper agrave cette double difficulteacute nous devons poser une faculteacute plus
humble agrave partir de laquelle sorigine le deacuteveloppement ulteacuterieur de cette
connaissance67
64D Ross op cit p 74-7565Platon Meacutenon trad Monique Canto-Sperber GF Flammarion Paris 1991 Socrate agrave Meacutenon 80d-e 66Segonds analytiques II 19 traduction P Pellegrin modifieacutee sur laquo ἀπὸ αἰσθήσεως raquo 100a10-1167D Ross p 75
20
Selon D Ross il faut donc fonder le savoir scientifique en tant que ἕξις de celui qui sait les
principes sur une laquo faculteacute plus humble raquo dont il deacutecoulerait comme la fin dun processus
dactualisation dune potentialiteacute Et en guise de reacuteponse au paradoxe du Meacutenon cette faculteacute
originelle au savoir scientifique est justement pour Aristote la perception qui nest pas un
savoir en soi mais une laquo faculteacute raquo propre agrave savoir Et le savoir scientifique est donc une
laquo puissance raquo que le savant actualise en connaissant En effet nous avons en nous comme
tous les animaux une laquo capaciteacute inneacutee de discernement [δύναμιν σύμφυτου κριτικήν] que
lon appelle perception raquo eacutecrit Aristote en Seconds analytiques 99b35 Et toujours selon D
Ross la transition le passage le progregraves de lecirctre humain apprenant agrave travers les diffeacuterents
eacutetats du savoir (perception expeacuterience art et science) laquo est rendu possible par le fait que la
perception elle-mecircme a un eacuteleacutement duniversel nous percevons une chose particuliegravere il est
vrai mais ce que nous percevons en elle ce sont les caractegraveres quelle a en commun avec
dautres choses raquo68
Mecircme si le commentateur est ici quelque peu impreacutecis quant agrave cet laquo eacuteleacutement
duniversel raquo contenu dans la perception retenons simplement que pour D Ross et agrave linstar
de ce que nous pourrions nommer laquo un certain aristoteacutelisme classique raquo faisant de la meacutethode
empirico-analytique le cadre rigide de la science aristoteacutelicienne la perception est bien la
faculteacute fondamentale du savoir aristoteacutelicien laquo Fondamentale raquo tant dans la description de la
meacutethode empirico-analytique qui procegravede de ce qui est mieux connu pour nous selon la
perception vers ce qui est mieux connu par nature que dans la deacutefinition de lἐπίστασθαι en
tant que ἕξις de celui qui sait laquo Faculteacute raquo qui constitue laquo le degreacute le plus bas raquo le fondement
de toute connaissance animale et qui permet par le deacuteveloppement mecircme de celle-ci de cette
laquo capaciteacute raquo [δύναμις] datteindre la science qui constitue laquo le degreacute le plus eacuteleveacute raquo laquo le
dernier et le plus haut produit de la civilisation raquo69 Il semble donc que pour Aristote savoir
scientifiquement est le reacutesultat de lactualisation dune potentialiteacute proprement humaine qui
est celle de connaicirctre la cause des pheacutenomegravenes Ainsi cest finalement un tregraves ancien laquo lieu
commun raquo de laristoteacutelisme que nous venons deacutenoncer un veacuteritable topos des eacutetudes
classiques le mecircme lieu commun que traduit par exemple la fresque de lrsquoEacutecole dAthegravenes
Raphaeumll en 1510 se propose de repreacutesenter Aristote la main grand ouverte vers le sol dans
le sens opposeacute au doigt du Maicirctre cela ne signifie-t-il pas quil est largement admis mais pas
exclusivement quAristote soit un philosophe empiriste
Le canon du savoir scientifique tel que nous le proposent les Analytiques peut donc se
formuler ainsi une fois ce savoir des principes causes ou eacuteleacutements acquis par induction
depuis les donneacutees de la perception depuis lobservation sensible le sujet savant doit pouvoir
68Ibidem69Ibid p 215
21
deacutemontrer ce savoir deacuteductivement respectant les regravegles du syllogisme pour attester du
caractegravere scientifique de lrsquoeacutetat du savoir dans lequel il est Induction et deacuteduction semblent
donc bien meacutethodologiquement pouvoir renvoyer respectivement agrave lrsquoacquisition et agrave la
deacutemonstration du savoir scientifique Et au fondement de cette acquisition comme de leacutetat
du savant repose lἐμπειρία et lαἴσθησις Gracircce agrave ces diffeacuterents textes qui mettent en lumiegravere
le rocircle de ces deux notions fondamentales tant dans la meacutethode pour connaicirctre
scientifiquement que dans la genegravese mecircme du savoir scientifique Aristote a eacuteteacute lu comme un
empiriste Et cette interpreacutetation de la meacutethode dAristote en science court encore aujourdhui
Enfin retenons aussi un point crucial la meacutethode pour connaicirctre scientifiquement semble
profondeacutement lieacutee agrave la deacutefinition mecircme du savoir scientifique et aussi agrave la nature mecircme de
lecirctre humain seul capable de connaicirctre scientifiquement laquo Quest-ce que connaicirctre
scientifiquement raquo et laquo quest-ce quun savant raquo sont des questions qui doivent ainsi ecirctre
poseacutees parallegravelement agrave celle de laquo comment connaicirctre scientifiquement raquo Si nous
comprenons comment connaicirctre nous pouvons eacutetablir ce que cest que connaicirctre et donc ce
que cest quun savant Degraves lors un deacutebat sur la meacutethode drsquoAristote en science comme celui
qui eacutemerge au XXe Siegravecle est un deacutebat dont lenjeu porte aussi sinon essentiellement sur la
deacutefinition mecircme du savoir scientifique aristoteacutelicien
Ainsi nous avons essayeacute de preacutesenter le laquo modegravele canonique raquo de la meacutethode
dAristote Cependant bien que fondeacute sur les textes et largement admis ce modegravele reacutesulte
semble-t-il dun choix celui davoir mis en avant les Analytiques et la meacutethode empirico-
analytique quitte agrave consideacuterer les Topiques et leur objet la meacutethode dialectique comme dune
importance moindre voire nulle dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique Ce
choix davoir surtout lu et plus gravement traduit les eacutecrits physiques meacutetaphysiques
biologiques eacutethiques et politiques avec laquo les lunettes des Analytiques sur le nez raquo et a
fortiori davoir fait de la meacutethode empirico-analytique la meacutethode scientifique laquo par
excellence raquo Cependant ce choix est trop rigide et le modegravele laquo canonique raquo du savoir
scientifique proceacutedant par la meacutethode empirico-analytique rend degraves lors obscure la meacutethode
effective dAristote dans ses recherches scientifiques et notamment les appels reacutecurrents aux
ἔνδοξα aux opinions admises Comment en consideacuterant la meacutethode scientifique dAristote agrave
travers les Analytiques peut-on prendre en charge ces appels aux ἔνδοξα Appels semblant
pourtant constituer les laquo points de deacutepart raquo de la pratique scientifique effective dAristote dans
ses recherches
En effet un tel modegravele poseacute comme laquo canonique raquo a participeacute agrave deacutepreacutecier la meacutethode
dialectique sinon agrave lui refuser tout droit de citeacute dans les sciences Certes le traiteacute des
Topiques pose problegraveme en lui-mecircme Il faut dire que le texte et lobjet de ce traiteacute naident
22
pas agrave en faire une œuvre comme les autres dans le corpus dAristote Sa lecture est rendue
particuliegraverement difficile de par lrsquoaspect collecteacute de son propos mais aussi par le manque de
fil directeur rendant peu clair le but dAristote dans ce dernier J Brunschwig ouvre dailleurs
son introduction aux Topiques par un portrait particuliegraverement deacutepreacuteciatif de ceux-ci tant eu
eacutegard agrave leur forme quagrave leur objet Formellement les Topiques ne sont quune laquo mosaiumlque
deacuteleacutements juxtaposeacutes indeacutependants les uns des autres raquo et leur mode de composition
laquo purement additif ne donne pas plus le sentiment dune œuvre quun tas de brique celui dune
maison raquo70 explique J Brunschwig reprenant un exemple ceacutelegravebre de laristoteacutelisme Quelle
est la fin de ce traiteacute fin qui permettrait une fois deacutetermineacutee den saisir luniteacute formelle
Nous rendre capable de parler correctement de tout avec nimporte qui En effet Aristote le
dit tregraves preacuteciseacutement dans louverture des Topiques
Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables de
raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets qui
peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous auront nous mecircme agrave reacutepondre dune
affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire71
Le projet dAristote est consideacuterable trouver une meacutethode nous rendant capable de raisonner
deacuteductivement sur absolument tous les sujets sans se contredire luniteacute du traiteacute se pense
donc deacutejagrave paradoxalement dans la diversiteacute de son objet et de sa finaliteacute Mais il est surtout
difficile au premier abord de comprendre linteacuterecirct scientifique et philosophique dun tel projet
En effet le traiteacute des Topiques a sans conteste un statut agrave part par rapport agrave des traiteacutes
longtemps consideacutereacutes72 comme laquo veacuteritablement raquo scientifiques tels que la Physique ou le De
Caelo Cependant la forme laquo collecteacutee raquo du traiteacute nexplique pas par elle seule le fait que ce
dernier ait pu ecirctre deacutepreacutecieacute par certains commentateurs car des traiteacutes comme les Politiques
ou encore la Meacutetaphysique ont aussi une forme collecteacutee et une composition laquo fastidieuse raquo
Toujours selon J Brunschwig la meacutediocriteacute apparente des Topiques nest pas uniquement
formelle
Encore pourrait-on pardonner aux Topiques leur forme inorganique et
fastidieuse si seulement leur contenu se montrait par sa porteacutee sa richesse ou sa
profondeur apte agrave en racheter les deacutefauts A premiegravere lecture au moins cet espoir ne
semble malheureusement pas fondeacute73
En effet les Topiques ne sont quune collection de laquo lieux raquo cest-agrave-dire de regravegles ou de
laquo recettes raquo pour se rendre efficace dans une activiteacute bien particuliegravere quest la discussion
dialectique activiteacute que J Brunschwig comprend comme un laquo jeu auquel personne ne joue
plus raquo de nos jours Les Topiques posent donc problegraveme premiegraverement en eux-mecircme par leur70Aristote Topiques op cit Jacques Brunschwig Introduction p VIII71Ibidem p 100a18-2472Mecircme si depuis la seconde moitieacute du XXe siegravecle et les eacutetudes du dialectic turn ces traiteacutes sont consideacute-
reacutes plus ou moins en partie comme laquo dialectiques raquo73J Brunschwig ibidem
23
laquo lourdeur raquo formelle mais aussi par le manque dactualiteacute de leur objet lactiviteacute
dialectique est une activiteacute deacutepasseacutee obsolegravete Et deuxiegravemement la reacuteception mecircme du traiteacute
des Topiques pose eacutepisteacutemologiquement problegraveme si un speacutecialiste tel que J Brunschwig
comprend la dialectique comme un laquo jeu raquo nest-ce pas immeacutediatement quil la considegravere
comme ludique cest-agrave-dire non seacuterieuse donc eacutepisteacutemologiquement infeacuterieure par rapport agrave
lactiviteacute scientifique veacuteritable Or Aristote permet-il quelque part dans ses eacutecrits une telle
compreacutehension de la dialectique 74 Degraves lors luniteacute des Topiques est difficile agrave saisir tant
dun point de vue formel que laquo dieacutegeacutetique raquo et linteacuterecirct de lire ce traiteacute apparaicirct comme
scientifiquement mineur puisque son objet la dialectique est premiegraverement un jeu
deuxiegravemement celui dun autre temps
Eacutetrangement cette obsolescence mentionneacutee par J Brunschwig lieacutee agrave une
deacutepreacuteciation de la dialectique par rapport agrave lactiviteacute scientifique et que J Brunschwig
considegravere surtout comme contemporaine fait sens dune certaine maniegravere avec les thegraveses de
D Ross ou encore de P Aubenque agrave propos de la meacutethode exposeacutee dans les Topiques En
effet mecircme si leurs critiques sont diffeacuterentes par bien des aspects et que la dialectique se voit
surtout disqualifieacutee dun point de vue eacutepisteacutemologique il y a lideacutee commune chez ces deux
commentateurs que la dialectique est un vestige culturel quAristote a lui-mecircme deacutepasseacute et
rendu obsolegravete deacutejagrave dans lAntiquiteacute Lrsquoobsolescence de la dialectique serait une obsolescence
antique et rendue possible par Aristote lui-mecircme
En effet apregraves avoir eacutetudieacute laquo lappreacutehension des principes de la Science raquo science
entendue agrave la fois comme laquo eacutetat raquo de celui qui sait mais aussi comme activiteacute de la recherche
des principes qui une fois acquis seront les preacutemisses de la deacutemonstration et dont le
fondement est la perception D Ross propose une tregraves bregraveve analyse des Topiques et place
immeacutediatement ce traiteacute et son objet la dialectique dans un rapport dinfeacuterioriteacute
eacutepisteacutemologique face agrave la science deacutemonstrative exposeacutee dans les Analytiques Dans son
Aristotle tout se passe comme si D Ross preacutejugeait de linfeacuterioriteacute de la dialectique par
rapport agrave la meacutethode empirico-analytique Cette infeacuterioriteacute eacutepisteacutemologique serait pour le
commentateur lieacutee au projet mecircme du laquo systegraveme raquo aristoteacutelicien Selon lui laquo les Topiques
peuvent ecirctre eacutetudieacutes plus briegravevement raquo75 et effectivement son eacutetude ne deacutepasse pas le livre I
dudit traiteacute Les arguments de cet ouvrage seraient laquo emprunteacutes en grande partie agrave
lrsquoAcadeacutemie raquo et lobjet en serait le seul laquo syllogisme dialectique raquo distingueacute du laquo syllogisme
scientifique en ce que ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates mais simplement
probables cest-agrave-dire telles quelles simposent delles-mecircme soit agrave tous soit agrave la plupart des
74Nous reacutepondrons agrave cette question dans une autre partie et soutiendrons quen effet la dialectique est unjeu Mais ce nest pas pour autant quelle doit ecirctre consideacutereacutee inutile aux sciences et maintenue hors du pro-cessus menant au savoir scientifique
75D Ross op cit p 76 et suivantes
24
gens soit seulement aux sages raquo Les Topiques seraient donc lrsquoextension de la science
deacutemonstrative au syllogisme dialectique qui puisque ce dernier ne se fonde pas sur les
principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes mais sur les opinions admises (ἔνδοξα)
autrement dit puisque laquo ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates raquo naurait de facto
aucune valeur eacutepisteacutemologique
Aristote confirme en outre que deacutemonstrations dialectiques et deacuteductions scientifiques
nont pas le mecircme laquo point de deacutepart raquo76 Si le syllogisme scientifique sappuie sur des
laquo affirmations vraies et premiegraveres raquo cest-agrave-dire des principes induits depuis laquo le tout de la
perception raquo le syllogisme dialectique sappuie quant agrave lui sur lopinion commune lἔνδοξον
qui selon une lecture de laristoteacutelisme qui fait de la meacutethode empirico-analytique le canon
de la science na strictement aucune valeur eacutepisteacutemologique par rapport aux data du perccedilu
qui seuls peuvent fonder le discours Gardons agrave lesprit que selon les Premiers analytiques
I30 laquo il revient agrave lexpeacuterience de fournir les principes propre de chaque sujet raquo comment
degraves lors la dialectique prenant appui sur des laquo ideacutees admises raquo sur de simples opinions
pourrait-elle laquo fournir raquo le moindre principe vrai Cela semble impossible Cependant le
syllogisme dialectique laquo raisonne correctement sur des preacutemisses reacuteellement probables raquo et se
distingue par ce raisonnement correct du syllogisme eacuteristique cest-agrave-dire sophistique77
Partant dune lecture trop radicalement empirique et analytique de la theacuteorie aristoteacutelicienne
du savoir la seule valeur de la dialectique proceacutederait donc du seul entraicircnement agrave raisonner
correctement Mais alors comment comprendre les diffeacuterentes services rendus par le traiteacute des
Topiques et exposeacutes dans ledit traiteacute en I2 101a25-101b4 Pourquoi si la dialectique na
dautre inteacuterecirct que de raisonner correctement Aristote lui reconnaicirct-il plusieurs services lun
laquo gymnastique raquo laquo πρὸς γυμνασίαν raquo un autre servant laquo les contacts avec autrui raquo laquo πρὸς
τὰς ἐντευξεις raquo et un autre enfin laquo inteacuteressant raquo les laquo connaissances agrave caractegravere
philosophiques raquo laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo78
Pour reacutepondre agrave ces questions D Ross court-circuite le texte et ne tient pas compte du
service laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo disqualifiant ainsi toute preacutetention
eacutepisteacutemologique de la dialectique Certes il reconnaicirct tout de mecircme que la dialectique a cette
preacutetendue laquo triple utiliteacute raquo et paraphrasant les Topiques I2 101a25-101b4 il comprend que
la dialectique vaut
laquo 1deg comme gymnastique mentale 2deg pour nous permettre de discuter avec qui que ce
soit au hasard de la rencontre si nous nous sommes preacutealablement familiariseacutes avec
les opinions communes et avec les conseacutequences qui en deacutecoulent nous serons en
76Topiques I1 100a25-100b3077Topiques I1 100b25-101a578Aristote Topiques texte eacutetabli et traduit par Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2009 Nous
suivons ici la traduction de J Brunschwig et eacutenumeacuterons ses services en passant Les trois (ou quatre) ser-vices du traiteacutes des Topiques feront cependant lobjet dune analyse preacutecise agrave la fin de cette eacutetude
25
mesure de discuter avec nimporte qui en partant de ses propres preacutemisses 3deg dans un
inteacuterecirct scientifique mais cet inteacuterecirct est double a) Si nous sommes en eacutetat sur une
question dargumenter agrave la fois pour et contre nous seront dautant mieux reconnaicirctre
le vrai et le faux lorsque nous les rencontrerons et b) les principes premiers des
sciences ne pouvant eux-mecircmes ecirctre deacutemontreacutes scientifiquement pourront ecirctre
approcheacutes par une eacutetude des opinions communes telle que celle que permet la
dialectique79
En effet D Ross fonde son propos sur les Seconds analytiques I3 qui interdisent
logiquement agrave une science de deacutemontrer ses propres principes car toute deacutemonstration
sappuie neacutecessairement sur des preacutemisses connues anteacuterieurement et parce que pour
deacutemontrer les principes dune science il faudrait poser dautres principes degraves lors
deacutemontrables par dautres principes encore et nous reacutegresserions ainsi agrave linfini
Quant agrave nous nous disons que toute science nest pas deacutemonstrative mais au
contraire que celle des immeacutediats ne les deacutemontre pas (et que cela soit neacutecessaire
cest manifeste Car sil est neacutecessaire de connaicirctre les anteacuterieurs cest-agrave-dire ce dougrave
part la deacutemonstration et si on sarrecircte agrave un moment on a les immeacutediats et il est
neacutecessaire quils soient indeacutemontreacutes) Cest lagrave ce que nous disons et nous disons quil y
a non seulement science mais aussi un principe de science par lequel nous
connaissons les termes ultimes80
De plus une science ne peut deacutemontrer une proposition que dans son propre genre sauf dans
le cas ougrave une science comme loptique est subordonneacutee agrave la geacuteomeacutetrie par exemple En
dehors de la subordination il y a incommunicabiliteacute des genres entre les sciences (cest
dailleurs lun des principes canoniques du savoir scientifique aristoteacutelicien exposeacutes dans les
Seconds analytiques I7 75b12-20) La dialectique serait-elle donc cette meacutethode non tenue
agrave lincommunicabiliteacute des genres capable de deacutemontrer les principes de toutes les sciences
que les sciences elles-mecircmes ne peuvent deacutemontrer Aristote deacuteveloppe-t-il dans les
Topiques une meacutethode pouvant gracircce agrave leacutetude des ἔνδοξα consideacuterer critiquer ou peut-ecirctre
mecircme eacutetablir les principes des sciences Cest en effet ce que le Stagirite semble proposer en
exposant lultime service de la dialectique
Mais on peut encore en attendre un service de plus qui inteacuteresse les notions premiegraveres
de chaque science Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant
sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les
principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si
lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune
de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave
elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de
toutes les disciplines81
79D Ross op cit p 77-7880Secondes analytiques I3 72b18-2581101a36-101b4
26
La dialectique semble donc pouvoir entretenir un lien profond avec les principes des sciences
Cependant D Ross refuse agrave la dialectique tout rapport avec lesdits principes Car selon lui
premiegraverement les syllogismes scientifiques et dialectiques nont pas le mecircme fondement
puisque leurs preacutemisses sont diffeacuterentes et que les preacutemisses dialectiques ne sont pas laquo vraies
et immeacutediates raquo et deuxiegravemement dans les Topiques la dialectique ne serait eacutetudieacutee dapregraves
D Ross laquo que selon les deux premiers points de vue raquo agrave savoir comme laquo gymnastique
mentale raquo et pour permettre de laquo discuter avec qui que ce soit raquo Aristote naurait pour ainsi
dire pas assez approfondi dans les Topiques le service preacutetendument rendu par la dialectique
agrave la science dans leacutetude des principes premiers pour lui voir confeacuterer le statut de meacutethode
laquo scientifique raquo Selon D Ross les deux seuls exemples de laquo principes raquo poseacutes par la
dialectique sont le principe de non contradiction et le principe du tiers exclu deacuteveloppeacutes en
Meacutetaphysique Γ82 Tout semble donc se passer comme si Aristote avait entrevu dattribuer agrave la
dialectique un statut eacutepisteacutemologique fort mais quil seacutetait deacutetourneacute de cette ideacutee Le seul
inteacuterecirct que nous pourrions alors tirer de lexercice dialectique semblerait ecirctre celui de nous
laquo entraicircner agrave raisonner raquo agrave deacutemontrer correctement sur des preacutemisses seulement probables
donc exclues du laquo champ raquo strictement scientifique La dialectique ne serait quun laquo bluff raquo
pour apprendre seulement agrave construire des syllogismes corrects mais non scientifiques
puisque lἔνδοξον qui constitue la preacutemisse du syllogisme dialectique na rien de vrai ou du
moins ne semble fonder sur rien
Et pour justifier son propos D Ross avance limportance des Analytiques sur le traiteacute
des Topiques En effet au regard de la conclusion de son laquo analyse raquo cette deacutevaluation de la
dialectique paraicirct particuliegraverement reacuteveacutelatrice dun choix fait par D Ross agrave linstar de
lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes et de laristoteacutelisme classique ayant tregraves largement
deacutelaisseacute la dialectique et lanalyse du traiteacute des Topiques Car ce dernier traiteacute serait selon D
Ross un traiteacute ennuyeux graveleux qui plus est laquo platonicien raquo83 et obsolegravete puisque eacutecrit
par un Aristote encore jeune donc laquo immature raquo mais surtout en contradiction certaine avec
le reste de lOrganon et reacuteveacutelateur dune culture grecque de la discussion apparaissant deacutesuegravete
au regard de la reacutevolution scientifique dont la marche est engageacutee par la meacutethode analytico-
empirique eacutetablie par un Aristote lui-mecircme dans la force de lacircge D Ross eacutecrit en effet
La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolu elle est un des derniers efforts
de ce mouvement de lesprit grec vers une culture geacuteneacuterale cette tentative faite pour se
mettre en mesure de discuter de sujets de tout ordre sans avoir eacutetudieacute les premiers
principes qui sy rapportent en propre et que nous connaissons sous le nom de
mouvement sophistique Ce qui distingue Aristote des sophistes du moins tels quils
ont eacuteteacute deacutepeints par lui et par Platon cest que son but eacutetait daider ses auditeurs et ses82Ross op cit p 7883Nous avons vu que Ross considegravere la grande partie des arguments des Topiques comme emprunteacutes agrave
lAcadeacutemie
27
lecteurs non agrave gagner le profit ou la gloire par une fausse apparence de sagesse mais agrave
discuter de toute question aussi senseacutement que cela se peut sans connaissances
speacuteciales Mais il a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont
ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes84
Dans larbre du corpus des œuvres dAristote la dialectique et son support bibliographique
que sont les Topiques seraient donc selon D Ross une branche secondaire malingre faible
et fragile que les autres branches des Analytiques auraient deacutepasseacutee recouverte et eacutetouffeacutee et
qui aurait eacuteteacute tregraves vite abandonneacutee par Aristote lui-mecircme Cette branche dialectique du corpus
aristoteacutelicien serait lessai non abouti leacutebauche lavorton dun savoir de laquo culture geacuteneacuterale raquo
agreacuteable et inteacuteressant dun point de vue infra-scientifique mais eacutepisteacutemologiquement
infeacuterieur car sans fondement vrai dans un laquo systegraveme raquo qui preacutefegravere agrave la simple laquo discussion raquo
deacutevelopper une science empirico-analytique fondant le savoir scientifique sur lexpeacuterience
des data perccedilus et sur une theacuteorie de la deacutemonstration Pour D Ross il semble quAristote
engage gracircce agrave ses Analytiques et par la meacutethode empirico-analytique le mouvement
veacuteritablement scientifique de la penseacutee grecque Comme si au soir dune dialectique
vieillissante le Stagirite proposait un autre modegravele de savoir
Dans une autre perspective et bien quil en tire des conseacutequences bien singuliegraveres P
Aubenque en analysant les diffeacuterences entre la dialectique socrato-platonicienne et la
dialectique aristoteacutelicienne partage avec D Ross une lecture laquo deacutepreacuteciative raquo de la
dialectique au profit de la meacutethode exposeacutee dans les Seconds analytiques La dialectique
naurait selon lui aucun lien avec lessence et serait donc incompatible avec la philosophie
de lecirctre Sappuyant sur les recherches dOctave Hamelin dont il tire sa critique P Aubenque
exclut tout uniment la dialectique de la science et de la philosophie aristoteacutelicienne Elle ne
serait quune laquo logique du vraisemblable deacutesormais parente pauvre dune analytique qui peut
seule fournir le canon dun savoir acheveacute raquo85 Selon O Hamelin citeacute par P Aubenque
Aristote aurait pris le contre-pied du Platon de la Reacutepublique qui faisait de la dialectique la
science universelle et suprecircme et dont la valeur eacutetait eacuteminemment positive
Aristote [hellip] a rangeacute la dialectique du cocircteacute de lopinion et la radicalement et
deacutefinitivement seacutepareacutee de la science ce qui reviendrait agrave affirmer que pour Aristote
laquo il ny a plus rien de commun entre la recherche de la veacuteriteacute et la dialectique raquo86
Pour P Aubenque la dialectique nest laquo quune faccedilon de parler raquo qui laquo se meut au-delagrave des
essences et est donc deacutepourvue de tout point dappui reacuteel qui lui permette davancer raquo87 Si la
philosophie parvenait agrave se constituer comme une science telle que celle-ci est deacutefinie par les
Analytiques laquo le rapport de la science et de la philosophie serait alors analogue agrave celui que la84Ross p 8185Pierre Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote Presse Universitaires de France Paris 1962 Cin-
quiegraveme eacutedition laquo Quadrige raquo Paris 2009 P 295 86P Aubenque Ibid p296 citant Octave Hamelin Le systegraveme dAristote p 23587Ibid p 293
28
dialectique entretient avec toute science particuliegravere qui est decirctre une propeacutedeutique agrave ce
savoir raquo88 Mais la philosophie de lecirctre cest-agrave-dire la meacutetaphysique veacuteritable est introuvable
pour P Aubenque elle est une laquo science rechercheacutee raquo Et tout le tragique du philosophe
meacutetaphysicien dans le systegraveme aristoteacutelicien est justement de ne pas parvenir agrave deacutepasser ce
stade laquo propeacutedeutique raquo
Mais nous avons vu que le savoir universel ne parvenait pas agrave deacutepasser le niveau dune
propeacutedeutique que la philosophie de lecirctre est une science laquo rechercheacutee raquo et qui
seacutepuise dans cette recherche elle-mecircme bref que nous sommes toujours en route vers
la totaliteacute [hellip] Science eacuteternellement rechercheacutee la science de lecirctre en tant quecirctre est
telle que la preacuteparation dialectique devient le substitut du savoir lui-mecircme89
Pour P Aubenque la dialectique nest que le pis-aller le substitut le moment preacuteparatoire
lesquisse dune meacutetaphysique science des sciences parfaite en theacuteorie mais tragiquement
introuvable toujours rechercheacutee condamneacutee justement au stade desquisse Degraves lors au sein
du corpus aristoteacutelicien cette science des sciences ne voit le jour que sous sa forme la plus
preacutecaire la moins scientifique sa forme laquo dialectique raquo cest-agrave-dire preacuteliminaire et
propeacutedeutique Et cest avec de tels arguments que le commentateur sinscrit lui aussi dans
une disqualification profonde et historique de la dialectique aristoteacutelicienne au profit dune
meacutethode analytique et empirique plus laquo veacuteritablement scientifique raquo bien que pour P
Aubenque inaccessible
Limportance de la dialectique dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique
serait donc quasiment nulle puisque elle na semble-t-il theacuteoriquement pas droit de citeacute dans
la science Elle est du cocircteacute de lopinion quand la science doit ecirctre de celui du savoir fondeacute sur
lexpeacuterience des perceptions sensibles sur lobservation des pheacutenomegravenes sur linduction de
leurs principes puis sur la deacutemonstration de propositions Mais il semble quune telle
interpreacutetation de la dialectique soit surtout due agrave un preacutesupposeacute de la part de nos
commentateurs eux-mecircmes En effet quand O Hamelin P Aubenque ou D Ross considegraverent
la dialectique comme un sous-genre de la science voire tout simplement comme une laquo non
science raquo ils fondent leurs critiques justement sur labsence de fondement eacutepisteacutemologique
que peut avoir lopinion cest-agrave-dire sur une critique une deacutevaluation sous-jacente de
lopinion elle-mecircme Et critiquer la dialectique par le fait que celle-ci a pour point de deacutepart
lopinion nest-ce pas lagrave un preacutesupposeacute profondeacutement platonicien Nombreux sont les
passages du corpus platonicien dans lesquels lopinion est critiqueacutee cest dailleurs un topos
philosophique des eacutetudes classiques Monique Dixsaut eacutecrit agrave propos par exemple du
traitement que Socrate fait de lopinion dans le Meacutenon
Dans le Meacutenon lopinion nest pas deacutefinie mais jugeacutee elle est irrationnelle instable
88Ibid89Ibid p 300
29
et neacuteanmoins figeacutee tout le temps que je la fais mienne Semblables aux statues de
Deacutedale les opinions immuables tant quelles sont dans lacircme ne cessent de senfuir
pour laisser place agrave dautres90
Et mecircme si lopinion droite peut ecirctre bonne dans ses conseacutequences notamment dans la
Reacutepublique pour eacuteduquer la caste des gardiens laquo aucune opinion na de valeur en elle-mecircme
Quelle lui vienne par chance ou quelle naisse de la confiance accordeacutee aux savoir des autres
la laquo veacuteriteacute raquo propre de lopinion lui est extrinsegraveque raquo91 Certes Aristote naccorde pas agrave la
dialectique la valeur architectonique de son homologue platonicienne il la range en effet laquo du
cocircteacute de lopinion raquo pour reprendre les mots de P Aubenque Mais lopinion souffre-t-elle
effectivement dune telle deacutepreacuteciation dans le corpus aristoteacutelicien Rien nest moins sucircr
Peut-ecirctre que la dialectique aristoteacutelicienne sest trouveacutee particuliegraverement deacutepreacutecieacutee par nos
diffeacuterents commentateurs justement agrave partir dun preacutesupposeacute platonicien profondeacutement
critique envers lopinion mais peut-ecirctre finalement absent du corpus aristoteacutelicien
Car ce preacutesupposeacute critique envers lopinion qui semble motiver une deacutepreacuteciation de la
dialectique ne tient pas compte et de facto est incapable de rendre compte de lutilisation
massive de celle-ci par Aristote Le problegraveme principal dune lecture trop rigide qui deacutepreacutecie
la dialectique aristoteacutelicienne et lusage de lopinion pour une meacutethode empirico-analytique
veacuteritablement scientifique tient agrave ce quil lui est impossible de rendre compte de la rupture
entre la theacuteorie du savoir scientifique et la pratique effective de la recherche en science dans
les œuvres du Stagirite Peut-on veacuteritablement accepter sans condition les deacuteclarations
dAristote agrave propos de la meacutethode empirico-analytique Si nous consideacuterons que la veacuteritable
meacutethode scientifique est de nature empirique et analytique comment pouvons-nous lire la
somme consideacuterable de textes dans lesquels Aristote commence sa recherche scientifique non
par lexpeacuterience et la perception sensible non par lobservation des pheacutenomegravenes pour en
induire les principes mais par un exposeacute des theacuteories anteacuterieures par une doxographie de ce
que les Topiques nomment preacuteciseacutement des opinions admises des ἔνδοξα
[Un raisonnement deacuteductif] est une deacutemonstration lorsque les points de deacutepart de la
deacuteduction sont des affirmations vraies et premiegraveres [hellip] cest au contraire une
deacuteduction dialectique lorsquelle prend pour point de deacutepart les ideacutees admises [hellip]
sont des ideacutees admises [ἔνδοξα] en revanche les opinions partageacutees par tous les
hommes ou par presque tous ou par ce qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee et pour ces
derniers par tous ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis
comme autoriteacute92
La connaissance que nous avons des philosophies preacutesocratiques nous est donneacutee en tregraves
grande partie par les œuvres dAristote laquo lopinion admise raquo telle quelle est ici deacutefinie par le
90Monique Dixsaut Platon le deacutesir de comprendre Vrin Paris 2012 p 67-6891Ibidem p6892Topiques I1 100a27-100b23
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livre I des Topiques a une place centrale dans le corpus aristoteacutelicien et peut ecirctre aussi dans la
meacutethode effective dAristote dans ses recherches Et en effet consideacuterant les diffeacuterents traiteacutes
scientifiques du Stagirite tels que la Physique le De Caelo le De Anima ou mecircme la
Meacutetaphysique traiteacutes laquo scientifiques et philosophiques raquo au sein desquels nous aurions pu
attendre une stricte application de la meacutethode empirico-analytique il semble que de maniegravere
reacutecurrente voire systeacutematique Aristote ait recours agrave une revue des diffeacuterentes ἔνδοξα sur un
sujet donneacute Alors mecircme que le chapitre 1 du livre I reformule la theacuteorie scientifique des
Analytiques le chapitre 2 de la Physique commence par une analyse des thegraveses preacuteceacutedentes
sur lexistence ou la non existence du mouvement Aristote eacutetudie les thegraveses des Eleacuteates et des
diffeacuterents physiciens avant mecircme de poser lexistence du mouvement comme laquo claire par
induction raquo (I2 185a14) et ce malgreacute lexposition liminaire de sa meacutethode proceacutedant κατὰ
τὴν αἴσθησιν (184a24-25) Le De Caelo souvre sur la reprise dune thegravese pythagoricienne agrave
propos de la triade alors mecircme quAristote preacutetend suivre dans ses recherches laquo la nature
elle-mecircme raquo
En effet comme le disent eux aussi les pythagoriciens le Tout et la totaliteacute des choses
sont deacutetermineacutes par le nombre trois Fin milieu et deacutebut forment le nombre
caracteacuteristique du Tout et leur nombre est la triade [hellip] En ces matiegraveres nous suivons
comme on vient de le dire la voie que nous trace la nature elle-mecircme93
Tout en preacutetendant suivre laquo la voie que nous trace la nature elle-mecircme raquo que nous pouvons
peut-ecirctre comprendre ici comme laquo le chemin naturel raquo soit la meacutethode de Physique I1
Aristote pose la perfection du corps selon ses trois dimensions Lἔνδοξον pythagoricien sert
ici agrave affirmer la perfection du corps dans une sorte peu orthodoxe de syllogisme qui semble
mecircler agrave la fois perception sensible et recours agrave lἔνδοξον en effet A) le corps seacutetend sur
trois dimensions cette preacutemisse est connu laquo κατὰ τὴν αἴσθησιν raquo B) le chiffre trois est selon
lἔνδοξον pythagoricien le chiffre deacuteterminant le tout C le tout est synonyme de perfection
alors D) laquo le corps est la seule grandeur qui soit parfaite lui seul est deacutefini par le nombre
trois lequel eacutequivaut agrave tout raquo (268a23-24) Une lecture trop rigide de la meacutethode
aristoteacutelicienne reposant sur lanalytique et lexpeacuterience poseacutee par de nombreux
commentateurs comme le canon de la science et disqualifiant lusage de la dialectique semble
pouvoir difficilement comprendre un tel syllogisme qui procegravede moins de lune ou de lautre
de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode scientifique que dun meacutelange de ces
deux meacutethodes
De plus si une lecture trop radicalement empirique de la meacutethode aristoteacutelicienne en
science se rend aveugle agrave lusage quAristote fait des opinions de ces preacutedeacutecesseurs elle peut
encore moins comprendre pourquoi Aristote place leacutetude des ἔνδοξα dune part en amont de
toute recherche scientifique et empirique et dautre part comme une neacutecessiteacute preacutealable agrave la93De Caelo I1 268a10-20
31
recherche94 Dans le De Caelo II1 Aristote comprend leacutetude des thegraveses anteacuterieures agrave
propos de la gauche et de la droite du ciel comme neacutecessaire soit comme ne pouvant pas ne
pas ecirctre
Puisquil [Ἐπειδή] se trouve des gens pour preacutetendre que le ciel a une droite et
une gauche - je pense agrave ceux que lon nomme Pythagoriciens car cest agrave eux
quappartient cette theacuteorie - il nous faut examiner si les choses sont bien comme ils le
disent ou si plutocirct elles se preacutesentent dune maniegravere diffeacuterente agrave supposer toutefois
quil faille appliquer au corps de lunivers les principes mentionneacutes95
Le simple fait quil y ait eu des thegraveses anteacuterieures sur laquo ces principes raquo [τὰς ἀρκάς] que sont la
droite et la gauche de lunivers induit semble-t-il la neacutecessiteacute de les eacutetudier alors mecircme que
cela contredit lapparent canon de la science quest la meacutethode empirique et analytique
Aristote insiste mecircme doublement sur la neacutecessiteacute deacutetudier les ἔνδοξα dans le premier livre
du De Anima
Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions
embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement
prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont
professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leurs propos
et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas Quand au
principe de cette recherche cest de mettre en avant selon lopinion ses principaux
attributs naturels96
Aristote semble veacuteritablement laquo contraint raquo (laquo ἀναγκαicircον raquo 403b20) deacutetudier les opinions
admises au sujet de lacircme Comme le dit Richard Bodeacuteuumls dans sa note rendre compte selon
lopinion laquo doit permettre en dernier ressort de proposer une deacutefinition de lacircme elle-
mecircme raquo97 En plus decirctre poseacutee comme neacutecessaire leacutetude des ἔνδοξα sur un sujet ici lacircme
semble donc autoriser la deacutefinition mecircme du laquo ce que cest que lacircme raquo Lexposeacute endoxal
entre donc dans le processus deacutefinitionnel Pourtant D Ross eacutetudiant la deacutefinition agrave partir de
ce quen dit Aristote dans les Seconds analytiques ne mentionne jamais limportance de
leacutetude endoxale dans la deacutefinition Au contraire lexemple principal dont il fait mention pour
eacutetayer sa compreacutehension de la deacutefinition chez Aristote celui de lrsquoeacuteclipse de lune semble faire
proceacuteder la deacutefinition de lobservation des pheacutenomegravenes sensibles
Ce quAristote cherche agrave soutenir cest que la recherche de la deacutefinition dun attribut est
la recherche dun moyen terme reliant lattribut agrave un sujet et montrant pourquoi tel sujet
possegravede cet attribut Si la lune seacuteclipse parce que la lumiegravere du soleil est intercepteacutee
94Cependant Suzanne Mansion preacutecise tregraves justement que les doxographies dAristote ne commencent ja-mais immeacutediatement les recherches scientifiques et philosophiques mais sont toujours preacuteceacutedeacutes de consideacute-ration preacutealables sur le domaine dans lequel va seffectuer la recherche Suzanne Mansion laquo Le rocircle delexposeacute et de la critique des philosophies anteacuterieures chez Aristote raquo in Aristote et les problegravemes de meacute-thodes op cit pp 35-56
95II2 284a6-10 Nous soulignons96Aristote De lacircme trad Richard Bodeacuteuumls GF Flammarion Paris 1993 p 89 I2 403b20-2597Ibidem note 1 p 89
32
avant de lui arriver par linterposition de la terre sur son trajet la deacutefinition dune
eacuteclipse de lune est laquo la privation de lumiegravere de la lune due agrave linterposition de la
terre raquo98
Le modegravele de la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacute par les Analytiques sapparente peu
agrave peu agrave un veacuteritable paradigme et semble rendre le commentateur sourd agrave la contradiction
pourtant bien preacutesente du le corpus aristoteacutelicien D Ross au lieu de comprendre et
dexpliquer cette contradiction nen rend tout simplement pas compte Il semble donc bien
difficile dexpliquer et de comprendre la valeur et la neacutecessiteacute de leacutetude endoxale dans les
recherches scientifiques si lon place les Analytiques comme eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs
dans le corpus aristoteacutelicien et si lon tient de maniegravere trop rigide la meacutethode empirico-
analytique comme la meacutethode scientifique canonique
Degraves lors peut-ecirctre faut-il assouplir notre appreacutehension de la meacutethode dAristote en
science Ainsi face agrave lincompreacutehension dune lecture empirique trop rigide la dialectique en
tant que meacutethode ayant pour point de deacutepart les opinions admises a peu agrave peu eacuteclipseacute dans les
eacutetudes aristoteacuteliciennes de la seconde moitieacute du XXe siegravecle limage dun Aristote empiriste le
modegravele de la meacutethode empirico-analytique Et ce agrave un point tel quelle a mecircme pu ecirctre lue
comme la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences99 Le
deacutebat contemporain de laristoteacutelisme porte tregraves largement sur la place de la dialectique dans
la meacutethode dAristote en science meacutethode qui peu agrave peu semble plus souple plus flexible que
ne le laissent penser les Analytiques Au vu et au su des multiples contradictions
meacutethodologiques qui parsegravement le corpus une lecture trop radicale de la meacutethode exposeacutee
dans les Analytiques est devenue difficilement soutenable Bien que ce mouvement et la
reacuteeacutevaluation contemporaine de la dialectique sengage autour du travail de P Aubenque et de
son ouvrage Le problegraveme de lecirctre chez Aristote degraves 1943 cest veacuteritablement agrave partir des
anneacutees 1960 que la dialectique est promue agrave ecirctre un candidat ideacuteal pour comprendre la
meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques En effet agrave partir des
eacutetudes de GEL Owen et de linterpreacutetation que la philosophie analytique contemporaine
propose de la meacutethode effective dAristote dans les sciences se met en place un veacuteritable
laquo dialectic turn raquo dans les eacutetudes Cependant ce dialectic turn a pris diffeacuterentes orientations
tous les commentateurs dAristote apregraves GEL Owen nont pas accordeacute le mecircme statut ni la
mecircme valeur agrave la dialectique Ainsi Marta Wlodarczyk au deacutebut de son article intituleacute
98D Ross op cit p 68-6999Cependant les eacutetudes sur lusage de lἔνδοξον ou encore de lεὔλογος chez Aristote nont pas attendu la
seconde moitieacute du XXe siegravecle pour laquo fleurir raquo Citons par exemple le travail de J M LeBlond lεὔλογος etlargument dAutoriteacute chez Aristote qui degraves 1938 sinteacuteresse agrave la valeur de εὔλογος chez Aristote Nouspreacuteciserons ulteacuterieurement les nuances entre ἔνδοξον et εὔλογος mais notons pour le moment que selon RBolton ces deux notions rentrent dans le laquo processus dialectique raquo CF R Bolton laquo Two standards of in-quiry in Aristotles De Caelo raquo op cit
33
laquo Aristotelian dialectic and the discorery of truth raquo dresse linventaire de ces diffeacuterentes
orientations100 Selon elle certains commentateurs ont vu en la dialectique la meacutethode
scientifique par excellence utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes scientifiques pour deacutecouvrir la
veacuteriteacute (GEL Owen M Nussbaum ou encore E Berti font partie de cette branche laquo radicale raquo
du dialectic turn) Dautres ont distingueacute diffeacuterentes laquo espegraveces raquo de dialectique pour reacutepondre
des incoheacuterences du corpus aristoteacutelicien agrave son propos (cest le cas notamment de TH Irwin
ou encore de R Bolton qui comprend entre autres la dialectique comme une laquo proceacutedure de
justification raquo des thegraveses scientifiques et seacutepare la dialectique laquo au sens strict raquo de la
peirastique veacuteritablement scientifique101) Enfin certains commentateurs refusent encore
dattribuer agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique quelconque preacutetextant de ne trouver
nulle part dans le corpus aristoteacutelicien un texte explicite dans lequel Aristote affirme que la
dialectique est la meacutethode pour trouver les principes des sciences (Jacques Brunschwig aurait
plus tendance agrave ecirctre de cette derniegravere orientation car sa critique de R Bolton repose comme
nous le verrons justement sur le hiatus entre la dialectique telle quelle est preacutesenteacutee dans les
Topiques et la preacutetendue dialectique utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes) Nous nous
proposons de dresser ici dans un premier temps le portrait du point de vue le plus radical de
ce dialectic turn celui commenccedilant avec GEL Owen et consideacuterant la dialectique comme la
meacutethode pour deacutecouvrir les principes des sciences dans la perspective de confronter
veacuteritablement deux lectures opposeacutees agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin de
proposer laquo une troisiegraveme voie raquo
Reprenons il est quasiment impossible ou bien au prix dune contestable
deacutevaluation de comprendre lusage que fait Aristote de lἔνδοξον dans ses recherches en
sciences si nous comprenons que la meacutethode empirico-analytique qui infegravere les principes
depuis le tout de la perception est la meacutethode scientifique par excellence A moins peut-ecirctre
deacutelargir le sens mecircme du mot φαιυόμενον tel que lemploie Aristote Cest preacuteciseacutement la
direction que prennent les eacutetudes meneacutees par GEL Owen pour lui Aristote a eacutelargi le
champ pheacutenomeacutenal aux choses qui sont dites aux λεγόμενα dans lesquelles sont comprises
les ἔνδοξα Apregraves tout une opinion une penseacutee sur un sujet une chose dite exprimeacutee et
diffuseacutee par un support verbal ne peut-elle pas tregraves bien nous laquo apparaicirctre raquo de la mecircme
maniegravere quapparaicirct un pheacutenomegravene sensible
Larticle faisant date dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes intituleacute Tithenai ta
100Wlodarczyk Marta laquo Aristotelian dialectic and the discovery of truth raquo in Oxford studies in ancientphilosophy ed by David Sedley Vol XVIII Oxford university press 2000 p 156
101Bolton Robert laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pelle-grin Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du centre nationale de la recherchescientifique Paris 1990 p 185-236 Traduit et reproduit in Bolton Science Dialectique et eacutethique chezAristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-WalpoleMA 2010 pp 11-77
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phainomena102 et paru dans les communications du Symposium aristotelicum de 1960 GEL
Owen essaie de rendre compte du problegraveme qui nous occupe cest-agrave-dire de cet laquo eacutecart
apparent sur un point de meacutethode entre ce que dit Aristote et ce quil fait raquo103 GEL Owen
sappuyant sur les Premiers analytiques I30 46a17-22104 commence par entendre de maniegravere
tout agrave fait classique que la meacutethode scientifique dAristote est censeacutee collecter les
pheacutenomegravenes sensibles pour trouver une theacuteorie pouvant les expliquer
[hellip] les φαιυόμενα doivent ecirctre collecteacutes comme un preacutelude agrave la recherche dune
theacuteorie pouvant les expliquer Cette meacutethode est explicitement associeacutee agrave la science
(physique) et au scientifique de la nature (physicien) ainsi agrave partir de cette foule
dexemples dans ces contextes ndash lastronomie ndash il semble eacutevident que ces φαιυόμενα en
question soient issus dobservations empiriques105
Les pheacutenomegravenes dont traite la meacutethode dAristote sont bien sensibles et la meacutethode theacuteorique
pour trouver les principes reste dapregraves les Analytiques empirique Remarquons que pour le
moment cette lecture pourrait ecirctre deacutefendue par D Ross lui-mecircme Pourtant φαιυόμενον
peut avoir chez Aristote un autre sens GEL Owen comprend que les φαιυόμενα peuvent
signifier laquo faits observables raquo certes cest-agrave-dire les data de la perception sensibles mais ils
peuvent signifier aussi les laquo opinions admises raquo Et cest justement en remettant en question la
traduction que D Ross donne de Eacutethique agrave Nicomaque VII1 1145b26 cest-agrave-dire en
remettant en question aussi son interpreacutetation du texte que GEL Owen comprend ce double
sens En effet dans ce preacutelude agrave son eacutetude sur lrsquointempeacuterance Aristote explique quil laquo faut
faire comme dans toutes les autres recherches on eacutetablit dabord les faits tels quon les
observe [] raquo106 Or D Ross agrave linstar de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dont nous citons ici la
traduction traduit φαιυόμενα par laquo faits observeacutes raquo afin selon GEL Owen dintroduire ce
passage dans la theacuteorie scientifique canonique dAristote comme si D Ross eacutetait prisonnier
dun paradigme meacutethodologique issu dune lecture trop rigide scleacuteroseacutee des Analytiques
dun preacutesupposeacute comprenant le φαιυόμενον comme un donneacute perccedilu mais incapable dy voir
autre chose Pour GEL Owen cette traduction de D Ross est probleacutematique ici car laquo ce
quAristote expose ce ne sont pas des faits observeacutes mais des ἔνδοξα des opinions
102G E L Owen Thitenai ta phainomena in Aristote et les problegravemes de meacutethode op cit pp 83-103 Leverbe τίθημι a de nombreux sens mais le titre de cet article signifie laquo poser les pheacutenomegravenes raquo les laquo eacuteta-blir raquo et les laquo deacutefinir raquo comme pheacutenomegravenes
103G E L Owen Thitenai ta phainomena op cit Traduction personnelle de laquo apparent discrepancy be-tween Aristotles preaching and this practice on a point of method raquo P 83
104Citeacute entre autre p26105G E L Owen traduction personnelle de laquo the φαιυόμενα must be collected as a prelude to finding the
theory which explains them The method is expressly associated with science (phusikecirc) and the natural sci-entist (phusikos) and from the stock example in these contexts ndash astronomy ndash it seems clear that theφαιυόμενα in question are empirical observations raquo P 84
106Aristote Eacutethique agrave Nicomaque traduction de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire Le livre de Poche Paris 1992p 271
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communes sur un sujet raquo107 Et en effet Aristote commence son eacutetude non par lobservation
des faits mais bien par la laquo collecte raquo des laquo opinions admises raquo des laquo choses dites raquo et
admises par le plus grand nombre agrave propos de la tempeacuterance
Ainsi il est admis que la tempeacuterance qui se maicirctrise et la fermeteacute qui sait tout
supporter sont incontestablement des qualiteacutes bonnes et dignes destime [hellip] Pour
tout le monde encore lhomme tempeacuterant qui se domine est en mecircme temps lhomme
qui se tient constamment dans la raison tandis que lintempeacuterant est aussi lhomme qui
sort de la raison en la meacuteconnaissant108
Cest bien une veacuteritable eacutetude preacuteliminaire sur les laquo choses dites raquo sur les λεγόμενα agrave propos
de la tempeacuterance que propose ici Aristote et qui engage la recherche Ainsi le sens
aristoteacutelicien de laquo pheacutenomegravene raquo semble effectivement se deacutedoubler et le champ pheacutenomeacutenal
scientifique seacutelargir avec dune part les faits les data de lαἴσθησις et dautre part les ἔνδοξα
ou λεγόμενα Gracircce agrave cette ambiguiumlteacute pheacutenomeacutenale nous pouvons comprendre agrave linstar de
GEL Owen pourquoi la Physique qui souvre pourtant sur une reformulation de la meacutethode
de jure des Analytiques commence de facto par leacutetude dopinions admises dἔνδοξα agrave propos
de la phusis laquo Ainsi si la Physique doit ecirctre entendue comme lexposition dune recherche de
φαιυόμενα le sens de ce mot le plus approprieacute est clairement le second sens [le sens
dἔνδοξα]raquo109 Degraves lors si pheacutenomegravene sentend dans cette ambiguiumlteacute fondamentale la
contradiction meacutethodologique entre la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee dans les
Analytiques et la pratique effective dAristote en science nest quapparente Il suffit dentendre
pheacutenomegravene dans cette eacutequivoque et le problegraveme de la meacutethode fond comme neige au soleil
La meacutethode est donc bien une recherche des principes mais celle-ci sengage soit agrave partir
dopinions admises par les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote ou par le plus grand nombre soit agrave partir
des pheacutenomegravenes observeacutes GEL Owen semble dailleurs sous-entendre avoir reacutesolu le
problegraveme de la meacutethode dAristote en science car dapregraves lui si nous comprenons cette
dualiteacute signifiante nous comprenons aussi que tout argument dialectique laquo peut ecirctre compris
comme partant des φαιυόμενα raquo110
Mais quen est-il alors de linduction que nous comprenions comme le laquo mouvement raquo
pour connaicirctre proceacutedant des data de lαἴσθησις vers les principes En reacuteponse agrave cette
question GEL Owen eacutetend lambiguiumlteacute de la signification du pheacutenomegravene chez Aristote agrave
linduction elle-mecircme qui est aussi nous lavons entrevu lune des meacutethodes propres de la
dialectique
Cette ambiguiumlteacute dans les φαιυόμενα [hellip] entraicircne avec elle une distinction
107Owen op cit Traduction personnelle laquo what Aristotle proceeds to set out are not the observed factsbut the ἔνδοξα the common conceptions on the subject raquo p 85
108Aristote Ibid Nous soulignons109Owen op cit Traduction personnelle laquo Now if the Physics is to be described as setting out from a sur-
vey of the φαιυόμενα it is plainly this second sense of the word that is more appropriate raquo p 87110IbidTraduction personnelle de laquo can be said to start from the φαιυόμενα raquo P 86
36
correspondant agrave lutilisation des diverses expressions connexes Linduction (Έπαγογή)
peut se dire pour eacutetablir les principes des sciences agrave partir des data de la perception (A
Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune
des deux meacutethodes cardinales de la dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que
telle doit commencer par les ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plus part des
hommes ou des sages (Top I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre
utiliseacutee pour trouver les principes des sciences (Top I2 101a36b4)111
Et en effet induction et deacuteduction sont deux laquo espegraveces de raisonnements dialectiques raquo
linduction consistant laquo agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes universels raquo112
Rien nempecircche que ce point de deacutepart laquo individuel raquo soit une opinion admise Ainsi si nous
suivons GEL Owen dune part la contradiction meacutethodologique du corpus se reacutesorbe mais
dautre part la dialectique acquiert par lrsquoambiguiumlteacute signifiante du mot laquo pheacutenomegravene raquo et la
dualiteacute collateacuterale de linduction une valeur eacutepisteacutemologique consideacuterable puisque dans cette
dualiteacute fondamentale laquo elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les principes des sciences raquo113
Selon GEL Owen la dialectique nest plus la branche malingre de larborescent corpus
aristoteacutelicien deacutepasseacutee et rendue obsolegravete par les Analytiques comme precircte agrave lentendre la
lecture de D Ross ou de P Aubenque Elle est une autre voie pour trouver les principes des
sciences Une voie alternative dont les laquo ensembles confus raquo ne sont pas issus des data
sensibles mais bien des opinions admises des choses dites Degraves lors quest-ce que cela nous
apprend sur la deacutefinition du savoir scientifique chez Aristote Si le pheacutenomegravene peut
sentendre dans ces deux sens ne risque-t-on pas de tomber dans une eacutequivoque plus large
encore faisant du savoir scientifique aristoteacutelicien un amalgame dempirisme et danalyse du
langage dessinant ainsi dans le corpus aristoteacutelicien des laquo aires raquo empiriques et dautres
dialectiques Mais alors ces laquo aires deacutetudes empiriques raquo et laquo ces aires deacutetudes
dialectiques raquo entretiennent-elles entre elles une stricte eacutegaliteacute eacutepisteacutemologique ou bien faut-
il consideacuterer lune plus scientifique que lautre A partir de quoi les eacutetudes dialectiques se
posent comme laquo neacutecessaires raquo Faut-il consideacuterer agrave la lecture de cet article de GEL Owen
puisquil comprend la dualiteacute pheacutenomeacutenale agrave partir de LrsquoEacutetique agrave Nicomaque que la neacutecessiteacute
des eacutetudes endoxales et de la dialectique se pose dans le domaine des recherches eacutethiques
Ou bien faut-il leacutetendre agrave tous les domaines du savoir Et si le cas eacutecheacuteant la neacutecessiteacute de
leacutetude dialectique se pose dans tous les domaines du savoir ne risque-t-on pas dattribuer agrave la
111Ibid traduction personnelle laquo This ambiguity in φαιυόμενα [hellip] carries with it a corresponding dis-tinction in the use of various connected expressions Induction (Έπαγογή) can be said to establish the prin-ciples of science by starting from the data of perception (A Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) YetΈπαγογή is named as one of the two cardinal methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as suchmust begin from the ἔνδοξα what is accepted by all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) andin this form too it can be used to find the principles of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87
112Topiques I12 105a10-16113G E L Owen op cit Traduction personnelle de laquo it can be used to find the principles of the
sciences raquo P 86
37
dialectique une porteacutee architectonique quelle na pas chez Aristote
Si cet article de GEL Owen ne reacutepond pas agrave ces questions il semble cependant avoir
donneacute un nouvel eacutelan aux eacutetudes sur la meacutethode dAristote en science Tout un courant
interpreacutetatif (M Naussbaum TH Irwin J Barns ou encore E Berti) a consideacutereacute la
philosophie aristoteacutelicienne comme profondeacutement dialectique en placcedilant cette derniegravere au
fondement mecircme des principes des sciences Bien que de tregraves nombreux deacutebats agrave propos
notamment de la valeur eacutepisteacutemologique mecircme des ἔνδοξα ou des diffeacuterents laquo types raquo de
dialectique en science aient encore lieu linterpreacutetation que D Ross donnait des diffeacuterents
laquo services raquo rendus par la dialectique agrave la science a eacuteteacute tout agrave fait reacuteeacutevalueacutee R Bolton
comprend que la dialectique apparaicirct peu agrave peu chez les commentateurs contemporains
comme la meacutethode incontournable dont Aristote ferait usage dans ses recherches et
progressivement le savoir scientifique aristoteacutelicien a eacuteteacute deacutefinit comme fondamentalement
dialectique Pour eacutetayer son propos R Bolton cite un article de J Barnes paru en 1980 dans
la Revue Internationale de Philosophie commentateur quil considegravere comme
laquo symptomatique raquo du dialectic turn dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines J
Barnes eacutecrit
[Aristote] ne suggegravere nulle part quil existe une autre meacutethode conduisant agrave des reacutesultats
qui contrediront ou qui deacutepasseront ceux que la meacutethode des endoxa [cest-agrave-dire la
dialectique] aura fourni
[Aristote] assoit la science sur le fondement des opinions de laquo la majoriteacute raquo ou laquo des
sages raquo [hellip] Il deacuteclare agrave de nombreuses reprises que le chemin de la veacuteriteacute passe par
leacutetude des opinions laquo qui ont droit de citeacute raquo [cest-agrave-dire par la dialectique]114
Grosso modo lagrave ougrave la lecture de D Ross selon laquelle la meacutethode des Analytiques prenait le
pas sur la dialectique preacutevalait non exclusivement mais largement en son temps aujourdhui
preacutevaut dapregraves R Bolton le point de vue selon lequel la dialectique est laquo la meacutethode
adeacutequate dont il doit ecirctre fait usage pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences raquo115 Et
cest en effet ce que deacuteveloppent des commentateurs tels que T H Irwin et son ideacutee dune
strong dialectic quAristote mettrait en œuvre dans ses traiteacutes scientifiques pour fonder les
principes116 Ou encore J Moreau qui dans son article intituleacute laquo Aristote et la dialectique
platonicienne raquo comprend que ce que la dialectique aristoteacutelicienne partage avec la
dialectique socratique cest sa valeur laquo peirastique raquo mais quelle a surtout chez le Stagirite
pour fonction de fonder les principes des sciences Et quelle trouve en la meacutetaphysique sa
114J Barnes laquo Aristotle and the Method of Ethics raquo Revue Internationale de Philosophie XXXIV pp490-511 1980 Extrait citeacute par R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacuteli-cienne raquo in R Bolton Science dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienneTraduction dirigeacutee par P Pellegrin Peeters Louvain-La-Neuve ndash Paris ndash Walpole 2010 p12
115R Bolton Ibidem116T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988
38
destineacutee la plus grande117 A propos de la meacutethode dAristote en science laristoteacutelisme
semble plus ou moins apregraves la Seconde Guerre Mondiale avoir pris un tournant plus
dialectique reacutehabilitant largement la dialectique comme meacutethode pour connaicirctre
scientifiquement et eacutetablir les principes des sciences
Larticle de GEL Owen marque donc un tournant majeur dans les eacutetudes
aristoteacuteliciennes contemporaines Cependant il nous faut bien comprendre ce que son geste
sous-entend En analyste mais cette fois-ci au sens moderne du terme GEL Owen interpregravete
cette dualiteacute du sens du pheacutenomegravene chez Aristote de maniegravere plus radicale et plus eacutetendue que
nous lavons preacutesenteacutee jusquagrave preacutesent Il ne sagit pas de faire simplement des λεγόμενα ou
des ἔνδοξα des φαιυόμενα cest-agrave-dire des points de deacutepart linduction dialectique Il sagit
pour GEL Owen dinscrire la philosophie et la science aristoteacutelicienne dans une analyse des
structures linguistiques GEL Owen semble en effet comprendre ce recours aux λεγόμενα
comme une volonteacute dAristote de fonder sa recherche sur une structure ou plus preacuteciseacutement
sur un a priori structurel et conceptuel issu de lusage commun du langage
[Aristote] conclue sa recherche avec lexpression τὰ μὲν οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν
(Eacutethique agrave Nicomaque VII 1 1145b8-20) et les λεγόμενα produisent comme souvent
en partie des questions agrave propos de lusage linguistique ou si vous preacutefeacuterez agrave propos
de la structure conceptuelle reacuteveacuteleacutee par le langage (particuliegraverement en VII 1
1145b10-15 19-20)118
Il semble que pour GEL Owen tout se passe comme si Aristote consideacuterait les λεγόμενα ou
les ἔνδοξα comme ayant une valeur eacutepisteacutemologique en eux-mecircmes du seul fait de leur
existence linguistique Le langage reacuteveacutelerait une sorte de laquo structure conceptuelle raquo
eacutepisteacutemologiquement fondamentale quil faudrait eacutetudier et analyser pour induire les premiers
principes des sciences Mecircme si GEL Owen est ici quelque peu obscur agrave propos de cette
laquo structure conceptuelle raquo bien quil reconnaisse quAristote ne laquo sauve pas tout ce qui est dit
communeacutement raquo et que nous ne pouvons attendre dAristote une reacuteponse simple et deacutefinitive
agrave la question du pheacutenomegravene et de linduction en science celle-ci variant en fonction de la
recherche ou du contexte le commentateur semble neacuteanmoins permettre une lecture
philosophico-linguistique de la meacutethode dAristote en science Le Stagirite apparaicirctrait alors
plus comme un philosophe du langage Ou du moins la science devient analyse du langage
En effet puisque Aristote semble selon GEL Owen consideacuterer les laquo choses dites raquo comme
des φαιυόμενα le langage constituerait une source propre de connaissances et de
compeacutetences philosophiques La philosophie dAristote aurait alors pour viseacutee darticuler le117Joseph Moreau laquo Aristote et la dialectique Platonicienne raquo in G E L Owen Aristote on dialectic the
topics Oxford at the clarendon press 1968 pp 80-90118G E L Owen op cit traduction personnelle laquo [Aristotle] concludes his survey with the words τὰ μὲν
οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν (VII 1 1145b8-20) and the λεγόμενα turn out as so often to be partly matters oflinguistic usage or if you prefer of the conceptual structure revealed by language (especially VII 11145b10-15 19-20) raquo p 85
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langage au reacuteel deacuteprouver les structures linguistiques Nest-ce pas lenjeu des nombreuses
divisions de sens des mots (le mouvement lecirctre etc tous se disant en laquo plusieurs sens raquo) qui
parsegravement lensemble du corpus dAristote Une philosophie fondeacutee sur la description des
usages ordinaires sur la volonteacute darticuler langage et reacutealiteacute nest-elle pas une philosophie
laquo linguistique raquo telle que la deacutefinit Rorty dans son anthologie The Linguistic Turn de
1967 119 La philosophie analytique se comprend selon B Ambroise et S Laugier comme le
laquo projet danalyse et de description du langage de la clarification ou laquo eacutelucidation raquo des
problegravemes de la philosophie [hellip] raquo120 Or si nous comprenons avec GEL Owen cette dualiteacute
du sens de laquo pheacutenomegravene raquo il semble bien que le projet dAristote soit en partie danalyser et
de deacutecrire le langage ou encore de clarifier voire deacutelucider les problegravemes de la philosophie
Ce qui ferait de la science aristoteacutelicienne une science hautement laquo linguistique raquo En effet le
premier exemple quAristote donne pour eacutetayer son chemin naturel de Physique I1 est celui
du nom par rapport agrave sa deacutefinition Il faut proceacuteder des laquo ensembles confus raquo vers les
principes causes ou eacuteleacutements devenus connus pour qui les divise de la mecircme maniegravere que
nous allons des mots agrave leur deacutefinition
Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par
rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute quils signifient et de
maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition divise en ses
composantes particuliegraveres121
Le mot signifie un ensemble confus quil est possible danalyser cest-agrave-dire en distinguer les
diffeacuterents sens afin dinfeacuterer le principe commun agrave tout ses sens et den eacutetablir la deacutefinition Et
la philosophie analytique a pu trouver en la meacutethode dialectique dAristote en ses
nombreuses eacutetudes sur les choses dites sur les opinions admises et en ses divisions des sens
des mots pour eacutelucider des problegravemes philosophiques une tregraves grande source dinspiration
Cest ce qua tregraves nettement montreacute Franccediloise Caujolle-Zaslawsky dans un article de 1978
intituleacute laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philosophie
analytique anglaise raquo En eacutetudiant le parallegravele entre lAnalytique anglaise et la penseacutee
dAristote Franccediloise Caujolle-Zaslawsky comprend malgreacute deacutevidentes divergences entre
Aristote et deux des tenants de lAnalytique moderne Moore et Ryle que malgreacute tout
Linspiration de Moore ndash mecircme sil ne cite guegravere Aristote ndash est si visiblement
aristoteacutelicienne quon ne devra pas seacutetonner si lon voit les analystes apregraves lui
retrouver agrave plus ou moins bregraveve eacutecheacuteance les traces et les proceacutedeacutes dAristote [hellip]
Linfluence drsquoAristote sur Moore se lit clairement selon nous dans le vocabulaire quil
emploie et dans sa recherche laquo reacutealiste raquo du sens Pour Ryle cette influence apparaicirct
surtout dans lanalyse du langage de laction et dune faccedilon plus geacuteneacuterale dans sa119Selon B Ambroise et S Laugier Philosophie du langage signification veacuteriteacute et reacutealiteacute dir B Am-
broise et S Laugier Vrin Paris 2009 Introduction Geacuteneacuterale p 10120Ibidem121184b10
40
theacuteorie des fautes de cateacutegories (category mystakes)122
Aristote a donc pu ecirctre une source dinspiration pour la philosophie analytique moderne et
contemporaine voire mecircme consideacutereacute comme un analyste agrave part entiegravere Et le dialectic turn
des eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaine pourrait srsquoapparenter agrave un avatar du linguistic turn
de la philosophie anglo-saxonne Cependant il se peut aussi pour paraphraser le titre dun
article de E Berti123 que cette lecture laquo analytique raquo de la meacutethode dAristote en science
fasse partie dune laquo strateacutegie contemporaine dinterpreacutetation raquo du Stagirite et quil faille se
poser la question est-ce Aristote qui a inspireacute la philosophie analytique moderne et
contemporaine ou est-ce justement la philosophie analytique qui a interpreacuteteacute Aristote comme
un analyste quitte agrave faire violence agrave sa penseacutee
Ainsi apregraves avoir dresser leacutetat des lieux du deacutebat qui eut court aux XXe siegravecle entre
deux lectures bien radicales lune posant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de
la meacutethode scientifique par excellence quitte agrave ne pas pouvoir rendre compte de la pratique
effective dAristote dans ses recherches et lautre renversant ce paradigme en consideacuterant la
dialectique comme la meacutethode scientifique pour deacutecouvrir les principes des sciences quitte agrave
faire dAristote un analyste avant lheure il nous faut deacutesormais preacuteciser ce quest la
dialectique aristoteacutelicienne et reacuteussir agrave en eacutetablir la veacuteritable valeur pour le Stagirite Or les
commentateurs les plus radicaux du dialectic turn proposent une valeur eacutepisteacutemologique de
cette derniegravere cest-agrave-dire quil serait possible de comprendre la dialectique comme la
meacutethode effective du Stagirite pour deacutecouvrir les principes des sciences En quoi la
dialectique peut-elle avoir quelque fonction ou valeur pour les sciences Aristote utilise-t-il
veacuteritablement dans ses traiteacutes philosophiques et scientifiques la dialectique en fonction de
cette valeur eacutepisteacutemologique Lutilise-t-il veacuteritablement pour fonder les principes des
sciences Il semble que seule une deacutefinition preacutecise de la dialectique aristoteacutelicienne puisse
reacutepondre agrave ces questions et accreacutediter ou non cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique
122Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philo-sophie analytique anglaise raquo in Les eacutetudes philosophiques Ndeg1 Aristote et laristoteacutelisme Janvier-Mars1978 p 53
123E Berti laquo Les strateacutegies contemporaines dinterpreacutetation dAristote raquo in Rue Descartes Ndeg12 DesGrecs Avril 1991 pp 33-55
41
Deacutefinir preacuteciseacutement la dialectique aristoteacutelicienne est une tacircche
particuliegraverement difficile Premiegraverement parce quAristote nen donne que tregraves rarement une
deacutefinition preacutecise agrave la diffeacuterence par exemple de la rheacutetorique quil deacutefinit en Rheacutetorique I2
1355b25-27124 Son lecteur doit se contenter agrave propos de la dialectique de quelques indices
clairsemeacutes et parfois contradictoires En effet mecircme dans les Topiques qui constituent un
traiteacute des diffeacuterents lieux desquels il faut argumenter dialectiquement les preacutecisions donneacutees
sur la dialectique restent liminaires et sporadiques Certes les livres I et VIII nous donnent de
preacutecieuses informations sur celle-ci mais comme leacutecrit J Brunschwig la laquo porteacutee [des
Topiques] se veut exclusivement pratique ils fournissent une meacutethode de dialectique non
une theacuteorie de la dialectique raquo125 En effet laquo la meacutethode topique sinscrit ainsi dembleacutee dans
le cadre dune technique de la discussion [la dialectique] dont les usages fondamentaux sont
dores et deacutejagrave fixeacutes raquo126 Degraves lors Aristote nrsquoaurait peut-ecirctre pas eacuteprouveacute besoin de deacutefinir
preacuteciseacutement ce quest la dialectique dans les Topiques puisque son auditoire eacutetait deacutejagrave rompu agrave
cet exercice
Deuxiegravemement parce que dune part la dialectique deacutepasse le cadre des seuls
Topiques par conseacutequent de facto des textes tels que les Reacutefutations Sophistiques ou la
Rheacutetorique mais peut-ecirctre aussi lensemble des traiteacutes scientifiques dans lesquels il est admis
de consideacuterer quAristote use de dialectique peuvent nous enseigner quelque chose de celle-
ci ou lui attribuer un usage et une valeur particuliers et dautre part parce que la dialectique
est souvent abordeacutee dans le corpus aristoteacutelicien agrave travers les rapports quelle entretient avec
dautres arts ou activiteacutes comme la sophistique la rheacutetorique ou la philosophie127 La
dialectique entretient des rapports plus ou moins analogiques avec ces diffeacuterentes activiteacutes et
une deacutefinition preacutecise de la dialectique doit pouvoir prendre en charge ces rapports Degraves lors
il semble que mecircme une eacutetude exhaustive du corpus aristoteacutelicien pourrait peut-ecirctre
seulement preacutetendre deacutefinir avec une preacutecision somme toute relative la dialectique
Ainsi face au manque de deacutefinition preacutecise nous pourrions ecirctre tenteacutes daborder la
dialectique aristoteacutelicienne par une approche laquo comparative raquo cest-agrave-dire en la jugeant agrave
laune par exemple de ses homologues platonicienne ou socratique Cependant mecircme si une
telle approche est dun grand inteacuterecirct et semble parfois neacutecessaire pour comprendre certains
aspects de la dialectique aristoteacutelicienne ce qui nous inteacuteresse surtout dans cette recherche
nest pas tant de deacutefinir stricto sensu la dialectique mais bien plutocirct deacutetablir la valeur que
cette derniegravere a pour Aristote Notre question nest donc pas fondamentalement laquo quest-ce
124laquo Admettons que la rheacutetorique est la faculteacute de deacutecouvrir speacuteculativement ce qui dans chaque cas peut ecirctrepropre agrave persuader Aucun autre art na cette fonction [hellip] raquo Aristote Rheacutetorique trad Meacutedeacuteric Dufour LesBelles Lettres Paris 2011 p 76
125Topiques t1 op cit p XIII126Ibidem p XXIII127Voir entre autres des textes comme Meacutetaphysique Γ2 Topiques I1 ou Rheacutetorique I1
42
que la dialectique aristoteacutelicienne raquo question agrave laquelle il est difficile de reacutepondre mecircme en
interrogeant ce que la dialectique fut avant lui mais bien plutocirct laquo quelle valeur Aristote
accorde-t-il agrave cette pratique raquo Et quest-ce que cette valeur peut nous apprendre de la
theacuteorie du savoir aristoteacutelicien en geacuteneacuteral Ainsi si nous comprenons cette valeur peut-ecirctre
serons-nous capable de rendre compte de son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et
philosophiques
Apregraves avoir deacutecrit ce que nous comprenons ecirctre lactiviteacute dialectique dapregraves Aristote
et ce essentiellement gracircce aux textes des Topiques des Reacutefutations sophistiques et de la
Rheacutetorique nous allons essayer de rendre compte des diffeacuterents eacuteleacutements agrave partir desquels il
est possible de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode pour deacutecouvrir les principes des
sciences Ceux-ci sont nombreux mais il semblerait surtout que la laquo probabiliteacute raquo de
lἔνδοξον la distinction entre diffeacuterentes espegraveces de dialectique ainsi que le troisiegraveme
laquo service raquo que la dialectique peut rendre aux sciences selon les Topiques I2 soient autant
deacuteleacutements permettant daccreacutediter la thegravese selon laquelle la meacutethode dAristote dans ses
recherches scientifiques nest pas tant la meacutethode empirico-analytique que la meacutethode
dialectique Cependant nous voulons aussi tester cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique sur
un cas preacutecis du corpus aristoteacutelicien le livre I de la Physique pour en veacuterifier lapplicabiliteacute
concregravete Or il appert quune eacutetude preacutecise de ce livre de la Physique permet de nuancer
voire de relativiser profondeacutement le rocircle joueacute par la dialectique dans la deacutecouverte des
principes des sciences Si la dialectique est effectivement preacutesente dans les traiteacutes
scientifiques agrave linstar du livre I de la Physique peut-on pour autant lui attribuer
veacuteritablement cette valeur eacutepisteacutemologique Les textes scientifiques dAristote permettent-ils
de faire de la dialectique la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les principes des
sciences
La rigueur nous enjoignant agrave donner une deacutefinition mecircme minimale de la dialectique
posons avec Pierre-Marie Morel et de maniegravere liminaire quelle est laquo la deacutemarche consistant agrave
prendre pour point de deacutepart les opinions admises ndash opinions que lon peut eacuteventuellement
partager ndash et qui envisage sur un sujet donneacute les arguments ldquopourrdquo et ldquocontrerdquo raquo128
Cependant cest moins par une deacutefinition que par une description de lentretien dialectique
que nous pouvons en comprendre les diffeacuterents enjeux Paul Moreau129 ou encore MM
Crubellier et Pellegrin130 ont particuliegraverement bien syntheacutetiseacute laquo laffrontement raquo dialectique en
128Pierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute GF Flammarion Paris 2003 p81129Paul Moreau laquoLa joute dialectique drsquoapregraves le huitiegraveme livre des Topiquesraquo in Aristotle on dialectic the
Topics ed by G E L Owen Oxford Oxford University Press 1968 pp 277-311130Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir Seuil Points essais Paris 2002 p
132-135 Nous nous inspirons de ces travaux pour syntheacutetiser agrave notre tour lentretien dialectique tel quAristotesemble le concevoir
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sappuyant sur les diffeacuterents livres des Topiques Pour quune discussion dialectique sengage
il faut dabord quun problegraveme soit poseacute par le questionneur constituant ainsi lobjet de la
discussion Ce problegraveme prend la forme dune interrogation disjonctive (104b1-17) cest-agrave-
dire quelle impose une alternative et un choix au reacutepondant laquo X est-il Y ou non raquo J
Brunschwig remarque que pour donner lieu agrave un deacutebat laquo il faut que le problegraveme soit
discutable et que des deux reacuteponses quon peut lui apporter aucune ne simpose avec trop
deacutevidence raquo131 Lexemple paradigmatique est un problegraveme tel que laquo Le monde est-il eacuteternel
ou non raquo A contrario le problegraveme ne doit pas non plus ecirctre trop complexe et neacutecessitant une
reacutesolution trop longue il faut une juste mesure dans la difficulteacute souleveacutee Le reacutepondant
annonce alors lalternative quil choisit de deacutefendre la thegravese quil entend soutenir par exemple
lalternative affirmative X est Y le monde est eacuteternel Il argumente alors en posant des
preacutemisses endoxales et en construisant des syllogismes Et pour sa part le questionneur se
doit alors de reacutefuter les arguments que pose le reacutepondant
La diffeacuterence entre la preacutemisse [πρότασις] et le problegraveme [πρόβλημα] dialectique
semble necirctre quune laquo diffeacuterence dans lexpression raquo (Topiques I4 101b28) En effet
Aristote considegravere la question laquo est-ce quanimal terrestre bipegravede est la deacutefinition de
lhomme raquo comme une preacutemisse et la question laquo peut-on dire quanimal terrestre bipegravede est
la deacutefinition de lhomme ou non raquo comme un problegraveme (I4 101b28-33) Selon M
Crubellier et P Pellegrin la preacutemisse peut ecirctre interrogative ou non laquo selon le moment ou
elle intervient dans la discussion raquo132 Cependant Selon J Brunschwig le terme laquo πρότασις raquo
est laquo neacute en terre dialectique raquo et deacutesigne laquo primitivement une proposition interrogative raquo133 la
preacutemisse peut donc de facto prendre une forme assertive ou interrogative interrogative
quand elle ouvre le deacutebat dialectique quand elle se pose comme objet de la discussion
assertive quand elle est preacutemisse dun syllogisme ayant pour but de deacutefendre ou de contredire
le choix du reacutepondant cest-agrave-dire apregraves la formulation du problegraveme et pendant ledit deacutebat
Le syllogisme dans les Topiques semble compris dans son acception la plus large
comme laquo un raisonnement qui eacutetablit une neacutecessiteacute logique entre un anteacuteceacutedent et un
conseacutequent raquo134 Le reacutepondant propose donc une preacutemisse et le questionneur va tenter de tirer
syllogistiquement de cette preacutemisse une conclusion pour contredire le choix du reacutepondant
Nonobstant la preacutemisse dialectique diffegravere de la preacutemisse scientifique en ce que cette
derniegravere est vraie et neacutecessaire lagrave ougrave la preacutemisse dialectique est endoxale M Crubellier et P
Pellegrin concluent alors laquo Laffrontement dialectique sera dabord une chasse aux preacutemisses
131 Topiques t1 op cit p XXVII-XXVIII132 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 133133 J Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds analytiques dapregraves Aristote raquo in Aristotle on science the
laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium Aristotelicum held in Padua from september 7 to 151978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 76
134 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 134
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dialectiques le questionneur devant trouver des preacutemisses en accord avec les opinions du
reacutepondant dont il tirera des conclusions en contradiction avec ces opinions raquo135
Ainsi cest dans une perspective agrave la fois taxinomique et strateacutegique celle dordonner
cette multitude de preacutemisses et de syllogismes afin de rendre plus efficace largumentaire du
dialecticien quAristote introduit la notion de τόπος Paradoxalement les Topiques ne
deacutefinissent pas cette notion cest au livre II de la Rheacutetorique que nous trouvons une
deacutefinition du lieu comme laquo ce dans quoi tombent de nombreux enthymegravemes raquo136 cest-agrave-dire
des laquo syllogismes rheacutetoriques raquo Un lieu est une laquo structure argumentative raquo commune agrave de
nombreuses preacutemisses et donc agrave de nombreux syllogismes Cependant puisquil est difficile
de deacutefinir ce quest un lieu J Brunschwig essaie de consideacuterer non la deacutefinition mais la
fonction du lieu dans largumentation Selon lui laquo le dialecticien connait la conclusion agrave
laquelle il doit aboutir il cherche les preacutemisses qui le lui permettront Le lieu est donc une
machine agrave faire des preacutemisses agrave partir dune conclusion donneacutee raquo137 Et lobjet propre des
Topiques nest pas tant la dialectique que cette meacutethode topique semblant ecirctre proprement
aristoteacutelicienne et offrant au dialecticien rigoureux le moyen dargumenter syllogistiquement
alors quil sait a priori ougrave il veut aboutir et ce sans jamais se contredire Car le τόπος est une
laquo machine raquo syllogistique et argumentative usiteacutee dans la seule perspective de contredire son
interlocuteur Chaque lieu eacutetant utilisable dans une multitude de cas diffeacuterents les lieux
semblent ecirctre les laquo armes leacutegegraveres raquo mais ocirc combien efficaces du dialecticien rigoureux
Ainsi les lieux sont classeacutes de maniegravere exhaustive en fonction des laquo quatre
preacutedicables raquo
Il existe une identiteacute de nombre et de nature entre les eacuteleacutements constitutifs des
raisonnements et les objets sur lesquels portent les deacuteductions En effet les eacuteleacutements
constitutifs des raisonnements sont les preacutemisses les objets sur lesquels portent les
deacuteductions sont les problegravemes et toute preacutemisse comme tout problegraveme exhibe soit
un genre soit un propre soit un accident [hellip] Mais puisquil arrive parfois agrave un propre
dexprimer lessentiel de lessence de son sujet et parfois de ne pas lexprimer divisons
le propre en deux parties correspondantes et appelons laquo deacutefinition raquo celui qui exprime
lessentiel de lessence [hellip] En vertu de ces consideacuterations on le voit donc bien la
preacutesente division aboutit agrave quatre termes en tout propre deacutefinition genre et
accident138
Cela signifie toujours selon la synthegravese de MM Crubellier et Pellegrin que dans toute
proposition attributive cest-agrave-dire dans toute phrase constitueacutee dun sujet et dun attribut
(laquo lecirctre humain est X raquo) le preacutedicat nest attribuable au sujet que selon ces quatre termes
constituant en quelque sorte quatre laquo cateacutegories raquo de preacutedication la deacutefinition (laquo lecirctre135 Ibid p135136 Aristote Rheacutetorique t II trad citeacutee 1403a18137 Brunschwig Topiques Introduction pXXXIX138 Topiques I 4 101b14-25
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humain est un animal mortel doueacute de raison raquo) le genre (laquo lecirctre humain est un animal raquo) le
propre (laquo lecirctre humain rit raquo le rire est le propre de lhomme laquo sans exprimer lessentiel de
son essence raquo selon la deacutefinition du propre dapregraves Aristote en Topiques I5 102a18-19) et
enfin le preacutedicable de laccident (laquo lecirctre humain est blanc raquo) Ces quatre termes constituent
donc les quatre preacutedicables possibles ndash il ny en a pas dautres ndash et ordonnent les diffeacuterents
lieux agrave quelques exceptions pregraves139 Cest gracircce agrave cette reacuteduction de toute preacutedication verbale
agrave ces quatre preacutedicables que la meacutethode topique peut permettre au dialecticien de laquo raisonner
deacuteductivement sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo140 et de ne rien dire qui soit
contraire agrave une de ses affirmations
Tout lenjeu des Topiques semble donc ecirctre de proposer une meacutethode pour attaquer une
preacutemisse une thegravese ou une argumentation adverse en fonction de ces quatre τόποι Admettons
par exemple quun questionneur pose agrave un reacutepondant le problegraveme suivant laquo Peut-on dire que
le bien est le plaisir ou non raquo admettons aussi que le reacutepondant choisisse lalternative
affirmative et pose que oui le bien est plaisir car la deacutefinition du plaisir cest-agrave-dire lessentiel
de lessence du plaisir est decirctre un bien Il suffit alors au contradicteur de trouver un plaisir
qui ne soit pas un bien ou un bien qui ni soit pas un plaisir pour contredire largument du
reacutepondant en en renversant la deacutefinition Degraves lors largumentation aura dans le cas preacutesent
pour lieu celui de la deacutefinition Dailleurs reacutefuter une deacutefinition est ce qui est le plus facile agrave
faire pour un dialecticien car agrave la diffeacuterence de laccident laquo cest en elle quil a le plus
deacuteleacutements offerts puisque beaucoup deacuteleacutements y sont mentionneacutes et agrave partir de ce nombre
plus grand le raisonnement seacutelabore plus vite en effet il y a plus de chances quune faute
soit commise dans un grand nombre de chose que dans un petit nombre raquo141 Ainsi la
strateacutegie de contradiction topique cest-agrave-dire celle qui procegravede en fonction du lieu peut ecirctre
reacutepeacuteteacute selon le genre le propre et laccident
Cependant il ne faut pas tomber dans une consideacuteration trop agonistique de la
dialectique Le but dun entretien dialectique nest pas gagner deacutecraser dhumilier son
adversaire mais a contrario de se confronter ensemble soit questionneur et reacutepondant agrave des
contraintes formelles rigoureuses afin de proposer le plus bel entretien qui soit Or pour que
ce but soit atteint il faut une certaine concordia un certain fair play entre les interlocuteurs
tous les deux acceptent les regravegles dans le but commun de proposer le plus bel eacutechange
possible Le questionneur et le reacutepondant sont animeacutes dune volonteacute commune En effet il
peut y avoir selon les mots de Paul Moreau laquo des victoires peu glorieuses et de tregraves
139 Les chapitres 1 agrave 5 du Livre III des Topiques mentionnent un laquo lieu du preacutefeacuterable raquo et les chapitres 1 et 2 duLivre VII de lieux de laquo lidentique et du diffeacuterent raquo Mais les lieux de laccident du genre du propre et de ladeacutefinition constituent lossature principale des Topiques
140 Topiques I 1 100a18-21141 Topiques VII 155a3-6
46
honorables deacutefaites raquo142 tout deacutepend de la maniegravere dont les participants arrivent agrave leurs fins
Ce qui compte dans lentretient dialectique cest surtout la reacutegulariteacute le fair play et la
laquo beauteacute raquo de leacutechange la volonteacute de jouer agrave la dialectique ensemble non la victoire ou la
deacutefaite J Brunschwig sest lui aussi opposeacute agrave une conception uniquement agonistique de la
dialectique aristoteacutelicienne Selon lui la bonne question agrave poser pour juger dun entretien
dialectique est celle de savoir si les deux participants ont œuvreacute ensemble dans une laquo tacircche
commune raquo car les laquo discussions raquo dialectiques laquo ne devraient pas ecirctre deacutecrites comme eacutetant
agonistiques mais pas uniquement pour la simple raison qursquoelles ne le sont pas du tout Il
srsquoagit de discussions sans vainqueurs ni perdants raquo143 Si les laquo discussions raquo dialectiques ne
supposent ni gagnant ni perdant cest parce quelles sont les fruits dun travail commun dune
œuvre commune et finalement dune certaine laquo κοινωνία minimale raquo En effet au livre VIII
chapitre 11 des Topiques Aristote insiste agrave plusieurs reprises sur cet laquo κοινὸν ἔργον raquo
(161a20-21) Dans le laquo dialogue dialectique raquo (ἐν λόγως) laquo il y a un objectif commun sauf
pour ceux qui en font une joute agonistique raquo Les laquo agonistes raquo τῶν ἀγωνιζομένων sont
donc de laquo mauvais coopeacuterateurs raquo puisquils ils laquo entravent la tacircche commune raquo (161a37-39)
Nous dirions aujourdhui pour commencer agrave filer la meacutetaphore que les agonistes ne laquo jouent
pas le jeu raquo de la dialectique Or cet aspect laquo κοινῇ raquo laquo commun raquo de la dialectique aura une
importance capitale pour en comprendre la valeur Ainsi cest afin de juger non seulement de
la victoire et de la deacutefaite des participants mais aussi de la beauteacute strictement rigoureuse de
leacutechange que lentretien dialectique neacutecessite un arbitre et un public Car en effet sans un
arbitre et sans un teacutemoin public il serait difficile en cas de manque de fair play de lun des
participants de faire leacuteloge ou la critique de lentretien dialectique
Degraves lors que retenir de cette synthegravese de laffrontement dialectique dapregraves les
Topiques sinon justement que la dialectique est un eacutechange un travail commun une
laquo communication raquo et que la dialectique ne semble pas pouvoir ecirctre penseacutee comme une
activiteacute solitaire Il semble difficile de sentraicircner personnellement et silencieusement agrave la
dialectique sauf peut-ecirctre dans la collecte des preacutemisses ou dans lanalyse des diffeacuterents lieux
de la preacutedication Il faut ecirctre au moins deux entoureacutes dun public et accompagneacutes dun
arbitre pour quait lieu lactiviteacute dialectique comprise comme une laquo œuvre commune raquo Et
pour sentraicircner agrave la dialectique pour progresser et devenir un bon dialecticien il faut
pratiquer lentretien dialectique Ainsi toute argumentation dialectique senracine dans un
contexte public la dispute dialectique pour ecirctre jugeacutee doit ecirctre publiciteacute Et la dialectique
142 P Moraux laquo La joute dialectique dapregraves le huitiegraveme livre des Topiques raquo in Aristotle on dialectic op cit p285
143 J Brunschwig laquo Aristotle on arguments without winner or loser raquo in P Wapnewski (ed)Wissenschaftskolleg Jahrbuch 1984-1985 Berlin 1986 p 37 Traduction personnelle laquo should not bedescribed as ldquoagonistic but not purely sordquo they are not agonistic at all They are arguments without winnersor losers raquo
47
aristoteacutelicienne se charge dun aspect collectif aspect fondamental qui dessine lossature
mecircme de cette activiteacute selon J Brunschwig prenant la forme dun laquo eacutechange raquo de preacutemisses
de questions et de reacuteponses de syllogismes etc Cet eacutechange ou plutocirct pour reprendre la
deacutetermination de J Brunschwig ce laquo jeu raquo de dialectique est reacutegleacute par laquo un reacuteseau de
conventions et de regravegles raquo144 mais laspect qui sen deacutetache est principalement un aspect
laquo collectif raquo laquo public raquo laquo commun raquo Et les premiegraveres lignes du livre I des Topiques attestent
deacutejagrave de cet aspect laquo collectif raquo de lactiviteacute dialectique
Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables
de raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets
qui peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous aurons nous-mecircmes agrave reacutepondre
dune affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire145
En effet J Brunschwig comprend que les deux parties de cette phrase partagent les deux
interlocuteurs du deacutebat dialectique laquo la premiegravere [partie] deacutefinit les normes de conduite du
questionneur la seconde celle du reacutepondant raquo146 Et le livre VIII des Topiques sorganise
dailleurs formellement autour de divers conseils pour la meacutethode dinterrogation dialectique
dune part (VIII 1-3) et dautre part autour des regravegles destineacutees aux reacutepondants (VIII4-7) La
dialectique est donc un jeu agrave deux ayant un deacutebut et une fin et requeacuterant un public et un
arbitre Cette description de lentretien dialectique qui saxe surtout autour de laquo larticulation
des rocircles de questionneur et de reacutepondant raquo joue selon J Brunschwig laquo un rocircle essentiel raquo
sinon fondamental quil sera dailleurs difficile de retrouver dans les traiteacutes de science et de
philosophie147 Cette description et laspect collectif laquo commun raquo de la dialectique nous
permet deacutejagrave dentrevoir un hiatus entre ce qui est dit de la dialectique dans les Topiques et ce
quAristote fait dans ses recherches Car comment maintenir cet aspect collectif de la
dialectique dans la Physique le De Anima le De Caelo ou les autres traiteacutes scientifiques
dans lesquels la seule voix en preacutesence la seule autoriteacute est celle dAristote Peut-on
consideacuterer lactiviteacute des Topiques qui se structure sur un axe laquo pluriel raquo (bien que non
essentiellement agonistique) autour dun questionneur et dun reacutepondant comme cette mecircme
dialectique utiliseacutee par Aristote seul dans ses recherches Doit-il y avoir plusieurs
dialectiques Pour le moment si nous devions deacutecrire la dialectique plus ou moins
preacuteciseacutement nous dirions quelle sapparente surtout telle quelle est preacutesenteacutee dans les
Topiques agrave un jeu de socieacuteteacute avec ses participants ses regravegles et le fair play que sous entend
tout activiteacute essentiellement collective toute œuvre commune et publique
Cependant comment un tel laquo jeu de socieacuteteacute raquo peut-il se voir attribuer une haute valeur144 Brunschwig Topiques Introduction p XXIII145 Topiques I 1 100a18-21146 Brunschwig Ibidem147 Jacques Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie logique et
meacutetaphysique chez Aristote Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Edition du centre national de la recherchescientifique Paris 1990 p241
48
eacutepisteacutemologique Le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes qui sengage agrave partir des
anneacutees 1960 a tenteacute de fonder une lecture posant la dialectique comme la meacutethode pour
eacutetablir les principes des sciences sur plusieurs aspects de cette derniegravere Il a notamment fallu
attribuer une valeur eacutepisteacutemologique agrave lἔνδοξον pour constituer la base dune interpreacutetation
scientifique plus geacuteneacuterale de la dialectique Les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines ont
aussi essayeacute de rendre compte des contradictions entre les diffeacuterents usages que lui reconnaicirct
Aristote en eacutetablissant par exemple une distinction entre deux ou plusieurs dialectiques
Cest en effet ce que propose R Bolton ou diffeacuteremment TH Irwin en posant lideacutee dune
pure dialectic la peirastique deacutenueacutee de toute valeur eacutepisteacutemologique et drsquoune strong
dialectic utiliseacutee par Aristote dans ses diffeacuterents traiteacutes Enfin le dialectic turn des eacutetudes
aristoteacuteliciennes a particuliegraverement insisteacute sur le dernier service rendu par la dialectique selon
les Topiques I2 par lequel Aristote pose lutiliteacute de son traiteacute pour laquo les connaissances agrave
caractegravere philosophique raquo [τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας]148 Chacun de ces trois points
preacutecis a donneacute lieu agrave de nombreux deacutebats Nous navons la preacutetention ici ni de rendre compte
de chacun deux de maniegravere exhaustive ce travail deacutepasse en effet le cadre de notre reacuteflexion
ni dautre part de trancher pour telle ou telle interpreacutetation agrave propos de ces trois points preacutecis
Notre intention est bien plutocirct ici de souligner lrsquoeacutequivoque des textes drsquoAristote
mentionnant la dialectique de montrer agrave quel point la description mecircme de la dialectique est
ouverte et drsquoeacutetudier la maniegravere dont ont ducirc proceacuteder les tenants drsquoune dialectique forte dans
les traiteacutes philosophiques et scientifiques afin que soit confeacutereacutee agrave cette derniegravere une valeur
eacutepisteacutemologique Consideacuterer la dialectique comme la meacutethode aristoteacutelicienne de recherche
des principes dans les science est une lecture possible Les textes traitant de dialectique
semblent a priori permettre une telle lecture
La notion mecircme dἔνδοξον a souleveacute eacutenormeacutement de questions et de deacutebats Faut-il
consideacuterer une hieacuterarchie entre les ἔνδοξα comme le propose R Bolton149 ou E Berti Peut-
il y avoir conflit entre eux Comment comprendre la preacutecision donneacutee dans les Reacutefutations
sophistiques agrave ce qui est laquo le plus endoxal raquo150 Toutes ces questions sont dune importance
non neacutegligeable mais les deacutebats entre les commentateurs notamment entre R Bolton J
Brunschwig D Devereux ou E Berti demeurent ouverts et il nous serait difficile de trancher
en faveur de telle ou telle lecture
Cependant nous pouvons affirmer que lἔνδοξον constitue le point de deacutepart du
syllogisme dialectique et quil est deacutetermineacute dans les Topiques comme ce qui est
148 101a27-28149 laquo The Epistemological Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote
op cit p 237-262150 138a38
49
collectivement accepteacute Le syllogisme dialectique inscrit en effet sa propre racine dans
laquo lrsquoadheacutesion par la majoriteacute raquo par le laquo plus grand nombre raquo Nous lavons dit le traiteacute des
Topiques a pour but de trouver une laquo meacutethode raquo nous rendant capable de laquo raisonner
deacuteductivement raquo sur tous les sujets laquo en prenant appui sur des ἔνδοξα raquo151 J Brunschwig
traduit laquo ἔνδοξον raquo par laquo ideacutee admise raquo pour couvrir la deacutefinition plurielle quAristote donne
de ce terme agrave plusieurs reprises Sont des ἔνδοξα
laquo les opinions [τὰ δοκούντα] partageacutees par tous les hommes ou par presque tous ou
par ceux qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee [τοicircς σοφοicircς] et pour ces derniers par tous
ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis comme autoriteacute raquo152
Et ainsi alors quil deacutefinit la preacutemisse du syllogisme dialectique comme laquo la mise sous forme
interrogative dune ideacutee admise raquo agrave partir de 103b8 Aristote revient sur cette deacutefinition de
lἔνδοξον et en eacutelargit la compreacutehension Peut preacutetendre ecirctre ἔνδοξον tout ce qui peut ecirctre
laquo accepteacute raquo par le plus grand nombre
Car une ideacutee propre agrave lopinion eacuteclaireacutee a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν
τις τὸ δοκούν τοicircς σοφοicircς] pourvu quelle ne contredise pas celle de lopinion moyenne
[τῶν πολλῶν δόξαις]153
Degraves lors lopinion eacuteclaireacutee celle du speacutecialiste dans un domaine a laquo toutes chances decirctre
accepteacutee raquo par le plus grand nombre de devenir un ἔνδοξον et decirctre alors eacutetabli comme
preacutemisse agrave la discussion dialectique tant quelle ne heurte pas les croyances de ce laquo plus grand
nombre raquo Les ideacutees admises par les savants semblent donc constituer une cateacutegorie
particuliegravere dἔνδοξα que seul le plus grand nombre accreacutedite ou non J Brunschwig eacutecrit
dailleurs agrave ce propos
Lendoxaliteacute dune opinion experte p deacutepend donc non seulement de ce que pensent les
experts mais aussi de ce que pense simultaneacutement la majoriteacute sur la mecircme question si
la majoriteacute pense que p p est certes un endoxon mais pour une raison qui nest plus la
caution des experts et qui est preacuteciseacutement la caution de la majoriteacute si la majoriteacute
pense que non-p cest non-p qui est un endoxon et p nen est pas un malgreacute la caution
des experts si la majoriteacute nincline ni du cocircteacute p ni du cocircteacute non-p p est alors un
endoxon pour la raison preacutecise que les experts lui donnent leur caution154
Il semble donc bien que la majoriteacute soit en derniegravere instance le garant de lendoxaliteacute dune
ideacutee Cest dailleurs aussi pour cela que lactiviteacute dialectique requiert un arbitre un arbitre
pour comme leacutecrit J Brunschwig se faire le laquo protecteur et le juge raquo155 de la reacutegulariteacute
formelle de lentretient Cette reacutegulariteacute comprend la rigueur contraignante du syllogisme
certes mais aussi lrsquoadheacutesion collective dune ideacutee poseacutee degraves lors comme preacutemisse endoxale
151 100a18-21152 Topiques I1 op cit 100b21-23 voir aussi 101a11-13 103b9-11 105a34-105b1153 Topiques I 10 103b11-12154 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p248155Brunschwig Topiques Introduction p XXIII-XXIV
50
Laspect laquo collectif raquo et laquo public raquo de lentretien dialectique se retrouve au cœur mecircme de la
deacutetermination endoxale dune ideacutee puisque toute ideacutee pour devenir ἔνδοξον doit ecirctre admise
soit par tous soit par la plupart soit par tous les speacutecialistes etc La mecircme ideacutee est reacutepeacuteteacutee
quelques lignes plus loin comme si Aristote voulait insister sur ce point
Il est clair enfin que toutes les opinions [ὄσαι δόξαι] en accord avec les sciences et
techniques sont aussi des preacutemisses dialectiques car les opinions des personnes qui ont
eacutetudieacute ces matiegraveres ont toutes chances decirctre accepteacutees [θείη γὰρ ἄν] par exemple celle
du meacutedecin en matiegravere de meacutedecine celle du geacuteomegravetre en matiegravere de geacuteomeacutetrie et
ainsi des autres156
Un autre extrait deacutecline encore cette ideacutee tout en y apportant une nuance agrave propos de la
laquo probabiliteacute raquo de lἔνδοξον Alors quAristote mentionne le laquo premier instrument raquo de la
dialectique quest la collecte de preacutemisses en Topiques I14 il eacutecrit
En outre on peut poser comme un principe et comme une thegravese admise157 tout ce qui agrave
premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les
interlocuteurs accordent une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se
veacuterifie pas [hellip] On indiquera en marge agrave chaque fois le nom des tenants de ces
opinions notant par exemple que cest Empeacutedocle qui dit que les eacuteleacutements des corps
sont au nombre de quatre car une chose a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν]
quand cest quelquun de ceacutelegravebre qui la dite158
Malgreacute laccreacuteditation neacutecessairement collective de lἔνδοξον se deacutegage peu agrave peu de ce texte
un certain caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de lἔνδοξον en tant que celui-ci peut ecirctre une
ideacutee qui semble se veacuterifier laquo dans la totaliteacute ou dans la quasi-totaliteacute des cas raquo [ἐπὶ πάντων ἢ
τῶν πλείστων φαίυεται] Lἔνδοξον apparaicirct donc comme une ideacutee probable Ce caractegravere
deacutevidence apparente de probabiliteacute laisse entendre que lendoxaliteacute dune ideacutee tient agrave son
degreacute de probabiliteacute plus quagrave son accreacuteditation et que plus une ideacutee a un haut degreacute de
probabiliteacute plus elle est admise et partageacutee Mais nous pourrions aussi consideacuterer cette
probabiliteacute endoxale comme le point de rupture eacutepisteacutemologique de la dialectique En effet le
laquo probable raquo peut ecirctre compris comme le laquo non neacutecessaire raquo et donc comme le laquo non
scientifique raquo Cest en effet une lecture que semble partager Pierre-Marie Morel quand il
eacutecrit sappuyant sur la distinction entre deacutemonstration et syllogisme dialectique effectueacutee
dans les Premiers analytiques I 1 24b2-3159
Je peux ainsi raisonner [dialectiquement] agrave partir de chacune des deux opinions
contraires qui sont supposeacutees par la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo
156 Topiques I 10 104a33-37157 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de J Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par
laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle
158 105b10-18159 laquo [hellip] une preacutemisse dialectique consistera lorsquon sadresse agrave un reacutepondant agrave lui demander de choisir entre
des thegraveses contradictoires [] raquo
51
Toutefois en ne prenant pas dautres preacutemisses que des opinions possibles ou
simplement admises par oppositions agrave des preacutemisses neacutecessaires je ne pourrais
conclure par une proposition neacutecessaire160
laquo Neacutecessaire raquo semblant ecirctre entendue ici dans le sens de laquo fondeacutee sur lexpeacuterience raquo une
preacutemisse dialectique non neacutecessaire est alors non fondeacutee et il est degraves lors difficile de la
consideacuterer comme scientifique Le caractegravere de probabiliteacute de lἔνδοξον ne peut agrave premiegravere
vue lui confeacuterer la mecircme valeur quun pheacutenomegravene perceptible se veacuterifiant dans tous les cas
Cependant nous pouvons aussi fonder la valeur eacutepisteacutemologique de lἔνδοξον sur ce
mecircme caractegravere de probabiliteacute Tout deacutepend alors de la faccedilon dont nous comprenons le sens
du mot laquo probable raquo chez Aristote Est probable laquo tout ce qui agrave premiegravere vue se veacuterifie dans
la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas raquo eacutecrit Aristote161 E Berti par exemple qui est lun des
tenants dun usage eacutepisteacutemologique de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques considegravere
le probable dans un sens tregraves eacutetroitement lieacute agrave celui du vrai En effet dans un article intituleacute
laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo le commentateur comprend que le
traiteacute le plus apte agrave fonder cette valeur de lἔνδοξον nest pas les Topiques mais la
Rheacutetorique162 Et cest par une approche comparant le sens de laquo probable raquo dans la Rheacutetorique
et dans les Premiers analytiques quil eacutetablit ce sens Citant un grand nombre de textes issus
de Rheacutetorique I et sinspirant dun article de Glenn Most E Berti considegravere que
[hellip] les preacutemisses des arguments rheacutetoriques agrave savoir les ἔνδοξα sont dautant plus
persuasifs quils sont proches de la veacuteriteacute Il ne fait aucun doute que dans le premier
chapitre de la Rheacutetorique Aristote attribue aux ἔνδοξα une haute valeur
eacutepisteacutemologique comme le soutient eacutegalement Most163
Lἔνδοξον eacutetant laquo probable raquo cest-agrave-dire proche du vrai il a en lui-mecircme une valeur
eacutepisteacutemologiquement proche du vrai Et cette valeur semble ne faire pour E Berti aucun
doute Car selon ce dernier il faut consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable raquo au vrai mais
dans un sens fort celui de laquo presque eacutegal raquo voire eacutegal au vrai Tout se passe comme si le
probable eacutetait vrai dans la plupart des cas En effet sappuyant sur des textes des Premiers
analytiques il faut selon E Berti comprendre le laquo probable raquo comme laquo ce qui arrive dans la
majeur partie des cas raquo comme laquo presque toujours vrai raquo164 E Berti va jusquagrave nier la
possibiliteacute dun conflit entre les ἔνδοξα Mecircme si Rheacutetorique II 25 1402a32-34 a eacuteteacute
compris comme pouvant admettre un conflit entre deux ou plusieurs ideacutees admises cela
demeure impossible pour E Berti car si conflit il y avait laquo la valeur eacutepisteacutemologique des
ἔνδοξα serait irreacutemeacutediablement compromise car la contradiction est le signe le plus eacutevident
160 Pierre-Marie Morel Aristote Une philosophie de lactiviteacute Gf Flammarion Paris 2003 p83161 105b10-11162 Enrico Berti laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo in Berti Dialectique Physique et
Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote op cit p 77163 Ibidem p78164 Ibid p 88
52
de la fausseteacute dune de ces deux parties raquo165 Pour lui lἔνδοξον est donc laquo semblable raquo au
vrai cest-agrave-dire comme le vrai il a la mecircme valeur eacutepisteacutemologique que le vrai ce qui pose
la premiegravere pierre la base dune possible valeur eacutepisteacutemologique geacuteneacuterale de la dialectique
Puisquen effet la dialectique argumente agrave partir dideacutee admises si ces ideacutees sont vraies les
conclusions qui suivent neacutecessairement seront neacutecessairement vraies
Mais cela sous-entend aussi quil faut eacutetablir une diffeacuterence de degreacute entre la classe
des ἔνδοξα et celle des simples δοκούντα
Outre les endoxa les dokounta incluent aussi les adoxa qui ne sont accepteacutes que par
une personne ou par une petite partie de gens ou par ceux qui ne sont pas eacuteclaireacutes
ainsi que les paradoxa qui sont soutenus par quelques hommes eacuteclaireacutes comme les
philosophes (Antisthegravene Heacuteraclite et dautres) mais seulement par ceux-ci166
Il ne peut y avoir conflit quentre des ἀδόξα ou des παράδοξα qui sont deux cateacutegories de
δοκούντα mais pas entre des ἔνδοξα qui sont eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs car proches du
vrai Pour eacuteviter un conflit possible entre les ἔνδοξα et donc pour eacuteviter que ne seffritent les
fondations de la preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti propose comme
R Bolton167 une hieacuterarchie entre les δοκούντα tout nest pas un ἔνδοξον de la mecircme
maniegravere laquo Dailleurs eacutecrit encore E Berti comment des ἔνδοξα cest-agrave-dire des affirmations
vraies dans la plupart des cas pourrait-elles entrer en deacutesaccord entre elles raquo168 La
probabiliteacute mecircme de lἔνδοξον fonde donc pour E Berti sa valeur eacutepisteacutemologique Et cette
conception laquo hieacuterarchique raquo dun degreacute dendoxaliteacute permettrait de reacutesoudre les conflits entre
les simples δοκούντα et les veacuteritables ἔνδοξα les laquo endoxotata raquo endoxaux au plus haut
degreacute puisque eacutetant partageacutes plus largement Pourtant il semble bien eacutevident pour un lecteur
de la Physique de la Meacutetaphysique ou des Eacutethiques quAristote envisage la possibiliteacute de
conflits entre les ἔνδοξα Mais toute la question est de savoir de quelles opinions on parle J
Brunschwig a tregraves bien syntheacutetiseacute cette question laquo une opinion qui est en conflit (reacuteel et non
pas seulement possible bien entendu) avec une autre opinion peut-elle encore compter
comme un ἔνδοξον ou bien est-elle inapte agrave ecirctre compteacutee comme telle du seul fait de sa
relation de conflit raquo169 Partant bien que J Brunschwig conclue en posant que laquo lhypothegravese
dune possibiliteacute de conflit entre ἔνδοξα ne trouve pas dappui dans la notion de degreacutes
dendoxaliteacute raquo170 encore faut-il se demander puisquil ny a pas de conflit entre les laquo vrais raquo
ἔνδοξα ndash car un conflit viendrait saper leur valeur eacutepisteacutemologique ndash et que selon E Berti165 Ibid P 84166 Ibid167 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique eteacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77168 Ibid p 85169 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin
Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la RechercheScientifique Paris 1990 p 245
170 Ibidem P 252
53
Aristote use de la meacutethode dialectique en prenant appui sur les ἔνδοξα dans ses traiteacutes
combien et quels sont les ἔνδοξα reacuteellement utiliseacutes par Aristote dans ses traiteacutes
philosophiques et scientifiques Les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees en Physique I sont-elles des
ἔνδοξα Si oui comment peuvent-elles ecirctre en contradiction avec les thegraveses heacuteracliteacuteennes
Ces derniegraveres sont-elles alors des ἔνδοξα ou des ἀδόξα Comment consideacuterer un thegravese
exposeacutee par Aristote comme veacuteritablement endoxale
E Berti na cependant pas toujours soutenu une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα en
fonction de leur degreacute de probabiliteacute cest-agrave-dire une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque aux
ideacutees admises en tant que probables En effet dans un article preacuteceacutedent intituleacute laquo Lutiliteacute de
la dialectique pour les sciences raquo E Berti comprend que les ἔνδοξα ont une valeur
eacutepisteacutemologique non laquo par soi raquo en fonction de leur degreacute de probabiliteacute mais par leur
coheacuterence geacuteneacuterale Fondant tout comme G E L Owen et exactement dans le mecircme sillage
sa thegravese sur le passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII 1145b1 et suivantes171 E Berti eacutecrit
La thegravese que je propose [hellip] est que le critegravere indiqueacute par Aristote comme suffisant
pour attribuer aux ἔνδοξα une valeur de veacuteriteacute et donc agrave la dialectique une base
eacutepisteacutemologique satisfaisante pour rendre service aux sciences nest pas constitueacute par
le degreacute dendoxaliteacute de ses preacutemisses mais par leur coheacuterence non simplement avec
dautres ἔνδοξα mais avec la plupart dentre eux En dautres mots ce qui rend digne
de confiance un ἔνδοξον au point de vue des sciences ce nest pas son degreacute
dendoxaliteacute cest-agrave-dire la quantiteacute ou la qualiteacute des personnes qui le partagent mais
la quantiteacute et la qualiteacute des autres ἔνδοξα avec lesquels il est ou nest pas compatible172
Les ἔνδοξα constitueraient donc une sorte de laquo monde coheacuterent raquo un monde en reacuteseau dont le
tissu fait de liens laquo rhizomatiques raquo attribuerait ou refuserait agrave chacune des conclusions
syllogistiques leur valeur eacutepisteacutemologique comme si ce reacuteseau endoxal eacutetait lui-mecircme
garant de sa propre valeur pour les sciences Mais cela signifierait alors quelque chose de plus
global agrave propos du projet philosophique dAristote si la dialectique est fondamentale dans les
traiteacutes scientifiques du Stagirite comme le laisse entendre une lecture posant la valeur
eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα alors la philosophie dAristote preacutetendrait trouver la veacuteriteacute dans
ce quon dit et ce quon croit comme si son projet eacutetait pour reprendre une expression de
Marta Nussbaum dans une approche comparative entre les philosophies de Platon et
dAristote celui de laquo sauver ce monde dapparences raquo En effet M Nussbaum qui partage
beaucoup des thegraveses de G E L Owen en ce domaine dans le chapitre laquo Saving Aristotles
appearances raquo de son ouvrage The Fragility of Goodness commence de la mecircme maniegravere
que G E L Owen et E Berti par eacutetudier le ceacutelegravebre passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII
1145b1 et suivantes Cest selon elle dans ce passage quAristote expose sa meacutethode en
171 Citeacute page 36172 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in Dialectique Physique et Meacutetaphysique eacutetudes
sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p 35
54
science qursquoil laquo pose ce qursquoil appelle φαιυόμενα raquo173 avec bien entendu ce double sens quil
faut comprendre de φαιυόμενον depuis larticle Thitenai ta phainomena de G E L Owen
Mais ce passage est aussi pour la commentatrice caracteacuteristique du projet philosophique
aristoteacutelicien sauver les laquo apparences raquo [φαιυόμενα] en fondant leur veacuteraciteacute En effet M
Naussbaum eacutecrit
Lorsque Aristote deacuteclare que son but en science et en meacutetaphysique aussi bien
qursquoen eacutethique est de sauver les apparences et leur veacuteriteacute il nrsquoest pas alors en train de
dire quelque chose drsquoaiseacute et drsquoacceptable [hellip] Il srsquoengage agrave eacutetablir son travail
philosophique dans un lieu duquel Platon et Parmeacutenide ont passeacute leur carriegravere agrave
srsquoingeacutenier de sortir Il insiste sur le fait qursquoil trouvera la veacuteriteacute au sein de ce que nous
disons voyons et croyons plutocirct que laquo loin des sentiers battus de lrsquoecirctre humain raquo (pour
reprendre le mot de Platon) ailleurs raquo174
Ainsi proche des thegraveses de G E L Owen et de lAnalytique moderne M Nussbaum (mais
aussi E Berti qui semble accreacutediter une telle thegravese) paraicirct faire du projet aristoteacutelicien la
volonteacute de sauver ce monde dapparences (dans sa dualiteacute signifiante de laquo ce qui apparaicirct raquo et
de laquo ce qui est dit raquo) ce monde de choses et dideacutees partageacutees constituant une sorte de socle
commun garant dune certaine communauteacute humaine dune langue commune entre les
hommes et dont la valeur pour Aristote deacutepasserait celle de la veacuteriteacute scientifique la plus
strictement empirico-analytique comme si le Stagirite eacutetait effrayeacute par la deacutechirure de cette
communauteacute de ce langage commun due au rejet (platonicien et socratique) des opinions et
ideacutees partageacutees dans le domaine du faux et du faux-semblant Telle est linterpreacutetation plus
large que nous pouvons tirer de lideacutee de E Berti selon laquelle cest une coheacuterence entre les
ἔνδοξα qui fournit agrave ces derniegraveres leur valeur eacutepisteacutemologique un monde coheacuterent de choses
dites qui par leur coheacuterence se poseraient comme vraies
Il est donc possible de tenir pour laquo proche du vrai raquo voire comme vrai laquo dans la
plupart des cas raquo les ἔνδοξα et donc de commencer agrave envisager la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique Cependant les deux thegraveses quasiment contradictoires de E Berti tentant tour agrave
tour dattribuer agrave lἔνδοξον une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque de par sa probabiliteacute ou
bien extrinsegraveque en fonction de sa coheacuterence relative agrave dautres ἔνδοξα attestent par leur
diffeacuterence de la difficulteacute dune telle entreprise La valeur eacutepisteacutemologique dune ideacutee admise
ne va pas de soi Ainsi nous pouvons peut-ecirctre ici objecter que dans les Topiques ce
caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de probabiliteacute permet surtout de souligner dans le texte
173 Traduction personnelle de laquo to set down what he calls φαιυόμενα raquo Martha Nussbaum The Fragility ofGoodness luck and ethics in Greek tragedy and philosophy Cambridge University Press Cambridge 1986p240
174laquo When Aristotle declares that his aim in science and metaphysics as well as in ethics is to save appearancesand their truth he is not then saying something cozy and acceptable [hellip] He promises to do hisphilosophical work in a place from which Plato and Parmenides had spent their careers contriving an exit Heinsists that he will find his truth inside what we say see and believe rather than ldquofar from the beaten path ofhuman beingrdquo (in Platos word) ldquoout thererdquo raquo Martha Nussbaum Ibidem p 242-243
55
que nous citions175 105b10-18 un aspect psychologique fondamental de lentretien
dialectique Le terme laquo psychologique raquo est agrave prendre ici avec beaucoup de preacutecautions il ne
sagit pas de faire de la dialectique une activiteacute hautement psychologique ni au sens
aristoteacutelicien ni au sens moderne du terme Cependant il semble bien quune certaine
psychologie de linterlocuteur soit deacuteterminante dans lentretien dialectique En effet Aristote
dit bien que lrsquoon peut laquo poser comme un principe et comme une thegravese admise176 tout ce qui agrave
premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les interlocuteurs
accordent [τιθέασι] une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se veacuterifie
pas raquo177 Puisque la preacutemisse dialectique nest justement pas neacutecessaire eacutevidente il faut faire
en sorte quelle soit admise par linterlocuteur Dailleurs quel serait linteacuterecirct de citer le tenant
dune opinion (par exemple Empeacutedocle en 105b) si ce nest dans une perspective
psychologique de faire admettre agrave linterlocuteur une ideacutee endoxale ou mecircme une thegravese
paradoxale ndash dont Aristote considegravere quelle peut ecirctre poseacutee comme preacutemisse si elle est
soutenue par quelquun de ceacutelegravebre Pour poser une preacutemisse dialectique il faut prendre en
compte la psychologie de son interlocuteur mais aussi celles de larbitre et du public qui
entourent lentretien178 et faire en sorte que ces derniers admettent la preacutemisse comme
endoxale laquo Psychologiquement raquo linterlocuteur acceptera plus facilement une ideacutee comme
la preacutemisse dun syllogisme dialectique si par exemple elle est probable cest-agrave-dire quelle
semble se veacuterifier dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas ou bien si de ceacutelegravebres
personnages lont soutenue Laspect central et deacutefinitionnel de lἔνδοξον nest pas tant celui
decirctre probable que celui decirctre accepteacute accreacutediteacute par la majoriteacute J Brunschwig traduit
dailleurs agrave trois reprises laquo θείη ἄν raquo179 optatif aoriste troisiegraveme personne du singulier de
τίθημι modaliseacute avec ἄν par laquo toute chance decirctre accepteacute raquo comme un truchement ingeacutenieux
pour rendre compte dans les trois extraits que nous citions drsquoun potentiel Car ce quil faut
surtout comprendre cest que pour Aristote une opinion peut ecirctre potentiellement endoxale
dans la mesure ougrave elle est accepteacutee ou du moins agrave la condition ougrave elle ne contredit pas
laquo lopinion du plus grand nombre raquo τῶν πολλῶν δόξαις et si jamais elle contredit cette
opinion geacuteneacuterale si elle est paradoxale elle peut ecirctre poseacutee si et seulement si quelquun de
ceacutelegravebre la tenue
Tout semble donc se passer comme si lendoxaliteacute dune opinion eacutetait garantie voire
permise non par sa laquo probabiliteacute raquo dans un sens proche ou eacuteloigneacute de celui de laquo veacuteriteacute raquo mais175 Page X176 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par
laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle
177 105b10 et suivantes178 Cet aspect psychologique de la dialectique se retrouve dailleurs dans les diffeacuterents conseils quAristote donne
aux questionneurs et reacutepondants dans le Livre VIII des Topiques179 103b11 104a34 105b17-18
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par la totaliteacute ou presque des hommes ou des speacutecialistes La dialectique semble donc devoir
avoir pour point de deacutepart une preacutemisse qui ne doive en rien heurter une sorte drsquolaquo a priori raquo
non pas laquo conceptuel raquo pour reprendre les mots de G E L Owen180 mais laquo doxique raquo une
preacutemisse qui ne soit pas paradoxale qui ne bouscule pas les opinions dominantes qui ne
contredise pas laquo les eacutevidences communes raquo [ταicircς φαινομέυαις] (105b1) et ce mecircme si au
demeurant elle semble probable Le caractegravere endoxal dune opinion ou dune ideacutee ne lui
appartient pas en droit mais en fait et comme leacutecrit encore J Brunschwig laquo les eacutenonceacutes
laquo endoxaux raquo sont ceux qui ont des garants reacuteels qui sont autoriseacutes ou accreacutediteacutes par
lrsquoadheacutesion effective que leur donnent soit la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes soit la
totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des σοφοί [hellip] raquo181 σοφοί eacutetant agrave entendre ici non comme les
sages les philosophes ou les savants mais plutocirct comme les speacutecialistes en chaque domaine
les meacutedecins les geacuteomegravetres etc qui sopposent aux πολλοί comme laquo leacutelite [soppose] au
grand nombre lintelligentsia agrave la moyenne des hommes raquo eacutecrit encore J Brunschwig182 La
valeur endoxale dune opinion ne tient peut-ecirctre pas tant au lien quelle entretient avec le vrai
quagrave laccreacuteditation de cette opinion agrave devenir une preacutemisse dialectique Ce nest pas la
probabiliteacute la vraisemblance ou le caractegravere laquo proche du vrai raquo qui permet de poser une ideacutee
comme endoxale mais cest le fait quelle soit partageacutee Cest une sorte de garant encore ici
collectif intellectuel culturel ou peut-ecirctre seulement humain qui permet ou refuse
lendoxaliteacute dune opinion
Il est en effet difficile de consideacuterer comme laquo proche du vrai raquo la preacutemisse dialectique
preacutemisse eacutetant ici entendue comme la mise sous forme interrogative dune ideacutee endoxale
Aristote preacutecise dailleurs que
Ce serait une erreur en effet de consideacuterer toute preacutemisse et tout problegraveme comme
dialectique de fait personne de senseacute ne proposerait comme preacutemisse une opinion
universellement rejeteacutee ni ne poserait comme problegraveme une question parfaitement
claire pour tout le monde [hellip]183
Leacutevidence ou la probabiliteacute ne semblent pas ecirctre prises en consideacuteration dans lendoxaliteacute
dune ideacutee ce qui compte cest quelle soit partageacutee et quelle puisse donner lieu agrave deacutebat et
ce mecircme si elle est fausse De plus les exemples que donne Aristote de preacutemisses ou de
problegravemes dans la suite de ce texte sont de trois sortes laquo Parmi les preacutemisses certaines sont
eacutethiques dautres sont physiques dautres enfin sont logiques raquo Eacutethique laquo doit-on
obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux lois en cas de discordance raquo Logique laquo les
contraires relegravevent-ils ou non du mecircme savoir raquo Enfin physique laquo le monde est-il eacuteternel
180 Owen G E L laquo Thitenai ta phainomena raquo op cit p 85181 Brunschwig Topiques Tome I note 3 p113-114182 Brunschwig Ibidem note 1 p114183 Topiques I 10 104a2-7
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ou non raquo184 Chacune de ces preacutemisses est donc la forme interrogative dune ideacutee partageacutee et
admise par la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des
savants sinon des plus illustres dentre eux ou des plus admis comme autoriteacute Une ideacutee
personnelle novatrice non admise ou ne faisant pas autoriteacute mecircme une ideacutee eacutevidente
probable voire vraie ne pourrait preacutetendre devenir une preacutemisse dialectique ou bien un
ἔνδοξον puisquen derniegravere instance seul le plus laquo grand nombre raquo donne agrave lideacutee son
caractegravere endoxale Il semble que la preacutemisse dialectique et lἔνδοξον soient peut-ecirctre
eacutepisteacutemologiquement laquo hors concours raquo Degraves lors cette valeur proposeacutee par E Berti ne va pas
de soi et la fragiliteacute de celle-ci risque de saper les fondations dune preacutetendue valeur
eacutepisteacutemologique plus geacuteneacuterale de la dialectique
Laspect collectif du jeu de la dialectique est sans doute lun des critegraveres les plus
importants pour comprendre la diffeacuterence entre dialectique et philosophie chez Aristote Mais
dans le mecircme temps cet aspect constitue un eacutecueil pour les tenants dune dialectique
eacutepisteacutemologiquement forte au sein des traiteacutes de science et de philosophie du Stagirite En
effet le livre VIII des Topiques souvre sur quelques conseils pratiques agrave lusage du
questionneur mais en mecircme temps quil dispense ses conseils Aristote eacutetablit une distinction
claire entre le dialecticien et le philosophe
Il faut dabord quand on sapprecircte agrave formuler les questions trouver le lieu agrave partir
duquel il convient dargumenter deuxiegravemement formuler les questions et les mettre
en ordre une par une pour soi-mecircme [πρὸς ἑαυτόν] enfin et troisiegravemement les poser
de vive voix cette fois pour lautre [πρὸς ἕτερον] Tant quil sagit de trouver le lieu la
recherche relegraveve agrave titre semblable du philosophe et du dialecticien mais se mettre agrave
ranger ces points en ordre et agrave formuler les questions [τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν] est
propre au dialecticien car tout ce qui est de ce type sadresse agrave un autre [πρὸς ἕτερον]
Au philosophe qui cherche par lui-mecircme [καθἑαυτὸν] il importe nullement si alors
que sont vraies et bien connues les preacutemisses par le biais desquelles se fait sa
deacuteduction le reacutepondant ne les accorde pas parce quelles sont proches de ce qui a eacuteteacute
poseacute au deacutebut et quil preacutevoit ce qui va en reacutesulter [hellip]185
Malgreacute les nombreuses difficulteacutes que soulegraveve ce texte il semble que la ligne de deacutemarcation
entre le philosophe et le dialecticien se trace gracircce agrave deux actions τάττειν cest-agrave-dire
laquo ranger raquo laquo ordonner raquo186 les diffeacuterentes questions ou preacutemisses que le questionneur veut
poser au reacutepondant puis ἐρωτηματίζειν cest-agrave-dire laquo poser les questions agrave linterlocuteur
pour lamener agrave une conclusion raquo187 les formuler agrave haute voix pour lautre laquo πρὸς ἕτερον raquo184 Topiques I 14 105b20-25185 Aristote Topiques Tome II Trad Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 livre VIII 155b1-16186 Le Grands Bailly p 1899-1900187 Le Grand Bailly p 813
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Cependant comme lexplique J Brunschwig188 bien que cet aspect πρὸς ἕτερον de la
dialectique soit dune importance capitale la dialectique nest pas quune relation agrave autrui En
effet laspect laquo collectif raquo neacutepuise pas toute la dialectique puisquelle se double dun aspect
preacutealablement laquo taxinomique raquo Lactiviteacute du questionneur dialecticien comprend trois temps
dont les deux derniers lui sont propres un premier temps durant lequel il faut trouver le lieu
agrave partir duquel il convient dargumenter un deuxiegraveme temps dorganisation des questions dans
un ordre bien particulier pour soi-mecircme puis un troisiegraveme temps ougrave il faut formuler ces
questions pour autrui Cependant τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν sont laquo le propre raquo [ἴδιον] du
dialecticien et semblent bien distinguer ici en Topiques 155b1-16 la dialectique de la
philosophie puisque le philosophe ne se soucie pas des reacuteactions de ses interlocuteurs eacutetant
donneacute que lui ne joue pas agrave la dialectique Le philosophe ne soumet pas les preacutemisses de ses
syllogismes agrave lautoriteacute du plus grand nombre Mais un problegraveme se pose alors si τάττειν καὶ
ἐρωτηματίζειν sont deux activiteacutes laquo propres raquo agrave la dialectique cela signifie-t-il que la
philosophie norganise ni ne formule aucune questions pour autrui En effet si nous
comprenons que ces deux activiteacutes sont laquo le propre raquo de la dialectique tel quAristote deacutefinit
le laquo propre raquo en Topiques I5 102a18-19 cest-agrave-dire comme ce qui laquo sans exprimer
lessentiel de lessence de son sujet nappartient pourtant quagrave lui raquo alors la philosophie doit-
elle se comprendre seulement comme une activiteacute solitaire anarchique car non organiseacutee et
silencieuse
Un texte de Meacutetaphysique Γ2 permet dune part de reacutepondre agrave cette question et
dautre part de comprendre un autre aspect fondamental de la dialectique son caractegravere
peirastique En effet en 1004b1-25 Aristote propose une autre distinction entre la
philosophie la sophistique et la dialectique Et il appert que pour le Stagirite la diffeacuterence
entre ces trois disciplines nest pas une diffeacuterence de forme mais une diffeacuterence de
laquo finaliteacute raquo et que la philosophie a pour fin dexaminer le vrai
En voici une preuve les dialecticiens et les sophistes revecirctent la mecircme apparence que
le philosophe car la sophistique nest quun semblant de sagesse et les dialecticiens
argumentent sur tout or lecirctre est commun agrave tout et agrave leacutevidence ils argumentent sur
ces questions parce quelles sont propres agrave la philosophie En effet la sophistique et la
dialectique tournent autour du mecircme genre que la philosophie mais la philosophie
diffegravere de la dialectique par la faccedilon dutiliser sa capaciteacute de la sophistique par le
choix de vie La dialectique met agrave leacutepreuve lagrave ougrave la philosophie apprend agrave connaicirctre
tandis que la sophistique paraicirct apprendre agrave connaicirctre mais ne le fait pas189
Ce texte peut ecirctre rapprocheacute de Topiques I1 100a25-101a4 dans lequel Aristote reformule
la distinction entre philosophie dialectique et sophistique mais cette fois-ci du point de vue
188 Aristote Topiques Tome II note 3 p 263-264189 Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et Anick Jaulin op cit p 150 nous soulignons
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de la maniegravere dont ces trois laquo activiteacutes raquo font des syllogismes Le raisonnement deacuteductif 190
procegravede daffirmations vraies et premiegraveres eacutevidentes par elles-mecircmes Le raisonnement
dialectique procegravede des fameux ἔνδοξα Et la deacuteduction eacuteristique ou sophistique prend pour
point de deacutepart laquo des ideacutees qui se preacutesentent comme des ideacutees admises sans en ecirctre
reacuteellement raquo ou se preacutesente laquo comme une deacuteduction sans en ecirctre une raquo191 La sophistique se
caracteacuterise dans cet extrait des Topiques par un faux-semblant volontaire cette volonteacute de
laquo cacher son jeu raquo de faire croire agrave ses interlocuteurs quelle est comme la philosophie et
comme la dialectique Et si Meacutetaphysique Γ2 nous permet dexclure la sophistique de toute
preacutetention philosophique ou scientifique en en faisant un laquo semblant de sagesse raquo ndash
eacutethiquement drsquoune part puisque la sophistique diffegravere de la philosophie par laquo le choix de
vie raquo et drsquoautre part syllogistiquement car ses raisonnements nont que lapparence de
syllogismes ndash ce texte permet aussi de preacuteciser et dans le mecircme temps de rendre plus
complexe les rapports que la dialectique entretient avec la philosophie Dialectique et
philosophie ont toutes deux la mecircme forme la dialectique argumente sur tout parce que les
questions quelle se pose sont justement propres agrave la philosophie Degraves lors nous pouvons
peut-ecirctre eacutetablir ainsi une laquo homonymie de forme raquo entre dialectique et philosophie alors de
facto ce qui est propre agrave la dialectique τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν par exemple est propre
aussi agrave la philosophie Car la diffeacuterence entre ces deux activiteacutes ne tient pas agrave leur forme elles
ont en effet la mecircme en partage mais agrave lutilisation quon en fait laquo agrave la faccedilon dutiliser sa
capaciteacute raquo capaciteacute propre agrave lecirctre humain de faire de la dialectique et de la philosophie
Dune part le philosophe use de cette capaciteacute pour apprendre dautre part le dialecticien use
de celle-ci pour laquo mettre agrave leacutepreuve raquo
La distinction entre philosophie et dialectique se comprend donc dans une diffeacuterence
de laquo perspective raquo de but de finaliteacute Elles ont la mecircme forme et semble-t-il si nous
acceptons une laquo homonymie formelle raquo entre philosophie et dialectique ce qui est propre agrave
lune est propre agrave lautre bien quelles naient pas la mecircme fin Et peut-ecirctre que la meacutethode
dialectique peut fonder les principes des sciences justement par cette laquo homonymie raquo entre
philosophie et dialectique Cependant ce texte de Meacutetaphysique Γ2 a poseacute de nombreux
problegravemes aux interpregravetes qui soutiennent le caractegravere dialectique fondamental de la science
et de la philosophie chez Aristote car ce dernier y seacutepare clairement la philosophie de la
dialectique bien que celles-ci partagent une certaine homonymie (la dialectique ayant pour
fin de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo quand la philosophie laquo apprend agrave connaicirctre raquo) Pour reacutesoudre ce
problegraveme et continuer de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode scientifique et
190 Le raisonnement deacuteductif est scientifique certes mais la frontiegravere entre science et philosophie estparticuliegraverement incertaine chez Aristote ainsi comme le livre E de la Meacutetaphysique dans lequel le motlaquo philosophie raquo est utiliseacute au sens de ἐπιστήμη (126a19) nous maintenons pour le moment ici leacutequivoqueentre science et philosophie
191 100b23-29
60
philosophique les tenants du dialectic turn ont ducirc proposer une distinction entre plusieurs
types de dialectique TH Irwin192 considegravere par exemple que ce passage de Meacutetaphysique
Γ2 doit ecirctre compris dans une strateacutegie antiplatonicienne seacuteparant la dialectique de la
philosophie La dialectique dont il est question en Meacutetaphysique Γ2 serait une pure
dialectic cest-agrave-dire celle deacutecrite dans les Topiques deacutepourvue de toute valeur
eacutepisteacutemologique car trop deacutependante aux δοκούντα et qui se distinguerait dune strong
dialectic mise en œuvre dans les recherches scientifiques et fondeacutee sur de vraies preacutemisses
ou des preacutemisses laquo semblables raquo au vrai des ἔνδοξα Cette distinction entre pure et strong
dialectic permet aussi de contourner le hiatus ducirc agrave laspect collectif (questionneurreacutepondant)
de la dialectique qui ne se retrouve guegravere dans les traiteacutes scientifiques La dialectique de
Meacutetaphysique Γ2 serait donc une dialectique socratique critique dialogique cest-agrave-dire
structureacutee autour des rapports du questionneur et du reacutepondant incapable de connaicirctre mais
seule capable de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo et la laquo philosophie raquo serait quant agrave elle lautre nom de
cette dialectique forte dont la tacircche est dexaminer le vrai et qui semble pouvoir se pratiquer
seul Cette thegravese peut ecirctre eacutetayeacutee par un extrait de Meacutetaphysique M4 dans lequel Aristote
montre la laquo faiblesse raquo de la dialectique socratique que lon peut degraves lors comprendre comme
plus faible que la dialectique aristoteacutelicienne
Mais Socrate cherchait avec raison le ce que cest car il cherchait agrave construire des
deacuteductions et le principe des deacuteductions est le ce que cest En effet la dialectique en ce
temps lagrave neacutetait pas assez forte pour pouvoir examiner les contraires mecircme
indeacutependamment du ce que cest et pour dire si les contraires relegravevent de la mecircme
science193
Une dialectique forte serait donc une dialectique fondeacutee sur le ce que cest une dialectique
scientifique dont les syllogismes seraient apodictiques cest-agrave-dire fondeacutes sur des ἔνδοξα dont
nous avons compris quils pouvaient avoir une valeur eacutepisteacutemologique en fonction du sens
que nous accordons au mot laquo probable raquo chez Aristote Et la distinction entre laquo dialectique raquo
et laquo philosophie raquo en Meacutetaphysique Γ2 sentend alors comme la distinction entre pure
dialectic et strong dialectic De fait il y aurait une stricte analogie entre la philosophie et la
strong dialectic Diviser ainsi la dialectique en plusieurs types en fonction du contexte de son
utilisation est lune des strateacutegies deacuteveloppeacutees par les tenants du Dialectic turn pour reacutesoudre
les contradictions du texte aristoteacutelicien Une telle distinction entre pure et strong dialectic
permet notamment agrave E Berti deacutecrire laquo Par conseacutequent la tacircche quAristote attribue agrave la
science de lecirctre en tant quecirctre se deacuteroule selon des proceacutedeacutes explicitement deacutecrits comme
dialectiques raquo194 R Bolton par exemple soppose sur ce point agrave T H Irwin et considegravere que
192 T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988193 1078b23-27194 E Berti laquo Philosophie dialectique et sophistique en Meacutetaphysique Γ2 raquo in Dialectique Physique et
Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p47
61
cest justement la peirastique en tant quactiviteacute fondeacutee sur ce qui est le plus endoxal ndash les
endoxotata ndash et dont le but est seulement de mettre agrave leacutepreuve qui est le proceacutedeacute de la
dialectique le plus laquo scientifique raquo puisque celle-ci a selon lui la fonction de laquo justifier les
thegraveses scientifiques raquo195 La peirastique srsquooppose pour R Bolton agrave la laquo dialectique au sens
strict raquo qui elle est deacutepourvue de toute valeur eacutepisteacutemologique La distinction entre deux ou
plusieurs dialectiques semble permettre une analogie entre la philosophie et une dialectique
forte et si Aristote seacutepare philosophie et dialectique en Meacutetaphysique Γ2 ce nest que pour
deacutebouter une certaine dialectique qui nest selon T H Irwin que peirastique cest-agrave-dire qui
na pour seul but que de mettre agrave leacutepreuve les arguments adverses La peirastique eacutetant
personnifieacutee par Socrate en Meacutetaphysique M4 elle est incapable de connaicirctre agrave la
diffeacuterence dune dialectique forte Mais Aristote permet-il veacuteritablement de distinguer
plusieurs sortes de dialectique R Bolton pour infeacuterer cette ideacutee sappuie sur les services
rendus par la meacutethode topique selon Topiques I2 Il considegravere quaux diffeacuterents services se
rapportent diffeacuterentes dialectiques au service gymnastique une dialectique gymnastique au
service laquo scientifique raquo (qui inteacuteresse les notions premiegraveres des sciences) une dialectique non
gymnastique196 Pourtant J Brunschwig critique cette lecture Selon lui en effet
La meacutethode dialectique agrave laquelle on sentraicircne dans lusage laquo gymnastique raquo nest pas
une autre dialectique ou une autre forme de dialectique ou une dialectique gouverneacutee
par dautres regravegles que celle que lon pratique selon les Topiques eux-mecircmes agrave des
fins seacuterieuses et non laquo gymnastiques raquo197
Degraves lors reacutesoudre les incoheacuterences du texte aristoteacutelicien agrave propos de la dialectique dans le
but dassurer un usage scientifique de cette derniegravere en distinguant plusieurs laquo types raquo de
dialectiques ne va pas de soi et reste difficilement soutenable Sans tirer de conclusions trop
hacirctives sur ces deux (deux eacutetant un nombre a minima) dialectiques ayant des fonctions
diffeacuterentes ndash car il ne faut pas selon M Crubellier et P Pellegrin laquo seacuteparer de maniegravere trop
eacutetanches les diverses fonctions de la dialectique raquo198 ndash retenons pour le moment dune part
que la dialectique a un aspect collectif indeacuteniable mais aussi une fonction critique
peirastique et dautre part que les thegraveses de T H Irwin ou de R Bolton ont le meacuterite
incontestable de reacutepondre agrave de difficiles incoheacuterences du texte aristoteacutelicien Il importe peu
pour le moment de savoir si cette fonction peirastique constitue lessence dune certaine
dialectique non scientifique opposeacutee agrave une dialectique forte ou inversement la dialectique
reste une activiteacute de laquo mise agrave leacutepreuve raquo mais ses fonctions sont sans doute plurielles
195 R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pellegrin PierreBiologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la Recherche ScientifiqueParis 1990 p 185-236
196 CF R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo op cit pp 200-201197 J Brunscchwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin
Pierre op cit p 257198 M Crubellier et P Pellegrin Aristote op cit p 140
62
Aristote insiste dailleurs beaucoup sur le caractegravere peirastique de la dialectique dans les
Reacutefutations sophistiques Largument peirastique y est preacutesenteacute comme celui qui deacuteduit laquo une
contradiction agrave partir des opinions qui font autoriteacute raquo (2 165b4)199 De plus la peirastique
laquo est une partie de la dialectique et elle est capable de deacuteduire une conclusion fausse en se
servant de lignorance de celui qui rend compte de sa thegravese raquo (8 169b25-27) Enfin Aristote
considegravere que laquo la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute raquo et que de fait elle
laquo sapplique agrave tout raquo elle nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et peut ecirctre
pratiqueacutee par tout le monde avec plus ou moins de meacutethode (11 172a25-28)
En effet tous les arts utilisent eacutegalement certaines notions communes Cest pourquoi
tous les hommes y compris de simples particuliers font usage dune certaine maniegravere
de la dialectique et de la peirastique car tous jusquagrave un certain point tentent
dexaminer ceux qui professent un art (11172a29-33)
Ainsi la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα coupleacutee agrave lideacutee dune dialectique forte
parente de la philosophie et de la science agrave la diffeacuterence de la peirastique qui na pour tacircche
que de critiquer sans rien fonder permet de comprendre lultime service rendu selon les
Topiques I2 par la dialectique aux sciences ou plus exactement aux laquo notions premiegraveres de
chaque science raquo
Que notre traiteacute soit utile enfin aux connaissances de caractegravere philosophique cela
sexplique du fait que lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en
argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en
chaque matiegravere le vrai et le faux Mais on peut encore en attendre un service de plus
qui inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science [πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ
ἑκάστην ἐπιστήμην] Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant
sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les
principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si
lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune
de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave
elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de
toutes les disciplines200
Bien que ce texte semble proposer deux services distincts rendus par le traiteacute des Topiques et
non un seul E Berti dans son article intituleacute laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo
comprend quil y a une uniteacute entre ces deux services preacutetendument diffeacuterents En effet
Nous ne sommes pas en preacutesence de deux services ou de deux utiliteacutes diffeacuterentes
mais la dialectique est utile aux connaissances de caractegravere philosophique cest-agrave-dire
aux sciences aussi bien parce que deacuteveloppant les apories dans les deux sens elle
199 Aristote Reacutefutations Sophistiques trad Myriam Hecquet GF Flammarion Paris 2015200 101a34-101b4
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nous fait discerner plus facilement le vrai et le faux que parce que gracircce agrave sa vocation
examinatrice elle nous ouvre laccegraves aux principes de toutes les disciplines201
Ces deux utiliteacutes de la dialectique sont donc compleacutementaires et reacuteductibles agrave une seule
deacutecouvrir les principes de toutes les disciplines de toutes les sciences Mais par quel proceacutedeacute
la dialectique peut-elle deacutecouvrir les principes E Berti est sur ce point tout agrave fait clair la
dialectique deacutecouvre les principes des sciences par le proceacutedeacute laquo normal raquo celui qui laquo deacuteduit
des conclusions agrave partir des ideacutees admises raquo en tant que laquo seul proceacutedeacute dont on dispose pour
chercher les principes raquo202 Puisque les laquo ideacutees admises raquo ont degraves lors une valeur
eacutepisteacutemologique raisonner agrave partir delles en deacuteveloppant des apories permet de deacutecouvrir les
principes des sciences Certes Aristote nuance le caractegravere exclusivement dialectique de cette
tacircche En effet deacutecouvrir les principes des sciences est propre agrave la dialectique laquo ou du moins
agrave elle principalement raquo [ἴδιον ᾒ μάλιστα οἰκεicircον] eacutecrit-il en Topiques I2 101b2 Cependant
E Berti ne semble pas consideacuterer cette concession comme probleacutematique car elle est pour lui
surtout laquo pleacuteonastique raquo et ne remet pas en cause sa theacuteorie selon laquelle il reste eacutetabli que
laquo la dialectique permet de deacutecouvrir les principes des sciences raquo et ce par un proceacutedeacute tout agrave
fait normal deacutevelopper des apories agrave partir dideacutees admises proceacutedeacute qui nous permet de
deacutecouvrir le vrai et le faux203 Tels sont donc les diffeacuterents eacuteleacutements gracircce auxquels nous
pouvons attribuer cette valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique
Cette fonction preacutesumeacutee de la dialectique deacutecouvrir les principes des sciences par le
deacuteveloppement dapories agrave partir dopinions admises est selon E Berti qui reprend
lexpression de R Bolton laquo le fondement eacutepisteacutemologique raquo204 de la dialectique
aristoteacutelicienne Cependant pour E Berti lillustration la plus claire de cette fonction de la
dialectique en science ne se trouve ni dans les Topiques ni dans les Reacutefutations sophistiques
ni mecircme dans la Rheacutetorique En effet selon lui la plus brillante illustration de cette fonction
scientifique doit ecirctre rechercheacutee dans les traiteacutes scientifiques eux-mecircmes lagrave ou cet usage se
deacuteploie veacuteritablement Cest en effet ainsi quil conclut son article sur lutiliteacute de la dialectique
pour la science
En conclusion la base eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne est
constitueacutee par le fait que la plupart des ἔνδοξα sont aussi vrais et pour cette raison ils
permettent de voir entre deux thegraveses opposeacutees dont on a tireacute les conseacutequences laquelle
est la vraie et laquelle est la fausse lune eacutetant celle dont les conseacutequences saccordent
avec la plupart des ἔνδοξα lautre celle dont les conseacutequences les contredisent Le
201 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30202 Ibidem p 30-31 Il semble que dans cet article preacutecis E Berti ne fasse pas de diffeacuterence entre une
dialectique forte et la peirastique dans la deacutecouverte des principes des sciences Retenons quici la dialectiquedeacutecouvre les principes par un proceacutedeacute laquo normal ndash pour la dialectique raquo celui de deacutevelopper des apories nouspermettant de deacutecouvrir le vrai et le faux
203 Ibid p 32204 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique et
eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne op cit
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mecircme proceacutedeacute peut ou doit ecirctre appliqueacute dans la recherche des principes des sciences
pour voir entre deux thegraveses opposeacutees et eacutegalement candidates au titre de principe
cest-agrave-dire de preacutemisse vraie laquelle est la vraie et laquelle est la fausse205
Ainsi puisquil faut selon E Berti rechercher lapplication du proceacutedeacute dialectique dans la
deacutecouverte des principes des sciences nous nous proposons dans les pages qui suivent
drsquoeacutetudier un cas particulier dont il est admis de le consideacuterer comme lun des plus
paradigmatiques de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique en science le livre I de la
Physique qui procegravede dans un premier temps agrave la reacutefutation de la doctrine eacuteleacuteatique et dans
un second temps agrave leacutetablissement des principes de la physique206 Bien que ce texte soit un
veacuteritable locus classicus du deacutesaccord entre les speacutecialistes dAristote nous nous proposons
de linterroger pour appreacutecier sil accreacutedite ou non la thegravese selon laquelle la meacutethode
dAristote dans la recherche des principes des sciences est la meacutethode dialectique La
dialectique permet-elle textuellement en Physique I de deacutecouvrir les principes de la physique
soit le mouvement le repos et le substrat de ce couple de contraires
La reacuteponse agrave cette question soulegraveve un grand nombre de deacutebats et pourrait faire
intervenir une myriade de gloses contradictoires et de textes du corpus aristoteacutelicien aux sens
toujours diffeacuterents Cest dailleurs lune des principales difficulteacutes des eacutetudes
aristoteacuteliciennes proposer une thegravese agrave propos dune question preacutecise chez Aristote qui ne soit
pas contredite par un texte dAristote lui-mecircme Et cest pour faire face agrave cette difficulteacute que
nous faisons le choix de restreindre cette eacutetude au livre I de la Physique et de ne faire
intervenir que deux points de vue sur ce dernier celui de E Berti qui considegravere la dialectique
comme une meacutethode veacuteritablement scientifique en Physique I et celui de R Bolton dont le
point de vue est plus nuanceacute et permet de relativiser lutilisation faite par Aristote de la
dialectique en science
Comme nous lavons dit la Physique souvre sur lexposeacute de la meacutethode dAristote par
une reformulation de la doctrine des Analytiques et lexposition du laquo chemin naturel raquo qui va
de ce qui est plus clair et plus connu pour nous vers ce qui est plus clair et plus connu par
nature Lensemble du livre I a pour rocircle deacutetablir le nombre et la nature des principes de la
science physique une paire de contraire (le mouvement et le repos) deacutefinissant le genre de la
physique et un substrat (la matiegravere) Les objets de la science physique sont donc selon
Physique II les reacutealiteacutes laquo qui possegravedent en elles-mecircmes leur principes de mouvement et
drsquoarrecirct les unes quant au lieu dautres quant agrave laugmentation et agrave la diminution dautres
quant agrave lalteacuteration raquo207 Mais quelle strateacutegie Aristote met-il en place pour eacutetablir ces
principes au cours de ce tregraves deacutebattu livre I 205 E Berti laquo De lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in E Berti op cit p 40
206 Le premier chapitre de la Physique est dun inteacuterecirct particulier car il est aussi selon les Meacuteteacuteorolo-giques I1 louverture de laquo toute lentreprise raquo physique et scientifique dAristote207 Physique II 1 192b14-15 trad Citeacutee Pierre Pellegrin
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Selon E Berti cette strateacutegie est purement et simplement une application stricte de la
meacutethode dialectique telle quelle est exposeacutee dans les Topiques Et en effet plusieurs eacuteleacutements
corroborent un usage massif de la dialectique en Physique I Degraves le chapitre 2 du livre I agrave
partir de 184b15 Aristote eacutecrit
Mais il est neacutecessaire quil y ait ou bien un seul principe ou bien plusieurs et
sil ny en a quun ou bien quil soit immobile comme le disent Parmeacutenide et Meacutelissos
ou bien quil soit mucirc comme le disent les physiciens certains disant que les premiers
principes cest lair dautre que cest leau208
Dune part Aristote procegravede ici agrave une relative laquo revue raquo des ideacutees admises par ses
preacutedeacutecesseurs dans le domaine de la physique ce qui sapparente agrave un proceacutedeacute de type
dialectique mais dautre part il procegravede agrave une laquo parfaite division dichotomique qui ne
neacuteglige aucune possibiliteacute et les embrasse toutes raquo nous explique E Berti209 Lorigine
dialectique de cette laquo division dichotomique raquo ne fait pour le commentateur aucun doute car
elle repreacutesente le paradigme dun proceacutedeacute typiquement dialectique donnant lieu agrave une
laquo veacuteritable deacutemonstration raquo cest-agrave-dire une deacutemonstration scientifique
Aristote sengage ensuite dans une reacutefutation des doctrines eacuteleacuteatiques Leacuteleacuteatisme et
ses repreacutesentants Parmeacutenide et Meacutelissos niaient non le mouvement tel que nous le
percevons mais le fait quil laquo soit raquo le fait que nous puissions dire laquo le mouvement est raquo
Dans les fragments restitueacutes de son Poegraveme Parmeacutenide eacutecrit laquo Ce qui peut ecirctre dit et penseacute se
doit decirctre car lecirctre est en effet et le neacuteant nest pas raquo Et plus loin laquo En effet lecirctre
embrasse au plus pregraves lecirctre Or il est immobile pris dans les limites de formidables liens il
est sans commencement et il est sans fin car la geacuteneacuteration comme la destruction ont eacuteteacute
eacutecarteacutees loin de lui [] raquo210 Lexamen de cette doctrine niant le mouvement et la plurivociteacute
de lecirctre a pour Aristote un laquo inteacuterecirct philosophique raquo (I2 185a21)211 Mais pour quelle
raison Reacutemi Brague dans un article intituleacute laquo Note sur la deacutefinition du mouvement
(Physique III 1-3) raquo212 a particuliegraverement bien mis en lumiegravere le rapport entre la reacutefutation
des doctrines eacuteleacuteatiques sur le mouvement au livre I et la deacutefinition dudit mouvement au livre
III en tant quelle en constitue le verso Selon R Brague la deacutefinition quAristote eacutetablit du
mouvement en Physique laquo serait le versant positif de ce queacutetablissait neacutegativement la
reacutefutation de leacuteleacuteatisme meneacutee au livre I de la Physique (ch3) et par lagrave elle en constitue la
reacutefutation deacutefinitive raquo213 Il y a un correacutelat entre la deacutefinition du mouvement en Physique III
208 Ibidem 185b15 et suivantes209 laquo E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physique raquo in Berti op cit p 99210 Fragments restitueacutes ligne 1-2 puis 25-31 in Les Preacutesocratiques ed Jean-Paul Dumont Gallimard NRF
Paris 1988 p 260211 Nous reviendrons ulteacuterieurement sur cet laquo inteacuterecirct philosophique raquo de lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques212 Brague Reacutemi laquo Note sur la deacutefinition du mouvement (Physique III 1-3) raquo in La physique dAristote et les
conditions dune science de la nature Colloque organiseacute par le seacuteminaire drsquoEacutepisteacutemologie et dHistoire desSciences de Nice actes eacutediteacutes par Franccedilois de Gandt et Pierre Souffrin Vrin Paris 1991 pp107-120
213 Ibid p 109
66
et la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I ce correacutelat consiste en la neacutecessiteacute de faire du
mouvement un ecirctre En effet les Eleacuteates ne nient pas tant lexistence empirique du
mouvement que la preacutetention du mouvement agrave ecirctre un Ecirctre agrave acceacuteder laquo au statut raquo dEcirctre Degraves
lors il faut quAristote donne une laquo consistance ontologique raquo au mouvement laquo Il lui faut
bien plutocirct montrer que le mouvement a une digniteacute telle quil meacuterite que lon parle de lui en
employant le verbe ldquoecirctrerdquo raquo214 eacutecrit R Brague Ce serait lagrave tout lenjeu de sa deacutefinition du
mouvement au livre III Mais a fortiori la reacutefutation du livre I est la reacutefutation dune neacutegation
ontologique du mouvement Si Aristote cherche agrave reacutefuter les Eleacuteates au livre I de la Physique
cest parce quil semble impossible de fonder la science physique sur des principes qui nont
pas la digniteacute decirctre En effet laquo on ne peut savoir que ce qui est eacutecrit encore R Brague Or
ce qui est dans la nature se meut Si donc ce qui se meut ou le trait fondamental de ce qui se
meut ndash le mouvement ndash nest pas il ny a pas de savoir de la nature raquo215 Reacutefutation des
Eleacuteates et deacutefinition du mouvement sont donc le recto et le verso de la mecircme strateacutegie
eacutetablir une ontologie du mouvement Ainsi la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est pour
Aristote une neacutecessiteacute Il semble falloir pour pouvoir fonder un savoir de la nature
deacutemontrer lexistence ontologique du mouvement chose que niaient les Eleacuteates par leur
thegravese laquo lEcirctre est un et immobile raquo
Son proceacutedeacute argumentatif est-il degraves lors dialectique Premiegraverement Aristote
comprend que lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques ne relegraveve pas du domaine de la physique mais
dune autre science Et lanalogie quil mentionne en 185a1 pour eacutetayer son propos est
particuliegraverement eacuteclairante pour comprendre le proceacutedeacute utiliseacute dans la reacutefutation des thegraveses
eacuteleacuteatiques qui nient les principes physiques Cette reacutefutation ne peut se faire que par cette
laquo science commune agrave toutes raquo
De mecircme en effet que le geacuteomegravetre na lui non plus aucun argument contre celui qui
supprime les principes de la geacuteomeacutetrie ndash mais cela est laffaire dune autre science ou
du moins dune science commune agrave toutes ndash de mecircme en est-il pour celui qui soccupe
des principes216
Cette science commune agrave toutes les autres non tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et qui
permet de reacutefuter celui qui supprime les principes de la geacuteomeacutetrie comme de la physique (ici
les Eleacuteates) nest-elle pas la dialectique Ce point a fait eacutenormeacutement deacutebat dans lhistoire des
eacutetudes aristoteacuteliciennes Selon P Pellegrin en effet cette science laquo commune agrave toutes raquo serait
pour D Ross la meacutetaphysique et pour Simplicius deacutejagrave la dialectique Cependant Aristote
deacutefinit bien dans les Seconds analytiques I 11 la dialectique comme lactiviteacute qui
laquo communique avec toutes les sciences raquo (77a26) et nest la science laquo daucun genre
214 Ibid p108-109215 Ibid p 109-110216 Physique I 2 185a1-4
67
deacutetermineacute raquo (77b32)217 Degraves lors il appert que le seul moyen mentionneacute par Aristote dans sa
Physique pour reacutefuter les thegraveses niant les principes physiques comme celles niant les
principes de toutes les autres sciences est bien la dialectique
Deuxiegravemement pour reacutefuter les thegraveses eacuteleacuteatiques Aristote use de la division des sens
des mots laquo ecirctre raquo et laquo un raquo Or la division ou la laquo dissociation raquo des divers sens des termes est
justement lun des instruments principaux de la dialectique En Topiques I 13 Aristote pose
quatre laquo instruments gracircce auxquels nous ne serons jamais agrave court darguments deacuteductifs raquo
dont le deuxiegraveme mentionneacute consiste laquo agrave savoir dissocier les diffeacuterents sens dun terme raquo218
Et cest en effet agrave partir des diffeacuterents sens de lecirctre quil reacutefute les thegraveses eacuteleacuteatiques
Mais le point de deacutepart le plus approprieacute de tous [pour reacutefuter] cest de voir
puisque leacutetant se dit de plusieurs maniegraveres ce que veulent dire ceux qui disent que
toutes les choses sont une est-ce quils veulent dire que toutes les choses sont
substance ou des quantiteacutes ou des qualiteacutes et nouvelle question est-ce que toutes
choses sont une substance unique comme lest un homme unique ou un cheval
unique comme lest blanc ou chaud ou lune des choses de cette sorte 219
Aristote use agrave nouveau de ce proceacutedeacute dialectique de la division des sens de lun
De plus puisque lun se dit de plusieurs maniegraveres tout comme leacutetant il faut
examiner de quelle maniegravere ils entendent que le tout est un Or on appelle un soit le
continu soit lindivisible soit les choses dont la formule de lecirctre essentiel est la mecircme
et unique comme jus de treille et vin220
La division des sens dun terme est en effet un proceacutedeacute proprement dialectique dune part
parce quil constitue nous lavons dit un instrument de la dialectique mais dautre part parce
que cette division sinscrit dans une analyse du langage commun du sens commun laquo des
choses dites raquo cest-agrave-dire des λεγόμενα dans lesquels sont compris les ἔνδοξα et qui
constituent lun des deux sens de φαιυόμενον selon G E L Owen Or cette reacutefutation
dialectique proceacutedant par la division des sens dun termes est pour Aristote selon E Berti
laquo une reacutefutation rigoureuse et parfaitement valable raquo221 Donc non seulement la reacutefutation est
bien dialectique mais elle est aussi pour E Berti fondeacutee cest-agrave-dire scientifiquement
valable
Cependant nous navons abordeacute pour linstant que la reacutefutation des Eleacuteates non la
deacutetermination effective des principes physiques Or selon E Berti reacutefutation des Eleacuteates ou
des laquo Anciens qui viennent ensuite raquo et deacutetermination des principes de la physique sont
intimement lieacutees car deacuterivant dun seul et mecircme proceacutedeacute dialectique Selon le commentateur
la recherche veacuteritablement physique commence avec la deacutetermination du nombre de
217 Ce que drsquoailleurs confirme P Pellegrin dans sa note 1p la Physique aux eacuteditions GF Flammarion218 A partir de 105a21 219 185b21 et suivantes220 185b6-9221 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100
68
principes agrave partir du chapitre 4 du livre I et sachegraveve au deacutebut du livre II Or pour E Berti
toute cette recherche physique des principes deacutecoule dun proceacutedeacute dialectique qui prend
plusieurs formes
[Ce proceacutedeacute] est imposeacute par la distinction dichotomique entre les diffeacuterentes
possibiliteacutes concernant les principes [185b15] deuxiegravemement il a comme objet les
opinions des autres physiciens [agrave partir de 187a12] cest-agrave-dire des interlocuteurs
dAristote avec lesquels il semble avoir engageacute une espegravece de grande discussion
troisiegravemement il se sert dun instrument typiquement dialectique lanalyse du langage
humain222
Premiegraverement E Berti considegravere cette recherche du nombre et de la nature des principes
physiques comme une laquo grande discussion raquo comme un veacuteritable eacutechange un laquo entretien
dialectique raquo entre Aristote et ses preacutedeacutecesseurs sur un problegraveme preacutecis ce qui lui permet
grosso modo de rattraper laspect laquo collectif raquo de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les
Topiques Et en effet Aristote discute les thegraveses de ses preacutedeacutecesseurs celles des Eleacuteates nous
lavons dit puis celles des physiciens (agrave partir de I4) Anaxagore Empeacutedocle Anaximandre
des atomistes comme Deacutemocrite et enfin celles des platoniciens (I9) Cest de cette
discussion queacutemane le nombre et la nature des principes En effet Aristote comprend que les
principes sont contraires car laquo tous en fait posent des contraires comme principes raquo223 Tout
se passe comme si Aristote inscrivait le nombre et la nature de ses principes dans la continuiteacute
de ses preacutedeacutecesseurs comme si lautoriteacute de ces derniers venait confirmer la deacutetermination
des principes physiques
Mais E Berti est aussi attentif agrave lobjet direct de lanalyse dAristote dans le livre I de
la Physique cest-agrave-dire les laquo expressions linguistiques communes raquo les laquo choses dites raquo les
laquo leacutegomegravenes raquo pheacutenomeacutenaux qui parsegravement le texte de Physique I Cet objet linguistique est
symboliseacute selon E Berti par les nombreuses expressions du Stagirite faisant reacutefeacuterence au
champ lexical du langage Ce dernier est particuliegraverement preacutesent bien que de maniegravere
sporadique en Physique I nous avons releveacute non exhaustivement 185b27-186a 186b18-24
ou encore 187a1-6 Autant drsquoextraits ougrave la recherche de la signification des mots chez les
preacutedeacutecesseurs dAristote ou dans le langage commun est dune importance capitale laquo on
appelle on dit que tous ceux qui disent que raquo sont en effet des syntagmes reacutecurrents en
Physique I et suffisent selon E Berti agrave justifier dune part la preacutesence de la dialectique
dans ledit livre I et dautre part la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Par exemple agrave
propos de la geacuteneacuteration dont il faut eacutetablir les principes Aristote raisonne selon E Berti
laquo sur la maniegravere correcte ou incorrecte par laquelle le langage humain exprime ce
pheacutenomegravene raquo224 Et cest justement ce proceacutedeacute qui permettrait agrave Aristote daboutir agrave une222 Ibidem p102223 Physique I 5 188a19224 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100
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premiegravere conclusion sur le nombre des principes de la physique en I 7 191a20-22 et donc
drsquoeacutetablir une premiegravere conclusion veacuteritablement scientifique laquo Mais que les principes soient
trois et comment ils sont trois et de quelle maniegraveres ils sont principes cest clair raquo
Conclusion eacuteliminant les autres possibiliteacutes soit pour E Berti une veacuteritable deacutemonstration
De plus toutes les autres distinctions dont Aristote se sert en Physique I agrave savoir la
distinction par soi par accident ou celle de lacte et de la puissance distinctions gracircce
auxquelles Aristote reacutesout les apories des Eleacuteates et qui permettent de deacutecouvrir les principes
de la physique sont pour E Berti eacuteminemment dialectiques en ce quelles font reacutefeacuterence au
livre Δ de la Meacutetaphysique laquo consacreacute ndash comme on le sait ndash aux diffeacuterentes significations des
mots et ougrave la distinction laquo par soi raquo et par laquo par accident raquo revient continuellement raquo225
Ainsi en eacutelargissant son eacutetude agrave lensemble de la Physique et encore plus largement agrave
lensemble des traiteacutes physiques du corpus aristoteacutelicien (le De Caelo le De generatione et
corruptione les Meacuteteacuteorologiques le De anima ou encore les traiteacutes biologiques) E Berti
conclut son article en reacuteaffirmant une valeur eacutepisteacutemologique incontestable de la dialectique
Les proceacutedeacutes dont [la science physique] se sert sont dans la plupart des cas des
arguments dialectiques cest-agrave-dire des analyses du langage ou bien des discussions
des opinions dautrui ce qui nrsquoempecircche pas quils puissent ecirctre aussi de veacuteritables
deacutemonstrations scientifiques cest-agrave-dire doueacutes de neacutecessiteacute capables dobliger agrave
lassentiment [hellip] Il ne sagit pas certes de deacutemonstrations laquo physiques raquo au sens
moderne du terme mais plutocirct de deacutemonstrations laquo logiques raquo [cest-agrave-dire pour E
Berti laquo dialectiques raquo] cependant leur valeur de veacuteriteacute nest pour cela aucunement
diminueacutee226
Ainsi agrave la question de savoir si le livre I de la Physique permet de soutenir une valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti reacutepond par laffirmative Cest dailleurs selon le
commentateur en Physique I que sillustre le mieux lapplication de la meacutethode dialectique
dans la recherche des principes des sciences
Nonobstant nous pourrions reprocher agrave E Berti de confondre la preacutesence effective de
la dialectique en Physique I et la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Certes la
dialectique est preacutesente dans ce livre I de la Physique comme dans la plupart des traiteacutes
scientifiques du Stagirite Mais a-t-elle veacuteritablement pour fonction de fonder les principes
des sciences Cest-agrave-dire ici de deacutecouvrir les principes premiers de la physique le
mouvement le repos et le substrat agrave ce couple de contraires Rien nest moins sucircr car et
cest lagrave lune des critiques que lui fait R Bolton227 Aristote explique bien que le mouvement
principe de la science physique est connu par le savant laquo par linduction raquo laquo ἡμicircν225 Ibid p 103226 Ibid p 113227 Bolton Robert laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in R BoltonScience Dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre PellegrinLouvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 223-255
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δὑποκείσθω τὰ φύσει ἢ πάντα ἢ ἔνια κινούμευα εἶναι δῆλον δἐκ τῆς ἐπαγωγῆς raquo228 Cette
ἐπαγωγή qui est largement admise comme eacutetant le processus dapprentissage et
dappreacutehension des principes proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν cest-agrave-dire par un processus
compris dans la meacutethode empirico-analytique Et immeacutediatement apregraves avoir affirmeacute que le
principe mouvement de la physique est connu par linduction Aristote explique pourquoi il
convient non de tout reacutefuter mais de reacutefuter seulement laquo ce quon deacutemontre faussement agrave
partir des principes raquo (185a15-16) Il faut donc faire une claire distinction entre le travail du
savant qui connait les principes par induction et selon la meacutethode empirico-analytique et
leacutecriture du texte aristoteacutelicien qui semble en effet suivre la meacutethode dialectique La
dialectique effectivement preacutesente en Physique I a peut-ecirctre moins pour but de fonder les
principes de la physique que de reacutefuter les mauvaises deacutemonstrations les deacutemonstrations
eacuteristiques Or il appert que les thegraveses soutenues par les Eleacuteates sont consideacutereacutees par Aristote
comme eacuteristiques
En reacutealiteacute examiner si leacutetant est un de cette maniegravere [agrave la maniegravere des Eleacuteates]
est comparable au fait dargumenter contre nimporte quelle autre thegravese de ceux qui
parlent pour parler [hellip] ou au fait de reacutesoudre une argumentation eacuteristique ce
quoffrent preacuteciseacutement les deux raisonnements celui de Meacutelissos et celui de
Parmeacutenide229
Certes P Pellegrin mentionne tregraves justement le caractegravere dialectique de cet examen par la
reacutefeacuterence agrave la theacutesis230 mais il nen demeure pas moins que la fonction de la dialectique dans
la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est moins de fonder les principes de la physique que de
reacutefuter des thegraveses preacutesenteacutees par Aristote comme eacuteristiques Drsquoailleurs Aristote insiste sur le
caractegravere eacuteristique des thegraveses eacuteleacuteatiques
Tous les deux Meacutelissos et Parmeacutenide en effet font des syllogismes eacuteristiques en
effet agrave la fois ils prennent de fausses preacutemisses et leurs raisonnements ne sont pas
concluants 231
Encore agrave propos de Parmeacutenide laquo ses preacutemisses sont fausses raquo et sa laquo conclusion nest pas
valide raquo [186a23-24] Or quelle est donc la fonction de la dialectique face aux arguments
eacuteristiques tels que ceux de Meacutelissos et de Parmeacutenide
Tout drsquoabord ecirctre rompu agrave la dialectique offre la compeacutetence de pouvoir mettre agrave jour
ce genre dargumentation En effet en Topiques I1 agrave propos des laquo ideacutees admises raquo Aristote
eacutecrit
Il ne faut pas croire en effet que tout ce qui se preacutesente comme une ideacutee admise en
soit veacuteritablement une car les expressions dideacutees admises ne manifestent jamais agrave
toute premiegravere vue leur veacuteritable caractegravere comme il arrive que le fassent les principes228 185a12-14
229 185a6-9230 Aristote Physique trad P Pellegrin op cit Note 2 p 74231 186a6-8
71
des raisonnements eacuteristiques au sein de ces raisonnements en effet la nature exacte
du subterfuge est immeacutediatement et presque toujours eacutevidente pour ceux qui sont
capables dapercevoir les finesses232
Les preacutemisses des arguments eacuteristiques se donnent comme ideacutees admises prennent
lapparence dopinions faisant autoriteacute Mais puisque le laquo premier instrument raquo de la
dialectique est la collecte des preacutemisses cest-agrave-dire des vrais ἔνδοξα il appert que seul
lrsquoentraicircnement et la pratique dialectique cest-agrave-dire lhabitude de raisonner agrave partir de
veacuteritables ideacutees admises peut permettre de mettre agrave jour les preacutetendus mais neacuteanmoins faux
ἔνδοξα utiliseacutes dans les arguments eacuteristiques Et il semble bien que ce soit cette fonction de la
dialectique (utiliser cette meacutethode pour reacutefuter des arguments quAristote comprend comme
eacuteristiques puisque rompu agrave lexercice dialectique et qui sont bien selon les Reacutefutations
sophistiques laquo ceux qui deacuteduisent une contradiction agrave partir de ce qui paraicirct ecirctre des
opinions qui font autoriteacute mais nen est pas ou qui deacuteduisent en apparence une contradiction)
qui est agrave lrsquoœuvre en Physique I raquo233
Quand E Berti comprend que la dialectique sert la science en faisant deacutecouvrir le vrai
du faux par le deacuteveloppement dapories issues dideacutees admises il semble omettre un point de
deacutetail pourtant fort utile pour accorder ou refuser une valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique
Car il appuie finalement sa reacuteflexion sur les Topiques qui mentionnent que laquo lorsque nous
serons capables de deacutevelopper une aporie dans lun ou lautre sens nous serons mieux agrave mecircme
de discerner en chaque matiegravere le vrai du faux raquo234 Cependant le texte des Topiques nest-il
pas ici lacunaire par rapport notamment agrave ce quen dit Aristote dans la Rheacutetorique agrave savoir
que la dialectique y sert agrave deacutecouvrir non pas abstraitement laquo le vrai et le faux raquo ce qui lui
confeacutererait indeacuteniablement une valeur eacutepisteacutemologique mais bien plutocirct agrave deacutecouvrir le
syllogisme vrai et le syllogisme faux cest-agrave-dire le syllogisme scientifique du syllogisme
eacuteristique ou sophistique En effet Aristote preacutecise la fonction de la dialectique alors mecircme
quil aborde cette derniegravere agrave travers lusage de la rheacutetorique
En outre il est manifeste que la rheacutetorique sert eacutegalement agrave deacutecouvrir le
persuasif vrai du persuasif apparent [τὸ φαινόμενον πιθανόν] tout comme la
dialectique le syllogisme vrai et le syllogisme apparent [τὸ φαινόμενον
συλλογισμόν]235
Or immeacutediatement apregraves la mention de ce φαινόμενον συλλογισμόν ce syllogisme faux
apparent Aristote mentionne le caractegravere de la sophistique laquo car ce qui fait la sophistique ce
nest pas la faculteacute mais lintention [] raquo 236 cest-agrave-dire lintention de faire un φαινόμενον232 100b26-101a1 nous soulignons233 2 165b7-8 nous soulignons
234 101a34-3
235 1355b15-17236 1355b17-18
72
συλλογισμόν et de prendre appui sur de fausses ideacutees admises que seule la dialectique permet
de mettre agrave jour Degraves lors il appert que lusage de la dialectique en Physique I est moins celui
de deacutecouvrir des principes qui eux sont laquo clairs par induction raquo que de reacutefuter des thegraveses
eacuteristiques que nous sommes agrave mecircme de consideacuterer tels gracircce agrave la dialectique
Mais alors une question se pose si les argumentations eacuteristiques senracinent dans de
fausses ideacutees admises et procegravedent de faux syllogismes nont-elles pas de facto aux yeux
dAristote et dans une perspective veacuteritablement scientifique une valeur somme toute tregraves
relative voire inexistante En effet selon les Reacutefutations sophistiques les cinq types dobjets
viseacutes par les eacutechanges eacuteristiques ne sont que laquo la reacutefutation le faux le paradoxe le soleacutecisme
et en cinquiegraveme lieu contraindre linterlocuteur au verbiage raquo237 ils ne sont donc les projets
que de ceux qui veulent laquo parler pour parler raquo238 agrave linstar de Meacutelissos et de Parmeacutenide selon
Aristote Degraves lors pourquoi le scientifique ou le savant doit-il les prendre en consideacuteration et
sattacher agrave les reacutefuter Pour quelle raison sattacher agrave reacutefuter ce qui aux yeux dAristote na
quune valeur particuliegraverement insignifiante laquo pour nous raquo239 savants nous qui savons les
principes par induction Aristote aurait tregraves bien pu dans sa Physique ignorer les arguments
eacuteristiques pourquoi donc fait-il le choix de les reacutefuter Quel est linteacuterecirct dune telle
reacutefutation dialectique des arguments eacuteristiques ainsi que dune discussion avec ses
preacutedeacutecesseurs
Les diffeacuterentes reacuteponses que Robert Bolton propose agrave cette question sont parfois
contradictoires du moins elles ne sont pas systeacutematiques J Brunschwig a dailleurs
particuliegraverement bien montreacute agrave quel point les thegraveses de R Bolton sont difficiles agrave soutenir
allant mecircme jusquagrave mettre en avant ses contradictions240 Cependant R Bolton sengouffre
dans cette distinction agrave eacutetablir entre la recherche du savant et leacutecriture dAristote Ainsi il
nuance veacuteritablement la valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne en
Physique mais aussi dans dautres traiteacutes scientifiques Selon lui en effet la dialectique a
plusieurs utiliteacutes dans les traiteacutes scientifiques premiegraverement Aristote use de la dialectique
contre les thegraveses eacuteleacuteatiques parce quil y est contraint deuxiegravemement lutilisation de la
dialectique dans la deacutetermination des principes ne sapparente finalement quagrave une proceacutedure
de justification des thegraveses scientifiques produites par la meacutethode empirico-analytique et
troisiegravemement la dialectique permet de proposer des solutions agrave certaines apories elle peut
servir de laquo pis-aller raquo en science Pour le commentateur la meacutethode preacuteconiseacutee dans les
sciences naturelles reste chez Aristote et agrave linstar de Physique I la meacutethode scientifique
proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν En effet dans son article intituleacute laquo La meacutethode dAristote dans
237 165b14-16238 Physique I 186a7239 185a12240 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique
chez Aristote op cit p 237-262
73
les sciences de la nature Physique I raquo241 R Bolton commence par appreacutecier le souci
dAristote pour la meacutethode et comprend que ce dernier reacuteactive en Physique la doctrine des
Analytiques En effet selon lui la meacutethode dAristote en Physique nest pas la dialectique car
le point de deacutepart de cette meacutethode nest pas le bon laquo Des donneacutees de lexpeacuterience peuvent
ecirctre des ἔνδοξα eacutecrit R Botlon mais elle nont pas besoin de lecirctre raquo Car limportant dans les
sciences cest que les points de deacutepart de la recherche laquo viennent dune expeacuterience
approprieacutee et non pas des gens qui lrsquoacceptent raquo242 R Bolton refuse de comprendre le
Stagirite comme un analyste du langage mecircme en partie Il regimbe agrave consideacuterer lusage de la
dialectique en science comme la meacutethode scientifique par excellence Selon lui la meacutethode
du savant est une meacutethode scientifique telle que nous la comprenons cest-agrave-dire une
meacutethode baseacutee sur lobservation et lanalyse des pheacutenomegravenes sensibles Les eacutetudes
aristoteacuteliciennes modernes et notamment les interpregravetes du dialectic turn ont selon le
commentateur accordeacute beaucoup trop dimportance agrave la dialectique et agrave cette ideacutee dun a
priori structurel et conceptuel issu du langage quil faut analyser pour infeacuterer les principes des
sciences a linstar de G E L Owen de E Berti de M Nussbaum etc En conclusion de son
eacutetude sur le chapitre I de la Physique R Bolton eacutecrit
Ainsi la meacutethode du naturaliste aristoteacutelicien telle quAristote la deacutecrit et
lemploie dans le livre initial de la Physique nest pas une meacutethode a priori ou une
meacutethode approprieacutee agrave la philosophie en tant quelle est opposeacutee agrave la science [cest-agrave-
dire la meacutethode dialectique] Quelque fruste que soit la description ou lusage de cette
meacutethode [cette fois-ci celle du savant] son entreprise appartient par son esprit agrave la
famille de celles que nous consideacuterons aujourdhui comme scientifiques243
Aristote resterait donc un empiriste Les proceacutedures dialectiques sont hors concours en
Physique I pour la recherche des principes puisquil est admis que le savant vient agrave connaicirctre
les principes par induction cette fameuse laquo proceacutedure pour apprendre raquo Et R Bolton prend
soin danalyser le passage de Physique I2 dans lequel Aristote affirme que laquo quant agrave nous raquo
lexistence des choses mues laquo cest clair par induction raquo244 Pour R Bolton ce laquo quant agrave
nous raquo laquo ἡμicircν raquo pose la distinction nette entre un laquo nous les savants raquo qui connaissons les
principes des sciences par induction κατὰ τὴν αἴσθησιν nous les savants qui eacutevoluons dans
le domaine de la physique qui parlons la langue de la physique et une autre entiteacute en
preacutesence dans le texte dAristote qui se charge de reacutefuter les Eleacuteates dans une autre langue
sur un autre domaine par voie dialectique Largument de R Bolton consiste donc bien agrave
distinguer deux laquo instances raquo deux laquo temporaliteacutes raquo du texte aristoteacutelicien Il y a dune part le
temps de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique le temps de ce ἡμicircν241 R Bolton Science Dialectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre
Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 223-255242 Ibid p 235 nous soulignons243 Ibid p 255244 185a14
74
de Physique 185a12 Et il y a dautre part le temps de lexpositio et de la disputatio
proprement aristoteacutelicienne qui procegravede dialectiquement et nengage en rien une remise en
question de la meacutethode empirique et analytique R Bolton met laccent sur cette dualiteacute
dinstances qui affleure en Physique I2 et qui permet de seacuteparer clairement ce qui relegraveve du
domaine de la science et ce qui relegraveve de la dialectique Mais degraves lors pourquoi recourir agrave la
dialectique en Physique I Pourquoi Aristote ne contredit-il pas les Eleacuteates par la simple
induction en les renvoyant agrave leur perception
R Bolton comprend que ce recours agrave linduction donc a fortiori agrave la perception dans
la reacutefutation des Eleacuteates est impossible parce que ce serait faire une peacutetition de principe
principe que les Eleacuteates refusent par ailleurs Les Eleacuteates ne peuvent pas accepter nimporte
quelle preacutemisse ainsi un syllogisme sous la forme laquo les oiseaux volent voler est un
mouvement donc le mouvement est raquo syllogisme baseacute sur linduction dun particulier perccedilu agrave
un universel conccedilu ne fonctionnera pas pour les reacutefuter car les Eleacuteates refusent la preacutemisse
pour la simple raison que celle-ci contient en elle la conclusion laquo le mouvement est raquo or les
Eleacuteates refusent que le mouvement soit Degraves lors les reacutefuter en ayant recours agrave linduction ce
serait poser comme preacutemisse lexistence du mouvement (les oiseaux volent) pour conclure
lexistence du mouvement (le mouvement est) la conclusion eacutetant comprise dans la preacutemisse
Aristote refusant la peacutetition de principe et comprenant quun tel syllogisme ne serait daucun
effet contre les Eleacuteates la reacutefutation se fera par une autre voie elle se fera dialectiquement
Finalement R Bolton comprend quil ny a tout simplement pas de preuve adeacutequate de
deacutemonstration syllogistique pour deacutemontrer que la nature existe et quelle est en mouvement
puisque les principes sont connus laquo par eux-mecircme raquo soit quaucune meacutediation quelconque
dun moyen terme nest requise pour les appreacutehender Ce qui est connu par induction est
connu laquo par soi raquo Et R Bolton pose que mecircme leacutetablissement des principes contraires et la
preuve du troisiegraveme principe (le substrat) dans le livre I de la Physique qui pourtant semble
deacutecouler dune discussion dialectique avec les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote sont eacutetablis par
induction La dialectique est un adjuvant agrave la science elle lui permet de dialoguer et de
convaincre ses deacutetracteurs les plus radicaux
Un extrait du De Caelo permet peut-ecirctre de mieux rendre compte de cet usage preacutecis
de la dialectique dans la Physique En 298b17 Aristote mentionne Meacutelissos et Parmeacutenide et
eacutecrit agrave leur propos
Mais mecircme si leurs autres thegraveses sont correctes on ne peut admettre que ces gens
parlent en physiciens [ἀλλ οὐ φυσικῶς γε δεicirc νομίσαι λέγειν] lexistence decirctres
inengendreacutes et absolument immobiles inteacuteresse une science diffeacuterente de la physique et
supeacuterieure agrave elle245
Peu nous importe ici de savoir quelle est cette science supeacuterieure Ce qui est surtout245 Aristote De Caelo op cit 298a17-20
75
inteacuteressant de constater dans cet extrait cest que selon Aristote les Eleacuteates ne parlent pas la
langue du physicien puisquil refusent les conditions de possibiliteacute mecircmes de tout savoir sur
la nature et que la dialectique semble avoir justement le rocircle en Physique I de reacuteussir agrave
parler la mecircme langue que Meacutelissos et Parmeacutenide pour pouvoir les reacutefuter dans leur langue
Une science ne peut pas selon les Analytiques deacutemontrer ses propre principes R Bolton
considegravere la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I comme la parfaite illustration de ce dogme
de laristoteacutelisme Il faut passer par une autre proceacutedure pour deacutemontrer les principes dune
science Mais ces principes sont connus en amont de cette deacutemonstration par la voie
empirique
Degraves lors la dialectique est utile aux laquo connaissances agrave caractegravere philosophique raquo
(Topiques I 2) parce quelle doit laquo aider raquo selon R Bolton la proceacutedure inductive Elle se
pense plus comme un adjuvant aux sciences que comme la meacutethode pour en deacutecouvrir les
principes En effet dans son article intituleacute laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique
aristoteacutelicienne raquo246 R Bolton maintient sa thegravese selon laquelle laquo la dialectique ne suffit pas
pour garantir quune deacutefinition adapteacutee agrave des objectifs scientifiques ait eacuteteacute deacutecouverte raquo247 le
pheacutenomegravene perceptif primant toujours en derniegravere instance car deacutetenant la laquo veacuteriteacute raquo Il
explique en outre qursquolaquo Aristote pense quil est neacutecessaire de trouver des theacuteories scientifiques
qui soient compatibles avec les ἔνδοξα [hellip] tout autant quavec les pheacutenomegravenes
perceptifs raquo248 Ladeacutequation des theacuteories scientifiques aux ἔνδοξα serait une sorte de test Les
ideacutees admises entreraient donc dans le processus scientifique en conclusion de ce dernier et
comme en soutien pour justifier les theacuteories scientifiques issues de linduction Cest en cela
grosso modo que R Bolton envisage la maniegravere dont la dialectique peut rendre un service
qui laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo249 Et sil comprend que la
peirastique est la forme de la dialectique laquo la plus scientifique raquo en tant que fondeacutee laquo sur ce
qui est le plus endoxon raquo cest justement parce quelle est cette dialectique qui eacuteprouve qui
laquo met agrave leacutepreuve raquo agrave la diffeacuterence dune dialectique laquo au sens strict raquo qui nest que
laquo gymnastique intellectuelle raquo Si la dialectique peirastique entre dans le processus de
justification des principes seulement pour tester eu eacutegard aux ἔνδοξα les theacuteories
scientifiques comprises empiriquement alors elle est en effet la laquo dialectique la plus
scientifique raquo puisque sa fonction est de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo bien que la valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique soit donc agrave nuancer voire agrave relativiser complegravetement
Certes le scientifique peut fonder ce quil dit sur ce que tout le monde admet ou agrave deacutefaut sur
246 Bolton Robert laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Bolton ScienceDialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77
247 Ibid p21248 Ibid p23249 Topiques I 2 101a38
76
ce que pense la majoriteacute dominante ou la majoriteacute des experts ou encore certains dentre eux
Mais cette fondation a surtout pour but selon R Bolton de laquo produire une conviction avec
un maximum deffet lorsquelle est utiliseacutee avec les gens en geacuteneacuteral raquo250 ce qui nest pas
lobjectif premier du scientifique ce dernier eacutetant surtout deacutetablir le vrai et de fonder le
discours sur des principes premiers La dialectique est donc secondaire en science elle
semble surtout pouvoir permettre une laquo communication raquo entre le philosophe et le non
philosophe le scientifique et le non scientifique plus que fonder les principes des sciences
Au mieux le recours agrave la dialectique en science est un laquo pis-aller raquo auquel Aristote se
reacutesoudrait faute de data sensibles En effet dans un article paru en 2009 intituleacute laquo Two
Standards for inquiry in Aristotles De Caelo raquo R Bolton comprend quil y a dans le De
Caelo deux meacutethodes de recherche bien distinctes lune repose sur la perception sensible
(visible en II13 II14 III7) lautre sur le recours massif dAristote agrave lεὔλογος (ce quil est
raisonnable de comprendre dadmettre) et que R Bolton interpregravete comme la trace de la
meacutethode dialectique dans les recherches astronomiques Or comment soutenir cette dualiteacute
meacutethodologique La reacuteponse de R Bolton est sans eacutequivoque la dialectique est un
laquo standard for inquiry raquo non veacuteritablement scientifique car ayant pour rocircle de pallier dans le
De Caelo lrsquoinsuffisance de la meacutethode empirique dans le cas ougrave des data viendraient agrave
manquer La proceacutedure issue de lεὔλογος est moins fiable que la proceacutedure κατὰ τὴν
αἴσθησιν mais elle vaut mieux que rien et semble se poser laquo dans lattente raquo dune infirmation
ou dune confirmation ulteacuterieure rendue possible gracircce agrave la deacutecouverte de nouvelles donneacutees
sensibles gracircce agrave de nouvelles observations La dialectique ne servirait donc dans le De
Caelo quagrave la recherche de reacutesultats creacutedibles et R Bolton interpregravete le recours massif agrave
lεὔλογος dans le contexte preacutecis du De Caelo comme une difficulteacute eacutevidente qursquoaurait
Aristote agrave observer les pheacutenomegravenes astronomiques trop lointains ndash agrave la diffeacuterence de la
recherche en biologie par exemple ougrave les pheacutenomegravenes sont plus proches de nous plus
facilement observables
Le commentateur corrobore en outre sa conception de la dialectique comme un laquo pis-
aller raquo par leacutetude du chapitre II12 du De Caelo Celui-ci souvre sur la mention de deux
apories auxquelles il faut essayer de donner selon Aristote une μικρὰς εὐπορίας laquo une petite
reacuteponse raquo que P Moraux traduit par laquo reacuteponse plausible raquo laquo Il y a deux questions
embarrassantes agrave propos desquelles on risque et non sans raison de se trouver en difficulteacute
eacutecrit Aristote Nous devons tenter dy apporter une reacuteponse plausible [μικρὰς εὐπορίας] raquo251
Aristote formule alors cette embarrassante aporie
[hellip] pour quelle raison les astres ne sont-ils pas mus de mouvements toujours plus
nombreux agrave mesure quils se trouvent plus loin de la translation premiegravere mais sont-ce250 R Bolton Ibid p 46251Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1968 p 80 291b24-27
77
les mouvements de la reacutegion meacutediane qui sont les plus nombreux Puisque le corps
premier se meut dun mouvement unique il semblerait logique que le corps le plus
proche de lui fucirct animeacute des mouvements les moins nombreux quil en eucirct deux par
exemple et le suivant trois ou que lon trouvacirct quelque autre disposition de ce genre
Or en reacutealiteacute cest le contraire qui se passe Le soleil et la lune sont mus de
mouvements moins nombreux que ceux de certains astres errants252
Or lembarras de ce problegraveme est ducirc justement au fait laquo que nous ne disposions que de
moyens dinvestigation tregraves limiteacutes et quune distance eacutenorme nous seacutepare des pheacutenomegravenes de
la reacutegion astrale raquo (292b15-17) Et pour reacutesoudre cette aporie Aristote propose une solution
eacutetonnante il faut consideacuterer les astres comme sils eacutetaient animeacutes du mecircme mouvement que
les vivants comme sils partageaient avec les vivants πράξεως καί ζωῆς laquo laction et la vie raquo (
292a21) Ainsi compris le nombre de leurs mouvements deacutepend de leur nature plus ou moins
apte agrave atteindre la perfection De la mecircme maniegravere quun ecirctre humain a besoin dune simple
marche digestive pour ecirctre en santeacute cest-agrave-dire pour ecirctre dans un certain eacutetat de perfection
physique et mentale et quun autre a besoin dune multitude dexercices pour atteindre le
mecircme eacutetat de la mecircme maniegravere certains astres ont besoin de mouvements plus nombreux
pour atteindre leur perfection Cest seulement en consideacuterant les astres comme sils eacutetaient
vivants que nous pourrons sortir de cette aporie Or pour R Bolton lisant ce texte en
comparaison avec un extrait des Parties des animaux 644b-645a cette laquo petite reacuteponse raquo fait
partie dune laquo εὐλόγως procedure raquo (donc selon lui dune proceacutedure dialectique) Proceacutedure
quAristote consideacutererait comme laquo infeacuterieure raquo par rapport agrave la proceacutedure scientifique
proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν
De plus il est aussi eacutevident degraves les premiegraveres lignes du De Caelo 2 12 291b24 ss
qursquoAristote considegravere la deacutemarche issue de lrsquoεὐλόγως comme incontestablement
infeacuterieure agrave lrsquoautre niveau de deacutemarche plus scientifique Il la deacutecrit comme une laquo petite
reacuteponse raquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) Il srsquoagit drsquoune thegravese qursquoAristote soutient
eacutegalement dans des termes similaires dans drsquoautres textes par exemple Les Parties des
animaux 15 644b22 ss dans sa ceacutelegravebre deacutefense de lrsquoeacutetude de la biologie Aristote y
porte particuliegraverement son attention sur les limites de notre capaciteacute agrave deacutevelopper notre
connaissance en astronomie limites dues agrave lrsquoextrecircme insuffisance de data sensibles
approprieacutes Il expose une nette distinction entre ce constat et notre situation en biologie
ougrave les data sensibles pertinents sont plus aiseacutement obtenus par conseacutequent il pose que
nous connaissons plus et mieux dans le domaine de la biologie que dans celui de
lrsquoastronomie (645a1 ss)253
252 291b29-292a1253 laquo In addition it is also clear from the opening lines of De Caelo 212 291b24 ff that Aristotle regards
εὐλόγως procedure as distinctly inferior to the alternate more scientific level of procedure He describes it as aldquolittle advancerdquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) This a point that Aristotle also makes in similar terms elsewherefor instance in De Part an 15 644b22 ff in his famous defense of the study of biology There Aristotle againdraw a particular attention to the limits on our ability to advance our knowledge in astronomy due to theextreme paucity of appropriate perceptual data He sharply contrasts this with our situation in biology where
78
Lεὐλόγως procedure ne serait donc que le palliatif agrave un manque de donneacutees sensibles un pis-
aller en attendant une meilleure reacuteponse agrave un problegraveme donneacute
La lecture de R Bolton dans cet article de 2009 se trouve bien reacutesumeacutee par la citation
des Politiques dAristote que le commentateur donne en eacutepigraphe agrave son article laquo car il ne
faut pas rechercher la mecircme exactitude dans les recherches meneacutees par le raisonnement et
dans celles qui concernent les donneacutees des sens raquo254 Il faut donc semble-t-il eacutetablir une
distinction entre deux niveaux de recherche plus ou moins scientifiques Or les recherches
meneacutees par le raisonnement sont pour R Bolton dans le De Caelo les recherches
laquo eulogiques raquo cest-agrave-dire dialectiques Et il ne faut pas rechercher en elles la mecircme
exactitude que dans les recherches veacuteritablement scientifiques proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν
Car toujours selon Aristote laquo le mouvement en avant est plus noble que le mouvement vers
larriegravere raquo (De Caelo II5 288a5-6) Or si Aristote appelle laquo devant raquo laquo le cocircteacute ou se trouvent
les sens raquo (II2 284b30) alors peut-ecirctre considegravere-t-il aussi la meacutethode empirico-analytique
proceacutedant depuis la perception comme une meacutethode plus laquo noble raquo plus exacte plus
scientifique que la meacutethode dialectique par exemple
Les thegraveses de R Bolton nuancent ainsi consideacuterablement la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique deacuteveloppeacutee par une branche radicale du dialectic turn R Bolton parvient agrave
rendre compte de lusage de la dialectique dans les recherches scientifiques tout en
comprenant la meacutethode deacuteveloppeacutee dans les Analytiques comme le canon de la science Dans
le deacutebat contemporain agrave propos de la meacutethode dAristote en science Robert Bolton repreacutesente
une sorte de laquo troisiegraveme voie raquo plus syntheacutetique et plus nuanceacutee que les deux perspectives
consideacuterant tour agrave tour la meacutethode empirico-analytique et la meacutethode dialectique comme la
meacutethode scientifique par excellence Celui-ci considegravere la meacutethode empirico-analytique
comme la veacuteritable meacutethode scientifique tout en reacuteussissant agrave prendre en charge lusage
quAristote fait de la meacutethode dialectique soit une maniegravere de reacutefuter des thegraveses eacuteristiques
soit une meacutethode de justification des thegraveses scientifiques soit un pis-aller pour proposer une
solution temporaire agrave un problegraveme scientifique que lobservation sensible ne permet pas de
reacutesoudre
Cependant ce qui ressort neacuteanmoins de tout notre deacuteveloppement sur la valeur
eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique cest quune telle valeur est difficile agrave soutenir Il
semble veacuteritablement complexe mecircme eu eacutegard agrave la probabiliteacute des ἔνδοξα agrave la distinction
entre plusieurs sortes de dialectiques et gracircce agrave leacutetude dun cas preacutecis quest Physique I de
pouvoir soutenir que la dialectique est la meacutethode aristoteacutelicienne pour deacutecouvrir les
the relevant perceptual data are easily obtained and thus he says we know more and we know better inbiology than we do in astronomy (645a1 ff) raquo Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles DeCaelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 68
254 Aristote Politiques trad P Pellegrin VII7 1328a19-21 p 472 Cette distinction se retrouve dans lrsquoEacutethiqueagrave Nicomaque I11094b11
79
principes des sciences Et ce que lanalyse du livre I de la Physique ainsi que les thegraveses de R
Bolton nous permettent de poser cest une distinction claire entre le temps ou linstance de la
recherche scientifique qui procegravede selon la meacutethode empirico-analytique et le temps ou
linstance de lexposition proprement aristoteacutelicienne qui elle procegravede dialectiquement Il
appert que la meacutethode scientifique reste la meacutethode empirico-analytique cependant R
Bolton neacutepuise pas tout lenjeu dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques de la preacutesence
de la dialectique Car celle-ci semble prendre en charge le souci peacutedagogique neacutecessaire agrave la
theacuteorie scientifique aristoteacutelicienne
80
Dans un premier temps nous avons donc eacutetabli historiquement qursquoune lecture
trop radicalement empiriste de la meacutethode dAristote en science peut difficilement rendre
compte ou au prix dune deacutevaluation contestable de la preacutesence et de la valeur de la
dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Dans un deuxiegraveme temps nous
nous sommes proposeacutes ndash puisque laristoteacutelisme classique avait exclu la dialectique de la
citadelle de la science se rendant de fait sourd agrave son usage dans les traiteacutes scientifiques et
philosophiques ainsi quaux problegravemes meacutethodologiques du corpus ndash de consideacuterer la
dialectique comme le candidat ideacuteal pour rendre raison de la meacutethode dAristote dans lesdits
traiteacutes en essayant de donner creacutedit aux thegraveses les plus fortes du dialectic turn thegraveses qui
attribuent agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique et qui preacutetendent pouvoir rendre
compte de lapparente contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien Cependant
gracircce agrave leacutetude du cas bien particulier de Physique I il semble que cette valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique qui peut ecirctre fondeacutee sur la dualiteacute pheacutenomeacutenale
deacuteveloppeacutee par G E L Owen sur la probabiliteacute endoxale deacutefendue par E Berti sur la
distinction entre plusieurs laquo types raquo de dialectiques dont la plus eacutepisteacutemologiquement forte
est utiliseacutee dans les ouvrages scientifiques du Stagirite ou encore sur le troisiegraveme service
preacutetendument rendu par la dialectique aux sciences selon les Topiques soit finalement bien
discutable
En effet il apparaicirct qursquoAristote use de la dialectique dans une autre perspective que la
seule deacutecouverte des principes des sciences Et R Bolton est lun de ces commentateurs
contemporains dAristote proposant de nuancer et de relativiser la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique en Physique I comme dans lensemble des traiteacutes en permettant notamment de
deacutegager deux moments du texte aristoteacutelicien deux instances dans la composition mecircme du
texte drsquoune part le moment ou linstance de la recherche propre du savant qui procegravede en
effet κατὰ τὴν αἴσθησιν et selon la meacutethode empirico-analytique puisque les principes sont
clairs laquo par linduction raquo255 et drsquoautre part le moment ou linstance de la reacutedaction du texte
durant lequel Aristote use effectivement de dialectique comme dun adjuvant agrave la science
cest-agrave-dire dans une autre perspective que celle de deacutecouvrir les principes des sciences (soit
selon R Bolton pour reacutefuter ses plus radicaux contradicteurs soit pour justifier a posteriori
les thegraveses scientifiques soit encore pour proposer les solutions les moins mauvaises possibles
agrave un problegraveme donneacute en attente dune infirmation ou dune confirmation proprement
empirique et scientifique que leacutetat actuel du savoir et de la science est incapable de produire)
Il y a donc un veacuteritable deacutecalage entre la recherche proprement scientifique et leacutecriture du
texte Ainsi si la dialectique laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo selon
Topiques I2256 ce nest pas tant selon R Bolton parce quelle permet de deacutecouvrir les255 Physique I2 185a13256 101a38
81
principes des sciences mais parce quelle vient laquo aider raquo les thegraveses scientifiques par ses
multiples atouts
Cependant mecircme si les analyses de R Bolton sont dun tregraves grand inteacuterecirct dans cette
eacutetude ndash car elles permettent de nuancer la valeur eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique
ndash dune part le commentateur continue de maintenir un certain clivage de la mecircme maniegravere
que les tenants les plus radicaux du dialectic turn entre deux meacutethodes bien distinctes lune
strictement dialectique lautre strictement scientifique Or il est sans doute beaucoup moins
eacutevident de dessiner preacuteciseacutement dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques deux laquo aires raquo
lune dialectique et lautre empirique bien deacutefinies Et dautre part R Bolton ne deacutefinit pas ce
quil entend preacuteciseacutement par laquo dialectique raquo Notre approche de la dialectique sest construite
surtout gracircce agrave ce qui en est dit dans les Topiques Cependant quand Aristote use de
dialectique dans ses traiteacutes sagit-il de la dialectique des Topiques Et si le proceacutedeacute utiliseacute
par le Stagirite dans ses traiteacutes est diffeacuterents de la dialectique des Topiques peut-on alors
encore concevoir jusquagrave la preacutesence mecircme de la dialectique dans les traiteacutes Cest une
question agrave laquelle il nous faut absolument reacutepondre si nous voulons apporter un eacuteclairage
nouveau sur les problegravemes de meacutethode dans le corpus aristoteacutelicien Et enfin mecircme si R
Bolton distingue gracircce agrave lanalyse quil donne de Physique 185a12 le moment de la
recherche scientifique (meacutethode empirico-analytique) et celui de leacutecriture du texte (meacutethode
dialectique) eacutepuise-t-il toutes lenjeu de la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques en Physique I
Ainsi pour reacutepondre agrave ces questions nous nous proposons dans les pages qui suivent
de deacutevelopper et tester lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique Et si la forme
du texte issue de la meacutethode dialectique suivie par le Stagirite non en science mais dans la
reacutedaction de ses travaux pouvaient ecirctre comprise comme la prise en charge du souci
peacutedagogique du Philosophe Cette hypothegravese sappuie dune part sur le contexte mecircme de
leacutecriture dAristote contexte scolaire permettant de comprendre la dialectique
aristoteacutelicienne comme unique mais polyvalente et dautre part sur de multiples indices
laisseacutes par Aristote dans son corpus De plus lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la
dialectique rend compte de la laquo neacutecessiteacute raquo de son utilisation effective dans les traiteacutes
scientifiques et philosophiques Degraves lors si la dialectique a une valeur peacutedagogique elle ne
regimbe pas pour autant agrave endosser une certaine charge eacutepisteacutemologique puisque comprise
dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique la pratique de la dialectique apparaicirct
par sa seule utilisation dans les traiteacutes scientifiques comme un eacutetat preacute-scientifique Eacutetat
pendant lequel la recherche scientifique est stimuleacutee ou encore pendant lequel leacutelegraveve
dialecticien apprend gracircce aux laquo instruments raquo de la dialectique agrave deacutecouvrir des diffeacuterences
agrave percevoir des similitudes agrave dissocier le sens des termes autant dinstruments neacutecessaires
au savant qui ne sont appris dapregraves les Topiques quen jouant agrave la dialectique et qui sont
82
neacutecessaires agrave la pratique scientifique
Certains commentateurs ont critiqueacute R Bolton pour sa lecture peut-ecirctre trop rapide et
trop impreacutecise de la de la dialectique aristoteacutelicienne J Brunschwig lui reproche de tomber
dans lrsquoeacutecueil suivant en voulant fonder lhypothegravese dune justification peirastique des thegraveses
scientifiques ou dune utilisation de la dialectique comme un laquo pis-aller raquo agrave la science R
Bolton oublie un aspect fondamental de la dialectique agrave savoir laspect dialogique rendu
neacutecessaire par le rapport questionneurreacutepondant de la dialectique qui structure lorganisation
des Topiques et qui en effet est absent des traiteacutes dans lesquels R Bolton considegravere pourtant
la meacutethode dialectique agrave lœuvre (Physique et De Caelo notamment) Or si nous posons
lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique alors il semble que nous sortions de
leacutecueil releveacute par J Brunschwig et que nous puissions admettre une seule dialectique chez
Aristote celle effectivement preacutesenteacutee dans les Topiques
Tout bien analyseacute il nest peut-ecirctre pas si facile de distinguer preacuteciseacutement ce qui dans
les traiteacutes relegraveve strictement de la meacutethode dialectique et ce qui relegraveve tout aussi strictement
de la meacutethode empirico-analytique souvent Aristote procegravede en effet par un certain
laquo meacutelange raquo meacutethodologique rendant particuliegraverement neacutebuleuses les frontiegraveres entre ces
deux meacutethodes Cest notamment le cas du syllogisme laquo peu orthodoxe raquo que nous avons deacutejagrave
mentionneacute qui porte sur la perfection du corps utilisant agrave la fois lἔνδοξον pythagoricien et
lobservation des pheacutenomegravenes sensibles en ouverture du livre I du De Caelo257 Dans un
article paru en feacutevrier 2015 intituleacute laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II 12 raquo
Andrea Falcon et Mariska Leunissen critiquent la lecture trop rapide de lεὐλόγως procedure
faite par R Bolton dans son eacutetude du De Caelo En effet R Bolton considegravere les diffeacuterents
appels agrave lεὔλογος parsemant le texte comme la laquo trace raquo de la proceacutedure dialectique en
science ce qui lui permet de soutenir lideacutee selon laquelle la dialectique offre une reacuteponse en
laquo pis-aller raquo agrave un problegraveme scientifique temporairement impossible agrave reacutesoudre Pour A
Falcon et M Leunissen au contraire les appels dAristote agrave ce qui est laquo raisonnable de
penser raquo agrave lεὔλογος dans les recherches scientifiques ne doivent pas ecirctre interpreacuteteacutes comme
indiquant la meacutethode dialectique A contrario ces appels font inteacutegralement partie de la
meacutethode scientifique dAristote qui est une meacutethode selon eux laquo flexible et multiple raquo258 Or
nous navons pour linstant abordeacute les problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus des
œuvres dAristote quau travers dun paradigme rigide issu du deacutebat contemporain opposant
ou du moins distinguant clairement la dialectique de la meacutethode empirico-analytique La
257 Citeacute en page 32258 Traduction personnelle de laquo flexible and manifold raquo Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The
scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in Theory and Practice in Aristotles NaturalScience ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 p 218
83
lecture drsquoA Falcon et M Leunissen a le meacuterite de bouleverser ce paradigme les
commentateurs rendent en effet plus incertaine la deacutesormais traditionnelle distinction entre ce
qui relegraveve de la meacutethode scientifique et ce qui relegraveve de la dialectique ndash partage clairement
effectueacute par les eacutetudes aristoteacuteliciennes au moins depuis les anneacutees 1960 et les travaux de G
E L Owen En effet leur but dans cet article est doffrir
[hellip] un portrait alternatif agrave la tendance des eacutetudes aristoteacuteliciennes agrave caracteacuteriser les
recherches [dAristote] en sciences naturelles soit comme totalement dialectiques dans
leur meacutethode soit comme suivant simplement (et strictement) les meacutethodes
scientifiques introduites dans les Seconds analytiques259
Il y aurait selon eux non une rupture nette et preacutecise entre la meacutethode dialectique et la
meacutethode scientifique rupture que maintient R Bolton mais au contraire une continuiteacute un
cumul finalement assez flou un meacutelange qui se fait jour dans les traiteacutes scientifiques entre
les deux aspects plus ou moins bien deacutefinis dune mecircme meacutethode A travers une eacutetude du
chapitre II 12 du De Caelo chapitre dans lequel R Bolton comprenait justement le recours agrave
lεὐλόγως procedure et agrave la dialectique comme un pis-aller agrave la science A Falcon et M
Leunissen comprennent la ceacutelegravebre analogie entre les ecirctres vivants et les astres analogie que
R Bolton considegravere relever de la meacutethode dialectique comme faisant entiegraverement partie de la
meacutethode laquo flexible et multiple raquo mais pourtant bien scientifique du Stagirite Les deux
commentateurs ne considegraverent pas le recours agrave lεὐλόγως procedure comme une alternative agrave
la meacutethode empirique mais comme lautre visage de la recherche scientifique Lenjeu de leur
propos est de redessiner le cadre du problegraveme de la meacutethode dAristote en science Et si tout
simplement il ny avait pas deux meacutethodes opposeacutees ou alternatives (tel que le soutient R
Bolton dans la continuiteacute de certaines eacutetudes issues du dialectic turn) mais bien une seule
meacutethode dont la nature polymorphe manifold rend difficile la deacutefinition et permet dentendre
un certain jeu entre ce qui est dit laquo theacuteoriquement raquo dans les traiteacutes de lOrganon ndash que ce soit
les Analytiques ou les Topiques ndash et ce qui est fait laquo en pratique raquo dans les traiteacutes scientifiques
et philosophiques Aristote ne semble pas appliquer laquo au pied de la lettre raquo ni lune ni lautre
meacutethode mais bien une sorte de meacutethode flexible qui nen est pas moins scientifique
Ainsi A Falcon et M Leunissen nous permettent peut-ecirctre dentrevoir une porte de
sortie au deacutebat contemporain de laristoteacutelisme sur les problegravemes de meacutethodes Et si
finalement la meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques neacutetait ni la
meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee par les Analytiques ni la dialectique preacutesenteacutee dans
les Topiques mais un meacutelange plutocirct souple de ces deux meacutethodes qui nen a pas moins une
valeur scientifique pour le Stagirite Il faudrait donc reacuteussir agrave aborder les problegravemes de
259 Traduction personnelle laquo an alternative picture to the tendency in the scholarship on Aristotle tocharacterize his natural treatises as being either entirely dialectical in method or as simply following the(exact same) scientific methods introduced in the Posterior Analytics raquo Ibidem
84
meacutethode chez Aristote avec une certaine souplesse Car la critique qursquoA Falcon et M
Leunissen entreprennent des thegraveses de R Bolton repose finalement sur une question quand
on affirme comme le fait R Bolton mais aussi agrave cet eacutegard G E L Owen quil y a la preacutesence
de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes scientifiques de quelle dialectique parle-t-on
preacuteciseacutement Car il appert que nulle part dans le De Caelo entre autres Aristote nrsquouse de la
dialectique laquo comme indiqueacute preacuteciseacutement dans les Topiques raquo260 Degraves lors peut-on consideacuterer
quAristote emploie veacuteritablement et strictement la dialectique en science Et si oui de
quelle nature est cette dialectique Est-elle la mecircme que celle preacutesenteacutee dans les Topiques
Cest un problegraveme que soulegraveve deacutejagrave J Brunschwig dans son article-reacuteponse agrave R
Bolton intituleacute laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo261 En effet dans son
article laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo R Bolton entrevoit lideacutee de
la proceacutedure peirastique comme laquo une proceacutedure de justification raquo des thegraveses scientifiques
tout en maintenant la prioriteacute des data de lexpeacuterience sensible donc de la meacutethode empirico-
analytique en science
La justification dialectique peirastique pour Aristote en tant que simple justification
en science nous reacutevegravele quil faut accorder une prioriteacute speacuteciale (lopinion nayant pas la
mecircme prioriteacute) agrave la preuve issue de lexpeacuterience262
Or le principal (mais non le seul) reproche que J Brunschwig formule agrave lrsquoencontre des thegraveses
de R Bolton procegravede du fait que ce dernier ne deacutefinit pas preacuteciseacutement la dialectique et que
surtout il la simplifie faisant degraves lors violence agrave la dialectique telle quelle se dessine dans les
Topiques En effet selon J Brunschwig
[hellip] il nest pas eacutevident ni hors de toute contestation que les proceacutedures qui dans les
traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote peuvent ecirctre qualifieacutees de
laquo dialectiques raquo relegravevent toutes dune seule et mecircme laquo meacutethode dialectique raquo il nest
pas eacutevident non plus que cette laquo meacutethode dialectique raquo au cas ougrave lon en admettrait
luniciteacute soit identique agrave celle qui est preacutesente theacuteoriquement et enseigneacutee
pratiquement dans les Topiques263
Ce que dit J Brunschwig ici est adresseacute agrave R Bolton mais aussi plus geacuteneacuteralement aux thegraveses
du dialectic turn car deacutejagrave G E L Owen soutenait cette preacutesence de la dialectique dans les
traiteacutes Il faut donc faire particuliegraverement attention agrave cet eacutecueil quand nous posons qursquoAristote
use de dialectique dans ses traiteacutes scientifiques et peu importe pour linstant quelle valeur
effective celle-ci peut avoir pour le Philosophe car encore faut-il admettre quAristote use
260 Traduction personnelle de laquo as outlined in the Topics raquo Ibid p 217261 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et
Meacutetaphysique chez Aristote op cit p 237-262262 Traduction personnelle de laquo Peirastic dialectical justification for Aristotle like justification in science
simply turns out to give special priority (thought not precisely the same priority) to the evidence ofexperience raquo R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p 236
263 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo p 238-239
85
bien de dialectique Ainsi ce que J Brunschwig reproche agrave R Bolton cest un certain
manque de preacutecision assumeacute Pour J Brunschwig en effet la caracteacuteristique absolument
essentielle agrave la dialectique aristoteacutelicienne que reacutevegravelent tant la description que lon peut faire
de la dialectique dapregraves les Topiques que lorganisation mecircme du traiteacute est larticulation des
rocircles questionneurreacutepondant et laspect dialogique de la dialectique Or toujours selon J
Brunschwig R Bolton
[hellip] estime utile pour reacutesoudre les questions quil vient de soulever [hellip] de ldquosimplifier
quelque peu sa description de la dialectiquerdquo Cette simplification consiste agrave ne plus
tenir compte de laspect dialogique de la dialectique aristoteacutelicienne []264
Comment est-il possible de consideacuterer une quelconque utilisation dialectique que ce soit
pour justifier des theacuteories scientifiques pour reacutefuter des thegraveses eacuteristiques ou enfin a minima
pour proposer une reacuteponse la moins mauvaise possible agrave une aporie donneacutee si laspect
fondamental de la dialectique exposeacutee dans les Topiques disparaicirct des traiteacutes scientifiques
Faut-il comprendre quil y a chez Aristote diffeacuterentes dialectiques agrave lœuvre dans le corpus
lune propre aux Topiques lautre aux traiteacutes de science et de philosophie Nous avons deacutejagrave
montreacute que les tenants du dialectic turn notamment TH Irwin mais aussi R Bolton lui-
mecircme ont proceacutedeacute ainsi alors quune telle distinction ne va pas de soi Au risque de voir la
remarque adresseacutee par J Brunscwhig agrave R Bolton agrave propos de la fonction de justification de la
dialectique seacutelargir agrave la seule preacutetention de consideacuterer un usage quelconque de la dialectique
dans les traiteacutes scientifiques faut-il abandonner lhypothegravese selon laquelle la dialectique serait
le candidat ideacuteal pour reacutepondre aux problegravemes de meacutethode du corpus La ligne
argumentative de J Brunschwig est simple il y a un hiatus entre la dialectique des Topiques
et la preacutetendue laquo dialectique raquo employeacutee selon R Bolton par Aristote en Physique ou dans
le De Caelo par exemple et agrave laquelle ont attribue une valeur eacutepisteacutemologique Or Aristote ne
fait guegravere mention preacutecise de plusieurs types de dialectiques et la distinction entre peirastique
et dialectique est elle-mecircme si neacutebuleuse quil est difficile de consideacuterer ces deux entiteacutes
comme deux dialectiques distinctes J Brunschwig atteint veacuteritablement en pointant du doigt
cet eacutecueil la limite dune valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique voire mecircme de la seule
preacutesence dans les traiteacutes scientifiques de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les
Topiques puisque son aspect fondamentalement dialogique se perd dans les traiteacutes
Comment degraves lors court-circuiter ce hiatus Comment parvenir agrave soutenir la preacutesence
et luniciteacute de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote J
Brunschwig propose une alternative entre deux attitudes possibles
[hellip] ou bien lon considegravere que ce traiteacute [les Topiques] contient les eacuteleacutements pertinents
qui permettent de reacutepondre aux questions que pose lemploi des proceacutedures de
justification dialectique dans les traiteacutes de science et de philosophie et dans ce cas lon
264 Ibidem p243
86
est conduit agrave minimiser ou agrave neutraliser lessentiel du rapport dialectique
questionneurreacutepondant dans la meacutethode dont traitent les Topiques cest ce que fait
dans lensemble Robert Bolton qui remarque avec bon sens quapregraves tout lorsque
Aristote procegravede laquo dialectiquement raquo dans ses traiteacutes il fait lui mecircme les demandes et
les reacuteponses ou bien lon considegravere (comme jai plutocirct tendance agrave le faire) que les
Topiques sont eacutecrits pour lessentiel dans la perspective dun dialogue scolairement
codifieacute entre questionneur et reacutepondant et lon est alors conduit agrave penser quils ne
livrent pas immeacutediatement (mecircme en tenant compte des quelques indications quils
contiennent sur les fonctions philosophiques de la meacutethode) les eacuteleacutements neacutecessaires agrave
la compreacutehension du statut eacutepisteacutemologique de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes
de science et de philosophie265
Lalternative est simple mais elle semble neacutegliger un aspect important du corpus des œuvres
dAristote Soit la dialectique des Topiques est effectivement utiliseacutee dans les traiteacutes
scientifiques mais alors il faut neacutegliger laspect peut-ecirctre le plus fondamental de la
dialectique agrave savoir son caractegravere dialogique qui disparaicirct en effet des traiteacutes car on ne peut
y trouver les rocircles bien preacutecis de questionneur et de reacutepondant soit la dialectique nest pas le
candidat ideacuteal pour reacutepondre des problegravemes de meacutethode dans les traiteacutes et pour admettre une
valeur eacutepisteacutemologique agrave cette meacutethode puisque les Topiques qui contiennent la description
la plus preacutecise de la dialectique ont eacuteteacute eacutecrits non dans la perspective de fonder le savoir
scientifique et philosophique mais dans la laquo perspective dun dialogue scolairement codifieacute raquo
Nonobstant premiegraverement A Falcon et M Leunissen nous permettent dappreacutecier la
meacutethode dAristote en science dans ce quelle a de meacutelangeacute de manifold Degraves lors peut-ecirctre
quen theacuteorie la dialectique comprend neacutecessairement un aspect dialogique mais que cet
aspect nest pas neacutecessaire en pratique et que la meacutethode dont use Aristote est bien la
dialectique des Topiques mais utiliseacutee de maniegravere plus laquo souple raquo Certes il semble difficile
de lire dans la Physique le De Anima le De Caelo et lensemble des traiteacutes scientifiques et
philosophiques la mecircme structure questionneurreacutepondant de la dialectique que nous
deacutecrivent les Topiques Et J Brunschwig a tout agrave fait raison de reprocher agrave R Bolton la perte
de cet aspect absolument fondamental dans une lecture qui pose une valeur eacutepisteacutemologique
mecircme minimale de la dialectique Cependant nous pouvons appreacutecier une certaine souplesse
de la meacutethode dAristote en science et dune part embrasser lideacutee que la meacutethode dialectique
est peut-ecirctre plus souple en pratique que ne le laissent entendre les Topiques et dautre part
nuancer le rapport dit laquo fondamental raquo de la dialectique agrave cette structure
questionneurreacutepondant En effet cette structure questionneurreacutepondant est sans doute plus
fondamentale au traiteacute des Topiques en lui-mecircme puisquelle en structure lorganisation et en
motive les diffeacuterents conseils (le livre VIII est lexemple dune organisation formelle du traiteacute
265 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo op cit p 241-242
87
en fonction de cette structure questionneurreacutepondant) quagrave la dialectique proprement dite
Ou du moins le rapport questionneurreacutepondant semble ecirctre aussi essentiel au traiteacute des
Topiques que ne lest laspect public commun agrave la dialectique
Lessentiel de la dialectique aristoteacutelicienne nest pas tant de mettre en preacutesence
physique un seul laquo protagoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement questionneur et
un seul laquo deuteacuteragoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement reacutepondant cela est
surtout mis en avant et rendu neacutecessaire par la meacutethode topique proprement aristoteacutelicienne
dans le traiteacute eacuteponyme Laspect essentiel de la dialectique en elle-mecircme est sans doute bien
plus decirctre nous lavons mentionneacute une laquo œuvre commune raquo crsquoest-agrave-dire une activiteacute qui
sinscrit dans un contexte public et collectif Et peut-ecirctre pouvons-nous comprendre la
dialectique aristoteacutelicienne non comme structureacutee essentiellement autour des rocircles de
questionneur et de reacutepondant mais de maniegravere peut-ecirctre un peu moins preacutecise comme un
organe comme un outil de publiciteacute qui accompagne ou plutocirct qui veacutehicule les thegraveses et
eacutecrits scientifiques des preacutedeacutecesseurs dAristote dans ses traiteacutes La dialectique semble donc
bien plutocirct ecirctre lrsquooutil de diffusion proprement aristoteacutelicien des thegraveses scientifiques
Mais nous ne pouvons comprendre la dialectique comme un outil de diffusion des
thegraveses scientifiques que si nous reacuteinscrivons les textes dAristote dans leur contexte scolaire
Les eacutetudes aristoteacuteliciennes semblent se mettre daccord sur un point preacutecis Aristote aurait
eacutecrit deux sortes de textes les uns exoteacuteriques destineacutes agrave un large public et consideacutereacutes
comme perdus dans leur quasi-totaliteacute les autres eacutesoteacuteriques ceux que nous lisons
aujourdhui et qui eacutetaient destineacutes agrave un public bien particulier un public deacutelegraveves informeacutes
ceux du Lyceacutee266 Les eacutecrits dAristote qui nous ont eacuteteacute transmis par la tradition eacutetaient donc
destineacutes agrave un public scolaire et sinscrivaient de fait dans une laquo perspective dun dialogue
scolairement codifieacute raquo pour reprendre les mots de J Brunschwig Or si dune part nous
comprenons que la dialectique est cette activiteacute essentiellement collective du moins qui
sinscrit dans un contexte public qui nest pas une activiteacute solitaire quelle est laquo tourneacutee vers
lautre raquo et si dautre part nous comprenons que les traiteacutes dAristote sont veacuteritablement des
notes de cours sinon des cours en eux-mecircmes et quils ont eacuteteacute eacutecrits pour ecirctre lus et exposeacutes agrave
un public voire mecircme qursquoils ont eacuteteacute eacutelaboreacutes et construits pendant le professorat dAristote
alors le hiatus entre la dialectique des Topiques et la dialectique des traiteacutes scientifiques et
philosophiques seacutemousse Ainsi il est peut-ecirctre possible de comprendre que la dialectique
dont use Aristote dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques est la mecircme que celle deacutecrite266 Citons de maniegravere non exhaustive D Ross Aristotle op cit p 9 et ss J Brunschwig laquo Quest-ce que la
Physique dAristote raquo in De Grant Souffrin la Physique dAristote et les conditions dune science de lanature Vrin 1991 pp 11-40 Jean Brun Aristote et le Lyceacutee Presses Universitaires de France laquo Que sais-je raquo Paris 2004 p 6 M Crubellier et P Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir op cit p 29 et ssPierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute op cit p 17 et ss Tous soutiennent que les eacutecritsdAristote se reacutefegraverent laquo agrave des activiteacutes de recherche et denseignement en cours raquo selon M Crubellier et PPellegrin op cit p 32
88
dans les Topiques agrave la diffeacuterence que dans les traiteacutes laspect dialogique de la dialectique
(crsquoest-agrave-dire les rocircles de questionneur et de reacutepondant) disparaicirct au profit de son aspect
scolaire et deacutejagrave peut-ecirctre peacutedagogique Ce qui fait lien entre les Topiques et les traiteacutes
scientifiques et philosophiques du corpus aristoteacutelicien cest un seul et mecircme contexte
Aristote neacutecrit ni pour des savants ni pour des philosophes ni pour des eacuterudits ni mecircme
pour lui-mecircme agrave la maniegravere de laquo meacutemoires raquo ou de notes de recherches personnelles Aristote
eacutecrit pour un public deacutelegraveves Si nous comprenons cela alors laspect collectif de la
dialectique en preacutesence dans ses eacutecrits scientifiques ne pose plus de problegravemes et devient
mecircme eacutevident Les diffeacuterentes doxographies les deacuteveloppements des apories les
argumentations proprement dialectiques le recours laquo neacutecessaire raquo aux ἔνδοξα la division des
sens des termes etc sont autant de proceacutedeacutes dialectiques preacutesents dans les textes
philosophiques et scientifiques qui sapparentent peut-ecirctre tout simplement agrave diffeacuterents
vecteurs rendus neacutecessaires par le contexte scolaire de leacutecriture aristoteacutelicienne Autant
deacuteleacutements qui sont veacuteritablement chargeacutes de cet aspect peacutedagogique selon nous fondamental
de la dialectique qui ne se comprend que si et seulement si nous contextualisons
systeacutematiquement les marges deacutecriture du Stagirite le hors texte le contexte scolaire de ses
eacutecrits Ce contexte scolaire de leacutecriture des traiteacutes physiques meacutetaphysiques
psychologiques astronomiques politiques et eacutethiques entre en reacutesonance avec une
dialectique que J Brunschwig lui-mecircme comprend justement comme laquo un dialogue
scolairement codifieacute raquo et il deacutetermine leacutecriture dAristote La dialectique semble ecirctre le
candidat ideacuteal pour reacutepondre des contradictions meacutethodologiques du corpus car ces
contradictions raisonnent avec le contexte mecircme deacutecriture du Stagirite Peut-ecirctre Aristote use
de dialectique dans ses traiteacutes simplement parce que la dialectique est la meacutethode lactiviteacute la
mieux adapteacutee agrave son public pour diffuser un savoir scientifique
Ainsi comment justifier de la preacutesence de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques
toute en justifiant en mecircme temps de la disparition probleacutematique dun aspect fondamental de
la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les Topiques Comment a fortiori reacuteussir agrave sortir
des contradictions dAristote sur la dialectique tout en parvenant agrave maintenir luniteacute de cette
pratique Premiegraverement en abordant les problegravemes meacutethodologiques du corpus avec une
certaine souplesse deuxiegravemement en posant lhypothegravese dune dialectique qui traduit le
contexte scolaire des eacutecrits dAristote
Cest une solution que J Brunschwig entrevoit dailleurs clairement mais sans
lrsquoapprofondir En effet la derniegravere remarque agrave laquelle procegravede le commentateur sur la
communication de Robert Bolton porte sur linterpreacutetation que ce dernier tire des diffeacuterents
usages de la dialectique J Brunschwig eacutecrit
Dans la logique de son interpreacutetation Robert Bolton est tout naturellement conduit agrave
89
faire coiumlncider lopposition laquo gymnastique vs non-gymnastique raquo avec lopposition
laquo dialectique ex endoxocircn vs dialectique ex endoxotatocircn267
Cest en effet de cette coiumlncidence que R Bolton distingue diffeacuterents types de dialectiques
dont chacun aurait un inteacuterecirct diffeacuterent selon les Topiques I2 J Brunschwig refuse la
constitution de deux dialectiques distinctes en fonction des usages gymnastiques et non
gymnastiques car selon lui Aristote ne conccediloit pas diverses dialectiques mais bien divers
usages de la mecircme dialectique et de fait il faut plutocirct distinguer la dialectique de ses
voisines laquo extra-dialectiques raquo que J Brunschwig considegravere ecirctre la didactique et
lagonistique Mais cest dans la conclusion de son article quil entrevoit la valeur
peacutedagogique de la dialectique Pour le commentateur le fond du deacutebat entre R Bolton et lui
se situe laquo au niveau des rapports entre lutiliteacute gymnastique de la meacutethode des Topiques et
son utiliteacute philosophique et scientifique raquo268 Et il clocirct son article sur le ceacutelegravebre conseil que
donne Parmeacutenide agrave Socrate dans le Parmeacutenide de Platon
Mais exerce-toi pendant que tu es encore jeune et entraicircne-toi agrave fond en te
livrant agrave ces exercices qui aux yeux du grand nombre paraissent ecirctre une perte de
temps et qui sont par lui qualifieacutees de laquo bavardages raquo Sinon la veacuteriteacute se deacuterobera agrave tes
prises269
Or J Brunschwig explique que laquo tous les exeacutegegravetes depuis Alexandre drsquoAphrodise ont
rapprocheacute non sans raison [cet extrait du Parmeacutenide] des Topiques aristoteacuteliciens raquo270 Degraves
lors peut-ecirctre J Brunschwig entrevoit-il ici la solution dune dialectique peacutedagogique pour
accorder les diffeacuterents services que rend le traiteacute des Topiques celui decirctre un laquo entraicircnement
intellectuel raquo et celui de sinteacuteresser laquo aux connaissances agrave caractegravere philosophique raquo271 Ces
deux services apparemment contradictoires puisque lun nest quun entraicircnement une
gymnastique mentale permettant dargumenter laquo sur les sujets qui se preacutesentent raquo272 alors que
lautre semble nous rendre capable premiegraverement de laquo discerner en chaque matiegravere le vrai du
faux raquo273 et deuxiegravemement de laquo sinteacuteresser aux notions premiegraveres de chaque science raquo274
semblent retrouver une certaine harmonie une certaine concorde si nous attribuons agrave la
dialectique une valeur peacutedagogique
Si lentretien dialectique dans les Topiques et lorganisation dudit traiteacute se structurent
bien autour des rocircles du questionneur et du reacutepondant cest simplement parce que le Topiques
ont pour fonction de former defficaces questionneurs et defficaces reacutepondants de proposer
267 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et PellegrinPierre op cit p 256
268 Ibidem p 262269 135d traduction de Luc Brisson GF Flammarion Paris 2011270 J Brunschwig op cit p 262271 Topiques 101a27-28272 101a30273 101a36274 101a38 traduction modifieacutee
90
une meacutethode pour exceller au jeu dialectique Mais en soi la dialectique peut ecirctre utiliseacutee
comme meacutethode pour diffuser publiciser enseigner un savoir scientifique Et cest seulement
si nous contextualisons leacutecriture dAristote que nous pouvons entrevoir dune part que la
dialectique nest pas la topique et dautre part que la dialectique des Topiques est la mecircme que
la dialectique des traiteacutes scientifiques car lessentiel de la dialectique est decirctre une activiteacute
collective Aristote sadressant agrave un public cet aspect est conserveacute dans les traiteacutes malgreacute
labsence des rocircles de questionneur et de reacutepondant Enfin cette hypothegravese permet de
comprendre que si Aristote use en effet de la dialectique dans ses traiteacutes cest justement parce
quelle est scolairement codifieacutee et quil lui attribue une valeur peacutedagogique
Cependant lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique poseacutee pour tenter dunifier la
dialectique des Topiques et son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques ne
nous indique pas en quelle mesure cette meacutethode agrave lœuvre peut effectivement se charger
dune importante valeur peacutedagogique Comment et pourquoi la dialectique peut-elle ecirctre
comprise comme une sorte laquo deacuteducation raquo agrave la science agrave la philosophie au laquo savoir vrai raquo
Il nous faut pour reacutepondre agrave cette question prendre un peu de recul par rapport aux
problegravemes de meacutethode qui traversent le corpus aristoteacutelicien
Il appert que faire de la dialectique la meacutethode dAristote pour deacutecouvrir les principes
des sciences ou bien encore consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable au vrai raquo et donc poser
les bases dune valeur seulement eacutepisteacutemologique de la dialectique est nous lavons vu
difficilement soutenable Car une telle lecture repose finalement sur un certain optimisme Un
optimisme certes latent quun texte comme louverture du livre α de la Meacutetaphysique semble
permettre En effet Aristote y explique que nous avons tous en nous la capaciteacute de savoir et
datteindre le vrai et surtout que nul ne manque complegravetement la veacuteriteacute Degraves lors la veacuteriteacute
pour le Philosophe peut se comprendre comme un travail collectif auquel chacun participe en
apportant laquo sa pierre agrave leacutedifice raquo du savoir
Leacutetude de la veacuteriteacute est dun cocircteacute difficile de lautre facile Preuve en est que nul ne peut
latteindre comme il convient ni tous la manquer mais que chacun dit quelque chose
sur la nature et seul najoute rien ou peu agrave la veacuteriteacute tandis que de tous ensemble naicirct
une œuvre dimportance Par conseacutequent sil en va semble-t-il comme quand
preacuteciseacutement nous citons le proverbe laquo qui manquerait la porte raquo de cette maniegravere
leacutetude serait facile mais posseacuteder le tout sans pouvoir en posseacuteder une partie montre
la difficulteacute de cette eacutetude Peut-ecirctre aussi la difficulteacute eacutetant de deux sortes la cause en
est-elle non dans les choses mais en nous En effet le rapport des yeux des chauves-
souris agrave la lumiegravere du jour est le mecircme que celui de lintelligence de notre acircme aux
choses les plus manifestes de toutes natures Non seulement il est juste decirctre
reconnaissant envers ceux dont on peut partager les opinions mais mecircme envers ceux
91
qui expriment des avis plus superficiels car eux aussi ont apporteacute une contribution
puisquils ont exerceacute avant nous leur compeacutetence275
Degraves lors puisque selon Aristote chacun dentre nous ecirctres humains cest-agrave-dire a fortiori
aussi les propres preacutedeacutecesseurs dAristote vise le vrai sans pour autant latteindre ni le
manquer complegravetement puisque chacun dentre nous participe collectivement agrave leacutetude de la
veacuteriteacute alors la dialectique qui sengage par la collecte des ideacutees admises pourrait sapparenter
de facto agrave une eacutetude prenant en charge des objets lesdites ideacutees admises qui partagent
quelque chose de la veacuteriteacute
Cependant cet optimisme preacutetendu dAristote fondeacute sur cette participation collective
de chacun agrave la veacuteriteacute est lui-mecircme difficilement soutenable car si chacun dentre nous
participe de la veacuteriteacute aussi participe-t-il de lerreur En effet la cause premiegravere de la difficulteacute
dans leacutetude de la veacuteriteacute est selon Aristote en nous nous sommes susceptibles de commettre
des erreurs Ainsi de facto les ἔνδοξα qui eacutemanent des esprits humains peuvent participer si
nous comprenons correctement Meacutetaphysique α du vrai comme du faux Cest dailleurs ce
quexplique tregraves bien Aristote dans les Seconds analytiques quand il mentionne lopinion vraie
et lopinion fausse
Mais il ny a pas didentiteacute complegravete de lobjet de lopinion et de celui de la
science mais de mecircme quil y a dune certaine maniegravere opinion vraie et opinion fausse
de la mecircme chose [ὤσπερ καὶ ψευδὴς καὶ ἀληθὴς τού αὐτού τρόπον τινά] de mecircme il
y a science et opinion de la mecircme chose276
La dialectique peut donc difficilement avoir une simple valeur eacutepisteacutemologique puisquelle
raisonne agrave partir dideacutees admises dont les tenants sont capables en tant quecirctres humains de
veacuteriteacute comme derreur Ainsi Aristote semble admettre degraves lors la possibiliteacute dune fausseteacute
endoxale qui exclut la dialectique du champ strictement scientifique La seule meacutethode
veacuteritablement eacutepisteacutemologique crsquoest-agrave-dire la meacutethode permettant de deacutecouvrir les principes
des sciences et de fonder le discours est une meacutethode qui ne peut traiter que du vrai
Ainsi il faut relativiser ce preacutetendu optimisme dAristote tout ce qui est dit nest pas
vrai ou probable tout laquo legomegravene raquo nest pas laquo pheacutenomegravene raquo duquel nous pouvons induire les
principes des sciences Poser une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα soit faire des opinions
les plus partageacutees les mieux admises comme autoriteacute par le plus grand nombre des entiteacutes
laquo semblables au vrai raquo ou laquo vraies dans la plupart des cas raquo ne va absolument pas de soi
puisquil y a en chacun de nous une propension agrave lerreur Il est dans notre nature par rapport
agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris par rapport agrave la lumiegravere du jour decirctre
aveugleacutes par le vrai donc de nous tromper
Cependant plutocirct que de lire dans ce passage de Meacutetaphysique α un optimisme275 Meacutetaphysique α 993a30-993b14 Lauthenticiteacute des textes laquo probleacutematiques raquo nest pas en question dans
notre propos276 Seconds analytiques I 33 89a23
92
quelconque et loin decirctre eacutevident il semble surtout quune question se pose et quune difficulteacute
soit souleveacutee Si premiegraverement Aristote en theacuteoricien du savoir scientifique propose une
meacutethode pour connaicirctre le vrai pour chercher la veacuteriteacute et pour fonder le discours
scientifique si deuxiegravemement il considegravere ce savoir scientifique comme laboutissement
dune progression du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents eacutetats et si troisiegravemement il y a en
la nature de lecirctre humain une propension agrave lerreur qui risque de nuire au deacuteveloppement de
nos laquo capaciteacutes raquo intellectuelles de constituer un frein au progregraves de lindividu apprenant agrave
travers les diffeacuterents eacutetats du savoir crsquoest-agrave-dire un frein agrave la reacutealisation de sa propre nature
puisquil est selon Meacutetaphysique A 981a21 dans la nature des hommes de laquo deacutesirer
savoir raquo alors est-il seulement possible quAristote nait jamais precircteacute aucune attention agrave cette
propension naturelle agrave lerreur Or si lhomme se trompe de fait il ignore il rate
lactualisation de la capaciteacute agrave connaicirctre qui est naturellement en lui Ny-a-t-il nulle part dans
le corpus aristoteacutelicien la volonteacute de laquo prendre en charge raquo la nature humaine pour corriger
cette propension agrave lerreur Une prise en charge veacuteritablement peacutedagogique senseacutee montrer
au sens le plus strict laquo le chemin du vrai aux enfants raquo
La meacutethode empirico-analytique la science et la philosophie ne prennent pas en
charge lerreur car leur laquo domaine exclusif raquo est celui de la veacuteriteacute277 Degraves lors pour
comprendre la valeur veacuteritable de la dialectique il faut dans un premier temps lexclure du
champ proprement scientifique Et Aristote semble permettre cette exclusion En effet il
eacutecrit agrave propos des trois sortes physiques logiques et eacutethiques de preacutemisses dialectiques que
ces questions (le monde est-il eacuteternel ou non par exemple) doivent ecirctre traiteacutes laquo au niveau
philosophique selon la veacuteriteacute mais dialectiquement au niveau de lopinion raquo278 J Brunschwig
est tout agrave fait fondeacute agrave traduire les syntagmes μὲν et δέ qui structurent cette phrase par un
connecteur logique dopposition (laquo mais raquo) opposant ainsi dialectique et philosophie comme
sopposent veacuteriteacute et opinion la philosophie soppose agrave la dialectique puisque lune procegravede
πρὸς δόξαν alors que lautre procegravede πρὸς ἀλήθειαν Ainsi nous pouvons affirmer avec R
Bolton et dans la droite ligne dun aristoteacutelisme classique que la meacutethode pour connaicirctre les
principes des sciences la meacutethode scientifique et philosophique pour connaicirctre la veacuteriteacute reste
effectivement la meacutethode empirico-analytique exposeacutee essentiellement dans les Analytiques
et en Physique I1 celle proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν Mais quelle est donc cette meacutethode
qui prend en charge lerreur sinon justement la dialectique De plus si philosophie et
dialectique sopposent car lune touche agrave la veacuteriteacute et lautre non cela ne signifie en rien que la
dialectique nait aucun rapport avec la science et la philosophie ou quelle ne lui soit daucune
utiliteacute Car puisque la dialectique procegravede de lopinion et que nous avons admis que les
ἔνδοξα pouvaient ecirctre faux ne peut-elle pas avoir une valeur peacutedagogique en ce quelle277 Meacutetaphysique α 993b19-20 la philosophie est laquo science de la veacuteriteacute raquo278 Topiques I 14 105b30-31
93
laquo traite raquo veacuteritablement la cause de lerreur qui est en nous Si la philosophie et la science
cherchent le vrai la dialectique traite de lerreur R Bolton a donc bien pressenti cette dualiteacute
du texte aristoteacutelicien qui procegravede en deux temps le temps de la recherche scientifique et le
temps de lexposition de la recherche Cependant il continue de voir en la dialectique une
valeur eacutepisteacutemologique minimale qui en fait un adjuvant aux sciences alors que la veacuteritable
fonction de la dialectique est peut-ecirctre plus celle de prendre en charge la propension naturelle
agrave lerreur qui est en chaque ecirctre humain Ce quAristote semble faire dans ses recherches la
raison pour laquelle il use de dialectique cest justement en fonction de cette valeur
peacutedagogique
Et en effet dans son corpus le Stagirite laisse de maniegravere sporadique plusieurs
indices nous permettant de fonder cette valeur de comprendre la dialectique comme une
eacuteducation une culture un entraicircnement neacutecessaire au savoir Lun de ces principaux indices
est laspect laquo universel raquo de la dialectique et le parallegravele agrave effectuer entre la dialectique et
laquo leacuteducation raquo dont le Stagirite parle dans lincipit des Parties des animaux En effet Aristote
comprend la dialectique comme une activiteacute qui communique avec toutes les sciences et qui
nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres Selon les Seconds analytiques elle ne porte
pas en effet laquo sur un genre unique deacutetermineacute [οὐδὲ γένους τινὸς ἑνός] car alors elle ne serait
pas interrogative [οὐ γὰρ ἂν ἠρώτα] raquo279 Ce qui fait de la dialectique une activiteacute proprement
non soumise agrave lincommunicabiliteacute des genres ce qui lui permet autrement dit de laquo toucher agrave
toutes les sciences raquo cest quelle consiste principalement agrave interroger agrave demander [ἐρωτάω-
ω]280 Cette laquo polyvalence raquo qui est propre agrave la dialectique et qui consiste agrave poser des
questions sur tous les domaines dans tous les genres de toutes les sciences (Physique laquo le
monde est-il eacuteternel ou non raquo Eacutethique laquo doit-on obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux
lois en cas de discordance raquo Logique laquo les contraires relegravevent-il ou non du mecircme
savoir raquo pour reprendre des exemples aristoteacuteliciens281) rejoint finalement le caractegravere
universel de la dialectique dans le sens ougrave tous les ecirctres humains pratiquent avec plus ou
moins dart et de meacutethode cette activiteacute Tous en effet se posent et posent des questions de
la prime enfance jusquau soir de la vie et ainsi examinent critiquent essaient de laquo mettre agrave
leacutepreuve raquo [πειράω-ῶ] plus ou moins meacutethodiquement des thegraveses agrave la lumiegravere de laquo notions
communes raquo Cest en effet ce que reacutepegravete le Stagirite au chapitre 11 des Reacutefutations
sophistiques
De sorte quil est eacutevident que la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute
Cest pourquoi aussi elle sapplique agrave tout En effet tous les arts utilisent eacutegalement
certaines notions communes Cest pourquoi tous les hommes y compris les simples
279 Seconds analytiques I 11 77a32280 Ibidem281 Topiques I 14 105b20-25
94
particuliers font usage dune certaine maniegravere de la dialectique et de la peirastique car
tous jusquagrave un certain point tentent dexaminer ceux qui professent un art282
Certes Aristote parle ici de peirastique et de dialectique mais plutocirct que de nous inteacuteresser agrave
ce qui pourrait seacuteparer ces deux notions inteacuteressons nous surtout agrave ce qui les unit le trait
fondamental de lune comme de lautre elles sont universelles Tous les ecirctres humains les
pratiquent dans le sens ougrave tous se posent des questions et argumentent avec plus ou moins de
meacutethode et laquo mettent agrave leacutepreuve raquo des thegraveses de maniegravere plus ou moins efficace Rappelons
que les Topiques nont pour but selon Aristote non de theacuteoriser et de deacutefinir la dialectique
mais bien de fournir une meacutethode pour exceller dans cette activiteacute dialectique que tous les
ecirctres humains semblent pratiquer plus ou moins bien Cependant que sont ces laquo notions
communes raquo dont parle Aristote dans ce texte et que tous les arts selon lui utilisent Il
semble que nous soyons fondeacutes agrave rapprocher ici ces laquo notions communes raquo des ἔνδοξα
Cependant R Bolton a tregraves bien mis en lumiegravere le double sens du mot laquo commun raquo en
Reacutefutations sophistiques 172a Dune part est laquo commune raquo une proposition qui nest pas
attacheacutee agrave un genre ni agrave une science en particulier ce qui explique pourquoi tous les arts en
usent Et dautre part est laquo commune raquo une proposition qui appartient agrave un savoir laquo du
commun raquo283 Il est degraves lors possible de distinguer la dialectique de la science dans ce
contexte des Reacutefutations sophistiques 11 car celle-ci sinscrit dans un savoir qui nest pas un
savoir scientifique mais un savoir commun collectif Savoir commun opposeacute au savoir
scientifique en tant que ce dernier est laquo speacutecial raquo agrave un domaine laquo attacheacute agrave un genre preacutecis raquo
et quil ne raisonne pas agrave partir de laquo notions communes raquo mais bien agrave partir de notions
speacuteciales La dialectique peut donc aussi se distinguer de la philosophie et de la meacutetaphysique
en ce que ces laquo sciences raquo ont bien un genre speacutecifique lecirctre en mouvement pour la
physique lecirctre en tant quecirctre pour la meacutetaphysique Il faut donc dans la theacuteorie
aristoteacutelicienne du savoir admettre un savoir laquo du commun raquo propre agrave la dialectique et un
savoir scientifique que nous pouvons consideacuterer comme plus laquo speacutecialiseacute raquo agrave un domaine
Or cette distinction dialectiquescientifique fait eacutecho agrave une autre distinction du
corpus celle quAristote effectue entre la παιδεία et lἐπιστήμη dans lincipit des Parties des
animaux En effet pour Aristote
Dans toute eacutetude et toute recherche la plus humble comme la plus noble il semble
bien y avoir deux sortes deacutetats [δύο φαίυουται τρόποι τῆς ἓξεως] dont lun est agrave juste
titre nommeacute laquo science de la chose raquo [τὴν μὲν ἐπιστὴμην τοῡ πράγματος] et lautre une
certaine espegravece de culture [τὴν δοἷον παιδεὶαν τινά]284
La traduction de P Pellegrin est ici eacutetonnante En effet ce dernier traduit laquo παιδεὶαν τινά raquo
282 Reacutefutations sophistiques 11 172a27-32 nous soulignons283 R Bolton laquo The Epistemologic Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique dir
D Devereux et P Pellegrin Paris 1990 p 215284 Aristote Parties des Animaux trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2011 p 89 639a1-4
95
par une laquo espegravece de culture raquo Pourtant le sens principal de παιδεία nest pas laquo culture raquo mais
bien plutocirct laquo eacuteducation raquo285 De plus si nous nous reportons agrave lIndex aristotelicus de H
Bonitz lentreacutee παιδεία286 reacutefeacuterence surtout lusage de ce syntagme dans le contexte des
Eacutethiques et des Politiques et son sens est majoritairement celui dlaquo eacuteducation raquo non de
laquo culture raquo Prenons par exemple lune des reacutefeacuterences donneacutees par H Bonitz agrave cette entreacutee
soit Politiques II5 ougrave il est question de παιδεία laquo Il faut que la citeacute soit une multipliciteacute
comme on la dit plus haut dans laquelle leacuteducation doit introduire communauteacute et uniteacute raquo287
P Pellegrin traduit alors παιδεία non par laquo culture raquo mais bien par laquo eacuteducation raquo Cependant
comment cette παιδεία des Parties des animaux peut-elle ecirctre rapprocheacutee de la dialectique
telle que la comprend Aristote et a fortiori comment la distinction dialectiquescience peut-
elle ecirctre arraisonneacutee agrave cette distinction παιδεία ἐπιστήμη
Pour reacutepondre agrave cette question nous devons dabord en poser une preacuteliminaire
quest-ce quecirctre laquo eacuteduqueacute raquo ou laquo cultiveacute raquo dans ce contexte de lincipit des Parties des
animaux Aristote poursuit son explication des laquo deux sortes deacutetats raquo preacutesents dans toute
recherche en expliquant quil appartient agrave laquo lhomme cultiveacute [πεπαιδευμένου] raquo de pouvoir
laquo de maniegravere approprieacutee juger avec sagaciteacute de ce qui est bien ou mal dit dans un
discours raquo288 De plus premiegraverement laquo le πε-παιδευ-μένος raquo est grammaticalement le
participe parfait moyen-passif substantiveacute du verbe παιδεύω signifiant laquo eacutelever un enfant raquo
ou laquo donner une eacuteducation agrave quelquun raquo289 Deuxiegravemement le parfait indique proprement
laquo leacutetat preacutesent qui reacutesulte dun fait passeacute raquo290 cest-agrave-dire textuellement ici celui qui a reccedilu
une eacuteducation doit pouvoir selon Aristote laquo ecirctre seul capable de juger pour ainsi dire de
tout raquo291 Degraves lors le πεπαιδευμένος se deacutefinit selon deux caracteacuteristiques propres
premiegraverement celle de juger des bons ou mauvais discours (le texte grec mentionne laquo τὸ
δύνασθαι κρicircναι raquo en 639a5 cest-agrave-dire laquo la faculteacute de pouvoir critiquer raquo) et deuxiegravemement
de pouvoir juger ou critiquer certes mais de tout cest-agrave-dire soit de se poser et poser des
questions soit dexercer sa capaciteacute danalyse et de critique non dans un genre deacutetermineacute
comme la Nature ou lrsquoEacutethique mais dans absolument tous les domaines Or exercer cette
laquo δύνασθαι κρicircναι raquo drsquoune part et qui plus est de maniegravere laquo non tenue agrave lincommunicabiliteacute
des genres raquo sont bien deux caractegraveres qui appartiennent en propre agrave la dialectique car seule
cette activiteacute dans le corpus aristoteacutelicien nous permet dexercer notre laquo capaciteacute critique raquo
autrement dit peirastique et ce laquo sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo292 Il semble
285 Le Grand Bailly p 1438286 Herman Bonitz Index aristotelicus Berolini 1870 p 557 30287 Les Politiques II5 1263b36-37288 Aristote Parties des animaux 639a4-6289 Le grand Bailly p 1438290 A Dain J-A de Foucault et P Poulain Grammaire Grecque J De Gigord Paris 1961 p177291 639a9292 Topiques I1 100a19-20
96
donc bien que nous soyons fondeacutes agrave comprendre que la παιδεία reccedilue par le πεπαιδευμένος
est une παιδεία dialectique et ainsi agrave rapprocher dialectique et eacuteducation
Degraves lors leacutetat du πεπαιδευμένος qui est senseacute pouvoir juger de ce qui est bien ou mal
dit dans les discours et ce dans tous les domaines nous permet de comprendre comment la
dialectique peut ecirctre une veacuteritable παιδεία crsquoest-agrave-dire comme une certaine eacuteducation De
plus en eacutetablissant ce parallegravele entre la dialectique et cette παιδεία dont parle Aristote dans
lincipit des Parties des animaux nous pouvons supposer quAristote attribue une valeur
peacutedagogique agrave la dialectique Car il semble que crsquoest en pratiquant la dialectique cette
activiteacute dont la Rheacutetorique nous apprend quelle sert agrave deacutecouvrir laquo le syllogisme vrai et le
syllogisme apparent raquo293 (agrave savoir juger de ce qui est bien ou mal dit dans un discours en
jugeant des discours eux-mecircmes) et dont les Topiques aussi bien que les Reacutefutations
sophistiques ou que les Seconds analytiques insistent sur le fait quelle srsquointeacuteresse agrave tout et
nest tenue agrave aucun genre que lecirctre humain devient le πεπαιδευμένος dont il est question
dans lincipit des Parties des animaux
Nonobstant le choix effectueacute par P Pellegrin de traduire παιδεία par laquo culture raquo dans
sa traduction des Parties des animaux nrsquoobscurcit pas forceacutement la valeur peacutedagogique que
nous pouvons lire dans la dialectique aristoteacutelicienne Au contraire ce choix rend cette valeur
plus intelligible Cependant il faut ecirctre conscient de ce que ce terme peut manifester dans son
rapport agrave la dialectique En effet si nous comprenons la παιδεία comme une laquo culture raquo
comme le fait P Pellegrin au sens moderne dune laquo culture geacuteneacuterale bibliographique raquo celle
consistant agrave laquo engranger le plus de connaissances possible raquo alors la dialectique est en effet
une culture car lactiviteacute dialectique sengage par la laquo collecte des preacutemisses raquo et deacutepend dune
connaissance neacutecessaire de multiples ideacutees admises par le plus grand nombre ou par les
savants afin de les poser comme preacutemisses des raisonnements dialectiques Degraves lors lactiviteacute
dialectique neacutecessite une laquo culture geacuteneacuterale raquo et sa pratique semble offrir au dialecticien cette
culture Mais il faut aussi entendre laquo παιδεία raquo comme une laquo culture raquo au sens grec du terme
celui dun veacuteritable travail sur soi dune transformation du sujet qui tel un laquo gymnaste raquo en
pratiquant la dialectique et en exerccedilant son esprit critique agrave propos de nimporte quel sujet
accegravede agrave laquo leacutetat raquo eacuteduqueacute que la valeur aspectuelle du parfait de laquo πεπαιδευμένος raquo traduit
dans les premiegraveres lignes des Parties des animaux Si la dialectique est une culture cest une
culture geacuteneacuterale certes mais aussi un veacuteritable travail sur soi une culture de lesprit qui
transforme veacuteritablement le sujet apprenant
Pierre Aubenque a dailleurs beaucoup insisteacute sur limportance de ce texte des Parties
des animaux pour comprendre la dialectique aristoteacutelicienne En effet selon lui laquo ce sont les
premiegraveres lignes du De Partibus animalium qui nous eacuteclairent le mieux sur la fonction et les
293 1355b16-17
97
limites de la dialectique selon Aristote raquo294 Cependant dune part P Aubenque ne semble par
reacuteceptif au sens grec de cette παιδεία et ne la considegravere que comme une laquo culture geacuteneacuterale raquo
avec tout laspect peacutejoratif que peut prendre ce terme face agrave la laquo science de la chose raquo et
dautre part il preacutetend que dans ce texte comme dans dautres Aristote fait laquo leacuteloge de la
culture geacuteneacuterale [παιδεία] raquo295 et que le Stagirite oppose la παιδεία agrave lἐπιστήμη laquo A vrai
dire on a ici limpression que la culture geacuteneacuterale a moins une valeur par elle-mecircme quelle ne
se nourrit des insuffisances de la science de la chose raquo296 Et pour eacutetayer son propos P
Aubenque sappuie sans neacuteanmoins le citer sur un texte des Politiques III 11 dans lequel
selon lui Aristote oppose encore laquo les hommes cultiveacutes raquo agrave laquo ceux qui savent raquo Pour P
Aubenque laquo lhomme cultiveacute raquo le πεπαιδευμένος soppose au savant au σοφός en tant
quhomme de science Aristote vanterait alors les meacuterites de lun sur lautre de la culture
geacuteneacuterale sur la science Pourtant dans cet extrait des Politiques comme dans les premiegraveres
lignes des Parties des animaux Aristote noppose agrave aucun moment παιδεία et ἐπιστήμη ou
πεπαιδευμένος et σοφός A contrario ces deux notions et ces deux laquo eacutetats raquo ne se pensent pas
dans un rapport de conflictualiteacute quelconque mais bien dans un rapport de continuiteacute
Premiegraverement dans lextrait des Politiques III 11 que P Aubenque utilise sans le citer
Aristote eacutecrit
Or un meacutedecin ce peut ecirctre soit le praticien soit le chef deacutecole soit en troisiegraveme lieu
celui qui possegravede une culture meacutedicale car il y a de tels gens cultiveacutes pour ainsi dire
dans tous les arts et nous naccordons pas moins le droit de juger aux gens cultiveacutes
quaux speacutecialistes297
Il appert quici laquo gens cultiveacutes raquo et laquo speacutecialistes raquo ne sopposent absolument pas mais qursquoau
contraire ils partagent lun et lautre laquo le droit de juger raquo Ce laquo droit de juger raquo est sans doute agrave
rapprocher ici du laquo δύνασθαι κρicircναι raquo qui caracteacuterise le πεπαιδευμένος dans lincipit des
Parties des animaux Ainsi agrave linstar de P Aubenque il semble leacutegitime de rapprocher ces
deux textes Cependant contrairement agrave ce quavance ce dernier πεπαιδευμένος et σοφός ne
sopposent pas Mais degraves lors comment comprendre le rapport du πεπαιδευμένος au σοφός
de la παιδεία agrave lἐπιστήμη de la dialectique au savoir scientifique Cest justement lincipit
des Parties des animaux qui permet de proposer une alternative agrave la lecture de P Aubenque et
de consideacuterer ces deux notions dans un rapport de continuiteacute Si nous lisons cet incipit avec agrave
lesprit les Seconds analytiques II19 et Meacutetaphysique A1 il appert qursquoAristote reacuteactive ici la
notion dἕξις mentionneacutee degraves la deuxiegraveme ligne du traiteacute298 et qui est fort importante en
Meacutetaphysique A et dans les Seconds analytiques II19 puisquelle constitue la structure laquo en
294 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote op cit p 282295 Ibidem296 Ibid297 Politiques trad P Pellegrin 1282a3-7298 Les parties des animaux 639a2
98
eacutetape raquo du deacuteveloppement du progregraves de nos capaciteacutes intellectuelles partant de la simple
sensation pour arriver au savoir de la cause au savoir scientifique
A partir de la perception donc se produit le souvenir [ἐκ μὲν οὖν αἰσθήσεως γίγνεσται
μνήμη] comme nous le disons et du souvenir de la mecircme chose se produisant un
grand nombre de fois lexpeacuterience En effet plusieurs souvenirs forment une
expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience autrement dit de luniversel tout entier au
repose dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses multiples qui est contenu un et le mecircme en
elles toutes est produit un principe de lart et de la science de lart si cest agrave propos du
devenir de la science si cest agrave propos de leacutetant299
Par nature donc les animaux ont la sensation agrave la naissance mais pour les uns de la
sensation [ἐκ δὲ τῆς αἰσθήσεως] ne naicirct pas la meacutemoire pour les autres elle naicirct Et
cest pourquoi ces derniers sont plus intelligents et plus aptes agrave apprendre que ceux qui
ne peuvent se souvenir [hellip] Pour les humains lexpeacuterience naicirct de la meacutemoire en
effet les souvenirs nombreux du mecircme objet valent agrave la fin une seule expeacuterience Et
mecircme lexpeacuterience paraicirct semblable agrave la science et agrave lart pour les humains la science
et lart reacutesultent de lexpeacuterience car lexpeacuterience agrave produit lart comme le dit Polos
linexpeacuterience le hasard300
Ces deux textes posent la sensation la meacutemoire lart et la science comme diffeacuterents eacutetats
(laquo αἱ ἔξεις raquo selon les Seconds analytiques II19 99b25) eacutetats dont chacun procegravede du
preacuteceacutedent [ἐκ + geacutenitif] et dont nous avons en nous la puissance agrave la naissance Un lecteur
consciencieux peut-il feindre de ne pas voir un lien entre Meacutetaphysique A Seconds
analytiques II 19 et lincipit des Parties des animaux Et si nous sommes attentif au sens
grec que peut avoir le mot laquo culture raquo et que nous interpreacutetons cette παιδεία dans le sens dune
veacuteritable transformation de soi permise par la pratique de la dialectique et lexercice dun
laquo esprit critique raquo jusquagrave atteindre un certain laquo eacutetat raquo effectif de la recherche scientifique
alors de facto Aristote semble vouloir introduire cette laquo παιδεὶαν τινά raquo dans la genegravese du
savoir scientifique dans le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles vers lἐπίστασθαι
qui constitue selon D Ross laquo le plus haut produit de la civilisation raquo301 La notion dἕξις
preacutesente jusque dans la grammaire du texte puisque reacutesonnant avec le participe parfait de
πεπαιδευμένος ne peut pas ecirctre ici passeacutee sous silence Si dune part dans toute recherche
scientifique selon les Parties des animaux laquo il y a deux sortes deacutetats raquo lun proprement
scientifique lautre que nous pouvons peut-ecirctre nous risquer agrave nommer laquo paideacutetique raquo en tant
quil est non scientifique car non tenu agrave lincommunicabiliteacute des genres et si dautre part
Aristote permet le parallegravele entre la dialectique et cet ἕξις quest la παιδεία alors peut-ecirctre que
leacutetat du dialecticien cet eacutetat dun savoir du commun cette παιδεία cet laquo ἕξις paideacutetique raquo
que semble bien ecirctre la dialectique constitue une eacutetape intermeacutediaire avant lἐπίστασθαι un299 Seconds analytiques II 19 100a3-9300 Meacutetaphysique A 980a27-981a5301 D Ross Aristote op cit p 215
99
ἕξις preacute-scientifique quil faut reacuteintroduire dans la genegravese progressive de lἐπίστασθαι
aristoteacutelicien La dialectique peut donc ecirctre comprise comme le moyen proposeacute par Aristote
pour passer de leacutetat de lexpeacuterience agrave leacutetat du savoir scientifique elle semble donc bien avoir
une valeur fondamentalement peacutedagogique
Nonobstant P Aubenque a lui-mecircme entrevu cette valeur peacutedagogique de la
dialectique aristoteacutelicienne En effet celui-ci eacutecrit
La dialectique ne jouerait donc dautre rocircle que celui dun adjuvant pourrait-on dire
peacutedagogique agrave lusage des esprits insuffisamment intuitifs Si lon admet que de tous
les hommes le philosophe est celui qui a le plus de part agrave lintuition on admettrait aussi
quil est celui qui se passe le mieux de la dialectique bien plus quen tant que
philosophe il eacutechappe entiegraverement aux limitations qui rendraient neacutecessaire lusage de
la dialectique302
Selon P Aubenque pour la philosophie et la science pour le laquo Savoir veacuteritable raquo la
dialectique qui est laquo du cocircteacute de lopinion raquo nest daucune utiliteacute agrave peine celle dun laquo adjuvant
peacutedagogique raquo dont le philosophe se passe aiseacutement Cependant cette lecture ne se deacutefend
que si nous comprenons la dialectique et la philosophie (ou la science) dans un rapport
dopposition et attribuons agrave la dialectique une certaine vacuiteacute par rapport agrave la valeur attribueacutee
agrave la science et agrave la philosophie Cest dailleurs ainsi que P Aubenque sans citer de texte
preacutecis comprend la dialectique dont le discours finalement laquo natteint luniversaliteacute quau prix
de la vacuiteacute on sait quAristote associe souvent les ideacutees de dialectique et de geacuteneacuteraliteacutes
vides raquo303 P Aubenque semble veacuteritablement prisonnier du paradigme dun Aristote
fondamentalement empiriste dans sa meacutethode placcedilant la science et la theacuteorie du savoir des
Analytiques au dessus de tout son laquo systegraveme raquo et donc au dessus de la dialectique P
Aubenque est donc conduit agrave deacutepreacutecier lactiviteacute dialectique mecircme si dans sa lecture le
tragique de laristoteacutelisme est de ne pas parvenir agrave deacutepasser la seule dialectique
Cependant il est faux de consideacuterer que le philosophe (ou le savant) peut se passer de
dialectique Car si nous comprenons la dialectique non comme une activiteacute vaine ou agrave
rapprocher de laquo geacuteneacuteraliteacutes vides raquo mais comme un laquo eacutetat raquo (celui du πεπαιδευμένος) un ἕξις
du deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles permis et entretenu par la pratique de la
dialectique alors cette derniegravere ne souffre daucune vacuiteacute a contrario elle constitue
semble-t-il une eacutetape intermeacutediaire fondamentale avant lἕξις scientifique ou philosophique
proprement dit Degraves lors la dialectique est une eacutetape sur le chemin du savoir scientifique et de
la philosophie Si donc le philosophe selon P Aubenque peut se passer de la dialectique son
eacuteducation agrave la philosophie ne semble pas elle pouvoir sen passer Et si Aristote use de
dialectique dans ses traiteacutes cest sans doute parce quagrave ses yeux la dialectique est le meilleur
302 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote p 296303 Ibidem p 260
100
moyen de laquo montrer le chemin du savoir aux enfants raquo crsquoest-agrave-dire quelle constitue bien un
eacutetat passager en vue de la reacutealisation de notre nature humaine animeacutee du laquo deacutesir de savoir raquo304
et quelle a une valeur peacutedagogique Certes donc la meacutethode empirico-analytique est bien
pour Aristote la meacutethode des sciences mais cette meacutethode empirico-analytique nest pas celle
qursquoil utilise dans ses traiteacutes parce qursquoil fait moins œuvre de scientifique proprement dit ou de
philosophe qursquoœuvre de professeur de philosophie et de theacuteorie scientifique Cest sans doute
par laccumulation dun certain savoir laquo encyclopeacutedique raquo quoffre la collecte des ideacutees
admises puis par lexercice et le deacuteveloppement de laquo lesprit critique raquo que la dialectique
permet de faire le pont entre leacutetat de laquo lecirctre dexpeacuterience raquo et leacutetat de laquo lecirctre de science raquo
Cependant cest une chose de comprendre le parallegravele entre la dialectique et la
παιδεία des Parties des animaux et ainsi dinterpreacuteter leacutetat du dialecticien comme un eacutetat
laquo paideacutetique raquo infra-scientifique preacuteceacutedant leacutetat du savant et de confeacuterer une valeur
peacutedagogique agrave la dialectique cen est une autre de comprendre comment la dialectique peut
prendre effectivement en charge le souci peacutedagogique dAristote Comment la dialectique
peut-elle constituer cet laquo eacutetat raquo transitoire et laquo paideacutetique raquo permettant de conduire agrave leacutetat
final du savoir scientifique et de la philosophie Nous avons beaucoup insisteacute preacuteceacutedemment
sur la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα et nous avons essayeacute de montrer agrave quel point leur
precircter une telle valeur eacutetait difficile Car il semble que les ἔνδοξα constituant drsquoune part la
base de lactiviteacute dialectique en tant que celle-ci raisonne agrave partir deux drsquoautre part la base
des recherches aristoteacuteliciennes puisque Aristote procegravede presque systeacutematiquement agrave une
revue des opinions admises aient moins une valeur eacutepisteacutemologique que la fonction de
stimuler de provoquer la recherche scientifique et philosophique
Pourquoi Aristote considegravere-t-il agrave de nombreuses reprises lanalyse des ἔνδοξα comme
une laquo neacutecessiteacute raquo dans ses recherches Et en quelle mesure le fait de deacutebattre les thegraveses
endoxales peut-il avoir un quelconque laquo inteacuterecirct philosophique raquo selon le livre I de la
Physique305 Rappelons lextrait du De Anima dans lequel Aristote pose en effet leacutetude
endoxale comme une neacutecessiteacute
Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions
embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement
prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont
professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leur propos
et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas306
Aristote propose donc de passer en revue les opinions admises par ses preacutedeacutecesseurs les
ἔνδοξα qui ont eacuteteacute proposeacutees au sujet de lacircme Le domaine dans lequel sinscrit cet304 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo305 Physique I 2 185a20306 Trad R Bodeacuteuumls I 2 403b20-24
101
laquo examen raquo est preacuteeacutetabli il sagit deacutetudier lacircme Lexamen endoxal na donc pas ici pour but
deacutetablir le genre de la recherche mais bien de comprendre comment lacircme a eacuteteacute comprise
historiquement Et lopinion geacuteneacuterale rejoint au sujet de lacircme les ideacutees des preacutedeacutecesseurs
dAristote
Lopinion donc veut que lanimeacute par rapport agrave linanimeacute preacutesente deux diffeacuterences
principales le mouvement et le fait de sentir Or ce sont pratiquement lagrave les deux traits
que nous avons recueilli aupregraves de nos devanciers pour caracteacuteriser lacircme307
Ainsi la recherche sengageant par une doxographie elle peut donc ecirctre comprise de maniegravere
assez souple comme une veacuteritable collecte des preacutemisses endoxales premier pas dun
proceacutedeacute typiquement compris comme dialectique selon les Topiques Mais comment Aristote
parvient-il agrave eacutetablir ce qui est laquo bien fondeacute raquo dans les propos de ses preacutedeacutecesseurs traitant de
lacircme ou dautres sujets Le De Caelo apporte une partie de la reacuteponse agrave cette question Face
agrave une theacuteorie Aristote fait parfois intervenir ce qui est laquo εὔλογον ἃν δόξειεν raquo308
litteacuteralement laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo Nous avons deacutejagrave mentionneacute
limportance de cette notion dans la discussion entre R Bolton A Falcon et M Leunissen
R Bolton consideacuterant le recours agrave ce qui est εὔλογον ce quil nomme llaquo εὐλόγως
procedure raquo309 du De Caelo comme une proceacutedure κατὰ τὴν δόξαν donc une proceacutedure
dialectique Andrea Falcon et Mariska Leunissen lui reprochant cette reacuteduction trop rapide de
ce qui est εὔλογον dans le De Caelo agrave une proceacutedure strictement dialectique310 et donc non
scientifique Retenons que dans la recherche κατὰ τὴν δόξαν Aristote pose un veacuteritable garde
fou ce qui dans un cas preacutecis serait εὔλογον ἃν δόξειεν
Toute opinion nest donc pas raisonnable agrave soutenir et agrave croire sur un sujet donneacute A
propos de la spheacutericiteacute des astres par exemple dans le De Caelo II 11 Aristote eacutecrit
laquo Quant agrave la configuration de chaque astre cest en limaginant spheacuterique que lon se pliera le
mieux aux exigences de la raison [ἄν τις εὐλόγως ὑπολάβοι] raquo 311 Aristote ne se lance donc
pas dans une revue des ἔνδοξα agrave propos dun sujet agrave laveugle il sarme dune sorte de garant
lεὔλογος les laquo exigences de la raison raquo laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo
Lεὔλογος est-il issu de lobservation sensible tel que le pense P Moraux dans sa note au
chapitre II12 du De Caelo312 ou bien fait-il intervenir une hieacuterarchie de ce qui est plus
endoxal sur des thegraveses divergentes agrave lopinion geacuteneacuterale au sens ougrave ce qui serait le plus
raisonnable de croire est lopinion la plus partageacutee La reacuteponse agrave cette question donne lieu agrave
307 De lacircme 403b26-28308 Du ciel II12 291b31-32309 Bolton Robert laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New
perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51310 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in
Theory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015pp 217-240
311 291a11-12312 Du Ciel note 1 p 73
102
deacutebat et deacutepasse le cadre de notre eacutetude Car ce quil semble inteacuteressant de constater cest ce
que la preacutesence de lεὔλογος trahit dans leacutecriture des traiteacutes scientifiques et philosophiques
une certaine charge affective
En effet gracircce agrave une eacutetude pousseacutee de lεὔλογος chez Aristote J M Le Blond
comprend dans son ouvrage Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote que ce terme
teacutemoigne chez le Stagirite dans la composition mecircme de ses traiteacutes et dans son eacutecriture de la
preacutesence dun certain laquo ordre raquo (numeacuterique logique causal etc) Aristote ferait intervenir un
certain laquo ordre des choses raquo constituant un argument dautoriteacute que lobservation des
pheacutenomegravenes sensibles ou de lopinion la plus geacuteneacuterale permet en reacuteaction agrave des thegraveses peut-
ecirctre trop subversives (telles les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees et reacutefuteacutees en Physique I) Mais
que manifeste preacuteciseacutement ce recours agrave laquo lordre raquo et agrave lεὔλογος chez Aristote Selon J M
Le Blond
Il semble que lεὔλογος manifeste ce quon pourrait appeler la reacuteaction instinctive
dAristote en face de toute theacuteorie et de toute constatation nouvelle il ne se contente
pas de lexaminer en elle-mecircme de la mettre agrave leacutepreuve du raisonnement serreacute il
consulte aussi soit avant soit apregraves le travail scientifique son instinct entre cette
connaissance et lordre du monde la conviction quil possegravede du travail intelligent sur
la nature moyen non de deacutemonstration proprement dite mais de laquo jugement raquo au
sens concret de ce mot313
J M Le Blond semble consideacuterer comme le titre de son eacutetude le signale le recours
drsquoAristote agrave lεὔλογος comme un laquo argument dautoriteacute raquo pour admettre ou refuser les thegraveses
et opinions deacutefendues par ses preacutedeacutecesseurs Il y aurait un laquo ordre du monde raquo agrave partir duquel
Aristote jugerait les thegraveses et les opinions admises Cependant lεὔλογος manifeste chez le
Stagirite surtout un certain πάθος Aristote a recours agrave ce qui est εὔλογος en reacuteaction aux
ἔνδοξα Comme si lἔνδοξον se chargeait dans son esprit dune forte valeur poleacutemique dont le
recours agrave laquo ce qui serait plus raisonnable de croire raquo constituerait une sorte de laquo reacuteaction
instinctive raquo pour reprendre les mots de J M Le Blond et qui comme toute reacuteaction est dune
certaine violence Mais alors si Aristote considegravere leacutetude endoxale comme une neacutecessiteacute ne
peut-on pas comprendre lἔνδοξον comme une strateacutegie ayant pour fonction de provoquer
cette reacuteaction chez son public
Que ce soit de maniegravere offensive ou deacutefensive face agrave une theacuteorie face agrave un ἔνδοξον
Aristote reacuteagit avec plus ou moins de verve juge dune thegravese eu eacutegard agrave laquo ce qui est plus
raisonnable de croire raquo Face aux thegraveses eacuteleacuteatiques dans le livre I de la Physique Aristote ne
reste pas de marbre car il semble que si les thegraveses eacuteleacuteatiques ne provoquaient pas chez lui la
moindre reacuteaction il les ignorerait et ne les poserait pas comme adverses A contrario
lacharnement avec lequel il reacutefute les thegraveses de Parmeacutenide et de Meacutelissos sur le mouvement
313 J M Le Blond Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote Les Belles Lettres Paris 1938 p 51
103
quil aurait pu tregraves bien ne pas reacutefuter atteste de la violence patente de sa reacuteaction Aristote
nheacutesitant pas agrave consideacuterer ces arguments comme laquo eacuteristiques raquo il convoque toute une
strateacutegie argumentative et dialectique pour reacuteagir contre pour reacutefuter Parmeacutenide et Meacutelissos
Et dans le De Caelo cest surtout lεὔλογος qui trahit cette part non neacutegligeable daffectiviteacute du
texte aristoteacutelicien que lἔνδοξον semble provoquer
De plus J M Le Blond considegravere que lεὔλογος provoque chez le Stagirite cherchant
sa leacutegitimiteacute et ne la trouvant que si les hypothegraveses reacutesistent au travail scientifique une
veacuteritable laquo joie raquo
Nous avons dit en commenccedilant que la consideacuteration qualifieacutee par lεὔλογος ne
constituait pas une eacutetape des proceacutedeacutes veacuteritablement scientifiques dAristote nous
pouvons conclure maintenant que leacutetude de ce terme nest cependant pas sans utiliteacute
pour reacutealiser les conditions inteacutegrales de cette recherche pour en saisir le deacutebut infra-
scientifique et le couronnement au dessus de la science dans la joie de connaicirctre314
Premiegraverement J M Le Blond considegravere que lεὔλογος ne fait pas partie du travail
scientifique mais vient pourtant aider agrave la connaissance ce qui si nous consideacuterons comme
R Bolton la proceacutedure laquo eulogique raquo comme une proceacutedure dialectique permet de mettre agrave
distance la dialectique de la science Deuxiegravemement pour le commentateur lεὔλογος trahit
une charge daffectiviteacute dans leacutecriture dAristote degraves lors les textes scientifiques et
philosophiques du Stagirite ne sont pas affectivement neutres mais sont traverseacutes dun certain
sentiment plus ou moins violent dune reacuteaction quasi eacutepidermique qui se fait jour en neacutegatif
par le recours agrave lautoriteacute de lεὔλογος La force autoritaire de lεὔλογος trahit la violence de la
reacuteaction dAristote dans le cadre preacutecis du De Caelo Enfin troisiegravemement selon J M Le
Blond lεὔλογος permet de reacutealiser les conditions de la recherche scientifique en tant quil en
constitue le commencement infra-scientifique Tout se passerait donc comme si la recherche
scientifique senracinait dans un affect que le commentateur considegravere ecirctre la laquo joie de
connaicirctre raquo ce que la premiegravere ligne de Meacutetaphysique A eacutetaye par ailleurs315
Degraves lors il est plus facile de comprendre pourquoi il est neacutecessaire deacutetudier les
ἔνδοξα bien quils provoquent une telle reacuteaction chez laquo le maicirctre de ceux qui savent raquo
Aristote reacuteagit certes mais si nous gardons agrave lesprit que le Stagirite eacutecrit pour un public
deacutelegraveves et que le contexte de son eacutecriture est un contexte scolaire alors peut-ecirctre que
lexposition et la critique de divers ἔνδοξα entrent dans une strateacutegie celle de vouloir
provoquer une reacuteaction chez les eacutelegraveves Et linteacuterecirct philosophique de leacutetude des thegraveses
eacuteleacuteatiques apparaicirct alors eacutevident
Neacuteanmoins puisquil se trouve que [Meacutelissos et Parmeacutenide] parlent de la nature alors
que les difficulteacutes quils abordent ne sont pas physiques cest peut-ecirctre une bonne
314 Ibid p 52315 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo
104
chose que de deacutebattre un peu agrave leur propos en effet cet examen a un inteacuterecirct
philosophique316
Quel peut bien ecirctre linteacuterecirct philosophique de thegraveses eacuteristiques Leacutetude de thegraveses agrave ce point
subversives pour la science physique telles que celles de Parmeacutenide et de Meacutelissos en
Physique I (cest-agrave-dire des thegraveses chargeacutees dune haute valeur poleacutemique quAristote sait de
plus fausses puisque pour le savant les principes sont clairs par induction) est dun laquo inteacuterecirct
philosophique raquo justement parce qursquoune telle eacutetude provoque une reacuteaction et semble mettre
en branle la volonteacute de savoir qui est agrave la base de toute recherche scientifique Lἔνδοξον
vient semble-t-il laquo stimuler raquo le deacutesir de veacuteriteacute cest pourquoi Aristote semble-t-il expose
les opinions de ces preacutedeacutecesseurs il cherche agrave laquo recueillir ce qui est bien fondeacute raquo317 dans ces
opinions Et la dialectique qui sengage par la collecte des preacutemisses endoxales et raisonne agrave
partir delles a peut-ecirctre pour fonction de provoquer chez celui qui la pratique cette reacuteaction
qui vient mettre en marche le deacutesir de savoir Entre des eacutelegraveves dialecticiens qui cherchent agrave
reacutepondre agrave la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo et un professeur Aristote qui
reacuteagit notamment par le recours agrave lεὔλογος agrave des thegraveses ou des opinions admises entre
lactiviteacute proprement dialectique des Topiques soit ce jeu de socieacuteteacute qui souvre par la collecte
des ἔνδοξα et les doxographies des traiteacutes scientifiques dAristote lἔνδοξον semble avoir la
mecircme fonction provoquer une reacuteaction creacuteer le deacutesir de savoir
Quelle est la diffeacuterence entre lecirctre dexpeacuterience et lecirctre de science Nous lavons dit
lecirctre de science sait les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes Mais comment en
vient-il agrave rechercher ces principes causes ou eacuteleacutements si ce nest en reacuteaction agrave des opinions
ou des thegraveses qui provoquent chez lui le deacutesir de savoir Ce qui chez Aristote pouvait
apparaicirctre comme un laquo monde dapparence agrave sauver raquo selon lexpression de M Nussbaum ce
qui peut apparaicirctre aussi comme un argument dautoriteacute fonctionnant comme la sape de thegraveses
novatrices par le recours agrave un laquo ordre des choses raquo (lεὔλογος pour J M Le Blond) apparaicirct
encore une fois si nous contextualisons leacutecriture dAristote moins comme une laquo bride raquo
reacuteactionnaire agrave lrsquoinnovation scientifique que comme une veacuteritable provocation agrave la recherche
Les pythagoriciens soutiennent lrsquoheacuteliocentrisme laquo ils disent quau centre de lunivers il y a
du feu et que la terre eacutetant un astre produit par sa reacutevolution circulaire autour du centre le
jour et la nuit raquo 318 Et bien cherchons Tout se passe comme si Aristote usait de lἔνδοξον
pythagoricien pour provoquer le deacutesir de savoir si la terre tourne ou non autour du soleil si le
mouvement existe ou non Il nous exhorte ainsi agrave observer aussi bien ce que dautres
soutiennent que les pheacutenomegravenes sensibles pour connaicirctre les principes causes ou eacuteleacutements
des pheacutenomegravenes par nous-mecircmes La dialectique par lusage des ἔνδοξα par le
316 Physique I2 185a18-21317 De lacircme 403b23318 Du Ciel II13 293a21-23
105
deacuteveloppement de notre laquo capaciteacute danalyse et de critique raquo nest pas scientifique mais
veacuteritablement infra-scientifique Elle na rien agrave voir avec une recherche du vrai mais elle
motive une telle recherche La pratique de la dialectique fait le pont entre celui qui sait
dexpeacuterience que le soleil se legraveve agrave lEst et celui qui cherche les principes de la laquo fille du
matin raquo Car lἔνδοξον agrave linstar de la reacuteaction dAristote semble bien avoir pour fonction de
provoquer une reacuteaction chez celui qui en prend connaissance Quel est donc linteacuterecirct
philosophique dexaminer des thegraveses eacuteristiques dont les tenants ne parlent mecircme pas laquo la
mecircme langue raquo que le physicien Peut-ecirctre tout simplement parce que ces thegraveses ces ideacutees
paradoxales bien quadmises par certains vont provoquer chez Aristote mais aussi chez son
lecteur ou son auditoire une reacuteaction qui sans doute le motivera agrave chercher par lui-mecircme agrave
connaicirctre par soi-mecircme les causes des eacuteveacutenements
Cela rejoint le troisiegraveme inteacuterecirct du traiteacute des Topiques proposeacute par Aristote et que ce
dernier formule ainsi laquo lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en
argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en chaque
matiegravere le vrai du faux raquo319 Nous avons deacutejagrave mentionneacute comment E Berti interpregravete ce
laquo deacuteveloppement dune aporie raquo Mais quest-ce preacuteciseacutement qursquoecirctre capable de laquo deacutevelopper
une aporie raquo Le texte grec mentionne le verbe laquo διαπορῆσαι raquo en 101a35 que J Brunschwig
traduit par laquo ecirctre capable de deacutevelopper une aporie raquo mais qui signifie plus preacuteciseacutement laquo se
trouver dans le besoin raquo dans laquo lembarras raquo ou laquo lincertitude raquo ou encore laquo eacuteprouver un
doute agrave propos de quelque chose raquo320 Or de nombreux commentateurs ont insisteacute sur le
rapport entre le laquo deacuteveloppement dune aporie raquo et la dialectique Pour Christof Rapp laquo il est
clair quil y a une intime connexion entre la meacutethode dialectique et la formulation ou la
laquo manipulation raquo des aporiai raquo321 E Berti considegravere quant agrave lui le deacuteveloppement
diaporeacutetique comme le proceacutedeacute laquo normal raquo de la dialectique permettant de trouver les
principes des sciences322 Cependant Pierre Aubenque dans son article intituleacute laquo Sur la
notion aristoteacutelicienne daporie raquo propose avec Aristote de distinguer trois moments
laquo aporeacutetiques raquo
[hellip] laporie ou embarras initial ducirc agrave lheacutesitation entre plusieurs thegraveses possibles la
diaporie qui conformeacutement agrave leacutetymologie du mot semble deacutesigner une exploration
des diffeacuterentes voies qui soffrent agrave nous leuporie qui est expresseacutement deacutefinie
comme la solution des difficulteacutes anteacuterieures323
Il semble bien que le laquo deacuteveloppement daporie raquo dont parle Aristote en Topiques I 2319 101a34-36320 Le Grand Bailly p 485321 Christof Rapp Aporia and Dialectic Methode in Aristotle Traduction personnelle de laquo it is clear that there is
an intimate connection between the dialectical method and either the formulation or the handling ofaporiai raquo Ce brouillon (Draft) est disponible sur httpslmu-munichacademiaeduChristofRapp dans larubrique laquo Draft raquo Aucune publication ne semble avoir eacuteteacute produite de cet article p2
322 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30-31323 P Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo op cit p 4
106
corresponde au second temps de ce triptyque proposeacute par P Aubenque il sagit de
deacutevelopper dexplorer les solutions agrave un problegraveme embarrassant donc de provoquer ou de
nous maintenir un temps dans cet embarras Cependant laporie ou le deacuteveloppement de
laporie nest pas seulement un proceacutedeacute de recherche mais plus preacuteciseacutement laquo une situation
existentielle dans laquelle le philosophe se trouverait plongeacute raquo324 Selon P Aubenque ce sens
rejoint le sens socratique selon lequel laquo aporia aporein deacutesignaient lembarras de lacircme
deacutesempareacutee ou engourdie raquo325 Mais cest C Rapp qui a le plus insisteacute sur laporie comme un
laquo eacutetat psychologique de perplexiteacute raquo326 Laporie est un eacutetat difficile agrave supporter ndash elle
ressemble quelque peu agrave cette laquo eau profonde raquo dans laquelle est jeteacute Descartes au deacutebut de la
seconde Meacuteditation apregraves lexercice du doute Cependant sans deacutevelopper trop avant la
comparaison il semble quAristote considegravere ce passage par laporie par cet laquo eacutetat
psychologique de perplexiteacute raquo dembarras et de doute comme une neacutecessiteacute poseacutee avant la
recherche scientifique En effet au deacutebut du livre Β de la Meacutetaphysique livre dans lequel
Aristote expose justement toute une seacuterie dapories ce dernier pose laporie comme une
meacutethode et eacutecrit laquo Il est neacutecessaire en vue de la science rechercheacutee que nous abordions
dabord les sujets sur lesquels on doit dabord ecirctre en difficulteacute raquo327 Pourquoi ce passage par
un eacutetat difficile diaporeacutetique est-il consideacutereacute par Aristote comme neacutecessaire Quel peut bien
ecirctre linteacuterecirct decirctre plongeacute ou de plonger ses eacutelegraveves dans cet eacutetat de perplexiteacute Il semble que
lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique permette de comprendre lenjeu de cette neacutecessiteacute
En effet si le deacuteveloppement des apories selon les Topiques I2 fait partie du proceacutedeacute
dialectique et que la dialectique a une valeur peacutedagogique alors peut-ecirctre que laporie a pour
fonction tout comme lἔνδοξον mais diffeacuteremment de provoquer la recherche de leuporie le
troisiegraveme moment de laporie crsquoest-agrave-dire de stimuler le deacutesir de sortir de laporie de cet eacutetat
dembarras difficile en recherchant une solution Lindividu dans laporie est un ecirctre
laquo enchaicircneacute raquo et cest dailleurs justement selon Aristote le poids mecircme de ses chaicircnes qui
semble provoquer en lui le deacutesir de sen libeacuterer
Il est avantageux agrave qui veut trouver une issue de bien distinguer les difficulteacutes car
lissue ulteacuterieure est solution des difficulteacutes anteacuterieures or il nest pas possible de
trouver une solution quand on ignore ce qui enchaicircne mais cest la difficulteacute ougrave se
trouve la penseacutee sur la question qui le reacutevegravele328
Degraves lors laporie qui fait partie du processus dialectique est un veacuteritable moteur poseacute
comme neacutecessaire pour sortir delle-mecircme pour reacutesoudre les difficulteacutes
Partant si donc la dialectique commence par la collecte des ideacutees admises et quelle
324 Ibidem p 5325 Ibid326 Traduction personnelle de laquo psychological state of perplexity raquo C Rapp op cit p 31327 995a24-25328 995a27-31
107
provoque dabord cet eacutetat psychologique drsquoembarras duquel il faut sortir peut-ecirctre a-t-elle
cette faculteacute hors du commun de provoquer linteacuterecirct le goucirct de la recherche la curiositeacute ou
bien encore cet eacutetonnement neacutecessaire agrave la recherche du savoir Citons ce texte ceacutelegravebre de
Meacutetaphysique A dans lequel Aristote explique que leacutetonnement est au commencement de la
philosophie
Cest en effet par leacutetonnement que les humains maintenant aussi bien quau deacutebut
commencent agrave philosopher dabord en seacutetonnant de ce quil y avait deacutetrange dans les
choses banales puis quand il avanccedilaient peu agrave peu dans cette voie en sinterrogeant
aussi sur des sujets plus importants par exemple sur les changements de la lune sur
ceux du soleil et des constellations et sur la naissance du Tout329
Lecirctre de lexpeacuterience connaicirct en effet dexpeacuterience la reacutevolution du char dApollon autour de
la Terre Mais il ne seacutetonne pas de son ignorance des principes reacuteels de ce pheacutenomegravene Cest
semble-t-il en apprenant que des laquo savants dItalie raquo330 nommeacutes pythagoriciens posent que ce
nest pas le soleil qui tourne autour de la Terre mais bien linverse puis par lexpeacuterience de cet
embarras provoqueacute par la connaissance de thegraveses antinomiques quil faut explorer que lecirctre
dexpeacuterience comprend son ignorance des principes et des causes des pheacutenomegravenes il
seacutetonne decirctre incapable de rendre compte dun pheacutenomegravene que la mythologie expliquait agrave sa
place il comprend le poids des chaicircne de laporie et comprend donc aussi quil ignore le
pourquoi de la reacutevolution du soleil autour de la Terre Or puisque selon Meacutetaphysique A
lecirctre humain est animeacute du deacutesir de savoir face agrave la compreacutehension de son ignorance devant
les thegraveses dillustres preacutedeacutecesseurs ou dopinions admises sur un sujet face agrave leacutetat
insupportable dans lequel il est plongeacute devant la contradiction de certaines de ces thegraveses
lecirctre dexpeacuterience cherche agrave connaicirctre Or la dialectique est justement cet instrument de
critique et de mise agrave disposition dopinions divergentes cet instrument laquo deacuteveloppant des
apories raquo nous placcedilant dans lembarras sur certains sujets permettant dune part de seacutetonner
de notre ignorance et deuxiegravemement de laquo lancer raquo la recherche scientifique Encore une fois
la dialectique qui met agrave notre disposition des ideacutees admises sur un sujet et nous plonge dans
un certain embarras nest pas scientifique mais preacute-scientifique
Le souci peacutedagogique dAristote est preacutesent degraves lincipit de Physique I1 En effet
apregraves avoir reformuleacute la meacutethode empirico-analytique Aristote ne donne pas un mais bien
deux exemples illustrant le laquo chemin naturel raquo qui va de ce qui est plus clair et mieux connu
pour nous agrave ce qui est plus clair et mieux connu par nature
Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par
rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute [τὸν λόγον ὅλον] quils
329 982b13-17330 Selon Aristote dans le De Caelo 293a20
108
signifient et de maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition
divise en ses composantes particuliegraveres Et les enfants supposent dabord que tous les
hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres mais ensuite ils opegraverent des
distinctions dans chacun des deux groupes [Καὶ τὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον
προσαγορεύει πάντας τοὺς ἄνδρας πατέρας καὶ μητέρας τὰς γυναῖκας ὕστερον δὲ
διορίζει τούτων ἑκάτερον]331
Nous avons deacutejagrave mentionneacute limportance que pouvait avoir le premier exemple celui du
cercle apregraves les eacutetudes de G E L Owen sur la dialectique et la lumiegravere faite sur limportance
de la structure linguistique dans la meacutethode dAristote Mais nest-il pas eacutetonnant de constater
la preacutesence de lenfance dans lincipit des eacutecrits de Physique Preacutesence encore plus
inattendue si lon considegravere que ce chapitre inaugural de la Physique est un rappel de la
meacutethode en science exposeacutee dans les Seconds analytiques Pourtant cet exemple na guegravere
reacutesonneacute dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes sinon seulement comme ce quil est en apparence
cest-agrave-dire un simple exemple Pour Thomas dAquin cet exemple na dautre fonction que
celle deacutetayer le propos du chapitre 1 laquo Et pareillement selon lacircge lenfant perccediloit un
homme avant de discerner Platon qui est son pegravere raquo332 Exactement de la mecircme maniegravere mais
cependant bien plus tard Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dit de cette comparaison quelle est
particuliegraverement claire pour comprendre laquo ce que lauteur a voulu dire un peu plus haut par la
totaliteacute que donne dabord la sensation raquo333 Enfin H Bonitz ne fait mecircme pas mention de ce
syntagme (τὰ παιδία) en Physique dans les entreacutees παicircς ou παιδία de son Index334 Tout se
passe comme si la preacutesence de lenfance passait sur cet incipit des eacutecrits de Physique comme
un eacutepipheacutenomegravene sans laisser la moindre trace sans avoir dimportance notoire comme une
mineure du texte Pourtant en y regardant dun peu plus pregraves cet exemple sa fonction et sa
place dans le corpus sont reacuteveacutelateurs dune part du souci peacutedagogique dAristote et dautre
part du lien agrave eacutetablir entre laquo les enfants qui font dabord [πρῶτον] des distinctions raquo et
lactiviteacute dialectique telle quelle nous est preacutesenteacutee dans les Topiques
La place de ces exemples et donc la preacutesence de lenfance dans cet incipit des eacutecrits de
Physique prennent une valeur singuliegravere si on les replace dans lentreprise geacuteneacuterale dAristote
mise en lumiegravere par un texte tel que les Meacuteteacuteorologiques I1 puisque ce dernier dresse le bilan
et propose le programme agrave venir de laquo toute lentreprise qui est [celle dAristote] depuis le
deacutebut raquo335 Physique I est le livre inaugural de la Physique mais aussi de toutes les eacutetudes
331 Physique I 1 184b10-14332 Thomas dAquin Physiques dAristote Leccedilon I11 trad Guy Franccedilois Delaporte lHarmattan Paris 2008 p
68333 Aristote Physique Trad B Saint-Hilaire t1 Librairie philosophique de Ladrange Paris 1862 note 6 p
432334 Op cit p 558335 Meacuteteacuteorologiques I1 339a9 Notons dailleurs que Jocelyn Groisard dans sa note 1 p97 pose que ce
chapitre 1 des Meacuteteacuteorologiques laquo embrasse lensemble du corpus physique raquo et quil correspond laquo agrave une miseau point de professeur au moment daborder un nouveau domaine deacutetude raquo
109
physiques dAristote au moins jusquagrave la Meacutetaphysique Reacuteinscrire ce chapitre inaugural de
Physique I1 dans son contexte bien plus large celui decirctre une ouverture aux traiteacutes
scientifiques et philosophiques en geacuteneacuteral dAristote permet donc de comprendre comment le
corpus creacutee une sorte de laquo caisse de reacutesonance raquo autour de ces deux exemples leur offrant
une porteacutee et une importance consideacuterables Si comme le laisse entendre ce texte des
Meacuteteacuteorologiques I1 le corpus des travaux dAristote est organiseacute consciemment par ce
dernier alors la preacutesence de lenfance dans lincipit de laquo toute lentreprise raquo dAristote nest
pas un hasard et sa valeur semble bien deacuteborder ou du moins prend une reacutesonance
diffeacuterente de celle dun simple exemple
Les deux exemples de cette fin de chapitre fonctionnent de concorde car ils sont
eacutecrits laquo en parallegravele raquo Cependant ils ont des diffeacuterences notoires et si nous les consideacuterons
comme eacutecrits laquo en parallegravele raquo cest pour ne pas avoir agrave les qualifier laquo danalogiques raquo
puisque lanalogie entre le cercle et sa deacutefinition et le rapport du pegravere et de la megravere agrave lhomme
et agrave la femme dans lesprit de lenfant semble difficile agrave soutenir Le premier exemple est donc
laquo linguistique raquo Aristote explique que le mot laquo cercle raquo signifie dabord un laquo certain
ensemble confus raquo deacuteleacutements que sa deacutefinition vient distinguer pour en preacuteciser le sens et le
rendre clair Un laquo cercle raquo cest dabord avant toute chose un mot flou Or la deacutefinition de ce
mot permet de lui confeacuterer un sens preacutecis Ici cercle une ligne composeacutee de points dont
chacun est agrave eacutegale distance du centre La confusion que le mot cercle pouvait renfermer a
priori est rendue caduque a posteriori par sa deacutefinition qui en distingue les divers eacuteleacutements
(ligne points centre etc) et par le principe ordonnateur (leacutequidistance du centre) Lexemple
mentionnant lenfance est leacutegegraverement plus complexe que ce que Thomas dAquin ou B Saint-
Hilaire ont pu penser Car ce second exemple bien quil soit construit comme un parallegravele au
premier se charge dun certain aspect laquo psychologique raquo au sens ougrave ce que cet exemple
permet de mettre en avant cest le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles depuis
lenfance agrave linstar de ce passage de lerreur premiegravere dans laquelle sont les enfants agrave une
compreacutehension plus preacutecise et moins erroneacutee du monde
laquo Tὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον προσαγορεύει raquo Ici le verbe προσαγορεύω peut prendre
plusieurs sens les enfants laquo appellent raquo (selon B Saint-Hilaire) laquo nomment raquo ou encore
laquo supposent raquo (selon P Pellegrin) Mais le sens selon nous le plus signifiant ici est celui
laquo dattribuer raquo les enfants attribuent dabord agrave tous les hommes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo
de pegravere et agrave toutes les femmes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo de megravere336 Il ne sagit donc pas
simplement de nommer ou dappeler mais dattribuer une qualiteacute ou un sens preacutecis et surtout
de sattacher dans un premier temps agrave cette attribution en lrsquooccurrence le sens le plus
immeacutediat pour un enfant celui de pegravere et de megravere attribueacutes aux hommes et aux femmes Nous
336 Ce sens est en effet permis par le Grand Bailly p 1653 3
110
pourrions mecircme aller un peu plus loin en disant que les enfants croient dabord que tous les
hommes sont des pegraveres etc et quils sont donc dans un rapport immeacutediat mais cependant
erroneacute au monde Et cest preacuteciseacutement dans cet laquo attachement raquo agrave une opinion premiegravere que se
fait la seacuteparation entre le premier et le second exemple de Physique I1 car dans
lappreacutehension premiegravere que nous pouvons avoir de cet laquo ensemble confus raquo quest le mot
cercle Aristote ninsiste pas sur lattribution dun premier sens agrave ce mot Cercle ne signifie
rien de preacutecis sinon une laquo certaine totaliteacute raquo τὸν λόγον ὅλον337 Ce nest que dans le second
exemple quAristote insiste sur cette attribution dun sens preacutecis premier sur cet attachement
laquo psychologique raquo de lenfant agrave une croyance premiegravere mais erroneacutee
Puis les enfants comprennent que seulement certains hommes et certaines femmes
sont des parents et que seul un individu est leur pegravere et un autre leur megravere Mais comment
srsquoopegravere cette compreacutehension La fin de la phrase est inteacuteressante laquo ὕστερον δὲ διορίζει
τούτων ἑκάτερον raquo338 laquo ὕστερον raquo a ici son sens temporel signifiant que quelque chose se
fait apregraves plus tard quil y a un passage de quelque chose agrave quelque chose dautre Ce nest
quapregraves que les enfants laquo διορίζει raquo quils seacuteparent distinguent mais aussi interrompent cet
laquo attachement raquo agrave leur croyance premiegravere ce nest que plus tard quils deacutefinissent quils
deacuteterminent et quils ordonnent laquo τούτων ἑκάτερον raquo339 crsquoest-agrave-dire quils laquo opegraverent des
distinctions dans chacun des deux groupes raquo selon la traduction de P Pellegrin Les enfants
distinguent en effet apregraves plus tard que toutes les femmes ne sont pas des megraveres etc
Il y a donc dans cette exemple deux moments que le mot laquo ὕστερον raquo permet de
distinguer le premier celui de lattribution immeacutediate dune qualiteacute agrave un ecirctre (pegravere et megravere
attribueacutes agrave homme et femme) puis celui de la distinction entre dune part ce qui relegraveve de la
parentaliteacute et dautre part ce qui relegraveve du sexe Mais ce passage du moment de lerreur agrave
celui dune compreacutehension plus preacutecise peut aussi se comprendre comme un passage dun eacutetat
agrave un autre peut-ecirctre celui de la perception agrave celui de lexpeacuterience Et si le second exemple
de Physique I1 peut se comprendre comme plus laquo psychologique raquo que le premier cest sans
doute parce quil met en scegravene un changement deacutetat intellectuel ou psychologique chez
lenfant Cependant Aristote est singuliegraverement flou sur ce qui permet de passer du premier
moment ou du premier eacutetat au second Ce nest quapregraves que les enfants distinguent Mais
apregraves quoi Quelle est linstance quel est laquo le gond raquo permettant aux enfants de passer de
lerreur pueacuterile attribuant agrave tous les hommes la qualiteacute de pegravere et agrave toutes les femmes celle de
megravere agrave leacutetat et au moment de la distinction seacuterieuse et de la compreacutehension veacuteritable Et
deuxiegravemement ce passage se fait-il naturellement ou bien doit-il ecirctre provoqueacute
Cette structure duelle de lexemple des enfants mettant en preacutesence deux moments
337 Physique I1 184b10-11338 184b14339 Autant de sens compris dans le verbe διορίζω selon le Grand Bailly p 517
111
preacutecis articuleacutes autour dune division dune distinction est parallegravele aux deux moments de
lexemple du cercle et ainsi agrave la structure geacuteneacuterale elle-mecircme laquo duelle raquo des deux moments
de la meacutethode scientifique selon Aristote Le moment durant lequel laquo ce qui est dabord
eacutevident et clair pour nous ce sont les ensembles confus raquo340 est le moment ougrave le mot cercle ne
signifie laquo quune certaine totaliteacute raquo341 et celui ougrave les enfants appellent laquo pegravere raquo et laquo megravere raquo
tous les hommes et toutes les femmes Ensuite le moment ougrave agrave partir de ces ensembles
confus deviennent connus (laquo ὕστερον δἐκ τούτων γίγνεται γνώριμα raquo)342 pour qui les divise
laquo διαρούσι ταύτα raquo343 leurs eacuteleacutements et leurs principes laquo τὰ σοιχεicircα καὶ αἱ ἀρκαὶ raquo344 est
parallegravele au moment ougrave la deacutefinition du mot cercle permet dattribuer agrave ce mot un sens preacutecis
et parallegravele aussi au moment ougrave les enfants comprennent les diffeacuterences entre pegravere et megravere et
hommes et femmes Bref il y a un paralleacutelisme pour ne pas dire une analogie entre la
meacutethode geacuteneacuterale pour connaicirctre scientifiquement la nature et les exemples du cercle et des
enfants Deux moments et deux eacutetats se distinguent clairement celui dune ignorance
premiegravere et celui dune compreacutehension plus preacutecise deux moments et deux eacutetats qui se
structurent autour dune division dune distinction
Cependant si nous comprenons que lerreur fait partie de notre nature et que notre
intellect est face agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris face agrave la lumiegravere du jour
selon Meacutetaphysique α comment alors le passage dun moment agrave lautre ndash de celui de lerreur
de lenfance parallegravele agrave leacutevidence des ensembles confus au moment de la distinction lui-
mecircme parallegravele agrave la division de ces ensembles en eacuteleacutements et en principes ndash peut-il se faire
Il semble bien que ce passage doive ecirctre provoqueacute Or la dialectique nest-elle pas justement
lactiviteacute humaine universelle permettant par un certain travail par une pratique le passage
du premier temps au second en ce quelle permet de donner laquo aux enfants raquo ou plutocirct aux
eacutelegraveves dialecticiens les instruments pour laquo διορίζω raquo pour diviser distinguer deacutetacher et se
deacutetacher deacutefinir deacuteterminer et ordonner les principes ou eacuteleacutements des ensembles confus
En effet selon la traduction de J Brunschwig les instruments donneacutes par Aristote agrave
partir de Topiques I13 ne sont pas des instruments de la seule topique mais bien des
laquo instruments dialectiques raquo345 Ces laquo ὄργανα raquo346 font partie inteacutegrante de la dialectique et
sont au nombre de quatre
Le premier consiste agrave poser des preacutemisses le second agrave savoir dissocier [διελεicircν
infinitif aoriste 2 de διαιρέω-ῶ] les divers sens dun terme le troisiegraveme agrave deacutecouvrir les
diffeacuterences [τὰς διαφορὰς εὑρεicircν] le quatriegraveme agrave la perception des similitudes [ἡ τού
340 Physique I1 184a21-22341 184b10-11342 184a22343 184a23344 184a22-23345 Aristote Topiques trad J Brunschwig p18346 Topiques 105a21
112
ὁμοίου σκέψις]347
Le premier instrument de la dialectique est donc la collecte des preacutemisses et Aristote
reconfirme dans le chapitre suivant Topiques I14 consacreacute agrave cette collecte que ces
preacutemisses sont les ideacutees endoxales et que la collecte des preacutemisses est finalement la collecte
des ἔνδοξα Le premier instrument de la dialectique consiste donc agrave rendre disponible une
certaine laquo culture geacuteneacuterale raquo au dialecticien Or nous avons deacutejagrave mentionneacute comment
lἔνδοξον pouvait du simple fait dexister et decirctre appris provoquer le deacutesir de comprendre
Le deuxiegraveme instrument consiste agrave laquo diviser raquo agrave distinguer διαιρέω-ῶ348 les diffeacuterents sens
des termes ainsi que dessayer dexpliquer les raisons de cette diversiteacute signifiante349
laquo Cercle raquo peut se dire par exemple dune figure geacuteomeacutetrique mais aussi dun raisonnement
Aristote use dailleurs beaucoup de cette division des sens des termes dans ses traiteacutes
(Meacutetaphysique Δ en est un exemple) et insiste consideacuterablement en Topiques I15 sur les
diffeacuterentes maniegraveres de comprendre et de distinguer les sens des termes Ce deuxiegraveme
instrument laquo sert agrave clarifier le deacutebat raquo eacutecrit Aristote et agrave laquo sassurer que les raisonnements
porteront sur les choses mecircmes et non sur les mots raquo350 Lenjeu de cet instrument qui consiste
en la division des sens des mots est donc preacuteparatoire il permet de diriger le propos non sur
les mots mais bien sur le problegraveme Cet instrument guide le deacutebat
Le troisiegraveme instrument de la dialectique est particuliegraverement inteacuteressant agrave questionner
car il permet de comprendre plus preacuteciseacutement lexemple de lenfance en Physique I1 J
Brunschwig traduit laquo Τὰς δὲ διαφορὰς raquo en Topiques I16351 par laquo Touchant la mise en
lumiegravere des diffeacuterences raquo afin de rendre ici le geacutenitif pluriel Certes le sens de laquo ἡ διαφορά raquo
peut en effet ecirctre celui de laquo diffeacuterence raquo Cependant au regard de la suite du texte il semble
que les διαφοραί ont ici un autre sens En effet Aristote preacutecise que ce troisiegraveme instrument
de la dialectique consiste agrave
[hellip] instituer des comparaisons aussi bien agrave linteacuterieur mecircme des genres [ἐν αὐτοicircς τε
τοicircς γένεσι] (on se demandera par exemple quelle diffeacuterence il y a entre justice et
courage entre sagesse et tempeacuterance toutes choses qui appartiennent effectivement au
mecircme genre) quen passant dun genre agrave un autre sils ne sont pas trop eacuteloigneacutes [hellip]352
La seule preacutesence du champ lexical du laquo genre raquo semble induire le sens mecircme de laquo ἡ
διαφορά raquo qui degraves lors peut signifier moins laquo diffeacuterence raquo que laquo varieacuteteacute raquo ou encore
laquo espegravece raquo353 Au sein dun mecircme laquo genre raquo de connaissance ou bien entre des genres
proches ce troisiegraveme instrument de la dialectique distingue des laquo espegraveces raquo des laquo varieacuteteacutes raquo
347 105a22-25348 Le Grand Bailly p 470349 Topiques I15350 I18 108a18-21351 107b40352 107b40-108a6353 Sens permis par Le Grand Bailly p 497
113
des diffeacuterences De la mecircme maniegravere que au sein du genre humain constitueacute dhommes et de
femmes les enfants en Physique I1 distinguent apregraves avoir pratiqueacute une certaine forme
minimale de dialectique certaines laquo varieacuteteacutes raquo dhommes et de femmes (les pegraveres et les
megraveres) et plus preacuteciseacutement des individus diffeacuterents dont un seul est leur pegravere et un seul autre
leur megravere Il semble bien que ce soit apregraves une telle laquo deacutecouverte des diffeacuterences raquo ou des
laquo varieacuteteacutes raquo que les enfants de Physique I1 sortent de leur eacutetat dignorance et de confusion
liminaire
Ce troisiegraveme instrument de la dialectique qui rappelons-le est une activiteacute pratiqueacutee
avec plus ou moins de meacutethode par tous les ecirctres humains semble bien permettre de sortir
dune compreacutehension primaire et erroneacutee du monde En effet Aristote explique en Topiques
I 18 que la laquo deacutecouverte des diffeacuterences est utile pour faire des raisonnements sur des
questions didentiteacute et de diffeacuterence et pour faire connaicirctre lessence des choses [καὶ πρὸς τὸ
γνωρίζειν τί ἐστιν ἔκαστον] raquo354 car laquo nous utilisons couramment les diffeacuterences
caracteacuteristiques dune chose pour isoler ce qui est la formule propre de son essence raquo355 Dans
la vie de tous les jours nous utilisons cet instrument de la dialectique consistant agrave percevoir
les laquo diffeacuterences raquo ou les laquo varieacuteteacutes raquo des choses pour en isoler le propre et lessence Et avec
ce troisiegraveme instrument Aristote reacuteussit agrave faire de la dialectique une activiteacute que tout ecirctre
humain pratique plus ou moins bien une meacutethode pour progresser vers le savoir de lessence
Cest en pratiquant la dialectique et gracircce aux instruments de celle-ci que nous sommes
capables de sortir de notre premier eacutetat de confusion ou de croyance au monde agrave linstar des
enfants de Physique I1 crsquoest-agrave-dire de progresser vers un savoir de lessence
Cependant la dialectique ne fournit pas au dialecticien quun outil de division de
distinction En effet le quatriegraveme instrument de la dialectique consiste en la laquo perception raquo ou
en lobservation des laquo similitudes raquo Il est le verso de la deacutecouverte des diffeacuterences Certes le
dialecticien est apte agrave deacutecouvrir des diffeacuterences des laquo varieacuteteacutes raquo des laquo espegraveces raquo au sein dun
mecircme genre ou entre les genres mais il est aussi capable de percevoir des similitudes dans les
genres et entre des genres diffeacuterents laquo ἐν ἑτέροις γένεσιν raquo preacutecise Aristote356 Cette
perception des similitudes laquo intra raquo ou laquo extra-geacuteneacuterique raquo se fait selon la formule laquo ce que
lun est dans une chose lautre lest dans autre chose [hellip] raquo357 Cette perception des
similitudes est donc finalement le travail de lanalogie (Y est agrave Z ce que A est agrave B par
exemple) Travail auquel il faut srsquoentraicircner laquo γυμνάζεσθαι δεicirc raquo358 selon Aristote car la
perception des similitudes a une triple utiliteacute
En effet selon les Topiques I18 cette perception des similitudes est utile dune part
354 108a38-108b1 nous soulignons355 108b4-6356 Topiques I17 108a7-8357 108a10358 108a13
114
laquo pour faire des raisonnements hypotheacutetiques raquo [τοὺς ἐξ ὑποθέσεως συλλογισμοὺς]359 cest-
agrave-dire pour proposer des deacutemonstrations qui admettent laquo sur plusieurs cas semblables que ce
qui vaut pour lun vaut pour lautre raquo360 Il est donc possible pour reacutepondre agrave un problegraveme sur
un sujet donneacute daller chercher un argument en exposant un cas similaire car laquo de fait ayant
poseacute par hypothegravese que ce qui valait pour tel ou tel cas valait aussi du cas agrave leacutetude notre
deacutemonstration se trouve effectueacutee raquo361 Lobservation des similitudes est eacutegalement utile
drsquoautre part pour laquo reacutepondre aux questions de deacutefinition raquo362 En effet laquo une fois en mesure
dapercevoir ce quil y a didentique dans chacun des cas dun ensemble nous naurons plus
dembarras pour deacuteterminer dans quel genre il faut placer ce que nous voulons deacutefinir raquo363
Mais lobservation des similitudes est aussi et peut-ecirctre surtout utile car elle nous permet de
faire τοὺς ἐπακτικοὺς λόγους cest-agrave-dire laquo des raisonnements par induction raquo364 En effet
laquo cest par la production de cas individuels preacutesentant une similitude que nous nous sentons
autoriseacutes agrave induire luniversel de fait il nest pas facile de faire une induction [ἐπάγειν365]
sans connaicirctre les cas semblables raquo366 Par la perception des similitudes qui est un instrument
de la dialectique nous nous rendons capable dinduire un universel (τὸ καθόλου367)
Premiegraverement ce καθόλου des Topiques I18 permis par le quatriegraveme instrument de la
dialectique est ce qui laquo est plus clair et mieux connu par nature raquo selon Physique I1 soit le
principe la cause ou leacuteleacutement de pheacutenomegravenes perccedilus agrave de nombreuses reprises et que seule la
perception des similitudes permet dinduire laquo dἐπάγειν raquo Deuxiegravemement si la dialectique
entre en collusion avec la science ce nest pas tant parce quelle fonde les principes des
sciences que parce quelle nous ouvre la possibiliteacute de faire des inductions G E L Owen
consideacuterait la dualiteacute signifiante de linduction comme si linduction physique et linduction
dialectique pouvaient toutes deux trouver les principes des sciences
Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune des deux meacutethodes cardinales de la
dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que telle elle doit commencer par les
ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plupart des hommes ou des sages (Top
I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les
principes des sciences (Top I2 101a36b4)368
Cependant la dialectique semble plus veacuteritablement permettre linduction que trouver les
359 Topiques I 18 108b8360 108b13-14361 108b17-19362 108b9363 108b19-22364 108b7-8 traduction de J Brunschwig modifieacutee365 108b11366 108b10-12367 108b10-11368 G E L Owen op cit traduction personnelle laquo Yet Έπαγογή is named as one of the two cardinal
methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as such must begin from the ἔνδοξα what is acceptedby all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) and in this form too it can be used to find theprinciples of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87
115
principes des sciences par cette derniegravere La dialectique nous rend aptes par la perception des
similitudes agrave faire des inductions donc agrave rechercher les principes des sciences et notamment
agrave sortir de cette eacutetat psychologique de perplexiteacute quest laporie La dialectique nous plonge
donc dans laporie et nous donne en mecircme temps les instruments pour en sortir
En effet quand Aristote propose la solution de la premiegravere aporie du De Caelo II 12
nest-ce pas justement cette perception des similitudes cette analogie entre les astres et les
vivants du sublunaire qui lui permet dinduire le principe mecircme du mouvement des astres
lacircme Nous pourrions croire agrave linstar de R Bolton quAristote use ici de la dialectique
pour donner une solution laquo temporaire raquo agrave un problegraveme donneacute Cependant peu importe le
statut eacutepisteacutemologique de cette reacuteponse proposeacutee par Aristote Car au vu et au su de tout ce
que nous avons dit de la dialectique et de lhypothegravese de sa valeur peacutedagogique Aristote use
ici de dialectique comme pour mettre en pratique son souci peacutedagogique dune part parce
quil sadresse agrave un public deacutelegraveve et dautre part parce quil use des instruments de la
dialectique et de lobservation des pheacutenomegravenes pour sortir de cette eacutetat embarrassant dans
lequel il est plongeacute et avec lui ses eacutelegraveves Ce quAristote met en pratique ici cest la
mouvement de sortie de laporie Ce qui sexprime dans ce chapitre du De Caelo II 12 cest le
deacutesir de savoir Certes A Falcon et M leunissen nous mettent en garde sur cette analogie en
insistant sur le fait que dans ce passage Aristote propose de faire comme si les astres et les
vivants avaient lacircme en partage369 Cependant cest bien cette perception des similitudes
entre le vivant et laquo lastral raquo donc par la mise en œuvre dans le traiteacute astronomique dun
instrument propre de la dialectique quAristote peut proposer une solution agrave cette laquo aporie raquo
Pourquoi les astres ne se meuvent-ils pas de maniegravere ordonneacutee agrave la translation premiegravere
Pourquoi leur mouvement ne suit-il pas une logique claire Pourquoi le soleil et la lune sont-
ils laquo mus de mouvements moins nombreux que les astres errants raquo370 Parce que
Nous raisonnons sur les astres comme sil sagissait uniquement de corps et de
monades ordonneacutees sans doute mais tout agrave fait deacutepourvues dacircme Or il faut se mettre
dans lesprit quils ont en partage laction et la vie Vus sous cet angle les faits constateacutes
cesseront de paraicirctre illogiques371
Ce nest pas la dialectique qui fait linduction ici mais cest le quatriegraveme instrument de cette
meacutethode qui rend Aristote capable de proposer une solution agrave une aporie une induction soit
linstrument mecircme de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique Cest en
observant les pheacutenomegravenes sensibles ici les astres et les vivants tout en usant du quatriegraveme
instrument de la dialectique quest lobservation des similitudes crsquoest donc par lutilisation a
369 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo inTheory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 pp217-240 370 De Caelo 291b35-292a1371 De Caelo 292a18-22
116
la fois de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode dialectique quAristote peut
induire le principe de mouvement des astres laquo qui est du mecircme genre que celui des animaux
et des plantes raquo372 lacircme
Nonobstant la conclusion mecircme dAristote celle proposant de consideacuterer les astres
comme animeacutes par la vie ne devient-elle pas elle-mecircme pour le public deacutelegraveve agrave qui est
destineacute son corpus un ἔνδοξον ἔνδοξον qui a son tour pourrait venir provoquer le deacutesir de
savoir chez son public Le quatriegraveme instrument de la dialectique semble bien nous laquo mettre
sur la voie raquo de linduction nous laquo montrer le chemin raquo de lἐπαγωγή de la laquo meacutethode raquo pour
induire des principes geacuteneacuteraux en science agrave partir de faits particuliers Degraves lors pour pouvoir
induire [ἐπάγειν] des principes et donc proceacuteder agrave lactiviteacute scientifique proprement dite il
faut ecirctre rompu agrave lactiviteacute dialectique qui nous en donne les moyens Ainsi la dialectique
bien quayant une valeur peacutedagogique ne regimbe absolument pas agrave endosser une valeur
aussi eacutepisteacutemologique sans pour autant que celle-ci soit premiegravere Il semble mecircme que la
dialectique gracircce agrave ce quatriegraveme instrument tendent agrave rentrer dans le processus proprement
scientifique Sil est difficile deacutetablir une stricte distinction entre ce qui relegraveve de la
dialectique et ce qui relegraveve de la meacutethode empirico-analytique si les limites entre science et
dialectique entre la meacutethode proprement eacutepisteacutemologique et la meacutethode dialectique sont si
teacutenues peut-ecirctre est-ce parce quen leacutetat du texte aristoteacutelicien tel quil nous ait parvenu
dialectique et meacutethode empirico-analytique tendent agrave se confondre Cependant lhypothegravese
dune valeur peacutedagogique de la dialectique offre une perspective nouvelle dans le deacutebat
contemporain sur la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien
372 De Caelo 292b1-2
117
Ce serait manquer de probiteacute que de vouloir conclure agrave ce stade dun travail qui se
veut surtout ouverture Le deacutebat contemporain agrave propos de la contradiction meacutethodologique
du corpus aristoteacutelicien a eu pour effet de stimuler la recherche de creacuteer un inteacuterecirct nouveau
pour les eacutetudes aristoteacuteliciennes et notamment pour le traiteacute des Topiques et pour la
dialectique Apregraves les eacutetudes de G E L Owen de P Aubenque dE Berti de M Nussbaum
de R Bolton et du dialectic turn de la seconde moitieacute du XXe siegravecle nous ne pouvons plus
ecirctre sourds aux problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus ni agrave lutilisation effective de la
dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Or agrave travers ce deacutebat
contemporain nous avons tenteacutes douvrir une troisiegraveme voie entre deux perspectives bien
rigides lune consideacuterant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de la meacutethode
scientifique lautre comprenant la dialectique comme laquo le candidat ideacuteal raquo pour reacutepondre de
la pratique reacuteel dAristote en science
Notre eacutetude sest attacheacutee surtout agrave proposer un autre point de vue en essayant de
deacuteterminer la valeur de la dialectique en science pour Aristote Ainsi puisque la dialectique
peut difficilement avoir une valeur seulement eacutepisteacutemologique incontestable en elle-mecircme
puisquil est difficile de faire de cette activiteacute la meacutethode effective du Stagirite pour eacutetablir les
principes des sciences nous nous sommes proposeacutes de la consideacuterer comme ayant une valeur
peacutedagogique pour le maicirctre de laquo ceux qui savent raquo Il y a en effet de multiples indices qui
laissent entendre une telle valeur mais le principal est sans doute le contexte deacutecriture
dAristote Pourquoi le Stagirite napplique pas stricto sensu dans ses traiteacutes scientifiques et
philosophiques la theacuteorie scientifique deacuteveloppeacutee dans les Analytiques Peut-ecirctre parce
quAristote est avant tout un professeur et que son eacutecriture elle-mecircme est influenceacutee par un
souci peacutedagogique que seule la dialectique semble agrave ses yeux pouvoir prendre en charge
Cette activiteacute partageacutee par tous les ecirctres humains en tant que tous posent et se posent des
questions critiquent mettent agrave leacutepreuve mais quil faut cependant pratiquer avec meacutethode
pour acceacuteder agrave leacutetat de savant est utiliseacutee par le Philosophe pour accompagner son lecteur-
eacutelegraveve sur le chemin du savoir Car cest seulement par une pratique assidue et meacutethodique par
un veacuteritable travail sur soi par le deacuteveloppement dune culture geacuteneacuterale encyclopeacutedique et
dun esprit critique que lapprenti savant peut se reacutealiser savant
Peut-ecirctre la dialectique est-elle pour Aristote la meilleure meacutethode pour conduire ses
eacutelegraveves sur le chemin de la connaissance scientifique pour les faire progresser dun eacutetat de
savoir agrave un autre pour les amener agrave actualiser cette potentialiteacute proprement humaine quest la
connaissance des causes en proposant un laquo stimulus eacutepisteacutemologique raquo cest-agrave-dire en
provoquant en eux le deacutesir de savoir par la mention et leacutetude des laquo ideacutees admises raquo ainsi
quen leur offrant les outils les instruments pour mener agrave bien leurs recherches des causes
principes ou eacuteleacutements A Koyreacute avait particuliegraverement bien pressenti cet aspect peacutedagogique
118
de leacutecriture dAristote en insistant sur ce quil nomme laquo la forme scolaire raquo373 des eacutecrits du
Stagirite Mais A Koyreacute ne rend pas compte dans son article de 1944 du rapport entre cette
forme et la meacutethode dialectique quAristote pratique dans ses eacutecrits scientifiques et qui
semble avoir donneacute naissance agrave une telle forme Or si comme le preacutetend le commentateur la
penseacutee est conccedilue par le Stagirite sur le modegravele laquo dune leccedilon raquo374 mettant en preacutesence un
intellect agent et un intellect patient alors il semble que lossature mecircme de cette leccedilon soit
constitueacutee au moins en partie par la meacutethode dialectique Ainsi pouvons-nous nous risquer agrave
dire que la pratique meacutethodique de la dialectique constitue sinon en totaliteacute du moins en
eacutebauche lintellect agent celui qui enseigne et celui qui donne conduisant leacutelegraveve ignorant
sur le chemin du savoir
373 A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 p 30374 Ibidem p 47
119
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Paris 1992
ndash Aristote Meacutetaphysique trad Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin GF Flammarion
Paris 2008
ndash Aristote Meacuteteacuteorologiques trad Jocelyn Groisard GF Flammarion Paris 2008
ndash Aristote Parties des animaux trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2011
ndash Aristote Politiques trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 1990
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ndash Aristote Premiers analytiques trad Michel Crubellier GF Flammarion Paris 2014
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2011
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ndash Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres
Paris 1967
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ndash Aristote Reacutefutations Sophistiques trad Myriam Hecquet GF Flammarion Paris 2015
ndash Dante Divine comeacutedie trad Jacqueline Risset GF Flammarion Paris 2010
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Kevin Gobert
Aristote peacutedagogueEssai sur la dialectique
aristoteacutelicienne
UFR 10 ndash PhilosophieMeacutemoire de Master 2
Mention PhilosophieSpeacutecialiteacute Histoire de la Philosophie
Directeur de lUFR de Philosophie M Laurent Jaffro
Directrice du meacutemoire Mme Cristina Cerami
Dip
locircm
e natio
nal d
e maste r A
nneacutee u
niv
ersit aire
2015
-2016
Dip
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nneacutee u
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ersit aire
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-2016
Reacutesumeacute
Dans ce travail nous essayons de proposer une reacuteponse au deacutebat contemporain des
commentateurs agrave propos de la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien
Pourquoi Aristote napplique-t-il pas strictement dans ses traiteacutes scientifiques et
philosophiques la theacuteorie et la meacutethode scientifique quil expose pourtant dans les
Analytiques Leacuteleacutement de reacuteponse que nous essayons dapporter agrave cette question consiste agrave
affirmer quAristote est avant tout un professeur et que la dialectique meacutethode effective dont
il fait usage dans ses recherches scientifiques et philosophiques na peut-ecirctre pas tant une
valeur eacutepisteacutemologique comme beaucoup lont proposeacute quune valeur peacutedagogique
Leacutecriture dAristote et la contradiction meacutethodologique du corpus prennent en charge selon
nous le souci peacutedagogique du Stagirite
Mots-cleacutes
Eacuteducation ndash Dialectique ndash Meacutethode empirico-analytique ndashndash Science ndash Souci peacutedagogique
Abstract
In this survey we try to propose an answer to the contemporary debate about the
methodological contradiction in the Aristotelian corpus Why Aristotle does not apply strictly
in its scientific and philosophical treatises theory and scientific method that exposes yet in
Analytics The response element that we try to bring to this question is to say that Aristotle
is primarily a teacher and that dialectic effective method used in his scientific and
philosophical researches doesnt have an epistemological value as many have suggested
but a pedagogical value We believe that Aristotle writing and the methodological
contradiction in the corpus support the pedagogical concern of Aristotle
Keywords
Education - Dialectic - empirical-analytical method - Science - pedagogical concern
1
Jaimerais tout dabord remercier Mme Cristina
Cerami Dune part car avec la disponibiliteacute dont elle
a fait preuve et linteacuterecirct quelle a porteacute agrave ma
probleacutematique elle a su veacuteritablement diriger ce
travail avec la rigueur et le seacuterieux dont javais
reacuteellement besoin Ainsi elle a reacuteussi agrave me faire
entrevoir ce quest le monde de la recherche
universitaire en histoire de la philosophie Dautre
part Mme Cerami a su provoquer chez moi depuis ma
premiegravere anneacutee de Master linteacuterecirct et le goucirct des
eacutetudes antiques et plus preacuteciseacutement des eacutetudes
aristoteacuteliciennes et ce malgreacute la difficulteacute daccegraves agrave la
penseacutee du Stagirite
De plus je ne peux manquer ici de remercier
aussi Mme Marie Boussarie et ce pour toutes les
raisons du monde Elle qui ma accompagneacute durant ces
longues anneacutees deacutetudes supeacuterieures Elle qui a relu et
corrigeacute en plus de celui-ci tous mes devoirs et
meacutemoires depuis la licence Elle dont les conseils ont
forgeacute leacutetudiant que je suis Elle avec qui et gracircce agrave
qui tout fut possible
2
Sommaire
Reacutesumeacute et mots cleacutes p 1
Remerciements p 2
Sommaire p 3
Introduction p 4
I) Le deacutebat contemporain sur la meacutethodescientifique dAristote p9
1) Le point de vue classique lecanon de la science et la meacutethodeempirico-analytique p 11
2) Le rejet de la dialectique horsde la laquo citadelle de la science raquo etlincompreacutehension de la meacutethodeeffective dAristote p 22
3) La reacutehabilitation de ladialectique en science le doublesens du pheacutenomegravene p 33
II) La dialectique est-elle la meacutethodedAristote en science
p 41
1) Description de la dialectique etaspects fondamentaux p 43
2) La probabiliteacute de lἔνδοξον baseeacutepisteacutemologique de la dialectique p 49
3) Une ou plusieurs dialectiques p 58
4) Eacutetude de cas Physique I p 65
III) Pour une reacuteeacutevaluation de la dialectiquearistoteacutelicienne lhypothegravese dune valeurpeacutedagogique p 81
1) Luniteacute de la dialectique comprisegracircce au contexte scolaire des eacutecritsdAristote
p 83
2) Dialectique et laquo eacuteducation raquo p 91
3) Dialectique et provocation dudeacutesir de savoir p 101
4) Les instruments scientifiquesofferts par la pratique dialectique p 108
Conclusion p 118
Bibliographie p 120
3
En 1944 dans un article intituleacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la
philosophie du Moyen Age raquo Alexandre Koyreacute sinteacuteresse agrave la reacuteception dAristote et de
Platon dans la penseacutee de cette eacutepoque quil nomme laquo le second Moyen Age raquo acircge de
foisonnement intellectuel egravere historique laquo extraordinairement feacuteconde raquo qui seacutetend selon
lauteur du XIe au XIVe siegravecle inclus1 A la diffeacuterence de Platon qui selon lui laquo senseigne
mal raquo Aristote aurait eu une place preacutepondeacuterante dans la penseacutee occidentale dalors
Lœuvre dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain [hellip] Il nest pas
eacutetonnant que pour le second Moyen Age eacutebloui et eacutecraseacute par cette masse de savoir
subjugueacute par cette intelligence vraiment hors ligne Aristote soit devenu le repreacutesentant
de la veacuteriteacute le sommet et la perfection de la nature humaine le prince di color che
sanno comme dira Dante2
A linstar de Dante poegravete et enfant de son siegravecle qui dans sa fresque poeacutetique des eacutecoles
philosophiques antiques et meacutedieacutevales deacutepeint Aristote comme le laquo maicirctre de ceux qui
savent raquo3 le second Moyen Age aurait donneacute au Stagirite une importance consideacuterable Mais
pour quelle raison
Il appert que le commentateur reacutepond immeacutediatement agrave cette question laquo lœuvre
dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain raquo4 Ainsi linteacuterecirct de ce second
Moyen Age pour la philosophie dAristote serait dabord ducirc agrave la laquo force raquo eacuteblouissante du
laquo fond raquo encyclopeacutedique de son œuvre La profusion dinformations agrave la fois physiques
astronomiques biologiques eacutethiques ou politiques preacutesentes dans lœuvre dAristote
fournirait lune des explications agrave sa reacuteception et agrave sa diffusion durant le second Moyen Age
Cependant A Koyreacute propose un autre eacuteleacutement de reacuteponse si Aristote est devenu
preacuteciseacutement agrave cette peacuteriode le laquo maicirctre de ceux qui savent raquo cest aussi parce quil est
Le prince de ce qui savent et surtout de ceux qui enseignent Car Aristote en plus est
une aubaine pour le professeur Aristote enseigne et senseigne se discute et se
commente Aussi nest-il pas eacutetonnant que une fois introduit dans lrsquoeacutecole il y prit
immeacutediatement racine [hellip] et quaucune force humaine nait pu len chasser Les
interdictions les condamnations restegraverent lettre morte On ne pouvait enlever Aristote
aux professeurs sans leur donner quelque chose agrave la place5
Ce que pointe preacuteciseacutement A Koyreacute ici cest la faciliteacute et en mecircme temps le confort que
repreacutesente lœuvre du Stagirite pour lenseignement des professeurs meacutedieacutevaux Degraves lors le
commentateur dresse un parallegravele entre limportance grandissante de lœuvre dAristote dans
1A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 pp 24-49
2Ibidem p303 laquo Quand je levais un peu plus les yeux Je vis le maicirctre de ceux qui savent Assis parmi la famille philo-
sophique raquo Dante Divine comeacutedie trad Jacqueline Risset GF Flammarion Paris 2010 p 29 vers 130-133
4 A Koyreacute op cit p305Ibid Nous soulignons
4
la penseacutee occidentale sa reacuteception et sa diffusion et le moment de lhistoire meacutedieacutevale durant
lequel se deacuteveloppent les universiteacutes europeacuteennes
Linteacuterecirct du second Moyen Age pour Aristote deacutependrait donc dune part de
limportance encyclopeacutedique consideacuterable de son œuvre qui a laquo subjugueacute raquo par son
eacuteclectisme et sa profusion les intellectuels dalors Et dautre part surtout du fait que lœuvre
dAristote convient mieux agrave lenseignement que celle de Platon et que sa reacuteception fut
concomitante au deacuteveloppement des universiteacutes dans laquo cette eacutepoque de vie intellectuelle et
artistique dune intensiteacute sans pareille raquo6 Certes A Koyreacute prend soin de distinguer
preacuteciseacutement laristoteacutelisme du Moyen Age celui dun Averroegraves dun Avicenne ou dun Saint
Thomas de laristoteacutelisme dans la lettre dAristote7 Laristoteacutelisme meacutedieacuteval ne pouvait pas
ecirctre celui dAristote simplement parce que le Stagirite vivait dans un laquo autre monde raquo et
surtout parce quon savait durant le second Moyen Age laquo quil ny avait et ne pouvait y avoir
quun seul Dieu raquo8 Cependant ce parallegravele quil dresse entre le deacuteveloppement des universiteacutes
europeacuteennes et la reacuteception de lœuvre dAristote nous permet dinterroger la forme mecircme des
eacutecrits du Stagirite
A la diffeacuterence du platonisme qui sadressait dabord agrave un public plus spirituel sinon
religieux laristoteacutelisme
[hellip] sadresse agrave des gens avides de savoir Il est science avant decirctre autre chose avant
mecircme decirctre philosophie et cest par sa valeur propre de savoir scientifique et non par
sa parenteacute avec une attitude religieuse quil simpose9
Si la penseacutee de Platon na pas eu la mecircme diffusion que celle dAristote du moins entre les
XIe et XIVe siegravecles et ce malgreacute les interdictions qui frappent la Physique et le corpus
aristoteacutelicien en geacuteneacuteral agrave partir de 1210 cest parce que la penseacutee de Platon laquo preacutesuppose un
savoir scientifique consideacuterable raquo et a une laquo forme dialogueacutee raquo qui nest pas pour A Koyreacute
laquo une forme scolaire raquo10 Le milieu dans lequel laristoteacutelisme se laquo propage raquo nest pas le
mecircme que celui qui laquo absorbait les doctrines platoniciennes et augustiniennes raquo et cette
diffeacuterence dans la diffusion de ces philosophes tient selon A Koyreacute agrave une diffeacuterence dans la
laquo forme raquo de leurs œuvres Aristote aurait eacuteteacute reccedilu agrave la diffeacuterence de Platon et aurait trouveacute
une place consideacuterable dans la philosophie du second Moyen Age non seulement parce quil
nous offre une manne consideacuterable dinformations scientifiques mais aussi parce que la
forme mecircme de ses eacutecrits cette forme laquo scolaire raquo qui trahit moins lœuvre dun philosophe
que celle dun professeur lui a permis de prendre place dans une socieacuteteacute intellectuelle ou les
universiteacutes deviennent les principaux vecteurs du savoir et dans laquelle la diffusion du
6Ibid p 247Ibid p388Ibid p399Ibid10Ibid p 30 nous soulignons
5
savoir scientifique se structure autour du rapport de Maicirctre agrave Elegraveve
Mais quentend A Koyreacute par cette laquo forme scolaire raquo des eacutecrits dAristote Certes
lhistorien des sciences se borne dans son article agrave neacutetablir quun parallegravele Il ne fait pas
lanalyse pousseacutee de cette forme particuliegravere des œuvres du Stagirite ce qui finalement donne
agrave cette notion de laquo forme scolaire raquo un caractegravere assez neacutebuleux Or cest preacuteciseacutement lune
des toutes premiegraveres questions qui a motiveacute le preacutesent travail dougrave vient que les eacutecrits
dAristote aient trouveacute un vecteur de diffusion justement dans les universiteacutes cest-agrave-dire
entre les mains de professeurs 11 La philosophie dAristote serait plus tourneacutee vers le monde
vers la nature et les pheacutenomegravenes de la nature agrave la diffeacuterence grosso modo du platonisme
tourneacute quant agrave lui vers la connaissance de soi et le soin de son acircme12 Laristoteacutelisme se charge
donc selon A Koyreacute dun inteacuterecirct sans doute plus scientifique que spirituel Il semble degraves lors
eacutevident que lœuvre drsquoAristote ait trouveacute sa place dans une eacutepoque de deacuteveloppement
intellectuel et scientifique majeur plus preacuteoccupeacutee par lexplication des pheacutenomegravenes naturels
et par la science que par le laquo souci de soi raquo13 ou le soin de son acircme
Cependant cela ne reacutepond agrave notre premiegravere question Ainsi consideacuterant le parallegravele
que dresse A Koyreacute dans cet article un problegraveme sest poseacute agrave nous dans la genegravese mecircme de
ce travail et a finalement stimuleacute toute la preacutesente recherche Cette laquo forme raquo des eacutecrits
dAristote qui a permis la reacuteception et la diffusion de son œuvre dans les universiteacutes
meacutedieacutevales cette forme plus laquo scolaire raquo absente des eacutecrits de Platon ne trahit-elle pas de la
part dAristote lui-mecircme laquo un souci peacutedagogique raquo Nest-ce pas quelle teacutemoigne dune
preacuteoccupation propre au Stagirite et inseacuteparable de sa theacuteorie du savoir scientifique celle
dun laquo accompagnement raquo de lignorance vers le savoir Si comme nous le verrons le savoir
scientifique est compris par Aristote comme un progregraves du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents
laquo eacutetats raquo de connaissance de plus en plus preacutecis peut-on simplement concevoir cette ideacutee de
progregraves sans la moindre preacuteoccupation peacutedagogique sans le moindre soucis daccompagner
lignorant de le conduire vers la reacutealisation de cette potentialiteacute proprement humaine savoir
scientifiquement Peut-ecirctre que la reacuteception dAristote entre les XIe et XIVe siegravecle en
Europe tel que A Koyreacute nous la preacutesente traduit dans la forme une preacuteoccupation du
Stagirite pour la peacutedagogie Mais degraves lors quelle place a cette peacutedagogie ce souci
daccompagner lignorant vers le savoir dans lœuvre dAristote
Il y a dans le corpus aristoteacutelicien de multiples traces qui attestent dune telle
11Bien quil faille absolument noter une promiscuiteacute entre les universiteacutes et lrsquoEacuteglise au Moyen Age chosesur laquelle A Koyreacute ninsiste pas
12A Koyreacute ibidem p4013Terme surtout eacutetudieacute par M Foucault dans LHermeacuteneutique du Sujet Foucault comprend dailleurs
Aristote agrave linstar de A Koyreacute et sur ce point preacutecis du laquo souci de soi raquo comme laquo leacutenigmatique excep-tion raquo de la philosophie grecque M Foucault Lhermeacuteneutique du Sujet Cours au Collegravege de France1981-1982 Gallimard Seuil Hautes Eacutetudes Paris 2001 p 182 Nous aurions pu introduire notre proposen interrogeant le statut de cette exception aristoteacutelicienne selon Foucault
6
preacuteoccupation celle-ci affleure en effet de maniegravere tregraves clairsemeacutee dans toute une seacuterie de
textes et agrave travers de tregraves nombreux exemples lexemple de lapprentissage en Meacutetaphysique
Θ6 eacutetayant le propos dAristote sur lacte et le mouvement limportance attribueacutee agrave
leacuteducation dans la citeacute en Politiques II5 lincipit des Parties des animaux qui mentionne un
eacutetat du savoir quAristote nomme laquo eacuteducation raquo ou encore lexemple de la δίδαξις et de la
μάθσις dans la deacutefinition du mouvement en Physique III1-3 Une simple plongeacutee dans
lIndex Aristotelicus de H Bonitz aux entreacutees διδάσκειν παιδεύειν ou encore παicircς et
lensemble dun champ lexical assez vaste (eacuteducation enseignement apprentissage enfance
etc) atteste dune preacuteoccupation importante du Stagirite pour la peacutedagogie du souci
aristoteacutelicien de laccegraves au savoir et agrave la veacuteriteacute pour lautre Enfin lexemple des enfants laquo qui
supposent dabord que tous les hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres raquo14 en
Physique I1 teacutemoigne dun souci laquo peacutedagogique raquo dAristote non dans une perspective
eacutethique ou politique mais dun point de vue scientifique Physique I1 place le thegraveme la
laquo mineure raquo de laquo lenfant apprenant raquo dans lincipit mecircme des eacutecrits scientifiques du Stagirite
Degraves lors que la preacuteoccupation peacutedagogique dAristote est devenue pour nous manifeste par
une lecture du corpus attentive aux deacutetails la question qui se pose neacutecessairement est celle de
son traitement de sa prise en charge quest-ce qui dans les eacutecrits scientifiques dAristote
permet de traiter de prendre en charge ce souci peacutedagogique Cette prise en charge de ce
souci propre agrave la philosophie du Stagirite nous ne lavons pas chercheacutee dans la laquo forme
scolaire raquo des eacutecrits de ce dernier pour reprendre les termes de A Koyreacute car finalement cette
notion est bien trop neacutebuleuse et la deacutetermination de son sens finalement tregraves subjectif ndash
quest-ce quune laquo forme scolaire raquo et pour qui une forme est-elle plus scolaire quune
autre 15 Le traitement de ce souci peacutedagogique nous lavons chercheacute dans la meacutethode
dAristote
Ainsi afin de proposer non une reacuteponse simple et deacutefinitive agrave ce problegraveme mais plutocirct
une hypothegravese une perspective nouvelle quun travail bien plus conseacutequent pourrait affirmer
ou infirmer nous avons premiegraverement interrogeacute le deacutebat contemporain sur les contradictions
meacutethodologiques dAristote en science En questionnant la contradiction entre ce que le
Stagirite nous dit de la meacutethode en science dans les Analytiques (principalement) et la
meacutethode quil suit effectivement dans ses recherches nous avons eacuteteacute ameneacutes agrave interroger la
dialectique aristoteacutelicienne Comme leacutecrit J Brunschwig dans la seconde moitieacute du XXe
siegravecle et face agrave cette contradiction meacutethodologique du corpus laquo beaucoup dexcellents
interpregravetes [de lrsquoœuvre dAristote] ont eacuteteacute ainsi conduits agrave reprendre lexamen des Topiques
14 Aristote Physique trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2002 p7115Sans oublier les nombreuses difficulteacutes que le simple eacutetablissement du texte aristoteacutelicien pose
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avec lespoir dy trouver quelque chose comme la theacuteorie de sa pratique reacuteelle [en
science] raquo16 Or cest exactement ce que nous avons voulu faire dans ce travail lexamen des
Topiques et une analyse pousseacutee de la meacutethode qui y est deacutecrite la dialectique Cependant
nous navons pas chercheacute laquo une theacuteorie de la pratique raquo scientifique reacuteelle du Stagirite ndash une
telle theacuteorie est absente des Topiques ndash mais nous nous sommes interrogeacutes sur la valeur de la
meacutethode dialectique pour Aristote La dialectique permet-elle de trouver les principes des
sciences comme beaucoup de commentateurs contemporains lont proposeacute Il semblerait
plutocirct qursquoelle ait bien la valeur infra-scientifique de montrer agrave leacutelegraveve dialecticien le laquo chemin
du savoir raquo Le preacutesent travail senracine donc au confluent de deux probleacutematiques Car une
telle valeur peacutedagogique de la dialectique permettrait dune part dapporter une reacuteponse ou
du moins une nouvelle perspective de recherche au deacutebat contemporain sur la meacutethode
dAristote en science en proposant un statut singulier de la dialectique dans le processus
scientifique la dialectique nest pas la meacutethode dAristote en science mais elle est pourtant
neacutecessaire et inseacuteparable de cette derniegravere car elle semble constituer un eacutetat infra-scientifique
Deuxiegravemement lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique si elle est soutenable
permettrait de comprendre comment Aristote prend en charge comment il traite non un
certain laquo souci de soi raquo mais bien un laquo souci peacutedagogique raquo
Nous avons essayeacute de faire de chaque auteur et de chaque commentateur mentionneacute
dans cette eacutetude et il sont nombreux un rouage agrave notre reacuteflexion Si nous semblons plus
insister sur un tel ou une telle plutocirct quun autre (plus sur E Berti que sur M Nussbaum par
exemple) ce nest pas par affiniteacute particuliegravere avec leurs penseacutees ou leurs thegraveses mais bien
parce quil viennent jouer un rocircle preacutecis agrave un moment donneacute dans notre reacuteflexion Chaque
auteur et commentateur mentionneacute permet de relancer notre interrogation de critiquer notre
premier point de vue ou perspective sur notre problegraveme de laquo deacutepasser une aporie raquo
Cependant malgreacute le nombre darticles utiliseacutes et de commentaires eacutetudieacutes nous nous
sommes efforceacutes dans notre derniegravere partie de donner plus dimportance au texte dAristote
dans sa lettre Car ce travail ne se veut pas ecirctre un examen de la Glose aristoteacutelicienne au
XXe siegravecle mais bien une eacutetude sur Aristote et sur limportance de la peacutedagogique dans sa
theacuteorie du savoir scientifique importance qui deacutetermine selon nous la meacutethode effective
quil suit dans ses recherches Ce thegraveme laquo mineur raquo de lenseignement de lapprentissage du
rapport entre le professeur et leacutelegraveve cette laquo mineure raquo de la peacutedagogique qui se reacutevegravele de
maniegravere clairsemeacutee dans le corpus ne constitue-t-elle pas finalement lun des accords majeurs
des textes scientifiques dAristote
16 Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967 In-troduction p XVII
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Le symposium aristotelicum de 1960 intituleacute Aristote et les problegravemes de meacutethode
atteste dune preacuteoccupation grandissante au XXe siegravecle des commentateurs agrave propos de la
meacutethodologie dAristote dans ses recherches scientifiques et philosophiques quelles soient
physiques meacutetaphysiques ou eacutethiques Pierre Aubenque en guise douverture aux
communications dudit symposium formule ce problegraveme de maniegravere tregraves claire
Cest devenu aujourdhui une constatation presque banale bien quelle aille agrave
lencontre dune tradition qui senracine chez les premiers commentateurs grecs que les
ouvrages meacutetaphysiques physiques ou biologiques dAristote ne sont pas du point de
vue meacutethodologique une pure et simple laquo application raquo des regravegles logiques preacutesenteacutees
dans les Seconds Analytiques comme le canon de la science17
Il semble en effet y avoir une contradiction meacutethodologique entre la meacutethode scientifique
telle quelle est exposeacutee dans une partie non neacutegligeable de lOrganon et la pratique
scientifique quAristote exerce en acte dans ses diverses recherches et qui paraicirct laquo suivre un
autre chemin raquo Des ouvrages tels que la Physique le De Caelo ou encore le De Anima
dessinent une voie alternative laquo a second standard for inquiry raquo pour reprendre les mots de
Robert Bolton18 cest-agrave-dire une autre meacutethode de recherche en science apparemment
contradictoire avec le laquo chemin naturel raquo de la connaissance exposeacute dans les Analytiques
Mais agrave quoi peut bien tenir cette diffeacuterence de meacutethode De quelle nature est cette
contradiction entre la theacuteorie et la pratique scientifique dans le corpus aristoteacutelicien
Paul Moraux constate dans son introduction au De Caelo que laquo la part reacuteserveacutee agrave la
sensation et agrave lobservation est bien moins importante que ne le laisserait attendre la theacuteorie
eacutenonceacutee dans les Analytiques raquo Le commentateur remarque eacutegalement que laquo lobservation
sensible raquo pratique que les Analytiques placent au point de deacutepart de la meacutethode scientifique
est souvent deacutelaisseacutee dans le De Caelo au profit de laquo deacuteductions logiques rigoureuses raquo ou
encore de laquo consideacuterations dialectiques raquo19 La non adeacutequation de meacutethode entre la theacuteorie et
la pratique aristoteacutelicienne en science tiendrait-elle agrave cette dualiteacute entre laquo perception
sensible raquo et laquo dialectique raquo
Cest en effet ce que confirme encore reacutecemment R Bolton qui axe dans une
approche historique de laristoteacutelisme contemporain ce deacutesaccord des commentateurs agrave
propos de la meacutethode dAristote autour de ces deux pocircles la meacutethode empirique dune part
et la meacutethode dialectique dautre part
Traditionnellement les interpregravetes ont trouveacute satisfaisante lideacutee que la meacutethode
quAristote avait en vue dans ses ouvrages de science eacutetait empirique alors mecircme
17Pierre Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethodePublications universitaires de Louvain ndash Beatrice-Nauwelaerts Louvain-Paris 1961 p 3
18Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C WilbergNew perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51-82
19Paul Moraux laquo La meacutethode dAristote dans leacutetude du ciel raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethode p181 Article retranscrit dans lintroduction de P Moraux au De Caelo Les Belles Lettres Paris 1965
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quils le critiquaient sur ce point La geacuteneacuteration actuelle a complegravetement renverseacute ce
verdict La Physique en particulier est maintenant communeacutement consideacutereacutee comme le
paradigme de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique entendue comme une
technique de recherche largement conceptuelle ou a priori approprieacutee agrave la
philosophie en tant quelle est opposeacutee aux recherches les plus empiriques que nous
regardons aujourdhui comme typiquement scientifiques20
R Bolton parle ici de laquo meacutethode empirique raquo en tant quelle repose sur lexpeacuterience que nous
avons des pheacutenomegravenes sensibles Mais la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques est comme
nous le verrons agrave la fois empirique et analytique cest-agrave-dire aussi laquo deacutemonstrative raquo Et en
effet tenir cette meacutethode pour le laquo canon de la science raquo cest risquer de se rendre sourd agrave la
pratique effective dAristote dans ses recherches Car celles-ci suivent effectivement un autre
chemin en apparence plus laquo dialectique raquo Si lon essaye dans un premier temps de
comprendre la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques agrave travers les textes dAristote mais aussi
agrave travers la lecture quen ont fait diffeacuterents commentateurs il apparaicirct alors que le fait pour
lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes modernes et contemporaines davoir mis laccent sur
cette meacutethode empirique a entraicircneacute de facto la deacutevaluation de la meacutethode dialectique et son
rejet presque total en dehors de la laquo citadelle de la science aristoteacutelicienne raquo Si les data de la
perception sensible qui constituent le mateacuteriaux primaire de la meacutethode empirique ont une
valeur eacutepisteacutemologique et permettent de fonder le discours les laquo opinions admises raquo qui ont
quant agrave elles le mecircme rocircle de mateacuteriau primaire dans la meacutethode dialectique se sont vues en
effet exclues de toute preacutetention veacuteritablement scientifique
Partant faire de cette meacutethode empirico-analytique le canon meacutethodologique de la
science ce serait rendre impossible la tacircche de rendre compte de lusage quAristote semble
faire de la dialectique dans ses recherches proprement scientifiques A moins peut-ecirctre
deacutelargir la deacutefinition du mot laquo pheacutenomegravene raquo chez le Philosophe aux opinions admises elles-
mecircmes comme lont proposeacute des commentateurs tels que G E L Owen et les tenants de ce
que nous pouvons nommer apregraves lui le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes
contemporaines Si lἔνδοξον cest-agrave-dire selon la traduction de J Brunschwig laquo lopinion
admise raquo21 accegravede au statut de pheacutenomegravene agrave part entiegravere la dialectique ne peut-elle pas degraves
lors ecirctre reacuteeacutevalueacutee et se voir attribuer un rocircle eacutepisteacutemologique fort Voire mecircme celui
fondamental dacceacuteder aux premiers principes des sciences Mais avant de proposer une
reacuteponse agrave ces question il nous faut premiegraverement comprendre dune part ce que peut ecirctre ce
laquo canon de la science raquo dont parle P Aubenque dautre part montrer comment une lecture
radicalement trop empiriste de la meacutethode aristoteacutelicienne du savoir se rend effectivement
20Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in Science Dia-lectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 224
21Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967
10
aveugle agrave lusage quAristote fait de la dialectique en science enfin il nous exposer la nature
du deacutebat eacutemergeant au XXe siegravecle agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin den
comprendre preacuteciseacutement tous les enjeux car de ce problegraveme de meacutethode deacutecoule
eacuteminemment la deacutefinition mecircme que nous pouvons proposer du savoir scientifique
aristoteacutelicien
Dessinons donc dans un premier temps ce modegravele laquo canonique raquo du savoir
scientifique selon les Analytiques il appert effectivement que celui-ci est trop rigide pour
prendre en charge la meacutethode effective dAristote en science Mais alors pourquoi
Avant toute consideacuteration plus preacutecise sur ce quest le savoir scientifique chez
Aristote notons que la science entretient dans le corpus aristoteacutelicien des liens eacutetroits avec
la philosophie En effet en Meacutetaphysique α Aristote eacutecrit laquo On a raison aussi dappeler la
philosophie science de la veacuteriteacute [hellip] En effet sils examinent comment sont les choses les
praticiens [de la science] en eacutetudient non la cause par soi mais la cause relative au cas
preacutesent raquo22 Science et philosophie eacutetudient donc laquo comment sont les choses raquo Cependant la
distinction agrave eacutetablir entre science et philosophie procegravede dun degreacute diffeacuterent de geacuteneacuteraliteacute De
plus selon lentreacutee laquo Philosophie raquo du Vocabulaire technique et critique de la philosophie
φιλοσοφία est en grec et plus preacuteciseacutement chez Aristote le laquo Savoir rationnel la science au
sens le plus geacuteneacuteral du mot raquo23 Lobjet dune science est donc un objet particulier consideacutereacute
dans un genre particulier alors que celui de la philosophie semble plus geacuteneacuteral Il est degraves lors
difficile de consideacuterer ces deux notions de maniegravere bien distincte et lorsque nous traiterons
dans les pages qui suivent des eacutecrits dits laquo scientifiques et philosophiques raquo du Stagirite la
diffeacuterence entre ces deux termes tiendra surtout agrave un degreacute de geacuteneacuteraliteacute
Nonobstant le savoir scientifique [τὸ ἐπίστασθαι] procegravede dapregraves le Stagirite en
deux temps celui de lrsquoacquisition et celui de la deacutemonstration Ainsi dans les Analytiques
qui selon P Aubenque posent laquo les regravegles logiques raquo comme laquo canon de la science raquo24
Aristote place la perception sensible au fondement de lacquisition des premiers principes
neacutecessaires agrave la deacutemonstration aux fondements donc de lἐπίστασθαι Ces deux moments
du savoir scientifique justifient alors une lecture empirique et analytique de la meacutethode du
Stagirite en science analytique eacutetant entendu ici au sens aristoteacutelicien du terme agrave savoir
comme la laquo science deacutemonstrative raquo Cette science est une theacuteorie geacuteneacuterale de la deacuteduction
du syllogisme soit dun laquo discours dans lequel certaines choses ayant eacuteteacute poseacutees une chose
22Aristote Meacutetaphysique trad Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p114 993b19-20
23Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Presses Universitaires de FranceQuadrige Paris 2002 p 774 nous soulignons
24Expression citeacutee en page 10
11
distincte de celles qui ont eacuteteacute poseacutees sensuit neacutecessairement du fait que ces choses sont raquo25
Ce discours scientifique se fondant originellement parlant sur lexpeacuterience que nous avons
des pheacutenomegravenes perccedilus
En effet sil est une chose sur laquelle de nombreux commentateurs dAristote
semblent saccorder cest sans doute celle-ci pour le Stagirite le savoir scientifique se
comprend comme une eacutetiologie En effet les Seconds analytiques posent de maniegravere
liminaire que connaicirctre scientifiquement cest connaicirctre la ou les causes du pheacutenomegravene
Nous pensons connaicirctre scientifiquement chaque chose au sens absolu et non pas agrave la
maniegravere sophistique par accident lorsque que nous pensons connaicirctre la cause du fait de
laquelle la chose est savoir que cest bien la cause de la chose et que cette chose ne peut
pas ecirctre autrement quelle nest26
Et la Physique souvre sur une reacuteaffirmation de ce savoir scientifique comme connaissance de
la cause (ou des causes) exposeacutee dans les Seconds analytiques I2
Puisque connaicirctre en posseacutedant la science reacutesulte dans toutes les recherches
dans lesquelles il y a des principes des causes ou des eacuteleacutements du fait que lon a un
savoir de ces principes causes ou eacuteleacutements (en effet nous pensons savoir chaque
chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premiegraveres ses principes
premiers et jusquaux eacuteleacutements) il est eacutevident que pour la science portant sur la nature
aussi il faut deacuteterminer dabord ce qui concerne les principes27
Sans nous appesantir ici sur les nuances entre laquo principes raquo laquo causes raquo et laquo eacuteleacutements raquo
exposeacutees notamment en Meacutetaphysique Δ ndash car Aristote semble ici user de ces termes comme
de synonymes ndash ni non plus sur le nombre de causes que peut avoir une chose ou un
pheacutenomegravene la premiegravere question qui se pose au primo-lecteur dAristote est sans doute celle
de savoir comment atteindre ces principes ces causes et ces eacuteleacutements Comment donc
connaicirctre scientifiquement
Aristote expose immeacutediatement sa meacutethode pour connaicirctre scientifiquement la nature
dans la suite immeacutediate de Physique I1
Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour nous agrave ce
qui est plus clair et plus connu par nature en effet ce ne sont pas les mecircmes choses
qui sont connues pour nous et absolument Cest pourquoi il est neacutecessaire de
progresser de cette maniegravere de ce qui est plus obscur par nature mais plus clair pour
nous vers ce qui est plus clair et plus connu par nature28
Mais degraves lors quest-ce qui est laquo plus connu et plus clair pour nous raquo Les Seconds
analytiques donnent une reacuteponse tout agrave fait preacutecise ce qui est laquo plus connu pour nous raquo cest
ce qui est laquo proche de la perception raquo
25Aristote Premiers Analytiques trad M Crubellier GF Flammarion Paris 2014 p 52 I1 24b1826Aristote Seconds analytiques trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2005 p 67 I2 9-1227Aristote Physique trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2000 p69-70 I1 184a10-1628Ibid 184a16-21
12
En effet ce nest pas la mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour
nous raquo ni que laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo Jappelle anteacuterieur et
mieux connu pour nous ce qui est plus proche de la perception [τῆς αἰσθήσεως] alors
que ce qui est anteacuterieur et mieux connu absolument en est plus eacuteloigneacute29
Ainsi la meacutethode exposeacutee en Physique I1 semble univoque il faut progresser [προάγειν]30
depuis la sensation [κατὰ τὴν αἴσθησιν]31 et les laquo principes causes ou eacuteleacutements raquo quil nous
faut rechercher pour connaicirctre scientifiquement la nature sont laquo principes causes ou
eacuteleacutements raquo des pheacutenomegravenes sensibles Ce qui est plus connu pour nous est ce qui tombe sous
la sensation lobjet perccedilu
En outre Aristote reacuteitegravere de nombreuses fois limportance de la perception dans le
processus scientifique En Topiques VI par exemple le Stagirite explique que le cube est
mieux connu pour nous que les surfaces les lignes et les points qui les composent laquo Mais
pour nous cest linverse qui se produit parfois car le solide tombe au plus haut point sous la
sensation [ὑπὸ τὴν αἴσθησιν] la surface le fait plus que la ligne et la ligne plus que le
point raquo32 Le point eacutetant eacuteleacutement de la ligne la ligne de la surface la surface du cube il faut
progresser pour connaicirctre les premiers principes causes ou eacuteleacutements depuis ce qui tombe
sous le sens agrave savoir le cube immeacutediatement perccedilu vers ce qui en est le plus eacuteloigneacute le point
comme eacuteleacutement dudit cube Encore dans le De Caelo Aristote soutient la spheacutericiteacute de la
terre en partie gracircce agrave lobservation des eacuteclipses de lune quil comprend ecirctre linterposition de
la terre entre la lune et le soleil laquo On sen aperccediloit encore dit-il gracircce aux pheacutenomegravenes qui
tombent sous les sens [τῶν φαινομένων κατὰ τὴν αἴσθησιν] raquo33 Le savoir scientifique
commence donc et cest une reacutecurrence dans les Analytiques mais aussi souvent dans les
recherches scientifiques du Stagirite par la perception [αἴσθησις]34
Ou plus preacuteciseacutement si lon considegravere des textes tels que les Seconds analytiques
II19 ou la Meacutetaphysique A1 le savoir scientifique commence par lexpeacuterience acquise
cest-agrave-dire par la reacutepeacutetition de la perception sensible En effet il serait malvenu de consideacuterer
la perception comme une connaissance scientifique en elle-mecircme la perception nest que le
moyen inneacute et en mecircme temps lorigine la racine par laquelle nous pouvons connaicirctre
scientifiquement Cest pourquoi dans les Seconds analytiques I31 Aristote explique quil
nest pas laquo possible non plus davoir une connaissance scientifique par la perception raquo Car la
29 Seconds analytiques I2 71b33-72a430Physique 184a1931Ibid 184a24-2532Aristote Topiques Tome II trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 p 50 141b9-1233Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1965 p 100 II14 297b24-2534Pierre Pellegrin traduit αἴσθησις par laquo perception raquo (Seconds analytiques I2 71b33-72a4) Jacques
Brunschwig traduit ce terme par laquo sensation raquo (Aristote Topiques 141b9-12)Cette ambiguiumlteacute est mainte-nue par le Grand Bailly p 40 laquo faculteacute de percevoir par les sens sensation raquo Face agrave cette ambiguiumlteacutenous utilisons laquo perception raquo et laquo sensation raquo comme des synonymes
13
seule perception noffre pas laquo luniversel [καθόλου] cest-agrave-dire ce qui concerne tous les
cas raquo35 Nous ne percevons un pheacutenomegravene preacutecis que dans un temps et un lieu donneacutes donc
nous ne percevons que de la singulariteacute or pour Aristote il ny a de science possible que du
geacuteneacuteral Et cest preacuteciseacutement la reacutepeacutetition du singulier donneacute par la perception sensible qui
offre lrsquoexpeacuterience de la geacuteneacuteraliteacute
Cependant ce passage des Seconds analytiques I31 pourrait poser problegraveme au
regard de ce que dit Aristote en Physique I1 agrave propos des laquo ensembles confus raquo perccedilus
immeacutediatement quil comprend alors comme καθόλου cest-agrave-dire universel Le sens
καθόλου peut sembler ambigu
Cest pourquoi il faut aller des universels aux particulier car la totaliteacute est plus connue
selon la sensation et luniversel [καθόλου] est une certaine totaliteacute en effet
luniversel comprend plusieurs choses comme partie36
Ce texte semble bien contredire la doctrine des Seconds analytiques selon laquelle laquo les
choses universelles [τὰ καθόλου] sont plus eacuteloigneacutees de la perception raquo37 Mais R Bolton a
tregraves bien mis en eacutevidence que luniversel dont il est question en Physique I1 est justement le
laquo premier universel raquo des Seconds analytiques II19 cest-agrave-dire luniversel qui est laquo ἐν τῇ
ψυχῇ raquo38 Le point de deacutepart de la meacutethode scientifique deacutefini en Physique I1 cest-agrave-dire
lobjet de la sensation est dit καθόλου laquo parce quagrave ce niveau notre entendement embrasse
beaucoup de choses jusquici non encore distingueacutees raquo39 Le cube des Topiques VI peut se
dire καθόλου dans un certain sens car il est dabord un laquo ensemble confus raquo de points de
lignes et de surfaces Gracircce au travail R Bolton nous pouvons interpreacuteter de maniegravere unitaire
la meacutethode exposeacutee en Physique I1 et dans les Seconds Analytiques II19 le premier
paragraphe de la Physique ne contredit donc pas mais reacuteactive la doctrine des Analytiques Le
mateacuteriel le plus primaire du savoir scientifique est et reste la totaliteacute des pheacutenomegravenes perccedilus
par les sens le donneacute immeacutediat de lαἴσθησις qui peut ecirctre dit laquo καθόλου raquo puisquil est en
premier lieu confus meacutelangeacute puisque les data du sensible sont laquo συγκεχυμένα raquo40 et quil
faut les diviser les distinguer les analyser pour que ces ensembles deviennent moins confus
et que leurs principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus Enfin lαἴσθησις semble si
importante dans la meacutethode aristoteacutelicienne41 du savoir scientifique que lignorance est due
selon Aristote dans les Seconds analytiques I18 agrave un manque de connaissance sensible car
35Premiers analytiques 87b28-3236Physique 184a23-2637Seconds analytiques I2 72a438100a739Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les science de la nature Physique I raquo in Science dialec-
tique et eacutethique chez Aristote Peeters Louvain-La-Neuve 2010 p22540Physique 184b2241En effet beaucoup de textes des Seconds analytiques posent la perception sensibles agrave la base du proces-
sus scientifique Citons de maniegravere non exhaustive I31 II2 et II19
14
laquo si une perception manquait un savoir scientifique manquerait aussi raquo42
Les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes perccedilus viennent donc agrave ecirctre
connus par une progression ou un processus qui va de ce qui est plus clair et plus connu pour
nous les data de la perception agrave ce qui est plus clair et plus connu par nature lesdits
principes Or ce processus est preacuteciseacutement ce quAristote nomme linduction [ἡ ἐπαγωγή]
Certes Franccediloise Caujolle-Zaslawsky a tregraves bien expliqueacute que le sens de ἐπαγωγή chez
Aristote peut sinterpreacuteter diffeacuteremment en fonction dune part du contexte dans lequel
Aristote use de ce terme dautre part du sens quil peut avoir dans le laquo commun raquo ou encore
en fonction du sens technique que les eacuterudits philosophes ou savants ont pu lui confeacuterer
anteacuterieurement (Platon par exemple) Lἐπαγωγή peut degraves lors ecirctre chez Aristote
agrave la fois un processus menant agrave un acte instantaneacute dintuition (la perception mentale
dun universel par exemple dune regravegle applicable agrave tous les cas particuliers de
mecircme sorte) un proceacutedeacute (la meacutethode qui sappuie sur le comportement des cas
particuliers concrets) un point de deacutepart vers luniversel (diffeacuterent de
leacutetablissement des preacutemisses du syllogisme)43
Le sens de lἐπαγωγή aristoteacutelicienne est donc pluriel Par exemple linduction peut ecirctre aussi
comprise comme un laquo mode drsquoargumentation logique raquo diffeacuterent de la deacuteduction Citons lun
des seuls passages dans lequel le Stagirite traite de linduction assez longuement les
Premiers analytiques II 23
laquo Linduction donc ou la deacuteduction qui provient dune induction consiste agrave deacuteduire
au moyen de lun des deux termes que lautre est le cas pour le moyen [hellip] Crsquoest une
deacuteduction de cette sorte qui eacutetablit la preacutemisse premiegravere et immeacutediate En effet pour
les propositions qui acceptent le moyen terme la deacuteduction se fait gracircce agrave un moyen
terme mais pour celles qui nrsquoen admettent pas par induction raquo44
Linduction pourrait donc necirctre quun mode dargumentation logique Dailleurs les Topiques
I12 font mention de laquo deux espegraveces de raisonnements dialectiques raquo la deacuteduction et
linduction Cependant plus largement nous pouvons fonder une interpreacutetation de linduction
comme laquo proceacutedeacute qui consiste agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes
universels raquo45 Car peut-ecirctre que ce quil faut surtout retenir de linduction pour en deacuteterminer
le sens geacuteneacuteral cest quelle est laquo plus claire agrave nos yeux raquo46 plus persuasive laquo au commun raquo
plus compreacutehensible selon la sensation car allant du particulier perccedilu agrave luniversel conccedilu Et
le fait quAristote traite de linduction comme dun syllogisme dans ce contexte des Premiers42Seconds analytiques 81a38-3943Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Eacutetude preacuteparatoire agrave une interpreacutetation du sens aristoteacutelicien
dἐπαγωγή raquo in Biologie logique et meacutetaphysique chez Aristote actes du seacuteminaire CNRS - N S F tenuagrave Oleacuteron du 28 juin au 3 juillet 1987 Ed Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Eacuteditions du centre nationalde la recherche scientifique Paris 1990 p 373
44Premiers analytiques 69a3045Topiques 105a13-1446David Ross Aristotle Eacuteditions des Archives Contemporaines Paris 2000 p 52 Ross cite ici les Pre-
miers analytiques 68b35
15
analytiques ne serait selon D Ross quun effet laquo collateacuteral raquo agrave sa deacutecouverte du syllogisme
Linduction est essentiellement pour Aristote un proceacutedeacute non de raisonnement mais
dintuition directe supposant psychologiquement lintermeacutediaire dune vue densemble
de cas particuliers Mais dans les Premiers analytiques linteacuterecirct quil eacuteprouve pour sa
nouvelle deacutecouverte le syllogisme lrsquoamegravene agrave traiter linduction comme un syllogisme
et par conseacutequent agrave la consideacuterer particuliegraverement dans sa forme la moins importante
celle dans laquelle lexamen des cas particuliers est exhaustif47
Linduction nest pas quun mode dargumentation mais principalement un proceacutedeacute pour
connaicirctre Et cest une compreacutehension de linduction qui est tregraves largement admise Selon
MM Pellegrin et Crubellier le terme drsquoinduction en tant que processus qui va du particulier
(qui peut-ecirctre dit laquo universel en nous raquo) agrave lrsquouniversel est employeacute par Aristote laquo pour deacutesigner
la faccedilon dont nous prenons connaissance drsquoun fait lorsqursquoil est hors de porteacutee de nos sens ou
geacuteneacuteral raquo48 En effet selon les Seconds analytiques II19 laquo Il est donc clair que nous
prenons neacutecessairement connaissance des termes premiers par induction [ἐπαγωγή] En effet
la perception produit ainsi en nous lrsquouniversel raquo49 Ainsi dans son deacutebat entretenu avec les
Eleacuteates agrave propos de lexistence du mouvement en Physique I2 Aristote pose que laquo pour
nous raquo lexistence de choses mues naturellement cest-agrave-dire le principe de la physique est
laquo claire par induction raquo50 R Bolton partage dailleurs cette conception de linduction quil
considegravere comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo laquo Car tout apprentissage par le
raisonnement inclut le fait den venir agrave connaicirctre quelque chose en linfeacuterant agrave partir de ce qui
est preacutealablement connu qui de ce fait fournit une justification adeacutequate de ce qui est infeacutereacute
[hellip] raquo51 Et ce qui est preacutealablement connu soit le laquo donneacute au preacutealable raquo ce sont les data de
la perception Encore Joseph Moreau eacutecrit dans un registre diffeacuterent agrave propos de la
deacutecouverte de lrsquoessence drsquoune chose qui ne peut ecirctre ni poseacutee a priori ni eacutetablie
deacutemonstrativement laquo La deacutecouverte de lrsquoessence est une opeacuteration inductive qui se ramegravene
agrave la recherche de la cause raquo52 Linduction ouvre agrave la connaissance des principes qui sont
laquo hors de porteacutee raquo des sens plus clairs par nature mais plus obscurs pour nous car non
immeacutediatement connaissables Linduction semble donc ecirctre le meacutediat entre la connaissance
de ce qui est mieux connu pour nous et la connaissance de ce qui est mieux connu par nature
Ainsi cette lecture de linduction comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo agrave partir des
choses perccedilues peut se fonder sur un autre passage des Seconds analytiques I 13 dans lequel
Aristote est tout agrave fait univoque laquo Admettons cette derniegravere proposition par induction crsquoest-
47Ross Ibidem p 5648Pellegrin Crubellier Aristote le philosophe et les savoirs Seuil Paris 2002 p 9849Le fameux laquo universel raquo ἐν τῇ ψυχῇ confu car meacutelangeacute 100b350185a12-1451Robert Bolton op cit p24152Joseph Moreau laquo Aristote et la veacuteriteacute anteacutepreacutedicative raquo Symposium Aristotelicum Louvain 1960 in
Aristote et les problegravemes de meacutethode p 31 nous soulignons
16
agrave-dire par perception raquo53
Le savant connaicirct donc les principes et les causes gracircce agrave linduction qui commence
par lexpeacuterience due agrave la reacutepeacutetition du fait sensible Ainsi se dessine peu agrave peu le canon
aristoteacutelicien du savoir scientifique Mais quel est laquo le moteur raquo mecircme de linduction
Comment celle-ci fonctionne-t-elle Aristote donne aussi la reacuteponse agrave cette question en
Physique I1 laquo Mais ce qui est dabord eacutevident et clair pour nous ce sont plutocirct les ensembles
confus mais ensuite agrave partir de ceux-ci deviennent connus pour qui les divise leurs
eacuteleacutements et leurs principes raquo54 Les principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus pour
ceux qui divisent [διαιροῦσι] les laquo ensembles confus raquo de la perception La meacutethode
scientifique aristoteacutelicienne est donc une meacutethode empirique de division de distinction le
scientifique infegravere par distinction les principes il distingue [διορίζει] les divers eacuteleacutements
principes ou causes depuis les ensembles confus perccedilus Autrement dit il les analyse Et cest
gracircce agrave ce dernier point que nous pouvons nommer la meacutethode canonique du savoir
scientifique comme une meacutethode agrave la fois laquo empirique raquo puisquelle se fonde sur lrsquoexpeacuterience
reacutepeacuteteacutee de la perception sensible mais aussi laquo analytique raquo puisquelle analyse les laquo ensemble
confus raquo la meacutethode aristoteacutelicienne en science est donc bien laquo empirico-analytique raquo
Mais laquo analytique raquo peut sentendre aussi dans un second sens si nous comprenons que
linduction nest quun moment de la meacutethode scientifique En effet le savoir scientifique
aristoteacutelicien semble inseacuteparable dune theacuteorie de la deacuteduction Lrsquoinduction hors du seul
champ syllogistique et en tant que meacutethode de recherche agrave partir des laquo ensembles confus raquo
est le laquo mouvement symeacutetrique raquo55 de la deacuteduction qui elle part de preacutemisses premiegraveres
(laquo dans un certain sens raquo) pour arriver agrave la conclusion mais qui est surtout preacutesenteacutee comme
la preuve de lrsquoacquisition effective du savoir desdites preacutemisses ou encore comme la
formalisation de ce savoir son laquo organisation logique raquo Si lrsquoinduction est un mouvement vers
la connaissance des causes agrave partir du perccedilu la deacuteduction en tant que mouvement inverse
reacutesulte du savoir effectif de la cause qursquoelle pose comme preacutemisse syllogistique La deacuteduction
doit attester de lrsquoeacutetat de connaissance scientifique dans lequel est le savant Pour que la
deacutemonstration soit scientifique crsquoest-agrave-dire atteste drsquoun eacutetat de connaissance scientifique
actuel et soit apodictique soit dont la conclusion est neacutecessaire et donc fondeacutee
[Les preacutemisses de la deacutemonstration] doivent ecirctre causes de la conclusion mieux
connues qursquoelle et lui ecirctre anteacuterieures causes parce que nous avons un savoir
scientifique de quelque chose seulement quand nous en savons la cause
anteacuterieures puisqursquoelles sont causes et deacutejagrave connues non seulement en eacutetant
saisies au second sens mais aussi par le fait qursquoon sait qursquoelles sont Par
ailleurs laquo anteacuterieur raquo et laquo mieux connu raquo ont deux sens En effet ce nrsquoest pas la5378a3554184a22-23 nous soulignons55Pellegrin Crubellier op cit p 98
17
mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour nous raquo ni que
laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo56
Or crsquoest justement cette distinction fondamentale de ces deux sens de laquo anteacuterieur raquo et de
laquo mieux connu raquo qui permet aussi drsquoentendre la diffeacuterence entre induction et deacuteduction ce
sont deux aspects compleacutementaires de la mecircme meacutethode scientifique qui deacutefinissent
lἐπίστασθαι dans un sens et dans lrsquoautre et qui entretiennent entre eux un rapport de
neacutecessiteacute En effet il est neacutecessaire de connaicirctre les causes premiegraveres des choses pour pouvoir
deacutemontrer scientifiquement une connaissance laquo Que donc il est impossible de connaicirctre
scientifiquement par deacutemonstration si on ne connaicirct pas les principes premiers et immeacutediats
on la dit plus haut raquo eacutecrit encore Aristote57 Ainsi comprise lrsquoinduction est un mouvement
du sujet apprenant qui infegravere les principes agrave partir des data reacutepeacuteteacutes de lαἴσθησις par division
et distinction De la connaissance de la cause deacutecoule donc la capaciteacute agrave construire de
veacuteritables deacutemonstrations scientifiques soit celles proceacutedant laquo de choses vraies premiegraveres
immeacutediates plus connues que la conclusion anteacuterieures agrave elle et causes de la conclusion raquo58
Et la meacutethode empirique dAristote en science se double dun aspect formel dune rigueur et
dune preacutecision quant aux laquo langage scientifique raquo Le savoir empirique de la cause des
pheacutenomegravenes est inseacuteparable dune langue scientifique rigoureusement fondeacutee la
deacutemonstration apodictique du savant qui atteste du savoir scientifique Dailleurs Aristote
explique tregraves preacuteciseacutement dans les Premiers analytiques I31 quil laquo revient agrave lexpeacuterience
de fournir les principes propres de chaque sujet raquo et quagrave partir de ces causes ou principes que
fournit lexpeacuterience laquo une fois que lon a suffisamment eacutetablit les pheacutenomegravenes raquo alors il est
nous est possible laquo de faire apparaicirctre les deacutemonstrations raquo59 Il y a donc bien laquo deux temps raquo
dans le savoir scientifique selon Aristote le temps de lacquisition et celui de la
deacutemonstration Et dans ce double mouvement nous pouvons affirmer que le savoir
scientifique se fonde en tant quactiviteacute de recherche sur lἐμπειρία et sur lαἴσθησις cest-agrave-
dire sur lexpeacuterience la plus immeacutediate que nous ayons des pheacutenomegravenes sensibles
Mais ce double mouvement inductif et deacuteductif neacutepuise pas la deacutefinition du savoir
scientifique aristoteacutelicien En effet Jacques Brunschwig analysant la structure des Seconds
analytiques attire notre attention sur la distinction agrave eacutetablir entre la laquo deacutemonstration raquo et la
laquo science deacutemonstrative raquo Selon lui il ne faut pas effacer les diffeacuterences entre ces deux
notions car
La deacutemonstration est cette forme du syllogisme qui est de telle nature que du fait
que nous la posseacutedons nous avons la science la science deacutemonstrative est ἓξις
ἀποδεικτική leacutetat caracteacuteristique dans lequel se trouve celui qui est en mesure de
56Seconds analytiques I 2 71b29-72a57Seconds analytiques II 19 99b2058Ibid 71b20 et suivantes5946a15 et suivantes
18
deacutemontrer On ne saurait attribuer agrave Aristote une identification pure et simple de la
deacutemonstration et de la science sans le charger dune faute cateacutegorielle quil pouvait
difficilement commettre la deacutemonstration eacutetant une espegravece de syllogisme tombe
sous le genre du λόγος du discours la science deacutemonstrative est lun des eacutetats
mentaux ou intellectuels dans lequel nous sommes lorsque nous nous trouvons en
mesure de dire le vrai Une forme de discours ne saurait ecirctre exactement laquo la mecircme
chose raquo quun eacutetat de la penseacutee60
Partant puisquil ne faut pas commettre une telle laquo faute cateacutegorielle raquo il est neacutecessaire de
comprendre et de tenir pour constant que le savoir scientifique ne se constitue pas simplement
dun corps de doctrines systeacutematique propre agrave un domaine et dont les principes ne peuvent
sappliquer agrave dautres genres Savoir scientifiquement se pense aussi comme un laquo eacutetat raquo acquis
du sujet sachant Cependant cet eacutetat a lui-mecircme une geacuteneacutealogie et procegravede dun autre laquo eacutetat raquo
inneacute celui-ci qui est justement aussi la perception En effet dans les laquo genegraveses raquo du savoir
aristoteacutelicien que sont Meacutetaphysique A1 et les Seconds Analytiques II19 Aristote comprend
quil est dans la nature des hommes de deacutesirer savoir et en donne pour preuve laquo le plaisir
quils prennent aux sensations raquo61 Le savoir la science en tant laquo queacutetat raquo ou laquo ἕξις raquo de
connaissance commence laquo geacuteneacutetiquement raquo par la perception sensible en tant que premier
ἕξις Car cest bien de la reacutepeacutetition des perceptions que naicirct gracircce agrave la meacutemoire lexpeacuterience
(luniversel au repos dans lacircme) puis lart puis la science comme autant deacutetats distincts du
savoir Bien que selon J Brunschwig deacutemonstration et science deacutemonstrative ne soient pas
stricto sens laquo la mecircme chose raquo et que les Seconds analytiques aient deux objets deacutetudes bien
distincts la science deacutemonstrative situeacutee laquo dans le cadre dune theacuteorie geacuteneacuterale de la
science raquo et la deacutemonstration situeacute dans laquo le cadre dune syllogistique geacuteneacuterale raquo62 il nen
appert pas moins que si nous eacutelargissons lanalyse de J Brunschwig au savoir scientifique en
geacuteneacuteral dans la deacutemonstration du savoir comme dans leacutetat du savant la perception joue un
rocircle fondamental Il y a une certaine analogie entre la meacutethode empirico-analytique et leacutetat
du savoir scientifique en tant que ces deux notions entretiennent un lien fondamental et
neacutecessaire avec la perception Les data perccedilus sont agrave la meacutethode empirico-analytique ce que
lἕξις de la perception est agrave lἕξις du savoir scientifique un point de deacutepart
Cest dailleurs ce que soutient deacutejagrave D Ross en 1923 quand ce dernier interroge ce
laquo magnifique compte-rendu du deacuteveloppement continu qui nous megravene de la sensation agrave la
raison raquo63 cest-agrave-dire les Seconds analytiques II19 il considegravere les Analytiques comme
60Jacques Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds Analytiques selon Aristote raquo in Aristotle onscience the laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium aristotelicum held in Padua fromSeptember 7 to 15 1978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 70-71
61Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et A Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p 71 A1 980a21et suivantes
62J Brunschwig Ibidem p8063D Ross op cit p 74-76
19
lexposition du laquo canon de la science raquo dont parle Aubenque en 1960 D Ross commence en
effet par paraphraser la question quAristote sy pose avant de proposer sa compreacutehension de
lappreacutehension des premiers principes chez le Stagirite laquo Quelle est la faculteacute eacutecrit-il par
laquelle nous connaissons [les preacutemisses non connues par la deacutemonstration] et cette
connaissance est-elle acquise ou latente en nous depuis notre naissance raquo64 Lun des enjeux
des Seconds analytiques II19 bien que D Ross nen fasse aucunement mention est de
reacutepondre au paradoxe du Meacutenon qui semblait rendre caduque toute forme de progregraves du
savoir et plus geacuteneacuteralement dapprentissage de connaissances nouvelles
Je comprends de quoi tu parles Meacutenon Tu vois comme il est eacuteristique cet argument
que tu deacutebites selon lequel il nest possible agrave un homme de chercher ni ce quil connaicirct
ni ce quil ne connaicirct pas En effet ce quil connaicirct il ne le chercherait pas parce quil
le connaicirct et le connaissant na aucun besoin dune recherche et ce quil ne connaicirct
pas il ne le chercherait pas non plus parce quil ne saurait mecircme pas ce quil devrait
chercher65
Alors que contre cet laquo eacuteristique argument raquo Socrate deacuteveloppe une theacuteorie de la
reacuteminiscence fondeacutee sur limmortaliteacute de lacircme Aristote propose un autre deacutepassement agrave ce
paradoxe qui passe par la preacutesence inneacute dun eacutetat du savoir et la distinction entre lacte et la
puissance
A partir de la perception donc se produit le souvenir comme nous le disons
et du souvenir de la mecircme chose se produisant un grand nombre de fois lexpeacuterience
En effet plusieurs souvenirs forment une expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience
autrement dit de luniversel tout entier au repos dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses
multiples qui est contenu un et le mecircme en elles toutes est produit un principe de lart
et de la science de lart si cest agrave propos du devenir de la science si cest agrave propos de
leacutetant Effectivement ces eacutetats ne sont pas preacutesents en nous sous une forme distincte
et ils ne sont pas non plus produits agrave partir dautre eacutetats qui nous donnent une
connaissance supeacuterieure mais depuis la perception [hellip]66
Ce deacutepassement du paradoxe du Meacutenon D Ross le comprend ainsi
Il est difficile de penser que cette connaissance [des preacutemisses non connues par
deacutemonstration] qui doit ecirctre la plus certaine de toutes puisse ecirctre en nous depuis notre
origine sans que nous le sachions il est eacutegalement difficile de se rendre compte de la
maniegravere dont si elle nest pas en nous degraves le deacutebut elle peut ecirctre acquise en suite
puisque [hellip] il faudrait quelle le soit sans ecirctre fondeacutee sur aucune connaissance
preacutealable Pour eacutechapper agrave cette double difficulteacute nous devons poser une faculteacute plus
humble agrave partir de laquelle sorigine le deacuteveloppement ulteacuterieur de cette
connaissance67
64D Ross op cit p 74-7565Platon Meacutenon trad Monique Canto-Sperber GF Flammarion Paris 1991 Socrate agrave Meacutenon 80d-e 66Segonds analytiques II 19 traduction P Pellegrin modifieacutee sur laquo ἀπὸ αἰσθήσεως raquo 100a10-1167D Ross p 75
20
Selon D Ross il faut donc fonder le savoir scientifique en tant que ἕξις de celui qui sait les
principes sur une laquo faculteacute plus humble raquo dont il deacutecoulerait comme la fin dun processus
dactualisation dune potentialiteacute Et en guise de reacuteponse au paradoxe du Meacutenon cette faculteacute
originelle au savoir scientifique est justement pour Aristote la perception qui nest pas un
savoir en soi mais une laquo faculteacute raquo propre agrave savoir Et le savoir scientifique est donc une
laquo puissance raquo que le savant actualise en connaissant En effet nous avons en nous comme
tous les animaux une laquo capaciteacute inneacutee de discernement [δύναμιν σύμφυτου κριτικήν] que
lon appelle perception raquo eacutecrit Aristote en Seconds analytiques 99b35 Et toujours selon D
Ross la transition le passage le progregraves de lecirctre humain apprenant agrave travers les diffeacuterents
eacutetats du savoir (perception expeacuterience art et science) laquo est rendu possible par le fait que la
perception elle-mecircme a un eacuteleacutement duniversel nous percevons une chose particuliegravere il est
vrai mais ce que nous percevons en elle ce sont les caractegraveres quelle a en commun avec
dautres choses raquo68
Mecircme si le commentateur est ici quelque peu impreacutecis quant agrave cet laquo eacuteleacutement
duniversel raquo contenu dans la perception retenons simplement que pour D Ross et agrave linstar
de ce que nous pourrions nommer laquo un certain aristoteacutelisme classique raquo faisant de la meacutethode
empirico-analytique le cadre rigide de la science aristoteacutelicienne la perception est bien la
faculteacute fondamentale du savoir aristoteacutelicien laquo Fondamentale raquo tant dans la description de la
meacutethode empirico-analytique qui procegravede de ce qui est mieux connu pour nous selon la
perception vers ce qui est mieux connu par nature que dans la deacutefinition de lἐπίστασθαι en
tant que ἕξις de celui qui sait laquo Faculteacute raquo qui constitue laquo le degreacute le plus bas raquo le fondement
de toute connaissance animale et qui permet par le deacuteveloppement mecircme de celle-ci de cette
laquo capaciteacute raquo [δύναμις] datteindre la science qui constitue laquo le degreacute le plus eacuteleveacute raquo laquo le
dernier et le plus haut produit de la civilisation raquo69 Il semble donc que pour Aristote savoir
scientifiquement est le reacutesultat de lactualisation dune potentialiteacute proprement humaine qui
est celle de connaicirctre la cause des pheacutenomegravenes Ainsi cest finalement un tregraves ancien laquo lieu
commun raquo de laristoteacutelisme que nous venons deacutenoncer un veacuteritable topos des eacutetudes
classiques le mecircme lieu commun que traduit par exemple la fresque de lrsquoEacutecole dAthegravenes
Raphaeumll en 1510 se propose de repreacutesenter Aristote la main grand ouverte vers le sol dans
le sens opposeacute au doigt du Maicirctre cela ne signifie-t-il pas quil est largement admis mais pas
exclusivement quAristote soit un philosophe empiriste
Le canon du savoir scientifique tel que nous le proposent les Analytiques peut donc se
formuler ainsi une fois ce savoir des principes causes ou eacuteleacutements acquis par induction
depuis les donneacutees de la perception depuis lobservation sensible le sujet savant doit pouvoir
68Ibidem69Ibid p 215
21
deacutemontrer ce savoir deacuteductivement respectant les regravegles du syllogisme pour attester du
caractegravere scientifique de lrsquoeacutetat du savoir dans lequel il est Induction et deacuteduction semblent
donc bien meacutethodologiquement pouvoir renvoyer respectivement agrave lrsquoacquisition et agrave la
deacutemonstration du savoir scientifique Et au fondement de cette acquisition comme de leacutetat
du savant repose lἐμπειρία et lαἴσθησις Gracircce agrave ces diffeacuterents textes qui mettent en lumiegravere
le rocircle de ces deux notions fondamentales tant dans la meacutethode pour connaicirctre
scientifiquement que dans la genegravese mecircme du savoir scientifique Aristote a eacuteteacute lu comme un
empiriste Et cette interpreacutetation de la meacutethode dAristote en science court encore aujourdhui
Enfin retenons aussi un point crucial la meacutethode pour connaicirctre scientifiquement semble
profondeacutement lieacutee agrave la deacutefinition mecircme du savoir scientifique et aussi agrave la nature mecircme de
lecirctre humain seul capable de connaicirctre scientifiquement laquo Quest-ce que connaicirctre
scientifiquement raquo et laquo quest-ce quun savant raquo sont des questions qui doivent ainsi ecirctre
poseacutees parallegravelement agrave celle de laquo comment connaicirctre scientifiquement raquo Si nous
comprenons comment connaicirctre nous pouvons eacutetablir ce que cest que connaicirctre et donc ce
que cest quun savant Degraves lors un deacutebat sur la meacutethode drsquoAristote en science comme celui
qui eacutemerge au XXe Siegravecle est un deacutebat dont lenjeu porte aussi sinon essentiellement sur la
deacutefinition mecircme du savoir scientifique aristoteacutelicien
Ainsi nous avons essayeacute de preacutesenter le laquo modegravele canonique raquo de la meacutethode
dAristote Cependant bien que fondeacute sur les textes et largement admis ce modegravele reacutesulte
semble-t-il dun choix celui davoir mis en avant les Analytiques et la meacutethode empirico-
analytique quitte agrave consideacuterer les Topiques et leur objet la meacutethode dialectique comme dune
importance moindre voire nulle dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique Ce
choix davoir surtout lu et plus gravement traduit les eacutecrits physiques meacutetaphysiques
biologiques eacutethiques et politiques avec laquo les lunettes des Analytiques sur le nez raquo et a
fortiori davoir fait de la meacutethode empirico-analytique la meacutethode scientifique laquo par
excellence raquo Cependant ce choix est trop rigide et le modegravele laquo canonique raquo du savoir
scientifique proceacutedant par la meacutethode empirico-analytique rend degraves lors obscure la meacutethode
effective dAristote dans ses recherches scientifiques et notamment les appels reacutecurrents aux
ἔνδοξα aux opinions admises Comment en consideacuterant la meacutethode scientifique dAristote agrave
travers les Analytiques peut-on prendre en charge ces appels aux ἔνδοξα Appels semblant
pourtant constituer les laquo points de deacutepart raquo de la pratique scientifique effective dAristote dans
ses recherches
En effet un tel modegravele poseacute comme laquo canonique raquo a participeacute agrave deacutepreacutecier la meacutethode
dialectique sinon agrave lui refuser tout droit de citeacute dans les sciences Certes le traiteacute des
Topiques pose problegraveme en lui-mecircme Il faut dire que le texte et lobjet de ce traiteacute naident
22
pas agrave en faire une œuvre comme les autres dans le corpus dAristote Sa lecture est rendue
particuliegraverement difficile de par lrsquoaspect collecteacute de son propos mais aussi par le manque de
fil directeur rendant peu clair le but dAristote dans ce dernier J Brunschwig ouvre dailleurs
son introduction aux Topiques par un portrait particuliegraverement deacutepreacuteciatif de ceux-ci tant eu
eacutegard agrave leur forme quagrave leur objet Formellement les Topiques ne sont quune laquo mosaiumlque
deacuteleacutements juxtaposeacutes indeacutependants les uns des autres raquo et leur mode de composition
laquo purement additif ne donne pas plus le sentiment dune œuvre quun tas de brique celui dune
maison raquo70 explique J Brunschwig reprenant un exemple ceacutelegravebre de laristoteacutelisme Quelle
est la fin de ce traiteacute fin qui permettrait une fois deacutetermineacutee den saisir luniteacute formelle
Nous rendre capable de parler correctement de tout avec nimporte qui En effet Aristote le
dit tregraves preacuteciseacutement dans louverture des Topiques
Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables de
raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets qui
peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous auront nous mecircme agrave reacutepondre dune
affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire71
Le projet dAristote est consideacuterable trouver une meacutethode nous rendant capable de raisonner
deacuteductivement sur absolument tous les sujets sans se contredire luniteacute du traiteacute se pense
donc deacutejagrave paradoxalement dans la diversiteacute de son objet et de sa finaliteacute Mais il est surtout
difficile au premier abord de comprendre linteacuterecirct scientifique et philosophique dun tel projet
En effet le traiteacute des Topiques a sans conteste un statut agrave part par rapport agrave des traiteacutes
longtemps consideacutereacutes72 comme laquo veacuteritablement raquo scientifiques tels que la Physique ou le De
Caelo Cependant la forme laquo collecteacutee raquo du traiteacute nexplique pas par elle seule le fait que ce
dernier ait pu ecirctre deacutepreacutecieacute par certains commentateurs car des traiteacutes comme les Politiques
ou encore la Meacutetaphysique ont aussi une forme collecteacutee et une composition laquo fastidieuse raquo
Toujours selon J Brunschwig la meacutediocriteacute apparente des Topiques nest pas uniquement
formelle
Encore pourrait-on pardonner aux Topiques leur forme inorganique et
fastidieuse si seulement leur contenu se montrait par sa porteacutee sa richesse ou sa
profondeur apte agrave en racheter les deacutefauts A premiegravere lecture au moins cet espoir ne
semble malheureusement pas fondeacute73
En effet les Topiques ne sont quune collection de laquo lieux raquo cest-agrave-dire de regravegles ou de
laquo recettes raquo pour se rendre efficace dans une activiteacute bien particuliegravere quest la discussion
dialectique activiteacute que J Brunschwig comprend comme un laquo jeu auquel personne ne joue
plus raquo de nos jours Les Topiques posent donc problegraveme premiegraverement en eux-mecircme par leur70Aristote Topiques op cit Jacques Brunschwig Introduction p VIII71Ibidem p 100a18-2472Mecircme si depuis la seconde moitieacute du XXe siegravecle et les eacutetudes du dialectic turn ces traiteacutes sont consideacute-
reacutes plus ou moins en partie comme laquo dialectiques raquo73J Brunschwig ibidem
23
laquo lourdeur raquo formelle mais aussi par le manque dactualiteacute de leur objet lactiviteacute
dialectique est une activiteacute deacutepasseacutee obsolegravete Et deuxiegravemement la reacuteception mecircme du traiteacute
des Topiques pose eacutepisteacutemologiquement problegraveme si un speacutecialiste tel que J Brunschwig
comprend la dialectique comme un laquo jeu raquo nest-ce pas immeacutediatement quil la considegravere
comme ludique cest-agrave-dire non seacuterieuse donc eacutepisteacutemologiquement infeacuterieure par rapport agrave
lactiviteacute scientifique veacuteritable Or Aristote permet-il quelque part dans ses eacutecrits une telle
compreacutehension de la dialectique 74 Degraves lors luniteacute des Topiques est difficile agrave saisir tant
dun point de vue formel que laquo dieacutegeacutetique raquo et linteacuterecirct de lire ce traiteacute apparaicirct comme
scientifiquement mineur puisque son objet la dialectique est premiegraverement un jeu
deuxiegravemement celui dun autre temps
Eacutetrangement cette obsolescence mentionneacutee par J Brunschwig lieacutee agrave une
deacutepreacuteciation de la dialectique par rapport agrave lactiviteacute scientifique et que J Brunschwig
considegravere surtout comme contemporaine fait sens dune certaine maniegravere avec les thegraveses de
D Ross ou encore de P Aubenque agrave propos de la meacutethode exposeacutee dans les Topiques En
effet mecircme si leurs critiques sont diffeacuterentes par bien des aspects et que la dialectique se voit
surtout disqualifieacutee dun point de vue eacutepisteacutemologique il y a lideacutee commune chez ces deux
commentateurs que la dialectique est un vestige culturel quAristote a lui-mecircme deacutepasseacute et
rendu obsolegravete deacutejagrave dans lAntiquiteacute Lrsquoobsolescence de la dialectique serait une obsolescence
antique et rendue possible par Aristote lui-mecircme
En effet apregraves avoir eacutetudieacute laquo lappreacutehension des principes de la Science raquo science
entendue agrave la fois comme laquo eacutetat raquo de celui qui sait mais aussi comme activiteacute de la recherche
des principes qui une fois acquis seront les preacutemisses de la deacutemonstration et dont le
fondement est la perception D Ross propose une tregraves bregraveve analyse des Topiques et place
immeacutediatement ce traiteacute et son objet la dialectique dans un rapport dinfeacuterioriteacute
eacutepisteacutemologique face agrave la science deacutemonstrative exposeacutee dans les Analytiques Dans son
Aristotle tout se passe comme si D Ross preacutejugeait de linfeacuterioriteacute de la dialectique par
rapport agrave la meacutethode empirico-analytique Cette infeacuterioriteacute eacutepisteacutemologique serait pour le
commentateur lieacutee au projet mecircme du laquo systegraveme raquo aristoteacutelicien Selon lui laquo les Topiques
peuvent ecirctre eacutetudieacutes plus briegravevement raquo75 et effectivement son eacutetude ne deacutepasse pas le livre I
dudit traiteacute Les arguments de cet ouvrage seraient laquo emprunteacutes en grande partie agrave
lrsquoAcadeacutemie raquo et lobjet en serait le seul laquo syllogisme dialectique raquo distingueacute du laquo syllogisme
scientifique en ce que ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates mais simplement
probables cest-agrave-dire telles quelles simposent delles-mecircme soit agrave tous soit agrave la plupart des
74Nous reacutepondrons agrave cette question dans une autre partie et soutiendrons quen effet la dialectique est unjeu Mais ce nest pas pour autant quelle doit ecirctre consideacutereacutee inutile aux sciences et maintenue hors du pro-cessus menant au savoir scientifique
75D Ross op cit p 76 et suivantes
24
gens soit seulement aux sages raquo Les Topiques seraient donc lrsquoextension de la science
deacutemonstrative au syllogisme dialectique qui puisque ce dernier ne se fonde pas sur les
principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes mais sur les opinions admises (ἔνδοξα)
autrement dit puisque laquo ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates raquo naurait de facto
aucune valeur eacutepisteacutemologique
Aristote confirme en outre que deacutemonstrations dialectiques et deacuteductions scientifiques
nont pas le mecircme laquo point de deacutepart raquo76 Si le syllogisme scientifique sappuie sur des
laquo affirmations vraies et premiegraveres raquo cest-agrave-dire des principes induits depuis laquo le tout de la
perception raquo le syllogisme dialectique sappuie quant agrave lui sur lopinion commune lἔνδοξον
qui selon une lecture de laristoteacutelisme qui fait de la meacutethode empirico-analytique le canon
de la science na strictement aucune valeur eacutepisteacutemologique par rapport aux data du perccedilu
qui seuls peuvent fonder le discours Gardons agrave lesprit que selon les Premiers analytiques
I30 laquo il revient agrave lexpeacuterience de fournir les principes propre de chaque sujet raquo comment
degraves lors la dialectique prenant appui sur des laquo ideacutees admises raquo sur de simples opinions
pourrait-elle laquo fournir raquo le moindre principe vrai Cela semble impossible Cependant le
syllogisme dialectique laquo raisonne correctement sur des preacutemisses reacuteellement probables raquo et se
distingue par ce raisonnement correct du syllogisme eacuteristique cest-agrave-dire sophistique77
Partant dune lecture trop radicalement empirique et analytique de la theacuteorie aristoteacutelicienne
du savoir la seule valeur de la dialectique proceacutederait donc du seul entraicircnement agrave raisonner
correctement Mais alors comment comprendre les diffeacuterentes services rendus par le traiteacute des
Topiques et exposeacutes dans ledit traiteacute en I2 101a25-101b4 Pourquoi si la dialectique na
dautre inteacuterecirct que de raisonner correctement Aristote lui reconnaicirct-il plusieurs services lun
laquo gymnastique raquo laquo πρὸς γυμνασίαν raquo un autre servant laquo les contacts avec autrui raquo laquo πρὸς
τὰς ἐντευξεις raquo et un autre enfin laquo inteacuteressant raquo les laquo connaissances agrave caractegravere
philosophiques raquo laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo78
Pour reacutepondre agrave ces questions D Ross court-circuite le texte et ne tient pas compte du
service laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo disqualifiant ainsi toute preacutetention
eacutepisteacutemologique de la dialectique Certes il reconnaicirct tout de mecircme que la dialectique a cette
preacutetendue laquo triple utiliteacute raquo et paraphrasant les Topiques I2 101a25-101b4 il comprend que
la dialectique vaut
laquo 1deg comme gymnastique mentale 2deg pour nous permettre de discuter avec qui que ce
soit au hasard de la rencontre si nous nous sommes preacutealablement familiariseacutes avec
les opinions communes et avec les conseacutequences qui en deacutecoulent nous serons en
76Topiques I1 100a25-100b3077Topiques I1 100b25-101a578Aristote Topiques texte eacutetabli et traduit par Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2009 Nous
suivons ici la traduction de J Brunschwig et eacutenumeacuterons ses services en passant Les trois (ou quatre) ser-vices du traiteacutes des Topiques feront cependant lobjet dune analyse preacutecise agrave la fin de cette eacutetude
25
mesure de discuter avec nimporte qui en partant de ses propres preacutemisses 3deg dans un
inteacuterecirct scientifique mais cet inteacuterecirct est double a) Si nous sommes en eacutetat sur une
question dargumenter agrave la fois pour et contre nous seront dautant mieux reconnaicirctre
le vrai et le faux lorsque nous les rencontrerons et b) les principes premiers des
sciences ne pouvant eux-mecircmes ecirctre deacutemontreacutes scientifiquement pourront ecirctre
approcheacutes par une eacutetude des opinions communes telle que celle que permet la
dialectique79
En effet D Ross fonde son propos sur les Seconds analytiques I3 qui interdisent
logiquement agrave une science de deacutemontrer ses propres principes car toute deacutemonstration
sappuie neacutecessairement sur des preacutemisses connues anteacuterieurement et parce que pour
deacutemontrer les principes dune science il faudrait poser dautres principes degraves lors
deacutemontrables par dautres principes encore et nous reacutegresserions ainsi agrave linfini
Quant agrave nous nous disons que toute science nest pas deacutemonstrative mais au
contraire que celle des immeacutediats ne les deacutemontre pas (et que cela soit neacutecessaire
cest manifeste Car sil est neacutecessaire de connaicirctre les anteacuterieurs cest-agrave-dire ce dougrave
part la deacutemonstration et si on sarrecircte agrave un moment on a les immeacutediats et il est
neacutecessaire quils soient indeacutemontreacutes) Cest lagrave ce que nous disons et nous disons quil y
a non seulement science mais aussi un principe de science par lequel nous
connaissons les termes ultimes80
De plus une science ne peut deacutemontrer une proposition que dans son propre genre sauf dans
le cas ougrave une science comme loptique est subordonneacutee agrave la geacuteomeacutetrie par exemple En
dehors de la subordination il y a incommunicabiliteacute des genres entre les sciences (cest
dailleurs lun des principes canoniques du savoir scientifique aristoteacutelicien exposeacutes dans les
Seconds analytiques I7 75b12-20) La dialectique serait-elle donc cette meacutethode non tenue
agrave lincommunicabiliteacute des genres capable de deacutemontrer les principes de toutes les sciences
que les sciences elles-mecircmes ne peuvent deacutemontrer Aristote deacuteveloppe-t-il dans les
Topiques une meacutethode pouvant gracircce agrave leacutetude des ἔνδοξα consideacuterer critiquer ou peut-ecirctre
mecircme eacutetablir les principes des sciences Cest en effet ce que le Stagirite semble proposer en
exposant lultime service de la dialectique
Mais on peut encore en attendre un service de plus qui inteacuteresse les notions premiegraveres
de chaque science Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant
sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les
principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si
lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune
de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave
elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de
toutes les disciplines81
79D Ross op cit p 77-7880Secondes analytiques I3 72b18-2581101a36-101b4
26
La dialectique semble donc pouvoir entretenir un lien profond avec les principes des sciences
Cependant D Ross refuse agrave la dialectique tout rapport avec lesdits principes Car selon lui
premiegraverement les syllogismes scientifiques et dialectiques nont pas le mecircme fondement
puisque leurs preacutemisses sont diffeacuterentes et que les preacutemisses dialectiques ne sont pas laquo vraies
et immeacutediates raquo et deuxiegravemement dans les Topiques la dialectique ne serait eacutetudieacutee dapregraves
D Ross laquo que selon les deux premiers points de vue raquo agrave savoir comme laquo gymnastique
mentale raquo et pour permettre de laquo discuter avec qui que ce soit raquo Aristote naurait pour ainsi
dire pas assez approfondi dans les Topiques le service preacutetendument rendu par la dialectique
agrave la science dans leacutetude des principes premiers pour lui voir confeacuterer le statut de meacutethode
laquo scientifique raquo Selon D Ross les deux seuls exemples de laquo principes raquo poseacutes par la
dialectique sont le principe de non contradiction et le principe du tiers exclu deacuteveloppeacutes en
Meacutetaphysique Γ82 Tout semble donc se passer comme si Aristote avait entrevu dattribuer agrave la
dialectique un statut eacutepisteacutemologique fort mais quil seacutetait deacutetourneacute de cette ideacutee Le seul
inteacuterecirct que nous pourrions alors tirer de lexercice dialectique semblerait ecirctre celui de nous
laquo entraicircner agrave raisonner raquo agrave deacutemontrer correctement sur des preacutemisses seulement probables
donc exclues du laquo champ raquo strictement scientifique La dialectique ne serait quun laquo bluff raquo
pour apprendre seulement agrave construire des syllogismes corrects mais non scientifiques
puisque lἔνδοξον qui constitue la preacutemisse du syllogisme dialectique na rien de vrai ou du
moins ne semble fonder sur rien
Et pour justifier son propos D Ross avance limportance des Analytiques sur le traiteacute
des Topiques En effet au regard de la conclusion de son laquo analyse raquo cette deacutevaluation de la
dialectique paraicirct particuliegraverement reacuteveacutelatrice dun choix fait par D Ross agrave linstar de
lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes et de laristoteacutelisme classique ayant tregraves largement
deacutelaisseacute la dialectique et lanalyse du traiteacute des Topiques Car ce dernier traiteacute serait selon D
Ross un traiteacute ennuyeux graveleux qui plus est laquo platonicien raquo83 et obsolegravete puisque eacutecrit
par un Aristote encore jeune donc laquo immature raquo mais surtout en contradiction certaine avec
le reste de lOrganon et reacuteveacutelateur dune culture grecque de la discussion apparaissant deacutesuegravete
au regard de la reacutevolution scientifique dont la marche est engageacutee par la meacutethode analytico-
empirique eacutetablie par un Aristote lui-mecircme dans la force de lacircge D Ross eacutecrit en effet
La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolu elle est un des derniers efforts
de ce mouvement de lesprit grec vers une culture geacuteneacuterale cette tentative faite pour se
mettre en mesure de discuter de sujets de tout ordre sans avoir eacutetudieacute les premiers
principes qui sy rapportent en propre et que nous connaissons sous le nom de
mouvement sophistique Ce qui distingue Aristote des sophistes du moins tels quils
ont eacuteteacute deacutepeints par lui et par Platon cest que son but eacutetait daider ses auditeurs et ses82Ross op cit p 7883Nous avons vu que Ross considegravere la grande partie des arguments des Topiques comme emprunteacutes agrave
lAcadeacutemie
27
lecteurs non agrave gagner le profit ou la gloire par une fausse apparence de sagesse mais agrave
discuter de toute question aussi senseacutement que cela se peut sans connaissances
speacuteciales Mais il a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont
ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes84
Dans larbre du corpus des œuvres dAristote la dialectique et son support bibliographique
que sont les Topiques seraient donc selon D Ross une branche secondaire malingre faible
et fragile que les autres branches des Analytiques auraient deacutepasseacutee recouverte et eacutetouffeacutee et
qui aurait eacuteteacute tregraves vite abandonneacutee par Aristote lui-mecircme Cette branche dialectique du corpus
aristoteacutelicien serait lessai non abouti leacutebauche lavorton dun savoir de laquo culture geacuteneacuterale raquo
agreacuteable et inteacuteressant dun point de vue infra-scientifique mais eacutepisteacutemologiquement
infeacuterieur car sans fondement vrai dans un laquo systegraveme raquo qui preacutefegravere agrave la simple laquo discussion raquo
deacutevelopper une science empirico-analytique fondant le savoir scientifique sur lexpeacuterience
des data perccedilus et sur une theacuteorie de la deacutemonstration Pour D Ross il semble quAristote
engage gracircce agrave ses Analytiques et par la meacutethode empirico-analytique le mouvement
veacuteritablement scientifique de la penseacutee grecque Comme si au soir dune dialectique
vieillissante le Stagirite proposait un autre modegravele de savoir
Dans une autre perspective et bien quil en tire des conseacutequences bien singuliegraveres P
Aubenque en analysant les diffeacuterences entre la dialectique socrato-platonicienne et la
dialectique aristoteacutelicienne partage avec D Ross une lecture laquo deacutepreacuteciative raquo de la
dialectique au profit de la meacutethode exposeacutee dans les Seconds analytiques La dialectique
naurait selon lui aucun lien avec lessence et serait donc incompatible avec la philosophie
de lecirctre Sappuyant sur les recherches dOctave Hamelin dont il tire sa critique P Aubenque
exclut tout uniment la dialectique de la science et de la philosophie aristoteacutelicienne Elle ne
serait quune laquo logique du vraisemblable deacutesormais parente pauvre dune analytique qui peut
seule fournir le canon dun savoir acheveacute raquo85 Selon O Hamelin citeacute par P Aubenque
Aristote aurait pris le contre-pied du Platon de la Reacutepublique qui faisait de la dialectique la
science universelle et suprecircme et dont la valeur eacutetait eacuteminemment positive
Aristote [hellip] a rangeacute la dialectique du cocircteacute de lopinion et la radicalement et
deacutefinitivement seacutepareacutee de la science ce qui reviendrait agrave affirmer que pour Aristote
laquo il ny a plus rien de commun entre la recherche de la veacuteriteacute et la dialectique raquo86
Pour P Aubenque la dialectique nest laquo quune faccedilon de parler raquo qui laquo se meut au-delagrave des
essences et est donc deacutepourvue de tout point dappui reacuteel qui lui permette davancer raquo87 Si la
philosophie parvenait agrave se constituer comme une science telle que celle-ci est deacutefinie par les
Analytiques laquo le rapport de la science et de la philosophie serait alors analogue agrave celui que la84Ross p 8185Pierre Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote Presse Universitaires de France Paris 1962 Cin-
quiegraveme eacutedition laquo Quadrige raquo Paris 2009 P 295 86P Aubenque Ibid p296 citant Octave Hamelin Le systegraveme dAristote p 23587Ibid p 293
28
dialectique entretient avec toute science particuliegravere qui est decirctre une propeacutedeutique agrave ce
savoir raquo88 Mais la philosophie de lecirctre cest-agrave-dire la meacutetaphysique veacuteritable est introuvable
pour P Aubenque elle est une laquo science rechercheacutee raquo Et tout le tragique du philosophe
meacutetaphysicien dans le systegraveme aristoteacutelicien est justement de ne pas parvenir agrave deacutepasser ce
stade laquo propeacutedeutique raquo
Mais nous avons vu que le savoir universel ne parvenait pas agrave deacutepasser le niveau dune
propeacutedeutique que la philosophie de lecirctre est une science laquo rechercheacutee raquo et qui
seacutepuise dans cette recherche elle-mecircme bref que nous sommes toujours en route vers
la totaliteacute [hellip] Science eacuteternellement rechercheacutee la science de lecirctre en tant quecirctre est
telle que la preacuteparation dialectique devient le substitut du savoir lui-mecircme89
Pour P Aubenque la dialectique nest que le pis-aller le substitut le moment preacuteparatoire
lesquisse dune meacutetaphysique science des sciences parfaite en theacuteorie mais tragiquement
introuvable toujours rechercheacutee condamneacutee justement au stade desquisse Degraves lors au sein
du corpus aristoteacutelicien cette science des sciences ne voit le jour que sous sa forme la plus
preacutecaire la moins scientifique sa forme laquo dialectique raquo cest-agrave-dire preacuteliminaire et
propeacutedeutique Et cest avec de tels arguments que le commentateur sinscrit lui aussi dans
une disqualification profonde et historique de la dialectique aristoteacutelicienne au profit dune
meacutethode analytique et empirique plus laquo veacuteritablement scientifique raquo bien que pour P
Aubenque inaccessible
Limportance de la dialectique dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique
serait donc quasiment nulle puisque elle na semble-t-il theacuteoriquement pas droit de citeacute dans
la science Elle est du cocircteacute de lopinion quand la science doit ecirctre de celui du savoir fondeacute sur
lexpeacuterience des perceptions sensibles sur lobservation des pheacutenomegravenes sur linduction de
leurs principes puis sur la deacutemonstration de propositions Mais il semble quune telle
interpreacutetation de la dialectique soit surtout due agrave un preacutesupposeacute de la part de nos
commentateurs eux-mecircmes En effet quand O Hamelin P Aubenque ou D Ross considegraverent
la dialectique comme un sous-genre de la science voire tout simplement comme une laquo non
science raquo ils fondent leurs critiques justement sur labsence de fondement eacutepisteacutemologique
que peut avoir lopinion cest-agrave-dire sur une critique une deacutevaluation sous-jacente de
lopinion elle-mecircme Et critiquer la dialectique par le fait que celle-ci a pour point de deacutepart
lopinion nest-ce pas lagrave un preacutesupposeacute profondeacutement platonicien Nombreux sont les
passages du corpus platonicien dans lesquels lopinion est critiqueacutee cest dailleurs un topos
philosophique des eacutetudes classiques Monique Dixsaut eacutecrit agrave propos par exemple du
traitement que Socrate fait de lopinion dans le Meacutenon
Dans le Meacutenon lopinion nest pas deacutefinie mais jugeacutee elle est irrationnelle instable
88Ibid89Ibid p 300
29
et neacuteanmoins figeacutee tout le temps que je la fais mienne Semblables aux statues de
Deacutedale les opinions immuables tant quelles sont dans lacircme ne cessent de senfuir
pour laisser place agrave dautres90
Et mecircme si lopinion droite peut ecirctre bonne dans ses conseacutequences notamment dans la
Reacutepublique pour eacuteduquer la caste des gardiens laquo aucune opinion na de valeur en elle-mecircme
Quelle lui vienne par chance ou quelle naisse de la confiance accordeacutee aux savoir des autres
la laquo veacuteriteacute raquo propre de lopinion lui est extrinsegraveque raquo91 Certes Aristote naccorde pas agrave la
dialectique la valeur architectonique de son homologue platonicienne il la range en effet laquo du
cocircteacute de lopinion raquo pour reprendre les mots de P Aubenque Mais lopinion souffre-t-elle
effectivement dune telle deacutepreacuteciation dans le corpus aristoteacutelicien Rien nest moins sucircr
Peut-ecirctre que la dialectique aristoteacutelicienne sest trouveacutee particuliegraverement deacutepreacutecieacutee par nos
diffeacuterents commentateurs justement agrave partir dun preacutesupposeacute platonicien profondeacutement
critique envers lopinion mais peut-ecirctre finalement absent du corpus aristoteacutelicien
Car ce preacutesupposeacute critique envers lopinion qui semble motiver une deacutepreacuteciation de la
dialectique ne tient pas compte et de facto est incapable de rendre compte de lutilisation
massive de celle-ci par Aristote Le problegraveme principal dune lecture trop rigide qui deacutepreacutecie
la dialectique aristoteacutelicienne et lusage de lopinion pour une meacutethode empirico-analytique
veacuteritablement scientifique tient agrave ce quil lui est impossible de rendre compte de la rupture
entre la theacuteorie du savoir scientifique et la pratique effective de la recherche en science dans
les œuvres du Stagirite Peut-on veacuteritablement accepter sans condition les deacuteclarations
dAristote agrave propos de la meacutethode empirico-analytique Si nous consideacuterons que la veacuteritable
meacutethode scientifique est de nature empirique et analytique comment pouvons-nous lire la
somme consideacuterable de textes dans lesquels Aristote commence sa recherche scientifique non
par lexpeacuterience et la perception sensible non par lobservation des pheacutenomegravenes pour en
induire les principes mais par un exposeacute des theacuteories anteacuterieures par une doxographie de ce
que les Topiques nomment preacuteciseacutement des opinions admises des ἔνδοξα
[Un raisonnement deacuteductif] est une deacutemonstration lorsque les points de deacutepart de la
deacuteduction sont des affirmations vraies et premiegraveres [hellip] cest au contraire une
deacuteduction dialectique lorsquelle prend pour point de deacutepart les ideacutees admises [hellip]
sont des ideacutees admises [ἔνδοξα] en revanche les opinions partageacutees par tous les
hommes ou par presque tous ou par ce qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee et pour ces
derniers par tous ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis
comme autoriteacute92
La connaissance que nous avons des philosophies preacutesocratiques nous est donneacutee en tregraves
grande partie par les œuvres dAristote laquo lopinion admise raquo telle quelle est ici deacutefinie par le
90Monique Dixsaut Platon le deacutesir de comprendre Vrin Paris 2012 p 67-6891Ibidem p6892Topiques I1 100a27-100b23
30
livre I des Topiques a une place centrale dans le corpus aristoteacutelicien et peut ecirctre aussi dans la
meacutethode effective dAristote dans ses recherches Et en effet consideacuterant les diffeacuterents traiteacutes
scientifiques du Stagirite tels que la Physique le De Caelo le De Anima ou mecircme la
Meacutetaphysique traiteacutes laquo scientifiques et philosophiques raquo au sein desquels nous aurions pu
attendre une stricte application de la meacutethode empirico-analytique il semble que de maniegravere
reacutecurrente voire systeacutematique Aristote ait recours agrave une revue des diffeacuterentes ἔνδοξα sur un
sujet donneacute Alors mecircme que le chapitre 1 du livre I reformule la theacuteorie scientifique des
Analytiques le chapitre 2 de la Physique commence par une analyse des thegraveses preacuteceacutedentes
sur lexistence ou la non existence du mouvement Aristote eacutetudie les thegraveses des Eleacuteates et des
diffeacuterents physiciens avant mecircme de poser lexistence du mouvement comme laquo claire par
induction raquo (I2 185a14) et ce malgreacute lexposition liminaire de sa meacutethode proceacutedant κατὰ
τὴν αἴσθησιν (184a24-25) Le De Caelo souvre sur la reprise dune thegravese pythagoricienne agrave
propos de la triade alors mecircme quAristote preacutetend suivre dans ses recherches laquo la nature
elle-mecircme raquo
En effet comme le disent eux aussi les pythagoriciens le Tout et la totaliteacute des choses
sont deacutetermineacutes par le nombre trois Fin milieu et deacutebut forment le nombre
caracteacuteristique du Tout et leur nombre est la triade [hellip] En ces matiegraveres nous suivons
comme on vient de le dire la voie que nous trace la nature elle-mecircme93
Tout en preacutetendant suivre laquo la voie que nous trace la nature elle-mecircme raquo que nous pouvons
peut-ecirctre comprendre ici comme laquo le chemin naturel raquo soit la meacutethode de Physique I1
Aristote pose la perfection du corps selon ses trois dimensions Lἔνδοξον pythagoricien sert
ici agrave affirmer la perfection du corps dans une sorte peu orthodoxe de syllogisme qui semble
mecircler agrave la fois perception sensible et recours agrave lἔνδοξον en effet A) le corps seacutetend sur
trois dimensions cette preacutemisse est connu laquo κατὰ τὴν αἴσθησιν raquo B) le chiffre trois est selon
lἔνδοξον pythagoricien le chiffre deacuteterminant le tout C le tout est synonyme de perfection
alors D) laquo le corps est la seule grandeur qui soit parfaite lui seul est deacutefini par le nombre
trois lequel eacutequivaut agrave tout raquo (268a23-24) Une lecture trop rigide de la meacutethode
aristoteacutelicienne reposant sur lanalytique et lexpeacuterience poseacutee par de nombreux
commentateurs comme le canon de la science et disqualifiant lusage de la dialectique semble
pouvoir difficilement comprendre un tel syllogisme qui procegravede moins de lune ou de lautre
de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode scientifique que dun meacutelange de ces
deux meacutethodes
De plus si une lecture trop radicalement empirique de la meacutethode aristoteacutelicienne en
science se rend aveugle agrave lusage quAristote fait des opinions de ces preacutedeacutecesseurs elle peut
encore moins comprendre pourquoi Aristote place leacutetude des ἔνδοξα dune part en amont de
toute recherche scientifique et empirique et dautre part comme une neacutecessiteacute preacutealable agrave la93De Caelo I1 268a10-20
31
recherche94 Dans le De Caelo II1 Aristote comprend leacutetude des thegraveses anteacuterieures agrave
propos de la gauche et de la droite du ciel comme neacutecessaire soit comme ne pouvant pas ne
pas ecirctre
Puisquil [Ἐπειδή] se trouve des gens pour preacutetendre que le ciel a une droite et
une gauche - je pense agrave ceux que lon nomme Pythagoriciens car cest agrave eux
quappartient cette theacuteorie - il nous faut examiner si les choses sont bien comme ils le
disent ou si plutocirct elles se preacutesentent dune maniegravere diffeacuterente agrave supposer toutefois
quil faille appliquer au corps de lunivers les principes mentionneacutes95
Le simple fait quil y ait eu des thegraveses anteacuterieures sur laquo ces principes raquo [τὰς ἀρκάς] que sont la
droite et la gauche de lunivers induit semble-t-il la neacutecessiteacute de les eacutetudier alors mecircme que
cela contredit lapparent canon de la science quest la meacutethode empirique et analytique
Aristote insiste mecircme doublement sur la neacutecessiteacute deacutetudier les ἔνδοξα dans le premier livre
du De Anima
Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions
embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement
prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont
professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leurs propos
et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas Quand au
principe de cette recherche cest de mettre en avant selon lopinion ses principaux
attributs naturels96
Aristote semble veacuteritablement laquo contraint raquo (laquo ἀναγκαicircον raquo 403b20) deacutetudier les opinions
admises au sujet de lacircme Comme le dit Richard Bodeacuteuumls dans sa note rendre compte selon
lopinion laquo doit permettre en dernier ressort de proposer une deacutefinition de lacircme elle-
mecircme raquo97 En plus decirctre poseacutee comme neacutecessaire leacutetude des ἔνδοξα sur un sujet ici lacircme
semble donc autoriser la deacutefinition mecircme du laquo ce que cest que lacircme raquo Lexposeacute endoxal
entre donc dans le processus deacutefinitionnel Pourtant D Ross eacutetudiant la deacutefinition agrave partir de
ce quen dit Aristote dans les Seconds analytiques ne mentionne jamais limportance de
leacutetude endoxale dans la deacutefinition Au contraire lexemple principal dont il fait mention pour
eacutetayer sa compreacutehension de la deacutefinition chez Aristote celui de lrsquoeacuteclipse de lune semble faire
proceacuteder la deacutefinition de lobservation des pheacutenomegravenes sensibles
Ce quAristote cherche agrave soutenir cest que la recherche de la deacutefinition dun attribut est
la recherche dun moyen terme reliant lattribut agrave un sujet et montrant pourquoi tel sujet
possegravede cet attribut Si la lune seacuteclipse parce que la lumiegravere du soleil est intercepteacutee
94Cependant Suzanne Mansion preacutecise tregraves justement que les doxographies dAristote ne commencent ja-mais immeacutediatement les recherches scientifiques et philosophiques mais sont toujours preacuteceacutedeacutes de consideacute-ration preacutealables sur le domaine dans lequel va seffectuer la recherche Suzanne Mansion laquo Le rocircle delexposeacute et de la critique des philosophies anteacuterieures chez Aristote raquo in Aristote et les problegravemes de meacute-thodes op cit pp 35-56
95II2 284a6-10 Nous soulignons96Aristote De lacircme trad Richard Bodeacuteuumls GF Flammarion Paris 1993 p 89 I2 403b20-2597Ibidem note 1 p 89
32
avant de lui arriver par linterposition de la terre sur son trajet la deacutefinition dune
eacuteclipse de lune est laquo la privation de lumiegravere de la lune due agrave linterposition de la
terre raquo98
Le modegravele de la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacute par les Analytiques sapparente peu
agrave peu agrave un veacuteritable paradigme et semble rendre le commentateur sourd agrave la contradiction
pourtant bien preacutesente du le corpus aristoteacutelicien D Ross au lieu de comprendre et
dexpliquer cette contradiction nen rend tout simplement pas compte Il semble donc bien
difficile dexpliquer et de comprendre la valeur et la neacutecessiteacute de leacutetude endoxale dans les
recherches scientifiques si lon place les Analytiques comme eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs
dans le corpus aristoteacutelicien et si lon tient de maniegravere trop rigide la meacutethode empirico-
analytique comme la meacutethode scientifique canonique
Degraves lors peut-ecirctre faut-il assouplir notre appreacutehension de la meacutethode dAristote en
science Ainsi face agrave lincompreacutehension dune lecture empirique trop rigide la dialectique en
tant que meacutethode ayant pour point de deacutepart les opinions admises a peu agrave peu eacuteclipseacute dans les
eacutetudes aristoteacuteliciennes de la seconde moitieacute du XXe siegravecle limage dun Aristote empiriste le
modegravele de la meacutethode empirico-analytique Et ce agrave un point tel quelle a mecircme pu ecirctre lue
comme la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences99 Le
deacutebat contemporain de laristoteacutelisme porte tregraves largement sur la place de la dialectique dans
la meacutethode dAristote en science meacutethode qui peu agrave peu semble plus souple plus flexible que
ne le laissent penser les Analytiques Au vu et au su des multiples contradictions
meacutethodologiques qui parsegravement le corpus une lecture trop radicale de la meacutethode exposeacutee
dans les Analytiques est devenue difficilement soutenable Bien que ce mouvement et la
reacuteeacutevaluation contemporaine de la dialectique sengage autour du travail de P Aubenque et de
son ouvrage Le problegraveme de lecirctre chez Aristote degraves 1943 cest veacuteritablement agrave partir des
anneacutees 1960 que la dialectique est promue agrave ecirctre un candidat ideacuteal pour comprendre la
meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques En effet agrave partir des
eacutetudes de GEL Owen et de linterpreacutetation que la philosophie analytique contemporaine
propose de la meacutethode effective dAristote dans les sciences se met en place un veacuteritable
laquo dialectic turn raquo dans les eacutetudes Cependant ce dialectic turn a pris diffeacuterentes orientations
tous les commentateurs dAristote apregraves GEL Owen nont pas accordeacute le mecircme statut ni la
mecircme valeur agrave la dialectique Ainsi Marta Wlodarczyk au deacutebut de son article intituleacute
98D Ross op cit p 68-6999Cependant les eacutetudes sur lusage de lἔνδοξον ou encore de lεὔλογος chez Aristote nont pas attendu la
seconde moitieacute du XXe siegravecle pour laquo fleurir raquo Citons par exemple le travail de J M LeBlond lεὔλογος etlargument dAutoriteacute chez Aristote qui degraves 1938 sinteacuteresse agrave la valeur de εὔλογος chez Aristote Nouspreacuteciserons ulteacuterieurement les nuances entre ἔνδοξον et εὔλογος mais notons pour le moment que selon RBolton ces deux notions rentrent dans le laquo processus dialectique raquo CF R Bolton laquo Two standards of in-quiry in Aristotles De Caelo raquo op cit
33
laquo Aristotelian dialectic and the discorery of truth raquo dresse linventaire de ces diffeacuterentes
orientations100 Selon elle certains commentateurs ont vu en la dialectique la meacutethode
scientifique par excellence utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes scientifiques pour deacutecouvrir la
veacuteriteacute (GEL Owen M Nussbaum ou encore E Berti font partie de cette branche laquo radicale raquo
du dialectic turn) Dautres ont distingueacute diffeacuterentes laquo espegraveces raquo de dialectique pour reacutepondre
des incoheacuterences du corpus aristoteacutelicien agrave son propos (cest le cas notamment de TH Irwin
ou encore de R Bolton qui comprend entre autres la dialectique comme une laquo proceacutedure de
justification raquo des thegraveses scientifiques et seacutepare la dialectique laquo au sens strict raquo de la
peirastique veacuteritablement scientifique101) Enfin certains commentateurs refusent encore
dattribuer agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique quelconque preacutetextant de ne trouver
nulle part dans le corpus aristoteacutelicien un texte explicite dans lequel Aristote affirme que la
dialectique est la meacutethode pour trouver les principes des sciences (Jacques Brunschwig aurait
plus tendance agrave ecirctre de cette derniegravere orientation car sa critique de R Bolton repose comme
nous le verrons justement sur le hiatus entre la dialectique telle quelle est preacutesenteacutee dans les
Topiques et la preacutetendue dialectique utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes) Nous nous
proposons de dresser ici dans un premier temps le portrait du point de vue le plus radical de
ce dialectic turn celui commenccedilant avec GEL Owen et consideacuterant la dialectique comme la
meacutethode pour deacutecouvrir les principes des sciences dans la perspective de confronter
veacuteritablement deux lectures opposeacutees agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin de
proposer laquo une troisiegraveme voie raquo
Reprenons il est quasiment impossible ou bien au prix dune contestable
deacutevaluation de comprendre lusage que fait Aristote de lἔνδοξον dans ses recherches en
sciences si nous comprenons que la meacutethode empirico-analytique qui infegravere les principes
depuis le tout de la perception est la meacutethode scientifique par excellence A moins peut-ecirctre
deacutelargir le sens mecircme du mot φαιυόμενον tel que lemploie Aristote Cest preacuteciseacutement la
direction que prennent les eacutetudes meneacutees par GEL Owen pour lui Aristote a eacutelargi le
champ pheacutenomeacutenal aux choses qui sont dites aux λεγόμενα dans lesquelles sont comprises
les ἔνδοξα Apregraves tout une opinion une penseacutee sur un sujet une chose dite exprimeacutee et
diffuseacutee par un support verbal ne peut-elle pas tregraves bien nous laquo apparaicirctre raquo de la mecircme
maniegravere quapparaicirct un pheacutenomegravene sensible
Larticle faisant date dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes intituleacute Tithenai ta
100Wlodarczyk Marta laquo Aristotelian dialectic and the discovery of truth raquo in Oxford studies in ancientphilosophy ed by David Sedley Vol XVIII Oxford university press 2000 p 156
101Bolton Robert laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pelle-grin Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du centre nationale de la recherchescientifique Paris 1990 p 185-236 Traduit et reproduit in Bolton Science Dialectique et eacutethique chezAristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-WalpoleMA 2010 pp 11-77
34
phainomena102 et paru dans les communications du Symposium aristotelicum de 1960 GEL
Owen essaie de rendre compte du problegraveme qui nous occupe cest-agrave-dire de cet laquo eacutecart
apparent sur un point de meacutethode entre ce que dit Aristote et ce quil fait raquo103 GEL Owen
sappuyant sur les Premiers analytiques I30 46a17-22104 commence par entendre de maniegravere
tout agrave fait classique que la meacutethode scientifique dAristote est censeacutee collecter les
pheacutenomegravenes sensibles pour trouver une theacuteorie pouvant les expliquer
[hellip] les φαιυόμενα doivent ecirctre collecteacutes comme un preacutelude agrave la recherche dune
theacuteorie pouvant les expliquer Cette meacutethode est explicitement associeacutee agrave la science
(physique) et au scientifique de la nature (physicien) ainsi agrave partir de cette foule
dexemples dans ces contextes ndash lastronomie ndash il semble eacutevident que ces φαιυόμενα en
question soient issus dobservations empiriques105
Les pheacutenomegravenes dont traite la meacutethode dAristote sont bien sensibles et la meacutethode theacuteorique
pour trouver les principes reste dapregraves les Analytiques empirique Remarquons que pour le
moment cette lecture pourrait ecirctre deacutefendue par D Ross lui-mecircme Pourtant φαιυόμενον
peut avoir chez Aristote un autre sens GEL Owen comprend que les φαιυόμενα peuvent
signifier laquo faits observables raquo certes cest-agrave-dire les data de la perception sensibles mais ils
peuvent signifier aussi les laquo opinions admises raquo Et cest justement en remettant en question la
traduction que D Ross donne de Eacutethique agrave Nicomaque VII1 1145b26 cest-agrave-dire en
remettant en question aussi son interpreacutetation du texte que GEL Owen comprend ce double
sens En effet dans ce preacutelude agrave son eacutetude sur lrsquointempeacuterance Aristote explique quil laquo faut
faire comme dans toutes les autres recherches on eacutetablit dabord les faits tels quon les
observe [] raquo106 Or D Ross agrave linstar de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dont nous citons ici la
traduction traduit φαιυόμενα par laquo faits observeacutes raquo afin selon GEL Owen dintroduire ce
passage dans la theacuteorie scientifique canonique dAristote comme si D Ross eacutetait prisonnier
dun paradigme meacutethodologique issu dune lecture trop rigide scleacuteroseacutee des Analytiques
dun preacutesupposeacute comprenant le φαιυόμενον comme un donneacute perccedilu mais incapable dy voir
autre chose Pour GEL Owen cette traduction de D Ross est probleacutematique ici car laquo ce
quAristote expose ce ne sont pas des faits observeacutes mais des ἔνδοξα des opinions
102G E L Owen Thitenai ta phainomena in Aristote et les problegravemes de meacutethode op cit pp 83-103 Leverbe τίθημι a de nombreux sens mais le titre de cet article signifie laquo poser les pheacutenomegravenes raquo les laquo eacuteta-blir raquo et les laquo deacutefinir raquo comme pheacutenomegravenes
103G E L Owen Thitenai ta phainomena op cit Traduction personnelle de laquo apparent discrepancy be-tween Aristotles preaching and this practice on a point of method raquo P 83
104Citeacute entre autre p26105G E L Owen traduction personnelle de laquo the φαιυόμενα must be collected as a prelude to finding the
theory which explains them The method is expressly associated with science (phusikecirc) and the natural sci-entist (phusikos) and from the stock example in these contexts ndash astronomy ndash it seems clear that theφαιυόμενα in question are empirical observations raquo P 84
106Aristote Eacutethique agrave Nicomaque traduction de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire Le livre de Poche Paris 1992p 271
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communes sur un sujet raquo107 Et en effet Aristote commence son eacutetude non par lobservation
des faits mais bien par la laquo collecte raquo des laquo opinions admises raquo des laquo choses dites raquo et
admises par le plus grand nombre agrave propos de la tempeacuterance
Ainsi il est admis que la tempeacuterance qui se maicirctrise et la fermeteacute qui sait tout
supporter sont incontestablement des qualiteacutes bonnes et dignes destime [hellip] Pour
tout le monde encore lhomme tempeacuterant qui se domine est en mecircme temps lhomme
qui se tient constamment dans la raison tandis que lintempeacuterant est aussi lhomme qui
sort de la raison en la meacuteconnaissant108
Cest bien une veacuteritable eacutetude preacuteliminaire sur les laquo choses dites raquo sur les λεγόμενα agrave propos
de la tempeacuterance que propose ici Aristote et qui engage la recherche Ainsi le sens
aristoteacutelicien de laquo pheacutenomegravene raquo semble effectivement se deacutedoubler et le champ pheacutenomeacutenal
scientifique seacutelargir avec dune part les faits les data de lαἴσθησις et dautre part les ἔνδοξα
ou λεγόμενα Gracircce agrave cette ambiguiumlteacute pheacutenomeacutenale nous pouvons comprendre agrave linstar de
GEL Owen pourquoi la Physique qui souvre pourtant sur une reformulation de la meacutethode
de jure des Analytiques commence de facto par leacutetude dopinions admises dἔνδοξα agrave propos
de la phusis laquo Ainsi si la Physique doit ecirctre entendue comme lexposition dune recherche de
φαιυόμενα le sens de ce mot le plus approprieacute est clairement le second sens [le sens
dἔνδοξα]raquo109 Degraves lors si pheacutenomegravene sentend dans cette ambiguiumlteacute fondamentale la
contradiction meacutethodologique entre la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee dans les
Analytiques et la pratique effective dAristote en science nest quapparente Il suffit dentendre
pheacutenomegravene dans cette eacutequivoque et le problegraveme de la meacutethode fond comme neige au soleil
La meacutethode est donc bien une recherche des principes mais celle-ci sengage soit agrave partir
dopinions admises par les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote ou par le plus grand nombre soit agrave partir
des pheacutenomegravenes observeacutes GEL Owen semble dailleurs sous-entendre avoir reacutesolu le
problegraveme de la meacutethode dAristote en science car dapregraves lui si nous comprenons cette
dualiteacute signifiante nous comprenons aussi que tout argument dialectique laquo peut ecirctre compris
comme partant des φαιυόμενα raquo110
Mais quen est-il alors de linduction que nous comprenions comme le laquo mouvement raquo
pour connaicirctre proceacutedant des data de lαἴσθησις vers les principes En reacuteponse agrave cette
question GEL Owen eacutetend lambiguiumlteacute de la signification du pheacutenomegravene chez Aristote agrave
linduction elle-mecircme qui est aussi nous lavons entrevu lune des meacutethodes propres de la
dialectique
Cette ambiguiumlteacute dans les φαιυόμενα [hellip] entraicircne avec elle une distinction
107Owen op cit Traduction personnelle laquo what Aristotle proceeds to set out are not the observed factsbut the ἔνδοξα the common conceptions on the subject raquo p 85
108Aristote Ibid Nous soulignons109Owen op cit Traduction personnelle laquo Now if the Physics is to be described as setting out from a sur-
vey of the φαιυόμενα it is plainly this second sense of the word that is more appropriate raquo p 87110IbidTraduction personnelle de laquo can be said to start from the φαιυόμενα raquo P 86
36
correspondant agrave lutilisation des diverses expressions connexes Linduction (Έπαγογή)
peut se dire pour eacutetablir les principes des sciences agrave partir des data de la perception (A
Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune
des deux meacutethodes cardinales de la dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que
telle doit commencer par les ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plus part des
hommes ou des sages (Top I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre
utiliseacutee pour trouver les principes des sciences (Top I2 101a36b4)111
Et en effet induction et deacuteduction sont deux laquo espegraveces de raisonnements dialectiques raquo
linduction consistant laquo agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes universels raquo112
Rien nempecircche que ce point de deacutepart laquo individuel raquo soit une opinion admise Ainsi si nous
suivons GEL Owen dune part la contradiction meacutethodologique du corpus se reacutesorbe mais
dautre part la dialectique acquiert par lrsquoambiguiumlteacute signifiante du mot laquo pheacutenomegravene raquo et la
dualiteacute collateacuterale de linduction une valeur eacutepisteacutemologique consideacuterable puisque dans cette
dualiteacute fondamentale laquo elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les principes des sciences raquo113
Selon GEL Owen la dialectique nest plus la branche malingre de larborescent corpus
aristoteacutelicien deacutepasseacutee et rendue obsolegravete par les Analytiques comme precircte agrave lentendre la
lecture de D Ross ou de P Aubenque Elle est une autre voie pour trouver les principes des
sciences Une voie alternative dont les laquo ensembles confus raquo ne sont pas issus des data
sensibles mais bien des opinions admises des choses dites Degraves lors quest-ce que cela nous
apprend sur la deacutefinition du savoir scientifique chez Aristote Si le pheacutenomegravene peut
sentendre dans ces deux sens ne risque-t-on pas de tomber dans une eacutequivoque plus large
encore faisant du savoir scientifique aristoteacutelicien un amalgame dempirisme et danalyse du
langage dessinant ainsi dans le corpus aristoteacutelicien des laquo aires raquo empiriques et dautres
dialectiques Mais alors ces laquo aires deacutetudes empiriques raquo et laquo ces aires deacutetudes
dialectiques raquo entretiennent-elles entre elles une stricte eacutegaliteacute eacutepisteacutemologique ou bien faut-
il consideacuterer lune plus scientifique que lautre A partir de quoi les eacutetudes dialectiques se
posent comme laquo neacutecessaires raquo Faut-il consideacuterer agrave la lecture de cet article de GEL Owen
puisquil comprend la dualiteacute pheacutenomeacutenale agrave partir de LrsquoEacutetique agrave Nicomaque que la neacutecessiteacute
des eacutetudes endoxales et de la dialectique se pose dans le domaine des recherches eacutethiques
Ou bien faut-il leacutetendre agrave tous les domaines du savoir Et si le cas eacutecheacuteant la neacutecessiteacute de
leacutetude dialectique se pose dans tous les domaines du savoir ne risque-t-on pas dattribuer agrave la
111Ibid traduction personnelle laquo This ambiguity in φαιυόμενα [hellip] carries with it a corresponding dis-tinction in the use of various connected expressions Induction (Έπαγογή) can be said to establish the prin-ciples of science by starting from the data of perception (A Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) YetΈπαγογή is named as one of the two cardinal methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as suchmust begin from the ἔνδοξα what is accepted by all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) andin this form too it can be used to find the principles of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87
112Topiques I12 105a10-16113G E L Owen op cit Traduction personnelle de laquo it can be used to find the principles of the
sciences raquo P 86
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dialectique une porteacutee architectonique quelle na pas chez Aristote
Si cet article de GEL Owen ne reacutepond pas agrave ces questions il semble cependant avoir
donneacute un nouvel eacutelan aux eacutetudes sur la meacutethode dAristote en science Tout un courant
interpreacutetatif (M Naussbaum TH Irwin J Barns ou encore E Berti) a consideacutereacute la
philosophie aristoteacutelicienne comme profondeacutement dialectique en placcedilant cette derniegravere au
fondement mecircme des principes des sciences Bien que de tregraves nombreux deacutebats agrave propos
notamment de la valeur eacutepisteacutemologique mecircme des ἔνδοξα ou des diffeacuterents laquo types raquo de
dialectique en science aient encore lieu linterpreacutetation que D Ross donnait des diffeacuterents
laquo services raquo rendus par la dialectique agrave la science a eacuteteacute tout agrave fait reacuteeacutevalueacutee R Bolton
comprend que la dialectique apparaicirct peu agrave peu chez les commentateurs contemporains
comme la meacutethode incontournable dont Aristote ferait usage dans ses recherches et
progressivement le savoir scientifique aristoteacutelicien a eacuteteacute deacutefinit comme fondamentalement
dialectique Pour eacutetayer son propos R Bolton cite un article de J Barnes paru en 1980 dans
la Revue Internationale de Philosophie commentateur quil considegravere comme
laquo symptomatique raquo du dialectic turn dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines J
Barnes eacutecrit
[Aristote] ne suggegravere nulle part quil existe une autre meacutethode conduisant agrave des reacutesultats
qui contrediront ou qui deacutepasseront ceux que la meacutethode des endoxa [cest-agrave-dire la
dialectique] aura fourni
[Aristote] assoit la science sur le fondement des opinions de laquo la majoriteacute raquo ou laquo des
sages raquo [hellip] Il deacuteclare agrave de nombreuses reprises que le chemin de la veacuteriteacute passe par
leacutetude des opinions laquo qui ont droit de citeacute raquo [cest-agrave-dire par la dialectique]114
Grosso modo lagrave ougrave la lecture de D Ross selon laquelle la meacutethode des Analytiques prenait le
pas sur la dialectique preacutevalait non exclusivement mais largement en son temps aujourdhui
preacutevaut dapregraves R Bolton le point de vue selon lequel la dialectique est laquo la meacutethode
adeacutequate dont il doit ecirctre fait usage pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences raquo115 Et
cest en effet ce que deacuteveloppent des commentateurs tels que T H Irwin et son ideacutee dune
strong dialectic quAristote mettrait en œuvre dans ses traiteacutes scientifiques pour fonder les
principes116 Ou encore J Moreau qui dans son article intituleacute laquo Aristote et la dialectique
platonicienne raquo comprend que ce que la dialectique aristoteacutelicienne partage avec la
dialectique socratique cest sa valeur laquo peirastique raquo mais quelle a surtout chez le Stagirite
pour fonction de fonder les principes des sciences Et quelle trouve en la meacutetaphysique sa
114J Barnes laquo Aristotle and the Method of Ethics raquo Revue Internationale de Philosophie XXXIV pp490-511 1980 Extrait citeacute par R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacuteli-cienne raquo in R Bolton Science dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienneTraduction dirigeacutee par P Pellegrin Peeters Louvain-La-Neuve ndash Paris ndash Walpole 2010 p12
115R Bolton Ibidem116T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988
38
destineacutee la plus grande117 A propos de la meacutethode dAristote en science laristoteacutelisme
semble plus ou moins apregraves la Seconde Guerre Mondiale avoir pris un tournant plus
dialectique reacutehabilitant largement la dialectique comme meacutethode pour connaicirctre
scientifiquement et eacutetablir les principes des sciences
Larticle de GEL Owen marque donc un tournant majeur dans les eacutetudes
aristoteacuteliciennes contemporaines Cependant il nous faut bien comprendre ce que son geste
sous-entend En analyste mais cette fois-ci au sens moderne du terme GEL Owen interpregravete
cette dualiteacute du sens du pheacutenomegravene chez Aristote de maniegravere plus radicale et plus eacutetendue que
nous lavons preacutesenteacutee jusquagrave preacutesent Il ne sagit pas de faire simplement des λεγόμενα ou
des ἔνδοξα des φαιυόμενα cest-agrave-dire des points de deacutepart linduction dialectique Il sagit
pour GEL Owen dinscrire la philosophie et la science aristoteacutelicienne dans une analyse des
structures linguistiques GEL Owen semble en effet comprendre ce recours aux λεγόμενα
comme une volonteacute dAristote de fonder sa recherche sur une structure ou plus preacuteciseacutement
sur un a priori structurel et conceptuel issu de lusage commun du langage
[Aristote] conclue sa recherche avec lexpression τὰ μὲν οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν
(Eacutethique agrave Nicomaque VII 1 1145b8-20) et les λεγόμενα produisent comme souvent
en partie des questions agrave propos de lusage linguistique ou si vous preacutefeacuterez agrave propos
de la structure conceptuelle reacuteveacuteleacutee par le langage (particuliegraverement en VII 1
1145b10-15 19-20)118
Il semble que pour GEL Owen tout se passe comme si Aristote consideacuterait les λεγόμενα ou
les ἔνδοξα comme ayant une valeur eacutepisteacutemologique en eux-mecircmes du seul fait de leur
existence linguistique Le langage reacuteveacutelerait une sorte de laquo structure conceptuelle raquo
eacutepisteacutemologiquement fondamentale quil faudrait eacutetudier et analyser pour induire les premiers
principes des sciences Mecircme si GEL Owen est ici quelque peu obscur agrave propos de cette
laquo structure conceptuelle raquo bien quil reconnaisse quAristote ne laquo sauve pas tout ce qui est dit
communeacutement raquo et que nous ne pouvons attendre dAristote une reacuteponse simple et deacutefinitive
agrave la question du pheacutenomegravene et de linduction en science celle-ci variant en fonction de la
recherche ou du contexte le commentateur semble neacuteanmoins permettre une lecture
philosophico-linguistique de la meacutethode dAristote en science Le Stagirite apparaicirctrait alors
plus comme un philosophe du langage Ou du moins la science devient analyse du langage
En effet puisque Aristote semble selon GEL Owen consideacuterer les laquo choses dites raquo comme
des φαιυόμενα le langage constituerait une source propre de connaissances et de
compeacutetences philosophiques La philosophie dAristote aurait alors pour viseacutee darticuler le117Joseph Moreau laquo Aristote et la dialectique Platonicienne raquo in G E L Owen Aristote on dialectic the
topics Oxford at the clarendon press 1968 pp 80-90118G E L Owen op cit traduction personnelle laquo [Aristotle] concludes his survey with the words τὰ μὲν
οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν (VII 1 1145b8-20) and the λεγόμενα turn out as so often to be partly matters oflinguistic usage or if you prefer of the conceptual structure revealed by language (especially VII 11145b10-15 19-20) raquo p 85
39
langage au reacuteel deacuteprouver les structures linguistiques Nest-ce pas lenjeu des nombreuses
divisions de sens des mots (le mouvement lecirctre etc tous se disant en laquo plusieurs sens raquo) qui
parsegravement lensemble du corpus dAristote Une philosophie fondeacutee sur la description des
usages ordinaires sur la volonteacute darticuler langage et reacutealiteacute nest-elle pas une philosophie
laquo linguistique raquo telle que la deacutefinit Rorty dans son anthologie The Linguistic Turn de
1967 119 La philosophie analytique se comprend selon B Ambroise et S Laugier comme le
laquo projet danalyse et de description du langage de la clarification ou laquo eacutelucidation raquo des
problegravemes de la philosophie [hellip] raquo120 Or si nous comprenons avec GEL Owen cette dualiteacute
du sens de laquo pheacutenomegravene raquo il semble bien que le projet dAristote soit en partie danalyser et
de deacutecrire le langage ou encore de clarifier voire deacutelucider les problegravemes de la philosophie
Ce qui ferait de la science aristoteacutelicienne une science hautement laquo linguistique raquo En effet le
premier exemple quAristote donne pour eacutetayer son chemin naturel de Physique I1 est celui
du nom par rapport agrave sa deacutefinition Il faut proceacuteder des laquo ensembles confus raquo vers les
principes causes ou eacuteleacutements devenus connus pour qui les divise de la mecircme maniegravere que
nous allons des mots agrave leur deacutefinition
Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par
rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute quils signifient et de
maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition divise en ses
composantes particuliegraveres121
Le mot signifie un ensemble confus quil est possible danalyser cest-agrave-dire en distinguer les
diffeacuterents sens afin dinfeacuterer le principe commun agrave tout ses sens et den eacutetablir la deacutefinition Et
la philosophie analytique a pu trouver en la meacutethode dialectique dAristote en ses
nombreuses eacutetudes sur les choses dites sur les opinions admises et en ses divisions des sens
des mots pour eacutelucider des problegravemes philosophiques une tregraves grande source dinspiration
Cest ce qua tregraves nettement montreacute Franccediloise Caujolle-Zaslawsky dans un article de 1978
intituleacute laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philosophie
analytique anglaise raquo En eacutetudiant le parallegravele entre lAnalytique anglaise et la penseacutee
dAristote Franccediloise Caujolle-Zaslawsky comprend malgreacute deacutevidentes divergences entre
Aristote et deux des tenants de lAnalytique moderne Moore et Ryle que malgreacute tout
Linspiration de Moore ndash mecircme sil ne cite guegravere Aristote ndash est si visiblement
aristoteacutelicienne quon ne devra pas seacutetonner si lon voit les analystes apregraves lui
retrouver agrave plus ou moins bregraveve eacutecheacuteance les traces et les proceacutedeacutes dAristote [hellip]
Linfluence drsquoAristote sur Moore se lit clairement selon nous dans le vocabulaire quil
emploie et dans sa recherche laquo reacutealiste raquo du sens Pour Ryle cette influence apparaicirct
surtout dans lanalyse du langage de laction et dune faccedilon plus geacuteneacuterale dans sa119Selon B Ambroise et S Laugier Philosophie du langage signification veacuteriteacute et reacutealiteacute dir B Am-
broise et S Laugier Vrin Paris 2009 Introduction Geacuteneacuterale p 10120Ibidem121184b10
40
theacuteorie des fautes de cateacutegories (category mystakes)122
Aristote a donc pu ecirctre une source dinspiration pour la philosophie analytique moderne et
contemporaine voire mecircme consideacutereacute comme un analyste agrave part entiegravere Et le dialectic turn
des eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaine pourrait srsquoapparenter agrave un avatar du linguistic turn
de la philosophie anglo-saxonne Cependant il se peut aussi pour paraphraser le titre dun
article de E Berti123 que cette lecture laquo analytique raquo de la meacutethode dAristote en science
fasse partie dune laquo strateacutegie contemporaine dinterpreacutetation raquo du Stagirite et quil faille se
poser la question est-ce Aristote qui a inspireacute la philosophie analytique moderne et
contemporaine ou est-ce justement la philosophie analytique qui a interpreacuteteacute Aristote comme
un analyste quitte agrave faire violence agrave sa penseacutee
Ainsi apregraves avoir dresser leacutetat des lieux du deacutebat qui eut court aux XXe siegravecle entre
deux lectures bien radicales lune posant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de
la meacutethode scientifique par excellence quitte agrave ne pas pouvoir rendre compte de la pratique
effective dAristote dans ses recherches et lautre renversant ce paradigme en consideacuterant la
dialectique comme la meacutethode scientifique pour deacutecouvrir les principes des sciences quitte agrave
faire dAristote un analyste avant lheure il nous faut deacutesormais preacuteciser ce quest la
dialectique aristoteacutelicienne et reacuteussir agrave en eacutetablir la veacuteritable valeur pour le Stagirite Or les
commentateurs les plus radicaux du dialectic turn proposent une valeur eacutepisteacutemologique de
cette derniegravere cest-agrave-dire quil serait possible de comprendre la dialectique comme la
meacutethode effective du Stagirite pour deacutecouvrir les principes des sciences En quoi la
dialectique peut-elle avoir quelque fonction ou valeur pour les sciences Aristote utilise-t-il
veacuteritablement dans ses traiteacutes philosophiques et scientifiques la dialectique en fonction de
cette valeur eacutepisteacutemologique Lutilise-t-il veacuteritablement pour fonder les principes des
sciences Il semble que seule une deacutefinition preacutecise de la dialectique aristoteacutelicienne puisse
reacutepondre agrave ces questions et accreacutediter ou non cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique
122Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philo-sophie analytique anglaise raquo in Les eacutetudes philosophiques Ndeg1 Aristote et laristoteacutelisme Janvier-Mars1978 p 53
123E Berti laquo Les strateacutegies contemporaines dinterpreacutetation dAristote raquo in Rue Descartes Ndeg12 DesGrecs Avril 1991 pp 33-55
41
Deacutefinir preacuteciseacutement la dialectique aristoteacutelicienne est une tacircche
particuliegraverement difficile Premiegraverement parce quAristote nen donne que tregraves rarement une
deacutefinition preacutecise agrave la diffeacuterence par exemple de la rheacutetorique quil deacutefinit en Rheacutetorique I2
1355b25-27124 Son lecteur doit se contenter agrave propos de la dialectique de quelques indices
clairsemeacutes et parfois contradictoires En effet mecircme dans les Topiques qui constituent un
traiteacute des diffeacuterents lieux desquels il faut argumenter dialectiquement les preacutecisions donneacutees
sur la dialectique restent liminaires et sporadiques Certes les livres I et VIII nous donnent de
preacutecieuses informations sur celle-ci mais comme leacutecrit J Brunschwig la laquo porteacutee [des
Topiques] se veut exclusivement pratique ils fournissent une meacutethode de dialectique non
une theacuteorie de la dialectique raquo125 En effet laquo la meacutethode topique sinscrit ainsi dembleacutee dans
le cadre dune technique de la discussion [la dialectique] dont les usages fondamentaux sont
dores et deacutejagrave fixeacutes raquo126 Degraves lors Aristote nrsquoaurait peut-ecirctre pas eacuteprouveacute besoin de deacutefinir
preacuteciseacutement ce quest la dialectique dans les Topiques puisque son auditoire eacutetait deacutejagrave rompu agrave
cet exercice
Deuxiegravemement parce que dune part la dialectique deacutepasse le cadre des seuls
Topiques par conseacutequent de facto des textes tels que les Reacutefutations Sophistiques ou la
Rheacutetorique mais peut-ecirctre aussi lensemble des traiteacutes scientifiques dans lesquels il est admis
de consideacuterer quAristote use de dialectique peuvent nous enseigner quelque chose de celle-
ci ou lui attribuer un usage et une valeur particuliers et dautre part parce que la dialectique
est souvent abordeacutee dans le corpus aristoteacutelicien agrave travers les rapports quelle entretient avec
dautres arts ou activiteacutes comme la sophistique la rheacutetorique ou la philosophie127 La
dialectique entretient des rapports plus ou moins analogiques avec ces diffeacuterentes activiteacutes et
une deacutefinition preacutecise de la dialectique doit pouvoir prendre en charge ces rapports Degraves lors
il semble que mecircme une eacutetude exhaustive du corpus aristoteacutelicien pourrait peut-ecirctre
seulement preacutetendre deacutefinir avec une preacutecision somme toute relative la dialectique
Ainsi face au manque de deacutefinition preacutecise nous pourrions ecirctre tenteacutes daborder la
dialectique aristoteacutelicienne par une approche laquo comparative raquo cest-agrave-dire en la jugeant agrave
laune par exemple de ses homologues platonicienne ou socratique Cependant mecircme si une
telle approche est dun grand inteacuterecirct et semble parfois neacutecessaire pour comprendre certains
aspects de la dialectique aristoteacutelicienne ce qui nous inteacuteresse surtout dans cette recherche
nest pas tant de deacutefinir stricto sensu la dialectique mais bien plutocirct deacutetablir la valeur que
cette derniegravere a pour Aristote Notre question nest donc pas fondamentalement laquo quest-ce
124laquo Admettons que la rheacutetorique est la faculteacute de deacutecouvrir speacuteculativement ce qui dans chaque cas peut ecirctrepropre agrave persuader Aucun autre art na cette fonction [hellip] raquo Aristote Rheacutetorique trad Meacutedeacuteric Dufour LesBelles Lettres Paris 2011 p 76
125Topiques t1 op cit p XIII126Ibidem p XXIII127Voir entre autres des textes comme Meacutetaphysique Γ2 Topiques I1 ou Rheacutetorique I1
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que la dialectique aristoteacutelicienne raquo question agrave laquelle il est difficile de reacutepondre mecircme en
interrogeant ce que la dialectique fut avant lui mais bien plutocirct laquo quelle valeur Aristote
accorde-t-il agrave cette pratique raquo Et quest-ce que cette valeur peut nous apprendre de la
theacuteorie du savoir aristoteacutelicien en geacuteneacuteral Ainsi si nous comprenons cette valeur peut-ecirctre
serons-nous capable de rendre compte de son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et
philosophiques
Apregraves avoir deacutecrit ce que nous comprenons ecirctre lactiviteacute dialectique dapregraves Aristote
et ce essentiellement gracircce aux textes des Topiques des Reacutefutations sophistiques et de la
Rheacutetorique nous allons essayer de rendre compte des diffeacuterents eacuteleacutements agrave partir desquels il
est possible de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode pour deacutecouvrir les principes des
sciences Ceux-ci sont nombreux mais il semblerait surtout que la laquo probabiliteacute raquo de
lἔνδοξον la distinction entre diffeacuterentes espegraveces de dialectique ainsi que le troisiegraveme
laquo service raquo que la dialectique peut rendre aux sciences selon les Topiques I2 soient autant
deacuteleacutements permettant daccreacutediter la thegravese selon laquelle la meacutethode dAristote dans ses
recherches scientifiques nest pas tant la meacutethode empirico-analytique que la meacutethode
dialectique Cependant nous voulons aussi tester cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique sur
un cas preacutecis du corpus aristoteacutelicien le livre I de la Physique pour en veacuterifier lapplicabiliteacute
concregravete Or il appert quune eacutetude preacutecise de ce livre de la Physique permet de nuancer
voire de relativiser profondeacutement le rocircle joueacute par la dialectique dans la deacutecouverte des
principes des sciences Si la dialectique est effectivement preacutesente dans les traiteacutes
scientifiques agrave linstar du livre I de la Physique peut-on pour autant lui attribuer
veacuteritablement cette valeur eacutepisteacutemologique Les textes scientifiques dAristote permettent-ils
de faire de la dialectique la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les principes des
sciences
La rigueur nous enjoignant agrave donner une deacutefinition mecircme minimale de la dialectique
posons avec Pierre-Marie Morel et de maniegravere liminaire quelle est laquo la deacutemarche consistant agrave
prendre pour point de deacutepart les opinions admises ndash opinions que lon peut eacuteventuellement
partager ndash et qui envisage sur un sujet donneacute les arguments ldquopourrdquo et ldquocontrerdquo raquo128
Cependant cest moins par une deacutefinition que par une description de lentretien dialectique
que nous pouvons en comprendre les diffeacuterents enjeux Paul Moreau129 ou encore MM
Crubellier et Pellegrin130 ont particuliegraverement bien syntheacutetiseacute laquo laffrontement raquo dialectique en
128Pierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute GF Flammarion Paris 2003 p81129Paul Moreau laquoLa joute dialectique drsquoapregraves le huitiegraveme livre des Topiquesraquo in Aristotle on dialectic the
Topics ed by G E L Owen Oxford Oxford University Press 1968 pp 277-311130Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir Seuil Points essais Paris 2002 p
132-135 Nous nous inspirons de ces travaux pour syntheacutetiser agrave notre tour lentretien dialectique tel quAristotesemble le concevoir
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sappuyant sur les diffeacuterents livres des Topiques Pour quune discussion dialectique sengage
il faut dabord quun problegraveme soit poseacute par le questionneur constituant ainsi lobjet de la
discussion Ce problegraveme prend la forme dune interrogation disjonctive (104b1-17) cest-agrave-
dire quelle impose une alternative et un choix au reacutepondant laquo X est-il Y ou non raquo J
Brunschwig remarque que pour donner lieu agrave un deacutebat laquo il faut que le problegraveme soit
discutable et que des deux reacuteponses quon peut lui apporter aucune ne simpose avec trop
deacutevidence raquo131 Lexemple paradigmatique est un problegraveme tel que laquo Le monde est-il eacuteternel
ou non raquo A contrario le problegraveme ne doit pas non plus ecirctre trop complexe et neacutecessitant une
reacutesolution trop longue il faut une juste mesure dans la difficulteacute souleveacutee Le reacutepondant
annonce alors lalternative quil choisit de deacutefendre la thegravese quil entend soutenir par exemple
lalternative affirmative X est Y le monde est eacuteternel Il argumente alors en posant des
preacutemisses endoxales et en construisant des syllogismes Et pour sa part le questionneur se
doit alors de reacutefuter les arguments que pose le reacutepondant
La diffeacuterence entre la preacutemisse [πρότασις] et le problegraveme [πρόβλημα] dialectique
semble necirctre quune laquo diffeacuterence dans lexpression raquo (Topiques I4 101b28) En effet
Aristote considegravere la question laquo est-ce quanimal terrestre bipegravede est la deacutefinition de
lhomme raquo comme une preacutemisse et la question laquo peut-on dire quanimal terrestre bipegravede est
la deacutefinition de lhomme ou non raquo comme un problegraveme (I4 101b28-33) Selon M
Crubellier et P Pellegrin la preacutemisse peut ecirctre interrogative ou non laquo selon le moment ou
elle intervient dans la discussion raquo132 Cependant Selon J Brunschwig le terme laquo πρότασις raquo
est laquo neacute en terre dialectique raquo et deacutesigne laquo primitivement une proposition interrogative raquo133 la
preacutemisse peut donc de facto prendre une forme assertive ou interrogative interrogative
quand elle ouvre le deacutebat dialectique quand elle se pose comme objet de la discussion
assertive quand elle est preacutemisse dun syllogisme ayant pour but de deacutefendre ou de contredire
le choix du reacutepondant cest-agrave-dire apregraves la formulation du problegraveme et pendant ledit deacutebat
Le syllogisme dans les Topiques semble compris dans son acception la plus large
comme laquo un raisonnement qui eacutetablit une neacutecessiteacute logique entre un anteacuteceacutedent et un
conseacutequent raquo134 Le reacutepondant propose donc une preacutemisse et le questionneur va tenter de tirer
syllogistiquement de cette preacutemisse une conclusion pour contredire le choix du reacutepondant
Nonobstant la preacutemisse dialectique diffegravere de la preacutemisse scientifique en ce que cette
derniegravere est vraie et neacutecessaire lagrave ougrave la preacutemisse dialectique est endoxale M Crubellier et P
Pellegrin concluent alors laquo Laffrontement dialectique sera dabord une chasse aux preacutemisses
131 Topiques t1 op cit p XXVII-XXVIII132 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 133133 J Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds analytiques dapregraves Aristote raquo in Aristotle on science the
laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium Aristotelicum held in Padua from september 7 to 151978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 76
134 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 134
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dialectiques le questionneur devant trouver des preacutemisses en accord avec les opinions du
reacutepondant dont il tirera des conclusions en contradiction avec ces opinions raquo135
Ainsi cest dans une perspective agrave la fois taxinomique et strateacutegique celle dordonner
cette multitude de preacutemisses et de syllogismes afin de rendre plus efficace largumentaire du
dialecticien quAristote introduit la notion de τόπος Paradoxalement les Topiques ne
deacutefinissent pas cette notion cest au livre II de la Rheacutetorique que nous trouvons une
deacutefinition du lieu comme laquo ce dans quoi tombent de nombreux enthymegravemes raquo136 cest-agrave-dire
des laquo syllogismes rheacutetoriques raquo Un lieu est une laquo structure argumentative raquo commune agrave de
nombreuses preacutemisses et donc agrave de nombreux syllogismes Cependant puisquil est difficile
de deacutefinir ce quest un lieu J Brunschwig essaie de consideacuterer non la deacutefinition mais la
fonction du lieu dans largumentation Selon lui laquo le dialecticien connait la conclusion agrave
laquelle il doit aboutir il cherche les preacutemisses qui le lui permettront Le lieu est donc une
machine agrave faire des preacutemisses agrave partir dune conclusion donneacutee raquo137 Et lobjet propre des
Topiques nest pas tant la dialectique que cette meacutethode topique semblant ecirctre proprement
aristoteacutelicienne et offrant au dialecticien rigoureux le moyen dargumenter syllogistiquement
alors quil sait a priori ougrave il veut aboutir et ce sans jamais se contredire Car le τόπος est une
laquo machine raquo syllogistique et argumentative usiteacutee dans la seule perspective de contredire son
interlocuteur Chaque lieu eacutetant utilisable dans une multitude de cas diffeacuterents les lieux
semblent ecirctre les laquo armes leacutegegraveres raquo mais ocirc combien efficaces du dialecticien rigoureux
Ainsi les lieux sont classeacutes de maniegravere exhaustive en fonction des laquo quatre
preacutedicables raquo
Il existe une identiteacute de nombre et de nature entre les eacuteleacutements constitutifs des
raisonnements et les objets sur lesquels portent les deacuteductions En effet les eacuteleacutements
constitutifs des raisonnements sont les preacutemisses les objets sur lesquels portent les
deacuteductions sont les problegravemes et toute preacutemisse comme tout problegraveme exhibe soit
un genre soit un propre soit un accident [hellip] Mais puisquil arrive parfois agrave un propre
dexprimer lessentiel de lessence de son sujet et parfois de ne pas lexprimer divisons
le propre en deux parties correspondantes et appelons laquo deacutefinition raquo celui qui exprime
lessentiel de lessence [hellip] En vertu de ces consideacuterations on le voit donc bien la
preacutesente division aboutit agrave quatre termes en tout propre deacutefinition genre et
accident138
Cela signifie toujours selon la synthegravese de MM Crubellier et Pellegrin que dans toute
proposition attributive cest-agrave-dire dans toute phrase constitueacutee dun sujet et dun attribut
(laquo lecirctre humain est X raquo) le preacutedicat nest attribuable au sujet que selon ces quatre termes
constituant en quelque sorte quatre laquo cateacutegories raquo de preacutedication la deacutefinition (laquo lecirctre135 Ibid p135136 Aristote Rheacutetorique t II trad citeacutee 1403a18137 Brunschwig Topiques Introduction pXXXIX138 Topiques I 4 101b14-25
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humain est un animal mortel doueacute de raison raquo) le genre (laquo lecirctre humain est un animal raquo) le
propre (laquo lecirctre humain rit raquo le rire est le propre de lhomme laquo sans exprimer lessentiel de
son essence raquo selon la deacutefinition du propre dapregraves Aristote en Topiques I5 102a18-19) et
enfin le preacutedicable de laccident (laquo lecirctre humain est blanc raquo) Ces quatre termes constituent
donc les quatre preacutedicables possibles ndash il ny en a pas dautres ndash et ordonnent les diffeacuterents
lieux agrave quelques exceptions pregraves139 Cest gracircce agrave cette reacuteduction de toute preacutedication verbale
agrave ces quatre preacutedicables que la meacutethode topique peut permettre au dialecticien de laquo raisonner
deacuteductivement sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo140 et de ne rien dire qui soit
contraire agrave une de ses affirmations
Tout lenjeu des Topiques semble donc ecirctre de proposer une meacutethode pour attaquer une
preacutemisse une thegravese ou une argumentation adverse en fonction de ces quatre τόποι Admettons
par exemple quun questionneur pose agrave un reacutepondant le problegraveme suivant laquo Peut-on dire que
le bien est le plaisir ou non raquo admettons aussi que le reacutepondant choisisse lalternative
affirmative et pose que oui le bien est plaisir car la deacutefinition du plaisir cest-agrave-dire lessentiel
de lessence du plaisir est decirctre un bien Il suffit alors au contradicteur de trouver un plaisir
qui ne soit pas un bien ou un bien qui ni soit pas un plaisir pour contredire largument du
reacutepondant en en renversant la deacutefinition Degraves lors largumentation aura dans le cas preacutesent
pour lieu celui de la deacutefinition Dailleurs reacutefuter une deacutefinition est ce qui est le plus facile agrave
faire pour un dialecticien car agrave la diffeacuterence de laccident laquo cest en elle quil a le plus
deacuteleacutements offerts puisque beaucoup deacuteleacutements y sont mentionneacutes et agrave partir de ce nombre
plus grand le raisonnement seacutelabore plus vite en effet il y a plus de chances quune faute
soit commise dans un grand nombre de chose que dans un petit nombre raquo141 Ainsi la
strateacutegie de contradiction topique cest-agrave-dire celle qui procegravede en fonction du lieu peut ecirctre
reacutepeacuteteacute selon le genre le propre et laccident
Cependant il ne faut pas tomber dans une consideacuteration trop agonistique de la
dialectique Le but dun entretien dialectique nest pas gagner deacutecraser dhumilier son
adversaire mais a contrario de se confronter ensemble soit questionneur et reacutepondant agrave des
contraintes formelles rigoureuses afin de proposer le plus bel entretien qui soit Or pour que
ce but soit atteint il faut une certaine concordia un certain fair play entre les interlocuteurs
tous les deux acceptent les regravegles dans le but commun de proposer le plus bel eacutechange
possible Le questionneur et le reacutepondant sont animeacutes dune volonteacute commune En effet il
peut y avoir selon les mots de Paul Moreau laquo des victoires peu glorieuses et de tregraves
139 Les chapitres 1 agrave 5 du Livre III des Topiques mentionnent un laquo lieu du preacutefeacuterable raquo et les chapitres 1 et 2 duLivre VII de lieux de laquo lidentique et du diffeacuterent raquo Mais les lieux de laccident du genre du propre et de ladeacutefinition constituent lossature principale des Topiques
140 Topiques I 1 100a18-21141 Topiques VII 155a3-6
46
honorables deacutefaites raquo142 tout deacutepend de la maniegravere dont les participants arrivent agrave leurs fins
Ce qui compte dans lentretient dialectique cest surtout la reacutegulariteacute le fair play et la
laquo beauteacute raquo de leacutechange la volonteacute de jouer agrave la dialectique ensemble non la victoire ou la
deacutefaite J Brunschwig sest lui aussi opposeacute agrave une conception uniquement agonistique de la
dialectique aristoteacutelicienne Selon lui la bonne question agrave poser pour juger dun entretien
dialectique est celle de savoir si les deux participants ont œuvreacute ensemble dans une laquo tacircche
commune raquo car les laquo discussions raquo dialectiques laquo ne devraient pas ecirctre deacutecrites comme eacutetant
agonistiques mais pas uniquement pour la simple raison qursquoelles ne le sont pas du tout Il
srsquoagit de discussions sans vainqueurs ni perdants raquo143 Si les laquo discussions raquo dialectiques ne
supposent ni gagnant ni perdant cest parce quelles sont les fruits dun travail commun dune
œuvre commune et finalement dune certaine laquo κοινωνία minimale raquo En effet au livre VIII
chapitre 11 des Topiques Aristote insiste agrave plusieurs reprises sur cet laquo κοινὸν ἔργον raquo
(161a20-21) Dans le laquo dialogue dialectique raquo (ἐν λόγως) laquo il y a un objectif commun sauf
pour ceux qui en font une joute agonistique raquo Les laquo agonistes raquo τῶν ἀγωνιζομένων sont
donc de laquo mauvais coopeacuterateurs raquo puisquils ils laquo entravent la tacircche commune raquo (161a37-39)
Nous dirions aujourdhui pour commencer agrave filer la meacutetaphore que les agonistes ne laquo jouent
pas le jeu raquo de la dialectique Or cet aspect laquo κοινῇ raquo laquo commun raquo de la dialectique aura une
importance capitale pour en comprendre la valeur Ainsi cest afin de juger non seulement de
la victoire et de la deacutefaite des participants mais aussi de la beauteacute strictement rigoureuse de
leacutechange que lentretien dialectique neacutecessite un arbitre et un public Car en effet sans un
arbitre et sans un teacutemoin public il serait difficile en cas de manque de fair play de lun des
participants de faire leacuteloge ou la critique de lentretien dialectique
Degraves lors que retenir de cette synthegravese de laffrontement dialectique dapregraves les
Topiques sinon justement que la dialectique est un eacutechange un travail commun une
laquo communication raquo et que la dialectique ne semble pas pouvoir ecirctre penseacutee comme une
activiteacute solitaire Il semble difficile de sentraicircner personnellement et silencieusement agrave la
dialectique sauf peut-ecirctre dans la collecte des preacutemisses ou dans lanalyse des diffeacuterents lieux
de la preacutedication Il faut ecirctre au moins deux entoureacutes dun public et accompagneacutes dun
arbitre pour quait lieu lactiviteacute dialectique comprise comme une laquo œuvre commune raquo Et
pour sentraicircner agrave la dialectique pour progresser et devenir un bon dialecticien il faut
pratiquer lentretien dialectique Ainsi toute argumentation dialectique senracine dans un
contexte public la dispute dialectique pour ecirctre jugeacutee doit ecirctre publiciteacute Et la dialectique
142 P Moraux laquo La joute dialectique dapregraves le huitiegraveme livre des Topiques raquo in Aristotle on dialectic op cit p285
143 J Brunschwig laquo Aristotle on arguments without winner or loser raquo in P Wapnewski (ed)Wissenschaftskolleg Jahrbuch 1984-1985 Berlin 1986 p 37 Traduction personnelle laquo should not bedescribed as ldquoagonistic but not purely sordquo they are not agonistic at all They are arguments without winnersor losers raquo
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aristoteacutelicienne se charge dun aspect collectif aspect fondamental qui dessine lossature
mecircme de cette activiteacute selon J Brunschwig prenant la forme dun laquo eacutechange raquo de preacutemisses
de questions et de reacuteponses de syllogismes etc Cet eacutechange ou plutocirct pour reprendre la
deacutetermination de J Brunschwig ce laquo jeu raquo de dialectique est reacutegleacute par laquo un reacuteseau de
conventions et de regravegles raquo144 mais laspect qui sen deacutetache est principalement un aspect
laquo collectif raquo laquo public raquo laquo commun raquo Et les premiegraveres lignes du livre I des Topiques attestent
deacutejagrave de cet aspect laquo collectif raquo de lactiviteacute dialectique
Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables
de raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets
qui peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous aurons nous-mecircmes agrave reacutepondre
dune affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire145
En effet J Brunschwig comprend que les deux parties de cette phrase partagent les deux
interlocuteurs du deacutebat dialectique laquo la premiegravere [partie] deacutefinit les normes de conduite du
questionneur la seconde celle du reacutepondant raquo146 Et le livre VIII des Topiques sorganise
dailleurs formellement autour de divers conseils pour la meacutethode dinterrogation dialectique
dune part (VIII 1-3) et dautre part autour des regravegles destineacutees aux reacutepondants (VIII4-7) La
dialectique est donc un jeu agrave deux ayant un deacutebut et une fin et requeacuterant un public et un
arbitre Cette description de lentretien dialectique qui saxe surtout autour de laquo larticulation
des rocircles de questionneur et de reacutepondant raquo joue selon J Brunschwig laquo un rocircle essentiel raquo
sinon fondamental quil sera dailleurs difficile de retrouver dans les traiteacutes de science et de
philosophie147 Cette description et laspect collectif laquo commun raquo de la dialectique nous
permet deacutejagrave dentrevoir un hiatus entre ce qui est dit de la dialectique dans les Topiques et ce
quAristote fait dans ses recherches Car comment maintenir cet aspect collectif de la
dialectique dans la Physique le De Anima le De Caelo ou les autres traiteacutes scientifiques
dans lesquels la seule voix en preacutesence la seule autoriteacute est celle dAristote Peut-on
consideacuterer lactiviteacute des Topiques qui se structure sur un axe laquo pluriel raquo (bien que non
essentiellement agonistique) autour dun questionneur et dun reacutepondant comme cette mecircme
dialectique utiliseacutee par Aristote seul dans ses recherches Doit-il y avoir plusieurs
dialectiques Pour le moment si nous devions deacutecrire la dialectique plus ou moins
preacuteciseacutement nous dirions quelle sapparente surtout telle quelle est preacutesenteacutee dans les
Topiques agrave un jeu de socieacuteteacute avec ses participants ses regravegles et le fair play que sous entend
tout activiteacute essentiellement collective toute œuvre commune et publique
Cependant comment un tel laquo jeu de socieacuteteacute raquo peut-il se voir attribuer une haute valeur144 Brunschwig Topiques Introduction p XXIII145 Topiques I 1 100a18-21146 Brunschwig Ibidem147 Jacques Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie logique et
meacutetaphysique chez Aristote Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Edition du centre national de la recherchescientifique Paris 1990 p241
48
eacutepisteacutemologique Le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes qui sengage agrave partir des
anneacutees 1960 a tenteacute de fonder une lecture posant la dialectique comme la meacutethode pour
eacutetablir les principes des sciences sur plusieurs aspects de cette derniegravere Il a notamment fallu
attribuer une valeur eacutepisteacutemologique agrave lἔνδοξον pour constituer la base dune interpreacutetation
scientifique plus geacuteneacuterale de la dialectique Les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines ont
aussi essayeacute de rendre compte des contradictions entre les diffeacuterents usages que lui reconnaicirct
Aristote en eacutetablissant par exemple une distinction entre deux ou plusieurs dialectiques
Cest en effet ce que propose R Bolton ou diffeacuteremment TH Irwin en posant lideacutee dune
pure dialectic la peirastique deacutenueacutee de toute valeur eacutepisteacutemologique et drsquoune strong
dialectic utiliseacutee par Aristote dans ses diffeacuterents traiteacutes Enfin le dialectic turn des eacutetudes
aristoteacuteliciennes a particuliegraverement insisteacute sur le dernier service rendu par la dialectique selon
les Topiques I2 par lequel Aristote pose lutiliteacute de son traiteacute pour laquo les connaissances agrave
caractegravere philosophique raquo [τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας]148 Chacun de ces trois points
preacutecis a donneacute lieu agrave de nombreux deacutebats Nous navons la preacutetention ici ni de rendre compte
de chacun deux de maniegravere exhaustive ce travail deacutepasse en effet le cadre de notre reacuteflexion
ni dautre part de trancher pour telle ou telle interpreacutetation agrave propos de ces trois points preacutecis
Notre intention est bien plutocirct ici de souligner lrsquoeacutequivoque des textes drsquoAristote
mentionnant la dialectique de montrer agrave quel point la description mecircme de la dialectique est
ouverte et drsquoeacutetudier la maniegravere dont ont ducirc proceacuteder les tenants drsquoune dialectique forte dans
les traiteacutes philosophiques et scientifiques afin que soit confeacutereacutee agrave cette derniegravere une valeur
eacutepisteacutemologique Consideacuterer la dialectique comme la meacutethode aristoteacutelicienne de recherche
des principes dans les science est une lecture possible Les textes traitant de dialectique
semblent a priori permettre une telle lecture
La notion mecircme dἔνδοξον a souleveacute eacutenormeacutement de questions et de deacutebats Faut-il
consideacuterer une hieacuterarchie entre les ἔνδοξα comme le propose R Bolton149 ou E Berti Peut-
il y avoir conflit entre eux Comment comprendre la preacutecision donneacutee dans les Reacutefutations
sophistiques agrave ce qui est laquo le plus endoxal raquo150 Toutes ces questions sont dune importance
non neacutegligeable mais les deacutebats entre les commentateurs notamment entre R Bolton J
Brunschwig D Devereux ou E Berti demeurent ouverts et il nous serait difficile de trancher
en faveur de telle ou telle lecture
Cependant nous pouvons affirmer que lἔνδοξον constitue le point de deacutepart du
syllogisme dialectique et quil est deacutetermineacute dans les Topiques comme ce qui est
148 101a27-28149 laquo The Epistemological Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote
op cit p 237-262150 138a38
49
collectivement accepteacute Le syllogisme dialectique inscrit en effet sa propre racine dans
laquo lrsquoadheacutesion par la majoriteacute raquo par le laquo plus grand nombre raquo Nous lavons dit le traiteacute des
Topiques a pour but de trouver une laquo meacutethode raquo nous rendant capable de laquo raisonner
deacuteductivement raquo sur tous les sujets laquo en prenant appui sur des ἔνδοξα raquo151 J Brunschwig
traduit laquo ἔνδοξον raquo par laquo ideacutee admise raquo pour couvrir la deacutefinition plurielle quAristote donne
de ce terme agrave plusieurs reprises Sont des ἔνδοξα
laquo les opinions [τὰ δοκούντα] partageacutees par tous les hommes ou par presque tous ou
par ceux qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee [τοicircς σοφοicircς] et pour ces derniers par tous
ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis comme autoriteacute raquo152
Et ainsi alors quil deacutefinit la preacutemisse du syllogisme dialectique comme laquo la mise sous forme
interrogative dune ideacutee admise raquo agrave partir de 103b8 Aristote revient sur cette deacutefinition de
lἔνδοξον et en eacutelargit la compreacutehension Peut preacutetendre ecirctre ἔνδοξον tout ce qui peut ecirctre
laquo accepteacute raquo par le plus grand nombre
Car une ideacutee propre agrave lopinion eacuteclaireacutee a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν
τις τὸ δοκούν τοicircς σοφοicircς] pourvu quelle ne contredise pas celle de lopinion moyenne
[τῶν πολλῶν δόξαις]153
Degraves lors lopinion eacuteclaireacutee celle du speacutecialiste dans un domaine a laquo toutes chances decirctre
accepteacutee raquo par le plus grand nombre de devenir un ἔνδοξον et decirctre alors eacutetabli comme
preacutemisse agrave la discussion dialectique tant quelle ne heurte pas les croyances de ce laquo plus grand
nombre raquo Les ideacutees admises par les savants semblent donc constituer une cateacutegorie
particuliegravere dἔνδοξα que seul le plus grand nombre accreacutedite ou non J Brunschwig eacutecrit
dailleurs agrave ce propos
Lendoxaliteacute dune opinion experte p deacutepend donc non seulement de ce que pensent les
experts mais aussi de ce que pense simultaneacutement la majoriteacute sur la mecircme question si
la majoriteacute pense que p p est certes un endoxon mais pour une raison qui nest plus la
caution des experts et qui est preacuteciseacutement la caution de la majoriteacute si la majoriteacute
pense que non-p cest non-p qui est un endoxon et p nen est pas un malgreacute la caution
des experts si la majoriteacute nincline ni du cocircteacute p ni du cocircteacute non-p p est alors un
endoxon pour la raison preacutecise que les experts lui donnent leur caution154
Il semble donc bien que la majoriteacute soit en derniegravere instance le garant de lendoxaliteacute dune
ideacutee Cest dailleurs aussi pour cela que lactiviteacute dialectique requiert un arbitre un arbitre
pour comme leacutecrit J Brunschwig se faire le laquo protecteur et le juge raquo155 de la reacutegulariteacute
formelle de lentretient Cette reacutegulariteacute comprend la rigueur contraignante du syllogisme
certes mais aussi lrsquoadheacutesion collective dune ideacutee poseacutee degraves lors comme preacutemisse endoxale
151 100a18-21152 Topiques I1 op cit 100b21-23 voir aussi 101a11-13 103b9-11 105a34-105b1153 Topiques I 10 103b11-12154 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p248155Brunschwig Topiques Introduction p XXIII-XXIV
50
Laspect laquo collectif raquo et laquo public raquo de lentretien dialectique se retrouve au cœur mecircme de la
deacutetermination endoxale dune ideacutee puisque toute ideacutee pour devenir ἔνδοξον doit ecirctre admise
soit par tous soit par la plupart soit par tous les speacutecialistes etc La mecircme ideacutee est reacutepeacuteteacutee
quelques lignes plus loin comme si Aristote voulait insister sur ce point
Il est clair enfin que toutes les opinions [ὄσαι δόξαι] en accord avec les sciences et
techniques sont aussi des preacutemisses dialectiques car les opinions des personnes qui ont
eacutetudieacute ces matiegraveres ont toutes chances decirctre accepteacutees [θείη γὰρ ἄν] par exemple celle
du meacutedecin en matiegravere de meacutedecine celle du geacuteomegravetre en matiegravere de geacuteomeacutetrie et
ainsi des autres156
Un autre extrait deacutecline encore cette ideacutee tout en y apportant une nuance agrave propos de la
laquo probabiliteacute raquo de lἔνδοξον Alors quAristote mentionne le laquo premier instrument raquo de la
dialectique quest la collecte de preacutemisses en Topiques I14 il eacutecrit
En outre on peut poser comme un principe et comme une thegravese admise157 tout ce qui agrave
premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les
interlocuteurs accordent une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se
veacuterifie pas [hellip] On indiquera en marge agrave chaque fois le nom des tenants de ces
opinions notant par exemple que cest Empeacutedocle qui dit que les eacuteleacutements des corps
sont au nombre de quatre car une chose a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν]
quand cest quelquun de ceacutelegravebre qui la dite158
Malgreacute laccreacuteditation neacutecessairement collective de lἔνδοξον se deacutegage peu agrave peu de ce texte
un certain caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de lἔνδοξον en tant que celui-ci peut ecirctre une
ideacutee qui semble se veacuterifier laquo dans la totaliteacute ou dans la quasi-totaliteacute des cas raquo [ἐπὶ πάντων ἢ
τῶν πλείστων φαίυεται] Lἔνδοξον apparaicirct donc comme une ideacutee probable Ce caractegravere
deacutevidence apparente de probabiliteacute laisse entendre que lendoxaliteacute dune ideacutee tient agrave son
degreacute de probabiliteacute plus quagrave son accreacuteditation et que plus une ideacutee a un haut degreacute de
probabiliteacute plus elle est admise et partageacutee Mais nous pourrions aussi consideacuterer cette
probabiliteacute endoxale comme le point de rupture eacutepisteacutemologique de la dialectique En effet le
laquo probable raquo peut ecirctre compris comme le laquo non neacutecessaire raquo et donc comme le laquo non
scientifique raquo Cest en effet une lecture que semble partager Pierre-Marie Morel quand il
eacutecrit sappuyant sur la distinction entre deacutemonstration et syllogisme dialectique effectueacutee
dans les Premiers analytiques I 1 24b2-3159
Je peux ainsi raisonner [dialectiquement] agrave partir de chacune des deux opinions
contraires qui sont supposeacutees par la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo
156 Topiques I 10 104a33-37157 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de J Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par
laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle
158 105b10-18159 laquo [hellip] une preacutemisse dialectique consistera lorsquon sadresse agrave un reacutepondant agrave lui demander de choisir entre
des thegraveses contradictoires [] raquo
51
Toutefois en ne prenant pas dautres preacutemisses que des opinions possibles ou
simplement admises par oppositions agrave des preacutemisses neacutecessaires je ne pourrais
conclure par une proposition neacutecessaire160
laquo Neacutecessaire raquo semblant ecirctre entendue ici dans le sens de laquo fondeacutee sur lexpeacuterience raquo une
preacutemisse dialectique non neacutecessaire est alors non fondeacutee et il est degraves lors difficile de la
consideacuterer comme scientifique Le caractegravere de probabiliteacute de lἔνδοξον ne peut agrave premiegravere
vue lui confeacuterer la mecircme valeur quun pheacutenomegravene perceptible se veacuterifiant dans tous les cas
Cependant nous pouvons aussi fonder la valeur eacutepisteacutemologique de lἔνδοξον sur ce
mecircme caractegravere de probabiliteacute Tout deacutepend alors de la faccedilon dont nous comprenons le sens
du mot laquo probable raquo chez Aristote Est probable laquo tout ce qui agrave premiegravere vue se veacuterifie dans
la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas raquo eacutecrit Aristote161 E Berti par exemple qui est lun des
tenants dun usage eacutepisteacutemologique de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques considegravere
le probable dans un sens tregraves eacutetroitement lieacute agrave celui du vrai En effet dans un article intituleacute
laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo le commentateur comprend que le
traiteacute le plus apte agrave fonder cette valeur de lἔνδοξον nest pas les Topiques mais la
Rheacutetorique162 Et cest par une approche comparant le sens de laquo probable raquo dans la Rheacutetorique
et dans les Premiers analytiques quil eacutetablit ce sens Citant un grand nombre de textes issus
de Rheacutetorique I et sinspirant dun article de Glenn Most E Berti considegravere que
[hellip] les preacutemisses des arguments rheacutetoriques agrave savoir les ἔνδοξα sont dautant plus
persuasifs quils sont proches de la veacuteriteacute Il ne fait aucun doute que dans le premier
chapitre de la Rheacutetorique Aristote attribue aux ἔνδοξα une haute valeur
eacutepisteacutemologique comme le soutient eacutegalement Most163
Lἔνδοξον eacutetant laquo probable raquo cest-agrave-dire proche du vrai il a en lui-mecircme une valeur
eacutepisteacutemologiquement proche du vrai Et cette valeur semble ne faire pour E Berti aucun
doute Car selon ce dernier il faut consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable raquo au vrai mais
dans un sens fort celui de laquo presque eacutegal raquo voire eacutegal au vrai Tout se passe comme si le
probable eacutetait vrai dans la plupart des cas En effet sappuyant sur des textes des Premiers
analytiques il faut selon E Berti comprendre le laquo probable raquo comme laquo ce qui arrive dans la
majeur partie des cas raquo comme laquo presque toujours vrai raquo164 E Berti va jusquagrave nier la
possibiliteacute dun conflit entre les ἔνδοξα Mecircme si Rheacutetorique II 25 1402a32-34 a eacuteteacute
compris comme pouvant admettre un conflit entre deux ou plusieurs ideacutees admises cela
demeure impossible pour E Berti car si conflit il y avait laquo la valeur eacutepisteacutemologique des
ἔνδοξα serait irreacutemeacutediablement compromise car la contradiction est le signe le plus eacutevident
160 Pierre-Marie Morel Aristote Une philosophie de lactiviteacute Gf Flammarion Paris 2003 p83161 105b10-11162 Enrico Berti laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo in Berti Dialectique Physique et
Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote op cit p 77163 Ibidem p78164 Ibid p 88
52
de la fausseteacute dune de ces deux parties raquo165 Pour lui lἔνδοξον est donc laquo semblable raquo au
vrai cest-agrave-dire comme le vrai il a la mecircme valeur eacutepisteacutemologique que le vrai ce qui pose
la premiegravere pierre la base dune possible valeur eacutepisteacutemologique geacuteneacuterale de la dialectique
Puisquen effet la dialectique argumente agrave partir dideacutee admises si ces ideacutees sont vraies les
conclusions qui suivent neacutecessairement seront neacutecessairement vraies
Mais cela sous-entend aussi quil faut eacutetablir une diffeacuterence de degreacute entre la classe
des ἔνδοξα et celle des simples δοκούντα
Outre les endoxa les dokounta incluent aussi les adoxa qui ne sont accepteacutes que par
une personne ou par une petite partie de gens ou par ceux qui ne sont pas eacuteclaireacutes
ainsi que les paradoxa qui sont soutenus par quelques hommes eacuteclaireacutes comme les
philosophes (Antisthegravene Heacuteraclite et dautres) mais seulement par ceux-ci166
Il ne peut y avoir conflit quentre des ἀδόξα ou des παράδοξα qui sont deux cateacutegories de
δοκούντα mais pas entre des ἔνδοξα qui sont eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs car proches du
vrai Pour eacuteviter un conflit possible entre les ἔνδοξα et donc pour eacuteviter que ne seffritent les
fondations de la preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti propose comme
R Bolton167 une hieacuterarchie entre les δοκούντα tout nest pas un ἔνδοξον de la mecircme
maniegravere laquo Dailleurs eacutecrit encore E Berti comment des ἔνδοξα cest-agrave-dire des affirmations
vraies dans la plupart des cas pourrait-elles entrer en deacutesaccord entre elles raquo168 La
probabiliteacute mecircme de lἔνδοξον fonde donc pour E Berti sa valeur eacutepisteacutemologique Et cette
conception laquo hieacuterarchique raquo dun degreacute dendoxaliteacute permettrait de reacutesoudre les conflits entre
les simples δοκούντα et les veacuteritables ἔνδοξα les laquo endoxotata raquo endoxaux au plus haut
degreacute puisque eacutetant partageacutes plus largement Pourtant il semble bien eacutevident pour un lecteur
de la Physique de la Meacutetaphysique ou des Eacutethiques quAristote envisage la possibiliteacute de
conflits entre les ἔνδοξα Mais toute la question est de savoir de quelles opinions on parle J
Brunschwig a tregraves bien syntheacutetiseacute cette question laquo une opinion qui est en conflit (reacuteel et non
pas seulement possible bien entendu) avec une autre opinion peut-elle encore compter
comme un ἔνδοξον ou bien est-elle inapte agrave ecirctre compteacutee comme telle du seul fait de sa
relation de conflit raquo169 Partant bien que J Brunschwig conclue en posant que laquo lhypothegravese
dune possibiliteacute de conflit entre ἔνδοξα ne trouve pas dappui dans la notion de degreacutes
dendoxaliteacute raquo170 encore faut-il se demander puisquil ny a pas de conflit entre les laquo vrais raquo
ἔνδοξα ndash car un conflit viendrait saper leur valeur eacutepisteacutemologique ndash et que selon E Berti165 Ibid P 84166 Ibid167 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique eteacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77168 Ibid p 85169 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin
Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la RechercheScientifique Paris 1990 p 245
170 Ibidem P 252
53
Aristote use de la meacutethode dialectique en prenant appui sur les ἔνδοξα dans ses traiteacutes
combien et quels sont les ἔνδοξα reacuteellement utiliseacutes par Aristote dans ses traiteacutes
philosophiques et scientifiques Les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees en Physique I sont-elles des
ἔνδοξα Si oui comment peuvent-elles ecirctre en contradiction avec les thegraveses heacuteracliteacuteennes
Ces derniegraveres sont-elles alors des ἔνδοξα ou des ἀδόξα Comment consideacuterer un thegravese
exposeacutee par Aristote comme veacuteritablement endoxale
E Berti na cependant pas toujours soutenu une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα en
fonction de leur degreacute de probabiliteacute cest-agrave-dire une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque aux
ideacutees admises en tant que probables En effet dans un article preacuteceacutedent intituleacute laquo Lutiliteacute de
la dialectique pour les sciences raquo E Berti comprend que les ἔνδοξα ont une valeur
eacutepisteacutemologique non laquo par soi raquo en fonction de leur degreacute de probabiliteacute mais par leur
coheacuterence geacuteneacuterale Fondant tout comme G E L Owen et exactement dans le mecircme sillage
sa thegravese sur le passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII 1145b1 et suivantes171 E Berti eacutecrit
La thegravese que je propose [hellip] est que le critegravere indiqueacute par Aristote comme suffisant
pour attribuer aux ἔνδοξα une valeur de veacuteriteacute et donc agrave la dialectique une base
eacutepisteacutemologique satisfaisante pour rendre service aux sciences nest pas constitueacute par
le degreacute dendoxaliteacute de ses preacutemisses mais par leur coheacuterence non simplement avec
dautres ἔνδοξα mais avec la plupart dentre eux En dautres mots ce qui rend digne
de confiance un ἔνδοξον au point de vue des sciences ce nest pas son degreacute
dendoxaliteacute cest-agrave-dire la quantiteacute ou la qualiteacute des personnes qui le partagent mais
la quantiteacute et la qualiteacute des autres ἔνδοξα avec lesquels il est ou nest pas compatible172
Les ἔνδοξα constitueraient donc une sorte de laquo monde coheacuterent raquo un monde en reacuteseau dont le
tissu fait de liens laquo rhizomatiques raquo attribuerait ou refuserait agrave chacune des conclusions
syllogistiques leur valeur eacutepisteacutemologique comme si ce reacuteseau endoxal eacutetait lui-mecircme
garant de sa propre valeur pour les sciences Mais cela signifierait alors quelque chose de plus
global agrave propos du projet philosophique dAristote si la dialectique est fondamentale dans les
traiteacutes scientifiques du Stagirite comme le laisse entendre une lecture posant la valeur
eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα alors la philosophie dAristote preacutetendrait trouver la veacuteriteacute dans
ce quon dit et ce quon croit comme si son projet eacutetait pour reprendre une expression de
Marta Nussbaum dans une approche comparative entre les philosophies de Platon et
dAristote celui de laquo sauver ce monde dapparences raquo En effet M Nussbaum qui partage
beaucoup des thegraveses de G E L Owen en ce domaine dans le chapitre laquo Saving Aristotles
appearances raquo de son ouvrage The Fragility of Goodness commence de la mecircme maniegravere
que G E L Owen et E Berti par eacutetudier le ceacutelegravebre passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII
1145b1 et suivantes Cest selon elle dans ce passage quAristote expose sa meacutethode en
171 Citeacute page 36172 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in Dialectique Physique et Meacutetaphysique eacutetudes
sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p 35
54
science qursquoil laquo pose ce qursquoil appelle φαιυόμενα raquo173 avec bien entendu ce double sens quil
faut comprendre de φαιυόμενον depuis larticle Thitenai ta phainomena de G E L Owen
Mais ce passage est aussi pour la commentatrice caracteacuteristique du projet philosophique
aristoteacutelicien sauver les laquo apparences raquo [φαιυόμενα] en fondant leur veacuteraciteacute En effet M
Naussbaum eacutecrit
Lorsque Aristote deacuteclare que son but en science et en meacutetaphysique aussi bien
qursquoen eacutethique est de sauver les apparences et leur veacuteriteacute il nrsquoest pas alors en train de
dire quelque chose drsquoaiseacute et drsquoacceptable [hellip] Il srsquoengage agrave eacutetablir son travail
philosophique dans un lieu duquel Platon et Parmeacutenide ont passeacute leur carriegravere agrave
srsquoingeacutenier de sortir Il insiste sur le fait qursquoil trouvera la veacuteriteacute au sein de ce que nous
disons voyons et croyons plutocirct que laquo loin des sentiers battus de lrsquoecirctre humain raquo (pour
reprendre le mot de Platon) ailleurs raquo174
Ainsi proche des thegraveses de G E L Owen et de lAnalytique moderne M Nussbaum (mais
aussi E Berti qui semble accreacutediter une telle thegravese) paraicirct faire du projet aristoteacutelicien la
volonteacute de sauver ce monde dapparences (dans sa dualiteacute signifiante de laquo ce qui apparaicirct raquo et
de laquo ce qui est dit raquo) ce monde de choses et dideacutees partageacutees constituant une sorte de socle
commun garant dune certaine communauteacute humaine dune langue commune entre les
hommes et dont la valeur pour Aristote deacutepasserait celle de la veacuteriteacute scientifique la plus
strictement empirico-analytique comme si le Stagirite eacutetait effrayeacute par la deacutechirure de cette
communauteacute de ce langage commun due au rejet (platonicien et socratique) des opinions et
ideacutees partageacutees dans le domaine du faux et du faux-semblant Telle est linterpreacutetation plus
large que nous pouvons tirer de lideacutee de E Berti selon laquelle cest une coheacuterence entre les
ἔνδοξα qui fournit agrave ces derniegraveres leur valeur eacutepisteacutemologique un monde coheacuterent de choses
dites qui par leur coheacuterence se poseraient comme vraies
Il est donc possible de tenir pour laquo proche du vrai raquo voire comme vrai laquo dans la
plupart des cas raquo les ἔνδοξα et donc de commencer agrave envisager la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique Cependant les deux thegraveses quasiment contradictoires de E Berti tentant tour agrave
tour dattribuer agrave lἔνδοξον une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque de par sa probabiliteacute ou
bien extrinsegraveque en fonction de sa coheacuterence relative agrave dautres ἔνδοξα attestent par leur
diffeacuterence de la difficulteacute dune telle entreprise La valeur eacutepisteacutemologique dune ideacutee admise
ne va pas de soi Ainsi nous pouvons peut-ecirctre ici objecter que dans les Topiques ce
caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de probabiliteacute permet surtout de souligner dans le texte
173 Traduction personnelle de laquo to set down what he calls φαιυόμενα raquo Martha Nussbaum The Fragility ofGoodness luck and ethics in Greek tragedy and philosophy Cambridge University Press Cambridge 1986p240
174laquo When Aristotle declares that his aim in science and metaphysics as well as in ethics is to save appearancesand their truth he is not then saying something cozy and acceptable [hellip] He promises to do hisphilosophical work in a place from which Plato and Parmenides had spent their careers contriving an exit Heinsists that he will find his truth inside what we say see and believe rather than ldquofar from the beaten path ofhuman beingrdquo (in Platos word) ldquoout thererdquo raquo Martha Nussbaum Ibidem p 242-243
55
que nous citions175 105b10-18 un aspect psychologique fondamental de lentretien
dialectique Le terme laquo psychologique raquo est agrave prendre ici avec beaucoup de preacutecautions il ne
sagit pas de faire de la dialectique une activiteacute hautement psychologique ni au sens
aristoteacutelicien ni au sens moderne du terme Cependant il semble bien quune certaine
psychologie de linterlocuteur soit deacuteterminante dans lentretien dialectique En effet Aristote
dit bien que lrsquoon peut laquo poser comme un principe et comme une thegravese admise176 tout ce qui agrave
premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les interlocuteurs
accordent [τιθέασι] une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se veacuterifie
pas raquo177 Puisque la preacutemisse dialectique nest justement pas neacutecessaire eacutevidente il faut faire
en sorte quelle soit admise par linterlocuteur Dailleurs quel serait linteacuterecirct de citer le tenant
dune opinion (par exemple Empeacutedocle en 105b) si ce nest dans une perspective
psychologique de faire admettre agrave linterlocuteur une ideacutee endoxale ou mecircme une thegravese
paradoxale ndash dont Aristote considegravere quelle peut ecirctre poseacutee comme preacutemisse si elle est
soutenue par quelquun de ceacutelegravebre Pour poser une preacutemisse dialectique il faut prendre en
compte la psychologie de son interlocuteur mais aussi celles de larbitre et du public qui
entourent lentretien178 et faire en sorte que ces derniers admettent la preacutemisse comme
endoxale laquo Psychologiquement raquo linterlocuteur acceptera plus facilement une ideacutee comme
la preacutemisse dun syllogisme dialectique si par exemple elle est probable cest-agrave-dire quelle
semble se veacuterifier dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas ou bien si de ceacutelegravebres
personnages lont soutenue Laspect central et deacutefinitionnel de lἔνδοξον nest pas tant celui
decirctre probable que celui decirctre accepteacute accreacutediteacute par la majoriteacute J Brunschwig traduit
dailleurs agrave trois reprises laquo θείη ἄν raquo179 optatif aoriste troisiegraveme personne du singulier de
τίθημι modaliseacute avec ἄν par laquo toute chance decirctre accepteacute raquo comme un truchement ingeacutenieux
pour rendre compte dans les trois extraits que nous citions drsquoun potentiel Car ce quil faut
surtout comprendre cest que pour Aristote une opinion peut ecirctre potentiellement endoxale
dans la mesure ougrave elle est accepteacutee ou du moins agrave la condition ougrave elle ne contredit pas
laquo lopinion du plus grand nombre raquo τῶν πολλῶν δόξαις et si jamais elle contredit cette
opinion geacuteneacuterale si elle est paradoxale elle peut ecirctre poseacutee si et seulement si quelquun de
ceacutelegravebre la tenue
Tout semble donc se passer comme si lendoxaliteacute dune opinion eacutetait garantie voire
permise non par sa laquo probabiliteacute raquo dans un sens proche ou eacuteloigneacute de celui de laquo veacuteriteacute raquo mais175 Page X176 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par
laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle
177 105b10 et suivantes178 Cet aspect psychologique de la dialectique se retrouve dailleurs dans les diffeacuterents conseils quAristote donne
aux questionneurs et reacutepondants dans le Livre VIII des Topiques179 103b11 104a34 105b17-18
56
par la totaliteacute ou presque des hommes ou des speacutecialistes La dialectique semble donc devoir
avoir pour point de deacutepart une preacutemisse qui ne doive en rien heurter une sorte drsquolaquo a priori raquo
non pas laquo conceptuel raquo pour reprendre les mots de G E L Owen180 mais laquo doxique raquo une
preacutemisse qui ne soit pas paradoxale qui ne bouscule pas les opinions dominantes qui ne
contredise pas laquo les eacutevidences communes raquo [ταicircς φαινομέυαις] (105b1) et ce mecircme si au
demeurant elle semble probable Le caractegravere endoxal dune opinion ou dune ideacutee ne lui
appartient pas en droit mais en fait et comme leacutecrit encore J Brunschwig laquo les eacutenonceacutes
laquo endoxaux raquo sont ceux qui ont des garants reacuteels qui sont autoriseacutes ou accreacutediteacutes par
lrsquoadheacutesion effective que leur donnent soit la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes soit la
totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des σοφοί [hellip] raquo181 σοφοί eacutetant agrave entendre ici non comme les
sages les philosophes ou les savants mais plutocirct comme les speacutecialistes en chaque domaine
les meacutedecins les geacuteomegravetres etc qui sopposent aux πολλοί comme laquo leacutelite [soppose] au
grand nombre lintelligentsia agrave la moyenne des hommes raquo eacutecrit encore J Brunschwig182 La
valeur endoxale dune opinion ne tient peut-ecirctre pas tant au lien quelle entretient avec le vrai
quagrave laccreacuteditation de cette opinion agrave devenir une preacutemisse dialectique Ce nest pas la
probabiliteacute la vraisemblance ou le caractegravere laquo proche du vrai raquo qui permet de poser une ideacutee
comme endoxale mais cest le fait quelle soit partageacutee Cest une sorte de garant encore ici
collectif intellectuel culturel ou peut-ecirctre seulement humain qui permet ou refuse
lendoxaliteacute dune opinion
Il est en effet difficile de consideacuterer comme laquo proche du vrai raquo la preacutemisse dialectique
preacutemisse eacutetant ici entendue comme la mise sous forme interrogative dune ideacutee endoxale
Aristote preacutecise dailleurs que
Ce serait une erreur en effet de consideacuterer toute preacutemisse et tout problegraveme comme
dialectique de fait personne de senseacute ne proposerait comme preacutemisse une opinion
universellement rejeteacutee ni ne poserait comme problegraveme une question parfaitement
claire pour tout le monde [hellip]183
Leacutevidence ou la probabiliteacute ne semblent pas ecirctre prises en consideacuteration dans lendoxaliteacute
dune ideacutee ce qui compte cest quelle soit partageacutee et quelle puisse donner lieu agrave deacutebat et
ce mecircme si elle est fausse De plus les exemples que donne Aristote de preacutemisses ou de
problegravemes dans la suite de ce texte sont de trois sortes laquo Parmi les preacutemisses certaines sont
eacutethiques dautres sont physiques dautres enfin sont logiques raquo Eacutethique laquo doit-on
obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux lois en cas de discordance raquo Logique laquo les
contraires relegravevent-ils ou non du mecircme savoir raquo Enfin physique laquo le monde est-il eacuteternel
180 Owen G E L laquo Thitenai ta phainomena raquo op cit p 85181 Brunschwig Topiques Tome I note 3 p113-114182 Brunschwig Ibidem note 1 p114183 Topiques I 10 104a2-7
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ou non raquo184 Chacune de ces preacutemisses est donc la forme interrogative dune ideacutee partageacutee et
admise par la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des
savants sinon des plus illustres dentre eux ou des plus admis comme autoriteacute Une ideacutee
personnelle novatrice non admise ou ne faisant pas autoriteacute mecircme une ideacutee eacutevidente
probable voire vraie ne pourrait preacutetendre devenir une preacutemisse dialectique ou bien un
ἔνδοξον puisquen derniegravere instance seul le plus laquo grand nombre raquo donne agrave lideacutee son
caractegravere endoxale Il semble que la preacutemisse dialectique et lἔνδοξον soient peut-ecirctre
eacutepisteacutemologiquement laquo hors concours raquo Degraves lors cette valeur proposeacutee par E Berti ne va pas
de soi et la fragiliteacute de celle-ci risque de saper les fondations dune preacutetendue valeur
eacutepisteacutemologique plus geacuteneacuterale de la dialectique
Laspect collectif du jeu de la dialectique est sans doute lun des critegraveres les plus
importants pour comprendre la diffeacuterence entre dialectique et philosophie chez Aristote Mais
dans le mecircme temps cet aspect constitue un eacutecueil pour les tenants dune dialectique
eacutepisteacutemologiquement forte au sein des traiteacutes de science et de philosophie du Stagirite En
effet le livre VIII des Topiques souvre sur quelques conseils pratiques agrave lusage du
questionneur mais en mecircme temps quil dispense ses conseils Aristote eacutetablit une distinction
claire entre le dialecticien et le philosophe
Il faut dabord quand on sapprecircte agrave formuler les questions trouver le lieu agrave partir
duquel il convient dargumenter deuxiegravemement formuler les questions et les mettre
en ordre une par une pour soi-mecircme [πρὸς ἑαυτόν] enfin et troisiegravemement les poser
de vive voix cette fois pour lautre [πρὸς ἕτερον] Tant quil sagit de trouver le lieu la
recherche relegraveve agrave titre semblable du philosophe et du dialecticien mais se mettre agrave
ranger ces points en ordre et agrave formuler les questions [τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν] est
propre au dialecticien car tout ce qui est de ce type sadresse agrave un autre [πρὸς ἕτερον]
Au philosophe qui cherche par lui-mecircme [καθἑαυτὸν] il importe nullement si alors
que sont vraies et bien connues les preacutemisses par le biais desquelles se fait sa
deacuteduction le reacutepondant ne les accorde pas parce quelles sont proches de ce qui a eacuteteacute
poseacute au deacutebut et quil preacutevoit ce qui va en reacutesulter [hellip]185
Malgreacute les nombreuses difficulteacutes que soulegraveve ce texte il semble que la ligne de deacutemarcation
entre le philosophe et le dialecticien se trace gracircce agrave deux actions τάττειν cest-agrave-dire
laquo ranger raquo laquo ordonner raquo186 les diffeacuterentes questions ou preacutemisses que le questionneur veut
poser au reacutepondant puis ἐρωτηματίζειν cest-agrave-dire laquo poser les questions agrave linterlocuteur
pour lamener agrave une conclusion raquo187 les formuler agrave haute voix pour lautre laquo πρὸς ἕτερον raquo184 Topiques I 14 105b20-25185 Aristote Topiques Tome II Trad Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 livre VIII 155b1-16186 Le Grands Bailly p 1899-1900187 Le Grand Bailly p 813
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Cependant comme lexplique J Brunschwig188 bien que cet aspect πρὸς ἕτερον de la
dialectique soit dune importance capitale la dialectique nest pas quune relation agrave autrui En
effet laspect laquo collectif raquo neacutepuise pas toute la dialectique puisquelle se double dun aspect
preacutealablement laquo taxinomique raquo Lactiviteacute du questionneur dialecticien comprend trois temps
dont les deux derniers lui sont propres un premier temps durant lequel il faut trouver le lieu
agrave partir duquel il convient dargumenter un deuxiegraveme temps dorganisation des questions dans
un ordre bien particulier pour soi-mecircme puis un troisiegraveme temps ougrave il faut formuler ces
questions pour autrui Cependant τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν sont laquo le propre raquo [ἴδιον] du
dialecticien et semblent bien distinguer ici en Topiques 155b1-16 la dialectique de la
philosophie puisque le philosophe ne se soucie pas des reacuteactions de ses interlocuteurs eacutetant
donneacute que lui ne joue pas agrave la dialectique Le philosophe ne soumet pas les preacutemisses de ses
syllogismes agrave lautoriteacute du plus grand nombre Mais un problegraveme se pose alors si τάττειν καὶ
ἐρωτηματίζειν sont deux activiteacutes laquo propres raquo agrave la dialectique cela signifie-t-il que la
philosophie norganise ni ne formule aucune questions pour autrui En effet si nous
comprenons que ces deux activiteacutes sont laquo le propre raquo de la dialectique tel quAristote deacutefinit
le laquo propre raquo en Topiques I5 102a18-19 cest-agrave-dire comme ce qui laquo sans exprimer
lessentiel de lessence de son sujet nappartient pourtant quagrave lui raquo alors la philosophie doit-
elle se comprendre seulement comme une activiteacute solitaire anarchique car non organiseacutee et
silencieuse
Un texte de Meacutetaphysique Γ2 permet dune part de reacutepondre agrave cette question et
dautre part de comprendre un autre aspect fondamental de la dialectique son caractegravere
peirastique En effet en 1004b1-25 Aristote propose une autre distinction entre la
philosophie la sophistique et la dialectique Et il appert que pour le Stagirite la diffeacuterence
entre ces trois disciplines nest pas une diffeacuterence de forme mais une diffeacuterence de
laquo finaliteacute raquo et que la philosophie a pour fin dexaminer le vrai
En voici une preuve les dialecticiens et les sophistes revecirctent la mecircme apparence que
le philosophe car la sophistique nest quun semblant de sagesse et les dialecticiens
argumentent sur tout or lecirctre est commun agrave tout et agrave leacutevidence ils argumentent sur
ces questions parce quelles sont propres agrave la philosophie En effet la sophistique et la
dialectique tournent autour du mecircme genre que la philosophie mais la philosophie
diffegravere de la dialectique par la faccedilon dutiliser sa capaciteacute de la sophistique par le
choix de vie La dialectique met agrave leacutepreuve lagrave ougrave la philosophie apprend agrave connaicirctre
tandis que la sophistique paraicirct apprendre agrave connaicirctre mais ne le fait pas189
Ce texte peut ecirctre rapprocheacute de Topiques I1 100a25-101a4 dans lequel Aristote reformule
la distinction entre philosophie dialectique et sophistique mais cette fois-ci du point de vue
188 Aristote Topiques Tome II note 3 p 263-264189 Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et Anick Jaulin op cit p 150 nous soulignons
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de la maniegravere dont ces trois laquo activiteacutes raquo font des syllogismes Le raisonnement deacuteductif 190
procegravede daffirmations vraies et premiegraveres eacutevidentes par elles-mecircmes Le raisonnement
dialectique procegravede des fameux ἔνδοξα Et la deacuteduction eacuteristique ou sophistique prend pour
point de deacutepart laquo des ideacutees qui se preacutesentent comme des ideacutees admises sans en ecirctre
reacuteellement raquo ou se preacutesente laquo comme une deacuteduction sans en ecirctre une raquo191 La sophistique se
caracteacuterise dans cet extrait des Topiques par un faux-semblant volontaire cette volonteacute de
laquo cacher son jeu raquo de faire croire agrave ses interlocuteurs quelle est comme la philosophie et
comme la dialectique Et si Meacutetaphysique Γ2 nous permet dexclure la sophistique de toute
preacutetention philosophique ou scientifique en en faisant un laquo semblant de sagesse raquo ndash
eacutethiquement drsquoune part puisque la sophistique diffegravere de la philosophie par laquo le choix de
vie raquo et drsquoautre part syllogistiquement car ses raisonnements nont que lapparence de
syllogismes ndash ce texte permet aussi de preacuteciser et dans le mecircme temps de rendre plus
complexe les rapports que la dialectique entretient avec la philosophie Dialectique et
philosophie ont toutes deux la mecircme forme la dialectique argumente sur tout parce que les
questions quelle se pose sont justement propres agrave la philosophie Degraves lors nous pouvons
peut-ecirctre eacutetablir ainsi une laquo homonymie de forme raquo entre dialectique et philosophie alors de
facto ce qui est propre agrave la dialectique τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν par exemple est propre
aussi agrave la philosophie Car la diffeacuterence entre ces deux activiteacutes ne tient pas agrave leur forme elles
ont en effet la mecircme en partage mais agrave lutilisation quon en fait laquo agrave la faccedilon dutiliser sa
capaciteacute raquo capaciteacute propre agrave lecirctre humain de faire de la dialectique et de la philosophie
Dune part le philosophe use de cette capaciteacute pour apprendre dautre part le dialecticien use
de celle-ci pour laquo mettre agrave leacutepreuve raquo
La distinction entre philosophie et dialectique se comprend donc dans une diffeacuterence
de laquo perspective raquo de but de finaliteacute Elles ont la mecircme forme et semble-t-il si nous
acceptons une laquo homonymie formelle raquo entre philosophie et dialectique ce qui est propre agrave
lune est propre agrave lautre bien quelles naient pas la mecircme fin Et peut-ecirctre que la meacutethode
dialectique peut fonder les principes des sciences justement par cette laquo homonymie raquo entre
philosophie et dialectique Cependant ce texte de Meacutetaphysique Γ2 a poseacute de nombreux
problegravemes aux interpregravetes qui soutiennent le caractegravere dialectique fondamental de la science
et de la philosophie chez Aristote car ce dernier y seacutepare clairement la philosophie de la
dialectique bien que celles-ci partagent une certaine homonymie (la dialectique ayant pour
fin de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo quand la philosophie laquo apprend agrave connaicirctre raquo) Pour reacutesoudre ce
problegraveme et continuer de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode scientifique et
190 Le raisonnement deacuteductif est scientifique certes mais la frontiegravere entre science et philosophie estparticuliegraverement incertaine chez Aristote ainsi comme le livre E de la Meacutetaphysique dans lequel le motlaquo philosophie raquo est utiliseacute au sens de ἐπιστήμη (126a19) nous maintenons pour le moment ici leacutequivoqueentre science et philosophie
191 100b23-29
60
philosophique les tenants du dialectic turn ont ducirc proposer une distinction entre plusieurs
types de dialectique TH Irwin192 considegravere par exemple que ce passage de Meacutetaphysique
Γ2 doit ecirctre compris dans une strateacutegie antiplatonicienne seacuteparant la dialectique de la
philosophie La dialectique dont il est question en Meacutetaphysique Γ2 serait une pure
dialectic cest-agrave-dire celle deacutecrite dans les Topiques deacutepourvue de toute valeur
eacutepisteacutemologique car trop deacutependante aux δοκούντα et qui se distinguerait dune strong
dialectic mise en œuvre dans les recherches scientifiques et fondeacutee sur de vraies preacutemisses
ou des preacutemisses laquo semblables raquo au vrai des ἔνδοξα Cette distinction entre pure et strong
dialectic permet aussi de contourner le hiatus ducirc agrave laspect collectif (questionneurreacutepondant)
de la dialectique qui ne se retrouve guegravere dans les traiteacutes scientifiques La dialectique de
Meacutetaphysique Γ2 serait donc une dialectique socratique critique dialogique cest-agrave-dire
structureacutee autour des rapports du questionneur et du reacutepondant incapable de connaicirctre mais
seule capable de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo et la laquo philosophie raquo serait quant agrave elle lautre nom de
cette dialectique forte dont la tacircche est dexaminer le vrai et qui semble pouvoir se pratiquer
seul Cette thegravese peut ecirctre eacutetayeacutee par un extrait de Meacutetaphysique M4 dans lequel Aristote
montre la laquo faiblesse raquo de la dialectique socratique que lon peut degraves lors comprendre comme
plus faible que la dialectique aristoteacutelicienne
Mais Socrate cherchait avec raison le ce que cest car il cherchait agrave construire des
deacuteductions et le principe des deacuteductions est le ce que cest En effet la dialectique en ce
temps lagrave neacutetait pas assez forte pour pouvoir examiner les contraires mecircme
indeacutependamment du ce que cest et pour dire si les contraires relegravevent de la mecircme
science193
Une dialectique forte serait donc une dialectique fondeacutee sur le ce que cest une dialectique
scientifique dont les syllogismes seraient apodictiques cest-agrave-dire fondeacutes sur des ἔνδοξα dont
nous avons compris quils pouvaient avoir une valeur eacutepisteacutemologique en fonction du sens
que nous accordons au mot laquo probable raquo chez Aristote Et la distinction entre laquo dialectique raquo
et laquo philosophie raquo en Meacutetaphysique Γ2 sentend alors comme la distinction entre pure
dialectic et strong dialectic De fait il y aurait une stricte analogie entre la philosophie et la
strong dialectic Diviser ainsi la dialectique en plusieurs types en fonction du contexte de son
utilisation est lune des strateacutegies deacuteveloppeacutees par les tenants du Dialectic turn pour reacutesoudre
les contradictions du texte aristoteacutelicien Une telle distinction entre pure et strong dialectic
permet notamment agrave E Berti deacutecrire laquo Par conseacutequent la tacircche quAristote attribue agrave la
science de lecirctre en tant quecirctre se deacuteroule selon des proceacutedeacutes explicitement deacutecrits comme
dialectiques raquo194 R Bolton par exemple soppose sur ce point agrave T H Irwin et considegravere que
192 T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988193 1078b23-27194 E Berti laquo Philosophie dialectique et sophistique en Meacutetaphysique Γ2 raquo in Dialectique Physique et
Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p47
61
cest justement la peirastique en tant quactiviteacute fondeacutee sur ce qui est le plus endoxal ndash les
endoxotata ndash et dont le but est seulement de mettre agrave leacutepreuve qui est le proceacutedeacute de la
dialectique le plus laquo scientifique raquo puisque celle-ci a selon lui la fonction de laquo justifier les
thegraveses scientifiques raquo195 La peirastique srsquooppose pour R Bolton agrave la laquo dialectique au sens
strict raquo qui elle est deacutepourvue de toute valeur eacutepisteacutemologique La distinction entre deux ou
plusieurs dialectiques semble permettre une analogie entre la philosophie et une dialectique
forte et si Aristote seacutepare philosophie et dialectique en Meacutetaphysique Γ2 ce nest que pour
deacutebouter une certaine dialectique qui nest selon T H Irwin que peirastique cest-agrave-dire qui
na pour seul but que de mettre agrave leacutepreuve les arguments adverses La peirastique eacutetant
personnifieacutee par Socrate en Meacutetaphysique M4 elle est incapable de connaicirctre agrave la
diffeacuterence dune dialectique forte Mais Aristote permet-il veacuteritablement de distinguer
plusieurs sortes de dialectique R Bolton pour infeacuterer cette ideacutee sappuie sur les services
rendus par la meacutethode topique selon Topiques I2 Il considegravere quaux diffeacuterents services se
rapportent diffeacuterentes dialectiques au service gymnastique une dialectique gymnastique au
service laquo scientifique raquo (qui inteacuteresse les notions premiegraveres des sciences) une dialectique non
gymnastique196 Pourtant J Brunschwig critique cette lecture Selon lui en effet
La meacutethode dialectique agrave laquelle on sentraicircne dans lusage laquo gymnastique raquo nest pas
une autre dialectique ou une autre forme de dialectique ou une dialectique gouverneacutee
par dautres regravegles que celle que lon pratique selon les Topiques eux-mecircmes agrave des
fins seacuterieuses et non laquo gymnastiques raquo197
Degraves lors reacutesoudre les incoheacuterences du texte aristoteacutelicien agrave propos de la dialectique dans le
but dassurer un usage scientifique de cette derniegravere en distinguant plusieurs laquo types raquo de
dialectiques ne va pas de soi et reste difficilement soutenable Sans tirer de conclusions trop
hacirctives sur ces deux (deux eacutetant un nombre a minima) dialectiques ayant des fonctions
diffeacuterentes ndash car il ne faut pas selon M Crubellier et P Pellegrin laquo seacuteparer de maniegravere trop
eacutetanches les diverses fonctions de la dialectique raquo198 ndash retenons pour le moment dune part
que la dialectique a un aspect collectif indeacuteniable mais aussi une fonction critique
peirastique et dautre part que les thegraveses de T H Irwin ou de R Bolton ont le meacuterite
incontestable de reacutepondre agrave de difficiles incoheacuterences du texte aristoteacutelicien Il importe peu
pour le moment de savoir si cette fonction peirastique constitue lessence dune certaine
dialectique non scientifique opposeacutee agrave une dialectique forte ou inversement la dialectique
reste une activiteacute de laquo mise agrave leacutepreuve raquo mais ses fonctions sont sans doute plurielles
195 R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pellegrin PierreBiologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la Recherche ScientifiqueParis 1990 p 185-236
196 CF R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo op cit pp 200-201197 J Brunscchwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin
Pierre op cit p 257198 M Crubellier et P Pellegrin Aristote op cit p 140
62
Aristote insiste dailleurs beaucoup sur le caractegravere peirastique de la dialectique dans les
Reacutefutations sophistiques Largument peirastique y est preacutesenteacute comme celui qui deacuteduit laquo une
contradiction agrave partir des opinions qui font autoriteacute raquo (2 165b4)199 De plus la peirastique
laquo est une partie de la dialectique et elle est capable de deacuteduire une conclusion fausse en se
servant de lignorance de celui qui rend compte de sa thegravese raquo (8 169b25-27) Enfin Aristote
considegravere que laquo la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute raquo et que de fait elle
laquo sapplique agrave tout raquo elle nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et peut ecirctre
pratiqueacutee par tout le monde avec plus ou moins de meacutethode (11 172a25-28)
En effet tous les arts utilisent eacutegalement certaines notions communes Cest pourquoi
tous les hommes y compris de simples particuliers font usage dune certaine maniegravere
de la dialectique et de la peirastique car tous jusquagrave un certain point tentent
dexaminer ceux qui professent un art (11172a29-33)
Ainsi la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα coupleacutee agrave lideacutee dune dialectique forte
parente de la philosophie et de la science agrave la diffeacuterence de la peirastique qui na pour tacircche
que de critiquer sans rien fonder permet de comprendre lultime service rendu selon les
Topiques I2 par la dialectique aux sciences ou plus exactement aux laquo notions premiegraveres de
chaque science raquo
Que notre traiteacute soit utile enfin aux connaissances de caractegravere philosophique cela
sexplique du fait que lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en
argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en
chaque matiegravere le vrai et le faux Mais on peut encore en attendre un service de plus
qui inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science [πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ
ἑκάστην ἐπιστήμην] Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant
sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les
principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si
lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune
de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave
elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de
toutes les disciplines200
Bien que ce texte semble proposer deux services distincts rendus par le traiteacute des Topiques et
non un seul E Berti dans son article intituleacute laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo
comprend quil y a une uniteacute entre ces deux services preacutetendument diffeacuterents En effet
Nous ne sommes pas en preacutesence de deux services ou de deux utiliteacutes diffeacuterentes
mais la dialectique est utile aux connaissances de caractegravere philosophique cest-agrave-dire
aux sciences aussi bien parce que deacuteveloppant les apories dans les deux sens elle
199 Aristote Reacutefutations Sophistiques trad Myriam Hecquet GF Flammarion Paris 2015200 101a34-101b4
63
nous fait discerner plus facilement le vrai et le faux que parce que gracircce agrave sa vocation
examinatrice elle nous ouvre laccegraves aux principes de toutes les disciplines201
Ces deux utiliteacutes de la dialectique sont donc compleacutementaires et reacuteductibles agrave une seule
deacutecouvrir les principes de toutes les disciplines de toutes les sciences Mais par quel proceacutedeacute
la dialectique peut-elle deacutecouvrir les principes E Berti est sur ce point tout agrave fait clair la
dialectique deacutecouvre les principes des sciences par le proceacutedeacute laquo normal raquo celui qui laquo deacuteduit
des conclusions agrave partir des ideacutees admises raquo en tant que laquo seul proceacutedeacute dont on dispose pour
chercher les principes raquo202 Puisque les laquo ideacutees admises raquo ont degraves lors une valeur
eacutepisteacutemologique raisonner agrave partir delles en deacuteveloppant des apories permet de deacutecouvrir les
principes des sciences Certes Aristote nuance le caractegravere exclusivement dialectique de cette
tacircche En effet deacutecouvrir les principes des sciences est propre agrave la dialectique laquo ou du moins
agrave elle principalement raquo [ἴδιον ᾒ μάλιστα οἰκεicircον] eacutecrit-il en Topiques I2 101b2 Cependant
E Berti ne semble pas consideacuterer cette concession comme probleacutematique car elle est pour lui
surtout laquo pleacuteonastique raquo et ne remet pas en cause sa theacuteorie selon laquelle il reste eacutetabli que
laquo la dialectique permet de deacutecouvrir les principes des sciences raquo et ce par un proceacutedeacute tout agrave
fait normal deacutevelopper des apories agrave partir dideacutees admises proceacutedeacute qui nous permet de
deacutecouvrir le vrai et le faux203 Tels sont donc les diffeacuterents eacuteleacutements gracircce auxquels nous
pouvons attribuer cette valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique
Cette fonction preacutesumeacutee de la dialectique deacutecouvrir les principes des sciences par le
deacuteveloppement dapories agrave partir dopinions admises est selon E Berti qui reprend
lexpression de R Bolton laquo le fondement eacutepisteacutemologique raquo204 de la dialectique
aristoteacutelicienne Cependant pour E Berti lillustration la plus claire de cette fonction de la
dialectique en science ne se trouve ni dans les Topiques ni dans les Reacutefutations sophistiques
ni mecircme dans la Rheacutetorique En effet selon lui la plus brillante illustration de cette fonction
scientifique doit ecirctre rechercheacutee dans les traiteacutes scientifiques eux-mecircmes lagrave ou cet usage se
deacuteploie veacuteritablement Cest en effet ainsi quil conclut son article sur lutiliteacute de la dialectique
pour la science
En conclusion la base eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne est
constitueacutee par le fait que la plupart des ἔνδοξα sont aussi vrais et pour cette raison ils
permettent de voir entre deux thegraveses opposeacutees dont on a tireacute les conseacutequences laquelle
est la vraie et laquelle est la fausse lune eacutetant celle dont les conseacutequences saccordent
avec la plupart des ἔνδοξα lautre celle dont les conseacutequences les contredisent Le
201 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30202 Ibidem p 30-31 Il semble que dans cet article preacutecis E Berti ne fasse pas de diffeacuterence entre une
dialectique forte et la peirastique dans la deacutecouverte des principes des sciences Retenons quici la dialectiquedeacutecouvre les principes par un proceacutedeacute laquo normal ndash pour la dialectique raquo celui de deacutevelopper des apories nouspermettant de deacutecouvrir le vrai et le faux
203 Ibid p 32204 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique et
eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne op cit
64
mecircme proceacutedeacute peut ou doit ecirctre appliqueacute dans la recherche des principes des sciences
pour voir entre deux thegraveses opposeacutees et eacutegalement candidates au titre de principe
cest-agrave-dire de preacutemisse vraie laquelle est la vraie et laquelle est la fausse205
Ainsi puisquil faut selon E Berti rechercher lapplication du proceacutedeacute dialectique dans la
deacutecouverte des principes des sciences nous nous proposons dans les pages qui suivent
drsquoeacutetudier un cas particulier dont il est admis de le consideacuterer comme lun des plus
paradigmatiques de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique en science le livre I de la
Physique qui procegravede dans un premier temps agrave la reacutefutation de la doctrine eacuteleacuteatique et dans
un second temps agrave leacutetablissement des principes de la physique206 Bien que ce texte soit un
veacuteritable locus classicus du deacutesaccord entre les speacutecialistes dAristote nous nous proposons
de linterroger pour appreacutecier sil accreacutedite ou non la thegravese selon laquelle la meacutethode
dAristote dans la recherche des principes des sciences est la meacutethode dialectique La
dialectique permet-elle textuellement en Physique I de deacutecouvrir les principes de la physique
soit le mouvement le repos et le substrat de ce couple de contraires
La reacuteponse agrave cette question soulegraveve un grand nombre de deacutebats et pourrait faire
intervenir une myriade de gloses contradictoires et de textes du corpus aristoteacutelicien aux sens
toujours diffeacuterents Cest dailleurs lune des principales difficulteacutes des eacutetudes
aristoteacuteliciennes proposer une thegravese agrave propos dune question preacutecise chez Aristote qui ne soit
pas contredite par un texte dAristote lui-mecircme Et cest pour faire face agrave cette difficulteacute que
nous faisons le choix de restreindre cette eacutetude au livre I de la Physique et de ne faire
intervenir que deux points de vue sur ce dernier celui de E Berti qui considegravere la dialectique
comme une meacutethode veacuteritablement scientifique en Physique I et celui de R Bolton dont le
point de vue est plus nuanceacute et permet de relativiser lutilisation faite par Aristote de la
dialectique en science
Comme nous lavons dit la Physique souvre sur lexposeacute de la meacutethode dAristote par
une reformulation de la doctrine des Analytiques et lexposition du laquo chemin naturel raquo qui va
de ce qui est plus clair et plus connu pour nous vers ce qui est plus clair et plus connu par
nature Lensemble du livre I a pour rocircle deacutetablir le nombre et la nature des principes de la
science physique une paire de contraire (le mouvement et le repos) deacutefinissant le genre de la
physique et un substrat (la matiegravere) Les objets de la science physique sont donc selon
Physique II les reacutealiteacutes laquo qui possegravedent en elles-mecircmes leur principes de mouvement et
drsquoarrecirct les unes quant au lieu dautres quant agrave laugmentation et agrave la diminution dautres
quant agrave lalteacuteration raquo207 Mais quelle strateacutegie Aristote met-il en place pour eacutetablir ces
principes au cours de ce tregraves deacutebattu livre I 205 E Berti laquo De lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in E Berti op cit p 40
206 Le premier chapitre de la Physique est dun inteacuterecirct particulier car il est aussi selon les Meacuteteacuteorolo-giques I1 louverture de laquo toute lentreprise raquo physique et scientifique dAristote207 Physique II 1 192b14-15 trad Citeacutee Pierre Pellegrin
65
Selon E Berti cette strateacutegie est purement et simplement une application stricte de la
meacutethode dialectique telle quelle est exposeacutee dans les Topiques Et en effet plusieurs eacuteleacutements
corroborent un usage massif de la dialectique en Physique I Degraves le chapitre 2 du livre I agrave
partir de 184b15 Aristote eacutecrit
Mais il est neacutecessaire quil y ait ou bien un seul principe ou bien plusieurs et
sil ny en a quun ou bien quil soit immobile comme le disent Parmeacutenide et Meacutelissos
ou bien quil soit mucirc comme le disent les physiciens certains disant que les premiers
principes cest lair dautre que cest leau208
Dune part Aristote procegravede ici agrave une relative laquo revue raquo des ideacutees admises par ses
preacutedeacutecesseurs dans le domaine de la physique ce qui sapparente agrave un proceacutedeacute de type
dialectique mais dautre part il procegravede agrave une laquo parfaite division dichotomique qui ne
neacuteglige aucune possibiliteacute et les embrasse toutes raquo nous explique E Berti209 Lorigine
dialectique de cette laquo division dichotomique raquo ne fait pour le commentateur aucun doute car
elle repreacutesente le paradigme dun proceacutedeacute typiquement dialectique donnant lieu agrave une
laquo veacuteritable deacutemonstration raquo cest-agrave-dire une deacutemonstration scientifique
Aristote sengage ensuite dans une reacutefutation des doctrines eacuteleacuteatiques Leacuteleacuteatisme et
ses repreacutesentants Parmeacutenide et Meacutelissos niaient non le mouvement tel que nous le
percevons mais le fait quil laquo soit raquo le fait que nous puissions dire laquo le mouvement est raquo
Dans les fragments restitueacutes de son Poegraveme Parmeacutenide eacutecrit laquo Ce qui peut ecirctre dit et penseacute se
doit decirctre car lecirctre est en effet et le neacuteant nest pas raquo Et plus loin laquo En effet lecirctre
embrasse au plus pregraves lecirctre Or il est immobile pris dans les limites de formidables liens il
est sans commencement et il est sans fin car la geacuteneacuteration comme la destruction ont eacuteteacute
eacutecarteacutees loin de lui [] raquo210 Lexamen de cette doctrine niant le mouvement et la plurivociteacute
de lecirctre a pour Aristote un laquo inteacuterecirct philosophique raquo (I2 185a21)211 Mais pour quelle
raison Reacutemi Brague dans un article intituleacute laquo Note sur la deacutefinition du mouvement
(Physique III 1-3) raquo212 a particuliegraverement bien mis en lumiegravere le rapport entre la reacutefutation
des doctrines eacuteleacuteatiques sur le mouvement au livre I et la deacutefinition dudit mouvement au livre
III en tant quelle en constitue le verso Selon R Brague la deacutefinition quAristote eacutetablit du
mouvement en Physique laquo serait le versant positif de ce queacutetablissait neacutegativement la
reacutefutation de leacuteleacuteatisme meneacutee au livre I de la Physique (ch3) et par lagrave elle en constitue la
reacutefutation deacutefinitive raquo213 Il y a un correacutelat entre la deacutefinition du mouvement en Physique III
208 Ibidem 185b15 et suivantes209 laquo E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physique raquo in Berti op cit p 99210 Fragments restitueacutes ligne 1-2 puis 25-31 in Les Preacutesocratiques ed Jean-Paul Dumont Gallimard NRF
Paris 1988 p 260211 Nous reviendrons ulteacuterieurement sur cet laquo inteacuterecirct philosophique raquo de lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques212 Brague Reacutemi laquo Note sur la deacutefinition du mouvement (Physique III 1-3) raquo in La physique dAristote et les
conditions dune science de la nature Colloque organiseacute par le seacuteminaire drsquoEacutepisteacutemologie et dHistoire desSciences de Nice actes eacutediteacutes par Franccedilois de Gandt et Pierre Souffrin Vrin Paris 1991 pp107-120
213 Ibid p 109
66
et la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I ce correacutelat consiste en la neacutecessiteacute de faire du
mouvement un ecirctre En effet les Eleacuteates ne nient pas tant lexistence empirique du
mouvement que la preacutetention du mouvement agrave ecirctre un Ecirctre agrave acceacuteder laquo au statut raquo dEcirctre Degraves
lors il faut quAristote donne une laquo consistance ontologique raquo au mouvement laquo Il lui faut
bien plutocirct montrer que le mouvement a une digniteacute telle quil meacuterite que lon parle de lui en
employant le verbe ldquoecirctrerdquo raquo214 eacutecrit R Brague Ce serait lagrave tout lenjeu de sa deacutefinition du
mouvement au livre III Mais a fortiori la reacutefutation du livre I est la reacutefutation dune neacutegation
ontologique du mouvement Si Aristote cherche agrave reacutefuter les Eleacuteates au livre I de la Physique
cest parce quil semble impossible de fonder la science physique sur des principes qui nont
pas la digniteacute decirctre En effet laquo on ne peut savoir que ce qui est eacutecrit encore R Brague Or
ce qui est dans la nature se meut Si donc ce qui se meut ou le trait fondamental de ce qui se
meut ndash le mouvement ndash nest pas il ny a pas de savoir de la nature raquo215 Reacutefutation des
Eleacuteates et deacutefinition du mouvement sont donc le recto et le verso de la mecircme strateacutegie
eacutetablir une ontologie du mouvement Ainsi la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est pour
Aristote une neacutecessiteacute Il semble falloir pour pouvoir fonder un savoir de la nature
deacutemontrer lexistence ontologique du mouvement chose que niaient les Eleacuteates par leur
thegravese laquo lEcirctre est un et immobile raquo
Son proceacutedeacute argumentatif est-il degraves lors dialectique Premiegraverement Aristote
comprend que lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques ne relegraveve pas du domaine de la physique mais
dune autre science Et lanalogie quil mentionne en 185a1 pour eacutetayer son propos est
particuliegraverement eacuteclairante pour comprendre le proceacutedeacute utiliseacute dans la reacutefutation des thegraveses
eacuteleacuteatiques qui nient les principes physiques Cette reacutefutation ne peut se faire que par cette
laquo science commune agrave toutes raquo
De mecircme en effet que le geacuteomegravetre na lui non plus aucun argument contre celui qui
supprime les principes de la geacuteomeacutetrie ndash mais cela est laffaire dune autre science ou
du moins dune science commune agrave toutes ndash de mecircme en est-il pour celui qui soccupe
des principes216
Cette science commune agrave toutes les autres non tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et qui
permet de reacutefuter celui qui supprime les principes de la geacuteomeacutetrie comme de la physique (ici
les Eleacuteates) nest-elle pas la dialectique Ce point a fait eacutenormeacutement deacutebat dans lhistoire des
eacutetudes aristoteacuteliciennes Selon P Pellegrin en effet cette science laquo commune agrave toutes raquo serait
pour D Ross la meacutetaphysique et pour Simplicius deacutejagrave la dialectique Cependant Aristote
deacutefinit bien dans les Seconds analytiques I 11 la dialectique comme lactiviteacute qui
laquo communique avec toutes les sciences raquo (77a26) et nest la science laquo daucun genre
214 Ibid p108-109215 Ibid p 109-110216 Physique I 2 185a1-4
67
deacutetermineacute raquo (77b32)217 Degraves lors il appert que le seul moyen mentionneacute par Aristote dans sa
Physique pour reacutefuter les thegraveses niant les principes physiques comme celles niant les
principes de toutes les autres sciences est bien la dialectique
Deuxiegravemement pour reacutefuter les thegraveses eacuteleacuteatiques Aristote use de la division des sens
des mots laquo ecirctre raquo et laquo un raquo Or la division ou la laquo dissociation raquo des divers sens des termes est
justement lun des instruments principaux de la dialectique En Topiques I 13 Aristote pose
quatre laquo instruments gracircce auxquels nous ne serons jamais agrave court darguments deacuteductifs raquo
dont le deuxiegraveme mentionneacute consiste laquo agrave savoir dissocier les diffeacuterents sens dun terme raquo218
Et cest en effet agrave partir des diffeacuterents sens de lecirctre quil reacutefute les thegraveses eacuteleacuteatiques
Mais le point de deacutepart le plus approprieacute de tous [pour reacutefuter] cest de voir
puisque leacutetant se dit de plusieurs maniegraveres ce que veulent dire ceux qui disent que
toutes les choses sont une est-ce quils veulent dire que toutes les choses sont
substance ou des quantiteacutes ou des qualiteacutes et nouvelle question est-ce que toutes
choses sont une substance unique comme lest un homme unique ou un cheval
unique comme lest blanc ou chaud ou lune des choses de cette sorte 219
Aristote use agrave nouveau de ce proceacutedeacute dialectique de la division des sens de lun
De plus puisque lun se dit de plusieurs maniegraveres tout comme leacutetant il faut
examiner de quelle maniegravere ils entendent que le tout est un Or on appelle un soit le
continu soit lindivisible soit les choses dont la formule de lecirctre essentiel est la mecircme
et unique comme jus de treille et vin220
La division des sens dun terme est en effet un proceacutedeacute proprement dialectique dune part
parce quil constitue nous lavons dit un instrument de la dialectique mais dautre part parce
que cette division sinscrit dans une analyse du langage commun du sens commun laquo des
choses dites raquo cest-agrave-dire des λεγόμενα dans lesquels sont compris les ἔνδοξα et qui
constituent lun des deux sens de φαιυόμενον selon G E L Owen Or cette reacutefutation
dialectique proceacutedant par la division des sens dun termes est pour Aristote selon E Berti
laquo une reacutefutation rigoureuse et parfaitement valable raquo221 Donc non seulement la reacutefutation est
bien dialectique mais elle est aussi pour E Berti fondeacutee cest-agrave-dire scientifiquement
valable
Cependant nous navons abordeacute pour linstant que la reacutefutation des Eleacuteates non la
deacutetermination effective des principes physiques Or selon E Berti reacutefutation des Eleacuteates ou
des laquo Anciens qui viennent ensuite raquo et deacutetermination des principes de la physique sont
intimement lieacutees car deacuterivant dun seul et mecircme proceacutedeacute dialectique Selon le commentateur
la recherche veacuteritablement physique commence avec la deacutetermination du nombre de
217 Ce que drsquoailleurs confirme P Pellegrin dans sa note 1p la Physique aux eacuteditions GF Flammarion218 A partir de 105a21 219 185b21 et suivantes220 185b6-9221 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100
68
principes agrave partir du chapitre 4 du livre I et sachegraveve au deacutebut du livre II Or pour E Berti
toute cette recherche physique des principes deacutecoule dun proceacutedeacute dialectique qui prend
plusieurs formes
[Ce proceacutedeacute] est imposeacute par la distinction dichotomique entre les diffeacuterentes
possibiliteacutes concernant les principes [185b15] deuxiegravemement il a comme objet les
opinions des autres physiciens [agrave partir de 187a12] cest-agrave-dire des interlocuteurs
dAristote avec lesquels il semble avoir engageacute une espegravece de grande discussion
troisiegravemement il se sert dun instrument typiquement dialectique lanalyse du langage
humain222
Premiegraverement E Berti considegravere cette recherche du nombre et de la nature des principes
physiques comme une laquo grande discussion raquo comme un veacuteritable eacutechange un laquo entretien
dialectique raquo entre Aristote et ses preacutedeacutecesseurs sur un problegraveme preacutecis ce qui lui permet
grosso modo de rattraper laspect laquo collectif raquo de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les
Topiques Et en effet Aristote discute les thegraveses de ses preacutedeacutecesseurs celles des Eleacuteates nous
lavons dit puis celles des physiciens (agrave partir de I4) Anaxagore Empeacutedocle Anaximandre
des atomistes comme Deacutemocrite et enfin celles des platoniciens (I9) Cest de cette
discussion queacutemane le nombre et la nature des principes En effet Aristote comprend que les
principes sont contraires car laquo tous en fait posent des contraires comme principes raquo223 Tout
se passe comme si Aristote inscrivait le nombre et la nature de ses principes dans la continuiteacute
de ses preacutedeacutecesseurs comme si lautoriteacute de ces derniers venait confirmer la deacutetermination
des principes physiques
Mais E Berti est aussi attentif agrave lobjet direct de lanalyse dAristote dans le livre I de
la Physique cest-agrave-dire les laquo expressions linguistiques communes raquo les laquo choses dites raquo les
laquo leacutegomegravenes raquo pheacutenomeacutenaux qui parsegravement le texte de Physique I Cet objet linguistique est
symboliseacute selon E Berti par les nombreuses expressions du Stagirite faisant reacutefeacuterence au
champ lexical du langage Ce dernier est particuliegraverement preacutesent bien que de maniegravere
sporadique en Physique I nous avons releveacute non exhaustivement 185b27-186a 186b18-24
ou encore 187a1-6 Autant drsquoextraits ougrave la recherche de la signification des mots chez les
preacutedeacutecesseurs dAristote ou dans le langage commun est dune importance capitale laquo on
appelle on dit que tous ceux qui disent que raquo sont en effet des syntagmes reacutecurrents en
Physique I et suffisent selon E Berti agrave justifier dune part la preacutesence de la dialectique
dans ledit livre I et dautre part la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Par exemple agrave
propos de la geacuteneacuteration dont il faut eacutetablir les principes Aristote raisonne selon E Berti
laquo sur la maniegravere correcte ou incorrecte par laquelle le langage humain exprime ce
pheacutenomegravene raquo224 Et cest justement ce proceacutedeacute qui permettrait agrave Aristote daboutir agrave une222 Ibidem p102223 Physique I 5 188a19224 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100
69
premiegravere conclusion sur le nombre des principes de la physique en I 7 191a20-22 et donc
drsquoeacutetablir une premiegravere conclusion veacuteritablement scientifique laquo Mais que les principes soient
trois et comment ils sont trois et de quelle maniegraveres ils sont principes cest clair raquo
Conclusion eacuteliminant les autres possibiliteacutes soit pour E Berti une veacuteritable deacutemonstration
De plus toutes les autres distinctions dont Aristote se sert en Physique I agrave savoir la
distinction par soi par accident ou celle de lacte et de la puissance distinctions gracircce
auxquelles Aristote reacutesout les apories des Eleacuteates et qui permettent de deacutecouvrir les principes
de la physique sont pour E Berti eacuteminemment dialectiques en ce quelles font reacutefeacuterence au
livre Δ de la Meacutetaphysique laquo consacreacute ndash comme on le sait ndash aux diffeacuterentes significations des
mots et ougrave la distinction laquo par soi raquo et par laquo par accident raquo revient continuellement raquo225
Ainsi en eacutelargissant son eacutetude agrave lensemble de la Physique et encore plus largement agrave
lensemble des traiteacutes physiques du corpus aristoteacutelicien (le De Caelo le De generatione et
corruptione les Meacuteteacuteorologiques le De anima ou encore les traiteacutes biologiques) E Berti
conclut son article en reacuteaffirmant une valeur eacutepisteacutemologique incontestable de la dialectique
Les proceacutedeacutes dont [la science physique] se sert sont dans la plupart des cas des
arguments dialectiques cest-agrave-dire des analyses du langage ou bien des discussions
des opinions dautrui ce qui nrsquoempecircche pas quils puissent ecirctre aussi de veacuteritables
deacutemonstrations scientifiques cest-agrave-dire doueacutes de neacutecessiteacute capables dobliger agrave
lassentiment [hellip] Il ne sagit pas certes de deacutemonstrations laquo physiques raquo au sens
moderne du terme mais plutocirct de deacutemonstrations laquo logiques raquo [cest-agrave-dire pour E
Berti laquo dialectiques raquo] cependant leur valeur de veacuteriteacute nest pour cela aucunement
diminueacutee226
Ainsi agrave la question de savoir si le livre I de la Physique permet de soutenir une valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti reacutepond par laffirmative Cest dailleurs selon le
commentateur en Physique I que sillustre le mieux lapplication de la meacutethode dialectique
dans la recherche des principes des sciences
Nonobstant nous pourrions reprocher agrave E Berti de confondre la preacutesence effective de
la dialectique en Physique I et la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Certes la
dialectique est preacutesente dans ce livre I de la Physique comme dans la plupart des traiteacutes
scientifiques du Stagirite Mais a-t-elle veacuteritablement pour fonction de fonder les principes
des sciences Cest-agrave-dire ici de deacutecouvrir les principes premiers de la physique le
mouvement le repos et le substrat agrave ce couple de contraires Rien nest moins sucircr car et
cest lagrave lune des critiques que lui fait R Bolton227 Aristote explique bien que le mouvement
principe de la science physique est connu par le savant laquo par linduction raquo laquo ἡμicircν225 Ibid p 103226 Ibid p 113227 Bolton Robert laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in R BoltonScience Dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre PellegrinLouvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 223-255
70
δὑποκείσθω τὰ φύσει ἢ πάντα ἢ ἔνια κινούμευα εἶναι δῆλον δἐκ τῆς ἐπαγωγῆς raquo228 Cette
ἐπαγωγή qui est largement admise comme eacutetant le processus dapprentissage et
dappreacutehension des principes proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν cest-agrave-dire par un processus
compris dans la meacutethode empirico-analytique Et immeacutediatement apregraves avoir affirmeacute que le
principe mouvement de la physique est connu par linduction Aristote explique pourquoi il
convient non de tout reacutefuter mais de reacutefuter seulement laquo ce quon deacutemontre faussement agrave
partir des principes raquo (185a15-16) Il faut donc faire une claire distinction entre le travail du
savant qui connait les principes par induction et selon la meacutethode empirico-analytique et
leacutecriture du texte aristoteacutelicien qui semble en effet suivre la meacutethode dialectique La
dialectique effectivement preacutesente en Physique I a peut-ecirctre moins pour but de fonder les
principes de la physique que de reacutefuter les mauvaises deacutemonstrations les deacutemonstrations
eacuteristiques Or il appert que les thegraveses soutenues par les Eleacuteates sont consideacutereacutees par Aristote
comme eacuteristiques
En reacutealiteacute examiner si leacutetant est un de cette maniegravere [agrave la maniegravere des Eleacuteates]
est comparable au fait dargumenter contre nimporte quelle autre thegravese de ceux qui
parlent pour parler [hellip] ou au fait de reacutesoudre une argumentation eacuteristique ce
quoffrent preacuteciseacutement les deux raisonnements celui de Meacutelissos et celui de
Parmeacutenide229
Certes P Pellegrin mentionne tregraves justement le caractegravere dialectique de cet examen par la
reacutefeacuterence agrave la theacutesis230 mais il nen demeure pas moins que la fonction de la dialectique dans
la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est moins de fonder les principes de la physique que de
reacutefuter des thegraveses preacutesenteacutees par Aristote comme eacuteristiques Drsquoailleurs Aristote insiste sur le
caractegravere eacuteristique des thegraveses eacuteleacuteatiques
Tous les deux Meacutelissos et Parmeacutenide en effet font des syllogismes eacuteristiques en
effet agrave la fois ils prennent de fausses preacutemisses et leurs raisonnements ne sont pas
concluants 231
Encore agrave propos de Parmeacutenide laquo ses preacutemisses sont fausses raquo et sa laquo conclusion nest pas
valide raquo [186a23-24] Or quelle est donc la fonction de la dialectique face aux arguments
eacuteristiques tels que ceux de Meacutelissos et de Parmeacutenide
Tout drsquoabord ecirctre rompu agrave la dialectique offre la compeacutetence de pouvoir mettre agrave jour
ce genre dargumentation En effet en Topiques I1 agrave propos des laquo ideacutees admises raquo Aristote
eacutecrit
Il ne faut pas croire en effet que tout ce qui se preacutesente comme une ideacutee admise en
soit veacuteritablement une car les expressions dideacutees admises ne manifestent jamais agrave
toute premiegravere vue leur veacuteritable caractegravere comme il arrive que le fassent les principes228 185a12-14
229 185a6-9230 Aristote Physique trad P Pellegrin op cit Note 2 p 74231 186a6-8
71
des raisonnements eacuteristiques au sein de ces raisonnements en effet la nature exacte
du subterfuge est immeacutediatement et presque toujours eacutevidente pour ceux qui sont
capables dapercevoir les finesses232
Les preacutemisses des arguments eacuteristiques se donnent comme ideacutees admises prennent
lapparence dopinions faisant autoriteacute Mais puisque le laquo premier instrument raquo de la
dialectique est la collecte des preacutemisses cest-agrave-dire des vrais ἔνδοξα il appert que seul
lrsquoentraicircnement et la pratique dialectique cest-agrave-dire lhabitude de raisonner agrave partir de
veacuteritables ideacutees admises peut permettre de mettre agrave jour les preacutetendus mais neacuteanmoins faux
ἔνδοξα utiliseacutes dans les arguments eacuteristiques Et il semble bien que ce soit cette fonction de la
dialectique (utiliser cette meacutethode pour reacutefuter des arguments quAristote comprend comme
eacuteristiques puisque rompu agrave lexercice dialectique et qui sont bien selon les Reacutefutations
sophistiques laquo ceux qui deacuteduisent une contradiction agrave partir de ce qui paraicirct ecirctre des
opinions qui font autoriteacute mais nen est pas ou qui deacuteduisent en apparence une contradiction)
qui est agrave lrsquoœuvre en Physique I raquo233
Quand E Berti comprend que la dialectique sert la science en faisant deacutecouvrir le vrai
du faux par le deacuteveloppement dapories issues dideacutees admises il semble omettre un point de
deacutetail pourtant fort utile pour accorder ou refuser une valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique
Car il appuie finalement sa reacuteflexion sur les Topiques qui mentionnent que laquo lorsque nous
serons capables de deacutevelopper une aporie dans lun ou lautre sens nous serons mieux agrave mecircme
de discerner en chaque matiegravere le vrai du faux raquo234 Cependant le texte des Topiques nest-il
pas ici lacunaire par rapport notamment agrave ce quen dit Aristote dans la Rheacutetorique agrave savoir
que la dialectique y sert agrave deacutecouvrir non pas abstraitement laquo le vrai et le faux raquo ce qui lui
confeacutererait indeacuteniablement une valeur eacutepisteacutemologique mais bien plutocirct agrave deacutecouvrir le
syllogisme vrai et le syllogisme faux cest-agrave-dire le syllogisme scientifique du syllogisme
eacuteristique ou sophistique En effet Aristote preacutecise la fonction de la dialectique alors mecircme
quil aborde cette derniegravere agrave travers lusage de la rheacutetorique
En outre il est manifeste que la rheacutetorique sert eacutegalement agrave deacutecouvrir le
persuasif vrai du persuasif apparent [τὸ φαινόμενον πιθανόν] tout comme la
dialectique le syllogisme vrai et le syllogisme apparent [τὸ φαινόμενον
συλλογισμόν]235
Or immeacutediatement apregraves la mention de ce φαινόμενον συλλογισμόν ce syllogisme faux
apparent Aristote mentionne le caractegravere de la sophistique laquo car ce qui fait la sophistique ce
nest pas la faculteacute mais lintention [] raquo 236 cest-agrave-dire lintention de faire un φαινόμενον232 100b26-101a1 nous soulignons233 2 165b7-8 nous soulignons
234 101a34-3
235 1355b15-17236 1355b17-18
72
συλλογισμόν et de prendre appui sur de fausses ideacutees admises que seule la dialectique permet
de mettre agrave jour Degraves lors il appert que lusage de la dialectique en Physique I est moins celui
de deacutecouvrir des principes qui eux sont laquo clairs par induction raquo que de reacutefuter des thegraveses
eacuteristiques que nous sommes agrave mecircme de consideacuterer tels gracircce agrave la dialectique
Mais alors une question se pose si les argumentations eacuteristiques senracinent dans de
fausses ideacutees admises et procegravedent de faux syllogismes nont-elles pas de facto aux yeux
dAristote et dans une perspective veacuteritablement scientifique une valeur somme toute tregraves
relative voire inexistante En effet selon les Reacutefutations sophistiques les cinq types dobjets
viseacutes par les eacutechanges eacuteristiques ne sont que laquo la reacutefutation le faux le paradoxe le soleacutecisme
et en cinquiegraveme lieu contraindre linterlocuteur au verbiage raquo237 ils ne sont donc les projets
que de ceux qui veulent laquo parler pour parler raquo238 agrave linstar de Meacutelissos et de Parmeacutenide selon
Aristote Degraves lors pourquoi le scientifique ou le savant doit-il les prendre en consideacuteration et
sattacher agrave les reacutefuter Pour quelle raison sattacher agrave reacutefuter ce qui aux yeux dAristote na
quune valeur particuliegraverement insignifiante laquo pour nous raquo239 savants nous qui savons les
principes par induction Aristote aurait tregraves bien pu dans sa Physique ignorer les arguments
eacuteristiques pourquoi donc fait-il le choix de les reacutefuter Quel est linteacuterecirct dune telle
reacutefutation dialectique des arguments eacuteristiques ainsi que dune discussion avec ses
preacutedeacutecesseurs
Les diffeacuterentes reacuteponses que Robert Bolton propose agrave cette question sont parfois
contradictoires du moins elles ne sont pas systeacutematiques J Brunschwig a dailleurs
particuliegraverement bien montreacute agrave quel point les thegraveses de R Bolton sont difficiles agrave soutenir
allant mecircme jusquagrave mettre en avant ses contradictions240 Cependant R Bolton sengouffre
dans cette distinction agrave eacutetablir entre la recherche du savant et leacutecriture dAristote Ainsi il
nuance veacuteritablement la valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne en
Physique mais aussi dans dautres traiteacutes scientifiques Selon lui en effet la dialectique a
plusieurs utiliteacutes dans les traiteacutes scientifiques premiegraverement Aristote use de la dialectique
contre les thegraveses eacuteleacuteatiques parce quil y est contraint deuxiegravemement lutilisation de la
dialectique dans la deacutetermination des principes ne sapparente finalement quagrave une proceacutedure
de justification des thegraveses scientifiques produites par la meacutethode empirico-analytique et
troisiegravemement la dialectique permet de proposer des solutions agrave certaines apories elle peut
servir de laquo pis-aller raquo en science Pour le commentateur la meacutethode preacuteconiseacutee dans les
sciences naturelles reste chez Aristote et agrave linstar de Physique I la meacutethode scientifique
proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν En effet dans son article intituleacute laquo La meacutethode dAristote dans
237 165b14-16238 Physique I 186a7239 185a12240 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique
chez Aristote op cit p 237-262
73
les sciences de la nature Physique I raquo241 R Bolton commence par appreacutecier le souci
dAristote pour la meacutethode et comprend que ce dernier reacuteactive en Physique la doctrine des
Analytiques En effet selon lui la meacutethode dAristote en Physique nest pas la dialectique car
le point de deacutepart de cette meacutethode nest pas le bon laquo Des donneacutees de lexpeacuterience peuvent
ecirctre des ἔνδοξα eacutecrit R Botlon mais elle nont pas besoin de lecirctre raquo Car limportant dans les
sciences cest que les points de deacutepart de la recherche laquo viennent dune expeacuterience
approprieacutee et non pas des gens qui lrsquoacceptent raquo242 R Bolton refuse de comprendre le
Stagirite comme un analyste du langage mecircme en partie Il regimbe agrave consideacuterer lusage de la
dialectique en science comme la meacutethode scientifique par excellence Selon lui la meacutethode
du savant est une meacutethode scientifique telle que nous la comprenons cest-agrave-dire une
meacutethode baseacutee sur lobservation et lanalyse des pheacutenomegravenes sensibles Les eacutetudes
aristoteacuteliciennes modernes et notamment les interpregravetes du dialectic turn ont selon le
commentateur accordeacute beaucoup trop dimportance agrave la dialectique et agrave cette ideacutee dun a
priori structurel et conceptuel issu du langage quil faut analyser pour infeacuterer les principes des
sciences a linstar de G E L Owen de E Berti de M Nussbaum etc En conclusion de son
eacutetude sur le chapitre I de la Physique R Bolton eacutecrit
Ainsi la meacutethode du naturaliste aristoteacutelicien telle quAristote la deacutecrit et
lemploie dans le livre initial de la Physique nest pas une meacutethode a priori ou une
meacutethode approprieacutee agrave la philosophie en tant quelle est opposeacutee agrave la science [cest-agrave-
dire la meacutethode dialectique] Quelque fruste que soit la description ou lusage de cette
meacutethode [cette fois-ci celle du savant] son entreprise appartient par son esprit agrave la
famille de celles que nous consideacuterons aujourdhui comme scientifiques243
Aristote resterait donc un empiriste Les proceacutedures dialectiques sont hors concours en
Physique I pour la recherche des principes puisquil est admis que le savant vient agrave connaicirctre
les principes par induction cette fameuse laquo proceacutedure pour apprendre raquo Et R Bolton prend
soin danalyser le passage de Physique I2 dans lequel Aristote affirme que laquo quant agrave nous raquo
lexistence des choses mues laquo cest clair par induction raquo244 Pour R Bolton ce laquo quant agrave
nous raquo laquo ἡμicircν raquo pose la distinction nette entre un laquo nous les savants raquo qui connaissons les
principes des sciences par induction κατὰ τὴν αἴσθησιν nous les savants qui eacutevoluons dans
le domaine de la physique qui parlons la langue de la physique et une autre entiteacute en
preacutesence dans le texte dAristote qui se charge de reacutefuter les Eleacuteates dans une autre langue
sur un autre domaine par voie dialectique Largument de R Bolton consiste donc bien agrave
distinguer deux laquo instances raquo deux laquo temporaliteacutes raquo du texte aristoteacutelicien Il y a dune part le
temps de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique le temps de ce ἡμicircν241 R Bolton Science Dialectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre
Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 223-255242 Ibid p 235 nous soulignons243 Ibid p 255244 185a14
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de Physique 185a12 Et il y a dautre part le temps de lexpositio et de la disputatio
proprement aristoteacutelicienne qui procegravede dialectiquement et nengage en rien une remise en
question de la meacutethode empirique et analytique R Bolton met laccent sur cette dualiteacute
dinstances qui affleure en Physique I2 et qui permet de seacuteparer clairement ce qui relegraveve du
domaine de la science et ce qui relegraveve de la dialectique Mais degraves lors pourquoi recourir agrave la
dialectique en Physique I Pourquoi Aristote ne contredit-il pas les Eleacuteates par la simple
induction en les renvoyant agrave leur perception
R Bolton comprend que ce recours agrave linduction donc a fortiori agrave la perception dans
la reacutefutation des Eleacuteates est impossible parce que ce serait faire une peacutetition de principe
principe que les Eleacuteates refusent par ailleurs Les Eleacuteates ne peuvent pas accepter nimporte
quelle preacutemisse ainsi un syllogisme sous la forme laquo les oiseaux volent voler est un
mouvement donc le mouvement est raquo syllogisme baseacute sur linduction dun particulier perccedilu agrave
un universel conccedilu ne fonctionnera pas pour les reacutefuter car les Eleacuteates refusent la preacutemisse
pour la simple raison que celle-ci contient en elle la conclusion laquo le mouvement est raquo or les
Eleacuteates refusent que le mouvement soit Degraves lors les reacutefuter en ayant recours agrave linduction ce
serait poser comme preacutemisse lexistence du mouvement (les oiseaux volent) pour conclure
lexistence du mouvement (le mouvement est) la conclusion eacutetant comprise dans la preacutemisse
Aristote refusant la peacutetition de principe et comprenant quun tel syllogisme ne serait daucun
effet contre les Eleacuteates la reacutefutation se fera par une autre voie elle se fera dialectiquement
Finalement R Bolton comprend quil ny a tout simplement pas de preuve adeacutequate de
deacutemonstration syllogistique pour deacutemontrer que la nature existe et quelle est en mouvement
puisque les principes sont connus laquo par eux-mecircme raquo soit quaucune meacutediation quelconque
dun moyen terme nest requise pour les appreacutehender Ce qui est connu par induction est
connu laquo par soi raquo Et R Bolton pose que mecircme leacutetablissement des principes contraires et la
preuve du troisiegraveme principe (le substrat) dans le livre I de la Physique qui pourtant semble
deacutecouler dune discussion dialectique avec les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote sont eacutetablis par
induction La dialectique est un adjuvant agrave la science elle lui permet de dialoguer et de
convaincre ses deacutetracteurs les plus radicaux
Un extrait du De Caelo permet peut-ecirctre de mieux rendre compte de cet usage preacutecis
de la dialectique dans la Physique En 298b17 Aristote mentionne Meacutelissos et Parmeacutenide et
eacutecrit agrave leur propos
Mais mecircme si leurs autres thegraveses sont correctes on ne peut admettre que ces gens
parlent en physiciens [ἀλλ οὐ φυσικῶς γε δεicirc νομίσαι λέγειν] lexistence decirctres
inengendreacutes et absolument immobiles inteacuteresse une science diffeacuterente de la physique et
supeacuterieure agrave elle245
Peu nous importe ici de savoir quelle est cette science supeacuterieure Ce qui est surtout245 Aristote De Caelo op cit 298a17-20
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inteacuteressant de constater dans cet extrait cest que selon Aristote les Eleacuteates ne parlent pas la
langue du physicien puisquil refusent les conditions de possibiliteacute mecircmes de tout savoir sur
la nature et que la dialectique semble avoir justement le rocircle en Physique I de reacuteussir agrave
parler la mecircme langue que Meacutelissos et Parmeacutenide pour pouvoir les reacutefuter dans leur langue
Une science ne peut pas selon les Analytiques deacutemontrer ses propre principes R Bolton
considegravere la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I comme la parfaite illustration de ce dogme
de laristoteacutelisme Il faut passer par une autre proceacutedure pour deacutemontrer les principes dune
science Mais ces principes sont connus en amont de cette deacutemonstration par la voie
empirique
Degraves lors la dialectique est utile aux laquo connaissances agrave caractegravere philosophique raquo
(Topiques I 2) parce quelle doit laquo aider raquo selon R Bolton la proceacutedure inductive Elle se
pense plus comme un adjuvant aux sciences que comme la meacutethode pour en deacutecouvrir les
principes En effet dans son article intituleacute laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique
aristoteacutelicienne raquo246 R Bolton maintient sa thegravese selon laquelle laquo la dialectique ne suffit pas
pour garantir quune deacutefinition adapteacutee agrave des objectifs scientifiques ait eacuteteacute deacutecouverte raquo247 le
pheacutenomegravene perceptif primant toujours en derniegravere instance car deacutetenant la laquo veacuteriteacute raquo Il
explique en outre qursquolaquo Aristote pense quil est neacutecessaire de trouver des theacuteories scientifiques
qui soient compatibles avec les ἔνδοξα [hellip] tout autant quavec les pheacutenomegravenes
perceptifs raquo248 Ladeacutequation des theacuteories scientifiques aux ἔνδοξα serait une sorte de test Les
ideacutees admises entreraient donc dans le processus scientifique en conclusion de ce dernier et
comme en soutien pour justifier les theacuteories scientifiques issues de linduction Cest en cela
grosso modo que R Bolton envisage la maniegravere dont la dialectique peut rendre un service
qui laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo249 Et sil comprend que la
peirastique est la forme de la dialectique laquo la plus scientifique raquo en tant que fondeacutee laquo sur ce
qui est le plus endoxon raquo cest justement parce quelle est cette dialectique qui eacuteprouve qui
laquo met agrave leacutepreuve raquo agrave la diffeacuterence dune dialectique laquo au sens strict raquo qui nest que
laquo gymnastique intellectuelle raquo Si la dialectique peirastique entre dans le processus de
justification des principes seulement pour tester eu eacutegard aux ἔνδοξα les theacuteories
scientifiques comprises empiriquement alors elle est en effet la laquo dialectique la plus
scientifique raquo puisque sa fonction est de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo bien que la valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique soit donc agrave nuancer voire agrave relativiser complegravetement
Certes le scientifique peut fonder ce quil dit sur ce que tout le monde admet ou agrave deacutefaut sur
246 Bolton Robert laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Bolton ScienceDialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77
247 Ibid p21248 Ibid p23249 Topiques I 2 101a38
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ce que pense la majoriteacute dominante ou la majoriteacute des experts ou encore certains dentre eux
Mais cette fondation a surtout pour but selon R Bolton de laquo produire une conviction avec
un maximum deffet lorsquelle est utiliseacutee avec les gens en geacuteneacuteral raquo250 ce qui nest pas
lobjectif premier du scientifique ce dernier eacutetant surtout deacutetablir le vrai et de fonder le
discours sur des principes premiers La dialectique est donc secondaire en science elle
semble surtout pouvoir permettre une laquo communication raquo entre le philosophe et le non
philosophe le scientifique et le non scientifique plus que fonder les principes des sciences
Au mieux le recours agrave la dialectique en science est un laquo pis-aller raquo auquel Aristote se
reacutesoudrait faute de data sensibles En effet dans un article paru en 2009 intituleacute laquo Two
Standards for inquiry in Aristotles De Caelo raquo R Bolton comprend quil y a dans le De
Caelo deux meacutethodes de recherche bien distinctes lune repose sur la perception sensible
(visible en II13 II14 III7) lautre sur le recours massif dAristote agrave lεὔλογος (ce quil est
raisonnable de comprendre dadmettre) et que R Bolton interpregravete comme la trace de la
meacutethode dialectique dans les recherches astronomiques Or comment soutenir cette dualiteacute
meacutethodologique La reacuteponse de R Bolton est sans eacutequivoque la dialectique est un
laquo standard for inquiry raquo non veacuteritablement scientifique car ayant pour rocircle de pallier dans le
De Caelo lrsquoinsuffisance de la meacutethode empirique dans le cas ougrave des data viendraient agrave
manquer La proceacutedure issue de lεὔλογος est moins fiable que la proceacutedure κατὰ τὴν
αἴσθησιν mais elle vaut mieux que rien et semble se poser laquo dans lattente raquo dune infirmation
ou dune confirmation ulteacuterieure rendue possible gracircce agrave la deacutecouverte de nouvelles donneacutees
sensibles gracircce agrave de nouvelles observations La dialectique ne servirait donc dans le De
Caelo quagrave la recherche de reacutesultats creacutedibles et R Bolton interpregravete le recours massif agrave
lεὔλογος dans le contexte preacutecis du De Caelo comme une difficulteacute eacutevidente qursquoaurait
Aristote agrave observer les pheacutenomegravenes astronomiques trop lointains ndash agrave la diffeacuterence de la
recherche en biologie par exemple ougrave les pheacutenomegravenes sont plus proches de nous plus
facilement observables
Le commentateur corrobore en outre sa conception de la dialectique comme un laquo pis-
aller raquo par leacutetude du chapitre II12 du De Caelo Celui-ci souvre sur la mention de deux
apories auxquelles il faut essayer de donner selon Aristote une μικρὰς εὐπορίας laquo une petite
reacuteponse raquo que P Moraux traduit par laquo reacuteponse plausible raquo laquo Il y a deux questions
embarrassantes agrave propos desquelles on risque et non sans raison de se trouver en difficulteacute
eacutecrit Aristote Nous devons tenter dy apporter une reacuteponse plausible [μικρὰς εὐπορίας] raquo251
Aristote formule alors cette embarrassante aporie
[hellip] pour quelle raison les astres ne sont-ils pas mus de mouvements toujours plus
nombreux agrave mesure quils se trouvent plus loin de la translation premiegravere mais sont-ce250 R Bolton Ibid p 46251Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1968 p 80 291b24-27
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les mouvements de la reacutegion meacutediane qui sont les plus nombreux Puisque le corps
premier se meut dun mouvement unique il semblerait logique que le corps le plus
proche de lui fucirct animeacute des mouvements les moins nombreux quil en eucirct deux par
exemple et le suivant trois ou que lon trouvacirct quelque autre disposition de ce genre
Or en reacutealiteacute cest le contraire qui se passe Le soleil et la lune sont mus de
mouvements moins nombreux que ceux de certains astres errants252
Or lembarras de ce problegraveme est ducirc justement au fait laquo que nous ne disposions que de
moyens dinvestigation tregraves limiteacutes et quune distance eacutenorme nous seacutepare des pheacutenomegravenes de
la reacutegion astrale raquo (292b15-17) Et pour reacutesoudre cette aporie Aristote propose une solution
eacutetonnante il faut consideacuterer les astres comme sils eacutetaient animeacutes du mecircme mouvement que
les vivants comme sils partageaient avec les vivants πράξεως καί ζωῆς laquo laction et la vie raquo (
292a21) Ainsi compris le nombre de leurs mouvements deacutepend de leur nature plus ou moins
apte agrave atteindre la perfection De la mecircme maniegravere quun ecirctre humain a besoin dune simple
marche digestive pour ecirctre en santeacute cest-agrave-dire pour ecirctre dans un certain eacutetat de perfection
physique et mentale et quun autre a besoin dune multitude dexercices pour atteindre le
mecircme eacutetat de la mecircme maniegravere certains astres ont besoin de mouvements plus nombreux
pour atteindre leur perfection Cest seulement en consideacuterant les astres comme sils eacutetaient
vivants que nous pourrons sortir de cette aporie Or pour R Bolton lisant ce texte en
comparaison avec un extrait des Parties des animaux 644b-645a cette laquo petite reacuteponse raquo fait
partie dune laquo εὐλόγως procedure raquo (donc selon lui dune proceacutedure dialectique) Proceacutedure
quAristote consideacutererait comme laquo infeacuterieure raquo par rapport agrave la proceacutedure scientifique
proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν
De plus il est aussi eacutevident degraves les premiegraveres lignes du De Caelo 2 12 291b24 ss
qursquoAristote considegravere la deacutemarche issue de lrsquoεὐλόγως comme incontestablement
infeacuterieure agrave lrsquoautre niveau de deacutemarche plus scientifique Il la deacutecrit comme une laquo petite
reacuteponse raquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) Il srsquoagit drsquoune thegravese qursquoAristote soutient
eacutegalement dans des termes similaires dans drsquoautres textes par exemple Les Parties des
animaux 15 644b22 ss dans sa ceacutelegravebre deacutefense de lrsquoeacutetude de la biologie Aristote y
porte particuliegraverement son attention sur les limites de notre capaciteacute agrave deacutevelopper notre
connaissance en astronomie limites dues agrave lrsquoextrecircme insuffisance de data sensibles
approprieacutes Il expose une nette distinction entre ce constat et notre situation en biologie
ougrave les data sensibles pertinents sont plus aiseacutement obtenus par conseacutequent il pose que
nous connaissons plus et mieux dans le domaine de la biologie que dans celui de
lrsquoastronomie (645a1 ss)253
252 291b29-292a1253 laquo In addition it is also clear from the opening lines of De Caelo 212 291b24 ff that Aristotle regards
εὐλόγως procedure as distinctly inferior to the alternate more scientific level of procedure He describes it as aldquolittle advancerdquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) This a point that Aristotle also makes in similar terms elsewherefor instance in De Part an 15 644b22 ff in his famous defense of the study of biology There Aristotle againdraw a particular attention to the limits on our ability to advance our knowledge in astronomy due to theextreme paucity of appropriate perceptual data He sharply contrasts this with our situation in biology where
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Lεὐλόγως procedure ne serait donc que le palliatif agrave un manque de donneacutees sensibles un pis-
aller en attendant une meilleure reacuteponse agrave un problegraveme donneacute
La lecture de R Bolton dans cet article de 2009 se trouve bien reacutesumeacutee par la citation
des Politiques dAristote que le commentateur donne en eacutepigraphe agrave son article laquo car il ne
faut pas rechercher la mecircme exactitude dans les recherches meneacutees par le raisonnement et
dans celles qui concernent les donneacutees des sens raquo254 Il faut donc semble-t-il eacutetablir une
distinction entre deux niveaux de recherche plus ou moins scientifiques Or les recherches
meneacutees par le raisonnement sont pour R Bolton dans le De Caelo les recherches
laquo eulogiques raquo cest-agrave-dire dialectiques Et il ne faut pas rechercher en elles la mecircme
exactitude que dans les recherches veacuteritablement scientifiques proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν
Car toujours selon Aristote laquo le mouvement en avant est plus noble que le mouvement vers
larriegravere raquo (De Caelo II5 288a5-6) Or si Aristote appelle laquo devant raquo laquo le cocircteacute ou se trouvent
les sens raquo (II2 284b30) alors peut-ecirctre considegravere-t-il aussi la meacutethode empirico-analytique
proceacutedant depuis la perception comme une meacutethode plus laquo noble raquo plus exacte plus
scientifique que la meacutethode dialectique par exemple
Les thegraveses de R Bolton nuancent ainsi consideacuterablement la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique deacuteveloppeacutee par une branche radicale du dialectic turn R Bolton parvient agrave
rendre compte de lusage de la dialectique dans les recherches scientifiques tout en
comprenant la meacutethode deacuteveloppeacutee dans les Analytiques comme le canon de la science Dans
le deacutebat contemporain agrave propos de la meacutethode dAristote en science Robert Bolton repreacutesente
une sorte de laquo troisiegraveme voie raquo plus syntheacutetique et plus nuanceacutee que les deux perspectives
consideacuterant tour agrave tour la meacutethode empirico-analytique et la meacutethode dialectique comme la
meacutethode scientifique par excellence Celui-ci considegravere la meacutethode empirico-analytique
comme la veacuteritable meacutethode scientifique tout en reacuteussissant agrave prendre en charge lusage
quAristote fait de la meacutethode dialectique soit une maniegravere de reacutefuter des thegraveses eacuteristiques
soit une meacutethode de justification des thegraveses scientifiques soit un pis-aller pour proposer une
solution temporaire agrave un problegraveme scientifique que lobservation sensible ne permet pas de
reacutesoudre
Cependant ce qui ressort neacuteanmoins de tout notre deacuteveloppement sur la valeur
eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique cest quune telle valeur est difficile agrave soutenir Il
semble veacuteritablement complexe mecircme eu eacutegard agrave la probabiliteacute des ἔνδοξα agrave la distinction
entre plusieurs sortes de dialectiques et gracircce agrave leacutetude dun cas preacutecis quest Physique I de
pouvoir soutenir que la dialectique est la meacutethode aristoteacutelicienne pour deacutecouvrir les
the relevant perceptual data are easily obtained and thus he says we know more and we know better inbiology than we do in astronomy (645a1 ff) raquo Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles DeCaelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 68
254 Aristote Politiques trad P Pellegrin VII7 1328a19-21 p 472 Cette distinction se retrouve dans lrsquoEacutethiqueagrave Nicomaque I11094b11
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principes des sciences Et ce que lanalyse du livre I de la Physique ainsi que les thegraveses de R
Bolton nous permettent de poser cest une distinction claire entre le temps ou linstance de la
recherche scientifique qui procegravede selon la meacutethode empirico-analytique et le temps ou
linstance de lexposition proprement aristoteacutelicienne qui elle procegravede dialectiquement Il
appert que la meacutethode scientifique reste la meacutethode empirico-analytique cependant R
Bolton neacutepuise pas tout lenjeu dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques de la preacutesence
de la dialectique Car celle-ci semble prendre en charge le souci peacutedagogique neacutecessaire agrave la
theacuteorie scientifique aristoteacutelicienne
80
Dans un premier temps nous avons donc eacutetabli historiquement qursquoune lecture
trop radicalement empiriste de la meacutethode dAristote en science peut difficilement rendre
compte ou au prix dune deacutevaluation contestable de la preacutesence et de la valeur de la
dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Dans un deuxiegraveme temps nous
nous sommes proposeacutes ndash puisque laristoteacutelisme classique avait exclu la dialectique de la
citadelle de la science se rendant de fait sourd agrave son usage dans les traiteacutes scientifiques et
philosophiques ainsi quaux problegravemes meacutethodologiques du corpus ndash de consideacuterer la
dialectique comme le candidat ideacuteal pour rendre raison de la meacutethode dAristote dans lesdits
traiteacutes en essayant de donner creacutedit aux thegraveses les plus fortes du dialectic turn thegraveses qui
attribuent agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique et qui preacutetendent pouvoir rendre
compte de lapparente contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien Cependant
gracircce agrave leacutetude du cas bien particulier de Physique I il semble que cette valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique qui peut ecirctre fondeacutee sur la dualiteacute pheacutenomeacutenale
deacuteveloppeacutee par G E L Owen sur la probabiliteacute endoxale deacutefendue par E Berti sur la
distinction entre plusieurs laquo types raquo de dialectiques dont la plus eacutepisteacutemologiquement forte
est utiliseacutee dans les ouvrages scientifiques du Stagirite ou encore sur le troisiegraveme service
preacutetendument rendu par la dialectique aux sciences selon les Topiques soit finalement bien
discutable
En effet il apparaicirct qursquoAristote use de la dialectique dans une autre perspective que la
seule deacutecouverte des principes des sciences Et R Bolton est lun de ces commentateurs
contemporains dAristote proposant de nuancer et de relativiser la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique en Physique I comme dans lensemble des traiteacutes en permettant notamment de
deacutegager deux moments du texte aristoteacutelicien deux instances dans la composition mecircme du
texte drsquoune part le moment ou linstance de la recherche propre du savant qui procegravede en
effet κατὰ τὴν αἴσθησιν et selon la meacutethode empirico-analytique puisque les principes sont
clairs laquo par linduction raquo255 et drsquoautre part le moment ou linstance de la reacutedaction du texte
durant lequel Aristote use effectivement de dialectique comme dun adjuvant agrave la science
cest-agrave-dire dans une autre perspective que celle de deacutecouvrir les principes des sciences (soit
selon R Bolton pour reacutefuter ses plus radicaux contradicteurs soit pour justifier a posteriori
les thegraveses scientifiques soit encore pour proposer les solutions les moins mauvaises possibles
agrave un problegraveme donneacute en attente dune infirmation ou dune confirmation proprement
empirique et scientifique que leacutetat actuel du savoir et de la science est incapable de produire)
Il y a donc un veacuteritable deacutecalage entre la recherche proprement scientifique et leacutecriture du
texte Ainsi si la dialectique laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo selon
Topiques I2256 ce nest pas tant selon R Bolton parce quelle permet de deacutecouvrir les255 Physique I2 185a13256 101a38
81
principes des sciences mais parce quelle vient laquo aider raquo les thegraveses scientifiques par ses
multiples atouts
Cependant mecircme si les analyses de R Bolton sont dun tregraves grand inteacuterecirct dans cette
eacutetude ndash car elles permettent de nuancer la valeur eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique
ndash dune part le commentateur continue de maintenir un certain clivage de la mecircme maniegravere
que les tenants les plus radicaux du dialectic turn entre deux meacutethodes bien distinctes lune
strictement dialectique lautre strictement scientifique Or il est sans doute beaucoup moins
eacutevident de dessiner preacuteciseacutement dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques deux laquo aires raquo
lune dialectique et lautre empirique bien deacutefinies Et dautre part R Bolton ne deacutefinit pas ce
quil entend preacuteciseacutement par laquo dialectique raquo Notre approche de la dialectique sest construite
surtout gracircce agrave ce qui en est dit dans les Topiques Cependant quand Aristote use de
dialectique dans ses traiteacutes sagit-il de la dialectique des Topiques Et si le proceacutedeacute utiliseacute
par le Stagirite dans ses traiteacutes est diffeacuterents de la dialectique des Topiques peut-on alors
encore concevoir jusquagrave la preacutesence mecircme de la dialectique dans les traiteacutes Cest une
question agrave laquelle il nous faut absolument reacutepondre si nous voulons apporter un eacuteclairage
nouveau sur les problegravemes de meacutethode dans le corpus aristoteacutelicien Et enfin mecircme si R
Bolton distingue gracircce agrave lanalyse quil donne de Physique 185a12 le moment de la
recherche scientifique (meacutethode empirico-analytique) et celui de leacutecriture du texte (meacutethode
dialectique) eacutepuise-t-il toutes lenjeu de la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques en Physique I
Ainsi pour reacutepondre agrave ces questions nous nous proposons dans les pages qui suivent
de deacutevelopper et tester lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique Et si la forme
du texte issue de la meacutethode dialectique suivie par le Stagirite non en science mais dans la
reacutedaction de ses travaux pouvaient ecirctre comprise comme la prise en charge du souci
peacutedagogique du Philosophe Cette hypothegravese sappuie dune part sur le contexte mecircme de
leacutecriture dAristote contexte scolaire permettant de comprendre la dialectique
aristoteacutelicienne comme unique mais polyvalente et dautre part sur de multiples indices
laisseacutes par Aristote dans son corpus De plus lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la
dialectique rend compte de la laquo neacutecessiteacute raquo de son utilisation effective dans les traiteacutes
scientifiques et philosophiques Degraves lors si la dialectique a une valeur peacutedagogique elle ne
regimbe pas pour autant agrave endosser une certaine charge eacutepisteacutemologique puisque comprise
dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique la pratique de la dialectique apparaicirct
par sa seule utilisation dans les traiteacutes scientifiques comme un eacutetat preacute-scientifique Eacutetat
pendant lequel la recherche scientifique est stimuleacutee ou encore pendant lequel leacutelegraveve
dialecticien apprend gracircce aux laquo instruments raquo de la dialectique agrave deacutecouvrir des diffeacuterences
agrave percevoir des similitudes agrave dissocier le sens des termes autant dinstruments neacutecessaires
au savant qui ne sont appris dapregraves les Topiques quen jouant agrave la dialectique et qui sont
82
neacutecessaires agrave la pratique scientifique
Certains commentateurs ont critiqueacute R Bolton pour sa lecture peut-ecirctre trop rapide et
trop impreacutecise de la de la dialectique aristoteacutelicienne J Brunschwig lui reproche de tomber
dans lrsquoeacutecueil suivant en voulant fonder lhypothegravese dune justification peirastique des thegraveses
scientifiques ou dune utilisation de la dialectique comme un laquo pis-aller raquo agrave la science R
Bolton oublie un aspect fondamental de la dialectique agrave savoir laspect dialogique rendu
neacutecessaire par le rapport questionneurreacutepondant de la dialectique qui structure lorganisation
des Topiques et qui en effet est absent des traiteacutes dans lesquels R Bolton considegravere pourtant
la meacutethode dialectique agrave lœuvre (Physique et De Caelo notamment) Or si nous posons
lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique alors il semble que nous sortions de
leacutecueil releveacute par J Brunschwig et que nous puissions admettre une seule dialectique chez
Aristote celle effectivement preacutesenteacutee dans les Topiques
Tout bien analyseacute il nest peut-ecirctre pas si facile de distinguer preacuteciseacutement ce qui dans
les traiteacutes relegraveve strictement de la meacutethode dialectique et ce qui relegraveve tout aussi strictement
de la meacutethode empirico-analytique souvent Aristote procegravede en effet par un certain
laquo meacutelange raquo meacutethodologique rendant particuliegraverement neacutebuleuses les frontiegraveres entre ces
deux meacutethodes Cest notamment le cas du syllogisme laquo peu orthodoxe raquo que nous avons deacutejagrave
mentionneacute qui porte sur la perfection du corps utilisant agrave la fois lἔνδοξον pythagoricien et
lobservation des pheacutenomegravenes sensibles en ouverture du livre I du De Caelo257 Dans un
article paru en feacutevrier 2015 intituleacute laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II 12 raquo
Andrea Falcon et Mariska Leunissen critiquent la lecture trop rapide de lεὐλόγως procedure
faite par R Bolton dans son eacutetude du De Caelo En effet R Bolton considegravere les diffeacuterents
appels agrave lεὔλογος parsemant le texte comme la laquo trace raquo de la proceacutedure dialectique en
science ce qui lui permet de soutenir lideacutee selon laquelle la dialectique offre une reacuteponse en
laquo pis-aller raquo agrave un problegraveme scientifique temporairement impossible agrave reacutesoudre Pour A
Falcon et M Leunissen au contraire les appels dAristote agrave ce qui est laquo raisonnable de
penser raquo agrave lεὔλογος dans les recherches scientifiques ne doivent pas ecirctre interpreacuteteacutes comme
indiquant la meacutethode dialectique A contrario ces appels font inteacutegralement partie de la
meacutethode scientifique dAristote qui est une meacutethode selon eux laquo flexible et multiple raquo258 Or
nous navons pour linstant abordeacute les problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus des
œuvres dAristote quau travers dun paradigme rigide issu du deacutebat contemporain opposant
ou du moins distinguant clairement la dialectique de la meacutethode empirico-analytique La
257 Citeacute en page 32258 Traduction personnelle de laquo flexible and manifold raquo Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The
scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in Theory and Practice in Aristotles NaturalScience ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 p 218
83
lecture drsquoA Falcon et M Leunissen a le meacuterite de bouleverser ce paradigme les
commentateurs rendent en effet plus incertaine la deacutesormais traditionnelle distinction entre ce
qui relegraveve de la meacutethode scientifique et ce qui relegraveve de la dialectique ndash partage clairement
effectueacute par les eacutetudes aristoteacuteliciennes au moins depuis les anneacutees 1960 et les travaux de G
E L Owen En effet leur but dans cet article est doffrir
[hellip] un portrait alternatif agrave la tendance des eacutetudes aristoteacuteliciennes agrave caracteacuteriser les
recherches [dAristote] en sciences naturelles soit comme totalement dialectiques dans
leur meacutethode soit comme suivant simplement (et strictement) les meacutethodes
scientifiques introduites dans les Seconds analytiques259
Il y aurait selon eux non une rupture nette et preacutecise entre la meacutethode dialectique et la
meacutethode scientifique rupture que maintient R Bolton mais au contraire une continuiteacute un
cumul finalement assez flou un meacutelange qui se fait jour dans les traiteacutes scientifiques entre
les deux aspects plus ou moins bien deacutefinis dune mecircme meacutethode A travers une eacutetude du
chapitre II 12 du De Caelo chapitre dans lequel R Bolton comprenait justement le recours agrave
lεὐλόγως procedure et agrave la dialectique comme un pis-aller agrave la science A Falcon et M
Leunissen comprennent la ceacutelegravebre analogie entre les ecirctres vivants et les astres analogie que
R Bolton considegravere relever de la meacutethode dialectique comme faisant entiegraverement partie de la
meacutethode laquo flexible et multiple raquo mais pourtant bien scientifique du Stagirite Les deux
commentateurs ne considegraverent pas le recours agrave lεὐλόγως procedure comme une alternative agrave
la meacutethode empirique mais comme lautre visage de la recherche scientifique Lenjeu de leur
propos est de redessiner le cadre du problegraveme de la meacutethode dAristote en science Et si tout
simplement il ny avait pas deux meacutethodes opposeacutees ou alternatives (tel que le soutient R
Bolton dans la continuiteacute de certaines eacutetudes issues du dialectic turn) mais bien une seule
meacutethode dont la nature polymorphe manifold rend difficile la deacutefinition et permet dentendre
un certain jeu entre ce qui est dit laquo theacuteoriquement raquo dans les traiteacutes de lOrganon ndash que ce soit
les Analytiques ou les Topiques ndash et ce qui est fait laquo en pratique raquo dans les traiteacutes scientifiques
et philosophiques Aristote ne semble pas appliquer laquo au pied de la lettre raquo ni lune ni lautre
meacutethode mais bien une sorte de meacutethode flexible qui nen est pas moins scientifique
Ainsi A Falcon et M Leunissen nous permettent peut-ecirctre dentrevoir une porte de
sortie au deacutebat contemporain de laristoteacutelisme sur les problegravemes de meacutethodes Et si
finalement la meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques neacutetait ni la
meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee par les Analytiques ni la dialectique preacutesenteacutee dans
les Topiques mais un meacutelange plutocirct souple de ces deux meacutethodes qui nen a pas moins une
valeur scientifique pour le Stagirite Il faudrait donc reacuteussir agrave aborder les problegravemes de
259 Traduction personnelle laquo an alternative picture to the tendency in the scholarship on Aristotle tocharacterize his natural treatises as being either entirely dialectical in method or as simply following the(exact same) scientific methods introduced in the Posterior Analytics raquo Ibidem
84
meacutethode chez Aristote avec une certaine souplesse Car la critique qursquoA Falcon et M
Leunissen entreprennent des thegraveses de R Bolton repose finalement sur une question quand
on affirme comme le fait R Bolton mais aussi agrave cet eacutegard G E L Owen quil y a la preacutesence
de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes scientifiques de quelle dialectique parle-t-on
preacuteciseacutement Car il appert que nulle part dans le De Caelo entre autres Aristote nrsquouse de la
dialectique laquo comme indiqueacute preacuteciseacutement dans les Topiques raquo260 Degraves lors peut-on consideacuterer
quAristote emploie veacuteritablement et strictement la dialectique en science Et si oui de
quelle nature est cette dialectique Est-elle la mecircme que celle preacutesenteacutee dans les Topiques
Cest un problegraveme que soulegraveve deacutejagrave J Brunschwig dans son article-reacuteponse agrave R
Bolton intituleacute laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo261 En effet dans son
article laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo R Bolton entrevoit lideacutee de
la proceacutedure peirastique comme laquo une proceacutedure de justification raquo des thegraveses scientifiques
tout en maintenant la prioriteacute des data de lexpeacuterience sensible donc de la meacutethode empirico-
analytique en science
La justification dialectique peirastique pour Aristote en tant que simple justification
en science nous reacutevegravele quil faut accorder une prioriteacute speacuteciale (lopinion nayant pas la
mecircme prioriteacute) agrave la preuve issue de lexpeacuterience262
Or le principal (mais non le seul) reproche que J Brunschwig formule agrave lrsquoencontre des thegraveses
de R Bolton procegravede du fait que ce dernier ne deacutefinit pas preacuteciseacutement la dialectique et que
surtout il la simplifie faisant degraves lors violence agrave la dialectique telle quelle se dessine dans les
Topiques En effet selon J Brunschwig
[hellip] il nest pas eacutevident ni hors de toute contestation que les proceacutedures qui dans les
traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote peuvent ecirctre qualifieacutees de
laquo dialectiques raquo relegravevent toutes dune seule et mecircme laquo meacutethode dialectique raquo il nest
pas eacutevident non plus que cette laquo meacutethode dialectique raquo au cas ougrave lon en admettrait
luniciteacute soit identique agrave celle qui est preacutesente theacuteoriquement et enseigneacutee
pratiquement dans les Topiques263
Ce que dit J Brunschwig ici est adresseacute agrave R Bolton mais aussi plus geacuteneacuteralement aux thegraveses
du dialectic turn car deacutejagrave G E L Owen soutenait cette preacutesence de la dialectique dans les
traiteacutes Il faut donc faire particuliegraverement attention agrave cet eacutecueil quand nous posons qursquoAristote
use de dialectique dans ses traiteacutes scientifiques et peu importe pour linstant quelle valeur
effective celle-ci peut avoir pour le Philosophe car encore faut-il admettre quAristote use
260 Traduction personnelle de laquo as outlined in the Topics raquo Ibid p 217261 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et
Meacutetaphysique chez Aristote op cit p 237-262262 Traduction personnelle de laquo Peirastic dialectical justification for Aristotle like justification in science
simply turns out to give special priority (thought not precisely the same priority) to the evidence ofexperience raquo R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p 236
263 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo p 238-239
85
bien de dialectique Ainsi ce que J Brunschwig reproche agrave R Bolton cest un certain
manque de preacutecision assumeacute Pour J Brunschwig en effet la caracteacuteristique absolument
essentielle agrave la dialectique aristoteacutelicienne que reacutevegravelent tant la description que lon peut faire
de la dialectique dapregraves les Topiques que lorganisation mecircme du traiteacute est larticulation des
rocircles questionneurreacutepondant et laspect dialogique de la dialectique Or toujours selon J
Brunschwig R Bolton
[hellip] estime utile pour reacutesoudre les questions quil vient de soulever [hellip] de ldquosimplifier
quelque peu sa description de la dialectiquerdquo Cette simplification consiste agrave ne plus
tenir compte de laspect dialogique de la dialectique aristoteacutelicienne []264
Comment est-il possible de consideacuterer une quelconque utilisation dialectique que ce soit
pour justifier des theacuteories scientifiques pour reacutefuter des thegraveses eacuteristiques ou enfin a minima
pour proposer une reacuteponse la moins mauvaise possible agrave une aporie donneacutee si laspect
fondamental de la dialectique exposeacutee dans les Topiques disparaicirct des traiteacutes scientifiques
Faut-il comprendre quil y a chez Aristote diffeacuterentes dialectiques agrave lœuvre dans le corpus
lune propre aux Topiques lautre aux traiteacutes de science et de philosophie Nous avons deacutejagrave
montreacute que les tenants du dialectic turn notamment TH Irwin mais aussi R Bolton lui-
mecircme ont proceacutedeacute ainsi alors quune telle distinction ne va pas de soi Au risque de voir la
remarque adresseacutee par J Brunscwhig agrave R Bolton agrave propos de la fonction de justification de la
dialectique seacutelargir agrave la seule preacutetention de consideacuterer un usage quelconque de la dialectique
dans les traiteacutes scientifiques faut-il abandonner lhypothegravese selon laquelle la dialectique serait
le candidat ideacuteal pour reacutepondre aux problegravemes de meacutethode du corpus La ligne
argumentative de J Brunschwig est simple il y a un hiatus entre la dialectique des Topiques
et la preacutetendue laquo dialectique raquo employeacutee selon R Bolton par Aristote en Physique ou dans
le De Caelo par exemple et agrave laquelle ont attribue une valeur eacutepisteacutemologique Or Aristote ne
fait guegravere mention preacutecise de plusieurs types de dialectiques et la distinction entre peirastique
et dialectique est elle-mecircme si neacutebuleuse quil est difficile de consideacuterer ces deux entiteacutes
comme deux dialectiques distinctes J Brunschwig atteint veacuteritablement en pointant du doigt
cet eacutecueil la limite dune valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique voire mecircme de la seule
preacutesence dans les traiteacutes scientifiques de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les
Topiques puisque son aspect fondamentalement dialogique se perd dans les traiteacutes
Comment degraves lors court-circuiter ce hiatus Comment parvenir agrave soutenir la preacutesence
et luniciteacute de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote J
Brunschwig propose une alternative entre deux attitudes possibles
[hellip] ou bien lon considegravere que ce traiteacute [les Topiques] contient les eacuteleacutements pertinents
qui permettent de reacutepondre aux questions que pose lemploi des proceacutedures de
justification dialectique dans les traiteacutes de science et de philosophie et dans ce cas lon
264 Ibidem p243
86
est conduit agrave minimiser ou agrave neutraliser lessentiel du rapport dialectique
questionneurreacutepondant dans la meacutethode dont traitent les Topiques cest ce que fait
dans lensemble Robert Bolton qui remarque avec bon sens quapregraves tout lorsque
Aristote procegravede laquo dialectiquement raquo dans ses traiteacutes il fait lui mecircme les demandes et
les reacuteponses ou bien lon considegravere (comme jai plutocirct tendance agrave le faire) que les
Topiques sont eacutecrits pour lessentiel dans la perspective dun dialogue scolairement
codifieacute entre questionneur et reacutepondant et lon est alors conduit agrave penser quils ne
livrent pas immeacutediatement (mecircme en tenant compte des quelques indications quils
contiennent sur les fonctions philosophiques de la meacutethode) les eacuteleacutements neacutecessaires agrave
la compreacutehension du statut eacutepisteacutemologique de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes
de science et de philosophie265
Lalternative est simple mais elle semble neacutegliger un aspect important du corpus des œuvres
dAristote Soit la dialectique des Topiques est effectivement utiliseacutee dans les traiteacutes
scientifiques mais alors il faut neacutegliger laspect peut-ecirctre le plus fondamental de la
dialectique agrave savoir son caractegravere dialogique qui disparaicirct en effet des traiteacutes car on ne peut
y trouver les rocircles bien preacutecis de questionneur et de reacutepondant soit la dialectique nest pas le
candidat ideacuteal pour reacutepondre des problegravemes de meacutethode dans les traiteacutes et pour admettre une
valeur eacutepisteacutemologique agrave cette meacutethode puisque les Topiques qui contiennent la description
la plus preacutecise de la dialectique ont eacuteteacute eacutecrits non dans la perspective de fonder le savoir
scientifique et philosophique mais dans la laquo perspective dun dialogue scolairement codifieacute raquo
Nonobstant premiegraverement A Falcon et M Leunissen nous permettent dappreacutecier la
meacutethode dAristote en science dans ce quelle a de meacutelangeacute de manifold Degraves lors peut-ecirctre
quen theacuteorie la dialectique comprend neacutecessairement un aspect dialogique mais que cet
aspect nest pas neacutecessaire en pratique et que la meacutethode dont use Aristote est bien la
dialectique des Topiques mais utiliseacutee de maniegravere plus laquo souple raquo Certes il semble difficile
de lire dans la Physique le De Anima le De Caelo et lensemble des traiteacutes scientifiques et
philosophiques la mecircme structure questionneurreacutepondant de la dialectique que nous
deacutecrivent les Topiques Et J Brunschwig a tout agrave fait raison de reprocher agrave R Bolton la perte
de cet aspect absolument fondamental dans une lecture qui pose une valeur eacutepisteacutemologique
mecircme minimale de la dialectique Cependant nous pouvons appreacutecier une certaine souplesse
de la meacutethode dAristote en science et dune part embrasser lideacutee que la meacutethode dialectique
est peut-ecirctre plus souple en pratique que ne le laissent entendre les Topiques et dautre part
nuancer le rapport dit laquo fondamental raquo de la dialectique agrave cette structure
questionneurreacutepondant En effet cette structure questionneurreacutepondant est sans doute plus
fondamentale au traiteacute des Topiques en lui-mecircme puisquelle en structure lorganisation et en
motive les diffeacuterents conseils (le livre VIII est lexemple dune organisation formelle du traiteacute
265 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo op cit p 241-242
87
en fonction de cette structure questionneurreacutepondant) quagrave la dialectique proprement dite
Ou du moins le rapport questionneurreacutepondant semble ecirctre aussi essentiel au traiteacute des
Topiques que ne lest laspect public commun agrave la dialectique
Lessentiel de la dialectique aristoteacutelicienne nest pas tant de mettre en preacutesence
physique un seul laquo protagoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement questionneur et
un seul laquo deuteacuteragoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement reacutepondant cela est
surtout mis en avant et rendu neacutecessaire par la meacutethode topique proprement aristoteacutelicienne
dans le traiteacute eacuteponyme Laspect essentiel de la dialectique en elle-mecircme est sans doute bien
plus decirctre nous lavons mentionneacute une laquo œuvre commune raquo crsquoest-agrave-dire une activiteacute qui
sinscrit dans un contexte public et collectif Et peut-ecirctre pouvons-nous comprendre la
dialectique aristoteacutelicienne non comme structureacutee essentiellement autour des rocircles de
questionneur et de reacutepondant mais de maniegravere peut-ecirctre un peu moins preacutecise comme un
organe comme un outil de publiciteacute qui accompagne ou plutocirct qui veacutehicule les thegraveses et
eacutecrits scientifiques des preacutedeacutecesseurs dAristote dans ses traiteacutes La dialectique semble donc
bien plutocirct ecirctre lrsquooutil de diffusion proprement aristoteacutelicien des thegraveses scientifiques
Mais nous ne pouvons comprendre la dialectique comme un outil de diffusion des
thegraveses scientifiques que si nous reacuteinscrivons les textes dAristote dans leur contexte scolaire
Les eacutetudes aristoteacuteliciennes semblent se mettre daccord sur un point preacutecis Aristote aurait
eacutecrit deux sortes de textes les uns exoteacuteriques destineacutes agrave un large public et consideacutereacutes
comme perdus dans leur quasi-totaliteacute les autres eacutesoteacuteriques ceux que nous lisons
aujourdhui et qui eacutetaient destineacutes agrave un public bien particulier un public deacutelegraveves informeacutes
ceux du Lyceacutee266 Les eacutecrits dAristote qui nous ont eacuteteacute transmis par la tradition eacutetaient donc
destineacutes agrave un public scolaire et sinscrivaient de fait dans une laquo perspective dun dialogue
scolairement codifieacute raquo pour reprendre les mots de J Brunschwig Or si dune part nous
comprenons que la dialectique est cette activiteacute essentiellement collective du moins qui
sinscrit dans un contexte public qui nest pas une activiteacute solitaire quelle est laquo tourneacutee vers
lautre raquo et si dautre part nous comprenons que les traiteacutes dAristote sont veacuteritablement des
notes de cours sinon des cours en eux-mecircmes et quils ont eacuteteacute eacutecrits pour ecirctre lus et exposeacutes agrave
un public voire mecircme qursquoils ont eacuteteacute eacutelaboreacutes et construits pendant le professorat dAristote
alors le hiatus entre la dialectique des Topiques et la dialectique des traiteacutes scientifiques et
philosophiques seacutemousse Ainsi il est peut-ecirctre possible de comprendre que la dialectique
dont use Aristote dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques est la mecircme que celle deacutecrite266 Citons de maniegravere non exhaustive D Ross Aristotle op cit p 9 et ss J Brunschwig laquo Quest-ce que la
Physique dAristote raquo in De Grant Souffrin la Physique dAristote et les conditions dune science de lanature Vrin 1991 pp 11-40 Jean Brun Aristote et le Lyceacutee Presses Universitaires de France laquo Que sais-je raquo Paris 2004 p 6 M Crubellier et P Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir op cit p 29 et ssPierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute op cit p 17 et ss Tous soutiennent que les eacutecritsdAristote se reacutefegraverent laquo agrave des activiteacutes de recherche et denseignement en cours raquo selon M Crubellier et PPellegrin op cit p 32
88
dans les Topiques agrave la diffeacuterence que dans les traiteacutes laspect dialogique de la dialectique
(crsquoest-agrave-dire les rocircles de questionneur et de reacutepondant) disparaicirct au profit de son aspect
scolaire et deacutejagrave peut-ecirctre peacutedagogique Ce qui fait lien entre les Topiques et les traiteacutes
scientifiques et philosophiques du corpus aristoteacutelicien cest un seul et mecircme contexte
Aristote neacutecrit ni pour des savants ni pour des philosophes ni pour des eacuterudits ni mecircme
pour lui-mecircme agrave la maniegravere de laquo meacutemoires raquo ou de notes de recherches personnelles Aristote
eacutecrit pour un public deacutelegraveves Si nous comprenons cela alors laspect collectif de la
dialectique en preacutesence dans ses eacutecrits scientifiques ne pose plus de problegravemes et devient
mecircme eacutevident Les diffeacuterentes doxographies les deacuteveloppements des apories les
argumentations proprement dialectiques le recours laquo neacutecessaire raquo aux ἔνδοξα la division des
sens des termes etc sont autant de proceacutedeacutes dialectiques preacutesents dans les textes
philosophiques et scientifiques qui sapparentent peut-ecirctre tout simplement agrave diffeacuterents
vecteurs rendus neacutecessaires par le contexte scolaire de leacutecriture aristoteacutelicienne Autant
deacuteleacutements qui sont veacuteritablement chargeacutes de cet aspect peacutedagogique selon nous fondamental
de la dialectique qui ne se comprend que si et seulement si nous contextualisons
systeacutematiquement les marges deacutecriture du Stagirite le hors texte le contexte scolaire de ses
eacutecrits Ce contexte scolaire de leacutecriture des traiteacutes physiques meacutetaphysiques
psychologiques astronomiques politiques et eacutethiques entre en reacutesonance avec une
dialectique que J Brunschwig lui-mecircme comprend justement comme laquo un dialogue
scolairement codifieacute raquo et il deacutetermine leacutecriture dAristote La dialectique semble ecirctre le
candidat ideacuteal pour reacutepondre des contradictions meacutethodologiques du corpus car ces
contradictions raisonnent avec le contexte mecircme deacutecriture du Stagirite Peut-ecirctre Aristote use
de dialectique dans ses traiteacutes simplement parce que la dialectique est la meacutethode lactiviteacute la
mieux adapteacutee agrave son public pour diffuser un savoir scientifique
Ainsi comment justifier de la preacutesence de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques
toute en justifiant en mecircme temps de la disparition probleacutematique dun aspect fondamental de
la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les Topiques Comment a fortiori reacuteussir agrave sortir
des contradictions dAristote sur la dialectique tout en parvenant agrave maintenir luniteacute de cette
pratique Premiegraverement en abordant les problegravemes meacutethodologiques du corpus avec une
certaine souplesse deuxiegravemement en posant lhypothegravese dune dialectique qui traduit le
contexte scolaire des eacutecrits dAristote
Cest une solution que J Brunschwig entrevoit dailleurs clairement mais sans
lrsquoapprofondir En effet la derniegravere remarque agrave laquelle procegravede le commentateur sur la
communication de Robert Bolton porte sur linterpreacutetation que ce dernier tire des diffeacuterents
usages de la dialectique J Brunschwig eacutecrit
Dans la logique de son interpreacutetation Robert Bolton est tout naturellement conduit agrave
89
faire coiumlncider lopposition laquo gymnastique vs non-gymnastique raquo avec lopposition
laquo dialectique ex endoxocircn vs dialectique ex endoxotatocircn267
Cest en effet de cette coiumlncidence que R Bolton distingue diffeacuterents types de dialectiques
dont chacun aurait un inteacuterecirct diffeacuterent selon les Topiques I2 J Brunschwig refuse la
constitution de deux dialectiques distinctes en fonction des usages gymnastiques et non
gymnastiques car selon lui Aristote ne conccediloit pas diverses dialectiques mais bien divers
usages de la mecircme dialectique et de fait il faut plutocirct distinguer la dialectique de ses
voisines laquo extra-dialectiques raquo que J Brunschwig considegravere ecirctre la didactique et
lagonistique Mais cest dans la conclusion de son article quil entrevoit la valeur
peacutedagogique de la dialectique Pour le commentateur le fond du deacutebat entre R Bolton et lui
se situe laquo au niveau des rapports entre lutiliteacute gymnastique de la meacutethode des Topiques et
son utiliteacute philosophique et scientifique raquo268 Et il clocirct son article sur le ceacutelegravebre conseil que
donne Parmeacutenide agrave Socrate dans le Parmeacutenide de Platon
Mais exerce-toi pendant que tu es encore jeune et entraicircne-toi agrave fond en te
livrant agrave ces exercices qui aux yeux du grand nombre paraissent ecirctre une perte de
temps et qui sont par lui qualifieacutees de laquo bavardages raquo Sinon la veacuteriteacute se deacuterobera agrave tes
prises269
Or J Brunschwig explique que laquo tous les exeacutegegravetes depuis Alexandre drsquoAphrodise ont
rapprocheacute non sans raison [cet extrait du Parmeacutenide] des Topiques aristoteacuteliciens raquo270 Degraves
lors peut-ecirctre J Brunschwig entrevoit-il ici la solution dune dialectique peacutedagogique pour
accorder les diffeacuterents services que rend le traiteacute des Topiques celui decirctre un laquo entraicircnement
intellectuel raquo et celui de sinteacuteresser laquo aux connaissances agrave caractegravere philosophique raquo271 Ces
deux services apparemment contradictoires puisque lun nest quun entraicircnement une
gymnastique mentale permettant dargumenter laquo sur les sujets qui se preacutesentent raquo272 alors que
lautre semble nous rendre capable premiegraverement de laquo discerner en chaque matiegravere le vrai du
faux raquo273 et deuxiegravemement de laquo sinteacuteresser aux notions premiegraveres de chaque science raquo274
semblent retrouver une certaine harmonie une certaine concorde si nous attribuons agrave la
dialectique une valeur peacutedagogique
Si lentretien dialectique dans les Topiques et lorganisation dudit traiteacute se structurent
bien autour des rocircles du questionneur et du reacutepondant cest simplement parce que le Topiques
ont pour fonction de former defficaces questionneurs et defficaces reacutepondants de proposer
267 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et PellegrinPierre op cit p 256
268 Ibidem p 262269 135d traduction de Luc Brisson GF Flammarion Paris 2011270 J Brunschwig op cit p 262271 Topiques 101a27-28272 101a30273 101a36274 101a38 traduction modifieacutee
90
une meacutethode pour exceller au jeu dialectique Mais en soi la dialectique peut ecirctre utiliseacutee
comme meacutethode pour diffuser publiciser enseigner un savoir scientifique Et cest seulement
si nous contextualisons leacutecriture dAristote que nous pouvons entrevoir dune part que la
dialectique nest pas la topique et dautre part que la dialectique des Topiques est la mecircme que
la dialectique des traiteacutes scientifiques car lessentiel de la dialectique est decirctre une activiteacute
collective Aristote sadressant agrave un public cet aspect est conserveacute dans les traiteacutes malgreacute
labsence des rocircles de questionneur et de reacutepondant Enfin cette hypothegravese permet de
comprendre que si Aristote use en effet de la dialectique dans ses traiteacutes cest justement parce
quelle est scolairement codifieacutee et quil lui attribue une valeur peacutedagogique
Cependant lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique poseacutee pour tenter dunifier la
dialectique des Topiques et son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques ne
nous indique pas en quelle mesure cette meacutethode agrave lœuvre peut effectivement se charger
dune importante valeur peacutedagogique Comment et pourquoi la dialectique peut-elle ecirctre
comprise comme une sorte laquo deacuteducation raquo agrave la science agrave la philosophie au laquo savoir vrai raquo
Il nous faut pour reacutepondre agrave cette question prendre un peu de recul par rapport aux
problegravemes de meacutethode qui traversent le corpus aristoteacutelicien
Il appert que faire de la dialectique la meacutethode dAristote pour deacutecouvrir les principes
des sciences ou bien encore consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable au vrai raquo et donc poser
les bases dune valeur seulement eacutepisteacutemologique de la dialectique est nous lavons vu
difficilement soutenable Car une telle lecture repose finalement sur un certain optimisme Un
optimisme certes latent quun texte comme louverture du livre α de la Meacutetaphysique semble
permettre En effet Aristote y explique que nous avons tous en nous la capaciteacute de savoir et
datteindre le vrai et surtout que nul ne manque complegravetement la veacuteriteacute Degraves lors la veacuteriteacute
pour le Philosophe peut se comprendre comme un travail collectif auquel chacun participe en
apportant laquo sa pierre agrave leacutedifice raquo du savoir
Leacutetude de la veacuteriteacute est dun cocircteacute difficile de lautre facile Preuve en est que nul ne peut
latteindre comme il convient ni tous la manquer mais que chacun dit quelque chose
sur la nature et seul najoute rien ou peu agrave la veacuteriteacute tandis que de tous ensemble naicirct
une œuvre dimportance Par conseacutequent sil en va semble-t-il comme quand
preacuteciseacutement nous citons le proverbe laquo qui manquerait la porte raquo de cette maniegravere
leacutetude serait facile mais posseacuteder le tout sans pouvoir en posseacuteder une partie montre
la difficulteacute de cette eacutetude Peut-ecirctre aussi la difficulteacute eacutetant de deux sortes la cause en
est-elle non dans les choses mais en nous En effet le rapport des yeux des chauves-
souris agrave la lumiegravere du jour est le mecircme que celui de lintelligence de notre acircme aux
choses les plus manifestes de toutes natures Non seulement il est juste decirctre
reconnaissant envers ceux dont on peut partager les opinions mais mecircme envers ceux
91
qui expriment des avis plus superficiels car eux aussi ont apporteacute une contribution
puisquils ont exerceacute avant nous leur compeacutetence275
Degraves lors puisque selon Aristote chacun dentre nous ecirctres humains cest-agrave-dire a fortiori
aussi les propres preacutedeacutecesseurs dAristote vise le vrai sans pour autant latteindre ni le
manquer complegravetement puisque chacun dentre nous participe collectivement agrave leacutetude de la
veacuteriteacute alors la dialectique qui sengage par la collecte des ideacutees admises pourrait sapparenter
de facto agrave une eacutetude prenant en charge des objets lesdites ideacutees admises qui partagent
quelque chose de la veacuteriteacute
Cependant cet optimisme preacutetendu dAristote fondeacute sur cette participation collective
de chacun agrave la veacuteriteacute est lui-mecircme difficilement soutenable car si chacun dentre nous
participe de la veacuteriteacute aussi participe-t-il de lerreur En effet la cause premiegravere de la difficulteacute
dans leacutetude de la veacuteriteacute est selon Aristote en nous nous sommes susceptibles de commettre
des erreurs Ainsi de facto les ἔνδοξα qui eacutemanent des esprits humains peuvent participer si
nous comprenons correctement Meacutetaphysique α du vrai comme du faux Cest dailleurs ce
quexplique tregraves bien Aristote dans les Seconds analytiques quand il mentionne lopinion vraie
et lopinion fausse
Mais il ny a pas didentiteacute complegravete de lobjet de lopinion et de celui de la
science mais de mecircme quil y a dune certaine maniegravere opinion vraie et opinion fausse
de la mecircme chose [ὤσπερ καὶ ψευδὴς καὶ ἀληθὴς τού αὐτού τρόπον τινά] de mecircme il
y a science et opinion de la mecircme chose276
La dialectique peut donc difficilement avoir une simple valeur eacutepisteacutemologique puisquelle
raisonne agrave partir dideacutees admises dont les tenants sont capables en tant quecirctres humains de
veacuteriteacute comme derreur Ainsi Aristote semble admettre degraves lors la possibiliteacute dune fausseteacute
endoxale qui exclut la dialectique du champ strictement scientifique La seule meacutethode
veacuteritablement eacutepisteacutemologique crsquoest-agrave-dire la meacutethode permettant de deacutecouvrir les principes
des sciences et de fonder le discours est une meacutethode qui ne peut traiter que du vrai
Ainsi il faut relativiser ce preacutetendu optimisme dAristote tout ce qui est dit nest pas
vrai ou probable tout laquo legomegravene raquo nest pas laquo pheacutenomegravene raquo duquel nous pouvons induire les
principes des sciences Poser une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα soit faire des opinions
les plus partageacutees les mieux admises comme autoriteacute par le plus grand nombre des entiteacutes
laquo semblables au vrai raquo ou laquo vraies dans la plupart des cas raquo ne va absolument pas de soi
puisquil y a en chacun de nous une propension agrave lerreur Il est dans notre nature par rapport
agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris par rapport agrave la lumiegravere du jour decirctre
aveugleacutes par le vrai donc de nous tromper
Cependant plutocirct que de lire dans ce passage de Meacutetaphysique α un optimisme275 Meacutetaphysique α 993a30-993b14 Lauthenticiteacute des textes laquo probleacutematiques raquo nest pas en question dans
notre propos276 Seconds analytiques I 33 89a23
92
quelconque et loin decirctre eacutevident il semble surtout quune question se pose et quune difficulteacute
soit souleveacutee Si premiegraverement Aristote en theacuteoricien du savoir scientifique propose une
meacutethode pour connaicirctre le vrai pour chercher la veacuteriteacute et pour fonder le discours
scientifique si deuxiegravemement il considegravere ce savoir scientifique comme laboutissement
dune progression du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents eacutetats et si troisiegravemement il y a en
la nature de lecirctre humain une propension agrave lerreur qui risque de nuire au deacuteveloppement de
nos laquo capaciteacutes raquo intellectuelles de constituer un frein au progregraves de lindividu apprenant agrave
travers les diffeacuterents eacutetats du savoir crsquoest-agrave-dire un frein agrave la reacutealisation de sa propre nature
puisquil est selon Meacutetaphysique A 981a21 dans la nature des hommes de laquo deacutesirer
savoir raquo alors est-il seulement possible quAristote nait jamais precircteacute aucune attention agrave cette
propension naturelle agrave lerreur Or si lhomme se trompe de fait il ignore il rate
lactualisation de la capaciteacute agrave connaicirctre qui est naturellement en lui Ny-a-t-il nulle part dans
le corpus aristoteacutelicien la volonteacute de laquo prendre en charge raquo la nature humaine pour corriger
cette propension agrave lerreur Une prise en charge veacuteritablement peacutedagogique senseacutee montrer
au sens le plus strict laquo le chemin du vrai aux enfants raquo
La meacutethode empirico-analytique la science et la philosophie ne prennent pas en
charge lerreur car leur laquo domaine exclusif raquo est celui de la veacuteriteacute277 Degraves lors pour
comprendre la valeur veacuteritable de la dialectique il faut dans un premier temps lexclure du
champ proprement scientifique Et Aristote semble permettre cette exclusion En effet il
eacutecrit agrave propos des trois sortes physiques logiques et eacutethiques de preacutemisses dialectiques que
ces questions (le monde est-il eacuteternel ou non par exemple) doivent ecirctre traiteacutes laquo au niveau
philosophique selon la veacuteriteacute mais dialectiquement au niveau de lopinion raquo278 J Brunschwig
est tout agrave fait fondeacute agrave traduire les syntagmes μὲν et δέ qui structurent cette phrase par un
connecteur logique dopposition (laquo mais raquo) opposant ainsi dialectique et philosophie comme
sopposent veacuteriteacute et opinion la philosophie soppose agrave la dialectique puisque lune procegravede
πρὸς δόξαν alors que lautre procegravede πρὸς ἀλήθειαν Ainsi nous pouvons affirmer avec R
Bolton et dans la droite ligne dun aristoteacutelisme classique que la meacutethode pour connaicirctre les
principes des sciences la meacutethode scientifique et philosophique pour connaicirctre la veacuteriteacute reste
effectivement la meacutethode empirico-analytique exposeacutee essentiellement dans les Analytiques
et en Physique I1 celle proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν Mais quelle est donc cette meacutethode
qui prend en charge lerreur sinon justement la dialectique De plus si philosophie et
dialectique sopposent car lune touche agrave la veacuteriteacute et lautre non cela ne signifie en rien que la
dialectique nait aucun rapport avec la science et la philosophie ou quelle ne lui soit daucune
utiliteacute Car puisque la dialectique procegravede de lopinion et que nous avons admis que les
ἔνδοξα pouvaient ecirctre faux ne peut-elle pas avoir une valeur peacutedagogique en ce quelle277 Meacutetaphysique α 993b19-20 la philosophie est laquo science de la veacuteriteacute raquo278 Topiques I 14 105b30-31
93
laquo traite raquo veacuteritablement la cause de lerreur qui est en nous Si la philosophie et la science
cherchent le vrai la dialectique traite de lerreur R Bolton a donc bien pressenti cette dualiteacute
du texte aristoteacutelicien qui procegravede en deux temps le temps de la recherche scientifique et le
temps de lexposition de la recherche Cependant il continue de voir en la dialectique une
valeur eacutepisteacutemologique minimale qui en fait un adjuvant aux sciences alors que la veacuteritable
fonction de la dialectique est peut-ecirctre plus celle de prendre en charge la propension naturelle
agrave lerreur qui est en chaque ecirctre humain Ce quAristote semble faire dans ses recherches la
raison pour laquelle il use de dialectique cest justement en fonction de cette valeur
peacutedagogique
Et en effet dans son corpus le Stagirite laisse de maniegravere sporadique plusieurs
indices nous permettant de fonder cette valeur de comprendre la dialectique comme une
eacuteducation une culture un entraicircnement neacutecessaire au savoir Lun de ces principaux indices
est laspect laquo universel raquo de la dialectique et le parallegravele agrave effectuer entre la dialectique et
laquo leacuteducation raquo dont le Stagirite parle dans lincipit des Parties des animaux En effet Aristote
comprend la dialectique comme une activiteacute qui communique avec toutes les sciences et qui
nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres Selon les Seconds analytiques elle ne porte
pas en effet laquo sur un genre unique deacutetermineacute [οὐδὲ γένους τινὸς ἑνός] car alors elle ne serait
pas interrogative [οὐ γὰρ ἂν ἠρώτα] raquo279 Ce qui fait de la dialectique une activiteacute proprement
non soumise agrave lincommunicabiliteacute des genres ce qui lui permet autrement dit de laquo toucher agrave
toutes les sciences raquo cest quelle consiste principalement agrave interroger agrave demander [ἐρωτάω-
ω]280 Cette laquo polyvalence raquo qui est propre agrave la dialectique et qui consiste agrave poser des
questions sur tous les domaines dans tous les genres de toutes les sciences (Physique laquo le
monde est-il eacuteternel ou non raquo Eacutethique laquo doit-on obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux
lois en cas de discordance raquo Logique laquo les contraires relegravevent-il ou non du mecircme
savoir raquo pour reprendre des exemples aristoteacuteliciens281) rejoint finalement le caractegravere
universel de la dialectique dans le sens ougrave tous les ecirctres humains pratiquent avec plus ou
moins dart et de meacutethode cette activiteacute Tous en effet se posent et posent des questions de
la prime enfance jusquau soir de la vie et ainsi examinent critiquent essaient de laquo mettre agrave
leacutepreuve raquo [πειράω-ῶ] plus ou moins meacutethodiquement des thegraveses agrave la lumiegravere de laquo notions
communes raquo Cest en effet ce que reacutepegravete le Stagirite au chapitre 11 des Reacutefutations
sophistiques
De sorte quil est eacutevident que la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute
Cest pourquoi aussi elle sapplique agrave tout En effet tous les arts utilisent eacutegalement
certaines notions communes Cest pourquoi tous les hommes y compris les simples
279 Seconds analytiques I 11 77a32280 Ibidem281 Topiques I 14 105b20-25
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particuliers font usage dune certaine maniegravere de la dialectique et de la peirastique car
tous jusquagrave un certain point tentent dexaminer ceux qui professent un art282
Certes Aristote parle ici de peirastique et de dialectique mais plutocirct que de nous inteacuteresser agrave
ce qui pourrait seacuteparer ces deux notions inteacuteressons nous surtout agrave ce qui les unit le trait
fondamental de lune comme de lautre elles sont universelles Tous les ecirctres humains les
pratiquent dans le sens ougrave tous se posent des questions et argumentent avec plus ou moins de
meacutethode et laquo mettent agrave leacutepreuve raquo des thegraveses de maniegravere plus ou moins efficace Rappelons
que les Topiques nont pour but selon Aristote non de theacuteoriser et de deacutefinir la dialectique
mais bien de fournir une meacutethode pour exceller dans cette activiteacute dialectique que tous les
ecirctres humains semblent pratiquer plus ou moins bien Cependant que sont ces laquo notions
communes raquo dont parle Aristote dans ce texte et que tous les arts selon lui utilisent Il
semble que nous soyons fondeacutes agrave rapprocher ici ces laquo notions communes raquo des ἔνδοξα
Cependant R Bolton a tregraves bien mis en lumiegravere le double sens du mot laquo commun raquo en
Reacutefutations sophistiques 172a Dune part est laquo commune raquo une proposition qui nest pas
attacheacutee agrave un genre ni agrave une science en particulier ce qui explique pourquoi tous les arts en
usent Et dautre part est laquo commune raquo une proposition qui appartient agrave un savoir laquo du
commun raquo283 Il est degraves lors possible de distinguer la dialectique de la science dans ce
contexte des Reacutefutations sophistiques 11 car celle-ci sinscrit dans un savoir qui nest pas un
savoir scientifique mais un savoir commun collectif Savoir commun opposeacute au savoir
scientifique en tant que ce dernier est laquo speacutecial raquo agrave un domaine laquo attacheacute agrave un genre preacutecis raquo
et quil ne raisonne pas agrave partir de laquo notions communes raquo mais bien agrave partir de notions
speacuteciales La dialectique peut donc aussi se distinguer de la philosophie et de la meacutetaphysique
en ce que ces laquo sciences raquo ont bien un genre speacutecifique lecirctre en mouvement pour la
physique lecirctre en tant quecirctre pour la meacutetaphysique Il faut donc dans la theacuteorie
aristoteacutelicienne du savoir admettre un savoir laquo du commun raquo propre agrave la dialectique et un
savoir scientifique que nous pouvons consideacuterer comme plus laquo speacutecialiseacute raquo agrave un domaine
Or cette distinction dialectiquescientifique fait eacutecho agrave une autre distinction du
corpus celle quAristote effectue entre la παιδεία et lἐπιστήμη dans lincipit des Parties des
animaux En effet pour Aristote
Dans toute eacutetude et toute recherche la plus humble comme la plus noble il semble
bien y avoir deux sortes deacutetats [δύο φαίυουται τρόποι τῆς ἓξεως] dont lun est agrave juste
titre nommeacute laquo science de la chose raquo [τὴν μὲν ἐπιστὴμην τοῡ πράγματος] et lautre une
certaine espegravece de culture [τὴν δοἷον παιδεὶαν τινά]284
La traduction de P Pellegrin est ici eacutetonnante En effet ce dernier traduit laquo παιδεὶαν τινά raquo
282 Reacutefutations sophistiques 11 172a27-32 nous soulignons283 R Bolton laquo The Epistemologic Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique dir
D Devereux et P Pellegrin Paris 1990 p 215284 Aristote Parties des Animaux trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2011 p 89 639a1-4
95
par une laquo espegravece de culture raquo Pourtant le sens principal de παιδεία nest pas laquo culture raquo mais
bien plutocirct laquo eacuteducation raquo285 De plus si nous nous reportons agrave lIndex aristotelicus de H
Bonitz lentreacutee παιδεία286 reacutefeacuterence surtout lusage de ce syntagme dans le contexte des
Eacutethiques et des Politiques et son sens est majoritairement celui dlaquo eacuteducation raquo non de
laquo culture raquo Prenons par exemple lune des reacutefeacuterences donneacutees par H Bonitz agrave cette entreacutee
soit Politiques II5 ougrave il est question de παιδεία laquo Il faut que la citeacute soit une multipliciteacute
comme on la dit plus haut dans laquelle leacuteducation doit introduire communauteacute et uniteacute raquo287
P Pellegrin traduit alors παιδεία non par laquo culture raquo mais bien par laquo eacuteducation raquo Cependant
comment cette παιδεία des Parties des animaux peut-elle ecirctre rapprocheacutee de la dialectique
telle que la comprend Aristote et a fortiori comment la distinction dialectiquescience peut-
elle ecirctre arraisonneacutee agrave cette distinction παιδεία ἐπιστήμη
Pour reacutepondre agrave cette question nous devons dabord en poser une preacuteliminaire
quest-ce quecirctre laquo eacuteduqueacute raquo ou laquo cultiveacute raquo dans ce contexte de lincipit des Parties des
animaux Aristote poursuit son explication des laquo deux sortes deacutetats raquo preacutesents dans toute
recherche en expliquant quil appartient agrave laquo lhomme cultiveacute [πεπαιδευμένου] raquo de pouvoir
laquo de maniegravere approprieacutee juger avec sagaciteacute de ce qui est bien ou mal dit dans un
discours raquo288 De plus premiegraverement laquo le πε-παιδευ-μένος raquo est grammaticalement le
participe parfait moyen-passif substantiveacute du verbe παιδεύω signifiant laquo eacutelever un enfant raquo
ou laquo donner une eacuteducation agrave quelquun raquo289 Deuxiegravemement le parfait indique proprement
laquo leacutetat preacutesent qui reacutesulte dun fait passeacute raquo290 cest-agrave-dire textuellement ici celui qui a reccedilu
une eacuteducation doit pouvoir selon Aristote laquo ecirctre seul capable de juger pour ainsi dire de
tout raquo291 Degraves lors le πεπαιδευμένος se deacutefinit selon deux caracteacuteristiques propres
premiegraverement celle de juger des bons ou mauvais discours (le texte grec mentionne laquo τὸ
δύνασθαι κρicircναι raquo en 639a5 cest-agrave-dire laquo la faculteacute de pouvoir critiquer raquo) et deuxiegravemement
de pouvoir juger ou critiquer certes mais de tout cest-agrave-dire soit de se poser et poser des
questions soit dexercer sa capaciteacute danalyse et de critique non dans un genre deacutetermineacute
comme la Nature ou lrsquoEacutethique mais dans absolument tous les domaines Or exercer cette
laquo δύνασθαι κρicircναι raquo drsquoune part et qui plus est de maniegravere laquo non tenue agrave lincommunicabiliteacute
des genres raquo sont bien deux caractegraveres qui appartiennent en propre agrave la dialectique car seule
cette activiteacute dans le corpus aristoteacutelicien nous permet dexercer notre laquo capaciteacute critique raquo
autrement dit peirastique et ce laquo sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo292 Il semble
285 Le Grand Bailly p 1438286 Herman Bonitz Index aristotelicus Berolini 1870 p 557 30287 Les Politiques II5 1263b36-37288 Aristote Parties des animaux 639a4-6289 Le grand Bailly p 1438290 A Dain J-A de Foucault et P Poulain Grammaire Grecque J De Gigord Paris 1961 p177291 639a9292 Topiques I1 100a19-20
96
donc bien que nous soyons fondeacutes agrave comprendre que la παιδεία reccedilue par le πεπαιδευμένος
est une παιδεία dialectique et ainsi agrave rapprocher dialectique et eacuteducation
Degraves lors leacutetat du πεπαιδευμένος qui est senseacute pouvoir juger de ce qui est bien ou mal
dit dans les discours et ce dans tous les domaines nous permet de comprendre comment la
dialectique peut ecirctre une veacuteritable παιδεία crsquoest-agrave-dire comme une certaine eacuteducation De
plus en eacutetablissant ce parallegravele entre la dialectique et cette παιδεία dont parle Aristote dans
lincipit des Parties des animaux nous pouvons supposer quAristote attribue une valeur
peacutedagogique agrave la dialectique Car il semble que crsquoest en pratiquant la dialectique cette
activiteacute dont la Rheacutetorique nous apprend quelle sert agrave deacutecouvrir laquo le syllogisme vrai et le
syllogisme apparent raquo293 (agrave savoir juger de ce qui est bien ou mal dit dans un discours en
jugeant des discours eux-mecircmes) et dont les Topiques aussi bien que les Reacutefutations
sophistiques ou que les Seconds analytiques insistent sur le fait quelle srsquointeacuteresse agrave tout et
nest tenue agrave aucun genre que lecirctre humain devient le πεπαιδευμένος dont il est question
dans lincipit des Parties des animaux
Nonobstant le choix effectueacute par P Pellegrin de traduire παιδεία par laquo culture raquo dans
sa traduction des Parties des animaux nrsquoobscurcit pas forceacutement la valeur peacutedagogique que
nous pouvons lire dans la dialectique aristoteacutelicienne Au contraire ce choix rend cette valeur
plus intelligible Cependant il faut ecirctre conscient de ce que ce terme peut manifester dans son
rapport agrave la dialectique En effet si nous comprenons la παιδεία comme une laquo culture raquo
comme le fait P Pellegrin au sens moderne dune laquo culture geacuteneacuterale bibliographique raquo celle
consistant agrave laquo engranger le plus de connaissances possible raquo alors la dialectique est en effet
une culture car lactiviteacute dialectique sengage par la laquo collecte des preacutemisses raquo et deacutepend dune
connaissance neacutecessaire de multiples ideacutees admises par le plus grand nombre ou par les
savants afin de les poser comme preacutemisses des raisonnements dialectiques Degraves lors lactiviteacute
dialectique neacutecessite une laquo culture geacuteneacuterale raquo et sa pratique semble offrir au dialecticien cette
culture Mais il faut aussi entendre laquo παιδεία raquo comme une laquo culture raquo au sens grec du terme
celui dun veacuteritable travail sur soi dune transformation du sujet qui tel un laquo gymnaste raquo en
pratiquant la dialectique et en exerccedilant son esprit critique agrave propos de nimporte quel sujet
accegravede agrave laquo leacutetat raquo eacuteduqueacute que la valeur aspectuelle du parfait de laquo πεπαιδευμένος raquo traduit
dans les premiegraveres lignes des Parties des animaux Si la dialectique est une culture cest une
culture geacuteneacuterale certes mais aussi un veacuteritable travail sur soi une culture de lesprit qui
transforme veacuteritablement le sujet apprenant
Pierre Aubenque a dailleurs beaucoup insisteacute sur limportance de ce texte des Parties
des animaux pour comprendre la dialectique aristoteacutelicienne En effet selon lui laquo ce sont les
premiegraveres lignes du De Partibus animalium qui nous eacuteclairent le mieux sur la fonction et les
293 1355b16-17
97
limites de la dialectique selon Aristote raquo294 Cependant dune part P Aubenque ne semble par
reacuteceptif au sens grec de cette παιδεία et ne la considegravere que comme une laquo culture geacuteneacuterale raquo
avec tout laspect peacutejoratif que peut prendre ce terme face agrave la laquo science de la chose raquo et
dautre part il preacutetend que dans ce texte comme dans dautres Aristote fait laquo leacuteloge de la
culture geacuteneacuterale [παιδεία] raquo295 et que le Stagirite oppose la παιδεία agrave lἐπιστήμη laquo A vrai
dire on a ici limpression que la culture geacuteneacuterale a moins une valeur par elle-mecircme quelle ne
se nourrit des insuffisances de la science de la chose raquo296 Et pour eacutetayer son propos P
Aubenque sappuie sans neacuteanmoins le citer sur un texte des Politiques III 11 dans lequel
selon lui Aristote oppose encore laquo les hommes cultiveacutes raquo agrave laquo ceux qui savent raquo Pour P
Aubenque laquo lhomme cultiveacute raquo le πεπαιδευμένος soppose au savant au σοφός en tant
quhomme de science Aristote vanterait alors les meacuterites de lun sur lautre de la culture
geacuteneacuterale sur la science Pourtant dans cet extrait des Politiques comme dans les premiegraveres
lignes des Parties des animaux Aristote noppose agrave aucun moment παιδεία et ἐπιστήμη ou
πεπαιδευμένος et σοφός A contrario ces deux notions et ces deux laquo eacutetats raquo ne se pensent pas
dans un rapport de conflictualiteacute quelconque mais bien dans un rapport de continuiteacute
Premiegraverement dans lextrait des Politiques III 11 que P Aubenque utilise sans le citer
Aristote eacutecrit
Or un meacutedecin ce peut ecirctre soit le praticien soit le chef deacutecole soit en troisiegraveme lieu
celui qui possegravede une culture meacutedicale car il y a de tels gens cultiveacutes pour ainsi dire
dans tous les arts et nous naccordons pas moins le droit de juger aux gens cultiveacutes
quaux speacutecialistes297
Il appert quici laquo gens cultiveacutes raquo et laquo speacutecialistes raquo ne sopposent absolument pas mais qursquoau
contraire ils partagent lun et lautre laquo le droit de juger raquo Ce laquo droit de juger raquo est sans doute agrave
rapprocher ici du laquo δύνασθαι κρicircναι raquo qui caracteacuterise le πεπαιδευμένος dans lincipit des
Parties des animaux Ainsi agrave linstar de P Aubenque il semble leacutegitime de rapprocher ces
deux textes Cependant contrairement agrave ce quavance ce dernier πεπαιδευμένος et σοφός ne
sopposent pas Mais degraves lors comment comprendre le rapport du πεπαιδευμένος au σοφός
de la παιδεία agrave lἐπιστήμη de la dialectique au savoir scientifique Cest justement lincipit
des Parties des animaux qui permet de proposer une alternative agrave la lecture de P Aubenque et
de consideacuterer ces deux notions dans un rapport de continuiteacute Si nous lisons cet incipit avec agrave
lesprit les Seconds analytiques II19 et Meacutetaphysique A1 il appert qursquoAristote reacuteactive ici la
notion dἕξις mentionneacutee degraves la deuxiegraveme ligne du traiteacute298 et qui est fort importante en
Meacutetaphysique A et dans les Seconds analytiques II19 puisquelle constitue la structure laquo en
294 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote op cit p 282295 Ibidem296 Ibid297 Politiques trad P Pellegrin 1282a3-7298 Les parties des animaux 639a2
98
eacutetape raquo du deacuteveloppement du progregraves de nos capaciteacutes intellectuelles partant de la simple
sensation pour arriver au savoir de la cause au savoir scientifique
A partir de la perception donc se produit le souvenir [ἐκ μὲν οὖν αἰσθήσεως γίγνεσται
μνήμη] comme nous le disons et du souvenir de la mecircme chose se produisant un
grand nombre de fois lexpeacuterience En effet plusieurs souvenirs forment une
expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience autrement dit de luniversel tout entier au
repose dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses multiples qui est contenu un et le mecircme en
elles toutes est produit un principe de lart et de la science de lart si cest agrave propos du
devenir de la science si cest agrave propos de leacutetant299
Par nature donc les animaux ont la sensation agrave la naissance mais pour les uns de la
sensation [ἐκ δὲ τῆς αἰσθήσεως] ne naicirct pas la meacutemoire pour les autres elle naicirct Et
cest pourquoi ces derniers sont plus intelligents et plus aptes agrave apprendre que ceux qui
ne peuvent se souvenir [hellip] Pour les humains lexpeacuterience naicirct de la meacutemoire en
effet les souvenirs nombreux du mecircme objet valent agrave la fin une seule expeacuterience Et
mecircme lexpeacuterience paraicirct semblable agrave la science et agrave lart pour les humains la science
et lart reacutesultent de lexpeacuterience car lexpeacuterience agrave produit lart comme le dit Polos
linexpeacuterience le hasard300
Ces deux textes posent la sensation la meacutemoire lart et la science comme diffeacuterents eacutetats
(laquo αἱ ἔξεις raquo selon les Seconds analytiques II19 99b25) eacutetats dont chacun procegravede du
preacuteceacutedent [ἐκ + geacutenitif] et dont nous avons en nous la puissance agrave la naissance Un lecteur
consciencieux peut-il feindre de ne pas voir un lien entre Meacutetaphysique A Seconds
analytiques II 19 et lincipit des Parties des animaux Et si nous sommes attentif au sens
grec que peut avoir le mot laquo culture raquo et que nous interpreacutetons cette παιδεία dans le sens dune
veacuteritable transformation de soi permise par la pratique de la dialectique et lexercice dun
laquo esprit critique raquo jusquagrave atteindre un certain laquo eacutetat raquo effectif de la recherche scientifique
alors de facto Aristote semble vouloir introduire cette laquo παιδεὶαν τινά raquo dans la genegravese du
savoir scientifique dans le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles vers lἐπίστασθαι
qui constitue selon D Ross laquo le plus haut produit de la civilisation raquo301 La notion dἕξις
preacutesente jusque dans la grammaire du texte puisque reacutesonnant avec le participe parfait de
πεπαιδευμένος ne peut pas ecirctre ici passeacutee sous silence Si dune part dans toute recherche
scientifique selon les Parties des animaux laquo il y a deux sortes deacutetats raquo lun proprement
scientifique lautre que nous pouvons peut-ecirctre nous risquer agrave nommer laquo paideacutetique raquo en tant
quil est non scientifique car non tenu agrave lincommunicabiliteacute des genres et si dautre part
Aristote permet le parallegravele entre la dialectique et cet ἕξις quest la παιδεία alors peut-ecirctre que
leacutetat du dialecticien cet eacutetat dun savoir du commun cette παιδεία cet laquo ἕξις paideacutetique raquo
que semble bien ecirctre la dialectique constitue une eacutetape intermeacutediaire avant lἐπίστασθαι un299 Seconds analytiques II 19 100a3-9300 Meacutetaphysique A 980a27-981a5301 D Ross Aristote op cit p 215
99
ἕξις preacute-scientifique quil faut reacuteintroduire dans la genegravese progressive de lἐπίστασθαι
aristoteacutelicien La dialectique peut donc ecirctre comprise comme le moyen proposeacute par Aristote
pour passer de leacutetat de lexpeacuterience agrave leacutetat du savoir scientifique elle semble donc bien avoir
une valeur fondamentalement peacutedagogique
Nonobstant P Aubenque a lui-mecircme entrevu cette valeur peacutedagogique de la
dialectique aristoteacutelicienne En effet celui-ci eacutecrit
La dialectique ne jouerait donc dautre rocircle que celui dun adjuvant pourrait-on dire
peacutedagogique agrave lusage des esprits insuffisamment intuitifs Si lon admet que de tous
les hommes le philosophe est celui qui a le plus de part agrave lintuition on admettrait aussi
quil est celui qui se passe le mieux de la dialectique bien plus quen tant que
philosophe il eacutechappe entiegraverement aux limitations qui rendraient neacutecessaire lusage de
la dialectique302
Selon P Aubenque pour la philosophie et la science pour le laquo Savoir veacuteritable raquo la
dialectique qui est laquo du cocircteacute de lopinion raquo nest daucune utiliteacute agrave peine celle dun laquo adjuvant
peacutedagogique raquo dont le philosophe se passe aiseacutement Cependant cette lecture ne se deacutefend
que si nous comprenons la dialectique et la philosophie (ou la science) dans un rapport
dopposition et attribuons agrave la dialectique une certaine vacuiteacute par rapport agrave la valeur attribueacutee
agrave la science et agrave la philosophie Cest dailleurs ainsi que P Aubenque sans citer de texte
preacutecis comprend la dialectique dont le discours finalement laquo natteint luniversaliteacute quau prix
de la vacuiteacute on sait quAristote associe souvent les ideacutees de dialectique et de geacuteneacuteraliteacutes
vides raquo303 P Aubenque semble veacuteritablement prisonnier du paradigme dun Aristote
fondamentalement empiriste dans sa meacutethode placcedilant la science et la theacuteorie du savoir des
Analytiques au dessus de tout son laquo systegraveme raquo et donc au dessus de la dialectique P
Aubenque est donc conduit agrave deacutepreacutecier lactiviteacute dialectique mecircme si dans sa lecture le
tragique de laristoteacutelisme est de ne pas parvenir agrave deacutepasser la seule dialectique
Cependant il est faux de consideacuterer que le philosophe (ou le savant) peut se passer de
dialectique Car si nous comprenons la dialectique non comme une activiteacute vaine ou agrave
rapprocher de laquo geacuteneacuteraliteacutes vides raquo mais comme un laquo eacutetat raquo (celui du πεπαιδευμένος) un ἕξις
du deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles permis et entretenu par la pratique de la
dialectique alors cette derniegravere ne souffre daucune vacuiteacute a contrario elle constitue
semble-t-il une eacutetape intermeacutediaire fondamentale avant lἕξις scientifique ou philosophique
proprement dit Degraves lors la dialectique est une eacutetape sur le chemin du savoir scientifique et de
la philosophie Si donc le philosophe selon P Aubenque peut se passer de la dialectique son
eacuteducation agrave la philosophie ne semble pas elle pouvoir sen passer Et si Aristote use de
dialectique dans ses traiteacutes cest sans doute parce quagrave ses yeux la dialectique est le meilleur
302 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote p 296303 Ibidem p 260
100
moyen de laquo montrer le chemin du savoir aux enfants raquo crsquoest-agrave-dire quelle constitue bien un
eacutetat passager en vue de la reacutealisation de notre nature humaine animeacutee du laquo deacutesir de savoir raquo304
et quelle a une valeur peacutedagogique Certes donc la meacutethode empirico-analytique est bien
pour Aristote la meacutethode des sciences mais cette meacutethode empirico-analytique nest pas celle
qursquoil utilise dans ses traiteacutes parce qursquoil fait moins œuvre de scientifique proprement dit ou de
philosophe qursquoœuvre de professeur de philosophie et de theacuteorie scientifique Cest sans doute
par laccumulation dun certain savoir laquo encyclopeacutedique raquo quoffre la collecte des ideacutees
admises puis par lexercice et le deacuteveloppement de laquo lesprit critique raquo que la dialectique
permet de faire le pont entre leacutetat de laquo lecirctre dexpeacuterience raquo et leacutetat de laquo lecirctre de science raquo
Cependant cest une chose de comprendre le parallegravele entre la dialectique et la
παιδεία des Parties des animaux et ainsi dinterpreacuteter leacutetat du dialecticien comme un eacutetat
laquo paideacutetique raquo infra-scientifique preacuteceacutedant leacutetat du savant et de confeacuterer une valeur
peacutedagogique agrave la dialectique cen est une autre de comprendre comment la dialectique peut
prendre effectivement en charge le souci peacutedagogique dAristote Comment la dialectique
peut-elle constituer cet laquo eacutetat raquo transitoire et laquo paideacutetique raquo permettant de conduire agrave leacutetat
final du savoir scientifique et de la philosophie Nous avons beaucoup insisteacute preacuteceacutedemment
sur la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα et nous avons essayeacute de montrer agrave quel point leur
precircter une telle valeur eacutetait difficile Car il semble que les ἔνδοξα constituant drsquoune part la
base de lactiviteacute dialectique en tant que celle-ci raisonne agrave partir deux drsquoautre part la base
des recherches aristoteacuteliciennes puisque Aristote procegravede presque systeacutematiquement agrave une
revue des opinions admises aient moins une valeur eacutepisteacutemologique que la fonction de
stimuler de provoquer la recherche scientifique et philosophique
Pourquoi Aristote considegravere-t-il agrave de nombreuses reprises lanalyse des ἔνδοξα comme
une laquo neacutecessiteacute raquo dans ses recherches Et en quelle mesure le fait de deacutebattre les thegraveses
endoxales peut-il avoir un quelconque laquo inteacuterecirct philosophique raquo selon le livre I de la
Physique305 Rappelons lextrait du De Anima dans lequel Aristote pose en effet leacutetude
endoxale comme une neacutecessiteacute
Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions
embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement
prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont
professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leur propos
et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas306
Aristote propose donc de passer en revue les opinions admises par ses preacutedeacutecesseurs les
ἔνδοξα qui ont eacuteteacute proposeacutees au sujet de lacircme Le domaine dans lequel sinscrit cet304 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo305 Physique I 2 185a20306 Trad R Bodeacuteuumls I 2 403b20-24
101
laquo examen raquo est preacuteeacutetabli il sagit deacutetudier lacircme Lexamen endoxal na donc pas ici pour but
deacutetablir le genre de la recherche mais bien de comprendre comment lacircme a eacuteteacute comprise
historiquement Et lopinion geacuteneacuterale rejoint au sujet de lacircme les ideacutees des preacutedeacutecesseurs
dAristote
Lopinion donc veut que lanimeacute par rapport agrave linanimeacute preacutesente deux diffeacuterences
principales le mouvement et le fait de sentir Or ce sont pratiquement lagrave les deux traits
que nous avons recueilli aupregraves de nos devanciers pour caracteacuteriser lacircme307
Ainsi la recherche sengageant par une doxographie elle peut donc ecirctre comprise de maniegravere
assez souple comme une veacuteritable collecte des preacutemisses endoxales premier pas dun
proceacutedeacute typiquement compris comme dialectique selon les Topiques Mais comment Aristote
parvient-il agrave eacutetablir ce qui est laquo bien fondeacute raquo dans les propos de ses preacutedeacutecesseurs traitant de
lacircme ou dautres sujets Le De Caelo apporte une partie de la reacuteponse agrave cette question Face
agrave une theacuteorie Aristote fait parfois intervenir ce qui est laquo εὔλογον ἃν δόξειεν raquo308
litteacuteralement laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo Nous avons deacutejagrave mentionneacute
limportance de cette notion dans la discussion entre R Bolton A Falcon et M Leunissen
R Bolton consideacuterant le recours agrave ce qui est εὔλογον ce quil nomme llaquo εὐλόγως
procedure raquo309 du De Caelo comme une proceacutedure κατὰ τὴν δόξαν donc une proceacutedure
dialectique Andrea Falcon et Mariska Leunissen lui reprochant cette reacuteduction trop rapide de
ce qui est εὔλογον dans le De Caelo agrave une proceacutedure strictement dialectique310 et donc non
scientifique Retenons que dans la recherche κατὰ τὴν δόξαν Aristote pose un veacuteritable garde
fou ce qui dans un cas preacutecis serait εὔλογον ἃν δόξειεν
Toute opinion nest donc pas raisonnable agrave soutenir et agrave croire sur un sujet donneacute A
propos de la spheacutericiteacute des astres par exemple dans le De Caelo II 11 Aristote eacutecrit
laquo Quant agrave la configuration de chaque astre cest en limaginant spheacuterique que lon se pliera le
mieux aux exigences de la raison [ἄν τις εὐλόγως ὑπολάβοι] raquo 311 Aristote ne se lance donc
pas dans une revue des ἔνδοξα agrave propos dun sujet agrave laveugle il sarme dune sorte de garant
lεὔλογος les laquo exigences de la raison raquo laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo
Lεὔλογος est-il issu de lobservation sensible tel que le pense P Moraux dans sa note au
chapitre II12 du De Caelo312 ou bien fait-il intervenir une hieacuterarchie de ce qui est plus
endoxal sur des thegraveses divergentes agrave lopinion geacuteneacuterale au sens ougrave ce qui serait le plus
raisonnable de croire est lopinion la plus partageacutee La reacuteponse agrave cette question donne lieu agrave
307 De lacircme 403b26-28308 Du ciel II12 291b31-32309 Bolton Robert laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New
perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51310 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in
Theory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015pp 217-240
311 291a11-12312 Du Ciel note 1 p 73
102
deacutebat et deacutepasse le cadre de notre eacutetude Car ce quil semble inteacuteressant de constater cest ce
que la preacutesence de lεὔλογος trahit dans leacutecriture des traiteacutes scientifiques et philosophiques
une certaine charge affective
En effet gracircce agrave une eacutetude pousseacutee de lεὔλογος chez Aristote J M Le Blond
comprend dans son ouvrage Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote que ce terme
teacutemoigne chez le Stagirite dans la composition mecircme de ses traiteacutes et dans son eacutecriture de la
preacutesence dun certain laquo ordre raquo (numeacuterique logique causal etc) Aristote ferait intervenir un
certain laquo ordre des choses raquo constituant un argument dautoriteacute que lobservation des
pheacutenomegravenes sensibles ou de lopinion la plus geacuteneacuterale permet en reacuteaction agrave des thegraveses peut-
ecirctre trop subversives (telles les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees et reacutefuteacutees en Physique I) Mais
que manifeste preacuteciseacutement ce recours agrave laquo lordre raquo et agrave lεὔλογος chez Aristote Selon J M
Le Blond
Il semble que lεὔλογος manifeste ce quon pourrait appeler la reacuteaction instinctive
dAristote en face de toute theacuteorie et de toute constatation nouvelle il ne se contente
pas de lexaminer en elle-mecircme de la mettre agrave leacutepreuve du raisonnement serreacute il
consulte aussi soit avant soit apregraves le travail scientifique son instinct entre cette
connaissance et lordre du monde la conviction quil possegravede du travail intelligent sur
la nature moyen non de deacutemonstration proprement dite mais de laquo jugement raquo au
sens concret de ce mot313
J M Le Blond semble consideacuterer comme le titre de son eacutetude le signale le recours
drsquoAristote agrave lεὔλογος comme un laquo argument dautoriteacute raquo pour admettre ou refuser les thegraveses
et opinions deacutefendues par ses preacutedeacutecesseurs Il y aurait un laquo ordre du monde raquo agrave partir duquel
Aristote jugerait les thegraveses et les opinions admises Cependant lεὔλογος manifeste chez le
Stagirite surtout un certain πάθος Aristote a recours agrave ce qui est εὔλογος en reacuteaction aux
ἔνδοξα Comme si lἔνδοξον se chargeait dans son esprit dune forte valeur poleacutemique dont le
recours agrave laquo ce qui serait plus raisonnable de croire raquo constituerait une sorte de laquo reacuteaction
instinctive raquo pour reprendre les mots de J M Le Blond et qui comme toute reacuteaction est dune
certaine violence Mais alors si Aristote considegravere leacutetude endoxale comme une neacutecessiteacute ne
peut-on pas comprendre lἔνδοξον comme une strateacutegie ayant pour fonction de provoquer
cette reacuteaction chez son public
Que ce soit de maniegravere offensive ou deacutefensive face agrave une theacuteorie face agrave un ἔνδοξον
Aristote reacuteagit avec plus ou moins de verve juge dune thegravese eu eacutegard agrave laquo ce qui est plus
raisonnable de croire raquo Face aux thegraveses eacuteleacuteatiques dans le livre I de la Physique Aristote ne
reste pas de marbre car il semble que si les thegraveses eacuteleacuteatiques ne provoquaient pas chez lui la
moindre reacuteaction il les ignorerait et ne les poserait pas comme adverses A contrario
lacharnement avec lequel il reacutefute les thegraveses de Parmeacutenide et de Meacutelissos sur le mouvement
313 J M Le Blond Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote Les Belles Lettres Paris 1938 p 51
103
quil aurait pu tregraves bien ne pas reacutefuter atteste de la violence patente de sa reacuteaction Aristote
nheacutesitant pas agrave consideacuterer ces arguments comme laquo eacuteristiques raquo il convoque toute une
strateacutegie argumentative et dialectique pour reacuteagir contre pour reacutefuter Parmeacutenide et Meacutelissos
Et dans le De Caelo cest surtout lεὔλογος qui trahit cette part non neacutegligeable daffectiviteacute du
texte aristoteacutelicien que lἔνδοξον semble provoquer
De plus J M Le Blond considegravere que lεὔλογος provoque chez le Stagirite cherchant
sa leacutegitimiteacute et ne la trouvant que si les hypothegraveses reacutesistent au travail scientifique une
veacuteritable laquo joie raquo
Nous avons dit en commenccedilant que la consideacuteration qualifieacutee par lεὔλογος ne
constituait pas une eacutetape des proceacutedeacutes veacuteritablement scientifiques dAristote nous
pouvons conclure maintenant que leacutetude de ce terme nest cependant pas sans utiliteacute
pour reacutealiser les conditions inteacutegrales de cette recherche pour en saisir le deacutebut infra-
scientifique et le couronnement au dessus de la science dans la joie de connaicirctre314
Premiegraverement J M Le Blond considegravere que lεὔλογος ne fait pas partie du travail
scientifique mais vient pourtant aider agrave la connaissance ce qui si nous consideacuterons comme
R Bolton la proceacutedure laquo eulogique raquo comme une proceacutedure dialectique permet de mettre agrave
distance la dialectique de la science Deuxiegravemement pour le commentateur lεὔλογος trahit
une charge daffectiviteacute dans leacutecriture dAristote degraves lors les textes scientifiques et
philosophiques du Stagirite ne sont pas affectivement neutres mais sont traverseacutes dun certain
sentiment plus ou moins violent dune reacuteaction quasi eacutepidermique qui se fait jour en neacutegatif
par le recours agrave lautoriteacute de lεὔλογος La force autoritaire de lεὔλογος trahit la violence de la
reacuteaction dAristote dans le cadre preacutecis du De Caelo Enfin troisiegravemement selon J M Le
Blond lεὔλογος permet de reacutealiser les conditions de la recherche scientifique en tant quil en
constitue le commencement infra-scientifique Tout se passerait donc comme si la recherche
scientifique senracinait dans un affect que le commentateur considegravere ecirctre la laquo joie de
connaicirctre raquo ce que la premiegravere ligne de Meacutetaphysique A eacutetaye par ailleurs315
Degraves lors il est plus facile de comprendre pourquoi il est neacutecessaire deacutetudier les
ἔνδοξα bien quils provoquent une telle reacuteaction chez laquo le maicirctre de ceux qui savent raquo
Aristote reacuteagit certes mais si nous gardons agrave lesprit que le Stagirite eacutecrit pour un public
deacutelegraveves et que le contexte de son eacutecriture est un contexte scolaire alors peut-ecirctre que
lexposition et la critique de divers ἔνδοξα entrent dans une strateacutegie celle de vouloir
provoquer une reacuteaction chez les eacutelegraveves Et linteacuterecirct philosophique de leacutetude des thegraveses
eacuteleacuteatiques apparaicirct alors eacutevident
Neacuteanmoins puisquil se trouve que [Meacutelissos et Parmeacutenide] parlent de la nature alors
que les difficulteacutes quils abordent ne sont pas physiques cest peut-ecirctre une bonne
314 Ibid p 52315 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo
104
chose que de deacutebattre un peu agrave leur propos en effet cet examen a un inteacuterecirct
philosophique316
Quel peut bien ecirctre linteacuterecirct philosophique de thegraveses eacuteristiques Leacutetude de thegraveses agrave ce point
subversives pour la science physique telles que celles de Parmeacutenide et de Meacutelissos en
Physique I (cest-agrave-dire des thegraveses chargeacutees dune haute valeur poleacutemique quAristote sait de
plus fausses puisque pour le savant les principes sont clairs par induction) est dun laquo inteacuterecirct
philosophique raquo justement parce qursquoune telle eacutetude provoque une reacuteaction et semble mettre
en branle la volonteacute de savoir qui est agrave la base de toute recherche scientifique Lἔνδοξον
vient semble-t-il laquo stimuler raquo le deacutesir de veacuteriteacute cest pourquoi Aristote semble-t-il expose
les opinions de ces preacutedeacutecesseurs il cherche agrave laquo recueillir ce qui est bien fondeacute raquo317 dans ces
opinions Et la dialectique qui sengage par la collecte des preacutemisses endoxales et raisonne agrave
partir delles a peut-ecirctre pour fonction de provoquer chez celui qui la pratique cette reacuteaction
qui vient mettre en marche le deacutesir de savoir Entre des eacutelegraveves dialecticiens qui cherchent agrave
reacutepondre agrave la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo et un professeur Aristote qui
reacuteagit notamment par le recours agrave lεὔλογος agrave des thegraveses ou des opinions admises entre
lactiviteacute proprement dialectique des Topiques soit ce jeu de socieacuteteacute qui souvre par la collecte
des ἔνδοξα et les doxographies des traiteacutes scientifiques dAristote lἔνδοξον semble avoir la
mecircme fonction provoquer une reacuteaction creacuteer le deacutesir de savoir
Quelle est la diffeacuterence entre lecirctre dexpeacuterience et lecirctre de science Nous lavons dit
lecirctre de science sait les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes Mais comment en
vient-il agrave rechercher ces principes causes ou eacuteleacutements si ce nest en reacuteaction agrave des opinions
ou des thegraveses qui provoquent chez lui le deacutesir de savoir Ce qui chez Aristote pouvait
apparaicirctre comme un laquo monde dapparence agrave sauver raquo selon lexpression de M Nussbaum ce
qui peut apparaicirctre aussi comme un argument dautoriteacute fonctionnant comme la sape de thegraveses
novatrices par le recours agrave un laquo ordre des choses raquo (lεὔλογος pour J M Le Blond) apparaicirct
encore une fois si nous contextualisons leacutecriture dAristote moins comme une laquo bride raquo
reacuteactionnaire agrave lrsquoinnovation scientifique que comme une veacuteritable provocation agrave la recherche
Les pythagoriciens soutiennent lrsquoheacuteliocentrisme laquo ils disent quau centre de lunivers il y a
du feu et que la terre eacutetant un astre produit par sa reacutevolution circulaire autour du centre le
jour et la nuit raquo 318 Et bien cherchons Tout se passe comme si Aristote usait de lἔνδοξον
pythagoricien pour provoquer le deacutesir de savoir si la terre tourne ou non autour du soleil si le
mouvement existe ou non Il nous exhorte ainsi agrave observer aussi bien ce que dautres
soutiennent que les pheacutenomegravenes sensibles pour connaicirctre les principes causes ou eacuteleacutements
des pheacutenomegravenes par nous-mecircmes La dialectique par lusage des ἔνδοξα par le
316 Physique I2 185a18-21317 De lacircme 403b23318 Du Ciel II13 293a21-23
105
deacuteveloppement de notre laquo capaciteacute danalyse et de critique raquo nest pas scientifique mais
veacuteritablement infra-scientifique Elle na rien agrave voir avec une recherche du vrai mais elle
motive une telle recherche La pratique de la dialectique fait le pont entre celui qui sait
dexpeacuterience que le soleil se legraveve agrave lEst et celui qui cherche les principes de la laquo fille du
matin raquo Car lἔνδοξον agrave linstar de la reacuteaction dAristote semble bien avoir pour fonction de
provoquer une reacuteaction chez celui qui en prend connaissance Quel est donc linteacuterecirct
philosophique dexaminer des thegraveses eacuteristiques dont les tenants ne parlent mecircme pas laquo la
mecircme langue raquo que le physicien Peut-ecirctre tout simplement parce que ces thegraveses ces ideacutees
paradoxales bien quadmises par certains vont provoquer chez Aristote mais aussi chez son
lecteur ou son auditoire une reacuteaction qui sans doute le motivera agrave chercher par lui-mecircme agrave
connaicirctre par soi-mecircme les causes des eacuteveacutenements
Cela rejoint le troisiegraveme inteacuterecirct du traiteacute des Topiques proposeacute par Aristote et que ce
dernier formule ainsi laquo lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en
argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en chaque
matiegravere le vrai du faux raquo319 Nous avons deacutejagrave mentionneacute comment E Berti interpregravete ce
laquo deacuteveloppement dune aporie raquo Mais quest-ce preacuteciseacutement qursquoecirctre capable de laquo deacutevelopper
une aporie raquo Le texte grec mentionne le verbe laquo διαπορῆσαι raquo en 101a35 que J Brunschwig
traduit par laquo ecirctre capable de deacutevelopper une aporie raquo mais qui signifie plus preacuteciseacutement laquo se
trouver dans le besoin raquo dans laquo lembarras raquo ou laquo lincertitude raquo ou encore laquo eacuteprouver un
doute agrave propos de quelque chose raquo320 Or de nombreux commentateurs ont insisteacute sur le
rapport entre le laquo deacuteveloppement dune aporie raquo et la dialectique Pour Christof Rapp laquo il est
clair quil y a une intime connexion entre la meacutethode dialectique et la formulation ou la
laquo manipulation raquo des aporiai raquo321 E Berti considegravere quant agrave lui le deacuteveloppement
diaporeacutetique comme le proceacutedeacute laquo normal raquo de la dialectique permettant de trouver les
principes des sciences322 Cependant Pierre Aubenque dans son article intituleacute laquo Sur la
notion aristoteacutelicienne daporie raquo propose avec Aristote de distinguer trois moments
laquo aporeacutetiques raquo
[hellip] laporie ou embarras initial ducirc agrave lheacutesitation entre plusieurs thegraveses possibles la
diaporie qui conformeacutement agrave leacutetymologie du mot semble deacutesigner une exploration
des diffeacuterentes voies qui soffrent agrave nous leuporie qui est expresseacutement deacutefinie
comme la solution des difficulteacutes anteacuterieures323
Il semble bien que le laquo deacuteveloppement daporie raquo dont parle Aristote en Topiques I 2319 101a34-36320 Le Grand Bailly p 485321 Christof Rapp Aporia and Dialectic Methode in Aristotle Traduction personnelle de laquo it is clear that there is
an intimate connection between the dialectical method and either the formulation or the handling ofaporiai raquo Ce brouillon (Draft) est disponible sur httpslmu-munichacademiaeduChristofRapp dans larubrique laquo Draft raquo Aucune publication ne semble avoir eacuteteacute produite de cet article p2
322 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30-31323 P Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo op cit p 4
106
corresponde au second temps de ce triptyque proposeacute par P Aubenque il sagit de
deacutevelopper dexplorer les solutions agrave un problegraveme embarrassant donc de provoquer ou de
nous maintenir un temps dans cet embarras Cependant laporie ou le deacuteveloppement de
laporie nest pas seulement un proceacutedeacute de recherche mais plus preacuteciseacutement laquo une situation
existentielle dans laquelle le philosophe se trouverait plongeacute raquo324 Selon P Aubenque ce sens
rejoint le sens socratique selon lequel laquo aporia aporein deacutesignaient lembarras de lacircme
deacutesempareacutee ou engourdie raquo325 Mais cest C Rapp qui a le plus insisteacute sur laporie comme un
laquo eacutetat psychologique de perplexiteacute raquo326 Laporie est un eacutetat difficile agrave supporter ndash elle
ressemble quelque peu agrave cette laquo eau profonde raquo dans laquelle est jeteacute Descartes au deacutebut de la
seconde Meacuteditation apregraves lexercice du doute Cependant sans deacutevelopper trop avant la
comparaison il semble quAristote considegravere ce passage par laporie par cet laquo eacutetat
psychologique de perplexiteacute raquo dembarras et de doute comme une neacutecessiteacute poseacutee avant la
recherche scientifique En effet au deacutebut du livre Β de la Meacutetaphysique livre dans lequel
Aristote expose justement toute une seacuterie dapories ce dernier pose laporie comme une
meacutethode et eacutecrit laquo Il est neacutecessaire en vue de la science rechercheacutee que nous abordions
dabord les sujets sur lesquels on doit dabord ecirctre en difficulteacute raquo327 Pourquoi ce passage par
un eacutetat difficile diaporeacutetique est-il consideacutereacute par Aristote comme neacutecessaire Quel peut bien
ecirctre linteacuterecirct decirctre plongeacute ou de plonger ses eacutelegraveves dans cet eacutetat de perplexiteacute Il semble que
lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique permette de comprendre lenjeu de cette neacutecessiteacute
En effet si le deacuteveloppement des apories selon les Topiques I2 fait partie du proceacutedeacute
dialectique et que la dialectique a une valeur peacutedagogique alors peut-ecirctre que laporie a pour
fonction tout comme lἔνδοξον mais diffeacuteremment de provoquer la recherche de leuporie le
troisiegraveme moment de laporie crsquoest-agrave-dire de stimuler le deacutesir de sortir de laporie de cet eacutetat
dembarras difficile en recherchant une solution Lindividu dans laporie est un ecirctre
laquo enchaicircneacute raquo et cest dailleurs justement selon Aristote le poids mecircme de ses chaicircnes qui
semble provoquer en lui le deacutesir de sen libeacuterer
Il est avantageux agrave qui veut trouver une issue de bien distinguer les difficulteacutes car
lissue ulteacuterieure est solution des difficulteacutes anteacuterieures or il nest pas possible de
trouver une solution quand on ignore ce qui enchaicircne mais cest la difficulteacute ougrave se
trouve la penseacutee sur la question qui le reacutevegravele328
Degraves lors laporie qui fait partie du processus dialectique est un veacuteritable moteur poseacute
comme neacutecessaire pour sortir delle-mecircme pour reacutesoudre les difficulteacutes
Partant si donc la dialectique commence par la collecte des ideacutees admises et quelle
324 Ibidem p 5325 Ibid326 Traduction personnelle de laquo psychological state of perplexity raquo C Rapp op cit p 31327 995a24-25328 995a27-31
107
provoque dabord cet eacutetat psychologique drsquoembarras duquel il faut sortir peut-ecirctre a-t-elle
cette faculteacute hors du commun de provoquer linteacuterecirct le goucirct de la recherche la curiositeacute ou
bien encore cet eacutetonnement neacutecessaire agrave la recherche du savoir Citons ce texte ceacutelegravebre de
Meacutetaphysique A dans lequel Aristote explique que leacutetonnement est au commencement de la
philosophie
Cest en effet par leacutetonnement que les humains maintenant aussi bien quau deacutebut
commencent agrave philosopher dabord en seacutetonnant de ce quil y avait deacutetrange dans les
choses banales puis quand il avanccedilaient peu agrave peu dans cette voie en sinterrogeant
aussi sur des sujets plus importants par exemple sur les changements de la lune sur
ceux du soleil et des constellations et sur la naissance du Tout329
Lecirctre de lexpeacuterience connaicirct en effet dexpeacuterience la reacutevolution du char dApollon autour de
la Terre Mais il ne seacutetonne pas de son ignorance des principes reacuteels de ce pheacutenomegravene Cest
semble-t-il en apprenant que des laquo savants dItalie raquo330 nommeacutes pythagoriciens posent que ce
nest pas le soleil qui tourne autour de la Terre mais bien linverse puis par lexpeacuterience de cet
embarras provoqueacute par la connaissance de thegraveses antinomiques quil faut explorer que lecirctre
dexpeacuterience comprend son ignorance des principes et des causes des pheacutenomegravenes il
seacutetonne decirctre incapable de rendre compte dun pheacutenomegravene que la mythologie expliquait agrave sa
place il comprend le poids des chaicircne de laporie et comprend donc aussi quil ignore le
pourquoi de la reacutevolution du soleil autour de la Terre Or puisque selon Meacutetaphysique A
lecirctre humain est animeacute du deacutesir de savoir face agrave la compreacutehension de son ignorance devant
les thegraveses dillustres preacutedeacutecesseurs ou dopinions admises sur un sujet face agrave leacutetat
insupportable dans lequel il est plongeacute devant la contradiction de certaines de ces thegraveses
lecirctre dexpeacuterience cherche agrave connaicirctre Or la dialectique est justement cet instrument de
critique et de mise agrave disposition dopinions divergentes cet instrument laquo deacuteveloppant des
apories raquo nous placcedilant dans lembarras sur certains sujets permettant dune part de seacutetonner
de notre ignorance et deuxiegravemement de laquo lancer raquo la recherche scientifique Encore une fois
la dialectique qui met agrave notre disposition des ideacutees admises sur un sujet et nous plonge dans
un certain embarras nest pas scientifique mais preacute-scientifique
Le souci peacutedagogique dAristote est preacutesent degraves lincipit de Physique I1 En effet
apregraves avoir reformuleacute la meacutethode empirico-analytique Aristote ne donne pas un mais bien
deux exemples illustrant le laquo chemin naturel raquo qui va de ce qui est plus clair et mieux connu
pour nous agrave ce qui est plus clair et mieux connu par nature
Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par
rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute [τὸν λόγον ὅλον] quils
329 982b13-17330 Selon Aristote dans le De Caelo 293a20
108
signifient et de maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition
divise en ses composantes particuliegraveres Et les enfants supposent dabord que tous les
hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres mais ensuite ils opegraverent des
distinctions dans chacun des deux groupes [Καὶ τὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον
προσαγορεύει πάντας τοὺς ἄνδρας πατέρας καὶ μητέρας τὰς γυναῖκας ὕστερον δὲ
διορίζει τούτων ἑκάτερον]331
Nous avons deacutejagrave mentionneacute limportance que pouvait avoir le premier exemple celui du
cercle apregraves les eacutetudes de G E L Owen sur la dialectique et la lumiegravere faite sur limportance
de la structure linguistique dans la meacutethode dAristote Mais nest-il pas eacutetonnant de constater
la preacutesence de lenfance dans lincipit des eacutecrits de Physique Preacutesence encore plus
inattendue si lon considegravere que ce chapitre inaugural de la Physique est un rappel de la
meacutethode en science exposeacutee dans les Seconds analytiques Pourtant cet exemple na guegravere
reacutesonneacute dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes sinon seulement comme ce quil est en apparence
cest-agrave-dire un simple exemple Pour Thomas dAquin cet exemple na dautre fonction que
celle deacutetayer le propos du chapitre 1 laquo Et pareillement selon lacircge lenfant perccediloit un
homme avant de discerner Platon qui est son pegravere raquo332 Exactement de la mecircme maniegravere mais
cependant bien plus tard Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dit de cette comparaison quelle est
particuliegraverement claire pour comprendre laquo ce que lauteur a voulu dire un peu plus haut par la
totaliteacute que donne dabord la sensation raquo333 Enfin H Bonitz ne fait mecircme pas mention de ce
syntagme (τὰ παιδία) en Physique dans les entreacutees παicircς ou παιδία de son Index334 Tout se
passe comme si la preacutesence de lenfance passait sur cet incipit des eacutecrits de Physique comme
un eacutepipheacutenomegravene sans laisser la moindre trace sans avoir dimportance notoire comme une
mineure du texte Pourtant en y regardant dun peu plus pregraves cet exemple sa fonction et sa
place dans le corpus sont reacuteveacutelateurs dune part du souci peacutedagogique dAristote et dautre
part du lien agrave eacutetablir entre laquo les enfants qui font dabord [πρῶτον] des distinctions raquo et
lactiviteacute dialectique telle quelle nous est preacutesenteacutee dans les Topiques
La place de ces exemples et donc la preacutesence de lenfance dans cet incipit des eacutecrits de
Physique prennent une valeur singuliegravere si on les replace dans lentreprise geacuteneacuterale dAristote
mise en lumiegravere par un texte tel que les Meacuteteacuteorologiques I1 puisque ce dernier dresse le bilan
et propose le programme agrave venir de laquo toute lentreprise qui est [celle dAristote] depuis le
deacutebut raquo335 Physique I est le livre inaugural de la Physique mais aussi de toutes les eacutetudes
331 Physique I 1 184b10-14332 Thomas dAquin Physiques dAristote Leccedilon I11 trad Guy Franccedilois Delaporte lHarmattan Paris 2008 p
68333 Aristote Physique Trad B Saint-Hilaire t1 Librairie philosophique de Ladrange Paris 1862 note 6 p
432334 Op cit p 558335 Meacuteteacuteorologiques I1 339a9 Notons dailleurs que Jocelyn Groisard dans sa note 1 p97 pose que ce
chapitre 1 des Meacuteteacuteorologiques laquo embrasse lensemble du corpus physique raquo et quil correspond laquo agrave une miseau point de professeur au moment daborder un nouveau domaine deacutetude raquo
109
physiques dAristote au moins jusquagrave la Meacutetaphysique Reacuteinscrire ce chapitre inaugural de
Physique I1 dans son contexte bien plus large celui decirctre une ouverture aux traiteacutes
scientifiques et philosophiques en geacuteneacuteral dAristote permet donc de comprendre comment le
corpus creacutee une sorte de laquo caisse de reacutesonance raquo autour de ces deux exemples leur offrant
une porteacutee et une importance consideacuterables Si comme le laisse entendre ce texte des
Meacuteteacuteorologiques I1 le corpus des travaux dAristote est organiseacute consciemment par ce
dernier alors la preacutesence de lenfance dans lincipit de laquo toute lentreprise raquo dAristote nest
pas un hasard et sa valeur semble bien deacuteborder ou du moins prend une reacutesonance
diffeacuterente de celle dun simple exemple
Les deux exemples de cette fin de chapitre fonctionnent de concorde car ils sont
eacutecrits laquo en parallegravele raquo Cependant ils ont des diffeacuterences notoires et si nous les consideacuterons
comme eacutecrits laquo en parallegravele raquo cest pour ne pas avoir agrave les qualifier laquo danalogiques raquo
puisque lanalogie entre le cercle et sa deacutefinition et le rapport du pegravere et de la megravere agrave lhomme
et agrave la femme dans lesprit de lenfant semble difficile agrave soutenir Le premier exemple est donc
laquo linguistique raquo Aristote explique que le mot laquo cercle raquo signifie dabord un laquo certain
ensemble confus raquo deacuteleacutements que sa deacutefinition vient distinguer pour en preacuteciser le sens et le
rendre clair Un laquo cercle raquo cest dabord avant toute chose un mot flou Or la deacutefinition de ce
mot permet de lui confeacuterer un sens preacutecis Ici cercle une ligne composeacutee de points dont
chacun est agrave eacutegale distance du centre La confusion que le mot cercle pouvait renfermer a
priori est rendue caduque a posteriori par sa deacutefinition qui en distingue les divers eacuteleacutements
(ligne points centre etc) et par le principe ordonnateur (leacutequidistance du centre) Lexemple
mentionnant lenfance est leacutegegraverement plus complexe que ce que Thomas dAquin ou B Saint-
Hilaire ont pu penser Car ce second exemple bien quil soit construit comme un parallegravele au
premier se charge dun certain aspect laquo psychologique raquo au sens ougrave ce que cet exemple
permet de mettre en avant cest le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles depuis
lenfance agrave linstar de ce passage de lerreur premiegravere dans laquelle sont les enfants agrave une
compreacutehension plus preacutecise et moins erroneacutee du monde
laquo Tὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον προσαγορεύει raquo Ici le verbe προσαγορεύω peut prendre
plusieurs sens les enfants laquo appellent raquo (selon B Saint-Hilaire) laquo nomment raquo ou encore
laquo supposent raquo (selon P Pellegrin) Mais le sens selon nous le plus signifiant ici est celui
laquo dattribuer raquo les enfants attribuent dabord agrave tous les hommes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo
de pegravere et agrave toutes les femmes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo de megravere336 Il ne sagit donc pas
simplement de nommer ou dappeler mais dattribuer une qualiteacute ou un sens preacutecis et surtout
de sattacher dans un premier temps agrave cette attribution en lrsquooccurrence le sens le plus
immeacutediat pour un enfant celui de pegravere et de megravere attribueacutes aux hommes et aux femmes Nous
336 Ce sens est en effet permis par le Grand Bailly p 1653 3
110
pourrions mecircme aller un peu plus loin en disant que les enfants croient dabord que tous les
hommes sont des pegraveres etc et quils sont donc dans un rapport immeacutediat mais cependant
erroneacute au monde Et cest preacuteciseacutement dans cet laquo attachement raquo agrave une opinion premiegravere que se
fait la seacuteparation entre le premier et le second exemple de Physique I1 car dans
lappreacutehension premiegravere que nous pouvons avoir de cet laquo ensemble confus raquo quest le mot
cercle Aristote ninsiste pas sur lattribution dun premier sens agrave ce mot Cercle ne signifie
rien de preacutecis sinon une laquo certaine totaliteacute raquo τὸν λόγον ὅλον337 Ce nest que dans le second
exemple quAristote insiste sur cette attribution dun sens preacutecis premier sur cet attachement
laquo psychologique raquo de lenfant agrave une croyance premiegravere mais erroneacutee
Puis les enfants comprennent que seulement certains hommes et certaines femmes
sont des parents et que seul un individu est leur pegravere et un autre leur megravere Mais comment
srsquoopegravere cette compreacutehension La fin de la phrase est inteacuteressante laquo ὕστερον δὲ διορίζει
τούτων ἑκάτερον raquo338 laquo ὕστερον raquo a ici son sens temporel signifiant que quelque chose se
fait apregraves plus tard quil y a un passage de quelque chose agrave quelque chose dautre Ce nest
quapregraves que les enfants laquo διορίζει raquo quils seacuteparent distinguent mais aussi interrompent cet
laquo attachement raquo agrave leur croyance premiegravere ce nest que plus tard quils deacutefinissent quils
deacuteterminent et quils ordonnent laquo τούτων ἑκάτερον raquo339 crsquoest-agrave-dire quils laquo opegraverent des
distinctions dans chacun des deux groupes raquo selon la traduction de P Pellegrin Les enfants
distinguent en effet apregraves plus tard que toutes les femmes ne sont pas des megraveres etc
Il y a donc dans cette exemple deux moments que le mot laquo ὕστερον raquo permet de
distinguer le premier celui de lattribution immeacutediate dune qualiteacute agrave un ecirctre (pegravere et megravere
attribueacutes agrave homme et femme) puis celui de la distinction entre dune part ce qui relegraveve de la
parentaliteacute et dautre part ce qui relegraveve du sexe Mais ce passage du moment de lerreur agrave
celui dune compreacutehension plus preacutecise peut aussi se comprendre comme un passage dun eacutetat
agrave un autre peut-ecirctre celui de la perception agrave celui de lexpeacuterience Et si le second exemple
de Physique I1 peut se comprendre comme plus laquo psychologique raquo que le premier cest sans
doute parce quil met en scegravene un changement deacutetat intellectuel ou psychologique chez
lenfant Cependant Aristote est singuliegraverement flou sur ce qui permet de passer du premier
moment ou du premier eacutetat au second Ce nest quapregraves que les enfants distinguent Mais
apregraves quoi Quelle est linstance quel est laquo le gond raquo permettant aux enfants de passer de
lerreur pueacuterile attribuant agrave tous les hommes la qualiteacute de pegravere et agrave toutes les femmes celle de
megravere agrave leacutetat et au moment de la distinction seacuterieuse et de la compreacutehension veacuteritable Et
deuxiegravemement ce passage se fait-il naturellement ou bien doit-il ecirctre provoqueacute
Cette structure duelle de lexemple des enfants mettant en preacutesence deux moments
337 Physique I1 184b10-11338 184b14339 Autant de sens compris dans le verbe διορίζω selon le Grand Bailly p 517
111
preacutecis articuleacutes autour dune division dune distinction est parallegravele aux deux moments de
lexemple du cercle et ainsi agrave la structure geacuteneacuterale elle-mecircme laquo duelle raquo des deux moments
de la meacutethode scientifique selon Aristote Le moment durant lequel laquo ce qui est dabord
eacutevident et clair pour nous ce sont les ensembles confus raquo340 est le moment ougrave le mot cercle ne
signifie laquo quune certaine totaliteacute raquo341 et celui ougrave les enfants appellent laquo pegravere raquo et laquo megravere raquo
tous les hommes et toutes les femmes Ensuite le moment ougrave agrave partir de ces ensembles
confus deviennent connus (laquo ὕστερον δἐκ τούτων γίγνεται γνώριμα raquo)342 pour qui les divise
laquo διαρούσι ταύτα raquo343 leurs eacuteleacutements et leurs principes laquo τὰ σοιχεicircα καὶ αἱ ἀρκαὶ raquo344 est
parallegravele au moment ougrave la deacutefinition du mot cercle permet dattribuer agrave ce mot un sens preacutecis
et parallegravele aussi au moment ougrave les enfants comprennent les diffeacuterences entre pegravere et megravere et
hommes et femmes Bref il y a un paralleacutelisme pour ne pas dire une analogie entre la
meacutethode geacuteneacuterale pour connaicirctre scientifiquement la nature et les exemples du cercle et des
enfants Deux moments et deux eacutetats se distinguent clairement celui dune ignorance
premiegravere et celui dune compreacutehension plus preacutecise deux moments et deux eacutetats qui se
structurent autour dune division dune distinction
Cependant si nous comprenons que lerreur fait partie de notre nature et que notre
intellect est face agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris face agrave la lumiegravere du jour
selon Meacutetaphysique α comment alors le passage dun moment agrave lautre ndash de celui de lerreur
de lenfance parallegravele agrave leacutevidence des ensembles confus au moment de la distinction lui-
mecircme parallegravele agrave la division de ces ensembles en eacuteleacutements et en principes ndash peut-il se faire
Il semble bien que ce passage doive ecirctre provoqueacute Or la dialectique nest-elle pas justement
lactiviteacute humaine universelle permettant par un certain travail par une pratique le passage
du premier temps au second en ce quelle permet de donner laquo aux enfants raquo ou plutocirct aux
eacutelegraveves dialecticiens les instruments pour laquo διορίζω raquo pour diviser distinguer deacutetacher et se
deacutetacher deacutefinir deacuteterminer et ordonner les principes ou eacuteleacutements des ensembles confus
En effet selon la traduction de J Brunschwig les instruments donneacutes par Aristote agrave
partir de Topiques I13 ne sont pas des instruments de la seule topique mais bien des
laquo instruments dialectiques raquo345 Ces laquo ὄργανα raquo346 font partie inteacutegrante de la dialectique et
sont au nombre de quatre
Le premier consiste agrave poser des preacutemisses le second agrave savoir dissocier [διελεicircν
infinitif aoriste 2 de διαιρέω-ῶ] les divers sens dun terme le troisiegraveme agrave deacutecouvrir les
diffeacuterences [τὰς διαφορὰς εὑρεicircν] le quatriegraveme agrave la perception des similitudes [ἡ τού
340 Physique I1 184a21-22341 184b10-11342 184a22343 184a23344 184a22-23345 Aristote Topiques trad J Brunschwig p18346 Topiques 105a21
112
ὁμοίου σκέψις]347
Le premier instrument de la dialectique est donc la collecte des preacutemisses et Aristote
reconfirme dans le chapitre suivant Topiques I14 consacreacute agrave cette collecte que ces
preacutemisses sont les ideacutees endoxales et que la collecte des preacutemisses est finalement la collecte
des ἔνδοξα Le premier instrument de la dialectique consiste donc agrave rendre disponible une
certaine laquo culture geacuteneacuterale raquo au dialecticien Or nous avons deacutejagrave mentionneacute comment
lἔνδοξον pouvait du simple fait dexister et decirctre appris provoquer le deacutesir de comprendre
Le deuxiegraveme instrument consiste agrave laquo diviser raquo agrave distinguer διαιρέω-ῶ348 les diffeacuterents sens
des termes ainsi que dessayer dexpliquer les raisons de cette diversiteacute signifiante349
laquo Cercle raquo peut se dire par exemple dune figure geacuteomeacutetrique mais aussi dun raisonnement
Aristote use dailleurs beaucoup de cette division des sens des termes dans ses traiteacutes
(Meacutetaphysique Δ en est un exemple) et insiste consideacuterablement en Topiques I15 sur les
diffeacuterentes maniegraveres de comprendre et de distinguer les sens des termes Ce deuxiegraveme
instrument laquo sert agrave clarifier le deacutebat raquo eacutecrit Aristote et agrave laquo sassurer que les raisonnements
porteront sur les choses mecircmes et non sur les mots raquo350 Lenjeu de cet instrument qui consiste
en la division des sens des mots est donc preacuteparatoire il permet de diriger le propos non sur
les mots mais bien sur le problegraveme Cet instrument guide le deacutebat
Le troisiegraveme instrument de la dialectique est particuliegraverement inteacuteressant agrave questionner
car il permet de comprendre plus preacuteciseacutement lexemple de lenfance en Physique I1 J
Brunschwig traduit laquo Τὰς δὲ διαφορὰς raquo en Topiques I16351 par laquo Touchant la mise en
lumiegravere des diffeacuterences raquo afin de rendre ici le geacutenitif pluriel Certes le sens de laquo ἡ διαφορά raquo
peut en effet ecirctre celui de laquo diffeacuterence raquo Cependant au regard de la suite du texte il semble
que les διαφοραί ont ici un autre sens En effet Aristote preacutecise que ce troisiegraveme instrument
de la dialectique consiste agrave
[hellip] instituer des comparaisons aussi bien agrave linteacuterieur mecircme des genres [ἐν αὐτοicircς τε
τοicircς γένεσι] (on se demandera par exemple quelle diffeacuterence il y a entre justice et
courage entre sagesse et tempeacuterance toutes choses qui appartiennent effectivement au
mecircme genre) quen passant dun genre agrave un autre sils ne sont pas trop eacuteloigneacutes [hellip]352
La seule preacutesence du champ lexical du laquo genre raquo semble induire le sens mecircme de laquo ἡ
διαφορά raquo qui degraves lors peut signifier moins laquo diffeacuterence raquo que laquo varieacuteteacute raquo ou encore
laquo espegravece raquo353 Au sein dun mecircme laquo genre raquo de connaissance ou bien entre des genres
proches ce troisiegraveme instrument de la dialectique distingue des laquo espegraveces raquo des laquo varieacuteteacutes raquo
347 105a22-25348 Le Grand Bailly p 470349 Topiques I15350 I18 108a18-21351 107b40352 107b40-108a6353 Sens permis par Le Grand Bailly p 497
113
des diffeacuterences De la mecircme maniegravere que au sein du genre humain constitueacute dhommes et de
femmes les enfants en Physique I1 distinguent apregraves avoir pratiqueacute une certaine forme
minimale de dialectique certaines laquo varieacuteteacutes raquo dhommes et de femmes (les pegraveres et les
megraveres) et plus preacuteciseacutement des individus diffeacuterents dont un seul est leur pegravere et un seul autre
leur megravere Il semble bien que ce soit apregraves une telle laquo deacutecouverte des diffeacuterences raquo ou des
laquo varieacuteteacutes raquo que les enfants de Physique I1 sortent de leur eacutetat dignorance et de confusion
liminaire
Ce troisiegraveme instrument de la dialectique qui rappelons-le est une activiteacute pratiqueacutee
avec plus ou moins de meacutethode par tous les ecirctres humains semble bien permettre de sortir
dune compreacutehension primaire et erroneacutee du monde En effet Aristote explique en Topiques
I 18 que la laquo deacutecouverte des diffeacuterences est utile pour faire des raisonnements sur des
questions didentiteacute et de diffeacuterence et pour faire connaicirctre lessence des choses [καὶ πρὸς τὸ
γνωρίζειν τί ἐστιν ἔκαστον] raquo354 car laquo nous utilisons couramment les diffeacuterences
caracteacuteristiques dune chose pour isoler ce qui est la formule propre de son essence raquo355 Dans
la vie de tous les jours nous utilisons cet instrument de la dialectique consistant agrave percevoir
les laquo diffeacuterences raquo ou les laquo varieacuteteacutes raquo des choses pour en isoler le propre et lessence Et avec
ce troisiegraveme instrument Aristote reacuteussit agrave faire de la dialectique une activiteacute que tout ecirctre
humain pratique plus ou moins bien une meacutethode pour progresser vers le savoir de lessence
Cest en pratiquant la dialectique et gracircce aux instruments de celle-ci que nous sommes
capables de sortir de notre premier eacutetat de confusion ou de croyance au monde agrave linstar des
enfants de Physique I1 crsquoest-agrave-dire de progresser vers un savoir de lessence
Cependant la dialectique ne fournit pas au dialecticien quun outil de division de
distinction En effet le quatriegraveme instrument de la dialectique consiste en la laquo perception raquo ou
en lobservation des laquo similitudes raquo Il est le verso de la deacutecouverte des diffeacuterences Certes le
dialecticien est apte agrave deacutecouvrir des diffeacuterences des laquo varieacuteteacutes raquo des laquo espegraveces raquo au sein dun
mecircme genre ou entre les genres mais il est aussi capable de percevoir des similitudes dans les
genres et entre des genres diffeacuterents laquo ἐν ἑτέροις γένεσιν raquo preacutecise Aristote356 Cette
perception des similitudes laquo intra raquo ou laquo extra-geacuteneacuterique raquo se fait selon la formule laquo ce que
lun est dans une chose lautre lest dans autre chose [hellip] raquo357 Cette perception des
similitudes est donc finalement le travail de lanalogie (Y est agrave Z ce que A est agrave B par
exemple) Travail auquel il faut srsquoentraicircner laquo γυμνάζεσθαι δεicirc raquo358 selon Aristote car la
perception des similitudes a une triple utiliteacute
En effet selon les Topiques I18 cette perception des similitudes est utile dune part
354 108a38-108b1 nous soulignons355 108b4-6356 Topiques I17 108a7-8357 108a10358 108a13
114
laquo pour faire des raisonnements hypotheacutetiques raquo [τοὺς ἐξ ὑποθέσεως συλλογισμοὺς]359 cest-
agrave-dire pour proposer des deacutemonstrations qui admettent laquo sur plusieurs cas semblables que ce
qui vaut pour lun vaut pour lautre raquo360 Il est donc possible pour reacutepondre agrave un problegraveme sur
un sujet donneacute daller chercher un argument en exposant un cas similaire car laquo de fait ayant
poseacute par hypothegravese que ce qui valait pour tel ou tel cas valait aussi du cas agrave leacutetude notre
deacutemonstration se trouve effectueacutee raquo361 Lobservation des similitudes est eacutegalement utile
drsquoautre part pour laquo reacutepondre aux questions de deacutefinition raquo362 En effet laquo une fois en mesure
dapercevoir ce quil y a didentique dans chacun des cas dun ensemble nous naurons plus
dembarras pour deacuteterminer dans quel genre il faut placer ce que nous voulons deacutefinir raquo363
Mais lobservation des similitudes est aussi et peut-ecirctre surtout utile car elle nous permet de
faire τοὺς ἐπακτικοὺς λόγους cest-agrave-dire laquo des raisonnements par induction raquo364 En effet
laquo cest par la production de cas individuels preacutesentant une similitude que nous nous sentons
autoriseacutes agrave induire luniversel de fait il nest pas facile de faire une induction [ἐπάγειν365]
sans connaicirctre les cas semblables raquo366 Par la perception des similitudes qui est un instrument
de la dialectique nous nous rendons capable dinduire un universel (τὸ καθόλου367)
Premiegraverement ce καθόλου des Topiques I18 permis par le quatriegraveme instrument de la
dialectique est ce qui laquo est plus clair et mieux connu par nature raquo selon Physique I1 soit le
principe la cause ou leacuteleacutement de pheacutenomegravenes perccedilus agrave de nombreuses reprises et que seule la
perception des similitudes permet dinduire laquo dἐπάγειν raquo Deuxiegravemement si la dialectique
entre en collusion avec la science ce nest pas tant parce quelle fonde les principes des
sciences que parce quelle nous ouvre la possibiliteacute de faire des inductions G E L Owen
consideacuterait la dualiteacute signifiante de linduction comme si linduction physique et linduction
dialectique pouvaient toutes deux trouver les principes des sciences
Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune des deux meacutethodes cardinales de la
dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que telle elle doit commencer par les
ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plupart des hommes ou des sages (Top
I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les
principes des sciences (Top I2 101a36b4)368
Cependant la dialectique semble plus veacuteritablement permettre linduction que trouver les
359 Topiques I 18 108b8360 108b13-14361 108b17-19362 108b9363 108b19-22364 108b7-8 traduction de J Brunschwig modifieacutee365 108b11366 108b10-12367 108b10-11368 G E L Owen op cit traduction personnelle laquo Yet Έπαγογή is named as one of the two cardinal
methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as such must begin from the ἔνδοξα what is acceptedby all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) and in this form too it can be used to find theprinciples of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87
115
principes des sciences par cette derniegravere La dialectique nous rend aptes par la perception des
similitudes agrave faire des inductions donc agrave rechercher les principes des sciences et notamment
agrave sortir de cette eacutetat psychologique de perplexiteacute quest laporie La dialectique nous plonge
donc dans laporie et nous donne en mecircme temps les instruments pour en sortir
En effet quand Aristote propose la solution de la premiegravere aporie du De Caelo II 12
nest-ce pas justement cette perception des similitudes cette analogie entre les astres et les
vivants du sublunaire qui lui permet dinduire le principe mecircme du mouvement des astres
lacircme Nous pourrions croire agrave linstar de R Bolton quAristote use ici de la dialectique
pour donner une solution laquo temporaire raquo agrave un problegraveme donneacute Cependant peu importe le
statut eacutepisteacutemologique de cette reacuteponse proposeacutee par Aristote Car au vu et au su de tout ce
que nous avons dit de la dialectique et de lhypothegravese de sa valeur peacutedagogique Aristote use
ici de dialectique comme pour mettre en pratique son souci peacutedagogique dune part parce
quil sadresse agrave un public deacutelegraveve et dautre part parce quil use des instruments de la
dialectique et de lobservation des pheacutenomegravenes pour sortir de cette eacutetat embarrassant dans
lequel il est plongeacute et avec lui ses eacutelegraveves Ce quAristote met en pratique ici cest la
mouvement de sortie de laporie Ce qui sexprime dans ce chapitre du De Caelo II 12 cest le
deacutesir de savoir Certes A Falcon et M leunissen nous mettent en garde sur cette analogie en
insistant sur le fait que dans ce passage Aristote propose de faire comme si les astres et les
vivants avaient lacircme en partage369 Cependant cest bien cette perception des similitudes
entre le vivant et laquo lastral raquo donc par la mise en œuvre dans le traiteacute astronomique dun
instrument propre de la dialectique quAristote peut proposer une solution agrave cette laquo aporie raquo
Pourquoi les astres ne se meuvent-ils pas de maniegravere ordonneacutee agrave la translation premiegravere
Pourquoi leur mouvement ne suit-il pas une logique claire Pourquoi le soleil et la lune sont-
ils laquo mus de mouvements moins nombreux que les astres errants raquo370 Parce que
Nous raisonnons sur les astres comme sil sagissait uniquement de corps et de
monades ordonneacutees sans doute mais tout agrave fait deacutepourvues dacircme Or il faut se mettre
dans lesprit quils ont en partage laction et la vie Vus sous cet angle les faits constateacutes
cesseront de paraicirctre illogiques371
Ce nest pas la dialectique qui fait linduction ici mais cest le quatriegraveme instrument de cette
meacutethode qui rend Aristote capable de proposer une solution agrave une aporie une induction soit
linstrument mecircme de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique Cest en
observant les pheacutenomegravenes sensibles ici les astres et les vivants tout en usant du quatriegraveme
instrument de la dialectique quest lobservation des similitudes crsquoest donc par lutilisation a
369 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo inTheory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 pp217-240 370 De Caelo 291b35-292a1371 De Caelo 292a18-22
116
la fois de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode dialectique quAristote peut
induire le principe de mouvement des astres laquo qui est du mecircme genre que celui des animaux
et des plantes raquo372 lacircme
Nonobstant la conclusion mecircme dAristote celle proposant de consideacuterer les astres
comme animeacutes par la vie ne devient-elle pas elle-mecircme pour le public deacutelegraveve agrave qui est
destineacute son corpus un ἔνδοξον ἔνδοξον qui a son tour pourrait venir provoquer le deacutesir de
savoir chez son public Le quatriegraveme instrument de la dialectique semble bien nous laquo mettre
sur la voie raquo de linduction nous laquo montrer le chemin raquo de lἐπαγωγή de la laquo meacutethode raquo pour
induire des principes geacuteneacuteraux en science agrave partir de faits particuliers Degraves lors pour pouvoir
induire [ἐπάγειν] des principes et donc proceacuteder agrave lactiviteacute scientifique proprement dite il
faut ecirctre rompu agrave lactiviteacute dialectique qui nous en donne les moyens Ainsi la dialectique
bien quayant une valeur peacutedagogique ne regimbe absolument pas agrave endosser une valeur
aussi eacutepisteacutemologique sans pour autant que celle-ci soit premiegravere Il semble mecircme que la
dialectique gracircce agrave ce quatriegraveme instrument tendent agrave rentrer dans le processus proprement
scientifique Sil est difficile deacutetablir une stricte distinction entre ce qui relegraveve de la
dialectique et ce qui relegraveve de la meacutethode empirico-analytique si les limites entre science et
dialectique entre la meacutethode proprement eacutepisteacutemologique et la meacutethode dialectique sont si
teacutenues peut-ecirctre est-ce parce quen leacutetat du texte aristoteacutelicien tel quil nous ait parvenu
dialectique et meacutethode empirico-analytique tendent agrave se confondre Cependant lhypothegravese
dune valeur peacutedagogique de la dialectique offre une perspective nouvelle dans le deacutebat
contemporain sur la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien
372 De Caelo 292b1-2
117
Ce serait manquer de probiteacute que de vouloir conclure agrave ce stade dun travail qui se
veut surtout ouverture Le deacutebat contemporain agrave propos de la contradiction meacutethodologique
du corpus aristoteacutelicien a eu pour effet de stimuler la recherche de creacuteer un inteacuterecirct nouveau
pour les eacutetudes aristoteacuteliciennes et notamment pour le traiteacute des Topiques et pour la
dialectique Apregraves les eacutetudes de G E L Owen de P Aubenque dE Berti de M Nussbaum
de R Bolton et du dialectic turn de la seconde moitieacute du XXe siegravecle nous ne pouvons plus
ecirctre sourds aux problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus ni agrave lutilisation effective de la
dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Or agrave travers ce deacutebat
contemporain nous avons tenteacutes douvrir une troisiegraveme voie entre deux perspectives bien
rigides lune consideacuterant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de la meacutethode
scientifique lautre comprenant la dialectique comme laquo le candidat ideacuteal raquo pour reacutepondre de
la pratique reacuteel dAristote en science
Notre eacutetude sest attacheacutee surtout agrave proposer un autre point de vue en essayant de
deacuteterminer la valeur de la dialectique en science pour Aristote Ainsi puisque la dialectique
peut difficilement avoir une valeur seulement eacutepisteacutemologique incontestable en elle-mecircme
puisquil est difficile de faire de cette activiteacute la meacutethode effective du Stagirite pour eacutetablir les
principes des sciences nous nous sommes proposeacutes de la consideacuterer comme ayant une valeur
peacutedagogique pour le maicirctre de laquo ceux qui savent raquo Il y a en effet de multiples indices qui
laissent entendre une telle valeur mais le principal est sans doute le contexte deacutecriture
dAristote Pourquoi le Stagirite napplique pas stricto sensu dans ses traiteacutes scientifiques et
philosophiques la theacuteorie scientifique deacuteveloppeacutee dans les Analytiques Peut-ecirctre parce
quAristote est avant tout un professeur et que son eacutecriture elle-mecircme est influenceacutee par un
souci peacutedagogique que seule la dialectique semble agrave ses yeux pouvoir prendre en charge
Cette activiteacute partageacutee par tous les ecirctres humains en tant que tous posent et se posent des
questions critiquent mettent agrave leacutepreuve mais quil faut cependant pratiquer avec meacutethode
pour acceacuteder agrave leacutetat de savant est utiliseacutee par le Philosophe pour accompagner son lecteur-
eacutelegraveve sur le chemin du savoir Car cest seulement par une pratique assidue et meacutethodique par
un veacuteritable travail sur soi par le deacuteveloppement dune culture geacuteneacuterale encyclopeacutedique et
dun esprit critique que lapprenti savant peut se reacutealiser savant
Peut-ecirctre la dialectique est-elle pour Aristote la meilleure meacutethode pour conduire ses
eacutelegraveves sur le chemin de la connaissance scientifique pour les faire progresser dun eacutetat de
savoir agrave un autre pour les amener agrave actualiser cette potentialiteacute proprement humaine quest la
connaissance des causes en proposant un laquo stimulus eacutepisteacutemologique raquo cest-agrave-dire en
provoquant en eux le deacutesir de savoir par la mention et leacutetude des laquo ideacutees admises raquo ainsi
quen leur offrant les outils les instruments pour mener agrave bien leurs recherches des causes
principes ou eacuteleacutements A Koyreacute avait particuliegraverement bien pressenti cet aspect peacutedagogique
118
de leacutecriture dAristote en insistant sur ce quil nomme laquo la forme scolaire raquo373 des eacutecrits du
Stagirite Mais A Koyreacute ne rend pas compte dans son article de 1944 du rapport entre cette
forme et la meacutethode dialectique quAristote pratique dans ses eacutecrits scientifiques et qui
semble avoir donneacute naissance agrave une telle forme Or si comme le preacutetend le commentateur la
penseacutee est conccedilue par le Stagirite sur le modegravele laquo dune leccedilon raquo374 mettant en preacutesence un
intellect agent et un intellect patient alors il semble que lossature mecircme de cette leccedilon soit
constitueacutee au moins en partie par la meacutethode dialectique Ainsi pouvons-nous nous risquer agrave
dire que la pratique meacutethodique de la dialectique constitue sinon en totaliteacute du moins en
eacutebauche lintellect agent celui qui enseigne et celui qui donne conduisant leacutelegraveve ignorant
sur le chemin du savoir
373 A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 p 30374 Ibidem p 47
119
BibliographiePrincipale
ndash Aristote De lacircme trad Richard Bodeacuteuumls GF Flammarion Paris 1993
ndash Aristote Du Ciel trad Paul Moraux Les Belles Lettres Paris 2003
ndash Aristote Eacutethique agrave Nicomaque trad Jean-Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire Le Livre de Poche
Paris 1992
ndash Aristote Meacutetaphysique trad Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin GF Flammarion
Paris 2008
ndash Aristote Meacuteteacuteorologiques trad Jocelyn Groisard GF Flammarion Paris 2008
ndash Aristote Parties des animaux trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2011
ndash Aristote Politiques trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 1990
ndash Aristote Physique trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2002
ndash Aristote Premiers analytiques trad Michel Crubellier GF Flammarion Paris 2014
ndash Aristote Rheacutetorique Tome 1 Livre I trad Meacutedeacuteric Dufour Les Belles Lettres Paris
2011
ndash Aristote Seconds analytiques trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2005
ndash Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres
Paris 1967
ndash Aristote Topiques Tome 2 Livre V agrave VIII trad Jacques Brunschwig Les Belles
Lettres Paris 2007
ndash Aristote Reacutefutations Sophistiques trad Myriam Hecquet GF Flammarion Paris 2015
ndash Dante Divine comeacutedie trad Jacqueline Risset GF Flammarion Paris 2010
ndash Platon Meacutenon trad Monique Canto-Sperber GF Flammarion Paris 1991
ndash Platon Parmeacutenide trad Luc Brisson GF Flammarion Paris 2011
Monographies
ndash Ambroise Bruno et Laugier Sandra Philosophie du langage t I et II Vrin Paris
2009 et 2011
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Reacutesumeacute
Dans ce travail nous essayons de proposer une reacuteponse au deacutebat contemporain des
commentateurs agrave propos de la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien
Pourquoi Aristote napplique-t-il pas strictement dans ses traiteacutes scientifiques et
philosophiques la theacuteorie et la meacutethode scientifique quil expose pourtant dans les
Analytiques Leacuteleacutement de reacuteponse que nous essayons dapporter agrave cette question consiste agrave
affirmer quAristote est avant tout un professeur et que la dialectique meacutethode effective dont
il fait usage dans ses recherches scientifiques et philosophiques na peut-ecirctre pas tant une
valeur eacutepisteacutemologique comme beaucoup lont proposeacute quune valeur peacutedagogique
Leacutecriture dAristote et la contradiction meacutethodologique du corpus prennent en charge selon
nous le souci peacutedagogique du Stagirite
Mots-cleacutes
Eacuteducation ndash Dialectique ndash Meacutethode empirico-analytique ndashndash Science ndash Souci peacutedagogique
Abstract
In this survey we try to propose an answer to the contemporary debate about the
methodological contradiction in the Aristotelian corpus Why Aristotle does not apply strictly
in its scientific and philosophical treatises theory and scientific method that exposes yet in
Analytics The response element that we try to bring to this question is to say that Aristotle
is primarily a teacher and that dialectic effective method used in his scientific and
philosophical researches doesnt have an epistemological value as many have suggested
but a pedagogical value We believe that Aristotle writing and the methodological
contradiction in the corpus support the pedagogical concern of Aristotle
Keywords
Education - Dialectic - empirical-analytical method - Science - pedagogical concern
1
Jaimerais tout dabord remercier Mme Cristina
Cerami Dune part car avec la disponibiliteacute dont elle
a fait preuve et linteacuterecirct quelle a porteacute agrave ma
probleacutematique elle a su veacuteritablement diriger ce
travail avec la rigueur et le seacuterieux dont javais
reacuteellement besoin Ainsi elle a reacuteussi agrave me faire
entrevoir ce quest le monde de la recherche
universitaire en histoire de la philosophie Dautre
part Mme Cerami a su provoquer chez moi depuis ma
premiegravere anneacutee de Master linteacuterecirct et le goucirct des
eacutetudes antiques et plus preacuteciseacutement des eacutetudes
aristoteacuteliciennes et ce malgreacute la difficulteacute daccegraves agrave la
penseacutee du Stagirite
De plus je ne peux manquer ici de remercier
aussi Mme Marie Boussarie et ce pour toutes les
raisons du monde Elle qui ma accompagneacute durant ces
longues anneacutees deacutetudes supeacuterieures Elle qui a relu et
corrigeacute en plus de celui-ci tous mes devoirs et
meacutemoires depuis la licence Elle dont les conseils ont
forgeacute leacutetudiant que je suis Elle avec qui et gracircce agrave
qui tout fut possible
2
Sommaire
Reacutesumeacute et mots cleacutes p 1
Remerciements p 2
Sommaire p 3
Introduction p 4
I) Le deacutebat contemporain sur la meacutethodescientifique dAristote p9
1) Le point de vue classique lecanon de la science et la meacutethodeempirico-analytique p 11
2) Le rejet de la dialectique horsde la laquo citadelle de la science raquo etlincompreacutehension de la meacutethodeeffective dAristote p 22
3) La reacutehabilitation de ladialectique en science le doublesens du pheacutenomegravene p 33
II) La dialectique est-elle la meacutethodedAristote en science
p 41
1) Description de la dialectique etaspects fondamentaux p 43
2) La probabiliteacute de lἔνδοξον baseeacutepisteacutemologique de la dialectique p 49
3) Une ou plusieurs dialectiques p 58
4) Eacutetude de cas Physique I p 65
III) Pour une reacuteeacutevaluation de la dialectiquearistoteacutelicienne lhypothegravese dune valeurpeacutedagogique p 81
1) Luniteacute de la dialectique comprisegracircce au contexte scolaire des eacutecritsdAristote
p 83
2) Dialectique et laquo eacuteducation raquo p 91
3) Dialectique et provocation dudeacutesir de savoir p 101
4) Les instruments scientifiquesofferts par la pratique dialectique p 108
Conclusion p 118
Bibliographie p 120
3
En 1944 dans un article intituleacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la
philosophie du Moyen Age raquo Alexandre Koyreacute sinteacuteresse agrave la reacuteception dAristote et de
Platon dans la penseacutee de cette eacutepoque quil nomme laquo le second Moyen Age raquo acircge de
foisonnement intellectuel egravere historique laquo extraordinairement feacuteconde raquo qui seacutetend selon
lauteur du XIe au XIVe siegravecle inclus1 A la diffeacuterence de Platon qui selon lui laquo senseigne
mal raquo Aristote aurait eu une place preacutepondeacuterante dans la penseacutee occidentale dalors
Lœuvre dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain [hellip] Il nest pas
eacutetonnant que pour le second Moyen Age eacutebloui et eacutecraseacute par cette masse de savoir
subjugueacute par cette intelligence vraiment hors ligne Aristote soit devenu le repreacutesentant
de la veacuteriteacute le sommet et la perfection de la nature humaine le prince di color che
sanno comme dira Dante2
A linstar de Dante poegravete et enfant de son siegravecle qui dans sa fresque poeacutetique des eacutecoles
philosophiques antiques et meacutedieacutevales deacutepeint Aristote comme le laquo maicirctre de ceux qui
savent raquo3 le second Moyen Age aurait donneacute au Stagirite une importance consideacuterable Mais
pour quelle raison
Il appert que le commentateur reacutepond immeacutediatement agrave cette question laquo lœuvre
dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain raquo4 Ainsi linteacuterecirct de ce second
Moyen Age pour la philosophie dAristote serait dabord ducirc agrave la laquo force raquo eacuteblouissante du
laquo fond raquo encyclopeacutedique de son œuvre La profusion dinformations agrave la fois physiques
astronomiques biologiques eacutethiques ou politiques preacutesentes dans lœuvre dAristote
fournirait lune des explications agrave sa reacuteception et agrave sa diffusion durant le second Moyen Age
Cependant A Koyreacute propose un autre eacuteleacutement de reacuteponse si Aristote est devenu
preacuteciseacutement agrave cette peacuteriode le laquo maicirctre de ceux qui savent raquo cest aussi parce quil est
Le prince de ce qui savent et surtout de ceux qui enseignent Car Aristote en plus est
une aubaine pour le professeur Aristote enseigne et senseigne se discute et se
commente Aussi nest-il pas eacutetonnant que une fois introduit dans lrsquoeacutecole il y prit
immeacutediatement racine [hellip] et quaucune force humaine nait pu len chasser Les
interdictions les condamnations restegraverent lettre morte On ne pouvait enlever Aristote
aux professeurs sans leur donner quelque chose agrave la place5
Ce que pointe preacuteciseacutement A Koyreacute ici cest la faciliteacute et en mecircme temps le confort que
repreacutesente lœuvre du Stagirite pour lenseignement des professeurs meacutedieacutevaux Degraves lors le
commentateur dresse un parallegravele entre limportance grandissante de lœuvre dAristote dans
1A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 pp 24-49
2Ibidem p303 laquo Quand je levais un peu plus les yeux Je vis le maicirctre de ceux qui savent Assis parmi la famille philo-
sophique raquo Dante Divine comeacutedie trad Jacqueline Risset GF Flammarion Paris 2010 p 29 vers 130-133
4 A Koyreacute op cit p305Ibid Nous soulignons
4
la penseacutee occidentale sa reacuteception et sa diffusion et le moment de lhistoire meacutedieacutevale durant
lequel se deacuteveloppent les universiteacutes europeacuteennes
Linteacuterecirct du second Moyen Age pour Aristote deacutependrait donc dune part de
limportance encyclopeacutedique consideacuterable de son œuvre qui a laquo subjugueacute raquo par son
eacuteclectisme et sa profusion les intellectuels dalors Et dautre part surtout du fait que lœuvre
dAristote convient mieux agrave lenseignement que celle de Platon et que sa reacuteception fut
concomitante au deacuteveloppement des universiteacutes dans laquo cette eacutepoque de vie intellectuelle et
artistique dune intensiteacute sans pareille raquo6 Certes A Koyreacute prend soin de distinguer
preacuteciseacutement laristoteacutelisme du Moyen Age celui dun Averroegraves dun Avicenne ou dun Saint
Thomas de laristoteacutelisme dans la lettre dAristote7 Laristoteacutelisme meacutedieacuteval ne pouvait pas
ecirctre celui dAristote simplement parce que le Stagirite vivait dans un laquo autre monde raquo et
surtout parce quon savait durant le second Moyen Age laquo quil ny avait et ne pouvait y avoir
quun seul Dieu raquo8 Cependant ce parallegravele quil dresse entre le deacuteveloppement des universiteacutes
europeacuteennes et la reacuteception de lœuvre dAristote nous permet dinterroger la forme mecircme des
eacutecrits du Stagirite
A la diffeacuterence du platonisme qui sadressait dabord agrave un public plus spirituel sinon
religieux laristoteacutelisme
[hellip] sadresse agrave des gens avides de savoir Il est science avant decirctre autre chose avant
mecircme decirctre philosophie et cest par sa valeur propre de savoir scientifique et non par
sa parenteacute avec une attitude religieuse quil simpose9
Si la penseacutee de Platon na pas eu la mecircme diffusion que celle dAristote du moins entre les
XIe et XIVe siegravecles et ce malgreacute les interdictions qui frappent la Physique et le corpus
aristoteacutelicien en geacuteneacuteral agrave partir de 1210 cest parce que la penseacutee de Platon laquo preacutesuppose un
savoir scientifique consideacuterable raquo et a une laquo forme dialogueacutee raquo qui nest pas pour A Koyreacute
laquo une forme scolaire raquo10 Le milieu dans lequel laristoteacutelisme se laquo propage raquo nest pas le
mecircme que celui qui laquo absorbait les doctrines platoniciennes et augustiniennes raquo et cette
diffeacuterence dans la diffusion de ces philosophes tient selon A Koyreacute agrave une diffeacuterence dans la
laquo forme raquo de leurs œuvres Aristote aurait eacuteteacute reccedilu agrave la diffeacuterence de Platon et aurait trouveacute
une place consideacuterable dans la philosophie du second Moyen Age non seulement parce quil
nous offre une manne consideacuterable dinformations scientifiques mais aussi parce que la
forme mecircme de ses eacutecrits cette forme laquo scolaire raquo qui trahit moins lœuvre dun philosophe
que celle dun professeur lui a permis de prendre place dans une socieacuteteacute intellectuelle ou les
universiteacutes deviennent les principaux vecteurs du savoir et dans laquelle la diffusion du
6Ibid p 247Ibid p388Ibid p399Ibid10Ibid p 30 nous soulignons
5
savoir scientifique se structure autour du rapport de Maicirctre agrave Elegraveve
Mais quentend A Koyreacute par cette laquo forme scolaire raquo des eacutecrits dAristote Certes
lhistorien des sciences se borne dans son article agrave neacutetablir quun parallegravele Il ne fait pas
lanalyse pousseacutee de cette forme particuliegravere des œuvres du Stagirite ce qui finalement donne
agrave cette notion de laquo forme scolaire raquo un caractegravere assez neacutebuleux Or cest preacuteciseacutement lune
des toutes premiegraveres questions qui a motiveacute le preacutesent travail dougrave vient que les eacutecrits
dAristote aient trouveacute un vecteur de diffusion justement dans les universiteacutes cest-agrave-dire
entre les mains de professeurs 11 La philosophie dAristote serait plus tourneacutee vers le monde
vers la nature et les pheacutenomegravenes de la nature agrave la diffeacuterence grosso modo du platonisme
tourneacute quant agrave lui vers la connaissance de soi et le soin de son acircme12 Laristoteacutelisme se charge
donc selon A Koyreacute dun inteacuterecirct sans doute plus scientifique que spirituel Il semble degraves lors
eacutevident que lœuvre drsquoAristote ait trouveacute sa place dans une eacutepoque de deacuteveloppement
intellectuel et scientifique majeur plus preacuteoccupeacutee par lexplication des pheacutenomegravenes naturels
et par la science que par le laquo souci de soi raquo13 ou le soin de son acircme
Cependant cela ne reacutepond agrave notre premiegravere question Ainsi consideacuterant le parallegravele
que dresse A Koyreacute dans cet article un problegraveme sest poseacute agrave nous dans la genegravese mecircme de
ce travail et a finalement stimuleacute toute la preacutesente recherche Cette laquo forme raquo des eacutecrits
dAristote qui a permis la reacuteception et la diffusion de son œuvre dans les universiteacutes
meacutedieacutevales cette forme plus laquo scolaire raquo absente des eacutecrits de Platon ne trahit-elle pas de la
part dAristote lui-mecircme laquo un souci peacutedagogique raquo Nest-ce pas quelle teacutemoigne dune
preacuteoccupation propre au Stagirite et inseacuteparable de sa theacuteorie du savoir scientifique celle
dun laquo accompagnement raquo de lignorance vers le savoir Si comme nous le verrons le savoir
scientifique est compris par Aristote comme un progregraves du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents
laquo eacutetats raquo de connaissance de plus en plus preacutecis peut-on simplement concevoir cette ideacutee de
progregraves sans la moindre preacuteoccupation peacutedagogique sans le moindre soucis daccompagner
lignorant de le conduire vers la reacutealisation de cette potentialiteacute proprement humaine savoir
scientifiquement Peut-ecirctre que la reacuteception dAristote entre les XIe et XIVe siegravecle en
Europe tel que A Koyreacute nous la preacutesente traduit dans la forme une preacuteoccupation du
Stagirite pour la peacutedagogie Mais degraves lors quelle place a cette peacutedagogie ce souci
daccompagner lignorant vers le savoir dans lœuvre dAristote
Il y a dans le corpus aristoteacutelicien de multiples traces qui attestent dune telle
11Bien quil faille absolument noter une promiscuiteacute entre les universiteacutes et lrsquoEacuteglise au Moyen Age chosesur laquelle A Koyreacute ninsiste pas
12A Koyreacute ibidem p4013Terme surtout eacutetudieacute par M Foucault dans LHermeacuteneutique du Sujet Foucault comprend dailleurs
Aristote agrave linstar de A Koyreacute et sur ce point preacutecis du laquo souci de soi raquo comme laquo leacutenigmatique excep-tion raquo de la philosophie grecque M Foucault Lhermeacuteneutique du Sujet Cours au Collegravege de France1981-1982 Gallimard Seuil Hautes Eacutetudes Paris 2001 p 182 Nous aurions pu introduire notre proposen interrogeant le statut de cette exception aristoteacutelicienne selon Foucault
6
preacuteoccupation celle-ci affleure en effet de maniegravere tregraves clairsemeacutee dans toute une seacuterie de
textes et agrave travers de tregraves nombreux exemples lexemple de lapprentissage en Meacutetaphysique
Θ6 eacutetayant le propos dAristote sur lacte et le mouvement limportance attribueacutee agrave
leacuteducation dans la citeacute en Politiques II5 lincipit des Parties des animaux qui mentionne un
eacutetat du savoir quAristote nomme laquo eacuteducation raquo ou encore lexemple de la δίδαξις et de la
μάθσις dans la deacutefinition du mouvement en Physique III1-3 Une simple plongeacutee dans
lIndex Aristotelicus de H Bonitz aux entreacutees διδάσκειν παιδεύειν ou encore παicircς et
lensemble dun champ lexical assez vaste (eacuteducation enseignement apprentissage enfance
etc) atteste dune preacuteoccupation importante du Stagirite pour la peacutedagogie du souci
aristoteacutelicien de laccegraves au savoir et agrave la veacuteriteacute pour lautre Enfin lexemple des enfants laquo qui
supposent dabord que tous les hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres raquo14 en
Physique I1 teacutemoigne dun souci laquo peacutedagogique raquo dAristote non dans une perspective
eacutethique ou politique mais dun point de vue scientifique Physique I1 place le thegraveme la
laquo mineure raquo de laquo lenfant apprenant raquo dans lincipit mecircme des eacutecrits scientifiques du Stagirite
Degraves lors que la preacuteoccupation peacutedagogique dAristote est devenue pour nous manifeste par
une lecture du corpus attentive aux deacutetails la question qui se pose neacutecessairement est celle de
son traitement de sa prise en charge quest-ce qui dans les eacutecrits scientifiques dAristote
permet de traiter de prendre en charge ce souci peacutedagogique Cette prise en charge de ce
souci propre agrave la philosophie du Stagirite nous ne lavons pas chercheacutee dans la laquo forme
scolaire raquo des eacutecrits de ce dernier pour reprendre les termes de A Koyreacute car finalement cette
notion est bien trop neacutebuleuse et la deacutetermination de son sens finalement tregraves subjectif ndash
quest-ce quune laquo forme scolaire raquo et pour qui une forme est-elle plus scolaire quune
autre 15 Le traitement de ce souci peacutedagogique nous lavons chercheacute dans la meacutethode
dAristote
Ainsi afin de proposer non une reacuteponse simple et deacutefinitive agrave ce problegraveme mais plutocirct
une hypothegravese une perspective nouvelle quun travail bien plus conseacutequent pourrait affirmer
ou infirmer nous avons premiegraverement interrogeacute le deacutebat contemporain sur les contradictions
meacutethodologiques dAristote en science En questionnant la contradiction entre ce que le
Stagirite nous dit de la meacutethode en science dans les Analytiques (principalement) et la
meacutethode quil suit effectivement dans ses recherches nous avons eacuteteacute ameneacutes agrave interroger la
dialectique aristoteacutelicienne Comme leacutecrit J Brunschwig dans la seconde moitieacute du XXe
siegravecle et face agrave cette contradiction meacutethodologique du corpus laquo beaucoup dexcellents
interpregravetes [de lrsquoœuvre dAristote] ont eacuteteacute ainsi conduits agrave reprendre lexamen des Topiques
14 Aristote Physique trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2002 p7115Sans oublier les nombreuses difficulteacutes que le simple eacutetablissement du texte aristoteacutelicien pose
7
avec lespoir dy trouver quelque chose comme la theacuteorie de sa pratique reacuteelle [en
science] raquo16 Or cest exactement ce que nous avons voulu faire dans ce travail lexamen des
Topiques et une analyse pousseacutee de la meacutethode qui y est deacutecrite la dialectique Cependant
nous navons pas chercheacute laquo une theacuteorie de la pratique raquo scientifique reacuteelle du Stagirite ndash une
telle theacuteorie est absente des Topiques ndash mais nous nous sommes interrogeacutes sur la valeur de la
meacutethode dialectique pour Aristote La dialectique permet-elle de trouver les principes des
sciences comme beaucoup de commentateurs contemporains lont proposeacute Il semblerait
plutocirct qursquoelle ait bien la valeur infra-scientifique de montrer agrave leacutelegraveve dialecticien le laquo chemin
du savoir raquo Le preacutesent travail senracine donc au confluent de deux probleacutematiques Car une
telle valeur peacutedagogique de la dialectique permettrait dune part dapporter une reacuteponse ou
du moins une nouvelle perspective de recherche au deacutebat contemporain sur la meacutethode
dAristote en science en proposant un statut singulier de la dialectique dans le processus
scientifique la dialectique nest pas la meacutethode dAristote en science mais elle est pourtant
neacutecessaire et inseacuteparable de cette derniegravere car elle semble constituer un eacutetat infra-scientifique
Deuxiegravemement lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique si elle est soutenable
permettrait de comprendre comment Aristote prend en charge comment il traite non un
certain laquo souci de soi raquo mais bien un laquo souci peacutedagogique raquo
Nous avons essayeacute de faire de chaque auteur et de chaque commentateur mentionneacute
dans cette eacutetude et il sont nombreux un rouage agrave notre reacuteflexion Si nous semblons plus
insister sur un tel ou une telle plutocirct quun autre (plus sur E Berti que sur M Nussbaum par
exemple) ce nest pas par affiniteacute particuliegravere avec leurs penseacutees ou leurs thegraveses mais bien
parce quil viennent jouer un rocircle preacutecis agrave un moment donneacute dans notre reacuteflexion Chaque
auteur et commentateur mentionneacute permet de relancer notre interrogation de critiquer notre
premier point de vue ou perspective sur notre problegraveme de laquo deacutepasser une aporie raquo
Cependant malgreacute le nombre darticles utiliseacutes et de commentaires eacutetudieacutes nous nous
sommes efforceacutes dans notre derniegravere partie de donner plus dimportance au texte dAristote
dans sa lettre Car ce travail ne se veut pas ecirctre un examen de la Glose aristoteacutelicienne au
XXe siegravecle mais bien une eacutetude sur Aristote et sur limportance de la peacutedagogique dans sa
theacuteorie du savoir scientifique importance qui deacutetermine selon nous la meacutethode effective
quil suit dans ses recherches Ce thegraveme laquo mineur raquo de lenseignement de lapprentissage du
rapport entre le professeur et leacutelegraveve cette laquo mineure raquo de la peacutedagogique qui se reacutevegravele de
maniegravere clairsemeacutee dans le corpus ne constitue-t-elle pas finalement lun des accords majeurs
des textes scientifiques dAristote
16 Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967 In-troduction p XVII
8
Le symposium aristotelicum de 1960 intituleacute Aristote et les problegravemes de meacutethode
atteste dune preacuteoccupation grandissante au XXe siegravecle des commentateurs agrave propos de la
meacutethodologie dAristote dans ses recherches scientifiques et philosophiques quelles soient
physiques meacutetaphysiques ou eacutethiques Pierre Aubenque en guise douverture aux
communications dudit symposium formule ce problegraveme de maniegravere tregraves claire
Cest devenu aujourdhui une constatation presque banale bien quelle aille agrave
lencontre dune tradition qui senracine chez les premiers commentateurs grecs que les
ouvrages meacutetaphysiques physiques ou biologiques dAristote ne sont pas du point de
vue meacutethodologique une pure et simple laquo application raquo des regravegles logiques preacutesenteacutees
dans les Seconds Analytiques comme le canon de la science17
Il semble en effet y avoir une contradiction meacutethodologique entre la meacutethode scientifique
telle quelle est exposeacutee dans une partie non neacutegligeable de lOrganon et la pratique
scientifique quAristote exerce en acte dans ses diverses recherches et qui paraicirct laquo suivre un
autre chemin raquo Des ouvrages tels que la Physique le De Caelo ou encore le De Anima
dessinent une voie alternative laquo a second standard for inquiry raquo pour reprendre les mots de
Robert Bolton18 cest-agrave-dire une autre meacutethode de recherche en science apparemment
contradictoire avec le laquo chemin naturel raquo de la connaissance exposeacute dans les Analytiques
Mais agrave quoi peut bien tenir cette diffeacuterence de meacutethode De quelle nature est cette
contradiction entre la theacuteorie et la pratique scientifique dans le corpus aristoteacutelicien
Paul Moraux constate dans son introduction au De Caelo que laquo la part reacuteserveacutee agrave la
sensation et agrave lobservation est bien moins importante que ne le laisserait attendre la theacuteorie
eacutenonceacutee dans les Analytiques raquo Le commentateur remarque eacutegalement que laquo lobservation
sensible raquo pratique que les Analytiques placent au point de deacutepart de la meacutethode scientifique
est souvent deacutelaisseacutee dans le De Caelo au profit de laquo deacuteductions logiques rigoureuses raquo ou
encore de laquo consideacuterations dialectiques raquo19 La non adeacutequation de meacutethode entre la theacuteorie et
la pratique aristoteacutelicienne en science tiendrait-elle agrave cette dualiteacute entre laquo perception
sensible raquo et laquo dialectique raquo
Cest en effet ce que confirme encore reacutecemment R Bolton qui axe dans une
approche historique de laristoteacutelisme contemporain ce deacutesaccord des commentateurs agrave
propos de la meacutethode dAristote autour de ces deux pocircles la meacutethode empirique dune part
et la meacutethode dialectique dautre part
Traditionnellement les interpregravetes ont trouveacute satisfaisante lideacutee que la meacutethode
quAristote avait en vue dans ses ouvrages de science eacutetait empirique alors mecircme
17Pierre Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethodePublications universitaires de Louvain ndash Beatrice-Nauwelaerts Louvain-Paris 1961 p 3
18Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C WilbergNew perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51-82
19Paul Moraux laquo La meacutethode dAristote dans leacutetude du ciel raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethode p181 Article retranscrit dans lintroduction de P Moraux au De Caelo Les Belles Lettres Paris 1965
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quils le critiquaient sur ce point La geacuteneacuteration actuelle a complegravetement renverseacute ce
verdict La Physique en particulier est maintenant communeacutement consideacutereacutee comme le
paradigme de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique entendue comme une
technique de recherche largement conceptuelle ou a priori approprieacutee agrave la
philosophie en tant quelle est opposeacutee aux recherches les plus empiriques que nous
regardons aujourdhui comme typiquement scientifiques20
R Bolton parle ici de laquo meacutethode empirique raquo en tant quelle repose sur lexpeacuterience que nous
avons des pheacutenomegravenes sensibles Mais la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques est comme
nous le verrons agrave la fois empirique et analytique cest-agrave-dire aussi laquo deacutemonstrative raquo Et en
effet tenir cette meacutethode pour le laquo canon de la science raquo cest risquer de se rendre sourd agrave la
pratique effective dAristote dans ses recherches Car celles-ci suivent effectivement un autre
chemin en apparence plus laquo dialectique raquo Si lon essaye dans un premier temps de
comprendre la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques agrave travers les textes dAristote mais aussi
agrave travers la lecture quen ont fait diffeacuterents commentateurs il apparaicirct alors que le fait pour
lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes modernes et contemporaines davoir mis laccent sur
cette meacutethode empirique a entraicircneacute de facto la deacutevaluation de la meacutethode dialectique et son
rejet presque total en dehors de la laquo citadelle de la science aristoteacutelicienne raquo Si les data de la
perception sensible qui constituent le mateacuteriaux primaire de la meacutethode empirique ont une
valeur eacutepisteacutemologique et permettent de fonder le discours les laquo opinions admises raquo qui ont
quant agrave elles le mecircme rocircle de mateacuteriau primaire dans la meacutethode dialectique se sont vues en
effet exclues de toute preacutetention veacuteritablement scientifique
Partant faire de cette meacutethode empirico-analytique le canon meacutethodologique de la
science ce serait rendre impossible la tacircche de rendre compte de lusage quAristote semble
faire de la dialectique dans ses recherches proprement scientifiques A moins peut-ecirctre
deacutelargir la deacutefinition du mot laquo pheacutenomegravene raquo chez le Philosophe aux opinions admises elles-
mecircmes comme lont proposeacute des commentateurs tels que G E L Owen et les tenants de ce
que nous pouvons nommer apregraves lui le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes
contemporaines Si lἔνδοξον cest-agrave-dire selon la traduction de J Brunschwig laquo lopinion
admise raquo21 accegravede au statut de pheacutenomegravene agrave part entiegravere la dialectique ne peut-elle pas degraves
lors ecirctre reacuteeacutevalueacutee et se voir attribuer un rocircle eacutepisteacutemologique fort Voire mecircme celui
fondamental dacceacuteder aux premiers principes des sciences Mais avant de proposer une
reacuteponse agrave ces question il nous faut premiegraverement comprendre dune part ce que peut ecirctre ce
laquo canon de la science raquo dont parle P Aubenque dautre part montrer comment une lecture
radicalement trop empiriste de la meacutethode aristoteacutelicienne du savoir se rend effectivement
20Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in Science Dia-lectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 224
21Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967
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aveugle agrave lusage quAristote fait de la dialectique en science enfin il nous exposer la nature
du deacutebat eacutemergeant au XXe siegravecle agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin den
comprendre preacuteciseacutement tous les enjeux car de ce problegraveme de meacutethode deacutecoule
eacuteminemment la deacutefinition mecircme que nous pouvons proposer du savoir scientifique
aristoteacutelicien
Dessinons donc dans un premier temps ce modegravele laquo canonique raquo du savoir
scientifique selon les Analytiques il appert effectivement que celui-ci est trop rigide pour
prendre en charge la meacutethode effective dAristote en science Mais alors pourquoi
Avant toute consideacuteration plus preacutecise sur ce quest le savoir scientifique chez
Aristote notons que la science entretient dans le corpus aristoteacutelicien des liens eacutetroits avec
la philosophie En effet en Meacutetaphysique α Aristote eacutecrit laquo On a raison aussi dappeler la
philosophie science de la veacuteriteacute [hellip] En effet sils examinent comment sont les choses les
praticiens [de la science] en eacutetudient non la cause par soi mais la cause relative au cas
preacutesent raquo22 Science et philosophie eacutetudient donc laquo comment sont les choses raquo Cependant la
distinction agrave eacutetablir entre science et philosophie procegravede dun degreacute diffeacuterent de geacuteneacuteraliteacute De
plus selon lentreacutee laquo Philosophie raquo du Vocabulaire technique et critique de la philosophie
φιλοσοφία est en grec et plus preacuteciseacutement chez Aristote le laquo Savoir rationnel la science au
sens le plus geacuteneacuteral du mot raquo23 Lobjet dune science est donc un objet particulier consideacutereacute
dans un genre particulier alors que celui de la philosophie semble plus geacuteneacuteral Il est degraves lors
difficile de consideacuterer ces deux notions de maniegravere bien distincte et lorsque nous traiterons
dans les pages qui suivent des eacutecrits dits laquo scientifiques et philosophiques raquo du Stagirite la
diffeacuterence entre ces deux termes tiendra surtout agrave un degreacute de geacuteneacuteraliteacute
Nonobstant le savoir scientifique [τὸ ἐπίστασθαι] procegravede dapregraves le Stagirite en
deux temps celui de lrsquoacquisition et celui de la deacutemonstration Ainsi dans les Analytiques
qui selon P Aubenque posent laquo les regravegles logiques raquo comme laquo canon de la science raquo24
Aristote place la perception sensible au fondement de lacquisition des premiers principes
neacutecessaires agrave la deacutemonstration aux fondements donc de lἐπίστασθαι Ces deux moments
du savoir scientifique justifient alors une lecture empirique et analytique de la meacutethode du
Stagirite en science analytique eacutetant entendu ici au sens aristoteacutelicien du terme agrave savoir
comme la laquo science deacutemonstrative raquo Cette science est une theacuteorie geacuteneacuterale de la deacuteduction
du syllogisme soit dun laquo discours dans lequel certaines choses ayant eacuteteacute poseacutees une chose
22Aristote Meacutetaphysique trad Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p114 993b19-20
23Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Presses Universitaires de FranceQuadrige Paris 2002 p 774 nous soulignons
24Expression citeacutee en page 10
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distincte de celles qui ont eacuteteacute poseacutees sensuit neacutecessairement du fait que ces choses sont raquo25
Ce discours scientifique se fondant originellement parlant sur lexpeacuterience que nous avons
des pheacutenomegravenes perccedilus
En effet sil est une chose sur laquelle de nombreux commentateurs dAristote
semblent saccorder cest sans doute celle-ci pour le Stagirite le savoir scientifique se
comprend comme une eacutetiologie En effet les Seconds analytiques posent de maniegravere
liminaire que connaicirctre scientifiquement cest connaicirctre la ou les causes du pheacutenomegravene
Nous pensons connaicirctre scientifiquement chaque chose au sens absolu et non pas agrave la
maniegravere sophistique par accident lorsque que nous pensons connaicirctre la cause du fait de
laquelle la chose est savoir que cest bien la cause de la chose et que cette chose ne peut
pas ecirctre autrement quelle nest26
Et la Physique souvre sur une reacuteaffirmation de ce savoir scientifique comme connaissance de
la cause (ou des causes) exposeacutee dans les Seconds analytiques I2
Puisque connaicirctre en posseacutedant la science reacutesulte dans toutes les recherches
dans lesquelles il y a des principes des causes ou des eacuteleacutements du fait que lon a un
savoir de ces principes causes ou eacuteleacutements (en effet nous pensons savoir chaque
chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premiegraveres ses principes
premiers et jusquaux eacuteleacutements) il est eacutevident que pour la science portant sur la nature
aussi il faut deacuteterminer dabord ce qui concerne les principes27
Sans nous appesantir ici sur les nuances entre laquo principes raquo laquo causes raquo et laquo eacuteleacutements raquo
exposeacutees notamment en Meacutetaphysique Δ ndash car Aristote semble ici user de ces termes comme
de synonymes ndash ni non plus sur le nombre de causes que peut avoir une chose ou un
pheacutenomegravene la premiegravere question qui se pose au primo-lecteur dAristote est sans doute celle
de savoir comment atteindre ces principes ces causes et ces eacuteleacutements Comment donc
connaicirctre scientifiquement
Aristote expose immeacutediatement sa meacutethode pour connaicirctre scientifiquement la nature
dans la suite immeacutediate de Physique I1
Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour nous agrave ce
qui est plus clair et plus connu par nature en effet ce ne sont pas les mecircmes choses
qui sont connues pour nous et absolument Cest pourquoi il est neacutecessaire de
progresser de cette maniegravere de ce qui est plus obscur par nature mais plus clair pour
nous vers ce qui est plus clair et plus connu par nature28
Mais degraves lors quest-ce qui est laquo plus connu et plus clair pour nous raquo Les Seconds
analytiques donnent une reacuteponse tout agrave fait preacutecise ce qui est laquo plus connu pour nous raquo cest
ce qui est laquo proche de la perception raquo
25Aristote Premiers Analytiques trad M Crubellier GF Flammarion Paris 2014 p 52 I1 24b1826Aristote Seconds analytiques trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2005 p 67 I2 9-1227Aristote Physique trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2000 p69-70 I1 184a10-1628Ibid 184a16-21
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En effet ce nest pas la mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour
nous raquo ni que laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo Jappelle anteacuterieur et
mieux connu pour nous ce qui est plus proche de la perception [τῆς αἰσθήσεως] alors
que ce qui est anteacuterieur et mieux connu absolument en est plus eacuteloigneacute29
Ainsi la meacutethode exposeacutee en Physique I1 semble univoque il faut progresser [προάγειν]30
depuis la sensation [κατὰ τὴν αἴσθησιν]31 et les laquo principes causes ou eacuteleacutements raquo quil nous
faut rechercher pour connaicirctre scientifiquement la nature sont laquo principes causes ou
eacuteleacutements raquo des pheacutenomegravenes sensibles Ce qui est plus connu pour nous est ce qui tombe sous
la sensation lobjet perccedilu
En outre Aristote reacuteitegravere de nombreuses fois limportance de la perception dans le
processus scientifique En Topiques VI par exemple le Stagirite explique que le cube est
mieux connu pour nous que les surfaces les lignes et les points qui les composent laquo Mais
pour nous cest linverse qui se produit parfois car le solide tombe au plus haut point sous la
sensation [ὑπὸ τὴν αἴσθησιν] la surface le fait plus que la ligne et la ligne plus que le
point raquo32 Le point eacutetant eacuteleacutement de la ligne la ligne de la surface la surface du cube il faut
progresser pour connaicirctre les premiers principes causes ou eacuteleacutements depuis ce qui tombe
sous le sens agrave savoir le cube immeacutediatement perccedilu vers ce qui en est le plus eacuteloigneacute le point
comme eacuteleacutement dudit cube Encore dans le De Caelo Aristote soutient la spheacutericiteacute de la
terre en partie gracircce agrave lobservation des eacuteclipses de lune quil comprend ecirctre linterposition de
la terre entre la lune et le soleil laquo On sen aperccediloit encore dit-il gracircce aux pheacutenomegravenes qui
tombent sous les sens [τῶν φαινομένων κατὰ τὴν αἴσθησιν] raquo33 Le savoir scientifique
commence donc et cest une reacutecurrence dans les Analytiques mais aussi souvent dans les
recherches scientifiques du Stagirite par la perception [αἴσθησις]34
Ou plus preacuteciseacutement si lon considegravere des textes tels que les Seconds analytiques
II19 ou la Meacutetaphysique A1 le savoir scientifique commence par lexpeacuterience acquise
cest-agrave-dire par la reacutepeacutetition de la perception sensible En effet il serait malvenu de consideacuterer
la perception comme une connaissance scientifique en elle-mecircme la perception nest que le
moyen inneacute et en mecircme temps lorigine la racine par laquelle nous pouvons connaicirctre
scientifiquement Cest pourquoi dans les Seconds analytiques I31 Aristote explique quil
nest pas laquo possible non plus davoir une connaissance scientifique par la perception raquo Car la
29 Seconds analytiques I2 71b33-72a430Physique 184a1931Ibid 184a24-2532Aristote Topiques Tome II trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 p 50 141b9-1233Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1965 p 100 II14 297b24-2534Pierre Pellegrin traduit αἴσθησις par laquo perception raquo (Seconds analytiques I2 71b33-72a4) Jacques
Brunschwig traduit ce terme par laquo sensation raquo (Aristote Topiques 141b9-12)Cette ambiguiumlteacute est mainte-nue par le Grand Bailly p 40 laquo faculteacute de percevoir par les sens sensation raquo Face agrave cette ambiguiumlteacutenous utilisons laquo perception raquo et laquo sensation raquo comme des synonymes
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seule perception noffre pas laquo luniversel [καθόλου] cest-agrave-dire ce qui concerne tous les
cas raquo35 Nous ne percevons un pheacutenomegravene preacutecis que dans un temps et un lieu donneacutes donc
nous ne percevons que de la singulariteacute or pour Aristote il ny a de science possible que du
geacuteneacuteral Et cest preacuteciseacutement la reacutepeacutetition du singulier donneacute par la perception sensible qui
offre lrsquoexpeacuterience de la geacuteneacuteraliteacute
Cependant ce passage des Seconds analytiques I31 pourrait poser problegraveme au
regard de ce que dit Aristote en Physique I1 agrave propos des laquo ensembles confus raquo perccedilus
immeacutediatement quil comprend alors comme καθόλου cest-agrave-dire universel Le sens
καθόλου peut sembler ambigu
Cest pourquoi il faut aller des universels aux particulier car la totaliteacute est plus connue
selon la sensation et luniversel [καθόλου] est une certaine totaliteacute en effet
luniversel comprend plusieurs choses comme partie36
Ce texte semble bien contredire la doctrine des Seconds analytiques selon laquelle laquo les
choses universelles [τὰ καθόλου] sont plus eacuteloigneacutees de la perception raquo37 Mais R Bolton a
tregraves bien mis en eacutevidence que luniversel dont il est question en Physique I1 est justement le
laquo premier universel raquo des Seconds analytiques II19 cest-agrave-dire luniversel qui est laquo ἐν τῇ
ψυχῇ raquo38 Le point de deacutepart de la meacutethode scientifique deacutefini en Physique I1 cest-agrave-dire
lobjet de la sensation est dit καθόλου laquo parce quagrave ce niveau notre entendement embrasse
beaucoup de choses jusquici non encore distingueacutees raquo39 Le cube des Topiques VI peut se
dire καθόλου dans un certain sens car il est dabord un laquo ensemble confus raquo de points de
lignes et de surfaces Gracircce au travail R Bolton nous pouvons interpreacuteter de maniegravere unitaire
la meacutethode exposeacutee en Physique I1 et dans les Seconds Analytiques II19 le premier
paragraphe de la Physique ne contredit donc pas mais reacuteactive la doctrine des Analytiques Le
mateacuteriel le plus primaire du savoir scientifique est et reste la totaliteacute des pheacutenomegravenes perccedilus
par les sens le donneacute immeacutediat de lαἴσθησις qui peut ecirctre dit laquo καθόλου raquo puisquil est en
premier lieu confus meacutelangeacute puisque les data du sensible sont laquo συγκεχυμένα raquo40 et quil
faut les diviser les distinguer les analyser pour que ces ensembles deviennent moins confus
et que leurs principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus Enfin lαἴσθησις semble si
importante dans la meacutethode aristoteacutelicienne41 du savoir scientifique que lignorance est due
selon Aristote dans les Seconds analytiques I18 agrave un manque de connaissance sensible car
35Premiers analytiques 87b28-3236Physique 184a23-2637Seconds analytiques I2 72a438100a739Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les science de la nature Physique I raquo in Science dialec-
tique et eacutethique chez Aristote Peeters Louvain-La-Neuve 2010 p22540Physique 184b2241En effet beaucoup de textes des Seconds analytiques posent la perception sensibles agrave la base du proces-
sus scientifique Citons de maniegravere non exhaustive I31 II2 et II19
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laquo si une perception manquait un savoir scientifique manquerait aussi raquo42
Les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes perccedilus viennent donc agrave ecirctre
connus par une progression ou un processus qui va de ce qui est plus clair et plus connu pour
nous les data de la perception agrave ce qui est plus clair et plus connu par nature lesdits
principes Or ce processus est preacuteciseacutement ce quAristote nomme linduction [ἡ ἐπαγωγή]
Certes Franccediloise Caujolle-Zaslawsky a tregraves bien expliqueacute que le sens de ἐπαγωγή chez
Aristote peut sinterpreacuteter diffeacuteremment en fonction dune part du contexte dans lequel
Aristote use de ce terme dautre part du sens quil peut avoir dans le laquo commun raquo ou encore
en fonction du sens technique que les eacuterudits philosophes ou savants ont pu lui confeacuterer
anteacuterieurement (Platon par exemple) Lἐπαγωγή peut degraves lors ecirctre chez Aristote
agrave la fois un processus menant agrave un acte instantaneacute dintuition (la perception mentale
dun universel par exemple dune regravegle applicable agrave tous les cas particuliers de
mecircme sorte) un proceacutedeacute (la meacutethode qui sappuie sur le comportement des cas
particuliers concrets) un point de deacutepart vers luniversel (diffeacuterent de
leacutetablissement des preacutemisses du syllogisme)43
Le sens de lἐπαγωγή aristoteacutelicienne est donc pluriel Par exemple linduction peut ecirctre aussi
comprise comme un laquo mode drsquoargumentation logique raquo diffeacuterent de la deacuteduction Citons lun
des seuls passages dans lequel le Stagirite traite de linduction assez longuement les
Premiers analytiques II 23
laquo Linduction donc ou la deacuteduction qui provient dune induction consiste agrave deacuteduire
au moyen de lun des deux termes que lautre est le cas pour le moyen [hellip] Crsquoest une
deacuteduction de cette sorte qui eacutetablit la preacutemisse premiegravere et immeacutediate En effet pour
les propositions qui acceptent le moyen terme la deacuteduction se fait gracircce agrave un moyen
terme mais pour celles qui nrsquoen admettent pas par induction raquo44
Linduction pourrait donc necirctre quun mode dargumentation logique Dailleurs les Topiques
I12 font mention de laquo deux espegraveces de raisonnements dialectiques raquo la deacuteduction et
linduction Cependant plus largement nous pouvons fonder une interpreacutetation de linduction
comme laquo proceacutedeacute qui consiste agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes
universels raquo45 Car peut-ecirctre que ce quil faut surtout retenir de linduction pour en deacuteterminer
le sens geacuteneacuteral cest quelle est laquo plus claire agrave nos yeux raquo46 plus persuasive laquo au commun raquo
plus compreacutehensible selon la sensation car allant du particulier perccedilu agrave luniversel conccedilu Et
le fait quAristote traite de linduction comme dun syllogisme dans ce contexte des Premiers42Seconds analytiques 81a38-3943Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Eacutetude preacuteparatoire agrave une interpreacutetation du sens aristoteacutelicien
dἐπαγωγή raquo in Biologie logique et meacutetaphysique chez Aristote actes du seacuteminaire CNRS - N S F tenuagrave Oleacuteron du 28 juin au 3 juillet 1987 Ed Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Eacuteditions du centre nationalde la recherche scientifique Paris 1990 p 373
44Premiers analytiques 69a3045Topiques 105a13-1446David Ross Aristotle Eacuteditions des Archives Contemporaines Paris 2000 p 52 Ross cite ici les Pre-
miers analytiques 68b35
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analytiques ne serait selon D Ross quun effet laquo collateacuteral raquo agrave sa deacutecouverte du syllogisme
Linduction est essentiellement pour Aristote un proceacutedeacute non de raisonnement mais
dintuition directe supposant psychologiquement lintermeacutediaire dune vue densemble
de cas particuliers Mais dans les Premiers analytiques linteacuterecirct quil eacuteprouve pour sa
nouvelle deacutecouverte le syllogisme lrsquoamegravene agrave traiter linduction comme un syllogisme
et par conseacutequent agrave la consideacuterer particuliegraverement dans sa forme la moins importante
celle dans laquelle lexamen des cas particuliers est exhaustif47
Linduction nest pas quun mode dargumentation mais principalement un proceacutedeacute pour
connaicirctre Et cest une compreacutehension de linduction qui est tregraves largement admise Selon
MM Pellegrin et Crubellier le terme drsquoinduction en tant que processus qui va du particulier
(qui peut-ecirctre dit laquo universel en nous raquo) agrave lrsquouniversel est employeacute par Aristote laquo pour deacutesigner
la faccedilon dont nous prenons connaissance drsquoun fait lorsqursquoil est hors de porteacutee de nos sens ou
geacuteneacuteral raquo48 En effet selon les Seconds analytiques II19 laquo Il est donc clair que nous
prenons neacutecessairement connaissance des termes premiers par induction [ἐπαγωγή] En effet
la perception produit ainsi en nous lrsquouniversel raquo49 Ainsi dans son deacutebat entretenu avec les
Eleacuteates agrave propos de lexistence du mouvement en Physique I2 Aristote pose que laquo pour
nous raquo lexistence de choses mues naturellement cest-agrave-dire le principe de la physique est
laquo claire par induction raquo50 R Bolton partage dailleurs cette conception de linduction quil
considegravere comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo laquo Car tout apprentissage par le
raisonnement inclut le fait den venir agrave connaicirctre quelque chose en linfeacuterant agrave partir de ce qui
est preacutealablement connu qui de ce fait fournit une justification adeacutequate de ce qui est infeacutereacute
[hellip] raquo51 Et ce qui est preacutealablement connu soit le laquo donneacute au preacutealable raquo ce sont les data de
la perception Encore Joseph Moreau eacutecrit dans un registre diffeacuterent agrave propos de la
deacutecouverte de lrsquoessence drsquoune chose qui ne peut ecirctre ni poseacutee a priori ni eacutetablie
deacutemonstrativement laquo La deacutecouverte de lrsquoessence est une opeacuteration inductive qui se ramegravene
agrave la recherche de la cause raquo52 Linduction ouvre agrave la connaissance des principes qui sont
laquo hors de porteacutee raquo des sens plus clairs par nature mais plus obscurs pour nous car non
immeacutediatement connaissables Linduction semble donc ecirctre le meacutediat entre la connaissance
de ce qui est mieux connu pour nous et la connaissance de ce qui est mieux connu par nature
Ainsi cette lecture de linduction comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo agrave partir des
choses perccedilues peut se fonder sur un autre passage des Seconds analytiques I 13 dans lequel
Aristote est tout agrave fait univoque laquo Admettons cette derniegravere proposition par induction crsquoest-
47Ross Ibidem p 5648Pellegrin Crubellier Aristote le philosophe et les savoirs Seuil Paris 2002 p 9849Le fameux laquo universel raquo ἐν τῇ ψυχῇ confu car meacutelangeacute 100b350185a12-1451Robert Bolton op cit p24152Joseph Moreau laquo Aristote et la veacuteriteacute anteacutepreacutedicative raquo Symposium Aristotelicum Louvain 1960 in
Aristote et les problegravemes de meacutethode p 31 nous soulignons
16
agrave-dire par perception raquo53
Le savant connaicirct donc les principes et les causes gracircce agrave linduction qui commence
par lexpeacuterience due agrave la reacutepeacutetition du fait sensible Ainsi se dessine peu agrave peu le canon
aristoteacutelicien du savoir scientifique Mais quel est laquo le moteur raquo mecircme de linduction
Comment celle-ci fonctionne-t-elle Aristote donne aussi la reacuteponse agrave cette question en
Physique I1 laquo Mais ce qui est dabord eacutevident et clair pour nous ce sont plutocirct les ensembles
confus mais ensuite agrave partir de ceux-ci deviennent connus pour qui les divise leurs
eacuteleacutements et leurs principes raquo54 Les principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus pour
ceux qui divisent [διαιροῦσι] les laquo ensembles confus raquo de la perception La meacutethode
scientifique aristoteacutelicienne est donc une meacutethode empirique de division de distinction le
scientifique infegravere par distinction les principes il distingue [διορίζει] les divers eacuteleacutements
principes ou causes depuis les ensembles confus perccedilus Autrement dit il les analyse Et cest
gracircce agrave ce dernier point que nous pouvons nommer la meacutethode canonique du savoir
scientifique comme une meacutethode agrave la fois laquo empirique raquo puisquelle se fonde sur lrsquoexpeacuterience
reacutepeacuteteacutee de la perception sensible mais aussi laquo analytique raquo puisquelle analyse les laquo ensemble
confus raquo la meacutethode aristoteacutelicienne en science est donc bien laquo empirico-analytique raquo
Mais laquo analytique raquo peut sentendre aussi dans un second sens si nous comprenons que
linduction nest quun moment de la meacutethode scientifique En effet le savoir scientifique
aristoteacutelicien semble inseacuteparable dune theacuteorie de la deacuteduction Lrsquoinduction hors du seul
champ syllogistique et en tant que meacutethode de recherche agrave partir des laquo ensembles confus raquo
est le laquo mouvement symeacutetrique raquo55 de la deacuteduction qui elle part de preacutemisses premiegraveres
(laquo dans un certain sens raquo) pour arriver agrave la conclusion mais qui est surtout preacutesenteacutee comme
la preuve de lrsquoacquisition effective du savoir desdites preacutemisses ou encore comme la
formalisation de ce savoir son laquo organisation logique raquo Si lrsquoinduction est un mouvement vers
la connaissance des causes agrave partir du perccedilu la deacuteduction en tant que mouvement inverse
reacutesulte du savoir effectif de la cause qursquoelle pose comme preacutemisse syllogistique La deacuteduction
doit attester de lrsquoeacutetat de connaissance scientifique dans lequel est le savant Pour que la
deacutemonstration soit scientifique crsquoest-agrave-dire atteste drsquoun eacutetat de connaissance scientifique
actuel et soit apodictique soit dont la conclusion est neacutecessaire et donc fondeacutee
[Les preacutemisses de la deacutemonstration] doivent ecirctre causes de la conclusion mieux
connues qursquoelle et lui ecirctre anteacuterieures causes parce que nous avons un savoir
scientifique de quelque chose seulement quand nous en savons la cause
anteacuterieures puisqursquoelles sont causes et deacutejagrave connues non seulement en eacutetant
saisies au second sens mais aussi par le fait qursquoon sait qursquoelles sont Par
ailleurs laquo anteacuterieur raquo et laquo mieux connu raquo ont deux sens En effet ce nrsquoest pas la5378a3554184a22-23 nous soulignons55Pellegrin Crubellier op cit p 98
17
mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour nous raquo ni que
laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo56
Or crsquoest justement cette distinction fondamentale de ces deux sens de laquo anteacuterieur raquo et de
laquo mieux connu raquo qui permet aussi drsquoentendre la diffeacuterence entre induction et deacuteduction ce
sont deux aspects compleacutementaires de la mecircme meacutethode scientifique qui deacutefinissent
lἐπίστασθαι dans un sens et dans lrsquoautre et qui entretiennent entre eux un rapport de
neacutecessiteacute En effet il est neacutecessaire de connaicirctre les causes premiegraveres des choses pour pouvoir
deacutemontrer scientifiquement une connaissance laquo Que donc il est impossible de connaicirctre
scientifiquement par deacutemonstration si on ne connaicirct pas les principes premiers et immeacutediats
on la dit plus haut raquo eacutecrit encore Aristote57 Ainsi comprise lrsquoinduction est un mouvement
du sujet apprenant qui infegravere les principes agrave partir des data reacutepeacuteteacutes de lαἴσθησις par division
et distinction De la connaissance de la cause deacutecoule donc la capaciteacute agrave construire de
veacuteritables deacutemonstrations scientifiques soit celles proceacutedant laquo de choses vraies premiegraveres
immeacutediates plus connues que la conclusion anteacuterieures agrave elle et causes de la conclusion raquo58
Et la meacutethode empirique dAristote en science se double dun aspect formel dune rigueur et
dune preacutecision quant aux laquo langage scientifique raquo Le savoir empirique de la cause des
pheacutenomegravenes est inseacuteparable dune langue scientifique rigoureusement fondeacutee la
deacutemonstration apodictique du savant qui atteste du savoir scientifique Dailleurs Aristote
explique tregraves preacuteciseacutement dans les Premiers analytiques I31 quil laquo revient agrave lexpeacuterience
de fournir les principes propres de chaque sujet raquo et quagrave partir de ces causes ou principes que
fournit lexpeacuterience laquo une fois que lon a suffisamment eacutetablit les pheacutenomegravenes raquo alors il est
nous est possible laquo de faire apparaicirctre les deacutemonstrations raquo59 Il y a donc bien laquo deux temps raquo
dans le savoir scientifique selon Aristote le temps de lacquisition et celui de la
deacutemonstration Et dans ce double mouvement nous pouvons affirmer que le savoir
scientifique se fonde en tant quactiviteacute de recherche sur lἐμπειρία et sur lαἴσθησις cest-agrave-
dire sur lexpeacuterience la plus immeacutediate que nous ayons des pheacutenomegravenes sensibles
Mais ce double mouvement inductif et deacuteductif neacutepuise pas la deacutefinition du savoir
scientifique aristoteacutelicien En effet Jacques Brunschwig analysant la structure des Seconds
analytiques attire notre attention sur la distinction agrave eacutetablir entre la laquo deacutemonstration raquo et la
laquo science deacutemonstrative raquo Selon lui il ne faut pas effacer les diffeacuterences entre ces deux
notions car
La deacutemonstration est cette forme du syllogisme qui est de telle nature que du fait
que nous la posseacutedons nous avons la science la science deacutemonstrative est ἓξις
ἀποδεικτική leacutetat caracteacuteristique dans lequel se trouve celui qui est en mesure de
56Seconds analytiques I 2 71b29-72a57Seconds analytiques II 19 99b2058Ibid 71b20 et suivantes5946a15 et suivantes
18
deacutemontrer On ne saurait attribuer agrave Aristote une identification pure et simple de la
deacutemonstration et de la science sans le charger dune faute cateacutegorielle quil pouvait
difficilement commettre la deacutemonstration eacutetant une espegravece de syllogisme tombe
sous le genre du λόγος du discours la science deacutemonstrative est lun des eacutetats
mentaux ou intellectuels dans lequel nous sommes lorsque nous nous trouvons en
mesure de dire le vrai Une forme de discours ne saurait ecirctre exactement laquo la mecircme
chose raquo quun eacutetat de la penseacutee60
Partant puisquil ne faut pas commettre une telle laquo faute cateacutegorielle raquo il est neacutecessaire de
comprendre et de tenir pour constant que le savoir scientifique ne se constitue pas simplement
dun corps de doctrines systeacutematique propre agrave un domaine et dont les principes ne peuvent
sappliquer agrave dautres genres Savoir scientifiquement se pense aussi comme un laquo eacutetat raquo acquis
du sujet sachant Cependant cet eacutetat a lui-mecircme une geacuteneacutealogie et procegravede dun autre laquo eacutetat raquo
inneacute celui-ci qui est justement aussi la perception En effet dans les laquo genegraveses raquo du savoir
aristoteacutelicien que sont Meacutetaphysique A1 et les Seconds Analytiques II19 Aristote comprend
quil est dans la nature des hommes de deacutesirer savoir et en donne pour preuve laquo le plaisir
quils prennent aux sensations raquo61 Le savoir la science en tant laquo queacutetat raquo ou laquo ἕξις raquo de
connaissance commence laquo geacuteneacutetiquement raquo par la perception sensible en tant que premier
ἕξις Car cest bien de la reacutepeacutetition des perceptions que naicirct gracircce agrave la meacutemoire lexpeacuterience
(luniversel au repos dans lacircme) puis lart puis la science comme autant deacutetats distincts du
savoir Bien que selon J Brunschwig deacutemonstration et science deacutemonstrative ne soient pas
stricto sens laquo la mecircme chose raquo et que les Seconds analytiques aient deux objets deacutetudes bien
distincts la science deacutemonstrative situeacutee laquo dans le cadre dune theacuteorie geacuteneacuterale de la
science raquo et la deacutemonstration situeacute dans laquo le cadre dune syllogistique geacuteneacuterale raquo62 il nen
appert pas moins que si nous eacutelargissons lanalyse de J Brunschwig au savoir scientifique en
geacuteneacuteral dans la deacutemonstration du savoir comme dans leacutetat du savant la perception joue un
rocircle fondamental Il y a une certaine analogie entre la meacutethode empirico-analytique et leacutetat
du savoir scientifique en tant que ces deux notions entretiennent un lien fondamental et
neacutecessaire avec la perception Les data perccedilus sont agrave la meacutethode empirico-analytique ce que
lἕξις de la perception est agrave lἕξις du savoir scientifique un point de deacutepart
Cest dailleurs ce que soutient deacutejagrave D Ross en 1923 quand ce dernier interroge ce
laquo magnifique compte-rendu du deacuteveloppement continu qui nous megravene de la sensation agrave la
raison raquo63 cest-agrave-dire les Seconds analytiques II19 il considegravere les Analytiques comme
60Jacques Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds Analytiques selon Aristote raquo in Aristotle onscience the laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium aristotelicum held in Padua fromSeptember 7 to 15 1978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 70-71
61Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et A Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p 71 A1 980a21et suivantes
62J Brunschwig Ibidem p8063D Ross op cit p 74-76
19
lexposition du laquo canon de la science raquo dont parle Aubenque en 1960 D Ross commence en
effet par paraphraser la question quAristote sy pose avant de proposer sa compreacutehension de
lappreacutehension des premiers principes chez le Stagirite laquo Quelle est la faculteacute eacutecrit-il par
laquelle nous connaissons [les preacutemisses non connues par la deacutemonstration] et cette
connaissance est-elle acquise ou latente en nous depuis notre naissance raquo64 Lun des enjeux
des Seconds analytiques II19 bien que D Ross nen fasse aucunement mention est de
reacutepondre au paradoxe du Meacutenon qui semblait rendre caduque toute forme de progregraves du
savoir et plus geacuteneacuteralement dapprentissage de connaissances nouvelles
Je comprends de quoi tu parles Meacutenon Tu vois comme il est eacuteristique cet argument
que tu deacutebites selon lequel il nest possible agrave un homme de chercher ni ce quil connaicirct
ni ce quil ne connaicirct pas En effet ce quil connaicirct il ne le chercherait pas parce quil
le connaicirct et le connaissant na aucun besoin dune recherche et ce quil ne connaicirct
pas il ne le chercherait pas non plus parce quil ne saurait mecircme pas ce quil devrait
chercher65
Alors que contre cet laquo eacuteristique argument raquo Socrate deacuteveloppe une theacuteorie de la
reacuteminiscence fondeacutee sur limmortaliteacute de lacircme Aristote propose un autre deacutepassement agrave ce
paradoxe qui passe par la preacutesence inneacute dun eacutetat du savoir et la distinction entre lacte et la
puissance
A partir de la perception donc se produit le souvenir comme nous le disons
et du souvenir de la mecircme chose se produisant un grand nombre de fois lexpeacuterience
En effet plusieurs souvenirs forment une expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience
autrement dit de luniversel tout entier au repos dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses
multiples qui est contenu un et le mecircme en elles toutes est produit un principe de lart
et de la science de lart si cest agrave propos du devenir de la science si cest agrave propos de
leacutetant Effectivement ces eacutetats ne sont pas preacutesents en nous sous une forme distincte
et ils ne sont pas non plus produits agrave partir dautre eacutetats qui nous donnent une
connaissance supeacuterieure mais depuis la perception [hellip]66
Ce deacutepassement du paradoxe du Meacutenon D Ross le comprend ainsi
Il est difficile de penser que cette connaissance [des preacutemisses non connues par
deacutemonstration] qui doit ecirctre la plus certaine de toutes puisse ecirctre en nous depuis notre
origine sans que nous le sachions il est eacutegalement difficile de se rendre compte de la
maniegravere dont si elle nest pas en nous degraves le deacutebut elle peut ecirctre acquise en suite
puisque [hellip] il faudrait quelle le soit sans ecirctre fondeacutee sur aucune connaissance
preacutealable Pour eacutechapper agrave cette double difficulteacute nous devons poser une faculteacute plus
humble agrave partir de laquelle sorigine le deacuteveloppement ulteacuterieur de cette
connaissance67
64D Ross op cit p 74-7565Platon Meacutenon trad Monique Canto-Sperber GF Flammarion Paris 1991 Socrate agrave Meacutenon 80d-e 66Segonds analytiques II 19 traduction P Pellegrin modifieacutee sur laquo ἀπὸ αἰσθήσεως raquo 100a10-1167D Ross p 75
20
Selon D Ross il faut donc fonder le savoir scientifique en tant que ἕξις de celui qui sait les
principes sur une laquo faculteacute plus humble raquo dont il deacutecoulerait comme la fin dun processus
dactualisation dune potentialiteacute Et en guise de reacuteponse au paradoxe du Meacutenon cette faculteacute
originelle au savoir scientifique est justement pour Aristote la perception qui nest pas un
savoir en soi mais une laquo faculteacute raquo propre agrave savoir Et le savoir scientifique est donc une
laquo puissance raquo que le savant actualise en connaissant En effet nous avons en nous comme
tous les animaux une laquo capaciteacute inneacutee de discernement [δύναμιν σύμφυτου κριτικήν] que
lon appelle perception raquo eacutecrit Aristote en Seconds analytiques 99b35 Et toujours selon D
Ross la transition le passage le progregraves de lecirctre humain apprenant agrave travers les diffeacuterents
eacutetats du savoir (perception expeacuterience art et science) laquo est rendu possible par le fait que la
perception elle-mecircme a un eacuteleacutement duniversel nous percevons une chose particuliegravere il est
vrai mais ce que nous percevons en elle ce sont les caractegraveres quelle a en commun avec
dautres choses raquo68
Mecircme si le commentateur est ici quelque peu impreacutecis quant agrave cet laquo eacuteleacutement
duniversel raquo contenu dans la perception retenons simplement que pour D Ross et agrave linstar
de ce que nous pourrions nommer laquo un certain aristoteacutelisme classique raquo faisant de la meacutethode
empirico-analytique le cadre rigide de la science aristoteacutelicienne la perception est bien la
faculteacute fondamentale du savoir aristoteacutelicien laquo Fondamentale raquo tant dans la description de la
meacutethode empirico-analytique qui procegravede de ce qui est mieux connu pour nous selon la
perception vers ce qui est mieux connu par nature que dans la deacutefinition de lἐπίστασθαι en
tant que ἕξις de celui qui sait laquo Faculteacute raquo qui constitue laquo le degreacute le plus bas raquo le fondement
de toute connaissance animale et qui permet par le deacuteveloppement mecircme de celle-ci de cette
laquo capaciteacute raquo [δύναμις] datteindre la science qui constitue laquo le degreacute le plus eacuteleveacute raquo laquo le
dernier et le plus haut produit de la civilisation raquo69 Il semble donc que pour Aristote savoir
scientifiquement est le reacutesultat de lactualisation dune potentialiteacute proprement humaine qui
est celle de connaicirctre la cause des pheacutenomegravenes Ainsi cest finalement un tregraves ancien laquo lieu
commun raquo de laristoteacutelisme que nous venons deacutenoncer un veacuteritable topos des eacutetudes
classiques le mecircme lieu commun que traduit par exemple la fresque de lrsquoEacutecole dAthegravenes
Raphaeumll en 1510 se propose de repreacutesenter Aristote la main grand ouverte vers le sol dans
le sens opposeacute au doigt du Maicirctre cela ne signifie-t-il pas quil est largement admis mais pas
exclusivement quAristote soit un philosophe empiriste
Le canon du savoir scientifique tel que nous le proposent les Analytiques peut donc se
formuler ainsi une fois ce savoir des principes causes ou eacuteleacutements acquis par induction
depuis les donneacutees de la perception depuis lobservation sensible le sujet savant doit pouvoir
68Ibidem69Ibid p 215
21
deacutemontrer ce savoir deacuteductivement respectant les regravegles du syllogisme pour attester du
caractegravere scientifique de lrsquoeacutetat du savoir dans lequel il est Induction et deacuteduction semblent
donc bien meacutethodologiquement pouvoir renvoyer respectivement agrave lrsquoacquisition et agrave la
deacutemonstration du savoir scientifique Et au fondement de cette acquisition comme de leacutetat
du savant repose lἐμπειρία et lαἴσθησις Gracircce agrave ces diffeacuterents textes qui mettent en lumiegravere
le rocircle de ces deux notions fondamentales tant dans la meacutethode pour connaicirctre
scientifiquement que dans la genegravese mecircme du savoir scientifique Aristote a eacuteteacute lu comme un
empiriste Et cette interpreacutetation de la meacutethode dAristote en science court encore aujourdhui
Enfin retenons aussi un point crucial la meacutethode pour connaicirctre scientifiquement semble
profondeacutement lieacutee agrave la deacutefinition mecircme du savoir scientifique et aussi agrave la nature mecircme de
lecirctre humain seul capable de connaicirctre scientifiquement laquo Quest-ce que connaicirctre
scientifiquement raquo et laquo quest-ce quun savant raquo sont des questions qui doivent ainsi ecirctre
poseacutees parallegravelement agrave celle de laquo comment connaicirctre scientifiquement raquo Si nous
comprenons comment connaicirctre nous pouvons eacutetablir ce que cest que connaicirctre et donc ce
que cest quun savant Degraves lors un deacutebat sur la meacutethode drsquoAristote en science comme celui
qui eacutemerge au XXe Siegravecle est un deacutebat dont lenjeu porte aussi sinon essentiellement sur la
deacutefinition mecircme du savoir scientifique aristoteacutelicien
Ainsi nous avons essayeacute de preacutesenter le laquo modegravele canonique raquo de la meacutethode
dAristote Cependant bien que fondeacute sur les textes et largement admis ce modegravele reacutesulte
semble-t-il dun choix celui davoir mis en avant les Analytiques et la meacutethode empirico-
analytique quitte agrave consideacuterer les Topiques et leur objet la meacutethode dialectique comme dune
importance moindre voire nulle dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique Ce
choix davoir surtout lu et plus gravement traduit les eacutecrits physiques meacutetaphysiques
biologiques eacutethiques et politiques avec laquo les lunettes des Analytiques sur le nez raquo et a
fortiori davoir fait de la meacutethode empirico-analytique la meacutethode scientifique laquo par
excellence raquo Cependant ce choix est trop rigide et le modegravele laquo canonique raquo du savoir
scientifique proceacutedant par la meacutethode empirico-analytique rend degraves lors obscure la meacutethode
effective dAristote dans ses recherches scientifiques et notamment les appels reacutecurrents aux
ἔνδοξα aux opinions admises Comment en consideacuterant la meacutethode scientifique dAristote agrave
travers les Analytiques peut-on prendre en charge ces appels aux ἔνδοξα Appels semblant
pourtant constituer les laquo points de deacutepart raquo de la pratique scientifique effective dAristote dans
ses recherches
En effet un tel modegravele poseacute comme laquo canonique raquo a participeacute agrave deacutepreacutecier la meacutethode
dialectique sinon agrave lui refuser tout droit de citeacute dans les sciences Certes le traiteacute des
Topiques pose problegraveme en lui-mecircme Il faut dire que le texte et lobjet de ce traiteacute naident
22
pas agrave en faire une œuvre comme les autres dans le corpus dAristote Sa lecture est rendue
particuliegraverement difficile de par lrsquoaspect collecteacute de son propos mais aussi par le manque de
fil directeur rendant peu clair le but dAristote dans ce dernier J Brunschwig ouvre dailleurs
son introduction aux Topiques par un portrait particuliegraverement deacutepreacuteciatif de ceux-ci tant eu
eacutegard agrave leur forme quagrave leur objet Formellement les Topiques ne sont quune laquo mosaiumlque
deacuteleacutements juxtaposeacutes indeacutependants les uns des autres raquo et leur mode de composition
laquo purement additif ne donne pas plus le sentiment dune œuvre quun tas de brique celui dune
maison raquo70 explique J Brunschwig reprenant un exemple ceacutelegravebre de laristoteacutelisme Quelle
est la fin de ce traiteacute fin qui permettrait une fois deacutetermineacutee den saisir luniteacute formelle
Nous rendre capable de parler correctement de tout avec nimporte qui En effet Aristote le
dit tregraves preacuteciseacutement dans louverture des Topiques
Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables de
raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets qui
peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous auront nous mecircme agrave reacutepondre dune
affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire71
Le projet dAristote est consideacuterable trouver une meacutethode nous rendant capable de raisonner
deacuteductivement sur absolument tous les sujets sans se contredire luniteacute du traiteacute se pense
donc deacutejagrave paradoxalement dans la diversiteacute de son objet et de sa finaliteacute Mais il est surtout
difficile au premier abord de comprendre linteacuterecirct scientifique et philosophique dun tel projet
En effet le traiteacute des Topiques a sans conteste un statut agrave part par rapport agrave des traiteacutes
longtemps consideacutereacutes72 comme laquo veacuteritablement raquo scientifiques tels que la Physique ou le De
Caelo Cependant la forme laquo collecteacutee raquo du traiteacute nexplique pas par elle seule le fait que ce
dernier ait pu ecirctre deacutepreacutecieacute par certains commentateurs car des traiteacutes comme les Politiques
ou encore la Meacutetaphysique ont aussi une forme collecteacutee et une composition laquo fastidieuse raquo
Toujours selon J Brunschwig la meacutediocriteacute apparente des Topiques nest pas uniquement
formelle
Encore pourrait-on pardonner aux Topiques leur forme inorganique et
fastidieuse si seulement leur contenu se montrait par sa porteacutee sa richesse ou sa
profondeur apte agrave en racheter les deacutefauts A premiegravere lecture au moins cet espoir ne
semble malheureusement pas fondeacute73
En effet les Topiques ne sont quune collection de laquo lieux raquo cest-agrave-dire de regravegles ou de
laquo recettes raquo pour se rendre efficace dans une activiteacute bien particuliegravere quest la discussion
dialectique activiteacute que J Brunschwig comprend comme un laquo jeu auquel personne ne joue
plus raquo de nos jours Les Topiques posent donc problegraveme premiegraverement en eux-mecircme par leur70Aristote Topiques op cit Jacques Brunschwig Introduction p VIII71Ibidem p 100a18-2472Mecircme si depuis la seconde moitieacute du XXe siegravecle et les eacutetudes du dialectic turn ces traiteacutes sont consideacute-
reacutes plus ou moins en partie comme laquo dialectiques raquo73J Brunschwig ibidem
23
laquo lourdeur raquo formelle mais aussi par le manque dactualiteacute de leur objet lactiviteacute
dialectique est une activiteacute deacutepasseacutee obsolegravete Et deuxiegravemement la reacuteception mecircme du traiteacute
des Topiques pose eacutepisteacutemologiquement problegraveme si un speacutecialiste tel que J Brunschwig
comprend la dialectique comme un laquo jeu raquo nest-ce pas immeacutediatement quil la considegravere
comme ludique cest-agrave-dire non seacuterieuse donc eacutepisteacutemologiquement infeacuterieure par rapport agrave
lactiviteacute scientifique veacuteritable Or Aristote permet-il quelque part dans ses eacutecrits une telle
compreacutehension de la dialectique 74 Degraves lors luniteacute des Topiques est difficile agrave saisir tant
dun point de vue formel que laquo dieacutegeacutetique raquo et linteacuterecirct de lire ce traiteacute apparaicirct comme
scientifiquement mineur puisque son objet la dialectique est premiegraverement un jeu
deuxiegravemement celui dun autre temps
Eacutetrangement cette obsolescence mentionneacutee par J Brunschwig lieacutee agrave une
deacutepreacuteciation de la dialectique par rapport agrave lactiviteacute scientifique et que J Brunschwig
considegravere surtout comme contemporaine fait sens dune certaine maniegravere avec les thegraveses de
D Ross ou encore de P Aubenque agrave propos de la meacutethode exposeacutee dans les Topiques En
effet mecircme si leurs critiques sont diffeacuterentes par bien des aspects et que la dialectique se voit
surtout disqualifieacutee dun point de vue eacutepisteacutemologique il y a lideacutee commune chez ces deux
commentateurs que la dialectique est un vestige culturel quAristote a lui-mecircme deacutepasseacute et
rendu obsolegravete deacutejagrave dans lAntiquiteacute Lrsquoobsolescence de la dialectique serait une obsolescence
antique et rendue possible par Aristote lui-mecircme
En effet apregraves avoir eacutetudieacute laquo lappreacutehension des principes de la Science raquo science
entendue agrave la fois comme laquo eacutetat raquo de celui qui sait mais aussi comme activiteacute de la recherche
des principes qui une fois acquis seront les preacutemisses de la deacutemonstration et dont le
fondement est la perception D Ross propose une tregraves bregraveve analyse des Topiques et place
immeacutediatement ce traiteacute et son objet la dialectique dans un rapport dinfeacuterioriteacute
eacutepisteacutemologique face agrave la science deacutemonstrative exposeacutee dans les Analytiques Dans son
Aristotle tout se passe comme si D Ross preacutejugeait de linfeacuterioriteacute de la dialectique par
rapport agrave la meacutethode empirico-analytique Cette infeacuterioriteacute eacutepisteacutemologique serait pour le
commentateur lieacutee au projet mecircme du laquo systegraveme raquo aristoteacutelicien Selon lui laquo les Topiques
peuvent ecirctre eacutetudieacutes plus briegravevement raquo75 et effectivement son eacutetude ne deacutepasse pas le livre I
dudit traiteacute Les arguments de cet ouvrage seraient laquo emprunteacutes en grande partie agrave
lrsquoAcadeacutemie raquo et lobjet en serait le seul laquo syllogisme dialectique raquo distingueacute du laquo syllogisme
scientifique en ce que ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates mais simplement
probables cest-agrave-dire telles quelles simposent delles-mecircme soit agrave tous soit agrave la plupart des
74Nous reacutepondrons agrave cette question dans une autre partie et soutiendrons quen effet la dialectique est unjeu Mais ce nest pas pour autant quelle doit ecirctre consideacutereacutee inutile aux sciences et maintenue hors du pro-cessus menant au savoir scientifique
75D Ross op cit p 76 et suivantes
24
gens soit seulement aux sages raquo Les Topiques seraient donc lrsquoextension de la science
deacutemonstrative au syllogisme dialectique qui puisque ce dernier ne se fonde pas sur les
principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes mais sur les opinions admises (ἔνδοξα)
autrement dit puisque laquo ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates raquo naurait de facto
aucune valeur eacutepisteacutemologique
Aristote confirme en outre que deacutemonstrations dialectiques et deacuteductions scientifiques
nont pas le mecircme laquo point de deacutepart raquo76 Si le syllogisme scientifique sappuie sur des
laquo affirmations vraies et premiegraveres raquo cest-agrave-dire des principes induits depuis laquo le tout de la
perception raquo le syllogisme dialectique sappuie quant agrave lui sur lopinion commune lἔνδοξον
qui selon une lecture de laristoteacutelisme qui fait de la meacutethode empirico-analytique le canon
de la science na strictement aucune valeur eacutepisteacutemologique par rapport aux data du perccedilu
qui seuls peuvent fonder le discours Gardons agrave lesprit que selon les Premiers analytiques
I30 laquo il revient agrave lexpeacuterience de fournir les principes propre de chaque sujet raquo comment
degraves lors la dialectique prenant appui sur des laquo ideacutees admises raquo sur de simples opinions
pourrait-elle laquo fournir raquo le moindre principe vrai Cela semble impossible Cependant le
syllogisme dialectique laquo raisonne correctement sur des preacutemisses reacuteellement probables raquo et se
distingue par ce raisonnement correct du syllogisme eacuteristique cest-agrave-dire sophistique77
Partant dune lecture trop radicalement empirique et analytique de la theacuteorie aristoteacutelicienne
du savoir la seule valeur de la dialectique proceacutederait donc du seul entraicircnement agrave raisonner
correctement Mais alors comment comprendre les diffeacuterentes services rendus par le traiteacute des
Topiques et exposeacutes dans ledit traiteacute en I2 101a25-101b4 Pourquoi si la dialectique na
dautre inteacuterecirct que de raisonner correctement Aristote lui reconnaicirct-il plusieurs services lun
laquo gymnastique raquo laquo πρὸς γυμνασίαν raquo un autre servant laquo les contacts avec autrui raquo laquo πρὸς
τὰς ἐντευξεις raquo et un autre enfin laquo inteacuteressant raquo les laquo connaissances agrave caractegravere
philosophiques raquo laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo78
Pour reacutepondre agrave ces questions D Ross court-circuite le texte et ne tient pas compte du
service laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo disqualifiant ainsi toute preacutetention
eacutepisteacutemologique de la dialectique Certes il reconnaicirct tout de mecircme que la dialectique a cette
preacutetendue laquo triple utiliteacute raquo et paraphrasant les Topiques I2 101a25-101b4 il comprend que
la dialectique vaut
laquo 1deg comme gymnastique mentale 2deg pour nous permettre de discuter avec qui que ce
soit au hasard de la rencontre si nous nous sommes preacutealablement familiariseacutes avec
les opinions communes et avec les conseacutequences qui en deacutecoulent nous serons en
76Topiques I1 100a25-100b3077Topiques I1 100b25-101a578Aristote Topiques texte eacutetabli et traduit par Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2009 Nous
suivons ici la traduction de J Brunschwig et eacutenumeacuterons ses services en passant Les trois (ou quatre) ser-vices du traiteacutes des Topiques feront cependant lobjet dune analyse preacutecise agrave la fin de cette eacutetude
25
mesure de discuter avec nimporte qui en partant de ses propres preacutemisses 3deg dans un
inteacuterecirct scientifique mais cet inteacuterecirct est double a) Si nous sommes en eacutetat sur une
question dargumenter agrave la fois pour et contre nous seront dautant mieux reconnaicirctre
le vrai et le faux lorsque nous les rencontrerons et b) les principes premiers des
sciences ne pouvant eux-mecircmes ecirctre deacutemontreacutes scientifiquement pourront ecirctre
approcheacutes par une eacutetude des opinions communes telle que celle que permet la
dialectique79
En effet D Ross fonde son propos sur les Seconds analytiques I3 qui interdisent
logiquement agrave une science de deacutemontrer ses propres principes car toute deacutemonstration
sappuie neacutecessairement sur des preacutemisses connues anteacuterieurement et parce que pour
deacutemontrer les principes dune science il faudrait poser dautres principes degraves lors
deacutemontrables par dautres principes encore et nous reacutegresserions ainsi agrave linfini
Quant agrave nous nous disons que toute science nest pas deacutemonstrative mais au
contraire que celle des immeacutediats ne les deacutemontre pas (et que cela soit neacutecessaire
cest manifeste Car sil est neacutecessaire de connaicirctre les anteacuterieurs cest-agrave-dire ce dougrave
part la deacutemonstration et si on sarrecircte agrave un moment on a les immeacutediats et il est
neacutecessaire quils soient indeacutemontreacutes) Cest lagrave ce que nous disons et nous disons quil y
a non seulement science mais aussi un principe de science par lequel nous
connaissons les termes ultimes80
De plus une science ne peut deacutemontrer une proposition que dans son propre genre sauf dans
le cas ougrave une science comme loptique est subordonneacutee agrave la geacuteomeacutetrie par exemple En
dehors de la subordination il y a incommunicabiliteacute des genres entre les sciences (cest
dailleurs lun des principes canoniques du savoir scientifique aristoteacutelicien exposeacutes dans les
Seconds analytiques I7 75b12-20) La dialectique serait-elle donc cette meacutethode non tenue
agrave lincommunicabiliteacute des genres capable de deacutemontrer les principes de toutes les sciences
que les sciences elles-mecircmes ne peuvent deacutemontrer Aristote deacuteveloppe-t-il dans les
Topiques une meacutethode pouvant gracircce agrave leacutetude des ἔνδοξα consideacuterer critiquer ou peut-ecirctre
mecircme eacutetablir les principes des sciences Cest en effet ce que le Stagirite semble proposer en
exposant lultime service de la dialectique
Mais on peut encore en attendre un service de plus qui inteacuteresse les notions premiegraveres
de chaque science Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant
sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les
principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si
lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune
de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave
elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de
toutes les disciplines81
79D Ross op cit p 77-7880Secondes analytiques I3 72b18-2581101a36-101b4
26
La dialectique semble donc pouvoir entretenir un lien profond avec les principes des sciences
Cependant D Ross refuse agrave la dialectique tout rapport avec lesdits principes Car selon lui
premiegraverement les syllogismes scientifiques et dialectiques nont pas le mecircme fondement
puisque leurs preacutemisses sont diffeacuterentes et que les preacutemisses dialectiques ne sont pas laquo vraies
et immeacutediates raquo et deuxiegravemement dans les Topiques la dialectique ne serait eacutetudieacutee dapregraves
D Ross laquo que selon les deux premiers points de vue raquo agrave savoir comme laquo gymnastique
mentale raquo et pour permettre de laquo discuter avec qui que ce soit raquo Aristote naurait pour ainsi
dire pas assez approfondi dans les Topiques le service preacutetendument rendu par la dialectique
agrave la science dans leacutetude des principes premiers pour lui voir confeacuterer le statut de meacutethode
laquo scientifique raquo Selon D Ross les deux seuls exemples de laquo principes raquo poseacutes par la
dialectique sont le principe de non contradiction et le principe du tiers exclu deacuteveloppeacutes en
Meacutetaphysique Γ82 Tout semble donc se passer comme si Aristote avait entrevu dattribuer agrave la
dialectique un statut eacutepisteacutemologique fort mais quil seacutetait deacutetourneacute de cette ideacutee Le seul
inteacuterecirct que nous pourrions alors tirer de lexercice dialectique semblerait ecirctre celui de nous
laquo entraicircner agrave raisonner raquo agrave deacutemontrer correctement sur des preacutemisses seulement probables
donc exclues du laquo champ raquo strictement scientifique La dialectique ne serait quun laquo bluff raquo
pour apprendre seulement agrave construire des syllogismes corrects mais non scientifiques
puisque lἔνδοξον qui constitue la preacutemisse du syllogisme dialectique na rien de vrai ou du
moins ne semble fonder sur rien
Et pour justifier son propos D Ross avance limportance des Analytiques sur le traiteacute
des Topiques En effet au regard de la conclusion de son laquo analyse raquo cette deacutevaluation de la
dialectique paraicirct particuliegraverement reacuteveacutelatrice dun choix fait par D Ross agrave linstar de
lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes et de laristoteacutelisme classique ayant tregraves largement
deacutelaisseacute la dialectique et lanalyse du traiteacute des Topiques Car ce dernier traiteacute serait selon D
Ross un traiteacute ennuyeux graveleux qui plus est laquo platonicien raquo83 et obsolegravete puisque eacutecrit
par un Aristote encore jeune donc laquo immature raquo mais surtout en contradiction certaine avec
le reste de lOrganon et reacuteveacutelateur dune culture grecque de la discussion apparaissant deacutesuegravete
au regard de la reacutevolution scientifique dont la marche est engageacutee par la meacutethode analytico-
empirique eacutetablie par un Aristote lui-mecircme dans la force de lacircge D Ross eacutecrit en effet
La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolu elle est un des derniers efforts
de ce mouvement de lesprit grec vers une culture geacuteneacuterale cette tentative faite pour se
mettre en mesure de discuter de sujets de tout ordre sans avoir eacutetudieacute les premiers
principes qui sy rapportent en propre et que nous connaissons sous le nom de
mouvement sophistique Ce qui distingue Aristote des sophistes du moins tels quils
ont eacuteteacute deacutepeints par lui et par Platon cest que son but eacutetait daider ses auditeurs et ses82Ross op cit p 7883Nous avons vu que Ross considegravere la grande partie des arguments des Topiques comme emprunteacutes agrave
lAcadeacutemie
27
lecteurs non agrave gagner le profit ou la gloire par une fausse apparence de sagesse mais agrave
discuter de toute question aussi senseacutement que cela se peut sans connaissances
speacuteciales Mais il a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont
ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes84
Dans larbre du corpus des œuvres dAristote la dialectique et son support bibliographique
que sont les Topiques seraient donc selon D Ross une branche secondaire malingre faible
et fragile que les autres branches des Analytiques auraient deacutepasseacutee recouverte et eacutetouffeacutee et
qui aurait eacuteteacute tregraves vite abandonneacutee par Aristote lui-mecircme Cette branche dialectique du corpus
aristoteacutelicien serait lessai non abouti leacutebauche lavorton dun savoir de laquo culture geacuteneacuterale raquo
agreacuteable et inteacuteressant dun point de vue infra-scientifique mais eacutepisteacutemologiquement
infeacuterieur car sans fondement vrai dans un laquo systegraveme raquo qui preacutefegravere agrave la simple laquo discussion raquo
deacutevelopper une science empirico-analytique fondant le savoir scientifique sur lexpeacuterience
des data perccedilus et sur une theacuteorie de la deacutemonstration Pour D Ross il semble quAristote
engage gracircce agrave ses Analytiques et par la meacutethode empirico-analytique le mouvement
veacuteritablement scientifique de la penseacutee grecque Comme si au soir dune dialectique
vieillissante le Stagirite proposait un autre modegravele de savoir
Dans une autre perspective et bien quil en tire des conseacutequences bien singuliegraveres P
Aubenque en analysant les diffeacuterences entre la dialectique socrato-platonicienne et la
dialectique aristoteacutelicienne partage avec D Ross une lecture laquo deacutepreacuteciative raquo de la
dialectique au profit de la meacutethode exposeacutee dans les Seconds analytiques La dialectique
naurait selon lui aucun lien avec lessence et serait donc incompatible avec la philosophie
de lecirctre Sappuyant sur les recherches dOctave Hamelin dont il tire sa critique P Aubenque
exclut tout uniment la dialectique de la science et de la philosophie aristoteacutelicienne Elle ne
serait quune laquo logique du vraisemblable deacutesormais parente pauvre dune analytique qui peut
seule fournir le canon dun savoir acheveacute raquo85 Selon O Hamelin citeacute par P Aubenque
Aristote aurait pris le contre-pied du Platon de la Reacutepublique qui faisait de la dialectique la
science universelle et suprecircme et dont la valeur eacutetait eacuteminemment positive
Aristote [hellip] a rangeacute la dialectique du cocircteacute de lopinion et la radicalement et
deacutefinitivement seacutepareacutee de la science ce qui reviendrait agrave affirmer que pour Aristote
laquo il ny a plus rien de commun entre la recherche de la veacuteriteacute et la dialectique raquo86
Pour P Aubenque la dialectique nest laquo quune faccedilon de parler raquo qui laquo se meut au-delagrave des
essences et est donc deacutepourvue de tout point dappui reacuteel qui lui permette davancer raquo87 Si la
philosophie parvenait agrave se constituer comme une science telle que celle-ci est deacutefinie par les
Analytiques laquo le rapport de la science et de la philosophie serait alors analogue agrave celui que la84Ross p 8185Pierre Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote Presse Universitaires de France Paris 1962 Cin-
quiegraveme eacutedition laquo Quadrige raquo Paris 2009 P 295 86P Aubenque Ibid p296 citant Octave Hamelin Le systegraveme dAristote p 23587Ibid p 293
28
dialectique entretient avec toute science particuliegravere qui est decirctre une propeacutedeutique agrave ce
savoir raquo88 Mais la philosophie de lecirctre cest-agrave-dire la meacutetaphysique veacuteritable est introuvable
pour P Aubenque elle est une laquo science rechercheacutee raquo Et tout le tragique du philosophe
meacutetaphysicien dans le systegraveme aristoteacutelicien est justement de ne pas parvenir agrave deacutepasser ce
stade laquo propeacutedeutique raquo
Mais nous avons vu que le savoir universel ne parvenait pas agrave deacutepasser le niveau dune
propeacutedeutique que la philosophie de lecirctre est une science laquo rechercheacutee raquo et qui
seacutepuise dans cette recherche elle-mecircme bref que nous sommes toujours en route vers
la totaliteacute [hellip] Science eacuteternellement rechercheacutee la science de lecirctre en tant quecirctre est
telle que la preacuteparation dialectique devient le substitut du savoir lui-mecircme89
Pour P Aubenque la dialectique nest que le pis-aller le substitut le moment preacuteparatoire
lesquisse dune meacutetaphysique science des sciences parfaite en theacuteorie mais tragiquement
introuvable toujours rechercheacutee condamneacutee justement au stade desquisse Degraves lors au sein
du corpus aristoteacutelicien cette science des sciences ne voit le jour que sous sa forme la plus
preacutecaire la moins scientifique sa forme laquo dialectique raquo cest-agrave-dire preacuteliminaire et
propeacutedeutique Et cest avec de tels arguments que le commentateur sinscrit lui aussi dans
une disqualification profonde et historique de la dialectique aristoteacutelicienne au profit dune
meacutethode analytique et empirique plus laquo veacuteritablement scientifique raquo bien que pour P
Aubenque inaccessible
Limportance de la dialectique dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique
serait donc quasiment nulle puisque elle na semble-t-il theacuteoriquement pas droit de citeacute dans
la science Elle est du cocircteacute de lopinion quand la science doit ecirctre de celui du savoir fondeacute sur
lexpeacuterience des perceptions sensibles sur lobservation des pheacutenomegravenes sur linduction de
leurs principes puis sur la deacutemonstration de propositions Mais il semble quune telle
interpreacutetation de la dialectique soit surtout due agrave un preacutesupposeacute de la part de nos
commentateurs eux-mecircmes En effet quand O Hamelin P Aubenque ou D Ross considegraverent
la dialectique comme un sous-genre de la science voire tout simplement comme une laquo non
science raquo ils fondent leurs critiques justement sur labsence de fondement eacutepisteacutemologique
que peut avoir lopinion cest-agrave-dire sur une critique une deacutevaluation sous-jacente de
lopinion elle-mecircme Et critiquer la dialectique par le fait que celle-ci a pour point de deacutepart
lopinion nest-ce pas lagrave un preacutesupposeacute profondeacutement platonicien Nombreux sont les
passages du corpus platonicien dans lesquels lopinion est critiqueacutee cest dailleurs un topos
philosophique des eacutetudes classiques Monique Dixsaut eacutecrit agrave propos par exemple du
traitement que Socrate fait de lopinion dans le Meacutenon
Dans le Meacutenon lopinion nest pas deacutefinie mais jugeacutee elle est irrationnelle instable
88Ibid89Ibid p 300
29
et neacuteanmoins figeacutee tout le temps que je la fais mienne Semblables aux statues de
Deacutedale les opinions immuables tant quelles sont dans lacircme ne cessent de senfuir
pour laisser place agrave dautres90
Et mecircme si lopinion droite peut ecirctre bonne dans ses conseacutequences notamment dans la
Reacutepublique pour eacuteduquer la caste des gardiens laquo aucune opinion na de valeur en elle-mecircme
Quelle lui vienne par chance ou quelle naisse de la confiance accordeacutee aux savoir des autres
la laquo veacuteriteacute raquo propre de lopinion lui est extrinsegraveque raquo91 Certes Aristote naccorde pas agrave la
dialectique la valeur architectonique de son homologue platonicienne il la range en effet laquo du
cocircteacute de lopinion raquo pour reprendre les mots de P Aubenque Mais lopinion souffre-t-elle
effectivement dune telle deacutepreacuteciation dans le corpus aristoteacutelicien Rien nest moins sucircr
Peut-ecirctre que la dialectique aristoteacutelicienne sest trouveacutee particuliegraverement deacutepreacutecieacutee par nos
diffeacuterents commentateurs justement agrave partir dun preacutesupposeacute platonicien profondeacutement
critique envers lopinion mais peut-ecirctre finalement absent du corpus aristoteacutelicien
Car ce preacutesupposeacute critique envers lopinion qui semble motiver une deacutepreacuteciation de la
dialectique ne tient pas compte et de facto est incapable de rendre compte de lutilisation
massive de celle-ci par Aristote Le problegraveme principal dune lecture trop rigide qui deacutepreacutecie
la dialectique aristoteacutelicienne et lusage de lopinion pour une meacutethode empirico-analytique
veacuteritablement scientifique tient agrave ce quil lui est impossible de rendre compte de la rupture
entre la theacuteorie du savoir scientifique et la pratique effective de la recherche en science dans
les œuvres du Stagirite Peut-on veacuteritablement accepter sans condition les deacuteclarations
dAristote agrave propos de la meacutethode empirico-analytique Si nous consideacuterons que la veacuteritable
meacutethode scientifique est de nature empirique et analytique comment pouvons-nous lire la
somme consideacuterable de textes dans lesquels Aristote commence sa recherche scientifique non
par lexpeacuterience et la perception sensible non par lobservation des pheacutenomegravenes pour en
induire les principes mais par un exposeacute des theacuteories anteacuterieures par une doxographie de ce
que les Topiques nomment preacuteciseacutement des opinions admises des ἔνδοξα
[Un raisonnement deacuteductif] est une deacutemonstration lorsque les points de deacutepart de la
deacuteduction sont des affirmations vraies et premiegraveres [hellip] cest au contraire une
deacuteduction dialectique lorsquelle prend pour point de deacutepart les ideacutees admises [hellip]
sont des ideacutees admises [ἔνδοξα] en revanche les opinions partageacutees par tous les
hommes ou par presque tous ou par ce qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee et pour ces
derniers par tous ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis
comme autoriteacute92
La connaissance que nous avons des philosophies preacutesocratiques nous est donneacutee en tregraves
grande partie par les œuvres dAristote laquo lopinion admise raquo telle quelle est ici deacutefinie par le
90Monique Dixsaut Platon le deacutesir de comprendre Vrin Paris 2012 p 67-6891Ibidem p6892Topiques I1 100a27-100b23
30
livre I des Topiques a une place centrale dans le corpus aristoteacutelicien et peut ecirctre aussi dans la
meacutethode effective dAristote dans ses recherches Et en effet consideacuterant les diffeacuterents traiteacutes
scientifiques du Stagirite tels que la Physique le De Caelo le De Anima ou mecircme la
Meacutetaphysique traiteacutes laquo scientifiques et philosophiques raquo au sein desquels nous aurions pu
attendre une stricte application de la meacutethode empirico-analytique il semble que de maniegravere
reacutecurrente voire systeacutematique Aristote ait recours agrave une revue des diffeacuterentes ἔνδοξα sur un
sujet donneacute Alors mecircme que le chapitre 1 du livre I reformule la theacuteorie scientifique des
Analytiques le chapitre 2 de la Physique commence par une analyse des thegraveses preacuteceacutedentes
sur lexistence ou la non existence du mouvement Aristote eacutetudie les thegraveses des Eleacuteates et des
diffeacuterents physiciens avant mecircme de poser lexistence du mouvement comme laquo claire par
induction raquo (I2 185a14) et ce malgreacute lexposition liminaire de sa meacutethode proceacutedant κατὰ
τὴν αἴσθησιν (184a24-25) Le De Caelo souvre sur la reprise dune thegravese pythagoricienne agrave
propos de la triade alors mecircme quAristote preacutetend suivre dans ses recherches laquo la nature
elle-mecircme raquo
En effet comme le disent eux aussi les pythagoriciens le Tout et la totaliteacute des choses
sont deacutetermineacutes par le nombre trois Fin milieu et deacutebut forment le nombre
caracteacuteristique du Tout et leur nombre est la triade [hellip] En ces matiegraveres nous suivons
comme on vient de le dire la voie que nous trace la nature elle-mecircme93
Tout en preacutetendant suivre laquo la voie que nous trace la nature elle-mecircme raquo que nous pouvons
peut-ecirctre comprendre ici comme laquo le chemin naturel raquo soit la meacutethode de Physique I1
Aristote pose la perfection du corps selon ses trois dimensions Lἔνδοξον pythagoricien sert
ici agrave affirmer la perfection du corps dans une sorte peu orthodoxe de syllogisme qui semble
mecircler agrave la fois perception sensible et recours agrave lἔνδοξον en effet A) le corps seacutetend sur
trois dimensions cette preacutemisse est connu laquo κατὰ τὴν αἴσθησιν raquo B) le chiffre trois est selon
lἔνδοξον pythagoricien le chiffre deacuteterminant le tout C le tout est synonyme de perfection
alors D) laquo le corps est la seule grandeur qui soit parfaite lui seul est deacutefini par le nombre
trois lequel eacutequivaut agrave tout raquo (268a23-24) Une lecture trop rigide de la meacutethode
aristoteacutelicienne reposant sur lanalytique et lexpeacuterience poseacutee par de nombreux
commentateurs comme le canon de la science et disqualifiant lusage de la dialectique semble
pouvoir difficilement comprendre un tel syllogisme qui procegravede moins de lune ou de lautre
de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode scientifique que dun meacutelange de ces
deux meacutethodes
De plus si une lecture trop radicalement empirique de la meacutethode aristoteacutelicienne en
science se rend aveugle agrave lusage quAristote fait des opinions de ces preacutedeacutecesseurs elle peut
encore moins comprendre pourquoi Aristote place leacutetude des ἔνδοξα dune part en amont de
toute recherche scientifique et empirique et dautre part comme une neacutecessiteacute preacutealable agrave la93De Caelo I1 268a10-20
31
recherche94 Dans le De Caelo II1 Aristote comprend leacutetude des thegraveses anteacuterieures agrave
propos de la gauche et de la droite du ciel comme neacutecessaire soit comme ne pouvant pas ne
pas ecirctre
Puisquil [Ἐπειδή] se trouve des gens pour preacutetendre que le ciel a une droite et
une gauche - je pense agrave ceux que lon nomme Pythagoriciens car cest agrave eux
quappartient cette theacuteorie - il nous faut examiner si les choses sont bien comme ils le
disent ou si plutocirct elles se preacutesentent dune maniegravere diffeacuterente agrave supposer toutefois
quil faille appliquer au corps de lunivers les principes mentionneacutes95
Le simple fait quil y ait eu des thegraveses anteacuterieures sur laquo ces principes raquo [τὰς ἀρκάς] que sont la
droite et la gauche de lunivers induit semble-t-il la neacutecessiteacute de les eacutetudier alors mecircme que
cela contredit lapparent canon de la science quest la meacutethode empirique et analytique
Aristote insiste mecircme doublement sur la neacutecessiteacute deacutetudier les ἔνδοξα dans le premier livre
du De Anima
Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions
embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement
prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont
professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leurs propos
et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas Quand au
principe de cette recherche cest de mettre en avant selon lopinion ses principaux
attributs naturels96
Aristote semble veacuteritablement laquo contraint raquo (laquo ἀναγκαicircον raquo 403b20) deacutetudier les opinions
admises au sujet de lacircme Comme le dit Richard Bodeacuteuumls dans sa note rendre compte selon
lopinion laquo doit permettre en dernier ressort de proposer une deacutefinition de lacircme elle-
mecircme raquo97 En plus decirctre poseacutee comme neacutecessaire leacutetude des ἔνδοξα sur un sujet ici lacircme
semble donc autoriser la deacutefinition mecircme du laquo ce que cest que lacircme raquo Lexposeacute endoxal
entre donc dans le processus deacutefinitionnel Pourtant D Ross eacutetudiant la deacutefinition agrave partir de
ce quen dit Aristote dans les Seconds analytiques ne mentionne jamais limportance de
leacutetude endoxale dans la deacutefinition Au contraire lexemple principal dont il fait mention pour
eacutetayer sa compreacutehension de la deacutefinition chez Aristote celui de lrsquoeacuteclipse de lune semble faire
proceacuteder la deacutefinition de lobservation des pheacutenomegravenes sensibles
Ce quAristote cherche agrave soutenir cest que la recherche de la deacutefinition dun attribut est
la recherche dun moyen terme reliant lattribut agrave un sujet et montrant pourquoi tel sujet
possegravede cet attribut Si la lune seacuteclipse parce que la lumiegravere du soleil est intercepteacutee
94Cependant Suzanne Mansion preacutecise tregraves justement que les doxographies dAristote ne commencent ja-mais immeacutediatement les recherches scientifiques et philosophiques mais sont toujours preacuteceacutedeacutes de consideacute-ration preacutealables sur le domaine dans lequel va seffectuer la recherche Suzanne Mansion laquo Le rocircle delexposeacute et de la critique des philosophies anteacuterieures chez Aristote raquo in Aristote et les problegravemes de meacute-thodes op cit pp 35-56
95II2 284a6-10 Nous soulignons96Aristote De lacircme trad Richard Bodeacuteuumls GF Flammarion Paris 1993 p 89 I2 403b20-2597Ibidem note 1 p 89
32
avant de lui arriver par linterposition de la terre sur son trajet la deacutefinition dune
eacuteclipse de lune est laquo la privation de lumiegravere de la lune due agrave linterposition de la
terre raquo98
Le modegravele de la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacute par les Analytiques sapparente peu
agrave peu agrave un veacuteritable paradigme et semble rendre le commentateur sourd agrave la contradiction
pourtant bien preacutesente du le corpus aristoteacutelicien D Ross au lieu de comprendre et
dexpliquer cette contradiction nen rend tout simplement pas compte Il semble donc bien
difficile dexpliquer et de comprendre la valeur et la neacutecessiteacute de leacutetude endoxale dans les
recherches scientifiques si lon place les Analytiques comme eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs
dans le corpus aristoteacutelicien et si lon tient de maniegravere trop rigide la meacutethode empirico-
analytique comme la meacutethode scientifique canonique
Degraves lors peut-ecirctre faut-il assouplir notre appreacutehension de la meacutethode dAristote en
science Ainsi face agrave lincompreacutehension dune lecture empirique trop rigide la dialectique en
tant que meacutethode ayant pour point de deacutepart les opinions admises a peu agrave peu eacuteclipseacute dans les
eacutetudes aristoteacuteliciennes de la seconde moitieacute du XXe siegravecle limage dun Aristote empiriste le
modegravele de la meacutethode empirico-analytique Et ce agrave un point tel quelle a mecircme pu ecirctre lue
comme la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences99 Le
deacutebat contemporain de laristoteacutelisme porte tregraves largement sur la place de la dialectique dans
la meacutethode dAristote en science meacutethode qui peu agrave peu semble plus souple plus flexible que
ne le laissent penser les Analytiques Au vu et au su des multiples contradictions
meacutethodologiques qui parsegravement le corpus une lecture trop radicale de la meacutethode exposeacutee
dans les Analytiques est devenue difficilement soutenable Bien que ce mouvement et la
reacuteeacutevaluation contemporaine de la dialectique sengage autour du travail de P Aubenque et de
son ouvrage Le problegraveme de lecirctre chez Aristote degraves 1943 cest veacuteritablement agrave partir des
anneacutees 1960 que la dialectique est promue agrave ecirctre un candidat ideacuteal pour comprendre la
meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques En effet agrave partir des
eacutetudes de GEL Owen et de linterpreacutetation que la philosophie analytique contemporaine
propose de la meacutethode effective dAristote dans les sciences se met en place un veacuteritable
laquo dialectic turn raquo dans les eacutetudes Cependant ce dialectic turn a pris diffeacuterentes orientations
tous les commentateurs dAristote apregraves GEL Owen nont pas accordeacute le mecircme statut ni la
mecircme valeur agrave la dialectique Ainsi Marta Wlodarczyk au deacutebut de son article intituleacute
98D Ross op cit p 68-6999Cependant les eacutetudes sur lusage de lἔνδοξον ou encore de lεὔλογος chez Aristote nont pas attendu la
seconde moitieacute du XXe siegravecle pour laquo fleurir raquo Citons par exemple le travail de J M LeBlond lεὔλογος etlargument dAutoriteacute chez Aristote qui degraves 1938 sinteacuteresse agrave la valeur de εὔλογος chez Aristote Nouspreacuteciserons ulteacuterieurement les nuances entre ἔνδοξον et εὔλογος mais notons pour le moment que selon RBolton ces deux notions rentrent dans le laquo processus dialectique raquo CF R Bolton laquo Two standards of in-quiry in Aristotles De Caelo raquo op cit
33
laquo Aristotelian dialectic and the discorery of truth raquo dresse linventaire de ces diffeacuterentes
orientations100 Selon elle certains commentateurs ont vu en la dialectique la meacutethode
scientifique par excellence utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes scientifiques pour deacutecouvrir la
veacuteriteacute (GEL Owen M Nussbaum ou encore E Berti font partie de cette branche laquo radicale raquo
du dialectic turn) Dautres ont distingueacute diffeacuterentes laquo espegraveces raquo de dialectique pour reacutepondre
des incoheacuterences du corpus aristoteacutelicien agrave son propos (cest le cas notamment de TH Irwin
ou encore de R Bolton qui comprend entre autres la dialectique comme une laquo proceacutedure de
justification raquo des thegraveses scientifiques et seacutepare la dialectique laquo au sens strict raquo de la
peirastique veacuteritablement scientifique101) Enfin certains commentateurs refusent encore
dattribuer agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique quelconque preacutetextant de ne trouver
nulle part dans le corpus aristoteacutelicien un texte explicite dans lequel Aristote affirme que la
dialectique est la meacutethode pour trouver les principes des sciences (Jacques Brunschwig aurait
plus tendance agrave ecirctre de cette derniegravere orientation car sa critique de R Bolton repose comme
nous le verrons justement sur le hiatus entre la dialectique telle quelle est preacutesenteacutee dans les
Topiques et la preacutetendue dialectique utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes) Nous nous
proposons de dresser ici dans un premier temps le portrait du point de vue le plus radical de
ce dialectic turn celui commenccedilant avec GEL Owen et consideacuterant la dialectique comme la
meacutethode pour deacutecouvrir les principes des sciences dans la perspective de confronter
veacuteritablement deux lectures opposeacutees agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin de
proposer laquo une troisiegraveme voie raquo
Reprenons il est quasiment impossible ou bien au prix dune contestable
deacutevaluation de comprendre lusage que fait Aristote de lἔνδοξον dans ses recherches en
sciences si nous comprenons que la meacutethode empirico-analytique qui infegravere les principes
depuis le tout de la perception est la meacutethode scientifique par excellence A moins peut-ecirctre
deacutelargir le sens mecircme du mot φαιυόμενον tel que lemploie Aristote Cest preacuteciseacutement la
direction que prennent les eacutetudes meneacutees par GEL Owen pour lui Aristote a eacutelargi le
champ pheacutenomeacutenal aux choses qui sont dites aux λεγόμενα dans lesquelles sont comprises
les ἔνδοξα Apregraves tout une opinion une penseacutee sur un sujet une chose dite exprimeacutee et
diffuseacutee par un support verbal ne peut-elle pas tregraves bien nous laquo apparaicirctre raquo de la mecircme
maniegravere quapparaicirct un pheacutenomegravene sensible
Larticle faisant date dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes intituleacute Tithenai ta
100Wlodarczyk Marta laquo Aristotelian dialectic and the discovery of truth raquo in Oxford studies in ancientphilosophy ed by David Sedley Vol XVIII Oxford university press 2000 p 156
101Bolton Robert laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pelle-grin Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du centre nationale de la recherchescientifique Paris 1990 p 185-236 Traduit et reproduit in Bolton Science Dialectique et eacutethique chezAristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-WalpoleMA 2010 pp 11-77
34
phainomena102 et paru dans les communications du Symposium aristotelicum de 1960 GEL
Owen essaie de rendre compte du problegraveme qui nous occupe cest-agrave-dire de cet laquo eacutecart
apparent sur un point de meacutethode entre ce que dit Aristote et ce quil fait raquo103 GEL Owen
sappuyant sur les Premiers analytiques I30 46a17-22104 commence par entendre de maniegravere
tout agrave fait classique que la meacutethode scientifique dAristote est censeacutee collecter les
pheacutenomegravenes sensibles pour trouver une theacuteorie pouvant les expliquer
[hellip] les φαιυόμενα doivent ecirctre collecteacutes comme un preacutelude agrave la recherche dune
theacuteorie pouvant les expliquer Cette meacutethode est explicitement associeacutee agrave la science
(physique) et au scientifique de la nature (physicien) ainsi agrave partir de cette foule
dexemples dans ces contextes ndash lastronomie ndash il semble eacutevident que ces φαιυόμενα en
question soient issus dobservations empiriques105
Les pheacutenomegravenes dont traite la meacutethode dAristote sont bien sensibles et la meacutethode theacuteorique
pour trouver les principes reste dapregraves les Analytiques empirique Remarquons que pour le
moment cette lecture pourrait ecirctre deacutefendue par D Ross lui-mecircme Pourtant φαιυόμενον
peut avoir chez Aristote un autre sens GEL Owen comprend que les φαιυόμενα peuvent
signifier laquo faits observables raquo certes cest-agrave-dire les data de la perception sensibles mais ils
peuvent signifier aussi les laquo opinions admises raquo Et cest justement en remettant en question la
traduction que D Ross donne de Eacutethique agrave Nicomaque VII1 1145b26 cest-agrave-dire en
remettant en question aussi son interpreacutetation du texte que GEL Owen comprend ce double
sens En effet dans ce preacutelude agrave son eacutetude sur lrsquointempeacuterance Aristote explique quil laquo faut
faire comme dans toutes les autres recherches on eacutetablit dabord les faits tels quon les
observe [] raquo106 Or D Ross agrave linstar de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dont nous citons ici la
traduction traduit φαιυόμενα par laquo faits observeacutes raquo afin selon GEL Owen dintroduire ce
passage dans la theacuteorie scientifique canonique dAristote comme si D Ross eacutetait prisonnier
dun paradigme meacutethodologique issu dune lecture trop rigide scleacuteroseacutee des Analytiques
dun preacutesupposeacute comprenant le φαιυόμενον comme un donneacute perccedilu mais incapable dy voir
autre chose Pour GEL Owen cette traduction de D Ross est probleacutematique ici car laquo ce
quAristote expose ce ne sont pas des faits observeacutes mais des ἔνδοξα des opinions
102G E L Owen Thitenai ta phainomena in Aristote et les problegravemes de meacutethode op cit pp 83-103 Leverbe τίθημι a de nombreux sens mais le titre de cet article signifie laquo poser les pheacutenomegravenes raquo les laquo eacuteta-blir raquo et les laquo deacutefinir raquo comme pheacutenomegravenes
103G E L Owen Thitenai ta phainomena op cit Traduction personnelle de laquo apparent discrepancy be-tween Aristotles preaching and this practice on a point of method raquo P 83
104Citeacute entre autre p26105G E L Owen traduction personnelle de laquo the φαιυόμενα must be collected as a prelude to finding the
theory which explains them The method is expressly associated with science (phusikecirc) and the natural sci-entist (phusikos) and from the stock example in these contexts ndash astronomy ndash it seems clear that theφαιυόμενα in question are empirical observations raquo P 84
106Aristote Eacutethique agrave Nicomaque traduction de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire Le livre de Poche Paris 1992p 271
35
communes sur un sujet raquo107 Et en effet Aristote commence son eacutetude non par lobservation
des faits mais bien par la laquo collecte raquo des laquo opinions admises raquo des laquo choses dites raquo et
admises par le plus grand nombre agrave propos de la tempeacuterance
Ainsi il est admis que la tempeacuterance qui se maicirctrise et la fermeteacute qui sait tout
supporter sont incontestablement des qualiteacutes bonnes et dignes destime [hellip] Pour
tout le monde encore lhomme tempeacuterant qui se domine est en mecircme temps lhomme
qui se tient constamment dans la raison tandis que lintempeacuterant est aussi lhomme qui
sort de la raison en la meacuteconnaissant108
Cest bien une veacuteritable eacutetude preacuteliminaire sur les laquo choses dites raquo sur les λεγόμενα agrave propos
de la tempeacuterance que propose ici Aristote et qui engage la recherche Ainsi le sens
aristoteacutelicien de laquo pheacutenomegravene raquo semble effectivement se deacutedoubler et le champ pheacutenomeacutenal
scientifique seacutelargir avec dune part les faits les data de lαἴσθησις et dautre part les ἔνδοξα
ou λεγόμενα Gracircce agrave cette ambiguiumlteacute pheacutenomeacutenale nous pouvons comprendre agrave linstar de
GEL Owen pourquoi la Physique qui souvre pourtant sur une reformulation de la meacutethode
de jure des Analytiques commence de facto par leacutetude dopinions admises dἔνδοξα agrave propos
de la phusis laquo Ainsi si la Physique doit ecirctre entendue comme lexposition dune recherche de
φαιυόμενα le sens de ce mot le plus approprieacute est clairement le second sens [le sens
dἔνδοξα]raquo109 Degraves lors si pheacutenomegravene sentend dans cette ambiguiumlteacute fondamentale la
contradiction meacutethodologique entre la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee dans les
Analytiques et la pratique effective dAristote en science nest quapparente Il suffit dentendre
pheacutenomegravene dans cette eacutequivoque et le problegraveme de la meacutethode fond comme neige au soleil
La meacutethode est donc bien une recherche des principes mais celle-ci sengage soit agrave partir
dopinions admises par les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote ou par le plus grand nombre soit agrave partir
des pheacutenomegravenes observeacutes GEL Owen semble dailleurs sous-entendre avoir reacutesolu le
problegraveme de la meacutethode dAristote en science car dapregraves lui si nous comprenons cette
dualiteacute signifiante nous comprenons aussi que tout argument dialectique laquo peut ecirctre compris
comme partant des φαιυόμενα raquo110
Mais quen est-il alors de linduction que nous comprenions comme le laquo mouvement raquo
pour connaicirctre proceacutedant des data de lαἴσθησις vers les principes En reacuteponse agrave cette
question GEL Owen eacutetend lambiguiumlteacute de la signification du pheacutenomegravene chez Aristote agrave
linduction elle-mecircme qui est aussi nous lavons entrevu lune des meacutethodes propres de la
dialectique
Cette ambiguiumlteacute dans les φαιυόμενα [hellip] entraicircne avec elle une distinction
107Owen op cit Traduction personnelle laquo what Aristotle proceeds to set out are not the observed factsbut the ἔνδοξα the common conceptions on the subject raquo p 85
108Aristote Ibid Nous soulignons109Owen op cit Traduction personnelle laquo Now if the Physics is to be described as setting out from a sur-
vey of the φαιυόμενα it is plainly this second sense of the word that is more appropriate raquo p 87110IbidTraduction personnelle de laquo can be said to start from the φαιυόμενα raquo P 86
36
correspondant agrave lutilisation des diverses expressions connexes Linduction (Έπαγογή)
peut se dire pour eacutetablir les principes des sciences agrave partir des data de la perception (A
Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune
des deux meacutethodes cardinales de la dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que
telle doit commencer par les ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plus part des
hommes ou des sages (Top I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre
utiliseacutee pour trouver les principes des sciences (Top I2 101a36b4)111
Et en effet induction et deacuteduction sont deux laquo espegraveces de raisonnements dialectiques raquo
linduction consistant laquo agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes universels raquo112
Rien nempecircche que ce point de deacutepart laquo individuel raquo soit une opinion admise Ainsi si nous
suivons GEL Owen dune part la contradiction meacutethodologique du corpus se reacutesorbe mais
dautre part la dialectique acquiert par lrsquoambiguiumlteacute signifiante du mot laquo pheacutenomegravene raquo et la
dualiteacute collateacuterale de linduction une valeur eacutepisteacutemologique consideacuterable puisque dans cette
dualiteacute fondamentale laquo elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les principes des sciences raquo113
Selon GEL Owen la dialectique nest plus la branche malingre de larborescent corpus
aristoteacutelicien deacutepasseacutee et rendue obsolegravete par les Analytiques comme precircte agrave lentendre la
lecture de D Ross ou de P Aubenque Elle est une autre voie pour trouver les principes des
sciences Une voie alternative dont les laquo ensembles confus raquo ne sont pas issus des data
sensibles mais bien des opinions admises des choses dites Degraves lors quest-ce que cela nous
apprend sur la deacutefinition du savoir scientifique chez Aristote Si le pheacutenomegravene peut
sentendre dans ces deux sens ne risque-t-on pas de tomber dans une eacutequivoque plus large
encore faisant du savoir scientifique aristoteacutelicien un amalgame dempirisme et danalyse du
langage dessinant ainsi dans le corpus aristoteacutelicien des laquo aires raquo empiriques et dautres
dialectiques Mais alors ces laquo aires deacutetudes empiriques raquo et laquo ces aires deacutetudes
dialectiques raquo entretiennent-elles entre elles une stricte eacutegaliteacute eacutepisteacutemologique ou bien faut-
il consideacuterer lune plus scientifique que lautre A partir de quoi les eacutetudes dialectiques se
posent comme laquo neacutecessaires raquo Faut-il consideacuterer agrave la lecture de cet article de GEL Owen
puisquil comprend la dualiteacute pheacutenomeacutenale agrave partir de LrsquoEacutetique agrave Nicomaque que la neacutecessiteacute
des eacutetudes endoxales et de la dialectique se pose dans le domaine des recherches eacutethiques
Ou bien faut-il leacutetendre agrave tous les domaines du savoir Et si le cas eacutecheacuteant la neacutecessiteacute de
leacutetude dialectique se pose dans tous les domaines du savoir ne risque-t-on pas dattribuer agrave la
111Ibid traduction personnelle laquo This ambiguity in φαιυόμενα [hellip] carries with it a corresponding dis-tinction in the use of various connected expressions Induction (Έπαγογή) can be said to establish the prin-ciples of science by starting from the data of perception (A Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) YetΈπαγογή is named as one of the two cardinal methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as suchmust begin from the ἔνδοξα what is accepted by all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) andin this form too it can be used to find the principles of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87
112Topiques I12 105a10-16113G E L Owen op cit Traduction personnelle de laquo it can be used to find the principles of the
sciences raquo P 86
37
dialectique une porteacutee architectonique quelle na pas chez Aristote
Si cet article de GEL Owen ne reacutepond pas agrave ces questions il semble cependant avoir
donneacute un nouvel eacutelan aux eacutetudes sur la meacutethode dAristote en science Tout un courant
interpreacutetatif (M Naussbaum TH Irwin J Barns ou encore E Berti) a consideacutereacute la
philosophie aristoteacutelicienne comme profondeacutement dialectique en placcedilant cette derniegravere au
fondement mecircme des principes des sciences Bien que de tregraves nombreux deacutebats agrave propos
notamment de la valeur eacutepisteacutemologique mecircme des ἔνδοξα ou des diffeacuterents laquo types raquo de
dialectique en science aient encore lieu linterpreacutetation que D Ross donnait des diffeacuterents
laquo services raquo rendus par la dialectique agrave la science a eacuteteacute tout agrave fait reacuteeacutevalueacutee R Bolton
comprend que la dialectique apparaicirct peu agrave peu chez les commentateurs contemporains
comme la meacutethode incontournable dont Aristote ferait usage dans ses recherches et
progressivement le savoir scientifique aristoteacutelicien a eacuteteacute deacutefinit comme fondamentalement
dialectique Pour eacutetayer son propos R Bolton cite un article de J Barnes paru en 1980 dans
la Revue Internationale de Philosophie commentateur quil considegravere comme
laquo symptomatique raquo du dialectic turn dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines J
Barnes eacutecrit
[Aristote] ne suggegravere nulle part quil existe une autre meacutethode conduisant agrave des reacutesultats
qui contrediront ou qui deacutepasseront ceux que la meacutethode des endoxa [cest-agrave-dire la
dialectique] aura fourni
[Aristote] assoit la science sur le fondement des opinions de laquo la majoriteacute raquo ou laquo des
sages raquo [hellip] Il deacuteclare agrave de nombreuses reprises que le chemin de la veacuteriteacute passe par
leacutetude des opinions laquo qui ont droit de citeacute raquo [cest-agrave-dire par la dialectique]114
Grosso modo lagrave ougrave la lecture de D Ross selon laquelle la meacutethode des Analytiques prenait le
pas sur la dialectique preacutevalait non exclusivement mais largement en son temps aujourdhui
preacutevaut dapregraves R Bolton le point de vue selon lequel la dialectique est laquo la meacutethode
adeacutequate dont il doit ecirctre fait usage pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences raquo115 Et
cest en effet ce que deacuteveloppent des commentateurs tels que T H Irwin et son ideacutee dune
strong dialectic quAristote mettrait en œuvre dans ses traiteacutes scientifiques pour fonder les
principes116 Ou encore J Moreau qui dans son article intituleacute laquo Aristote et la dialectique
platonicienne raquo comprend que ce que la dialectique aristoteacutelicienne partage avec la
dialectique socratique cest sa valeur laquo peirastique raquo mais quelle a surtout chez le Stagirite
pour fonction de fonder les principes des sciences Et quelle trouve en la meacutetaphysique sa
114J Barnes laquo Aristotle and the Method of Ethics raquo Revue Internationale de Philosophie XXXIV pp490-511 1980 Extrait citeacute par R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacuteli-cienne raquo in R Bolton Science dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienneTraduction dirigeacutee par P Pellegrin Peeters Louvain-La-Neuve ndash Paris ndash Walpole 2010 p12
115R Bolton Ibidem116T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988
38
destineacutee la plus grande117 A propos de la meacutethode dAristote en science laristoteacutelisme
semble plus ou moins apregraves la Seconde Guerre Mondiale avoir pris un tournant plus
dialectique reacutehabilitant largement la dialectique comme meacutethode pour connaicirctre
scientifiquement et eacutetablir les principes des sciences
Larticle de GEL Owen marque donc un tournant majeur dans les eacutetudes
aristoteacuteliciennes contemporaines Cependant il nous faut bien comprendre ce que son geste
sous-entend En analyste mais cette fois-ci au sens moderne du terme GEL Owen interpregravete
cette dualiteacute du sens du pheacutenomegravene chez Aristote de maniegravere plus radicale et plus eacutetendue que
nous lavons preacutesenteacutee jusquagrave preacutesent Il ne sagit pas de faire simplement des λεγόμενα ou
des ἔνδοξα des φαιυόμενα cest-agrave-dire des points de deacutepart linduction dialectique Il sagit
pour GEL Owen dinscrire la philosophie et la science aristoteacutelicienne dans une analyse des
structures linguistiques GEL Owen semble en effet comprendre ce recours aux λεγόμενα
comme une volonteacute dAristote de fonder sa recherche sur une structure ou plus preacuteciseacutement
sur un a priori structurel et conceptuel issu de lusage commun du langage
[Aristote] conclue sa recherche avec lexpression τὰ μὲν οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν
(Eacutethique agrave Nicomaque VII 1 1145b8-20) et les λεγόμενα produisent comme souvent
en partie des questions agrave propos de lusage linguistique ou si vous preacutefeacuterez agrave propos
de la structure conceptuelle reacuteveacuteleacutee par le langage (particuliegraverement en VII 1
1145b10-15 19-20)118
Il semble que pour GEL Owen tout se passe comme si Aristote consideacuterait les λεγόμενα ou
les ἔνδοξα comme ayant une valeur eacutepisteacutemologique en eux-mecircmes du seul fait de leur
existence linguistique Le langage reacuteveacutelerait une sorte de laquo structure conceptuelle raquo
eacutepisteacutemologiquement fondamentale quil faudrait eacutetudier et analyser pour induire les premiers
principes des sciences Mecircme si GEL Owen est ici quelque peu obscur agrave propos de cette
laquo structure conceptuelle raquo bien quil reconnaisse quAristote ne laquo sauve pas tout ce qui est dit
communeacutement raquo et que nous ne pouvons attendre dAristote une reacuteponse simple et deacutefinitive
agrave la question du pheacutenomegravene et de linduction en science celle-ci variant en fonction de la
recherche ou du contexte le commentateur semble neacuteanmoins permettre une lecture
philosophico-linguistique de la meacutethode dAristote en science Le Stagirite apparaicirctrait alors
plus comme un philosophe du langage Ou du moins la science devient analyse du langage
En effet puisque Aristote semble selon GEL Owen consideacuterer les laquo choses dites raquo comme
des φαιυόμενα le langage constituerait une source propre de connaissances et de
compeacutetences philosophiques La philosophie dAristote aurait alors pour viseacutee darticuler le117Joseph Moreau laquo Aristote et la dialectique Platonicienne raquo in G E L Owen Aristote on dialectic the
topics Oxford at the clarendon press 1968 pp 80-90118G E L Owen op cit traduction personnelle laquo [Aristotle] concludes his survey with the words τὰ μὲν
οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν (VII 1 1145b8-20) and the λεγόμενα turn out as so often to be partly matters oflinguistic usage or if you prefer of the conceptual structure revealed by language (especially VII 11145b10-15 19-20) raquo p 85
39
langage au reacuteel deacuteprouver les structures linguistiques Nest-ce pas lenjeu des nombreuses
divisions de sens des mots (le mouvement lecirctre etc tous se disant en laquo plusieurs sens raquo) qui
parsegravement lensemble du corpus dAristote Une philosophie fondeacutee sur la description des
usages ordinaires sur la volonteacute darticuler langage et reacutealiteacute nest-elle pas une philosophie
laquo linguistique raquo telle que la deacutefinit Rorty dans son anthologie The Linguistic Turn de
1967 119 La philosophie analytique se comprend selon B Ambroise et S Laugier comme le
laquo projet danalyse et de description du langage de la clarification ou laquo eacutelucidation raquo des
problegravemes de la philosophie [hellip] raquo120 Or si nous comprenons avec GEL Owen cette dualiteacute
du sens de laquo pheacutenomegravene raquo il semble bien que le projet dAristote soit en partie danalyser et
de deacutecrire le langage ou encore de clarifier voire deacutelucider les problegravemes de la philosophie
Ce qui ferait de la science aristoteacutelicienne une science hautement laquo linguistique raquo En effet le
premier exemple quAristote donne pour eacutetayer son chemin naturel de Physique I1 est celui
du nom par rapport agrave sa deacutefinition Il faut proceacuteder des laquo ensembles confus raquo vers les
principes causes ou eacuteleacutements devenus connus pour qui les divise de la mecircme maniegravere que
nous allons des mots agrave leur deacutefinition
Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par
rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute quils signifient et de
maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition divise en ses
composantes particuliegraveres121
Le mot signifie un ensemble confus quil est possible danalyser cest-agrave-dire en distinguer les
diffeacuterents sens afin dinfeacuterer le principe commun agrave tout ses sens et den eacutetablir la deacutefinition Et
la philosophie analytique a pu trouver en la meacutethode dialectique dAristote en ses
nombreuses eacutetudes sur les choses dites sur les opinions admises et en ses divisions des sens
des mots pour eacutelucider des problegravemes philosophiques une tregraves grande source dinspiration
Cest ce qua tregraves nettement montreacute Franccediloise Caujolle-Zaslawsky dans un article de 1978
intituleacute laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philosophie
analytique anglaise raquo En eacutetudiant le parallegravele entre lAnalytique anglaise et la penseacutee
dAristote Franccediloise Caujolle-Zaslawsky comprend malgreacute deacutevidentes divergences entre
Aristote et deux des tenants de lAnalytique moderne Moore et Ryle que malgreacute tout
Linspiration de Moore ndash mecircme sil ne cite guegravere Aristote ndash est si visiblement
aristoteacutelicienne quon ne devra pas seacutetonner si lon voit les analystes apregraves lui
retrouver agrave plus ou moins bregraveve eacutecheacuteance les traces et les proceacutedeacutes dAristote [hellip]
Linfluence drsquoAristote sur Moore se lit clairement selon nous dans le vocabulaire quil
emploie et dans sa recherche laquo reacutealiste raquo du sens Pour Ryle cette influence apparaicirct
surtout dans lanalyse du langage de laction et dune faccedilon plus geacuteneacuterale dans sa119Selon B Ambroise et S Laugier Philosophie du langage signification veacuteriteacute et reacutealiteacute dir B Am-
broise et S Laugier Vrin Paris 2009 Introduction Geacuteneacuterale p 10120Ibidem121184b10
40
theacuteorie des fautes de cateacutegories (category mystakes)122
Aristote a donc pu ecirctre une source dinspiration pour la philosophie analytique moderne et
contemporaine voire mecircme consideacutereacute comme un analyste agrave part entiegravere Et le dialectic turn
des eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaine pourrait srsquoapparenter agrave un avatar du linguistic turn
de la philosophie anglo-saxonne Cependant il se peut aussi pour paraphraser le titre dun
article de E Berti123 que cette lecture laquo analytique raquo de la meacutethode dAristote en science
fasse partie dune laquo strateacutegie contemporaine dinterpreacutetation raquo du Stagirite et quil faille se
poser la question est-ce Aristote qui a inspireacute la philosophie analytique moderne et
contemporaine ou est-ce justement la philosophie analytique qui a interpreacuteteacute Aristote comme
un analyste quitte agrave faire violence agrave sa penseacutee
Ainsi apregraves avoir dresser leacutetat des lieux du deacutebat qui eut court aux XXe siegravecle entre
deux lectures bien radicales lune posant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de
la meacutethode scientifique par excellence quitte agrave ne pas pouvoir rendre compte de la pratique
effective dAristote dans ses recherches et lautre renversant ce paradigme en consideacuterant la
dialectique comme la meacutethode scientifique pour deacutecouvrir les principes des sciences quitte agrave
faire dAristote un analyste avant lheure il nous faut deacutesormais preacuteciser ce quest la
dialectique aristoteacutelicienne et reacuteussir agrave en eacutetablir la veacuteritable valeur pour le Stagirite Or les
commentateurs les plus radicaux du dialectic turn proposent une valeur eacutepisteacutemologique de
cette derniegravere cest-agrave-dire quil serait possible de comprendre la dialectique comme la
meacutethode effective du Stagirite pour deacutecouvrir les principes des sciences En quoi la
dialectique peut-elle avoir quelque fonction ou valeur pour les sciences Aristote utilise-t-il
veacuteritablement dans ses traiteacutes philosophiques et scientifiques la dialectique en fonction de
cette valeur eacutepisteacutemologique Lutilise-t-il veacuteritablement pour fonder les principes des
sciences Il semble que seule une deacutefinition preacutecise de la dialectique aristoteacutelicienne puisse
reacutepondre agrave ces questions et accreacutediter ou non cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique
122Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philo-sophie analytique anglaise raquo in Les eacutetudes philosophiques Ndeg1 Aristote et laristoteacutelisme Janvier-Mars1978 p 53
123E Berti laquo Les strateacutegies contemporaines dinterpreacutetation dAristote raquo in Rue Descartes Ndeg12 DesGrecs Avril 1991 pp 33-55
41
Deacutefinir preacuteciseacutement la dialectique aristoteacutelicienne est une tacircche
particuliegraverement difficile Premiegraverement parce quAristote nen donne que tregraves rarement une
deacutefinition preacutecise agrave la diffeacuterence par exemple de la rheacutetorique quil deacutefinit en Rheacutetorique I2
1355b25-27124 Son lecteur doit se contenter agrave propos de la dialectique de quelques indices
clairsemeacutes et parfois contradictoires En effet mecircme dans les Topiques qui constituent un
traiteacute des diffeacuterents lieux desquels il faut argumenter dialectiquement les preacutecisions donneacutees
sur la dialectique restent liminaires et sporadiques Certes les livres I et VIII nous donnent de
preacutecieuses informations sur celle-ci mais comme leacutecrit J Brunschwig la laquo porteacutee [des
Topiques] se veut exclusivement pratique ils fournissent une meacutethode de dialectique non
une theacuteorie de la dialectique raquo125 En effet laquo la meacutethode topique sinscrit ainsi dembleacutee dans
le cadre dune technique de la discussion [la dialectique] dont les usages fondamentaux sont
dores et deacutejagrave fixeacutes raquo126 Degraves lors Aristote nrsquoaurait peut-ecirctre pas eacuteprouveacute besoin de deacutefinir
preacuteciseacutement ce quest la dialectique dans les Topiques puisque son auditoire eacutetait deacutejagrave rompu agrave
cet exercice
Deuxiegravemement parce que dune part la dialectique deacutepasse le cadre des seuls
Topiques par conseacutequent de facto des textes tels que les Reacutefutations Sophistiques ou la
Rheacutetorique mais peut-ecirctre aussi lensemble des traiteacutes scientifiques dans lesquels il est admis
de consideacuterer quAristote use de dialectique peuvent nous enseigner quelque chose de celle-
ci ou lui attribuer un usage et une valeur particuliers et dautre part parce que la dialectique
est souvent abordeacutee dans le corpus aristoteacutelicien agrave travers les rapports quelle entretient avec
dautres arts ou activiteacutes comme la sophistique la rheacutetorique ou la philosophie127 La
dialectique entretient des rapports plus ou moins analogiques avec ces diffeacuterentes activiteacutes et
une deacutefinition preacutecise de la dialectique doit pouvoir prendre en charge ces rapports Degraves lors
il semble que mecircme une eacutetude exhaustive du corpus aristoteacutelicien pourrait peut-ecirctre
seulement preacutetendre deacutefinir avec une preacutecision somme toute relative la dialectique
Ainsi face au manque de deacutefinition preacutecise nous pourrions ecirctre tenteacutes daborder la
dialectique aristoteacutelicienne par une approche laquo comparative raquo cest-agrave-dire en la jugeant agrave
laune par exemple de ses homologues platonicienne ou socratique Cependant mecircme si une
telle approche est dun grand inteacuterecirct et semble parfois neacutecessaire pour comprendre certains
aspects de la dialectique aristoteacutelicienne ce qui nous inteacuteresse surtout dans cette recherche
nest pas tant de deacutefinir stricto sensu la dialectique mais bien plutocirct deacutetablir la valeur que
cette derniegravere a pour Aristote Notre question nest donc pas fondamentalement laquo quest-ce
124laquo Admettons que la rheacutetorique est la faculteacute de deacutecouvrir speacuteculativement ce qui dans chaque cas peut ecirctrepropre agrave persuader Aucun autre art na cette fonction [hellip] raquo Aristote Rheacutetorique trad Meacutedeacuteric Dufour LesBelles Lettres Paris 2011 p 76
125Topiques t1 op cit p XIII126Ibidem p XXIII127Voir entre autres des textes comme Meacutetaphysique Γ2 Topiques I1 ou Rheacutetorique I1
42
que la dialectique aristoteacutelicienne raquo question agrave laquelle il est difficile de reacutepondre mecircme en
interrogeant ce que la dialectique fut avant lui mais bien plutocirct laquo quelle valeur Aristote
accorde-t-il agrave cette pratique raquo Et quest-ce que cette valeur peut nous apprendre de la
theacuteorie du savoir aristoteacutelicien en geacuteneacuteral Ainsi si nous comprenons cette valeur peut-ecirctre
serons-nous capable de rendre compte de son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et
philosophiques
Apregraves avoir deacutecrit ce que nous comprenons ecirctre lactiviteacute dialectique dapregraves Aristote
et ce essentiellement gracircce aux textes des Topiques des Reacutefutations sophistiques et de la
Rheacutetorique nous allons essayer de rendre compte des diffeacuterents eacuteleacutements agrave partir desquels il
est possible de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode pour deacutecouvrir les principes des
sciences Ceux-ci sont nombreux mais il semblerait surtout que la laquo probabiliteacute raquo de
lἔνδοξον la distinction entre diffeacuterentes espegraveces de dialectique ainsi que le troisiegraveme
laquo service raquo que la dialectique peut rendre aux sciences selon les Topiques I2 soient autant
deacuteleacutements permettant daccreacutediter la thegravese selon laquelle la meacutethode dAristote dans ses
recherches scientifiques nest pas tant la meacutethode empirico-analytique que la meacutethode
dialectique Cependant nous voulons aussi tester cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique sur
un cas preacutecis du corpus aristoteacutelicien le livre I de la Physique pour en veacuterifier lapplicabiliteacute
concregravete Or il appert quune eacutetude preacutecise de ce livre de la Physique permet de nuancer
voire de relativiser profondeacutement le rocircle joueacute par la dialectique dans la deacutecouverte des
principes des sciences Si la dialectique est effectivement preacutesente dans les traiteacutes
scientifiques agrave linstar du livre I de la Physique peut-on pour autant lui attribuer
veacuteritablement cette valeur eacutepisteacutemologique Les textes scientifiques dAristote permettent-ils
de faire de la dialectique la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les principes des
sciences
La rigueur nous enjoignant agrave donner une deacutefinition mecircme minimale de la dialectique
posons avec Pierre-Marie Morel et de maniegravere liminaire quelle est laquo la deacutemarche consistant agrave
prendre pour point de deacutepart les opinions admises ndash opinions que lon peut eacuteventuellement
partager ndash et qui envisage sur un sujet donneacute les arguments ldquopourrdquo et ldquocontrerdquo raquo128
Cependant cest moins par une deacutefinition que par une description de lentretien dialectique
que nous pouvons en comprendre les diffeacuterents enjeux Paul Moreau129 ou encore MM
Crubellier et Pellegrin130 ont particuliegraverement bien syntheacutetiseacute laquo laffrontement raquo dialectique en
128Pierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute GF Flammarion Paris 2003 p81129Paul Moreau laquoLa joute dialectique drsquoapregraves le huitiegraveme livre des Topiquesraquo in Aristotle on dialectic the
Topics ed by G E L Owen Oxford Oxford University Press 1968 pp 277-311130Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir Seuil Points essais Paris 2002 p
132-135 Nous nous inspirons de ces travaux pour syntheacutetiser agrave notre tour lentretien dialectique tel quAristotesemble le concevoir
43
sappuyant sur les diffeacuterents livres des Topiques Pour quune discussion dialectique sengage
il faut dabord quun problegraveme soit poseacute par le questionneur constituant ainsi lobjet de la
discussion Ce problegraveme prend la forme dune interrogation disjonctive (104b1-17) cest-agrave-
dire quelle impose une alternative et un choix au reacutepondant laquo X est-il Y ou non raquo J
Brunschwig remarque que pour donner lieu agrave un deacutebat laquo il faut que le problegraveme soit
discutable et que des deux reacuteponses quon peut lui apporter aucune ne simpose avec trop
deacutevidence raquo131 Lexemple paradigmatique est un problegraveme tel que laquo Le monde est-il eacuteternel
ou non raquo A contrario le problegraveme ne doit pas non plus ecirctre trop complexe et neacutecessitant une
reacutesolution trop longue il faut une juste mesure dans la difficulteacute souleveacutee Le reacutepondant
annonce alors lalternative quil choisit de deacutefendre la thegravese quil entend soutenir par exemple
lalternative affirmative X est Y le monde est eacuteternel Il argumente alors en posant des
preacutemisses endoxales et en construisant des syllogismes Et pour sa part le questionneur se
doit alors de reacutefuter les arguments que pose le reacutepondant
La diffeacuterence entre la preacutemisse [πρότασις] et le problegraveme [πρόβλημα] dialectique
semble necirctre quune laquo diffeacuterence dans lexpression raquo (Topiques I4 101b28) En effet
Aristote considegravere la question laquo est-ce quanimal terrestre bipegravede est la deacutefinition de
lhomme raquo comme une preacutemisse et la question laquo peut-on dire quanimal terrestre bipegravede est
la deacutefinition de lhomme ou non raquo comme un problegraveme (I4 101b28-33) Selon M
Crubellier et P Pellegrin la preacutemisse peut ecirctre interrogative ou non laquo selon le moment ou
elle intervient dans la discussion raquo132 Cependant Selon J Brunschwig le terme laquo πρότασις raquo
est laquo neacute en terre dialectique raquo et deacutesigne laquo primitivement une proposition interrogative raquo133 la
preacutemisse peut donc de facto prendre une forme assertive ou interrogative interrogative
quand elle ouvre le deacutebat dialectique quand elle se pose comme objet de la discussion
assertive quand elle est preacutemisse dun syllogisme ayant pour but de deacutefendre ou de contredire
le choix du reacutepondant cest-agrave-dire apregraves la formulation du problegraveme et pendant ledit deacutebat
Le syllogisme dans les Topiques semble compris dans son acception la plus large
comme laquo un raisonnement qui eacutetablit une neacutecessiteacute logique entre un anteacuteceacutedent et un
conseacutequent raquo134 Le reacutepondant propose donc une preacutemisse et le questionneur va tenter de tirer
syllogistiquement de cette preacutemisse une conclusion pour contredire le choix du reacutepondant
Nonobstant la preacutemisse dialectique diffegravere de la preacutemisse scientifique en ce que cette
derniegravere est vraie et neacutecessaire lagrave ougrave la preacutemisse dialectique est endoxale M Crubellier et P
Pellegrin concluent alors laquo Laffrontement dialectique sera dabord une chasse aux preacutemisses
131 Topiques t1 op cit p XXVII-XXVIII132 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 133133 J Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds analytiques dapregraves Aristote raquo in Aristotle on science the
laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium Aristotelicum held in Padua from september 7 to 151978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 76
134 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 134
44
dialectiques le questionneur devant trouver des preacutemisses en accord avec les opinions du
reacutepondant dont il tirera des conclusions en contradiction avec ces opinions raquo135
Ainsi cest dans une perspective agrave la fois taxinomique et strateacutegique celle dordonner
cette multitude de preacutemisses et de syllogismes afin de rendre plus efficace largumentaire du
dialecticien quAristote introduit la notion de τόπος Paradoxalement les Topiques ne
deacutefinissent pas cette notion cest au livre II de la Rheacutetorique que nous trouvons une
deacutefinition du lieu comme laquo ce dans quoi tombent de nombreux enthymegravemes raquo136 cest-agrave-dire
des laquo syllogismes rheacutetoriques raquo Un lieu est une laquo structure argumentative raquo commune agrave de
nombreuses preacutemisses et donc agrave de nombreux syllogismes Cependant puisquil est difficile
de deacutefinir ce quest un lieu J Brunschwig essaie de consideacuterer non la deacutefinition mais la
fonction du lieu dans largumentation Selon lui laquo le dialecticien connait la conclusion agrave
laquelle il doit aboutir il cherche les preacutemisses qui le lui permettront Le lieu est donc une
machine agrave faire des preacutemisses agrave partir dune conclusion donneacutee raquo137 Et lobjet propre des
Topiques nest pas tant la dialectique que cette meacutethode topique semblant ecirctre proprement
aristoteacutelicienne et offrant au dialecticien rigoureux le moyen dargumenter syllogistiquement
alors quil sait a priori ougrave il veut aboutir et ce sans jamais se contredire Car le τόπος est une
laquo machine raquo syllogistique et argumentative usiteacutee dans la seule perspective de contredire son
interlocuteur Chaque lieu eacutetant utilisable dans une multitude de cas diffeacuterents les lieux
semblent ecirctre les laquo armes leacutegegraveres raquo mais ocirc combien efficaces du dialecticien rigoureux
Ainsi les lieux sont classeacutes de maniegravere exhaustive en fonction des laquo quatre
preacutedicables raquo
Il existe une identiteacute de nombre et de nature entre les eacuteleacutements constitutifs des
raisonnements et les objets sur lesquels portent les deacuteductions En effet les eacuteleacutements
constitutifs des raisonnements sont les preacutemisses les objets sur lesquels portent les
deacuteductions sont les problegravemes et toute preacutemisse comme tout problegraveme exhibe soit
un genre soit un propre soit un accident [hellip] Mais puisquil arrive parfois agrave un propre
dexprimer lessentiel de lessence de son sujet et parfois de ne pas lexprimer divisons
le propre en deux parties correspondantes et appelons laquo deacutefinition raquo celui qui exprime
lessentiel de lessence [hellip] En vertu de ces consideacuterations on le voit donc bien la
preacutesente division aboutit agrave quatre termes en tout propre deacutefinition genre et
accident138
Cela signifie toujours selon la synthegravese de MM Crubellier et Pellegrin que dans toute
proposition attributive cest-agrave-dire dans toute phrase constitueacutee dun sujet et dun attribut
(laquo lecirctre humain est X raquo) le preacutedicat nest attribuable au sujet que selon ces quatre termes
constituant en quelque sorte quatre laquo cateacutegories raquo de preacutedication la deacutefinition (laquo lecirctre135 Ibid p135136 Aristote Rheacutetorique t II trad citeacutee 1403a18137 Brunschwig Topiques Introduction pXXXIX138 Topiques I 4 101b14-25
45
humain est un animal mortel doueacute de raison raquo) le genre (laquo lecirctre humain est un animal raquo) le
propre (laquo lecirctre humain rit raquo le rire est le propre de lhomme laquo sans exprimer lessentiel de
son essence raquo selon la deacutefinition du propre dapregraves Aristote en Topiques I5 102a18-19) et
enfin le preacutedicable de laccident (laquo lecirctre humain est blanc raquo) Ces quatre termes constituent
donc les quatre preacutedicables possibles ndash il ny en a pas dautres ndash et ordonnent les diffeacuterents
lieux agrave quelques exceptions pregraves139 Cest gracircce agrave cette reacuteduction de toute preacutedication verbale
agrave ces quatre preacutedicables que la meacutethode topique peut permettre au dialecticien de laquo raisonner
deacuteductivement sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo140 et de ne rien dire qui soit
contraire agrave une de ses affirmations
Tout lenjeu des Topiques semble donc ecirctre de proposer une meacutethode pour attaquer une
preacutemisse une thegravese ou une argumentation adverse en fonction de ces quatre τόποι Admettons
par exemple quun questionneur pose agrave un reacutepondant le problegraveme suivant laquo Peut-on dire que
le bien est le plaisir ou non raquo admettons aussi que le reacutepondant choisisse lalternative
affirmative et pose que oui le bien est plaisir car la deacutefinition du plaisir cest-agrave-dire lessentiel
de lessence du plaisir est decirctre un bien Il suffit alors au contradicteur de trouver un plaisir
qui ne soit pas un bien ou un bien qui ni soit pas un plaisir pour contredire largument du
reacutepondant en en renversant la deacutefinition Degraves lors largumentation aura dans le cas preacutesent
pour lieu celui de la deacutefinition Dailleurs reacutefuter une deacutefinition est ce qui est le plus facile agrave
faire pour un dialecticien car agrave la diffeacuterence de laccident laquo cest en elle quil a le plus
deacuteleacutements offerts puisque beaucoup deacuteleacutements y sont mentionneacutes et agrave partir de ce nombre
plus grand le raisonnement seacutelabore plus vite en effet il y a plus de chances quune faute
soit commise dans un grand nombre de chose que dans un petit nombre raquo141 Ainsi la
strateacutegie de contradiction topique cest-agrave-dire celle qui procegravede en fonction du lieu peut ecirctre
reacutepeacuteteacute selon le genre le propre et laccident
Cependant il ne faut pas tomber dans une consideacuteration trop agonistique de la
dialectique Le but dun entretien dialectique nest pas gagner deacutecraser dhumilier son
adversaire mais a contrario de se confronter ensemble soit questionneur et reacutepondant agrave des
contraintes formelles rigoureuses afin de proposer le plus bel entretien qui soit Or pour que
ce but soit atteint il faut une certaine concordia un certain fair play entre les interlocuteurs
tous les deux acceptent les regravegles dans le but commun de proposer le plus bel eacutechange
possible Le questionneur et le reacutepondant sont animeacutes dune volonteacute commune En effet il
peut y avoir selon les mots de Paul Moreau laquo des victoires peu glorieuses et de tregraves
139 Les chapitres 1 agrave 5 du Livre III des Topiques mentionnent un laquo lieu du preacutefeacuterable raquo et les chapitres 1 et 2 duLivre VII de lieux de laquo lidentique et du diffeacuterent raquo Mais les lieux de laccident du genre du propre et de ladeacutefinition constituent lossature principale des Topiques
140 Topiques I 1 100a18-21141 Topiques VII 155a3-6
46
honorables deacutefaites raquo142 tout deacutepend de la maniegravere dont les participants arrivent agrave leurs fins
Ce qui compte dans lentretient dialectique cest surtout la reacutegulariteacute le fair play et la
laquo beauteacute raquo de leacutechange la volonteacute de jouer agrave la dialectique ensemble non la victoire ou la
deacutefaite J Brunschwig sest lui aussi opposeacute agrave une conception uniquement agonistique de la
dialectique aristoteacutelicienne Selon lui la bonne question agrave poser pour juger dun entretien
dialectique est celle de savoir si les deux participants ont œuvreacute ensemble dans une laquo tacircche
commune raquo car les laquo discussions raquo dialectiques laquo ne devraient pas ecirctre deacutecrites comme eacutetant
agonistiques mais pas uniquement pour la simple raison qursquoelles ne le sont pas du tout Il
srsquoagit de discussions sans vainqueurs ni perdants raquo143 Si les laquo discussions raquo dialectiques ne
supposent ni gagnant ni perdant cest parce quelles sont les fruits dun travail commun dune
œuvre commune et finalement dune certaine laquo κοινωνία minimale raquo En effet au livre VIII
chapitre 11 des Topiques Aristote insiste agrave plusieurs reprises sur cet laquo κοινὸν ἔργον raquo
(161a20-21) Dans le laquo dialogue dialectique raquo (ἐν λόγως) laquo il y a un objectif commun sauf
pour ceux qui en font une joute agonistique raquo Les laquo agonistes raquo τῶν ἀγωνιζομένων sont
donc de laquo mauvais coopeacuterateurs raquo puisquils ils laquo entravent la tacircche commune raquo (161a37-39)
Nous dirions aujourdhui pour commencer agrave filer la meacutetaphore que les agonistes ne laquo jouent
pas le jeu raquo de la dialectique Or cet aspect laquo κοινῇ raquo laquo commun raquo de la dialectique aura une
importance capitale pour en comprendre la valeur Ainsi cest afin de juger non seulement de
la victoire et de la deacutefaite des participants mais aussi de la beauteacute strictement rigoureuse de
leacutechange que lentretien dialectique neacutecessite un arbitre et un public Car en effet sans un
arbitre et sans un teacutemoin public il serait difficile en cas de manque de fair play de lun des
participants de faire leacuteloge ou la critique de lentretien dialectique
Degraves lors que retenir de cette synthegravese de laffrontement dialectique dapregraves les
Topiques sinon justement que la dialectique est un eacutechange un travail commun une
laquo communication raquo et que la dialectique ne semble pas pouvoir ecirctre penseacutee comme une
activiteacute solitaire Il semble difficile de sentraicircner personnellement et silencieusement agrave la
dialectique sauf peut-ecirctre dans la collecte des preacutemisses ou dans lanalyse des diffeacuterents lieux
de la preacutedication Il faut ecirctre au moins deux entoureacutes dun public et accompagneacutes dun
arbitre pour quait lieu lactiviteacute dialectique comprise comme une laquo œuvre commune raquo Et
pour sentraicircner agrave la dialectique pour progresser et devenir un bon dialecticien il faut
pratiquer lentretien dialectique Ainsi toute argumentation dialectique senracine dans un
contexte public la dispute dialectique pour ecirctre jugeacutee doit ecirctre publiciteacute Et la dialectique
142 P Moraux laquo La joute dialectique dapregraves le huitiegraveme livre des Topiques raquo in Aristotle on dialectic op cit p285
143 J Brunschwig laquo Aristotle on arguments without winner or loser raquo in P Wapnewski (ed)Wissenschaftskolleg Jahrbuch 1984-1985 Berlin 1986 p 37 Traduction personnelle laquo should not bedescribed as ldquoagonistic but not purely sordquo they are not agonistic at all They are arguments without winnersor losers raquo
47
aristoteacutelicienne se charge dun aspect collectif aspect fondamental qui dessine lossature
mecircme de cette activiteacute selon J Brunschwig prenant la forme dun laquo eacutechange raquo de preacutemisses
de questions et de reacuteponses de syllogismes etc Cet eacutechange ou plutocirct pour reprendre la
deacutetermination de J Brunschwig ce laquo jeu raquo de dialectique est reacutegleacute par laquo un reacuteseau de
conventions et de regravegles raquo144 mais laspect qui sen deacutetache est principalement un aspect
laquo collectif raquo laquo public raquo laquo commun raquo Et les premiegraveres lignes du livre I des Topiques attestent
deacutejagrave de cet aspect laquo collectif raquo de lactiviteacute dialectique
Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables
de raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets
qui peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous aurons nous-mecircmes agrave reacutepondre
dune affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire145
En effet J Brunschwig comprend que les deux parties de cette phrase partagent les deux
interlocuteurs du deacutebat dialectique laquo la premiegravere [partie] deacutefinit les normes de conduite du
questionneur la seconde celle du reacutepondant raquo146 Et le livre VIII des Topiques sorganise
dailleurs formellement autour de divers conseils pour la meacutethode dinterrogation dialectique
dune part (VIII 1-3) et dautre part autour des regravegles destineacutees aux reacutepondants (VIII4-7) La
dialectique est donc un jeu agrave deux ayant un deacutebut et une fin et requeacuterant un public et un
arbitre Cette description de lentretien dialectique qui saxe surtout autour de laquo larticulation
des rocircles de questionneur et de reacutepondant raquo joue selon J Brunschwig laquo un rocircle essentiel raquo
sinon fondamental quil sera dailleurs difficile de retrouver dans les traiteacutes de science et de
philosophie147 Cette description et laspect collectif laquo commun raquo de la dialectique nous
permet deacutejagrave dentrevoir un hiatus entre ce qui est dit de la dialectique dans les Topiques et ce
quAristote fait dans ses recherches Car comment maintenir cet aspect collectif de la
dialectique dans la Physique le De Anima le De Caelo ou les autres traiteacutes scientifiques
dans lesquels la seule voix en preacutesence la seule autoriteacute est celle dAristote Peut-on
consideacuterer lactiviteacute des Topiques qui se structure sur un axe laquo pluriel raquo (bien que non
essentiellement agonistique) autour dun questionneur et dun reacutepondant comme cette mecircme
dialectique utiliseacutee par Aristote seul dans ses recherches Doit-il y avoir plusieurs
dialectiques Pour le moment si nous devions deacutecrire la dialectique plus ou moins
preacuteciseacutement nous dirions quelle sapparente surtout telle quelle est preacutesenteacutee dans les
Topiques agrave un jeu de socieacuteteacute avec ses participants ses regravegles et le fair play que sous entend
tout activiteacute essentiellement collective toute œuvre commune et publique
Cependant comment un tel laquo jeu de socieacuteteacute raquo peut-il se voir attribuer une haute valeur144 Brunschwig Topiques Introduction p XXIII145 Topiques I 1 100a18-21146 Brunschwig Ibidem147 Jacques Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie logique et
meacutetaphysique chez Aristote Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Edition du centre national de la recherchescientifique Paris 1990 p241
48
eacutepisteacutemologique Le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes qui sengage agrave partir des
anneacutees 1960 a tenteacute de fonder une lecture posant la dialectique comme la meacutethode pour
eacutetablir les principes des sciences sur plusieurs aspects de cette derniegravere Il a notamment fallu
attribuer une valeur eacutepisteacutemologique agrave lἔνδοξον pour constituer la base dune interpreacutetation
scientifique plus geacuteneacuterale de la dialectique Les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines ont
aussi essayeacute de rendre compte des contradictions entre les diffeacuterents usages que lui reconnaicirct
Aristote en eacutetablissant par exemple une distinction entre deux ou plusieurs dialectiques
Cest en effet ce que propose R Bolton ou diffeacuteremment TH Irwin en posant lideacutee dune
pure dialectic la peirastique deacutenueacutee de toute valeur eacutepisteacutemologique et drsquoune strong
dialectic utiliseacutee par Aristote dans ses diffeacuterents traiteacutes Enfin le dialectic turn des eacutetudes
aristoteacuteliciennes a particuliegraverement insisteacute sur le dernier service rendu par la dialectique selon
les Topiques I2 par lequel Aristote pose lutiliteacute de son traiteacute pour laquo les connaissances agrave
caractegravere philosophique raquo [τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας]148 Chacun de ces trois points
preacutecis a donneacute lieu agrave de nombreux deacutebats Nous navons la preacutetention ici ni de rendre compte
de chacun deux de maniegravere exhaustive ce travail deacutepasse en effet le cadre de notre reacuteflexion
ni dautre part de trancher pour telle ou telle interpreacutetation agrave propos de ces trois points preacutecis
Notre intention est bien plutocirct ici de souligner lrsquoeacutequivoque des textes drsquoAristote
mentionnant la dialectique de montrer agrave quel point la description mecircme de la dialectique est
ouverte et drsquoeacutetudier la maniegravere dont ont ducirc proceacuteder les tenants drsquoune dialectique forte dans
les traiteacutes philosophiques et scientifiques afin que soit confeacutereacutee agrave cette derniegravere une valeur
eacutepisteacutemologique Consideacuterer la dialectique comme la meacutethode aristoteacutelicienne de recherche
des principes dans les science est une lecture possible Les textes traitant de dialectique
semblent a priori permettre une telle lecture
La notion mecircme dἔνδοξον a souleveacute eacutenormeacutement de questions et de deacutebats Faut-il
consideacuterer une hieacuterarchie entre les ἔνδοξα comme le propose R Bolton149 ou E Berti Peut-
il y avoir conflit entre eux Comment comprendre la preacutecision donneacutee dans les Reacutefutations
sophistiques agrave ce qui est laquo le plus endoxal raquo150 Toutes ces questions sont dune importance
non neacutegligeable mais les deacutebats entre les commentateurs notamment entre R Bolton J
Brunschwig D Devereux ou E Berti demeurent ouverts et il nous serait difficile de trancher
en faveur de telle ou telle lecture
Cependant nous pouvons affirmer que lἔνδοξον constitue le point de deacutepart du
syllogisme dialectique et quil est deacutetermineacute dans les Topiques comme ce qui est
148 101a27-28149 laquo The Epistemological Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote
op cit p 237-262150 138a38
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collectivement accepteacute Le syllogisme dialectique inscrit en effet sa propre racine dans
laquo lrsquoadheacutesion par la majoriteacute raquo par le laquo plus grand nombre raquo Nous lavons dit le traiteacute des
Topiques a pour but de trouver une laquo meacutethode raquo nous rendant capable de laquo raisonner
deacuteductivement raquo sur tous les sujets laquo en prenant appui sur des ἔνδοξα raquo151 J Brunschwig
traduit laquo ἔνδοξον raquo par laquo ideacutee admise raquo pour couvrir la deacutefinition plurielle quAristote donne
de ce terme agrave plusieurs reprises Sont des ἔνδοξα
laquo les opinions [τὰ δοκούντα] partageacutees par tous les hommes ou par presque tous ou
par ceux qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee [τοicircς σοφοicircς] et pour ces derniers par tous
ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis comme autoriteacute raquo152
Et ainsi alors quil deacutefinit la preacutemisse du syllogisme dialectique comme laquo la mise sous forme
interrogative dune ideacutee admise raquo agrave partir de 103b8 Aristote revient sur cette deacutefinition de
lἔνδοξον et en eacutelargit la compreacutehension Peut preacutetendre ecirctre ἔνδοξον tout ce qui peut ecirctre
laquo accepteacute raquo par le plus grand nombre
Car une ideacutee propre agrave lopinion eacuteclaireacutee a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν
τις τὸ δοκούν τοicircς σοφοicircς] pourvu quelle ne contredise pas celle de lopinion moyenne
[τῶν πολλῶν δόξαις]153
Degraves lors lopinion eacuteclaireacutee celle du speacutecialiste dans un domaine a laquo toutes chances decirctre
accepteacutee raquo par le plus grand nombre de devenir un ἔνδοξον et decirctre alors eacutetabli comme
preacutemisse agrave la discussion dialectique tant quelle ne heurte pas les croyances de ce laquo plus grand
nombre raquo Les ideacutees admises par les savants semblent donc constituer une cateacutegorie
particuliegravere dἔνδοξα que seul le plus grand nombre accreacutedite ou non J Brunschwig eacutecrit
dailleurs agrave ce propos
Lendoxaliteacute dune opinion experte p deacutepend donc non seulement de ce que pensent les
experts mais aussi de ce que pense simultaneacutement la majoriteacute sur la mecircme question si
la majoriteacute pense que p p est certes un endoxon mais pour une raison qui nest plus la
caution des experts et qui est preacuteciseacutement la caution de la majoriteacute si la majoriteacute
pense que non-p cest non-p qui est un endoxon et p nen est pas un malgreacute la caution
des experts si la majoriteacute nincline ni du cocircteacute p ni du cocircteacute non-p p est alors un
endoxon pour la raison preacutecise que les experts lui donnent leur caution154
Il semble donc bien que la majoriteacute soit en derniegravere instance le garant de lendoxaliteacute dune
ideacutee Cest dailleurs aussi pour cela que lactiviteacute dialectique requiert un arbitre un arbitre
pour comme leacutecrit J Brunschwig se faire le laquo protecteur et le juge raquo155 de la reacutegulariteacute
formelle de lentretient Cette reacutegulariteacute comprend la rigueur contraignante du syllogisme
certes mais aussi lrsquoadheacutesion collective dune ideacutee poseacutee degraves lors comme preacutemisse endoxale
151 100a18-21152 Topiques I1 op cit 100b21-23 voir aussi 101a11-13 103b9-11 105a34-105b1153 Topiques I 10 103b11-12154 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p248155Brunschwig Topiques Introduction p XXIII-XXIV
50
Laspect laquo collectif raquo et laquo public raquo de lentretien dialectique se retrouve au cœur mecircme de la
deacutetermination endoxale dune ideacutee puisque toute ideacutee pour devenir ἔνδοξον doit ecirctre admise
soit par tous soit par la plupart soit par tous les speacutecialistes etc La mecircme ideacutee est reacutepeacuteteacutee
quelques lignes plus loin comme si Aristote voulait insister sur ce point
Il est clair enfin que toutes les opinions [ὄσαι δόξαι] en accord avec les sciences et
techniques sont aussi des preacutemisses dialectiques car les opinions des personnes qui ont
eacutetudieacute ces matiegraveres ont toutes chances decirctre accepteacutees [θείη γὰρ ἄν] par exemple celle
du meacutedecin en matiegravere de meacutedecine celle du geacuteomegravetre en matiegravere de geacuteomeacutetrie et
ainsi des autres156
Un autre extrait deacutecline encore cette ideacutee tout en y apportant une nuance agrave propos de la
laquo probabiliteacute raquo de lἔνδοξον Alors quAristote mentionne le laquo premier instrument raquo de la
dialectique quest la collecte de preacutemisses en Topiques I14 il eacutecrit
En outre on peut poser comme un principe et comme une thegravese admise157 tout ce qui agrave
premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les
interlocuteurs accordent une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se
veacuterifie pas [hellip] On indiquera en marge agrave chaque fois le nom des tenants de ces
opinions notant par exemple que cest Empeacutedocle qui dit que les eacuteleacutements des corps
sont au nombre de quatre car une chose a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν]
quand cest quelquun de ceacutelegravebre qui la dite158
Malgreacute laccreacuteditation neacutecessairement collective de lἔνδοξον se deacutegage peu agrave peu de ce texte
un certain caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de lἔνδοξον en tant que celui-ci peut ecirctre une
ideacutee qui semble se veacuterifier laquo dans la totaliteacute ou dans la quasi-totaliteacute des cas raquo [ἐπὶ πάντων ἢ
τῶν πλείστων φαίυεται] Lἔνδοξον apparaicirct donc comme une ideacutee probable Ce caractegravere
deacutevidence apparente de probabiliteacute laisse entendre que lendoxaliteacute dune ideacutee tient agrave son
degreacute de probabiliteacute plus quagrave son accreacuteditation et que plus une ideacutee a un haut degreacute de
probabiliteacute plus elle est admise et partageacutee Mais nous pourrions aussi consideacuterer cette
probabiliteacute endoxale comme le point de rupture eacutepisteacutemologique de la dialectique En effet le
laquo probable raquo peut ecirctre compris comme le laquo non neacutecessaire raquo et donc comme le laquo non
scientifique raquo Cest en effet une lecture que semble partager Pierre-Marie Morel quand il
eacutecrit sappuyant sur la distinction entre deacutemonstration et syllogisme dialectique effectueacutee
dans les Premiers analytiques I 1 24b2-3159
Je peux ainsi raisonner [dialectiquement] agrave partir de chacune des deux opinions
contraires qui sont supposeacutees par la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo
156 Topiques I 10 104a33-37157 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de J Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par
laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle
158 105b10-18159 laquo [hellip] une preacutemisse dialectique consistera lorsquon sadresse agrave un reacutepondant agrave lui demander de choisir entre
des thegraveses contradictoires [] raquo
51
Toutefois en ne prenant pas dautres preacutemisses que des opinions possibles ou
simplement admises par oppositions agrave des preacutemisses neacutecessaires je ne pourrais
conclure par une proposition neacutecessaire160
laquo Neacutecessaire raquo semblant ecirctre entendue ici dans le sens de laquo fondeacutee sur lexpeacuterience raquo une
preacutemisse dialectique non neacutecessaire est alors non fondeacutee et il est degraves lors difficile de la
consideacuterer comme scientifique Le caractegravere de probabiliteacute de lἔνδοξον ne peut agrave premiegravere
vue lui confeacuterer la mecircme valeur quun pheacutenomegravene perceptible se veacuterifiant dans tous les cas
Cependant nous pouvons aussi fonder la valeur eacutepisteacutemologique de lἔνδοξον sur ce
mecircme caractegravere de probabiliteacute Tout deacutepend alors de la faccedilon dont nous comprenons le sens
du mot laquo probable raquo chez Aristote Est probable laquo tout ce qui agrave premiegravere vue se veacuterifie dans
la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas raquo eacutecrit Aristote161 E Berti par exemple qui est lun des
tenants dun usage eacutepisteacutemologique de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques considegravere
le probable dans un sens tregraves eacutetroitement lieacute agrave celui du vrai En effet dans un article intituleacute
laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo le commentateur comprend que le
traiteacute le plus apte agrave fonder cette valeur de lἔνδοξον nest pas les Topiques mais la
Rheacutetorique162 Et cest par une approche comparant le sens de laquo probable raquo dans la Rheacutetorique
et dans les Premiers analytiques quil eacutetablit ce sens Citant un grand nombre de textes issus
de Rheacutetorique I et sinspirant dun article de Glenn Most E Berti considegravere que
[hellip] les preacutemisses des arguments rheacutetoriques agrave savoir les ἔνδοξα sont dautant plus
persuasifs quils sont proches de la veacuteriteacute Il ne fait aucun doute que dans le premier
chapitre de la Rheacutetorique Aristote attribue aux ἔνδοξα une haute valeur
eacutepisteacutemologique comme le soutient eacutegalement Most163
Lἔνδοξον eacutetant laquo probable raquo cest-agrave-dire proche du vrai il a en lui-mecircme une valeur
eacutepisteacutemologiquement proche du vrai Et cette valeur semble ne faire pour E Berti aucun
doute Car selon ce dernier il faut consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable raquo au vrai mais
dans un sens fort celui de laquo presque eacutegal raquo voire eacutegal au vrai Tout se passe comme si le
probable eacutetait vrai dans la plupart des cas En effet sappuyant sur des textes des Premiers
analytiques il faut selon E Berti comprendre le laquo probable raquo comme laquo ce qui arrive dans la
majeur partie des cas raquo comme laquo presque toujours vrai raquo164 E Berti va jusquagrave nier la
possibiliteacute dun conflit entre les ἔνδοξα Mecircme si Rheacutetorique II 25 1402a32-34 a eacuteteacute
compris comme pouvant admettre un conflit entre deux ou plusieurs ideacutees admises cela
demeure impossible pour E Berti car si conflit il y avait laquo la valeur eacutepisteacutemologique des
ἔνδοξα serait irreacutemeacutediablement compromise car la contradiction est le signe le plus eacutevident
160 Pierre-Marie Morel Aristote Une philosophie de lactiviteacute Gf Flammarion Paris 2003 p83161 105b10-11162 Enrico Berti laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo in Berti Dialectique Physique et
Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote op cit p 77163 Ibidem p78164 Ibid p 88
52
de la fausseteacute dune de ces deux parties raquo165 Pour lui lἔνδοξον est donc laquo semblable raquo au
vrai cest-agrave-dire comme le vrai il a la mecircme valeur eacutepisteacutemologique que le vrai ce qui pose
la premiegravere pierre la base dune possible valeur eacutepisteacutemologique geacuteneacuterale de la dialectique
Puisquen effet la dialectique argumente agrave partir dideacutee admises si ces ideacutees sont vraies les
conclusions qui suivent neacutecessairement seront neacutecessairement vraies
Mais cela sous-entend aussi quil faut eacutetablir une diffeacuterence de degreacute entre la classe
des ἔνδοξα et celle des simples δοκούντα
Outre les endoxa les dokounta incluent aussi les adoxa qui ne sont accepteacutes que par
une personne ou par une petite partie de gens ou par ceux qui ne sont pas eacuteclaireacutes
ainsi que les paradoxa qui sont soutenus par quelques hommes eacuteclaireacutes comme les
philosophes (Antisthegravene Heacuteraclite et dautres) mais seulement par ceux-ci166
Il ne peut y avoir conflit quentre des ἀδόξα ou des παράδοξα qui sont deux cateacutegories de
δοκούντα mais pas entre des ἔνδοξα qui sont eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs car proches du
vrai Pour eacuteviter un conflit possible entre les ἔνδοξα et donc pour eacuteviter que ne seffritent les
fondations de la preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti propose comme
R Bolton167 une hieacuterarchie entre les δοκούντα tout nest pas un ἔνδοξον de la mecircme
maniegravere laquo Dailleurs eacutecrit encore E Berti comment des ἔνδοξα cest-agrave-dire des affirmations
vraies dans la plupart des cas pourrait-elles entrer en deacutesaccord entre elles raquo168 La
probabiliteacute mecircme de lἔνδοξον fonde donc pour E Berti sa valeur eacutepisteacutemologique Et cette
conception laquo hieacuterarchique raquo dun degreacute dendoxaliteacute permettrait de reacutesoudre les conflits entre
les simples δοκούντα et les veacuteritables ἔνδοξα les laquo endoxotata raquo endoxaux au plus haut
degreacute puisque eacutetant partageacutes plus largement Pourtant il semble bien eacutevident pour un lecteur
de la Physique de la Meacutetaphysique ou des Eacutethiques quAristote envisage la possibiliteacute de
conflits entre les ἔνδοξα Mais toute la question est de savoir de quelles opinions on parle J
Brunschwig a tregraves bien syntheacutetiseacute cette question laquo une opinion qui est en conflit (reacuteel et non
pas seulement possible bien entendu) avec une autre opinion peut-elle encore compter
comme un ἔνδοξον ou bien est-elle inapte agrave ecirctre compteacutee comme telle du seul fait de sa
relation de conflit raquo169 Partant bien que J Brunschwig conclue en posant que laquo lhypothegravese
dune possibiliteacute de conflit entre ἔνδοξα ne trouve pas dappui dans la notion de degreacutes
dendoxaliteacute raquo170 encore faut-il se demander puisquil ny a pas de conflit entre les laquo vrais raquo
ἔνδοξα ndash car un conflit viendrait saper leur valeur eacutepisteacutemologique ndash et que selon E Berti165 Ibid P 84166 Ibid167 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique eteacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77168 Ibid p 85169 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin
Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la RechercheScientifique Paris 1990 p 245
170 Ibidem P 252
53
Aristote use de la meacutethode dialectique en prenant appui sur les ἔνδοξα dans ses traiteacutes
combien et quels sont les ἔνδοξα reacuteellement utiliseacutes par Aristote dans ses traiteacutes
philosophiques et scientifiques Les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees en Physique I sont-elles des
ἔνδοξα Si oui comment peuvent-elles ecirctre en contradiction avec les thegraveses heacuteracliteacuteennes
Ces derniegraveres sont-elles alors des ἔνδοξα ou des ἀδόξα Comment consideacuterer un thegravese
exposeacutee par Aristote comme veacuteritablement endoxale
E Berti na cependant pas toujours soutenu une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα en
fonction de leur degreacute de probabiliteacute cest-agrave-dire une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque aux
ideacutees admises en tant que probables En effet dans un article preacuteceacutedent intituleacute laquo Lutiliteacute de
la dialectique pour les sciences raquo E Berti comprend que les ἔνδοξα ont une valeur
eacutepisteacutemologique non laquo par soi raquo en fonction de leur degreacute de probabiliteacute mais par leur
coheacuterence geacuteneacuterale Fondant tout comme G E L Owen et exactement dans le mecircme sillage
sa thegravese sur le passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII 1145b1 et suivantes171 E Berti eacutecrit
La thegravese que je propose [hellip] est que le critegravere indiqueacute par Aristote comme suffisant
pour attribuer aux ἔνδοξα une valeur de veacuteriteacute et donc agrave la dialectique une base
eacutepisteacutemologique satisfaisante pour rendre service aux sciences nest pas constitueacute par
le degreacute dendoxaliteacute de ses preacutemisses mais par leur coheacuterence non simplement avec
dautres ἔνδοξα mais avec la plupart dentre eux En dautres mots ce qui rend digne
de confiance un ἔνδοξον au point de vue des sciences ce nest pas son degreacute
dendoxaliteacute cest-agrave-dire la quantiteacute ou la qualiteacute des personnes qui le partagent mais
la quantiteacute et la qualiteacute des autres ἔνδοξα avec lesquels il est ou nest pas compatible172
Les ἔνδοξα constitueraient donc une sorte de laquo monde coheacuterent raquo un monde en reacuteseau dont le
tissu fait de liens laquo rhizomatiques raquo attribuerait ou refuserait agrave chacune des conclusions
syllogistiques leur valeur eacutepisteacutemologique comme si ce reacuteseau endoxal eacutetait lui-mecircme
garant de sa propre valeur pour les sciences Mais cela signifierait alors quelque chose de plus
global agrave propos du projet philosophique dAristote si la dialectique est fondamentale dans les
traiteacutes scientifiques du Stagirite comme le laisse entendre une lecture posant la valeur
eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα alors la philosophie dAristote preacutetendrait trouver la veacuteriteacute dans
ce quon dit et ce quon croit comme si son projet eacutetait pour reprendre une expression de
Marta Nussbaum dans une approche comparative entre les philosophies de Platon et
dAristote celui de laquo sauver ce monde dapparences raquo En effet M Nussbaum qui partage
beaucoup des thegraveses de G E L Owen en ce domaine dans le chapitre laquo Saving Aristotles
appearances raquo de son ouvrage The Fragility of Goodness commence de la mecircme maniegravere
que G E L Owen et E Berti par eacutetudier le ceacutelegravebre passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII
1145b1 et suivantes Cest selon elle dans ce passage quAristote expose sa meacutethode en
171 Citeacute page 36172 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in Dialectique Physique et Meacutetaphysique eacutetudes
sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p 35
54
science qursquoil laquo pose ce qursquoil appelle φαιυόμενα raquo173 avec bien entendu ce double sens quil
faut comprendre de φαιυόμενον depuis larticle Thitenai ta phainomena de G E L Owen
Mais ce passage est aussi pour la commentatrice caracteacuteristique du projet philosophique
aristoteacutelicien sauver les laquo apparences raquo [φαιυόμενα] en fondant leur veacuteraciteacute En effet M
Naussbaum eacutecrit
Lorsque Aristote deacuteclare que son but en science et en meacutetaphysique aussi bien
qursquoen eacutethique est de sauver les apparences et leur veacuteriteacute il nrsquoest pas alors en train de
dire quelque chose drsquoaiseacute et drsquoacceptable [hellip] Il srsquoengage agrave eacutetablir son travail
philosophique dans un lieu duquel Platon et Parmeacutenide ont passeacute leur carriegravere agrave
srsquoingeacutenier de sortir Il insiste sur le fait qursquoil trouvera la veacuteriteacute au sein de ce que nous
disons voyons et croyons plutocirct que laquo loin des sentiers battus de lrsquoecirctre humain raquo (pour
reprendre le mot de Platon) ailleurs raquo174
Ainsi proche des thegraveses de G E L Owen et de lAnalytique moderne M Nussbaum (mais
aussi E Berti qui semble accreacutediter une telle thegravese) paraicirct faire du projet aristoteacutelicien la
volonteacute de sauver ce monde dapparences (dans sa dualiteacute signifiante de laquo ce qui apparaicirct raquo et
de laquo ce qui est dit raquo) ce monde de choses et dideacutees partageacutees constituant une sorte de socle
commun garant dune certaine communauteacute humaine dune langue commune entre les
hommes et dont la valeur pour Aristote deacutepasserait celle de la veacuteriteacute scientifique la plus
strictement empirico-analytique comme si le Stagirite eacutetait effrayeacute par la deacutechirure de cette
communauteacute de ce langage commun due au rejet (platonicien et socratique) des opinions et
ideacutees partageacutees dans le domaine du faux et du faux-semblant Telle est linterpreacutetation plus
large que nous pouvons tirer de lideacutee de E Berti selon laquelle cest une coheacuterence entre les
ἔνδοξα qui fournit agrave ces derniegraveres leur valeur eacutepisteacutemologique un monde coheacuterent de choses
dites qui par leur coheacuterence se poseraient comme vraies
Il est donc possible de tenir pour laquo proche du vrai raquo voire comme vrai laquo dans la
plupart des cas raquo les ἔνδοξα et donc de commencer agrave envisager la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique Cependant les deux thegraveses quasiment contradictoires de E Berti tentant tour agrave
tour dattribuer agrave lἔνδοξον une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque de par sa probabiliteacute ou
bien extrinsegraveque en fonction de sa coheacuterence relative agrave dautres ἔνδοξα attestent par leur
diffeacuterence de la difficulteacute dune telle entreprise La valeur eacutepisteacutemologique dune ideacutee admise
ne va pas de soi Ainsi nous pouvons peut-ecirctre ici objecter que dans les Topiques ce
caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de probabiliteacute permet surtout de souligner dans le texte
173 Traduction personnelle de laquo to set down what he calls φαιυόμενα raquo Martha Nussbaum The Fragility ofGoodness luck and ethics in Greek tragedy and philosophy Cambridge University Press Cambridge 1986p240
174laquo When Aristotle declares that his aim in science and metaphysics as well as in ethics is to save appearancesand their truth he is not then saying something cozy and acceptable [hellip] He promises to do hisphilosophical work in a place from which Plato and Parmenides had spent their careers contriving an exit Heinsists that he will find his truth inside what we say see and believe rather than ldquofar from the beaten path ofhuman beingrdquo (in Platos word) ldquoout thererdquo raquo Martha Nussbaum Ibidem p 242-243
55
que nous citions175 105b10-18 un aspect psychologique fondamental de lentretien
dialectique Le terme laquo psychologique raquo est agrave prendre ici avec beaucoup de preacutecautions il ne
sagit pas de faire de la dialectique une activiteacute hautement psychologique ni au sens
aristoteacutelicien ni au sens moderne du terme Cependant il semble bien quune certaine
psychologie de linterlocuteur soit deacuteterminante dans lentretien dialectique En effet Aristote
dit bien que lrsquoon peut laquo poser comme un principe et comme une thegravese admise176 tout ce qui agrave
premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les interlocuteurs
accordent [τιθέασι] une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se veacuterifie
pas raquo177 Puisque la preacutemisse dialectique nest justement pas neacutecessaire eacutevidente il faut faire
en sorte quelle soit admise par linterlocuteur Dailleurs quel serait linteacuterecirct de citer le tenant
dune opinion (par exemple Empeacutedocle en 105b) si ce nest dans une perspective
psychologique de faire admettre agrave linterlocuteur une ideacutee endoxale ou mecircme une thegravese
paradoxale ndash dont Aristote considegravere quelle peut ecirctre poseacutee comme preacutemisse si elle est
soutenue par quelquun de ceacutelegravebre Pour poser une preacutemisse dialectique il faut prendre en
compte la psychologie de son interlocuteur mais aussi celles de larbitre et du public qui
entourent lentretien178 et faire en sorte que ces derniers admettent la preacutemisse comme
endoxale laquo Psychologiquement raquo linterlocuteur acceptera plus facilement une ideacutee comme
la preacutemisse dun syllogisme dialectique si par exemple elle est probable cest-agrave-dire quelle
semble se veacuterifier dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas ou bien si de ceacutelegravebres
personnages lont soutenue Laspect central et deacutefinitionnel de lἔνδοξον nest pas tant celui
decirctre probable que celui decirctre accepteacute accreacutediteacute par la majoriteacute J Brunschwig traduit
dailleurs agrave trois reprises laquo θείη ἄν raquo179 optatif aoriste troisiegraveme personne du singulier de
τίθημι modaliseacute avec ἄν par laquo toute chance decirctre accepteacute raquo comme un truchement ingeacutenieux
pour rendre compte dans les trois extraits que nous citions drsquoun potentiel Car ce quil faut
surtout comprendre cest que pour Aristote une opinion peut ecirctre potentiellement endoxale
dans la mesure ougrave elle est accepteacutee ou du moins agrave la condition ougrave elle ne contredit pas
laquo lopinion du plus grand nombre raquo τῶν πολλῶν δόξαις et si jamais elle contredit cette
opinion geacuteneacuterale si elle est paradoxale elle peut ecirctre poseacutee si et seulement si quelquun de
ceacutelegravebre la tenue
Tout semble donc se passer comme si lendoxaliteacute dune opinion eacutetait garantie voire
permise non par sa laquo probabiliteacute raquo dans un sens proche ou eacuteloigneacute de celui de laquo veacuteriteacute raquo mais175 Page X176 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par
laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle
177 105b10 et suivantes178 Cet aspect psychologique de la dialectique se retrouve dailleurs dans les diffeacuterents conseils quAristote donne
aux questionneurs et reacutepondants dans le Livre VIII des Topiques179 103b11 104a34 105b17-18
56
par la totaliteacute ou presque des hommes ou des speacutecialistes La dialectique semble donc devoir
avoir pour point de deacutepart une preacutemisse qui ne doive en rien heurter une sorte drsquolaquo a priori raquo
non pas laquo conceptuel raquo pour reprendre les mots de G E L Owen180 mais laquo doxique raquo une
preacutemisse qui ne soit pas paradoxale qui ne bouscule pas les opinions dominantes qui ne
contredise pas laquo les eacutevidences communes raquo [ταicircς φαινομέυαις] (105b1) et ce mecircme si au
demeurant elle semble probable Le caractegravere endoxal dune opinion ou dune ideacutee ne lui
appartient pas en droit mais en fait et comme leacutecrit encore J Brunschwig laquo les eacutenonceacutes
laquo endoxaux raquo sont ceux qui ont des garants reacuteels qui sont autoriseacutes ou accreacutediteacutes par
lrsquoadheacutesion effective que leur donnent soit la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes soit la
totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des σοφοί [hellip] raquo181 σοφοί eacutetant agrave entendre ici non comme les
sages les philosophes ou les savants mais plutocirct comme les speacutecialistes en chaque domaine
les meacutedecins les geacuteomegravetres etc qui sopposent aux πολλοί comme laquo leacutelite [soppose] au
grand nombre lintelligentsia agrave la moyenne des hommes raquo eacutecrit encore J Brunschwig182 La
valeur endoxale dune opinion ne tient peut-ecirctre pas tant au lien quelle entretient avec le vrai
quagrave laccreacuteditation de cette opinion agrave devenir une preacutemisse dialectique Ce nest pas la
probabiliteacute la vraisemblance ou le caractegravere laquo proche du vrai raquo qui permet de poser une ideacutee
comme endoxale mais cest le fait quelle soit partageacutee Cest une sorte de garant encore ici
collectif intellectuel culturel ou peut-ecirctre seulement humain qui permet ou refuse
lendoxaliteacute dune opinion
Il est en effet difficile de consideacuterer comme laquo proche du vrai raquo la preacutemisse dialectique
preacutemisse eacutetant ici entendue comme la mise sous forme interrogative dune ideacutee endoxale
Aristote preacutecise dailleurs que
Ce serait une erreur en effet de consideacuterer toute preacutemisse et tout problegraveme comme
dialectique de fait personne de senseacute ne proposerait comme preacutemisse une opinion
universellement rejeteacutee ni ne poserait comme problegraveme une question parfaitement
claire pour tout le monde [hellip]183
Leacutevidence ou la probabiliteacute ne semblent pas ecirctre prises en consideacuteration dans lendoxaliteacute
dune ideacutee ce qui compte cest quelle soit partageacutee et quelle puisse donner lieu agrave deacutebat et
ce mecircme si elle est fausse De plus les exemples que donne Aristote de preacutemisses ou de
problegravemes dans la suite de ce texte sont de trois sortes laquo Parmi les preacutemisses certaines sont
eacutethiques dautres sont physiques dautres enfin sont logiques raquo Eacutethique laquo doit-on
obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux lois en cas de discordance raquo Logique laquo les
contraires relegravevent-ils ou non du mecircme savoir raquo Enfin physique laquo le monde est-il eacuteternel
180 Owen G E L laquo Thitenai ta phainomena raquo op cit p 85181 Brunschwig Topiques Tome I note 3 p113-114182 Brunschwig Ibidem note 1 p114183 Topiques I 10 104a2-7
57
ou non raquo184 Chacune de ces preacutemisses est donc la forme interrogative dune ideacutee partageacutee et
admise par la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des
savants sinon des plus illustres dentre eux ou des plus admis comme autoriteacute Une ideacutee
personnelle novatrice non admise ou ne faisant pas autoriteacute mecircme une ideacutee eacutevidente
probable voire vraie ne pourrait preacutetendre devenir une preacutemisse dialectique ou bien un
ἔνδοξον puisquen derniegravere instance seul le plus laquo grand nombre raquo donne agrave lideacutee son
caractegravere endoxale Il semble que la preacutemisse dialectique et lἔνδοξον soient peut-ecirctre
eacutepisteacutemologiquement laquo hors concours raquo Degraves lors cette valeur proposeacutee par E Berti ne va pas
de soi et la fragiliteacute de celle-ci risque de saper les fondations dune preacutetendue valeur
eacutepisteacutemologique plus geacuteneacuterale de la dialectique
Laspect collectif du jeu de la dialectique est sans doute lun des critegraveres les plus
importants pour comprendre la diffeacuterence entre dialectique et philosophie chez Aristote Mais
dans le mecircme temps cet aspect constitue un eacutecueil pour les tenants dune dialectique
eacutepisteacutemologiquement forte au sein des traiteacutes de science et de philosophie du Stagirite En
effet le livre VIII des Topiques souvre sur quelques conseils pratiques agrave lusage du
questionneur mais en mecircme temps quil dispense ses conseils Aristote eacutetablit une distinction
claire entre le dialecticien et le philosophe
Il faut dabord quand on sapprecircte agrave formuler les questions trouver le lieu agrave partir
duquel il convient dargumenter deuxiegravemement formuler les questions et les mettre
en ordre une par une pour soi-mecircme [πρὸς ἑαυτόν] enfin et troisiegravemement les poser
de vive voix cette fois pour lautre [πρὸς ἕτερον] Tant quil sagit de trouver le lieu la
recherche relegraveve agrave titre semblable du philosophe et du dialecticien mais se mettre agrave
ranger ces points en ordre et agrave formuler les questions [τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν] est
propre au dialecticien car tout ce qui est de ce type sadresse agrave un autre [πρὸς ἕτερον]
Au philosophe qui cherche par lui-mecircme [καθἑαυτὸν] il importe nullement si alors
que sont vraies et bien connues les preacutemisses par le biais desquelles se fait sa
deacuteduction le reacutepondant ne les accorde pas parce quelles sont proches de ce qui a eacuteteacute
poseacute au deacutebut et quil preacutevoit ce qui va en reacutesulter [hellip]185
Malgreacute les nombreuses difficulteacutes que soulegraveve ce texte il semble que la ligne de deacutemarcation
entre le philosophe et le dialecticien se trace gracircce agrave deux actions τάττειν cest-agrave-dire
laquo ranger raquo laquo ordonner raquo186 les diffeacuterentes questions ou preacutemisses que le questionneur veut
poser au reacutepondant puis ἐρωτηματίζειν cest-agrave-dire laquo poser les questions agrave linterlocuteur
pour lamener agrave une conclusion raquo187 les formuler agrave haute voix pour lautre laquo πρὸς ἕτερον raquo184 Topiques I 14 105b20-25185 Aristote Topiques Tome II Trad Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 livre VIII 155b1-16186 Le Grands Bailly p 1899-1900187 Le Grand Bailly p 813
58
Cependant comme lexplique J Brunschwig188 bien que cet aspect πρὸς ἕτερον de la
dialectique soit dune importance capitale la dialectique nest pas quune relation agrave autrui En
effet laspect laquo collectif raquo neacutepuise pas toute la dialectique puisquelle se double dun aspect
preacutealablement laquo taxinomique raquo Lactiviteacute du questionneur dialecticien comprend trois temps
dont les deux derniers lui sont propres un premier temps durant lequel il faut trouver le lieu
agrave partir duquel il convient dargumenter un deuxiegraveme temps dorganisation des questions dans
un ordre bien particulier pour soi-mecircme puis un troisiegraveme temps ougrave il faut formuler ces
questions pour autrui Cependant τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν sont laquo le propre raquo [ἴδιον] du
dialecticien et semblent bien distinguer ici en Topiques 155b1-16 la dialectique de la
philosophie puisque le philosophe ne se soucie pas des reacuteactions de ses interlocuteurs eacutetant
donneacute que lui ne joue pas agrave la dialectique Le philosophe ne soumet pas les preacutemisses de ses
syllogismes agrave lautoriteacute du plus grand nombre Mais un problegraveme se pose alors si τάττειν καὶ
ἐρωτηματίζειν sont deux activiteacutes laquo propres raquo agrave la dialectique cela signifie-t-il que la
philosophie norganise ni ne formule aucune questions pour autrui En effet si nous
comprenons que ces deux activiteacutes sont laquo le propre raquo de la dialectique tel quAristote deacutefinit
le laquo propre raquo en Topiques I5 102a18-19 cest-agrave-dire comme ce qui laquo sans exprimer
lessentiel de lessence de son sujet nappartient pourtant quagrave lui raquo alors la philosophie doit-
elle se comprendre seulement comme une activiteacute solitaire anarchique car non organiseacutee et
silencieuse
Un texte de Meacutetaphysique Γ2 permet dune part de reacutepondre agrave cette question et
dautre part de comprendre un autre aspect fondamental de la dialectique son caractegravere
peirastique En effet en 1004b1-25 Aristote propose une autre distinction entre la
philosophie la sophistique et la dialectique Et il appert que pour le Stagirite la diffeacuterence
entre ces trois disciplines nest pas une diffeacuterence de forme mais une diffeacuterence de
laquo finaliteacute raquo et que la philosophie a pour fin dexaminer le vrai
En voici une preuve les dialecticiens et les sophistes revecirctent la mecircme apparence que
le philosophe car la sophistique nest quun semblant de sagesse et les dialecticiens
argumentent sur tout or lecirctre est commun agrave tout et agrave leacutevidence ils argumentent sur
ces questions parce quelles sont propres agrave la philosophie En effet la sophistique et la
dialectique tournent autour du mecircme genre que la philosophie mais la philosophie
diffegravere de la dialectique par la faccedilon dutiliser sa capaciteacute de la sophistique par le
choix de vie La dialectique met agrave leacutepreuve lagrave ougrave la philosophie apprend agrave connaicirctre
tandis que la sophistique paraicirct apprendre agrave connaicirctre mais ne le fait pas189
Ce texte peut ecirctre rapprocheacute de Topiques I1 100a25-101a4 dans lequel Aristote reformule
la distinction entre philosophie dialectique et sophistique mais cette fois-ci du point de vue
188 Aristote Topiques Tome II note 3 p 263-264189 Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et Anick Jaulin op cit p 150 nous soulignons
59
de la maniegravere dont ces trois laquo activiteacutes raquo font des syllogismes Le raisonnement deacuteductif 190
procegravede daffirmations vraies et premiegraveres eacutevidentes par elles-mecircmes Le raisonnement
dialectique procegravede des fameux ἔνδοξα Et la deacuteduction eacuteristique ou sophistique prend pour
point de deacutepart laquo des ideacutees qui se preacutesentent comme des ideacutees admises sans en ecirctre
reacuteellement raquo ou se preacutesente laquo comme une deacuteduction sans en ecirctre une raquo191 La sophistique se
caracteacuterise dans cet extrait des Topiques par un faux-semblant volontaire cette volonteacute de
laquo cacher son jeu raquo de faire croire agrave ses interlocuteurs quelle est comme la philosophie et
comme la dialectique Et si Meacutetaphysique Γ2 nous permet dexclure la sophistique de toute
preacutetention philosophique ou scientifique en en faisant un laquo semblant de sagesse raquo ndash
eacutethiquement drsquoune part puisque la sophistique diffegravere de la philosophie par laquo le choix de
vie raquo et drsquoautre part syllogistiquement car ses raisonnements nont que lapparence de
syllogismes ndash ce texte permet aussi de preacuteciser et dans le mecircme temps de rendre plus
complexe les rapports que la dialectique entretient avec la philosophie Dialectique et
philosophie ont toutes deux la mecircme forme la dialectique argumente sur tout parce que les
questions quelle se pose sont justement propres agrave la philosophie Degraves lors nous pouvons
peut-ecirctre eacutetablir ainsi une laquo homonymie de forme raquo entre dialectique et philosophie alors de
facto ce qui est propre agrave la dialectique τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν par exemple est propre
aussi agrave la philosophie Car la diffeacuterence entre ces deux activiteacutes ne tient pas agrave leur forme elles
ont en effet la mecircme en partage mais agrave lutilisation quon en fait laquo agrave la faccedilon dutiliser sa
capaciteacute raquo capaciteacute propre agrave lecirctre humain de faire de la dialectique et de la philosophie
Dune part le philosophe use de cette capaciteacute pour apprendre dautre part le dialecticien use
de celle-ci pour laquo mettre agrave leacutepreuve raquo
La distinction entre philosophie et dialectique se comprend donc dans une diffeacuterence
de laquo perspective raquo de but de finaliteacute Elles ont la mecircme forme et semble-t-il si nous
acceptons une laquo homonymie formelle raquo entre philosophie et dialectique ce qui est propre agrave
lune est propre agrave lautre bien quelles naient pas la mecircme fin Et peut-ecirctre que la meacutethode
dialectique peut fonder les principes des sciences justement par cette laquo homonymie raquo entre
philosophie et dialectique Cependant ce texte de Meacutetaphysique Γ2 a poseacute de nombreux
problegravemes aux interpregravetes qui soutiennent le caractegravere dialectique fondamental de la science
et de la philosophie chez Aristote car ce dernier y seacutepare clairement la philosophie de la
dialectique bien que celles-ci partagent une certaine homonymie (la dialectique ayant pour
fin de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo quand la philosophie laquo apprend agrave connaicirctre raquo) Pour reacutesoudre ce
problegraveme et continuer de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode scientifique et
190 Le raisonnement deacuteductif est scientifique certes mais la frontiegravere entre science et philosophie estparticuliegraverement incertaine chez Aristote ainsi comme le livre E de la Meacutetaphysique dans lequel le motlaquo philosophie raquo est utiliseacute au sens de ἐπιστήμη (126a19) nous maintenons pour le moment ici leacutequivoqueentre science et philosophie
191 100b23-29
60
philosophique les tenants du dialectic turn ont ducirc proposer une distinction entre plusieurs
types de dialectique TH Irwin192 considegravere par exemple que ce passage de Meacutetaphysique
Γ2 doit ecirctre compris dans une strateacutegie antiplatonicienne seacuteparant la dialectique de la
philosophie La dialectique dont il est question en Meacutetaphysique Γ2 serait une pure
dialectic cest-agrave-dire celle deacutecrite dans les Topiques deacutepourvue de toute valeur
eacutepisteacutemologique car trop deacutependante aux δοκούντα et qui se distinguerait dune strong
dialectic mise en œuvre dans les recherches scientifiques et fondeacutee sur de vraies preacutemisses
ou des preacutemisses laquo semblables raquo au vrai des ἔνδοξα Cette distinction entre pure et strong
dialectic permet aussi de contourner le hiatus ducirc agrave laspect collectif (questionneurreacutepondant)
de la dialectique qui ne se retrouve guegravere dans les traiteacutes scientifiques La dialectique de
Meacutetaphysique Γ2 serait donc une dialectique socratique critique dialogique cest-agrave-dire
structureacutee autour des rapports du questionneur et du reacutepondant incapable de connaicirctre mais
seule capable de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo et la laquo philosophie raquo serait quant agrave elle lautre nom de
cette dialectique forte dont la tacircche est dexaminer le vrai et qui semble pouvoir se pratiquer
seul Cette thegravese peut ecirctre eacutetayeacutee par un extrait de Meacutetaphysique M4 dans lequel Aristote
montre la laquo faiblesse raquo de la dialectique socratique que lon peut degraves lors comprendre comme
plus faible que la dialectique aristoteacutelicienne
Mais Socrate cherchait avec raison le ce que cest car il cherchait agrave construire des
deacuteductions et le principe des deacuteductions est le ce que cest En effet la dialectique en ce
temps lagrave neacutetait pas assez forte pour pouvoir examiner les contraires mecircme
indeacutependamment du ce que cest et pour dire si les contraires relegravevent de la mecircme
science193
Une dialectique forte serait donc une dialectique fondeacutee sur le ce que cest une dialectique
scientifique dont les syllogismes seraient apodictiques cest-agrave-dire fondeacutes sur des ἔνδοξα dont
nous avons compris quils pouvaient avoir une valeur eacutepisteacutemologique en fonction du sens
que nous accordons au mot laquo probable raquo chez Aristote Et la distinction entre laquo dialectique raquo
et laquo philosophie raquo en Meacutetaphysique Γ2 sentend alors comme la distinction entre pure
dialectic et strong dialectic De fait il y aurait une stricte analogie entre la philosophie et la
strong dialectic Diviser ainsi la dialectique en plusieurs types en fonction du contexte de son
utilisation est lune des strateacutegies deacuteveloppeacutees par les tenants du Dialectic turn pour reacutesoudre
les contradictions du texte aristoteacutelicien Une telle distinction entre pure et strong dialectic
permet notamment agrave E Berti deacutecrire laquo Par conseacutequent la tacircche quAristote attribue agrave la
science de lecirctre en tant quecirctre se deacuteroule selon des proceacutedeacutes explicitement deacutecrits comme
dialectiques raquo194 R Bolton par exemple soppose sur ce point agrave T H Irwin et considegravere que
192 T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988193 1078b23-27194 E Berti laquo Philosophie dialectique et sophistique en Meacutetaphysique Γ2 raquo in Dialectique Physique et
Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p47
61
cest justement la peirastique en tant quactiviteacute fondeacutee sur ce qui est le plus endoxal ndash les
endoxotata ndash et dont le but est seulement de mettre agrave leacutepreuve qui est le proceacutedeacute de la
dialectique le plus laquo scientifique raquo puisque celle-ci a selon lui la fonction de laquo justifier les
thegraveses scientifiques raquo195 La peirastique srsquooppose pour R Bolton agrave la laquo dialectique au sens
strict raquo qui elle est deacutepourvue de toute valeur eacutepisteacutemologique La distinction entre deux ou
plusieurs dialectiques semble permettre une analogie entre la philosophie et une dialectique
forte et si Aristote seacutepare philosophie et dialectique en Meacutetaphysique Γ2 ce nest que pour
deacutebouter une certaine dialectique qui nest selon T H Irwin que peirastique cest-agrave-dire qui
na pour seul but que de mettre agrave leacutepreuve les arguments adverses La peirastique eacutetant
personnifieacutee par Socrate en Meacutetaphysique M4 elle est incapable de connaicirctre agrave la
diffeacuterence dune dialectique forte Mais Aristote permet-il veacuteritablement de distinguer
plusieurs sortes de dialectique R Bolton pour infeacuterer cette ideacutee sappuie sur les services
rendus par la meacutethode topique selon Topiques I2 Il considegravere quaux diffeacuterents services se
rapportent diffeacuterentes dialectiques au service gymnastique une dialectique gymnastique au
service laquo scientifique raquo (qui inteacuteresse les notions premiegraveres des sciences) une dialectique non
gymnastique196 Pourtant J Brunschwig critique cette lecture Selon lui en effet
La meacutethode dialectique agrave laquelle on sentraicircne dans lusage laquo gymnastique raquo nest pas
une autre dialectique ou une autre forme de dialectique ou une dialectique gouverneacutee
par dautres regravegles que celle que lon pratique selon les Topiques eux-mecircmes agrave des
fins seacuterieuses et non laquo gymnastiques raquo197
Degraves lors reacutesoudre les incoheacuterences du texte aristoteacutelicien agrave propos de la dialectique dans le
but dassurer un usage scientifique de cette derniegravere en distinguant plusieurs laquo types raquo de
dialectiques ne va pas de soi et reste difficilement soutenable Sans tirer de conclusions trop
hacirctives sur ces deux (deux eacutetant un nombre a minima) dialectiques ayant des fonctions
diffeacuterentes ndash car il ne faut pas selon M Crubellier et P Pellegrin laquo seacuteparer de maniegravere trop
eacutetanches les diverses fonctions de la dialectique raquo198 ndash retenons pour le moment dune part
que la dialectique a un aspect collectif indeacuteniable mais aussi une fonction critique
peirastique et dautre part que les thegraveses de T H Irwin ou de R Bolton ont le meacuterite
incontestable de reacutepondre agrave de difficiles incoheacuterences du texte aristoteacutelicien Il importe peu
pour le moment de savoir si cette fonction peirastique constitue lessence dune certaine
dialectique non scientifique opposeacutee agrave une dialectique forte ou inversement la dialectique
reste une activiteacute de laquo mise agrave leacutepreuve raquo mais ses fonctions sont sans doute plurielles
195 R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pellegrin PierreBiologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la Recherche ScientifiqueParis 1990 p 185-236
196 CF R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo op cit pp 200-201197 J Brunscchwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin
Pierre op cit p 257198 M Crubellier et P Pellegrin Aristote op cit p 140
62
Aristote insiste dailleurs beaucoup sur le caractegravere peirastique de la dialectique dans les
Reacutefutations sophistiques Largument peirastique y est preacutesenteacute comme celui qui deacuteduit laquo une
contradiction agrave partir des opinions qui font autoriteacute raquo (2 165b4)199 De plus la peirastique
laquo est une partie de la dialectique et elle est capable de deacuteduire une conclusion fausse en se
servant de lignorance de celui qui rend compte de sa thegravese raquo (8 169b25-27) Enfin Aristote
considegravere que laquo la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute raquo et que de fait elle
laquo sapplique agrave tout raquo elle nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et peut ecirctre
pratiqueacutee par tout le monde avec plus ou moins de meacutethode (11 172a25-28)
En effet tous les arts utilisent eacutegalement certaines notions communes Cest pourquoi
tous les hommes y compris de simples particuliers font usage dune certaine maniegravere
de la dialectique et de la peirastique car tous jusquagrave un certain point tentent
dexaminer ceux qui professent un art (11172a29-33)
Ainsi la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα coupleacutee agrave lideacutee dune dialectique forte
parente de la philosophie et de la science agrave la diffeacuterence de la peirastique qui na pour tacircche
que de critiquer sans rien fonder permet de comprendre lultime service rendu selon les
Topiques I2 par la dialectique aux sciences ou plus exactement aux laquo notions premiegraveres de
chaque science raquo
Que notre traiteacute soit utile enfin aux connaissances de caractegravere philosophique cela
sexplique du fait que lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en
argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en
chaque matiegravere le vrai et le faux Mais on peut encore en attendre un service de plus
qui inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science [πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ
ἑκάστην ἐπιστήμην] Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant
sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les
principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si
lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune
de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave
elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de
toutes les disciplines200
Bien que ce texte semble proposer deux services distincts rendus par le traiteacute des Topiques et
non un seul E Berti dans son article intituleacute laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo
comprend quil y a une uniteacute entre ces deux services preacutetendument diffeacuterents En effet
Nous ne sommes pas en preacutesence de deux services ou de deux utiliteacutes diffeacuterentes
mais la dialectique est utile aux connaissances de caractegravere philosophique cest-agrave-dire
aux sciences aussi bien parce que deacuteveloppant les apories dans les deux sens elle
199 Aristote Reacutefutations Sophistiques trad Myriam Hecquet GF Flammarion Paris 2015200 101a34-101b4
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nous fait discerner plus facilement le vrai et le faux que parce que gracircce agrave sa vocation
examinatrice elle nous ouvre laccegraves aux principes de toutes les disciplines201
Ces deux utiliteacutes de la dialectique sont donc compleacutementaires et reacuteductibles agrave une seule
deacutecouvrir les principes de toutes les disciplines de toutes les sciences Mais par quel proceacutedeacute
la dialectique peut-elle deacutecouvrir les principes E Berti est sur ce point tout agrave fait clair la
dialectique deacutecouvre les principes des sciences par le proceacutedeacute laquo normal raquo celui qui laquo deacuteduit
des conclusions agrave partir des ideacutees admises raquo en tant que laquo seul proceacutedeacute dont on dispose pour
chercher les principes raquo202 Puisque les laquo ideacutees admises raquo ont degraves lors une valeur
eacutepisteacutemologique raisonner agrave partir delles en deacuteveloppant des apories permet de deacutecouvrir les
principes des sciences Certes Aristote nuance le caractegravere exclusivement dialectique de cette
tacircche En effet deacutecouvrir les principes des sciences est propre agrave la dialectique laquo ou du moins
agrave elle principalement raquo [ἴδιον ᾒ μάλιστα οἰκεicircον] eacutecrit-il en Topiques I2 101b2 Cependant
E Berti ne semble pas consideacuterer cette concession comme probleacutematique car elle est pour lui
surtout laquo pleacuteonastique raquo et ne remet pas en cause sa theacuteorie selon laquelle il reste eacutetabli que
laquo la dialectique permet de deacutecouvrir les principes des sciences raquo et ce par un proceacutedeacute tout agrave
fait normal deacutevelopper des apories agrave partir dideacutees admises proceacutedeacute qui nous permet de
deacutecouvrir le vrai et le faux203 Tels sont donc les diffeacuterents eacuteleacutements gracircce auxquels nous
pouvons attribuer cette valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique
Cette fonction preacutesumeacutee de la dialectique deacutecouvrir les principes des sciences par le
deacuteveloppement dapories agrave partir dopinions admises est selon E Berti qui reprend
lexpression de R Bolton laquo le fondement eacutepisteacutemologique raquo204 de la dialectique
aristoteacutelicienne Cependant pour E Berti lillustration la plus claire de cette fonction de la
dialectique en science ne se trouve ni dans les Topiques ni dans les Reacutefutations sophistiques
ni mecircme dans la Rheacutetorique En effet selon lui la plus brillante illustration de cette fonction
scientifique doit ecirctre rechercheacutee dans les traiteacutes scientifiques eux-mecircmes lagrave ou cet usage se
deacuteploie veacuteritablement Cest en effet ainsi quil conclut son article sur lutiliteacute de la dialectique
pour la science
En conclusion la base eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne est
constitueacutee par le fait que la plupart des ἔνδοξα sont aussi vrais et pour cette raison ils
permettent de voir entre deux thegraveses opposeacutees dont on a tireacute les conseacutequences laquelle
est la vraie et laquelle est la fausse lune eacutetant celle dont les conseacutequences saccordent
avec la plupart des ἔνδοξα lautre celle dont les conseacutequences les contredisent Le
201 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30202 Ibidem p 30-31 Il semble que dans cet article preacutecis E Berti ne fasse pas de diffeacuterence entre une
dialectique forte et la peirastique dans la deacutecouverte des principes des sciences Retenons quici la dialectiquedeacutecouvre les principes par un proceacutedeacute laquo normal ndash pour la dialectique raquo celui de deacutevelopper des apories nouspermettant de deacutecouvrir le vrai et le faux
203 Ibid p 32204 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique et
eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne op cit
64
mecircme proceacutedeacute peut ou doit ecirctre appliqueacute dans la recherche des principes des sciences
pour voir entre deux thegraveses opposeacutees et eacutegalement candidates au titre de principe
cest-agrave-dire de preacutemisse vraie laquelle est la vraie et laquelle est la fausse205
Ainsi puisquil faut selon E Berti rechercher lapplication du proceacutedeacute dialectique dans la
deacutecouverte des principes des sciences nous nous proposons dans les pages qui suivent
drsquoeacutetudier un cas particulier dont il est admis de le consideacuterer comme lun des plus
paradigmatiques de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique en science le livre I de la
Physique qui procegravede dans un premier temps agrave la reacutefutation de la doctrine eacuteleacuteatique et dans
un second temps agrave leacutetablissement des principes de la physique206 Bien que ce texte soit un
veacuteritable locus classicus du deacutesaccord entre les speacutecialistes dAristote nous nous proposons
de linterroger pour appreacutecier sil accreacutedite ou non la thegravese selon laquelle la meacutethode
dAristote dans la recherche des principes des sciences est la meacutethode dialectique La
dialectique permet-elle textuellement en Physique I de deacutecouvrir les principes de la physique
soit le mouvement le repos et le substrat de ce couple de contraires
La reacuteponse agrave cette question soulegraveve un grand nombre de deacutebats et pourrait faire
intervenir une myriade de gloses contradictoires et de textes du corpus aristoteacutelicien aux sens
toujours diffeacuterents Cest dailleurs lune des principales difficulteacutes des eacutetudes
aristoteacuteliciennes proposer une thegravese agrave propos dune question preacutecise chez Aristote qui ne soit
pas contredite par un texte dAristote lui-mecircme Et cest pour faire face agrave cette difficulteacute que
nous faisons le choix de restreindre cette eacutetude au livre I de la Physique et de ne faire
intervenir que deux points de vue sur ce dernier celui de E Berti qui considegravere la dialectique
comme une meacutethode veacuteritablement scientifique en Physique I et celui de R Bolton dont le
point de vue est plus nuanceacute et permet de relativiser lutilisation faite par Aristote de la
dialectique en science
Comme nous lavons dit la Physique souvre sur lexposeacute de la meacutethode dAristote par
une reformulation de la doctrine des Analytiques et lexposition du laquo chemin naturel raquo qui va
de ce qui est plus clair et plus connu pour nous vers ce qui est plus clair et plus connu par
nature Lensemble du livre I a pour rocircle deacutetablir le nombre et la nature des principes de la
science physique une paire de contraire (le mouvement et le repos) deacutefinissant le genre de la
physique et un substrat (la matiegravere) Les objets de la science physique sont donc selon
Physique II les reacutealiteacutes laquo qui possegravedent en elles-mecircmes leur principes de mouvement et
drsquoarrecirct les unes quant au lieu dautres quant agrave laugmentation et agrave la diminution dautres
quant agrave lalteacuteration raquo207 Mais quelle strateacutegie Aristote met-il en place pour eacutetablir ces
principes au cours de ce tregraves deacutebattu livre I 205 E Berti laquo De lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in E Berti op cit p 40
206 Le premier chapitre de la Physique est dun inteacuterecirct particulier car il est aussi selon les Meacuteteacuteorolo-giques I1 louverture de laquo toute lentreprise raquo physique et scientifique dAristote207 Physique II 1 192b14-15 trad Citeacutee Pierre Pellegrin
65
Selon E Berti cette strateacutegie est purement et simplement une application stricte de la
meacutethode dialectique telle quelle est exposeacutee dans les Topiques Et en effet plusieurs eacuteleacutements
corroborent un usage massif de la dialectique en Physique I Degraves le chapitre 2 du livre I agrave
partir de 184b15 Aristote eacutecrit
Mais il est neacutecessaire quil y ait ou bien un seul principe ou bien plusieurs et
sil ny en a quun ou bien quil soit immobile comme le disent Parmeacutenide et Meacutelissos
ou bien quil soit mucirc comme le disent les physiciens certains disant que les premiers
principes cest lair dautre que cest leau208
Dune part Aristote procegravede ici agrave une relative laquo revue raquo des ideacutees admises par ses
preacutedeacutecesseurs dans le domaine de la physique ce qui sapparente agrave un proceacutedeacute de type
dialectique mais dautre part il procegravede agrave une laquo parfaite division dichotomique qui ne
neacuteglige aucune possibiliteacute et les embrasse toutes raquo nous explique E Berti209 Lorigine
dialectique de cette laquo division dichotomique raquo ne fait pour le commentateur aucun doute car
elle repreacutesente le paradigme dun proceacutedeacute typiquement dialectique donnant lieu agrave une
laquo veacuteritable deacutemonstration raquo cest-agrave-dire une deacutemonstration scientifique
Aristote sengage ensuite dans une reacutefutation des doctrines eacuteleacuteatiques Leacuteleacuteatisme et
ses repreacutesentants Parmeacutenide et Meacutelissos niaient non le mouvement tel que nous le
percevons mais le fait quil laquo soit raquo le fait que nous puissions dire laquo le mouvement est raquo
Dans les fragments restitueacutes de son Poegraveme Parmeacutenide eacutecrit laquo Ce qui peut ecirctre dit et penseacute se
doit decirctre car lecirctre est en effet et le neacuteant nest pas raquo Et plus loin laquo En effet lecirctre
embrasse au plus pregraves lecirctre Or il est immobile pris dans les limites de formidables liens il
est sans commencement et il est sans fin car la geacuteneacuteration comme la destruction ont eacuteteacute
eacutecarteacutees loin de lui [] raquo210 Lexamen de cette doctrine niant le mouvement et la plurivociteacute
de lecirctre a pour Aristote un laquo inteacuterecirct philosophique raquo (I2 185a21)211 Mais pour quelle
raison Reacutemi Brague dans un article intituleacute laquo Note sur la deacutefinition du mouvement
(Physique III 1-3) raquo212 a particuliegraverement bien mis en lumiegravere le rapport entre la reacutefutation
des doctrines eacuteleacuteatiques sur le mouvement au livre I et la deacutefinition dudit mouvement au livre
III en tant quelle en constitue le verso Selon R Brague la deacutefinition quAristote eacutetablit du
mouvement en Physique laquo serait le versant positif de ce queacutetablissait neacutegativement la
reacutefutation de leacuteleacuteatisme meneacutee au livre I de la Physique (ch3) et par lagrave elle en constitue la
reacutefutation deacutefinitive raquo213 Il y a un correacutelat entre la deacutefinition du mouvement en Physique III
208 Ibidem 185b15 et suivantes209 laquo E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physique raquo in Berti op cit p 99210 Fragments restitueacutes ligne 1-2 puis 25-31 in Les Preacutesocratiques ed Jean-Paul Dumont Gallimard NRF
Paris 1988 p 260211 Nous reviendrons ulteacuterieurement sur cet laquo inteacuterecirct philosophique raquo de lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques212 Brague Reacutemi laquo Note sur la deacutefinition du mouvement (Physique III 1-3) raquo in La physique dAristote et les
conditions dune science de la nature Colloque organiseacute par le seacuteminaire drsquoEacutepisteacutemologie et dHistoire desSciences de Nice actes eacutediteacutes par Franccedilois de Gandt et Pierre Souffrin Vrin Paris 1991 pp107-120
213 Ibid p 109
66
et la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I ce correacutelat consiste en la neacutecessiteacute de faire du
mouvement un ecirctre En effet les Eleacuteates ne nient pas tant lexistence empirique du
mouvement que la preacutetention du mouvement agrave ecirctre un Ecirctre agrave acceacuteder laquo au statut raquo dEcirctre Degraves
lors il faut quAristote donne une laquo consistance ontologique raquo au mouvement laquo Il lui faut
bien plutocirct montrer que le mouvement a une digniteacute telle quil meacuterite que lon parle de lui en
employant le verbe ldquoecirctrerdquo raquo214 eacutecrit R Brague Ce serait lagrave tout lenjeu de sa deacutefinition du
mouvement au livre III Mais a fortiori la reacutefutation du livre I est la reacutefutation dune neacutegation
ontologique du mouvement Si Aristote cherche agrave reacutefuter les Eleacuteates au livre I de la Physique
cest parce quil semble impossible de fonder la science physique sur des principes qui nont
pas la digniteacute decirctre En effet laquo on ne peut savoir que ce qui est eacutecrit encore R Brague Or
ce qui est dans la nature se meut Si donc ce qui se meut ou le trait fondamental de ce qui se
meut ndash le mouvement ndash nest pas il ny a pas de savoir de la nature raquo215 Reacutefutation des
Eleacuteates et deacutefinition du mouvement sont donc le recto et le verso de la mecircme strateacutegie
eacutetablir une ontologie du mouvement Ainsi la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est pour
Aristote une neacutecessiteacute Il semble falloir pour pouvoir fonder un savoir de la nature
deacutemontrer lexistence ontologique du mouvement chose que niaient les Eleacuteates par leur
thegravese laquo lEcirctre est un et immobile raquo
Son proceacutedeacute argumentatif est-il degraves lors dialectique Premiegraverement Aristote
comprend que lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques ne relegraveve pas du domaine de la physique mais
dune autre science Et lanalogie quil mentionne en 185a1 pour eacutetayer son propos est
particuliegraverement eacuteclairante pour comprendre le proceacutedeacute utiliseacute dans la reacutefutation des thegraveses
eacuteleacuteatiques qui nient les principes physiques Cette reacutefutation ne peut se faire que par cette
laquo science commune agrave toutes raquo
De mecircme en effet que le geacuteomegravetre na lui non plus aucun argument contre celui qui
supprime les principes de la geacuteomeacutetrie ndash mais cela est laffaire dune autre science ou
du moins dune science commune agrave toutes ndash de mecircme en est-il pour celui qui soccupe
des principes216
Cette science commune agrave toutes les autres non tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et qui
permet de reacutefuter celui qui supprime les principes de la geacuteomeacutetrie comme de la physique (ici
les Eleacuteates) nest-elle pas la dialectique Ce point a fait eacutenormeacutement deacutebat dans lhistoire des
eacutetudes aristoteacuteliciennes Selon P Pellegrin en effet cette science laquo commune agrave toutes raquo serait
pour D Ross la meacutetaphysique et pour Simplicius deacutejagrave la dialectique Cependant Aristote
deacutefinit bien dans les Seconds analytiques I 11 la dialectique comme lactiviteacute qui
laquo communique avec toutes les sciences raquo (77a26) et nest la science laquo daucun genre
214 Ibid p108-109215 Ibid p 109-110216 Physique I 2 185a1-4
67
deacutetermineacute raquo (77b32)217 Degraves lors il appert que le seul moyen mentionneacute par Aristote dans sa
Physique pour reacutefuter les thegraveses niant les principes physiques comme celles niant les
principes de toutes les autres sciences est bien la dialectique
Deuxiegravemement pour reacutefuter les thegraveses eacuteleacuteatiques Aristote use de la division des sens
des mots laquo ecirctre raquo et laquo un raquo Or la division ou la laquo dissociation raquo des divers sens des termes est
justement lun des instruments principaux de la dialectique En Topiques I 13 Aristote pose
quatre laquo instruments gracircce auxquels nous ne serons jamais agrave court darguments deacuteductifs raquo
dont le deuxiegraveme mentionneacute consiste laquo agrave savoir dissocier les diffeacuterents sens dun terme raquo218
Et cest en effet agrave partir des diffeacuterents sens de lecirctre quil reacutefute les thegraveses eacuteleacuteatiques
Mais le point de deacutepart le plus approprieacute de tous [pour reacutefuter] cest de voir
puisque leacutetant se dit de plusieurs maniegraveres ce que veulent dire ceux qui disent que
toutes les choses sont une est-ce quils veulent dire que toutes les choses sont
substance ou des quantiteacutes ou des qualiteacutes et nouvelle question est-ce que toutes
choses sont une substance unique comme lest un homme unique ou un cheval
unique comme lest blanc ou chaud ou lune des choses de cette sorte 219
Aristote use agrave nouveau de ce proceacutedeacute dialectique de la division des sens de lun
De plus puisque lun se dit de plusieurs maniegraveres tout comme leacutetant il faut
examiner de quelle maniegravere ils entendent que le tout est un Or on appelle un soit le
continu soit lindivisible soit les choses dont la formule de lecirctre essentiel est la mecircme
et unique comme jus de treille et vin220
La division des sens dun terme est en effet un proceacutedeacute proprement dialectique dune part
parce quil constitue nous lavons dit un instrument de la dialectique mais dautre part parce
que cette division sinscrit dans une analyse du langage commun du sens commun laquo des
choses dites raquo cest-agrave-dire des λεγόμενα dans lesquels sont compris les ἔνδοξα et qui
constituent lun des deux sens de φαιυόμενον selon G E L Owen Or cette reacutefutation
dialectique proceacutedant par la division des sens dun termes est pour Aristote selon E Berti
laquo une reacutefutation rigoureuse et parfaitement valable raquo221 Donc non seulement la reacutefutation est
bien dialectique mais elle est aussi pour E Berti fondeacutee cest-agrave-dire scientifiquement
valable
Cependant nous navons abordeacute pour linstant que la reacutefutation des Eleacuteates non la
deacutetermination effective des principes physiques Or selon E Berti reacutefutation des Eleacuteates ou
des laquo Anciens qui viennent ensuite raquo et deacutetermination des principes de la physique sont
intimement lieacutees car deacuterivant dun seul et mecircme proceacutedeacute dialectique Selon le commentateur
la recherche veacuteritablement physique commence avec la deacutetermination du nombre de
217 Ce que drsquoailleurs confirme P Pellegrin dans sa note 1p la Physique aux eacuteditions GF Flammarion218 A partir de 105a21 219 185b21 et suivantes220 185b6-9221 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100
68
principes agrave partir du chapitre 4 du livre I et sachegraveve au deacutebut du livre II Or pour E Berti
toute cette recherche physique des principes deacutecoule dun proceacutedeacute dialectique qui prend
plusieurs formes
[Ce proceacutedeacute] est imposeacute par la distinction dichotomique entre les diffeacuterentes
possibiliteacutes concernant les principes [185b15] deuxiegravemement il a comme objet les
opinions des autres physiciens [agrave partir de 187a12] cest-agrave-dire des interlocuteurs
dAristote avec lesquels il semble avoir engageacute une espegravece de grande discussion
troisiegravemement il se sert dun instrument typiquement dialectique lanalyse du langage
humain222
Premiegraverement E Berti considegravere cette recherche du nombre et de la nature des principes
physiques comme une laquo grande discussion raquo comme un veacuteritable eacutechange un laquo entretien
dialectique raquo entre Aristote et ses preacutedeacutecesseurs sur un problegraveme preacutecis ce qui lui permet
grosso modo de rattraper laspect laquo collectif raquo de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les
Topiques Et en effet Aristote discute les thegraveses de ses preacutedeacutecesseurs celles des Eleacuteates nous
lavons dit puis celles des physiciens (agrave partir de I4) Anaxagore Empeacutedocle Anaximandre
des atomistes comme Deacutemocrite et enfin celles des platoniciens (I9) Cest de cette
discussion queacutemane le nombre et la nature des principes En effet Aristote comprend que les
principes sont contraires car laquo tous en fait posent des contraires comme principes raquo223 Tout
se passe comme si Aristote inscrivait le nombre et la nature de ses principes dans la continuiteacute
de ses preacutedeacutecesseurs comme si lautoriteacute de ces derniers venait confirmer la deacutetermination
des principes physiques
Mais E Berti est aussi attentif agrave lobjet direct de lanalyse dAristote dans le livre I de
la Physique cest-agrave-dire les laquo expressions linguistiques communes raquo les laquo choses dites raquo les
laquo leacutegomegravenes raquo pheacutenomeacutenaux qui parsegravement le texte de Physique I Cet objet linguistique est
symboliseacute selon E Berti par les nombreuses expressions du Stagirite faisant reacutefeacuterence au
champ lexical du langage Ce dernier est particuliegraverement preacutesent bien que de maniegravere
sporadique en Physique I nous avons releveacute non exhaustivement 185b27-186a 186b18-24
ou encore 187a1-6 Autant drsquoextraits ougrave la recherche de la signification des mots chez les
preacutedeacutecesseurs dAristote ou dans le langage commun est dune importance capitale laquo on
appelle on dit que tous ceux qui disent que raquo sont en effet des syntagmes reacutecurrents en
Physique I et suffisent selon E Berti agrave justifier dune part la preacutesence de la dialectique
dans ledit livre I et dautre part la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Par exemple agrave
propos de la geacuteneacuteration dont il faut eacutetablir les principes Aristote raisonne selon E Berti
laquo sur la maniegravere correcte ou incorrecte par laquelle le langage humain exprime ce
pheacutenomegravene raquo224 Et cest justement ce proceacutedeacute qui permettrait agrave Aristote daboutir agrave une222 Ibidem p102223 Physique I 5 188a19224 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100
69
premiegravere conclusion sur le nombre des principes de la physique en I 7 191a20-22 et donc
drsquoeacutetablir une premiegravere conclusion veacuteritablement scientifique laquo Mais que les principes soient
trois et comment ils sont trois et de quelle maniegraveres ils sont principes cest clair raquo
Conclusion eacuteliminant les autres possibiliteacutes soit pour E Berti une veacuteritable deacutemonstration
De plus toutes les autres distinctions dont Aristote se sert en Physique I agrave savoir la
distinction par soi par accident ou celle de lacte et de la puissance distinctions gracircce
auxquelles Aristote reacutesout les apories des Eleacuteates et qui permettent de deacutecouvrir les principes
de la physique sont pour E Berti eacuteminemment dialectiques en ce quelles font reacutefeacuterence au
livre Δ de la Meacutetaphysique laquo consacreacute ndash comme on le sait ndash aux diffeacuterentes significations des
mots et ougrave la distinction laquo par soi raquo et par laquo par accident raquo revient continuellement raquo225
Ainsi en eacutelargissant son eacutetude agrave lensemble de la Physique et encore plus largement agrave
lensemble des traiteacutes physiques du corpus aristoteacutelicien (le De Caelo le De generatione et
corruptione les Meacuteteacuteorologiques le De anima ou encore les traiteacutes biologiques) E Berti
conclut son article en reacuteaffirmant une valeur eacutepisteacutemologique incontestable de la dialectique
Les proceacutedeacutes dont [la science physique] se sert sont dans la plupart des cas des
arguments dialectiques cest-agrave-dire des analyses du langage ou bien des discussions
des opinions dautrui ce qui nrsquoempecircche pas quils puissent ecirctre aussi de veacuteritables
deacutemonstrations scientifiques cest-agrave-dire doueacutes de neacutecessiteacute capables dobliger agrave
lassentiment [hellip] Il ne sagit pas certes de deacutemonstrations laquo physiques raquo au sens
moderne du terme mais plutocirct de deacutemonstrations laquo logiques raquo [cest-agrave-dire pour E
Berti laquo dialectiques raquo] cependant leur valeur de veacuteriteacute nest pour cela aucunement
diminueacutee226
Ainsi agrave la question de savoir si le livre I de la Physique permet de soutenir une valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti reacutepond par laffirmative Cest dailleurs selon le
commentateur en Physique I que sillustre le mieux lapplication de la meacutethode dialectique
dans la recherche des principes des sciences
Nonobstant nous pourrions reprocher agrave E Berti de confondre la preacutesence effective de
la dialectique en Physique I et la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Certes la
dialectique est preacutesente dans ce livre I de la Physique comme dans la plupart des traiteacutes
scientifiques du Stagirite Mais a-t-elle veacuteritablement pour fonction de fonder les principes
des sciences Cest-agrave-dire ici de deacutecouvrir les principes premiers de la physique le
mouvement le repos et le substrat agrave ce couple de contraires Rien nest moins sucircr car et
cest lagrave lune des critiques que lui fait R Bolton227 Aristote explique bien que le mouvement
principe de la science physique est connu par le savant laquo par linduction raquo laquo ἡμicircν225 Ibid p 103226 Ibid p 113227 Bolton Robert laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in R BoltonScience Dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre PellegrinLouvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 223-255
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δὑποκείσθω τὰ φύσει ἢ πάντα ἢ ἔνια κινούμευα εἶναι δῆλον δἐκ τῆς ἐπαγωγῆς raquo228 Cette
ἐπαγωγή qui est largement admise comme eacutetant le processus dapprentissage et
dappreacutehension des principes proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν cest-agrave-dire par un processus
compris dans la meacutethode empirico-analytique Et immeacutediatement apregraves avoir affirmeacute que le
principe mouvement de la physique est connu par linduction Aristote explique pourquoi il
convient non de tout reacutefuter mais de reacutefuter seulement laquo ce quon deacutemontre faussement agrave
partir des principes raquo (185a15-16) Il faut donc faire une claire distinction entre le travail du
savant qui connait les principes par induction et selon la meacutethode empirico-analytique et
leacutecriture du texte aristoteacutelicien qui semble en effet suivre la meacutethode dialectique La
dialectique effectivement preacutesente en Physique I a peut-ecirctre moins pour but de fonder les
principes de la physique que de reacutefuter les mauvaises deacutemonstrations les deacutemonstrations
eacuteristiques Or il appert que les thegraveses soutenues par les Eleacuteates sont consideacutereacutees par Aristote
comme eacuteristiques
En reacutealiteacute examiner si leacutetant est un de cette maniegravere [agrave la maniegravere des Eleacuteates]
est comparable au fait dargumenter contre nimporte quelle autre thegravese de ceux qui
parlent pour parler [hellip] ou au fait de reacutesoudre une argumentation eacuteristique ce
quoffrent preacuteciseacutement les deux raisonnements celui de Meacutelissos et celui de
Parmeacutenide229
Certes P Pellegrin mentionne tregraves justement le caractegravere dialectique de cet examen par la
reacutefeacuterence agrave la theacutesis230 mais il nen demeure pas moins que la fonction de la dialectique dans
la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est moins de fonder les principes de la physique que de
reacutefuter des thegraveses preacutesenteacutees par Aristote comme eacuteristiques Drsquoailleurs Aristote insiste sur le
caractegravere eacuteristique des thegraveses eacuteleacuteatiques
Tous les deux Meacutelissos et Parmeacutenide en effet font des syllogismes eacuteristiques en
effet agrave la fois ils prennent de fausses preacutemisses et leurs raisonnements ne sont pas
concluants 231
Encore agrave propos de Parmeacutenide laquo ses preacutemisses sont fausses raquo et sa laquo conclusion nest pas
valide raquo [186a23-24] Or quelle est donc la fonction de la dialectique face aux arguments
eacuteristiques tels que ceux de Meacutelissos et de Parmeacutenide
Tout drsquoabord ecirctre rompu agrave la dialectique offre la compeacutetence de pouvoir mettre agrave jour
ce genre dargumentation En effet en Topiques I1 agrave propos des laquo ideacutees admises raquo Aristote
eacutecrit
Il ne faut pas croire en effet que tout ce qui se preacutesente comme une ideacutee admise en
soit veacuteritablement une car les expressions dideacutees admises ne manifestent jamais agrave
toute premiegravere vue leur veacuteritable caractegravere comme il arrive que le fassent les principes228 185a12-14
229 185a6-9230 Aristote Physique trad P Pellegrin op cit Note 2 p 74231 186a6-8
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des raisonnements eacuteristiques au sein de ces raisonnements en effet la nature exacte
du subterfuge est immeacutediatement et presque toujours eacutevidente pour ceux qui sont
capables dapercevoir les finesses232
Les preacutemisses des arguments eacuteristiques se donnent comme ideacutees admises prennent
lapparence dopinions faisant autoriteacute Mais puisque le laquo premier instrument raquo de la
dialectique est la collecte des preacutemisses cest-agrave-dire des vrais ἔνδοξα il appert que seul
lrsquoentraicircnement et la pratique dialectique cest-agrave-dire lhabitude de raisonner agrave partir de
veacuteritables ideacutees admises peut permettre de mettre agrave jour les preacutetendus mais neacuteanmoins faux
ἔνδοξα utiliseacutes dans les arguments eacuteristiques Et il semble bien que ce soit cette fonction de la
dialectique (utiliser cette meacutethode pour reacutefuter des arguments quAristote comprend comme
eacuteristiques puisque rompu agrave lexercice dialectique et qui sont bien selon les Reacutefutations
sophistiques laquo ceux qui deacuteduisent une contradiction agrave partir de ce qui paraicirct ecirctre des
opinions qui font autoriteacute mais nen est pas ou qui deacuteduisent en apparence une contradiction)
qui est agrave lrsquoœuvre en Physique I raquo233
Quand E Berti comprend que la dialectique sert la science en faisant deacutecouvrir le vrai
du faux par le deacuteveloppement dapories issues dideacutees admises il semble omettre un point de
deacutetail pourtant fort utile pour accorder ou refuser une valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique
Car il appuie finalement sa reacuteflexion sur les Topiques qui mentionnent que laquo lorsque nous
serons capables de deacutevelopper une aporie dans lun ou lautre sens nous serons mieux agrave mecircme
de discerner en chaque matiegravere le vrai du faux raquo234 Cependant le texte des Topiques nest-il
pas ici lacunaire par rapport notamment agrave ce quen dit Aristote dans la Rheacutetorique agrave savoir
que la dialectique y sert agrave deacutecouvrir non pas abstraitement laquo le vrai et le faux raquo ce qui lui
confeacutererait indeacuteniablement une valeur eacutepisteacutemologique mais bien plutocirct agrave deacutecouvrir le
syllogisme vrai et le syllogisme faux cest-agrave-dire le syllogisme scientifique du syllogisme
eacuteristique ou sophistique En effet Aristote preacutecise la fonction de la dialectique alors mecircme
quil aborde cette derniegravere agrave travers lusage de la rheacutetorique
En outre il est manifeste que la rheacutetorique sert eacutegalement agrave deacutecouvrir le
persuasif vrai du persuasif apparent [τὸ φαινόμενον πιθανόν] tout comme la
dialectique le syllogisme vrai et le syllogisme apparent [τὸ φαινόμενον
συλλογισμόν]235
Or immeacutediatement apregraves la mention de ce φαινόμενον συλλογισμόν ce syllogisme faux
apparent Aristote mentionne le caractegravere de la sophistique laquo car ce qui fait la sophistique ce
nest pas la faculteacute mais lintention [] raquo 236 cest-agrave-dire lintention de faire un φαινόμενον232 100b26-101a1 nous soulignons233 2 165b7-8 nous soulignons
234 101a34-3
235 1355b15-17236 1355b17-18
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συλλογισμόν et de prendre appui sur de fausses ideacutees admises que seule la dialectique permet
de mettre agrave jour Degraves lors il appert que lusage de la dialectique en Physique I est moins celui
de deacutecouvrir des principes qui eux sont laquo clairs par induction raquo que de reacutefuter des thegraveses
eacuteristiques que nous sommes agrave mecircme de consideacuterer tels gracircce agrave la dialectique
Mais alors une question se pose si les argumentations eacuteristiques senracinent dans de
fausses ideacutees admises et procegravedent de faux syllogismes nont-elles pas de facto aux yeux
dAristote et dans une perspective veacuteritablement scientifique une valeur somme toute tregraves
relative voire inexistante En effet selon les Reacutefutations sophistiques les cinq types dobjets
viseacutes par les eacutechanges eacuteristiques ne sont que laquo la reacutefutation le faux le paradoxe le soleacutecisme
et en cinquiegraveme lieu contraindre linterlocuteur au verbiage raquo237 ils ne sont donc les projets
que de ceux qui veulent laquo parler pour parler raquo238 agrave linstar de Meacutelissos et de Parmeacutenide selon
Aristote Degraves lors pourquoi le scientifique ou le savant doit-il les prendre en consideacuteration et
sattacher agrave les reacutefuter Pour quelle raison sattacher agrave reacutefuter ce qui aux yeux dAristote na
quune valeur particuliegraverement insignifiante laquo pour nous raquo239 savants nous qui savons les
principes par induction Aristote aurait tregraves bien pu dans sa Physique ignorer les arguments
eacuteristiques pourquoi donc fait-il le choix de les reacutefuter Quel est linteacuterecirct dune telle
reacutefutation dialectique des arguments eacuteristiques ainsi que dune discussion avec ses
preacutedeacutecesseurs
Les diffeacuterentes reacuteponses que Robert Bolton propose agrave cette question sont parfois
contradictoires du moins elles ne sont pas systeacutematiques J Brunschwig a dailleurs
particuliegraverement bien montreacute agrave quel point les thegraveses de R Bolton sont difficiles agrave soutenir
allant mecircme jusquagrave mettre en avant ses contradictions240 Cependant R Bolton sengouffre
dans cette distinction agrave eacutetablir entre la recherche du savant et leacutecriture dAristote Ainsi il
nuance veacuteritablement la valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne en
Physique mais aussi dans dautres traiteacutes scientifiques Selon lui en effet la dialectique a
plusieurs utiliteacutes dans les traiteacutes scientifiques premiegraverement Aristote use de la dialectique
contre les thegraveses eacuteleacuteatiques parce quil y est contraint deuxiegravemement lutilisation de la
dialectique dans la deacutetermination des principes ne sapparente finalement quagrave une proceacutedure
de justification des thegraveses scientifiques produites par la meacutethode empirico-analytique et
troisiegravemement la dialectique permet de proposer des solutions agrave certaines apories elle peut
servir de laquo pis-aller raquo en science Pour le commentateur la meacutethode preacuteconiseacutee dans les
sciences naturelles reste chez Aristote et agrave linstar de Physique I la meacutethode scientifique
proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν En effet dans son article intituleacute laquo La meacutethode dAristote dans
237 165b14-16238 Physique I 186a7239 185a12240 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique
chez Aristote op cit p 237-262
73
les sciences de la nature Physique I raquo241 R Bolton commence par appreacutecier le souci
dAristote pour la meacutethode et comprend que ce dernier reacuteactive en Physique la doctrine des
Analytiques En effet selon lui la meacutethode dAristote en Physique nest pas la dialectique car
le point de deacutepart de cette meacutethode nest pas le bon laquo Des donneacutees de lexpeacuterience peuvent
ecirctre des ἔνδοξα eacutecrit R Botlon mais elle nont pas besoin de lecirctre raquo Car limportant dans les
sciences cest que les points de deacutepart de la recherche laquo viennent dune expeacuterience
approprieacutee et non pas des gens qui lrsquoacceptent raquo242 R Bolton refuse de comprendre le
Stagirite comme un analyste du langage mecircme en partie Il regimbe agrave consideacuterer lusage de la
dialectique en science comme la meacutethode scientifique par excellence Selon lui la meacutethode
du savant est une meacutethode scientifique telle que nous la comprenons cest-agrave-dire une
meacutethode baseacutee sur lobservation et lanalyse des pheacutenomegravenes sensibles Les eacutetudes
aristoteacuteliciennes modernes et notamment les interpregravetes du dialectic turn ont selon le
commentateur accordeacute beaucoup trop dimportance agrave la dialectique et agrave cette ideacutee dun a
priori structurel et conceptuel issu du langage quil faut analyser pour infeacuterer les principes des
sciences a linstar de G E L Owen de E Berti de M Nussbaum etc En conclusion de son
eacutetude sur le chapitre I de la Physique R Bolton eacutecrit
Ainsi la meacutethode du naturaliste aristoteacutelicien telle quAristote la deacutecrit et
lemploie dans le livre initial de la Physique nest pas une meacutethode a priori ou une
meacutethode approprieacutee agrave la philosophie en tant quelle est opposeacutee agrave la science [cest-agrave-
dire la meacutethode dialectique] Quelque fruste que soit la description ou lusage de cette
meacutethode [cette fois-ci celle du savant] son entreprise appartient par son esprit agrave la
famille de celles que nous consideacuterons aujourdhui comme scientifiques243
Aristote resterait donc un empiriste Les proceacutedures dialectiques sont hors concours en
Physique I pour la recherche des principes puisquil est admis que le savant vient agrave connaicirctre
les principes par induction cette fameuse laquo proceacutedure pour apprendre raquo Et R Bolton prend
soin danalyser le passage de Physique I2 dans lequel Aristote affirme que laquo quant agrave nous raquo
lexistence des choses mues laquo cest clair par induction raquo244 Pour R Bolton ce laquo quant agrave
nous raquo laquo ἡμicircν raquo pose la distinction nette entre un laquo nous les savants raquo qui connaissons les
principes des sciences par induction κατὰ τὴν αἴσθησιν nous les savants qui eacutevoluons dans
le domaine de la physique qui parlons la langue de la physique et une autre entiteacute en
preacutesence dans le texte dAristote qui se charge de reacutefuter les Eleacuteates dans une autre langue
sur un autre domaine par voie dialectique Largument de R Bolton consiste donc bien agrave
distinguer deux laquo instances raquo deux laquo temporaliteacutes raquo du texte aristoteacutelicien Il y a dune part le
temps de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique le temps de ce ἡμicircν241 R Bolton Science Dialectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre
Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 223-255242 Ibid p 235 nous soulignons243 Ibid p 255244 185a14
74
de Physique 185a12 Et il y a dautre part le temps de lexpositio et de la disputatio
proprement aristoteacutelicienne qui procegravede dialectiquement et nengage en rien une remise en
question de la meacutethode empirique et analytique R Bolton met laccent sur cette dualiteacute
dinstances qui affleure en Physique I2 et qui permet de seacuteparer clairement ce qui relegraveve du
domaine de la science et ce qui relegraveve de la dialectique Mais degraves lors pourquoi recourir agrave la
dialectique en Physique I Pourquoi Aristote ne contredit-il pas les Eleacuteates par la simple
induction en les renvoyant agrave leur perception
R Bolton comprend que ce recours agrave linduction donc a fortiori agrave la perception dans
la reacutefutation des Eleacuteates est impossible parce que ce serait faire une peacutetition de principe
principe que les Eleacuteates refusent par ailleurs Les Eleacuteates ne peuvent pas accepter nimporte
quelle preacutemisse ainsi un syllogisme sous la forme laquo les oiseaux volent voler est un
mouvement donc le mouvement est raquo syllogisme baseacute sur linduction dun particulier perccedilu agrave
un universel conccedilu ne fonctionnera pas pour les reacutefuter car les Eleacuteates refusent la preacutemisse
pour la simple raison que celle-ci contient en elle la conclusion laquo le mouvement est raquo or les
Eleacuteates refusent que le mouvement soit Degraves lors les reacutefuter en ayant recours agrave linduction ce
serait poser comme preacutemisse lexistence du mouvement (les oiseaux volent) pour conclure
lexistence du mouvement (le mouvement est) la conclusion eacutetant comprise dans la preacutemisse
Aristote refusant la peacutetition de principe et comprenant quun tel syllogisme ne serait daucun
effet contre les Eleacuteates la reacutefutation se fera par une autre voie elle se fera dialectiquement
Finalement R Bolton comprend quil ny a tout simplement pas de preuve adeacutequate de
deacutemonstration syllogistique pour deacutemontrer que la nature existe et quelle est en mouvement
puisque les principes sont connus laquo par eux-mecircme raquo soit quaucune meacutediation quelconque
dun moyen terme nest requise pour les appreacutehender Ce qui est connu par induction est
connu laquo par soi raquo Et R Bolton pose que mecircme leacutetablissement des principes contraires et la
preuve du troisiegraveme principe (le substrat) dans le livre I de la Physique qui pourtant semble
deacutecouler dune discussion dialectique avec les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote sont eacutetablis par
induction La dialectique est un adjuvant agrave la science elle lui permet de dialoguer et de
convaincre ses deacutetracteurs les plus radicaux
Un extrait du De Caelo permet peut-ecirctre de mieux rendre compte de cet usage preacutecis
de la dialectique dans la Physique En 298b17 Aristote mentionne Meacutelissos et Parmeacutenide et
eacutecrit agrave leur propos
Mais mecircme si leurs autres thegraveses sont correctes on ne peut admettre que ces gens
parlent en physiciens [ἀλλ οὐ φυσικῶς γε δεicirc νομίσαι λέγειν] lexistence decirctres
inengendreacutes et absolument immobiles inteacuteresse une science diffeacuterente de la physique et
supeacuterieure agrave elle245
Peu nous importe ici de savoir quelle est cette science supeacuterieure Ce qui est surtout245 Aristote De Caelo op cit 298a17-20
75
inteacuteressant de constater dans cet extrait cest que selon Aristote les Eleacuteates ne parlent pas la
langue du physicien puisquil refusent les conditions de possibiliteacute mecircmes de tout savoir sur
la nature et que la dialectique semble avoir justement le rocircle en Physique I de reacuteussir agrave
parler la mecircme langue que Meacutelissos et Parmeacutenide pour pouvoir les reacutefuter dans leur langue
Une science ne peut pas selon les Analytiques deacutemontrer ses propre principes R Bolton
considegravere la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I comme la parfaite illustration de ce dogme
de laristoteacutelisme Il faut passer par une autre proceacutedure pour deacutemontrer les principes dune
science Mais ces principes sont connus en amont de cette deacutemonstration par la voie
empirique
Degraves lors la dialectique est utile aux laquo connaissances agrave caractegravere philosophique raquo
(Topiques I 2) parce quelle doit laquo aider raquo selon R Bolton la proceacutedure inductive Elle se
pense plus comme un adjuvant aux sciences que comme la meacutethode pour en deacutecouvrir les
principes En effet dans son article intituleacute laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique
aristoteacutelicienne raquo246 R Bolton maintient sa thegravese selon laquelle laquo la dialectique ne suffit pas
pour garantir quune deacutefinition adapteacutee agrave des objectifs scientifiques ait eacuteteacute deacutecouverte raquo247 le
pheacutenomegravene perceptif primant toujours en derniegravere instance car deacutetenant la laquo veacuteriteacute raquo Il
explique en outre qursquolaquo Aristote pense quil est neacutecessaire de trouver des theacuteories scientifiques
qui soient compatibles avec les ἔνδοξα [hellip] tout autant quavec les pheacutenomegravenes
perceptifs raquo248 Ladeacutequation des theacuteories scientifiques aux ἔνδοξα serait une sorte de test Les
ideacutees admises entreraient donc dans le processus scientifique en conclusion de ce dernier et
comme en soutien pour justifier les theacuteories scientifiques issues de linduction Cest en cela
grosso modo que R Bolton envisage la maniegravere dont la dialectique peut rendre un service
qui laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo249 Et sil comprend que la
peirastique est la forme de la dialectique laquo la plus scientifique raquo en tant que fondeacutee laquo sur ce
qui est le plus endoxon raquo cest justement parce quelle est cette dialectique qui eacuteprouve qui
laquo met agrave leacutepreuve raquo agrave la diffeacuterence dune dialectique laquo au sens strict raquo qui nest que
laquo gymnastique intellectuelle raquo Si la dialectique peirastique entre dans le processus de
justification des principes seulement pour tester eu eacutegard aux ἔνδοξα les theacuteories
scientifiques comprises empiriquement alors elle est en effet la laquo dialectique la plus
scientifique raquo puisque sa fonction est de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo bien que la valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique soit donc agrave nuancer voire agrave relativiser complegravetement
Certes le scientifique peut fonder ce quil dit sur ce que tout le monde admet ou agrave deacutefaut sur
246 Bolton Robert laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Bolton ScienceDialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77
247 Ibid p21248 Ibid p23249 Topiques I 2 101a38
76
ce que pense la majoriteacute dominante ou la majoriteacute des experts ou encore certains dentre eux
Mais cette fondation a surtout pour but selon R Bolton de laquo produire une conviction avec
un maximum deffet lorsquelle est utiliseacutee avec les gens en geacuteneacuteral raquo250 ce qui nest pas
lobjectif premier du scientifique ce dernier eacutetant surtout deacutetablir le vrai et de fonder le
discours sur des principes premiers La dialectique est donc secondaire en science elle
semble surtout pouvoir permettre une laquo communication raquo entre le philosophe et le non
philosophe le scientifique et le non scientifique plus que fonder les principes des sciences
Au mieux le recours agrave la dialectique en science est un laquo pis-aller raquo auquel Aristote se
reacutesoudrait faute de data sensibles En effet dans un article paru en 2009 intituleacute laquo Two
Standards for inquiry in Aristotles De Caelo raquo R Bolton comprend quil y a dans le De
Caelo deux meacutethodes de recherche bien distinctes lune repose sur la perception sensible
(visible en II13 II14 III7) lautre sur le recours massif dAristote agrave lεὔλογος (ce quil est
raisonnable de comprendre dadmettre) et que R Bolton interpregravete comme la trace de la
meacutethode dialectique dans les recherches astronomiques Or comment soutenir cette dualiteacute
meacutethodologique La reacuteponse de R Bolton est sans eacutequivoque la dialectique est un
laquo standard for inquiry raquo non veacuteritablement scientifique car ayant pour rocircle de pallier dans le
De Caelo lrsquoinsuffisance de la meacutethode empirique dans le cas ougrave des data viendraient agrave
manquer La proceacutedure issue de lεὔλογος est moins fiable que la proceacutedure κατὰ τὴν
αἴσθησιν mais elle vaut mieux que rien et semble se poser laquo dans lattente raquo dune infirmation
ou dune confirmation ulteacuterieure rendue possible gracircce agrave la deacutecouverte de nouvelles donneacutees
sensibles gracircce agrave de nouvelles observations La dialectique ne servirait donc dans le De
Caelo quagrave la recherche de reacutesultats creacutedibles et R Bolton interpregravete le recours massif agrave
lεὔλογος dans le contexte preacutecis du De Caelo comme une difficulteacute eacutevidente qursquoaurait
Aristote agrave observer les pheacutenomegravenes astronomiques trop lointains ndash agrave la diffeacuterence de la
recherche en biologie par exemple ougrave les pheacutenomegravenes sont plus proches de nous plus
facilement observables
Le commentateur corrobore en outre sa conception de la dialectique comme un laquo pis-
aller raquo par leacutetude du chapitre II12 du De Caelo Celui-ci souvre sur la mention de deux
apories auxquelles il faut essayer de donner selon Aristote une μικρὰς εὐπορίας laquo une petite
reacuteponse raquo que P Moraux traduit par laquo reacuteponse plausible raquo laquo Il y a deux questions
embarrassantes agrave propos desquelles on risque et non sans raison de se trouver en difficulteacute
eacutecrit Aristote Nous devons tenter dy apporter une reacuteponse plausible [μικρὰς εὐπορίας] raquo251
Aristote formule alors cette embarrassante aporie
[hellip] pour quelle raison les astres ne sont-ils pas mus de mouvements toujours plus
nombreux agrave mesure quils se trouvent plus loin de la translation premiegravere mais sont-ce250 R Bolton Ibid p 46251Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1968 p 80 291b24-27
77
les mouvements de la reacutegion meacutediane qui sont les plus nombreux Puisque le corps
premier se meut dun mouvement unique il semblerait logique que le corps le plus
proche de lui fucirct animeacute des mouvements les moins nombreux quil en eucirct deux par
exemple et le suivant trois ou que lon trouvacirct quelque autre disposition de ce genre
Or en reacutealiteacute cest le contraire qui se passe Le soleil et la lune sont mus de
mouvements moins nombreux que ceux de certains astres errants252
Or lembarras de ce problegraveme est ducirc justement au fait laquo que nous ne disposions que de
moyens dinvestigation tregraves limiteacutes et quune distance eacutenorme nous seacutepare des pheacutenomegravenes de
la reacutegion astrale raquo (292b15-17) Et pour reacutesoudre cette aporie Aristote propose une solution
eacutetonnante il faut consideacuterer les astres comme sils eacutetaient animeacutes du mecircme mouvement que
les vivants comme sils partageaient avec les vivants πράξεως καί ζωῆς laquo laction et la vie raquo (
292a21) Ainsi compris le nombre de leurs mouvements deacutepend de leur nature plus ou moins
apte agrave atteindre la perfection De la mecircme maniegravere quun ecirctre humain a besoin dune simple
marche digestive pour ecirctre en santeacute cest-agrave-dire pour ecirctre dans un certain eacutetat de perfection
physique et mentale et quun autre a besoin dune multitude dexercices pour atteindre le
mecircme eacutetat de la mecircme maniegravere certains astres ont besoin de mouvements plus nombreux
pour atteindre leur perfection Cest seulement en consideacuterant les astres comme sils eacutetaient
vivants que nous pourrons sortir de cette aporie Or pour R Bolton lisant ce texte en
comparaison avec un extrait des Parties des animaux 644b-645a cette laquo petite reacuteponse raquo fait
partie dune laquo εὐλόγως procedure raquo (donc selon lui dune proceacutedure dialectique) Proceacutedure
quAristote consideacutererait comme laquo infeacuterieure raquo par rapport agrave la proceacutedure scientifique
proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν
De plus il est aussi eacutevident degraves les premiegraveres lignes du De Caelo 2 12 291b24 ss
qursquoAristote considegravere la deacutemarche issue de lrsquoεὐλόγως comme incontestablement
infeacuterieure agrave lrsquoautre niveau de deacutemarche plus scientifique Il la deacutecrit comme une laquo petite
reacuteponse raquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) Il srsquoagit drsquoune thegravese qursquoAristote soutient
eacutegalement dans des termes similaires dans drsquoautres textes par exemple Les Parties des
animaux 15 644b22 ss dans sa ceacutelegravebre deacutefense de lrsquoeacutetude de la biologie Aristote y
porte particuliegraverement son attention sur les limites de notre capaciteacute agrave deacutevelopper notre
connaissance en astronomie limites dues agrave lrsquoextrecircme insuffisance de data sensibles
approprieacutes Il expose une nette distinction entre ce constat et notre situation en biologie
ougrave les data sensibles pertinents sont plus aiseacutement obtenus par conseacutequent il pose que
nous connaissons plus et mieux dans le domaine de la biologie que dans celui de
lrsquoastronomie (645a1 ss)253
252 291b29-292a1253 laquo In addition it is also clear from the opening lines of De Caelo 212 291b24 ff that Aristotle regards
εὐλόγως procedure as distinctly inferior to the alternate more scientific level of procedure He describes it as aldquolittle advancerdquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) This a point that Aristotle also makes in similar terms elsewherefor instance in De Part an 15 644b22 ff in his famous defense of the study of biology There Aristotle againdraw a particular attention to the limits on our ability to advance our knowledge in astronomy due to theextreme paucity of appropriate perceptual data He sharply contrasts this with our situation in biology where
78
Lεὐλόγως procedure ne serait donc que le palliatif agrave un manque de donneacutees sensibles un pis-
aller en attendant une meilleure reacuteponse agrave un problegraveme donneacute
La lecture de R Bolton dans cet article de 2009 se trouve bien reacutesumeacutee par la citation
des Politiques dAristote que le commentateur donne en eacutepigraphe agrave son article laquo car il ne
faut pas rechercher la mecircme exactitude dans les recherches meneacutees par le raisonnement et
dans celles qui concernent les donneacutees des sens raquo254 Il faut donc semble-t-il eacutetablir une
distinction entre deux niveaux de recherche plus ou moins scientifiques Or les recherches
meneacutees par le raisonnement sont pour R Bolton dans le De Caelo les recherches
laquo eulogiques raquo cest-agrave-dire dialectiques Et il ne faut pas rechercher en elles la mecircme
exactitude que dans les recherches veacuteritablement scientifiques proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν
Car toujours selon Aristote laquo le mouvement en avant est plus noble que le mouvement vers
larriegravere raquo (De Caelo II5 288a5-6) Or si Aristote appelle laquo devant raquo laquo le cocircteacute ou se trouvent
les sens raquo (II2 284b30) alors peut-ecirctre considegravere-t-il aussi la meacutethode empirico-analytique
proceacutedant depuis la perception comme une meacutethode plus laquo noble raquo plus exacte plus
scientifique que la meacutethode dialectique par exemple
Les thegraveses de R Bolton nuancent ainsi consideacuterablement la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique deacuteveloppeacutee par une branche radicale du dialectic turn R Bolton parvient agrave
rendre compte de lusage de la dialectique dans les recherches scientifiques tout en
comprenant la meacutethode deacuteveloppeacutee dans les Analytiques comme le canon de la science Dans
le deacutebat contemporain agrave propos de la meacutethode dAristote en science Robert Bolton repreacutesente
une sorte de laquo troisiegraveme voie raquo plus syntheacutetique et plus nuanceacutee que les deux perspectives
consideacuterant tour agrave tour la meacutethode empirico-analytique et la meacutethode dialectique comme la
meacutethode scientifique par excellence Celui-ci considegravere la meacutethode empirico-analytique
comme la veacuteritable meacutethode scientifique tout en reacuteussissant agrave prendre en charge lusage
quAristote fait de la meacutethode dialectique soit une maniegravere de reacutefuter des thegraveses eacuteristiques
soit une meacutethode de justification des thegraveses scientifiques soit un pis-aller pour proposer une
solution temporaire agrave un problegraveme scientifique que lobservation sensible ne permet pas de
reacutesoudre
Cependant ce qui ressort neacuteanmoins de tout notre deacuteveloppement sur la valeur
eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique cest quune telle valeur est difficile agrave soutenir Il
semble veacuteritablement complexe mecircme eu eacutegard agrave la probabiliteacute des ἔνδοξα agrave la distinction
entre plusieurs sortes de dialectiques et gracircce agrave leacutetude dun cas preacutecis quest Physique I de
pouvoir soutenir que la dialectique est la meacutethode aristoteacutelicienne pour deacutecouvrir les
the relevant perceptual data are easily obtained and thus he says we know more and we know better inbiology than we do in astronomy (645a1 ff) raquo Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles DeCaelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 68
254 Aristote Politiques trad P Pellegrin VII7 1328a19-21 p 472 Cette distinction se retrouve dans lrsquoEacutethiqueagrave Nicomaque I11094b11
79
principes des sciences Et ce que lanalyse du livre I de la Physique ainsi que les thegraveses de R
Bolton nous permettent de poser cest une distinction claire entre le temps ou linstance de la
recherche scientifique qui procegravede selon la meacutethode empirico-analytique et le temps ou
linstance de lexposition proprement aristoteacutelicienne qui elle procegravede dialectiquement Il
appert que la meacutethode scientifique reste la meacutethode empirico-analytique cependant R
Bolton neacutepuise pas tout lenjeu dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques de la preacutesence
de la dialectique Car celle-ci semble prendre en charge le souci peacutedagogique neacutecessaire agrave la
theacuteorie scientifique aristoteacutelicienne
80
Dans un premier temps nous avons donc eacutetabli historiquement qursquoune lecture
trop radicalement empiriste de la meacutethode dAristote en science peut difficilement rendre
compte ou au prix dune deacutevaluation contestable de la preacutesence et de la valeur de la
dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Dans un deuxiegraveme temps nous
nous sommes proposeacutes ndash puisque laristoteacutelisme classique avait exclu la dialectique de la
citadelle de la science se rendant de fait sourd agrave son usage dans les traiteacutes scientifiques et
philosophiques ainsi quaux problegravemes meacutethodologiques du corpus ndash de consideacuterer la
dialectique comme le candidat ideacuteal pour rendre raison de la meacutethode dAristote dans lesdits
traiteacutes en essayant de donner creacutedit aux thegraveses les plus fortes du dialectic turn thegraveses qui
attribuent agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique et qui preacutetendent pouvoir rendre
compte de lapparente contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien Cependant
gracircce agrave leacutetude du cas bien particulier de Physique I il semble que cette valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique qui peut ecirctre fondeacutee sur la dualiteacute pheacutenomeacutenale
deacuteveloppeacutee par G E L Owen sur la probabiliteacute endoxale deacutefendue par E Berti sur la
distinction entre plusieurs laquo types raquo de dialectiques dont la plus eacutepisteacutemologiquement forte
est utiliseacutee dans les ouvrages scientifiques du Stagirite ou encore sur le troisiegraveme service
preacutetendument rendu par la dialectique aux sciences selon les Topiques soit finalement bien
discutable
En effet il apparaicirct qursquoAristote use de la dialectique dans une autre perspective que la
seule deacutecouverte des principes des sciences Et R Bolton est lun de ces commentateurs
contemporains dAristote proposant de nuancer et de relativiser la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique en Physique I comme dans lensemble des traiteacutes en permettant notamment de
deacutegager deux moments du texte aristoteacutelicien deux instances dans la composition mecircme du
texte drsquoune part le moment ou linstance de la recherche propre du savant qui procegravede en
effet κατὰ τὴν αἴσθησιν et selon la meacutethode empirico-analytique puisque les principes sont
clairs laquo par linduction raquo255 et drsquoautre part le moment ou linstance de la reacutedaction du texte
durant lequel Aristote use effectivement de dialectique comme dun adjuvant agrave la science
cest-agrave-dire dans une autre perspective que celle de deacutecouvrir les principes des sciences (soit
selon R Bolton pour reacutefuter ses plus radicaux contradicteurs soit pour justifier a posteriori
les thegraveses scientifiques soit encore pour proposer les solutions les moins mauvaises possibles
agrave un problegraveme donneacute en attente dune infirmation ou dune confirmation proprement
empirique et scientifique que leacutetat actuel du savoir et de la science est incapable de produire)
Il y a donc un veacuteritable deacutecalage entre la recherche proprement scientifique et leacutecriture du
texte Ainsi si la dialectique laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo selon
Topiques I2256 ce nest pas tant selon R Bolton parce quelle permet de deacutecouvrir les255 Physique I2 185a13256 101a38
81
principes des sciences mais parce quelle vient laquo aider raquo les thegraveses scientifiques par ses
multiples atouts
Cependant mecircme si les analyses de R Bolton sont dun tregraves grand inteacuterecirct dans cette
eacutetude ndash car elles permettent de nuancer la valeur eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique
ndash dune part le commentateur continue de maintenir un certain clivage de la mecircme maniegravere
que les tenants les plus radicaux du dialectic turn entre deux meacutethodes bien distinctes lune
strictement dialectique lautre strictement scientifique Or il est sans doute beaucoup moins
eacutevident de dessiner preacuteciseacutement dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques deux laquo aires raquo
lune dialectique et lautre empirique bien deacutefinies Et dautre part R Bolton ne deacutefinit pas ce
quil entend preacuteciseacutement par laquo dialectique raquo Notre approche de la dialectique sest construite
surtout gracircce agrave ce qui en est dit dans les Topiques Cependant quand Aristote use de
dialectique dans ses traiteacutes sagit-il de la dialectique des Topiques Et si le proceacutedeacute utiliseacute
par le Stagirite dans ses traiteacutes est diffeacuterents de la dialectique des Topiques peut-on alors
encore concevoir jusquagrave la preacutesence mecircme de la dialectique dans les traiteacutes Cest une
question agrave laquelle il nous faut absolument reacutepondre si nous voulons apporter un eacuteclairage
nouveau sur les problegravemes de meacutethode dans le corpus aristoteacutelicien Et enfin mecircme si R
Bolton distingue gracircce agrave lanalyse quil donne de Physique 185a12 le moment de la
recherche scientifique (meacutethode empirico-analytique) et celui de leacutecriture du texte (meacutethode
dialectique) eacutepuise-t-il toutes lenjeu de la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques en Physique I
Ainsi pour reacutepondre agrave ces questions nous nous proposons dans les pages qui suivent
de deacutevelopper et tester lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique Et si la forme
du texte issue de la meacutethode dialectique suivie par le Stagirite non en science mais dans la
reacutedaction de ses travaux pouvaient ecirctre comprise comme la prise en charge du souci
peacutedagogique du Philosophe Cette hypothegravese sappuie dune part sur le contexte mecircme de
leacutecriture dAristote contexte scolaire permettant de comprendre la dialectique
aristoteacutelicienne comme unique mais polyvalente et dautre part sur de multiples indices
laisseacutes par Aristote dans son corpus De plus lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la
dialectique rend compte de la laquo neacutecessiteacute raquo de son utilisation effective dans les traiteacutes
scientifiques et philosophiques Degraves lors si la dialectique a une valeur peacutedagogique elle ne
regimbe pas pour autant agrave endosser une certaine charge eacutepisteacutemologique puisque comprise
dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique la pratique de la dialectique apparaicirct
par sa seule utilisation dans les traiteacutes scientifiques comme un eacutetat preacute-scientifique Eacutetat
pendant lequel la recherche scientifique est stimuleacutee ou encore pendant lequel leacutelegraveve
dialecticien apprend gracircce aux laquo instruments raquo de la dialectique agrave deacutecouvrir des diffeacuterences
agrave percevoir des similitudes agrave dissocier le sens des termes autant dinstruments neacutecessaires
au savant qui ne sont appris dapregraves les Topiques quen jouant agrave la dialectique et qui sont
82
neacutecessaires agrave la pratique scientifique
Certains commentateurs ont critiqueacute R Bolton pour sa lecture peut-ecirctre trop rapide et
trop impreacutecise de la de la dialectique aristoteacutelicienne J Brunschwig lui reproche de tomber
dans lrsquoeacutecueil suivant en voulant fonder lhypothegravese dune justification peirastique des thegraveses
scientifiques ou dune utilisation de la dialectique comme un laquo pis-aller raquo agrave la science R
Bolton oublie un aspect fondamental de la dialectique agrave savoir laspect dialogique rendu
neacutecessaire par le rapport questionneurreacutepondant de la dialectique qui structure lorganisation
des Topiques et qui en effet est absent des traiteacutes dans lesquels R Bolton considegravere pourtant
la meacutethode dialectique agrave lœuvre (Physique et De Caelo notamment) Or si nous posons
lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique alors il semble que nous sortions de
leacutecueil releveacute par J Brunschwig et que nous puissions admettre une seule dialectique chez
Aristote celle effectivement preacutesenteacutee dans les Topiques
Tout bien analyseacute il nest peut-ecirctre pas si facile de distinguer preacuteciseacutement ce qui dans
les traiteacutes relegraveve strictement de la meacutethode dialectique et ce qui relegraveve tout aussi strictement
de la meacutethode empirico-analytique souvent Aristote procegravede en effet par un certain
laquo meacutelange raquo meacutethodologique rendant particuliegraverement neacutebuleuses les frontiegraveres entre ces
deux meacutethodes Cest notamment le cas du syllogisme laquo peu orthodoxe raquo que nous avons deacutejagrave
mentionneacute qui porte sur la perfection du corps utilisant agrave la fois lἔνδοξον pythagoricien et
lobservation des pheacutenomegravenes sensibles en ouverture du livre I du De Caelo257 Dans un
article paru en feacutevrier 2015 intituleacute laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II 12 raquo
Andrea Falcon et Mariska Leunissen critiquent la lecture trop rapide de lεὐλόγως procedure
faite par R Bolton dans son eacutetude du De Caelo En effet R Bolton considegravere les diffeacuterents
appels agrave lεὔλογος parsemant le texte comme la laquo trace raquo de la proceacutedure dialectique en
science ce qui lui permet de soutenir lideacutee selon laquelle la dialectique offre une reacuteponse en
laquo pis-aller raquo agrave un problegraveme scientifique temporairement impossible agrave reacutesoudre Pour A
Falcon et M Leunissen au contraire les appels dAristote agrave ce qui est laquo raisonnable de
penser raquo agrave lεὔλογος dans les recherches scientifiques ne doivent pas ecirctre interpreacuteteacutes comme
indiquant la meacutethode dialectique A contrario ces appels font inteacutegralement partie de la
meacutethode scientifique dAristote qui est une meacutethode selon eux laquo flexible et multiple raquo258 Or
nous navons pour linstant abordeacute les problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus des
œuvres dAristote quau travers dun paradigme rigide issu du deacutebat contemporain opposant
ou du moins distinguant clairement la dialectique de la meacutethode empirico-analytique La
257 Citeacute en page 32258 Traduction personnelle de laquo flexible and manifold raquo Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The
scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in Theory and Practice in Aristotles NaturalScience ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 p 218
83
lecture drsquoA Falcon et M Leunissen a le meacuterite de bouleverser ce paradigme les
commentateurs rendent en effet plus incertaine la deacutesormais traditionnelle distinction entre ce
qui relegraveve de la meacutethode scientifique et ce qui relegraveve de la dialectique ndash partage clairement
effectueacute par les eacutetudes aristoteacuteliciennes au moins depuis les anneacutees 1960 et les travaux de G
E L Owen En effet leur but dans cet article est doffrir
[hellip] un portrait alternatif agrave la tendance des eacutetudes aristoteacuteliciennes agrave caracteacuteriser les
recherches [dAristote] en sciences naturelles soit comme totalement dialectiques dans
leur meacutethode soit comme suivant simplement (et strictement) les meacutethodes
scientifiques introduites dans les Seconds analytiques259
Il y aurait selon eux non une rupture nette et preacutecise entre la meacutethode dialectique et la
meacutethode scientifique rupture que maintient R Bolton mais au contraire une continuiteacute un
cumul finalement assez flou un meacutelange qui se fait jour dans les traiteacutes scientifiques entre
les deux aspects plus ou moins bien deacutefinis dune mecircme meacutethode A travers une eacutetude du
chapitre II 12 du De Caelo chapitre dans lequel R Bolton comprenait justement le recours agrave
lεὐλόγως procedure et agrave la dialectique comme un pis-aller agrave la science A Falcon et M
Leunissen comprennent la ceacutelegravebre analogie entre les ecirctres vivants et les astres analogie que
R Bolton considegravere relever de la meacutethode dialectique comme faisant entiegraverement partie de la
meacutethode laquo flexible et multiple raquo mais pourtant bien scientifique du Stagirite Les deux
commentateurs ne considegraverent pas le recours agrave lεὐλόγως procedure comme une alternative agrave
la meacutethode empirique mais comme lautre visage de la recherche scientifique Lenjeu de leur
propos est de redessiner le cadre du problegraveme de la meacutethode dAristote en science Et si tout
simplement il ny avait pas deux meacutethodes opposeacutees ou alternatives (tel que le soutient R
Bolton dans la continuiteacute de certaines eacutetudes issues du dialectic turn) mais bien une seule
meacutethode dont la nature polymorphe manifold rend difficile la deacutefinition et permet dentendre
un certain jeu entre ce qui est dit laquo theacuteoriquement raquo dans les traiteacutes de lOrganon ndash que ce soit
les Analytiques ou les Topiques ndash et ce qui est fait laquo en pratique raquo dans les traiteacutes scientifiques
et philosophiques Aristote ne semble pas appliquer laquo au pied de la lettre raquo ni lune ni lautre
meacutethode mais bien une sorte de meacutethode flexible qui nen est pas moins scientifique
Ainsi A Falcon et M Leunissen nous permettent peut-ecirctre dentrevoir une porte de
sortie au deacutebat contemporain de laristoteacutelisme sur les problegravemes de meacutethodes Et si
finalement la meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques neacutetait ni la
meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee par les Analytiques ni la dialectique preacutesenteacutee dans
les Topiques mais un meacutelange plutocirct souple de ces deux meacutethodes qui nen a pas moins une
valeur scientifique pour le Stagirite Il faudrait donc reacuteussir agrave aborder les problegravemes de
259 Traduction personnelle laquo an alternative picture to the tendency in the scholarship on Aristotle tocharacterize his natural treatises as being either entirely dialectical in method or as simply following the(exact same) scientific methods introduced in the Posterior Analytics raquo Ibidem
84
meacutethode chez Aristote avec une certaine souplesse Car la critique qursquoA Falcon et M
Leunissen entreprennent des thegraveses de R Bolton repose finalement sur une question quand
on affirme comme le fait R Bolton mais aussi agrave cet eacutegard G E L Owen quil y a la preacutesence
de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes scientifiques de quelle dialectique parle-t-on
preacuteciseacutement Car il appert que nulle part dans le De Caelo entre autres Aristote nrsquouse de la
dialectique laquo comme indiqueacute preacuteciseacutement dans les Topiques raquo260 Degraves lors peut-on consideacuterer
quAristote emploie veacuteritablement et strictement la dialectique en science Et si oui de
quelle nature est cette dialectique Est-elle la mecircme que celle preacutesenteacutee dans les Topiques
Cest un problegraveme que soulegraveve deacutejagrave J Brunschwig dans son article-reacuteponse agrave R
Bolton intituleacute laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo261 En effet dans son
article laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo R Bolton entrevoit lideacutee de
la proceacutedure peirastique comme laquo une proceacutedure de justification raquo des thegraveses scientifiques
tout en maintenant la prioriteacute des data de lexpeacuterience sensible donc de la meacutethode empirico-
analytique en science
La justification dialectique peirastique pour Aristote en tant que simple justification
en science nous reacutevegravele quil faut accorder une prioriteacute speacuteciale (lopinion nayant pas la
mecircme prioriteacute) agrave la preuve issue de lexpeacuterience262
Or le principal (mais non le seul) reproche que J Brunschwig formule agrave lrsquoencontre des thegraveses
de R Bolton procegravede du fait que ce dernier ne deacutefinit pas preacuteciseacutement la dialectique et que
surtout il la simplifie faisant degraves lors violence agrave la dialectique telle quelle se dessine dans les
Topiques En effet selon J Brunschwig
[hellip] il nest pas eacutevident ni hors de toute contestation que les proceacutedures qui dans les
traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote peuvent ecirctre qualifieacutees de
laquo dialectiques raquo relegravevent toutes dune seule et mecircme laquo meacutethode dialectique raquo il nest
pas eacutevident non plus que cette laquo meacutethode dialectique raquo au cas ougrave lon en admettrait
luniciteacute soit identique agrave celle qui est preacutesente theacuteoriquement et enseigneacutee
pratiquement dans les Topiques263
Ce que dit J Brunschwig ici est adresseacute agrave R Bolton mais aussi plus geacuteneacuteralement aux thegraveses
du dialectic turn car deacutejagrave G E L Owen soutenait cette preacutesence de la dialectique dans les
traiteacutes Il faut donc faire particuliegraverement attention agrave cet eacutecueil quand nous posons qursquoAristote
use de dialectique dans ses traiteacutes scientifiques et peu importe pour linstant quelle valeur
effective celle-ci peut avoir pour le Philosophe car encore faut-il admettre quAristote use
260 Traduction personnelle de laquo as outlined in the Topics raquo Ibid p 217261 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et
Meacutetaphysique chez Aristote op cit p 237-262262 Traduction personnelle de laquo Peirastic dialectical justification for Aristotle like justification in science
simply turns out to give special priority (thought not precisely the same priority) to the evidence ofexperience raquo R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p 236
263 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo p 238-239
85
bien de dialectique Ainsi ce que J Brunschwig reproche agrave R Bolton cest un certain
manque de preacutecision assumeacute Pour J Brunschwig en effet la caracteacuteristique absolument
essentielle agrave la dialectique aristoteacutelicienne que reacutevegravelent tant la description que lon peut faire
de la dialectique dapregraves les Topiques que lorganisation mecircme du traiteacute est larticulation des
rocircles questionneurreacutepondant et laspect dialogique de la dialectique Or toujours selon J
Brunschwig R Bolton
[hellip] estime utile pour reacutesoudre les questions quil vient de soulever [hellip] de ldquosimplifier
quelque peu sa description de la dialectiquerdquo Cette simplification consiste agrave ne plus
tenir compte de laspect dialogique de la dialectique aristoteacutelicienne []264
Comment est-il possible de consideacuterer une quelconque utilisation dialectique que ce soit
pour justifier des theacuteories scientifiques pour reacutefuter des thegraveses eacuteristiques ou enfin a minima
pour proposer une reacuteponse la moins mauvaise possible agrave une aporie donneacutee si laspect
fondamental de la dialectique exposeacutee dans les Topiques disparaicirct des traiteacutes scientifiques
Faut-il comprendre quil y a chez Aristote diffeacuterentes dialectiques agrave lœuvre dans le corpus
lune propre aux Topiques lautre aux traiteacutes de science et de philosophie Nous avons deacutejagrave
montreacute que les tenants du dialectic turn notamment TH Irwin mais aussi R Bolton lui-
mecircme ont proceacutedeacute ainsi alors quune telle distinction ne va pas de soi Au risque de voir la
remarque adresseacutee par J Brunscwhig agrave R Bolton agrave propos de la fonction de justification de la
dialectique seacutelargir agrave la seule preacutetention de consideacuterer un usage quelconque de la dialectique
dans les traiteacutes scientifiques faut-il abandonner lhypothegravese selon laquelle la dialectique serait
le candidat ideacuteal pour reacutepondre aux problegravemes de meacutethode du corpus La ligne
argumentative de J Brunschwig est simple il y a un hiatus entre la dialectique des Topiques
et la preacutetendue laquo dialectique raquo employeacutee selon R Bolton par Aristote en Physique ou dans
le De Caelo par exemple et agrave laquelle ont attribue une valeur eacutepisteacutemologique Or Aristote ne
fait guegravere mention preacutecise de plusieurs types de dialectiques et la distinction entre peirastique
et dialectique est elle-mecircme si neacutebuleuse quil est difficile de consideacuterer ces deux entiteacutes
comme deux dialectiques distinctes J Brunschwig atteint veacuteritablement en pointant du doigt
cet eacutecueil la limite dune valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique voire mecircme de la seule
preacutesence dans les traiteacutes scientifiques de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les
Topiques puisque son aspect fondamentalement dialogique se perd dans les traiteacutes
Comment degraves lors court-circuiter ce hiatus Comment parvenir agrave soutenir la preacutesence
et luniciteacute de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote J
Brunschwig propose une alternative entre deux attitudes possibles
[hellip] ou bien lon considegravere que ce traiteacute [les Topiques] contient les eacuteleacutements pertinents
qui permettent de reacutepondre aux questions que pose lemploi des proceacutedures de
justification dialectique dans les traiteacutes de science et de philosophie et dans ce cas lon
264 Ibidem p243
86
est conduit agrave minimiser ou agrave neutraliser lessentiel du rapport dialectique
questionneurreacutepondant dans la meacutethode dont traitent les Topiques cest ce que fait
dans lensemble Robert Bolton qui remarque avec bon sens quapregraves tout lorsque
Aristote procegravede laquo dialectiquement raquo dans ses traiteacutes il fait lui mecircme les demandes et
les reacuteponses ou bien lon considegravere (comme jai plutocirct tendance agrave le faire) que les
Topiques sont eacutecrits pour lessentiel dans la perspective dun dialogue scolairement
codifieacute entre questionneur et reacutepondant et lon est alors conduit agrave penser quils ne
livrent pas immeacutediatement (mecircme en tenant compte des quelques indications quils
contiennent sur les fonctions philosophiques de la meacutethode) les eacuteleacutements neacutecessaires agrave
la compreacutehension du statut eacutepisteacutemologique de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes
de science et de philosophie265
Lalternative est simple mais elle semble neacutegliger un aspect important du corpus des œuvres
dAristote Soit la dialectique des Topiques est effectivement utiliseacutee dans les traiteacutes
scientifiques mais alors il faut neacutegliger laspect peut-ecirctre le plus fondamental de la
dialectique agrave savoir son caractegravere dialogique qui disparaicirct en effet des traiteacutes car on ne peut
y trouver les rocircles bien preacutecis de questionneur et de reacutepondant soit la dialectique nest pas le
candidat ideacuteal pour reacutepondre des problegravemes de meacutethode dans les traiteacutes et pour admettre une
valeur eacutepisteacutemologique agrave cette meacutethode puisque les Topiques qui contiennent la description
la plus preacutecise de la dialectique ont eacuteteacute eacutecrits non dans la perspective de fonder le savoir
scientifique et philosophique mais dans la laquo perspective dun dialogue scolairement codifieacute raquo
Nonobstant premiegraverement A Falcon et M Leunissen nous permettent dappreacutecier la
meacutethode dAristote en science dans ce quelle a de meacutelangeacute de manifold Degraves lors peut-ecirctre
quen theacuteorie la dialectique comprend neacutecessairement un aspect dialogique mais que cet
aspect nest pas neacutecessaire en pratique et que la meacutethode dont use Aristote est bien la
dialectique des Topiques mais utiliseacutee de maniegravere plus laquo souple raquo Certes il semble difficile
de lire dans la Physique le De Anima le De Caelo et lensemble des traiteacutes scientifiques et
philosophiques la mecircme structure questionneurreacutepondant de la dialectique que nous
deacutecrivent les Topiques Et J Brunschwig a tout agrave fait raison de reprocher agrave R Bolton la perte
de cet aspect absolument fondamental dans une lecture qui pose une valeur eacutepisteacutemologique
mecircme minimale de la dialectique Cependant nous pouvons appreacutecier une certaine souplesse
de la meacutethode dAristote en science et dune part embrasser lideacutee que la meacutethode dialectique
est peut-ecirctre plus souple en pratique que ne le laissent entendre les Topiques et dautre part
nuancer le rapport dit laquo fondamental raquo de la dialectique agrave cette structure
questionneurreacutepondant En effet cette structure questionneurreacutepondant est sans doute plus
fondamentale au traiteacute des Topiques en lui-mecircme puisquelle en structure lorganisation et en
motive les diffeacuterents conseils (le livre VIII est lexemple dune organisation formelle du traiteacute
265 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo op cit p 241-242
87
en fonction de cette structure questionneurreacutepondant) quagrave la dialectique proprement dite
Ou du moins le rapport questionneurreacutepondant semble ecirctre aussi essentiel au traiteacute des
Topiques que ne lest laspect public commun agrave la dialectique
Lessentiel de la dialectique aristoteacutelicienne nest pas tant de mettre en preacutesence
physique un seul laquo protagoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement questionneur et
un seul laquo deuteacuteragoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement reacutepondant cela est
surtout mis en avant et rendu neacutecessaire par la meacutethode topique proprement aristoteacutelicienne
dans le traiteacute eacuteponyme Laspect essentiel de la dialectique en elle-mecircme est sans doute bien
plus decirctre nous lavons mentionneacute une laquo œuvre commune raquo crsquoest-agrave-dire une activiteacute qui
sinscrit dans un contexte public et collectif Et peut-ecirctre pouvons-nous comprendre la
dialectique aristoteacutelicienne non comme structureacutee essentiellement autour des rocircles de
questionneur et de reacutepondant mais de maniegravere peut-ecirctre un peu moins preacutecise comme un
organe comme un outil de publiciteacute qui accompagne ou plutocirct qui veacutehicule les thegraveses et
eacutecrits scientifiques des preacutedeacutecesseurs dAristote dans ses traiteacutes La dialectique semble donc
bien plutocirct ecirctre lrsquooutil de diffusion proprement aristoteacutelicien des thegraveses scientifiques
Mais nous ne pouvons comprendre la dialectique comme un outil de diffusion des
thegraveses scientifiques que si nous reacuteinscrivons les textes dAristote dans leur contexte scolaire
Les eacutetudes aristoteacuteliciennes semblent se mettre daccord sur un point preacutecis Aristote aurait
eacutecrit deux sortes de textes les uns exoteacuteriques destineacutes agrave un large public et consideacutereacutes
comme perdus dans leur quasi-totaliteacute les autres eacutesoteacuteriques ceux que nous lisons
aujourdhui et qui eacutetaient destineacutes agrave un public bien particulier un public deacutelegraveves informeacutes
ceux du Lyceacutee266 Les eacutecrits dAristote qui nous ont eacuteteacute transmis par la tradition eacutetaient donc
destineacutes agrave un public scolaire et sinscrivaient de fait dans une laquo perspective dun dialogue
scolairement codifieacute raquo pour reprendre les mots de J Brunschwig Or si dune part nous
comprenons que la dialectique est cette activiteacute essentiellement collective du moins qui
sinscrit dans un contexte public qui nest pas une activiteacute solitaire quelle est laquo tourneacutee vers
lautre raquo et si dautre part nous comprenons que les traiteacutes dAristote sont veacuteritablement des
notes de cours sinon des cours en eux-mecircmes et quils ont eacuteteacute eacutecrits pour ecirctre lus et exposeacutes agrave
un public voire mecircme qursquoils ont eacuteteacute eacutelaboreacutes et construits pendant le professorat dAristote
alors le hiatus entre la dialectique des Topiques et la dialectique des traiteacutes scientifiques et
philosophiques seacutemousse Ainsi il est peut-ecirctre possible de comprendre que la dialectique
dont use Aristote dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques est la mecircme que celle deacutecrite266 Citons de maniegravere non exhaustive D Ross Aristotle op cit p 9 et ss J Brunschwig laquo Quest-ce que la
Physique dAristote raquo in De Grant Souffrin la Physique dAristote et les conditions dune science de lanature Vrin 1991 pp 11-40 Jean Brun Aristote et le Lyceacutee Presses Universitaires de France laquo Que sais-je raquo Paris 2004 p 6 M Crubellier et P Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir op cit p 29 et ssPierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute op cit p 17 et ss Tous soutiennent que les eacutecritsdAristote se reacutefegraverent laquo agrave des activiteacutes de recherche et denseignement en cours raquo selon M Crubellier et PPellegrin op cit p 32
88
dans les Topiques agrave la diffeacuterence que dans les traiteacutes laspect dialogique de la dialectique
(crsquoest-agrave-dire les rocircles de questionneur et de reacutepondant) disparaicirct au profit de son aspect
scolaire et deacutejagrave peut-ecirctre peacutedagogique Ce qui fait lien entre les Topiques et les traiteacutes
scientifiques et philosophiques du corpus aristoteacutelicien cest un seul et mecircme contexte
Aristote neacutecrit ni pour des savants ni pour des philosophes ni pour des eacuterudits ni mecircme
pour lui-mecircme agrave la maniegravere de laquo meacutemoires raquo ou de notes de recherches personnelles Aristote
eacutecrit pour un public deacutelegraveves Si nous comprenons cela alors laspect collectif de la
dialectique en preacutesence dans ses eacutecrits scientifiques ne pose plus de problegravemes et devient
mecircme eacutevident Les diffeacuterentes doxographies les deacuteveloppements des apories les
argumentations proprement dialectiques le recours laquo neacutecessaire raquo aux ἔνδοξα la division des
sens des termes etc sont autant de proceacutedeacutes dialectiques preacutesents dans les textes
philosophiques et scientifiques qui sapparentent peut-ecirctre tout simplement agrave diffeacuterents
vecteurs rendus neacutecessaires par le contexte scolaire de leacutecriture aristoteacutelicienne Autant
deacuteleacutements qui sont veacuteritablement chargeacutes de cet aspect peacutedagogique selon nous fondamental
de la dialectique qui ne se comprend que si et seulement si nous contextualisons
systeacutematiquement les marges deacutecriture du Stagirite le hors texte le contexte scolaire de ses
eacutecrits Ce contexte scolaire de leacutecriture des traiteacutes physiques meacutetaphysiques
psychologiques astronomiques politiques et eacutethiques entre en reacutesonance avec une
dialectique que J Brunschwig lui-mecircme comprend justement comme laquo un dialogue
scolairement codifieacute raquo et il deacutetermine leacutecriture dAristote La dialectique semble ecirctre le
candidat ideacuteal pour reacutepondre des contradictions meacutethodologiques du corpus car ces
contradictions raisonnent avec le contexte mecircme deacutecriture du Stagirite Peut-ecirctre Aristote use
de dialectique dans ses traiteacutes simplement parce que la dialectique est la meacutethode lactiviteacute la
mieux adapteacutee agrave son public pour diffuser un savoir scientifique
Ainsi comment justifier de la preacutesence de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques
toute en justifiant en mecircme temps de la disparition probleacutematique dun aspect fondamental de
la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les Topiques Comment a fortiori reacuteussir agrave sortir
des contradictions dAristote sur la dialectique tout en parvenant agrave maintenir luniteacute de cette
pratique Premiegraverement en abordant les problegravemes meacutethodologiques du corpus avec une
certaine souplesse deuxiegravemement en posant lhypothegravese dune dialectique qui traduit le
contexte scolaire des eacutecrits dAristote
Cest une solution que J Brunschwig entrevoit dailleurs clairement mais sans
lrsquoapprofondir En effet la derniegravere remarque agrave laquelle procegravede le commentateur sur la
communication de Robert Bolton porte sur linterpreacutetation que ce dernier tire des diffeacuterents
usages de la dialectique J Brunschwig eacutecrit
Dans la logique de son interpreacutetation Robert Bolton est tout naturellement conduit agrave
89
faire coiumlncider lopposition laquo gymnastique vs non-gymnastique raquo avec lopposition
laquo dialectique ex endoxocircn vs dialectique ex endoxotatocircn267
Cest en effet de cette coiumlncidence que R Bolton distingue diffeacuterents types de dialectiques
dont chacun aurait un inteacuterecirct diffeacuterent selon les Topiques I2 J Brunschwig refuse la
constitution de deux dialectiques distinctes en fonction des usages gymnastiques et non
gymnastiques car selon lui Aristote ne conccediloit pas diverses dialectiques mais bien divers
usages de la mecircme dialectique et de fait il faut plutocirct distinguer la dialectique de ses
voisines laquo extra-dialectiques raquo que J Brunschwig considegravere ecirctre la didactique et
lagonistique Mais cest dans la conclusion de son article quil entrevoit la valeur
peacutedagogique de la dialectique Pour le commentateur le fond du deacutebat entre R Bolton et lui
se situe laquo au niveau des rapports entre lutiliteacute gymnastique de la meacutethode des Topiques et
son utiliteacute philosophique et scientifique raquo268 Et il clocirct son article sur le ceacutelegravebre conseil que
donne Parmeacutenide agrave Socrate dans le Parmeacutenide de Platon
Mais exerce-toi pendant que tu es encore jeune et entraicircne-toi agrave fond en te
livrant agrave ces exercices qui aux yeux du grand nombre paraissent ecirctre une perte de
temps et qui sont par lui qualifieacutees de laquo bavardages raquo Sinon la veacuteriteacute se deacuterobera agrave tes
prises269
Or J Brunschwig explique que laquo tous les exeacutegegravetes depuis Alexandre drsquoAphrodise ont
rapprocheacute non sans raison [cet extrait du Parmeacutenide] des Topiques aristoteacuteliciens raquo270 Degraves
lors peut-ecirctre J Brunschwig entrevoit-il ici la solution dune dialectique peacutedagogique pour
accorder les diffeacuterents services que rend le traiteacute des Topiques celui decirctre un laquo entraicircnement
intellectuel raquo et celui de sinteacuteresser laquo aux connaissances agrave caractegravere philosophique raquo271 Ces
deux services apparemment contradictoires puisque lun nest quun entraicircnement une
gymnastique mentale permettant dargumenter laquo sur les sujets qui se preacutesentent raquo272 alors que
lautre semble nous rendre capable premiegraverement de laquo discerner en chaque matiegravere le vrai du
faux raquo273 et deuxiegravemement de laquo sinteacuteresser aux notions premiegraveres de chaque science raquo274
semblent retrouver une certaine harmonie une certaine concorde si nous attribuons agrave la
dialectique une valeur peacutedagogique
Si lentretien dialectique dans les Topiques et lorganisation dudit traiteacute se structurent
bien autour des rocircles du questionneur et du reacutepondant cest simplement parce que le Topiques
ont pour fonction de former defficaces questionneurs et defficaces reacutepondants de proposer
267 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et PellegrinPierre op cit p 256
268 Ibidem p 262269 135d traduction de Luc Brisson GF Flammarion Paris 2011270 J Brunschwig op cit p 262271 Topiques 101a27-28272 101a30273 101a36274 101a38 traduction modifieacutee
90
une meacutethode pour exceller au jeu dialectique Mais en soi la dialectique peut ecirctre utiliseacutee
comme meacutethode pour diffuser publiciser enseigner un savoir scientifique Et cest seulement
si nous contextualisons leacutecriture dAristote que nous pouvons entrevoir dune part que la
dialectique nest pas la topique et dautre part que la dialectique des Topiques est la mecircme que
la dialectique des traiteacutes scientifiques car lessentiel de la dialectique est decirctre une activiteacute
collective Aristote sadressant agrave un public cet aspect est conserveacute dans les traiteacutes malgreacute
labsence des rocircles de questionneur et de reacutepondant Enfin cette hypothegravese permet de
comprendre que si Aristote use en effet de la dialectique dans ses traiteacutes cest justement parce
quelle est scolairement codifieacutee et quil lui attribue une valeur peacutedagogique
Cependant lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique poseacutee pour tenter dunifier la
dialectique des Topiques et son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques ne
nous indique pas en quelle mesure cette meacutethode agrave lœuvre peut effectivement se charger
dune importante valeur peacutedagogique Comment et pourquoi la dialectique peut-elle ecirctre
comprise comme une sorte laquo deacuteducation raquo agrave la science agrave la philosophie au laquo savoir vrai raquo
Il nous faut pour reacutepondre agrave cette question prendre un peu de recul par rapport aux
problegravemes de meacutethode qui traversent le corpus aristoteacutelicien
Il appert que faire de la dialectique la meacutethode dAristote pour deacutecouvrir les principes
des sciences ou bien encore consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable au vrai raquo et donc poser
les bases dune valeur seulement eacutepisteacutemologique de la dialectique est nous lavons vu
difficilement soutenable Car une telle lecture repose finalement sur un certain optimisme Un
optimisme certes latent quun texte comme louverture du livre α de la Meacutetaphysique semble
permettre En effet Aristote y explique que nous avons tous en nous la capaciteacute de savoir et
datteindre le vrai et surtout que nul ne manque complegravetement la veacuteriteacute Degraves lors la veacuteriteacute
pour le Philosophe peut se comprendre comme un travail collectif auquel chacun participe en
apportant laquo sa pierre agrave leacutedifice raquo du savoir
Leacutetude de la veacuteriteacute est dun cocircteacute difficile de lautre facile Preuve en est que nul ne peut
latteindre comme il convient ni tous la manquer mais que chacun dit quelque chose
sur la nature et seul najoute rien ou peu agrave la veacuteriteacute tandis que de tous ensemble naicirct
une œuvre dimportance Par conseacutequent sil en va semble-t-il comme quand
preacuteciseacutement nous citons le proverbe laquo qui manquerait la porte raquo de cette maniegravere
leacutetude serait facile mais posseacuteder le tout sans pouvoir en posseacuteder une partie montre
la difficulteacute de cette eacutetude Peut-ecirctre aussi la difficulteacute eacutetant de deux sortes la cause en
est-elle non dans les choses mais en nous En effet le rapport des yeux des chauves-
souris agrave la lumiegravere du jour est le mecircme que celui de lintelligence de notre acircme aux
choses les plus manifestes de toutes natures Non seulement il est juste decirctre
reconnaissant envers ceux dont on peut partager les opinions mais mecircme envers ceux
91
qui expriment des avis plus superficiels car eux aussi ont apporteacute une contribution
puisquils ont exerceacute avant nous leur compeacutetence275
Degraves lors puisque selon Aristote chacun dentre nous ecirctres humains cest-agrave-dire a fortiori
aussi les propres preacutedeacutecesseurs dAristote vise le vrai sans pour autant latteindre ni le
manquer complegravetement puisque chacun dentre nous participe collectivement agrave leacutetude de la
veacuteriteacute alors la dialectique qui sengage par la collecte des ideacutees admises pourrait sapparenter
de facto agrave une eacutetude prenant en charge des objets lesdites ideacutees admises qui partagent
quelque chose de la veacuteriteacute
Cependant cet optimisme preacutetendu dAristote fondeacute sur cette participation collective
de chacun agrave la veacuteriteacute est lui-mecircme difficilement soutenable car si chacun dentre nous
participe de la veacuteriteacute aussi participe-t-il de lerreur En effet la cause premiegravere de la difficulteacute
dans leacutetude de la veacuteriteacute est selon Aristote en nous nous sommes susceptibles de commettre
des erreurs Ainsi de facto les ἔνδοξα qui eacutemanent des esprits humains peuvent participer si
nous comprenons correctement Meacutetaphysique α du vrai comme du faux Cest dailleurs ce
quexplique tregraves bien Aristote dans les Seconds analytiques quand il mentionne lopinion vraie
et lopinion fausse
Mais il ny a pas didentiteacute complegravete de lobjet de lopinion et de celui de la
science mais de mecircme quil y a dune certaine maniegravere opinion vraie et opinion fausse
de la mecircme chose [ὤσπερ καὶ ψευδὴς καὶ ἀληθὴς τού αὐτού τρόπον τινά] de mecircme il
y a science et opinion de la mecircme chose276
La dialectique peut donc difficilement avoir une simple valeur eacutepisteacutemologique puisquelle
raisonne agrave partir dideacutees admises dont les tenants sont capables en tant quecirctres humains de
veacuteriteacute comme derreur Ainsi Aristote semble admettre degraves lors la possibiliteacute dune fausseteacute
endoxale qui exclut la dialectique du champ strictement scientifique La seule meacutethode
veacuteritablement eacutepisteacutemologique crsquoest-agrave-dire la meacutethode permettant de deacutecouvrir les principes
des sciences et de fonder le discours est une meacutethode qui ne peut traiter que du vrai
Ainsi il faut relativiser ce preacutetendu optimisme dAristote tout ce qui est dit nest pas
vrai ou probable tout laquo legomegravene raquo nest pas laquo pheacutenomegravene raquo duquel nous pouvons induire les
principes des sciences Poser une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα soit faire des opinions
les plus partageacutees les mieux admises comme autoriteacute par le plus grand nombre des entiteacutes
laquo semblables au vrai raquo ou laquo vraies dans la plupart des cas raquo ne va absolument pas de soi
puisquil y a en chacun de nous une propension agrave lerreur Il est dans notre nature par rapport
agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris par rapport agrave la lumiegravere du jour decirctre
aveugleacutes par le vrai donc de nous tromper
Cependant plutocirct que de lire dans ce passage de Meacutetaphysique α un optimisme275 Meacutetaphysique α 993a30-993b14 Lauthenticiteacute des textes laquo probleacutematiques raquo nest pas en question dans
notre propos276 Seconds analytiques I 33 89a23
92
quelconque et loin decirctre eacutevident il semble surtout quune question se pose et quune difficulteacute
soit souleveacutee Si premiegraverement Aristote en theacuteoricien du savoir scientifique propose une
meacutethode pour connaicirctre le vrai pour chercher la veacuteriteacute et pour fonder le discours
scientifique si deuxiegravemement il considegravere ce savoir scientifique comme laboutissement
dune progression du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents eacutetats et si troisiegravemement il y a en
la nature de lecirctre humain une propension agrave lerreur qui risque de nuire au deacuteveloppement de
nos laquo capaciteacutes raquo intellectuelles de constituer un frein au progregraves de lindividu apprenant agrave
travers les diffeacuterents eacutetats du savoir crsquoest-agrave-dire un frein agrave la reacutealisation de sa propre nature
puisquil est selon Meacutetaphysique A 981a21 dans la nature des hommes de laquo deacutesirer
savoir raquo alors est-il seulement possible quAristote nait jamais precircteacute aucune attention agrave cette
propension naturelle agrave lerreur Or si lhomme se trompe de fait il ignore il rate
lactualisation de la capaciteacute agrave connaicirctre qui est naturellement en lui Ny-a-t-il nulle part dans
le corpus aristoteacutelicien la volonteacute de laquo prendre en charge raquo la nature humaine pour corriger
cette propension agrave lerreur Une prise en charge veacuteritablement peacutedagogique senseacutee montrer
au sens le plus strict laquo le chemin du vrai aux enfants raquo
La meacutethode empirico-analytique la science et la philosophie ne prennent pas en
charge lerreur car leur laquo domaine exclusif raquo est celui de la veacuteriteacute277 Degraves lors pour
comprendre la valeur veacuteritable de la dialectique il faut dans un premier temps lexclure du
champ proprement scientifique Et Aristote semble permettre cette exclusion En effet il
eacutecrit agrave propos des trois sortes physiques logiques et eacutethiques de preacutemisses dialectiques que
ces questions (le monde est-il eacuteternel ou non par exemple) doivent ecirctre traiteacutes laquo au niveau
philosophique selon la veacuteriteacute mais dialectiquement au niveau de lopinion raquo278 J Brunschwig
est tout agrave fait fondeacute agrave traduire les syntagmes μὲν et δέ qui structurent cette phrase par un
connecteur logique dopposition (laquo mais raquo) opposant ainsi dialectique et philosophie comme
sopposent veacuteriteacute et opinion la philosophie soppose agrave la dialectique puisque lune procegravede
πρὸς δόξαν alors que lautre procegravede πρὸς ἀλήθειαν Ainsi nous pouvons affirmer avec R
Bolton et dans la droite ligne dun aristoteacutelisme classique que la meacutethode pour connaicirctre les
principes des sciences la meacutethode scientifique et philosophique pour connaicirctre la veacuteriteacute reste
effectivement la meacutethode empirico-analytique exposeacutee essentiellement dans les Analytiques
et en Physique I1 celle proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν Mais quelle est donc cette meacutethode
qui prend en charge lerreur sinon justement la dialectique De plus si philosophie et
dialectique sopposent car lune touche agrave la veacuteriteacute et lautre non cela ne signifie en rien que la
dialectique nait aucun rapport avec la science et la philosophie ou quelle ne lui soit daucune
utiliteacute Car puisque la dialectique procegravede de lopinion et que nous avons admis que les
ἔνδοξα pouvaient ecirctre faux ne peut-elle pas avoir une valeur peacutedagogique en ce quelle277 Meacutetaphysique α 993b19-20 la philosophie est laquo science de la veacuteriteacute raquo278 Topiques I 14 105b30-31
93
laquo traite raquo veacuteritablement la cause de lerreur qui est en nous Si la philosophie et la science
cherchent le vrai la dialectique traite de lerreur R Bolton a donc bien pressenti cette dualiteacute
du texte aristoteacutelicien qui procegravede en deux temps le temps de la recherche scientifique et le
temps de lexposition de la recherche Cependant il continue de voir en la dialectique une
valeur eacutepisteacutemologique minimale qui en fait un adjuvant aux sciences alors que la veacuteritable
fonction de la dialectique est peut-ecirctre plus celle de prendre en charge la propension naturelle
agrave lerreur qui est en chaque ecirctre humain Ce quAristote semble faire dans ses recherches la
raison pour laquelle il use de dialectique cest justement en fonction de cette valeur
peacutedagogique
Et en effet dans son corpus le Stagirite laisse de maniegravere sporadique plusieurs
indices nous permettant de fonder cette valeur de comprendre la dialectique comme une
eacuteducation une culture un entraicircnement neacutecessaire au savoir Lun de ces principaux indices
est laspect laquo universel raquo de la dialectique et le parallegravele agrave effectuer entre la dialectique et
laquo leacuteducation raquo dont le Stagirite parle dans lincipit des Parties des animaux En effet Aristote
comprend la dialectique comme une activiteacute qui communique avec toutes les sciences et qui
nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres Selon les Seconds analytiques elle ne porte
pas en effet laquo sur un genre unique deacutetermineacute [οὐδὲ γένους τινὸς ἑνός] car alors elle ne serait
pas interrogative [οὐ γὰρ ἂν ἠρώτα] raquo279 Ce qui fait de la dialectique une activiteacute proprement
non soumise agrave lincommunicabiliteacute des genres ce qui lui permet autrement dit de laquo toucher agrave
toutes les sciences raquo cest quelle consiste principalement agrave interroger agrave demander [ἐρωτάω-
ω]280 Cette laquo polyvalence raquo qui est propre agrave la dialectique et qui consiste agrave poser des
questions sur tous les domaines dans tous les genres de toutes les sciences (Physique laquo le
monde est-il eacuteternel ou non raquo Eacutethique laquo doit-on obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux
lois en cas de discordance raquo Logique laquo les contraires relegravevent-il ou non du mecircme
savoir raquo pour reprendre des exemples aristoteacuteliciens281) rejoint finalement le caractegravere
universel de la dialectique dans le sens ougrave tous les ecirctres humains pratiquent avec plus ou
moins dart et de meacutethode cette activiteacute Tous en effet se posent et posent des questions de
la prime enfance jusquau soir de la vie et ainsi examinent critiquent essaient de laquo mettre agrave
leacutepreuve raquo [πειράω-ῶ] plus ou moins meacutethodiquement des thegraveses agrave la lumiegravere de laquo notions
communes raquo Cest en effet ce que reacutepegravete le Stagirite au chapitre 11 des Reacutefutations
sophistiques
De sorte quil est eacutevident que la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute
Cest pourquoi aussi elle sapplique agrave tout En effet tous les arts utilisent eacutegalement
certaines notions communes Cest pourquoi tous les hommes y compris les simples
279 Seconds analytiques I 11 77a32280 Ibidem281 Topiques I 14 105b20-25
94
particuliers font usage dune certaine maniegravere de la dialectique et de la peirastique car
tous jusquagrave un certain point tentent dexaminer ceux qui professent un art282
Certes Aristote parle ici de peirastique et de dialectique mais plutocirct que de nous inteacuteresser agrave
ce qui pourrait seacuteparer ces deux notions inteacuteressons nous surtout agrave ce qui les unit le trait
fondamental de lune comme de lautre elles sont universelles Tous les ecirctres humains les
pratiquent dans le sens ougrave tous se posent des questions et argumentent avec plus ou moins de
meacutethode et laquo mettent agrave leacutepreuve raquo des thegraveses de maniegravere plus ou moins efficace Rappelons
que les Topiques nont pour but selon Aristote non de theacuteoriser et de deacutefinir la dialectique
mais bien de fournir une meacutethode pour exceller dans cette activiteacute dialectique que tous les
ecirctres humains semblent pratiquer plus ou moins bien Cependant que sont ces laquo notions
communes raquo dont parle Aristote dans ce texte et que tous les arts selon lui utilisent Il
semble que nous soyons fondeacutes agrave rapprocher ici ces laquo notions communes raquo des ἔνδοξα
Cependant R Bolton a tregraves bien mis en lumiegravere le double sens du mot laquo commun raquo en
Reacutefutations sophistiques 172a Dune part est laquo commune raquo une proposition qui nest pas
attacheacutee agrave un genre ni agrave une science en particulier ce qui explique pourquoi tous les arts en
usent Et dautre part est laquo commune raquo une proposition qui appartient agrave un savoir laquo du
commun raquo283 Il est degraves lors possible de distinguer la dialectique de la science dans ce
contexte des Reacutefutations sophistiques 11 car celle-ci sinscrit dans un savoir qui nest pas un
savoir scientifique mais un savoir commun collectif Savoir commun opposeacute au savoir
scientifique en tant que ce dernier est laquo speacutecial raquo agrave un domaine laquo attacheacute agrave un genre preacutecis raquo
et quil ne raisonne pas agrave partir de laquo notions communes raquo mais bien agrave partir de notions
speacuteciales La dialectique peut donc aussi se distinguer de la philosophie et de la meacutetaphysique
en ce que ces laquo sciences raquo ont bien un genre speacutecifique lecirctre en mouvement pour la
physique lecirctre en tant quecirctre pour la meacutetaphysique Il faut donc dans la theacuteorie
aristoteacutelicienne du savoir admettre un savoir laquo du commun raquo propre agrave la dialectique et un
savoir scientifique que nous pouvons consideacuterer comme plus laquo speacutecialiseacute raquo agrave un domaine
Or cette distinction dialectiquescientifique fait eacutecho agrave une autre distinction du
corpus celle quAristote effectue entre la παιδεία et lἐπιστήμη dans lincipit des Parties des
animaux En effet pour Aristote
Dans toute eacutetude et toute recherche la plus humble comme la plus noble il semble
bien y avoir deux sortes deacutetats [δύο φαίυουται τρόποι τῆς ἓξεως] dont lun est agrave juste
titre nommeacute laquo science de la chose raquo [τὴν μὲν ἐπιστὴμην τοῡ πράγματος] et lautre une
certaine espegravece de culture [τὴν δοἷον παιδεὶαν τινά]284
La traduction de P Pellegrin est ici eacutetonnante En effet ce dernier traduit laquo παιδεὶαν τινά raquo
282 Reacutefutations sophistiques 11 172a27-32 nous soulignons283 R Bolton laquo The Epistemologic Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique dir
D Devereux et P Pellegrin Paris 1990 p 215284 Aristote Parties des Animaux trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2011 p 89 639a1-4
95
par une laquo espegravece de culture raquo Pourtant le sens principal de παιδεία nest pas laquo culture raquo mais
bien plutocirct laquo eacuteducation raquo285 De plus si nous nous reportons agrave lIndex aristotelicus de H
Bonitz lentreacutee παιδεία286 reacutefeacuterence surtout lusage de ce syntagme dans le contexte des
Eacutethiques et des Politiques et son sens est majoritairement celui dlaquo eacuteducation raquo non de
laquo culture raquo Prenons par exemple lune des reacutefeacuterences donneacutees par H Bonitz agrave cette entreacutee
soit Politiques II5 ougrave il est question de παιδεία laquo Il faut que la citeacute soit une multipliciteacute
comme on la dit plus haut dans laquelle leacuteducation doit introduire communauteacute et uniteacute raquo287
P Pellegrin traduit alors παιδεία non par laquo culture raquo mais bien par laquo eacuteducation raquo Cependant
comment cette παιδεία des Parties des animaux peut-elle ecirctre rapprocheacutee de la dialectique
telle que la comprend Aristote et a fortiori comment la distinction dialectiquescience peut-
elle ecirctre arraisonneacutee agrave cette distinction παιδεία ἐπιστήμη
Pour reacutepondre agrave cette question nous devons dabord en poser une preacuteliminaire
quest-ce quecirctre laquo eacuteduqueacute raquo ou laquo cultiveacute raquo dans ce contexte de lincipit des Parties des
animaux Aristote poursuit son explication des laquo deux sortes deacutetats raquo preacutesents dans toute
recherche en expliquant quil appartient agrave laquo lhomme cultiveacute [πεπαιδευμένου] raquo de pouvoir
laquo de maniegravere approprieacutee juger avec sagaciteacute de ce qui est bien ou mal dit dans un
discours raquo288 De plus premiegraverement laquo le πε-παιδευ-μένος raquo est grammaticalement le
participe parfait moyen-passif substantiveacute du verbe παιδεύω signifiant laquo eacutelever un enfant raquo
ou laquo donner une eacuteducation agrave quelquun raquo289 Deuxiegravemement le parfait indique proprement
laquo leacutetat preacutesent qui reacutesulte dun fait passeacute raquo290 cest-agrave-dire textuellement ici celui qui a reccedilu
une eacuteducation doit pouvoir selon Aristote laquo ecirctre seul capable de juger pour ainsi dire de
tout raquo291 Degraves lors le πεπαιδευμένος se deacutefinit selon deux caracteacuteristiques propres
premiegraverement celle de juger des bons ou mauvais discours (le texte grec mentionne laquo τὸ
δύνασθαι κρicircναι raquo en 639a5 cest-agrave-dire laquo la faculteacute de pouvoir critiquer raquo) et deuxiegravemement
de pouvoir juger ou critiquer certes mais de tout cest-agrave-dire soit de se poser et poser des
questions soit dexercer sa capaciteacute danalyse et de critique non dans un genre deacutetermineacute
comme la Nature ou lrsquoEacutethique mais dans absolument tous les domaines Or exercer cette
laquo δύνασθαι κρicircναι raquo drsquoune part et qui plus est de maniegravere laquo non tenue agrave lincommunicabiliteacute
des genres raquo sont bien deux caractegraveres qui appartiennent en propre agrave la dialectique car seule
cette activiteacute dans le corpus aristoteacutelicien nous permet dexercer notre laquo capaciteacute critique raquo
autrement dit peirastique et ce laquo sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo292 Il semble
285 Le Grand Bailly p 1438286 Herman Bonitz Index aristotelicus Berolini 1870 p 557 30287 Les Politiques II5 1263b36-37288 Aristote Parties des animaux 639a4-6289 Le grand Bailly p 1438290 A Dain J-A de Foucault et P Poulain Grammaire Grecque J De Gigord Paris 1961 p177291 639a9292 Topiques I1 100a19-20
96
donc bien que nous soyons fondeacutes agrave comprendre que la παιδεία reccedilue par le πεπαιδευμένος
est une παιδεία dialectique et ainsi agrave rapprocher dialectique et eacuteducation
Degraves lors leacutetat du πεπαιδευμένος qui est senseacute pouvoir juger de ce qui est bien ou mal
dit dans les discours et ce dans tous les domaines nous permet de comprendre comment la
dialectique peut ecirctre une veacuteritable παιδεία crsquoest-agrave-dire comme une certaine eacuteducation De
plus en eacutetablissant ce parallegravele entre la dialectique et cette παιδεία dont parle Aristote dans
lincipit des Parties des animaux nous pouvons supposer quAristote attribue une valeur
peacutedagogique agrave la dialectique Car il semble que crsquoest en pratiquant la dialectique cette
activiteacute dont la Rheacutetorique nous apprend quelle sert agrave deacutecouvrir laquo le syllogisme vrai et le
syllogisme apparent raquo293 (agrave savoir juger de ce qui est bien ou mal dit dans un discours en
jugeant des discours eux-mecircmes) et dont les Topiques aussi bien que les Reacutefutations
sophistiques ou que les Seconds analytiques insistent sur le fait quelle srsquointeacuteresse agrave tout et
nest tenue agrave aucun genre que lecirctre humain devient le πεπαιδευμένος dont il est question
dans lincipit des Parties des animaux
Nonobstant le choix effectueacute par P Pellegrin de traduire παιδεία par laquo culture raquo dans
sa traduction des Parties des animaux nrsquoobscurcit pas forceacutement la valeur peacutedagogique que
nous pouvons lire dans la dialectique aristoteacutelicienne Au contraire ce choix rend cette valeur
plus intelligible Cependant il faut ecirctre conscient de ce que ce terme peut manifester dans son
rapport agrave la dialectique En effet si nous comprenons la παιδεία comme une laquo culture raquo
comme le fait P Pellegrin au sens moderne dune laquo culture geacuteneacuterale bibliographique raquo celle
consistant agrave laquo engranger le plus de connaissances possible raquo alors la dialectique est en effet
une culture car lactiviteacute dialectique sengage par la laquo collecte des preacutemisses raquo et deacutepend dune
connaissance neacutecessaire de multiples ideacutees admises par le plus grand nombre ou par les
savants afin de les poser comme preacutemisses des raisonnements dialectiques Degraves lors lactiviteacute
dialectique neacutecessite une laquo culture geacuteneacuterale raquo et sa pratique semble offrir au dialecticien cette
culture Mais il faut aussi entendre laquo παιδεία raquo comme une laquo culture raquo au sens grec du terme
celui dun veacuteritable travail sur soi dune transformation du sujet qui tel un laquo gymnaste raquo en
pratiquant la dialectique et en exerccedilant son esprit critique agrave propos de nimporte quel sujet
accegravede agrave laquo leacutetat raquo eacuteduqueacute que la valeur aspectuelle du parfait de laquo πεπαιδευμένος raquo traduit
dans les premiegraveres lignes des Parties des animaux Si la dialectique est une culture cest une
culture geacuteneacuterale certes mais aussi un veacuteritable travail sur soi une culture de lesprit qui
transforme veacuteritablement le sujet apprenant
Pierre Aubenque a dailleurs beaucoup insisteacute sur limportance de ce texte des Parties
des animaux pour comprendre la dialectique aristoteacutelicienne En effet selon lui laquo ce sont les
premiegraveres lignes du De Partibus animalium qui nous eacuteclairent le mieux sur la fonction et les
293 1355b16-17
97
limites de la dialectique selon Aristote raquo294 Cependant dune part P Aubenque ne semble par
reacuteceptif au sens grec de cette παιδεία et ne la considegravere que comme une laquo culture geacuteneacuterale raquo
avec tout laspect peacutejoratif que peut prendre ce terme face agrave la laquo science de la chose raquo et
dautre part il preacutetend que dans ce texte comme dans dautres Aristote fait laquo leacuteloge de la
culture geacuteneacuterale [παιδεία] raquo295 et que le Stagirite oppose la παιδεία agrave lἐπιστήμη laquo A vrai
dire on a ici limpression que la culture geacuteneacuterale a moins une valeur par elle-mecircme quelle ne
se nourrit des insuffisances de la science de la chose raquo296 Et pour eacutetayer son propos P
Aubenque sappuie sans neacuteanmoins le citer sur un texte des Politiques III 11 dans lequel
selon lui Aristote oppose encore laquo les hommes cultiveacutes raquo agrave laquo ceux qui savent raquo Pour P
Aubenque laquo lhomme cultiveacute raquo le πεπαιδευμένος soppose au savant au σοφός en tant
quhomme de science Aristote vanterait alors les meacuterites de lun sur lautre de la culture
geacuteneacuterale sur la science Pourtant dans cet extrait des Politiques comme dans les premiegraveres
lignes des Parties des animaux Aristote noppose agrave aucun moment παιδεία et ἐπιστήμη ou
πεπαιδευμένος et σοφός A contrario ces deux notions et ces deux laquo eacutetats raquo ne se pensent pas
dans un rapport de conflictualiteacute quelconque mais bien dans un rapport de continuiteacute
Premiegraverement dans lextrait des Politiques III 11 que P Aubenque utilise sans le citer
Aristote eacutecrit
Or un meacutedecin ce peut ecirctre soit le praticien soit le chef deacutecole soit en troisiegraveme lieu
celui qui possegravede une culture meacutedicale car il y a de tels gens cultiveacutes pour ainsi dire
dans tous les arts et nous naccordons pas moins le droit de juger aux gens cultiveacutes
quaux speacutecialistes297
Il appert quici laquo gens cultiveacutes raquo et laquo speacutecialistes raquo ne sopposent absolument pas mais qursquoau
contraire ils partagent lun et lautre laquo le droit de juger raquo Ce laquo droit de juger raquo est sans doute agrave
rapprocher ici du laquo δύνασθαι κρicircναι raquo qui caracteacuterise le πεπαιδευμένος dans lincipit des
Parties des animaux Ainsi agrave linstar de P Aubenque il semble leacutegitime de rapprocher ces
deux textes Cependant contrairement agrave ce quavance ce dernier πεπαιδευμένος et σοφός ne
sopposent pas Mais degraves lors comment comprendre le rapport du πεπαιδευμένος au σοφός
de la παιδεία agrave lἐπιστήμη de la dialectique au savoir scientifique Cest justement lincipit
des Parties des animaux qui permet de proposer une alternative agrave la lecture de P Aubenque et
de consideacuterer ces deux notions dans un rapport de continuiteacute Si nous lisons cet incipit avec agrave
lesprit les Seconds analytiques II19 et Meacutetaphysique A1 il appert qursquoAristote reacuteactive ici la
notion dἕξις mentionneacutee degraves la deuxiegraveme ligne du traiteacute298 et qui est fort importante en
Meacutetaphysique A et dans les Seconds analytiques II19 puisquelle constitue la structure laquo en
294 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote op cit p 282295 Ibidem296 Ibid297 Politiques trad P Pellegrin 1282a3-7298 Les parties des animaux 639a2
98
eacutetape raquo du deacuteveloppement du progregraves de nos capaciteacutes intellectuelles partant de la simple
sensation pour arriver au savoir de la cause au savoir scientifique
A partir de la perception donc se produit le souvenir [ἐκ μὲν οὖν αἰσθήσεως γίγνεσται
μνήμη] comme nous le disons et du souvenir de la mecircme chose se produisant un
grand nombre de fois lexpeacuterience En effet plusieurs souvenirs forment une
expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience autrement dit de luniversel tout entier au
repose dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses multiples qui est contenu un et le mecircme en
elles toutes est produit un principe de lart et de la science de lart si cest agrave propos du
devenir de la science si cest agrave propos de leacutetant299
Par nature donc les animaux ont la sensation agrave la naissance mais pour les uns de la
sensation [ἐκ δὲ τῆς αἰσθήσεως] ne naicirct pas la meacutemoire pour les autres elle naicirct Et
cest pourquoi ces derniers sont plus intelligents et plus aptes agrave apprendre que ceux qui
ne peuvent se souvenir [hellip] Pour les humains lexpeacuterience naicirct de la meacutemoire en
effet les souvenirs nombreux du mecircme objet valent agrave la fin une seule expeacuterience Et
mecircme lexpeacuterience paraicirct semblable agrave la science et agrave lart pour les humains la science
et lart reacutesultent de lexpeacuterience car lexpeacuterience agrave produit lart comme le dit Polos
linexpeacuterience le hasard300
Ces deux textes posent la sensation la meacutemoire lart et la science comme diffeacuterents eacutetats
(laquo αἱ ἔξεις raquo selon les Seconds analytiques II19 99b25) eacutetats dont chacun procegravede du
preacuteceacutedent [ἐκ + geacutenitif] et dont nous avons en nous la puissance agrave la naissance Un lecteur
consciencieux peut-il feindre de ne pas voir un lien entre Meacutetaphysique A Seconds
analytiques II 19 et lincipit des Parties des animaux Et si nous sommes attentif au sens
grec que peut avoir le mot laquo culture raquo et que nous interpreacutetons cette παιδεία dans le sens dune
veacuteritable transformation de soi permise par la pratique de la dialectique et lexercice dun
laquo esprit critique raquo jusquagrave atteindre un certain laquo eacutetat raquo effectif de la recherche scientifique
alors de facto Aristote semble vouloir introduire cette laquo παιδεὶαν τινά raquo dans la genegravese du
savoir scientifique dans le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles vers lἐπίστασθαι
qui constitue selon D Ross laquo le plus haut produit de la civilisation raquo301 La notion dἕξις
preacutesente jusque dans la grammaire du texte puisque reacutesonnant avec le participe parfait de
πεπαιδευμένος ne peut pas ecirctre ici passeacutee sous silence Si dune part dans toute recherche
scientifique selon les Parties des animaux laquo il y a deux sortes deacutetats raquo lun proprement
scientifique lautre que nous pouvons peut-ecirctre nous risquer agrave nommer laquo paideacutetique raquo en tant
quil est non scientifique car non tenu agrave lincommunicabiliteacute des genres et si dautre part
Aristote permet le parallegravele entre la dialectique et cet ἕξις quest la παιδεία alors peut-ecirctre que
leacutetat du dialecticien cet eacutetat dun savoir du commun cette παιδεία cet laquo ἕξις paideacutetique raquo
que semble bien ecirctre la dialectique constitue une eacutetape intermeacutediaire avant lἐπίστασθαι un299 Seconds analytiques II 19 100a3-9300 Meacutetaphysique A 980a27-981a5301 D Ross Aristote op cit p 215
99
ἕξις preacute-scientifique quil faut reacuteintroduire dans la genegravese progressive de lἐπίστασθαι
aristoteacutelicien La dialectique peut donc ecirctre comprise comme le moyen proposeacute par Aristote
pour passer de leacutetat de lexpeacuterience agrave leacutetat du savoir scientifique elle semble donc bien avoir
une valeur fondamentalement peacutedagogique
Nonobstant P Aubenque a lui-mecircme entrevu cette valeur peacutedagogique de la
dialectique aristoteacutelicienne En effet celui-ci eacutecrit
La dialectique ne jouerait donc dautre rocircle que celui dun adjuvant pourrait-on dire
peacutedagogique agrave lusage des esprits insuffisamment intuitifs Si lon admet que de tous
les hommes le philosophe est celui qui a le plus de part agrave lintuition on admettrait aussi
quil est celui qui se passe le mieux de la dialectique bien plus quen tant que
philosophe il eacutechappe entiegraverement aux limitations qui rendraient neacutecessaire lusage de
la dialectique302
Selon P Aubenque pour la philosophie et la science pour le laquo Savoir veacuteritable raquo la
dialectique qui est laquo du cocircteacute de lopinion raquo nest daucune utiliteacute agrave peine celle dun laquo adjuvant
peacutedagogique raquo dont le philosophe se passe aiseacutement Cependant cette lecture ne se deacutefend
que si nous comprenons la dialectique et la philosophie (ou la science) dans un rapport
dopposition et attribuons agrave la dialectique une certaine vacuiteacute par rapport agrave la valeur attribueacutee
agrave la science et agrave la philosophie Cest dailleurs ainsi que P Aubenque sans citer de texte
preacutecis comprend la dialectique dont le discours finalement laquo natteint luniversaliteacute quau prix
de la vacuiteacute on sait quAristote associe souvent les ideacutees de dialectique et de geacuteneacuteraliteacutes
vides raquo303 P Aubenque semble veacuteritablement prisonnier du paradigme dun Aristote
fondamentalement empiriste dans sa meacutethode placcedilant la science et la theacuteorie du savoir des
Analytiques au dessus de tout son laquo systegraveme raquo et donc au dessus de la dialectique P
Aubenque est donc conduit agrave deacutepreacutecier lactiviteacute dialectique mecircme si dans sa lecture le
tragique de laristoteacutelisme est de ne pas parvenir agrave deacutepasser la seule dialectique
Cependant il est faux de consideacuterer que le philosophe (ou le savant) peut se passer de
dialectique Car si nous comprenons la dialectique non comme une activiteacute vaine ou agrave
rapprocher de laquo geacuteneacuteraliteacutes vides raquo mais comme un laquo eacutetat raquo (celui du πεπαιδευμένος) un ἕξις
du deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles permis et entretenu par la pratique de la
dialectique alors cette derniegravere ne souffre daucune vacuiteacute a contrario elle constitue
semble-t-il une eacutetape intermeacutediaire fondamentale avant lἕξις scientifique ou philosophique
proprement dit Degraves lors la dialectique est une eacutetape sur le chemin du savoir scientifique et de
la philosophie Si donc le philosophe selon P Aubenque peut se passer de la dialectique son
eacuteducation agrave la philosophie ne semble pas elle pouvoir sen passer Et si Aristote use de
dialectique dans ses traiteacutes cest sans doute parce quagrave ses yeux la dialectique est le meilleur
302 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote p 296303 Ibidem p 260
100
moyen de laquo montrer le chemin du savoir aux enfants raquo crsquoest-agrave-dire quelle constitue bien un
eacutetat passager en vue de la reacutealisation de notre nature humaine animeacutee du laquo deacutesir de savoir raquo304
et quelle a une valeur peacutedagogique Certes donc la meacutethode empirico-analytique est bien
pour Aristote la meacutethode des sciences mais cette meacutethode empirico-analytique nest pas celle
qursquoil utilise dans ses traiteacutes parce qursquoil fait moins œuvre de scientifique proprement dit ou de
philosophe qursquoœuvre de professeur de philosophie et de theacuteorie scientifique Cest sans doute
par laccumulation dun certain savoir laquo encyclopeacutedique raquo quoffre la collecte des ideacutees
admises puis par lexercice et le deacuteveloppement de laquo lesprit critique raquo que la dialectique
permet de faire le pont entre leacutetat de laquo lecirctre dexpeacuterience raquo et leacutetat de laquo lecirctre de science raquo
Cependant cest une chose de comprendre le parallegravele entre la dialectique et la
παιδεία des Parties des animaux et ainsi dinterpreacuteter leacutetat du dialecticien comme un eacutetat
laquo paideacutetique raquo infra-scientifique preacuteceacutedant leacutetat du savant et de confeacuterer une valeur
peacutedagogique agrave la dialectique cen est une autre de comprendre comment la dialectique peut
prendre effectivement en charge le souci peacutedagogique dAristote Comment la dialectique
peut-elle constituer cet laquo eacutetat raquo transitoire et laquo paideacutetique raquo permettant de conduire agrave leacutetat
final du savoir scientifique et de la philosophie Nous avons beaucoup insisteacute preacuteceacutedemment
sur la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα et nous avons essayeacute de montrer agrave quel point leur
precircter une telle valeur eacutetait difficile Car il semble que les ἔνδοξα constituant drsquoune part la
base de lactiviteacute dialectique en tant que celle-ci raisonne agrave partir deux drsquoautre part la base
des recherches aristoteacuteliciennes puisque Aristote procegravede presque systeacutematiquement agrave une
revue des opinions admises aient moins une valeur eacutepisteacutemologique que la fonction de
stimuler de provoquer la recherche scientifique et philosophique
Pourquoi Aristote considegravere-t-il agrave de nombreuses reprises lanalyse des ἔνδοξα comme
une laquo neacutecessiteacute raquo dans ses recherches Et en quelle mesure le fait de deacutebattre les thegraveses
endoxales peut-il avoir un quelconque laquo inteacuterecirct philosophique raquo selon le livre I de la
Physique305 Rappelons lextrait du De Anima dans lequel Aristote pose en effet leacutetude
endoxale comme une neacutecessiteacute
Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions
embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement
prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont
professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leur propos
et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas306
Aristote propose donc de passer en revue les opinions admises par ses preacutedeacutecesseurs les
ἔνδοξα qui ont eacuteteacute proposeacutees au sujet de lacircme Le domaine dans lequel sinscrit cet304 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo305 Physique I 2 185a20306 Trad R Bodeacuteuumls I 2 403b20-24
101
laquo examen raquo est preacuteeacutetabli il sagit deacutetudier lacircme Lexamen endoxal na donc pas ici pour but
deacutetablir le genre de la recherche mais bien de comprendre comment lacircme a eacuteteacute comprise
historiquement Et lopinion geacuteneacuterale rejoint au sujet de lacircme les ideacutees des preacutedeacutecesseurs
dAristote
Lopinion donc veut que lanimeacute par rapport agrave linanimeacute preacutesente deux diffeacuterences
principales le mouvement et le fait de sentir Or ce sont pratiquement lagrave les deux traits
que nous avons recueilli aupregraves de nos devanciers pour caracteacuteriser lacircme307
Ainsi la recherche sengageant par une doxographie elle peut donc ecirctre comprise de maniegravere
assez souple comme une veacuteritable collecte des preacutemisses endoxales premier pas dun
proceacutedeacute typiquement compris comme dialectique selon les Topiques Mais comment Aristote
parvient-il agrave eacutetablir ce qui est laquo bien fondeacute raquo dans les propos de ses preacutedeacutecesseurs traitant de
lacircme ou dautres sujets Le De Caelo apporte une partie de la reacuteponse agrave cette question Face
agrave une theacuteorie Aristote fait parfois intervenir ce qui est laquo εὔλογον ἃν δόξειεν raquo308
litteacuteralement laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo Nous avons deacutejagrave mentionneacute
limportance de cette notion dans la discussion entre R Bolton A Falcon et M Leunissen
R Bolton consideacuterant le recours agrave ce qui est εὔλογον ce quil nomme llaquo εὐλόγως
procedure raquo309 du De Caelo comme une proceacutedure κατὰ τὴν δόξαν donc une proceacutedure
dialectique Andrea Falcon et Mariska Leunissen lui reprochant cette reacuteduction trop rapide de
ce qui est εὔλογον dans le De Caelo agrave une proceacutedure strictement dialectique310 et donc non
scientifique Retenons que dans la recherche κατὰ τὴν δόξαν Aristote pose un veacuteritable garde
fou ce qui dans un cas preacutecis serait εὔλογον ἃν δόξειεν
Toute opinion nest donc pas raisonnable agrave soutenir et agrave croire sur un sujet donneacute A
propos de la spheacutericiteacute des astres par exemple dans le De Caelo II 11 Aristote eacutecrit
laquo Quant agrave la configuration de chaque astre cest en limaginant spheacuterique que lon se pliera le
mieux aux exigences de la raison [ἄν τις εὐλόγως ὑπολάβοι] raquo 311 Aristote ne se lance donc
pas dans une revue des ἔνδοξα agrave propos dun sujet agrave laveugle il sarme dune sorte de garant
lεὔλογος les laquo exigences de la raison raquo laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo
Lεὔλογος est-il issu de lobservation sensible tel que le pense P Moraux dans sa note au
chapitre II12 du De Caelo312 ou bien fait-il intervenir une hieacuterarchie de ce qui est plus
endoxal sur des thegraveses divergentes agrave lopinion geacuteneacuterale au sens ougrave ce qui serait le plus
raisonnable de croire est lopinion la plus partageacutee La reacuteponse agrave cette question donne lieu agrave
307 De lacircme 403b26-28308 Du ciel II12 291b31-32309 Bolton Robert laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New
perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51310 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in
Theory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015pp 217-240
311 291a11-12312 Du Ciel note 1 p 73
102
deacutebat et deacutepasse le cadre de notre eacutetude Car ce quil semble inteacuteressant de constater cest ce
que la preacutesence de lεὔλογος trahit dans leacutecriture des traiteacutes scientifiques et philosophiques
une certaine charge affective
En effet gracircce agrave une eacutetude pousseacutee de lεὔλογος chez Aristote J M Le Blond
comprend dans son ouvrage Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote que ce terme
teacutemoigne chez le Stagirite dans la composition mecircme de ses traiteacutes et dans son eacutecriture de la
preacutesence dun certain laquo ordre raquo (numeacuterique logique causal etc) Aristote ferait intervenir un
certain laquo ordre des choses raquo constituant un argument dautoriteacute que lobservation des
pheacutenomegravenes sensibles ou de lopinion la plus geacuteneacuterale permet en reacuteaction agrave des thegraveses peut-
ecirctre trop subversives (telles les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees et reacutefuteacutees en Physique I) Mais
que manifeste preacuteciseacutement ce recours agrave laquo lordre raquo et agrave lεὔλογος chez Aristote Selon J M
Le Blond
Il semble que lεὔλογος manifeste ce quon pourrait appeler la reacuteaction instinctive
dAristote en face de toute theacuteorie et de toute constatation nouvelle il ne se contente
pas de lexaminer en elle-mecircme de la mettre agrave leacutepreuve du raisonnement serreacute il
consulte aussi soit avant soit apregraves le travail scientifique son instinct entre cette
connaissance et lordre du monde la conviction quil possegravede du travail intelligent sur
la nature moyen non de deacutemonstration proprement dite mais de laquo jugement raquo au
sens concret de ce mot313
J M Le Blond semble consideacuterer comme le titre de son eacutetude le signale le recours
drsquoAristote agrave lεὔλογος comme un laquo argument dautoriteacute raquo pour admettre ou refuser les thegraveses
et opinions deacutefendues par ses preacutedeacutecesseurs Il y aurait un laquo ordre du monde raquo agrave partir duquel
Aristote jugerait les thegraveses et les opinions admises Cependant lεὔλογος manifeste chez le
Stagirite surtout un certain πάθος Aristote a recours agrave ce qui est εὔλογος en reacuteaction aux
ἔνδοξα Comme si lἔνδοξον se chargeait dans son esprit dune forte valeur poleacutemique dont le
recours agrave laquo ce qui serait plus raisonnable de croire raquo constituerait une sorte de laquo reacuteaction
instinctive raquo pour reprendre les mots de J M Le Blond et qui comme toute reacuteaction est dune
certaine violence Mais alors si Aristote considegravere leacutetude endoxale comme une neacutecessiteacute ne
peut-on pas comprendre lἔνδοξον comme une strateacutegie ayant pour fonction de provoquer
cette reacuteaction chez son public
Que ce soit de maniegravere offensive ou deacutefensive face agrave une theacuteorie face agrave un ἔνδοξον
Aristote reacuteagit avec plus ou moins de verve juge dune thegravese eu eacutegard agrave laquo ce qui est plus
raisonnable de croire raquo Face aux thegraveses eacuteleacuteatiques dans le livre I de la Physique Aristote ne
reste pas de marbre car il semble que si les thegraveses eacuteleacuteatiques ne provoquaient pas chez lui la
moindre reacuteaction il les ignorerait et ne les poserait pas comme adverses A contrario
lacharnement avec lequel il reacutefute les thegraveses de Parmeacutenide et de Meacutelissos sur le mouvement
313 J M Le Blond Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote Les Belles Lettres Paris 1938 p 51
103
quil aurait pu tregraves bien ne pas reacutefuter atteste de la violence patente de sa reacuteaction Aristote
nheacutesitant pas agrave consideacuterer ces arguments comme laquo eacuteristiques raquo il convoque toute une
strateacutegie argumentative et dialectique pour reacuteagir contre pour reacutefuter Parmeacutenide et Meacutelissos
Et dans le De Caelo cest surtout lεὔλογος qui trahit cette part non neacutegligeable daffectiviteacute du
texte aristoteacutelicien que lἔνδοξον semble provoquer
De plus J M Le Blond considegravere que lεὔλογος provoque chez le Stagirite cherchant
sa leacutegitimiteacute et ne la trouvant que si les hypothegraveses reacutesistent au travail scientifique une
veacuteritable laquo joie raquo
Nous avons dit en commenccedilant que la consideacuteration qualifieacutee par lεὔλογος ne
constituait pas une eacutetape des proceacutedeacutes veacuteritablement scientifiques dAristote nous
pouvons conclure maintenant que leacutetude de ce terme nest cependant pas sans utiliteacute
pour reacutealiser les conditions inteacutegrales de cette recherche pour en saisir le deacutebut infra-
scientifique et le couronnement au dessus de la science dans la joie de connaicirctre314
Premiegraverement J M Le Blond considegravere que lεὔλογος ne fait pas partie du travail
scientifique mais vient pourtant aider agrave la connaissance ce qui si nous consideacuterons comme
R Bolton la proceacutedure laquo eulogique raquo comme une proceacutedure dialectique permet de mettre agrave
distance la dialectique de la science Deuxiegravemement pour le commentateur lεὔλογος trahit
une charge daffectiviteacute dans leacutecriture dAristote degraves lors les textes scientifiques et
philosophiques du Stagirite ne sont pas affectivement neutres mais sont traverseacutes dun certain
sentiment plus ou moins violent dune reacuteaction quasi eacutepidermique qui se fait jour en neacutegatif
par le recours agrave lautoriteacute de lεὔλογος La force autoritaire de lεὔλογος trahit la violence de la
reacuteaction dAristote dans le cadre preacutecis du De Caelo Enfin troisiegravemement selon J M Le
Blond lεὔλογος permet de reacutealiser les conditions de la recherche scientifique en tant quil en
constitue le commencement infra-scientifique Tout se passerait donc comme si la recherche
scientifique senracinait dans un affect que le commentateur considegravere ecirctre la laquo joie de
connaicirctre raquo ce que la premiegravere ligne de Meacutetaphysique A eacutetaye par ailleurs315
Degraves lors il est plus facile de comprendre pourquoi il est neacutecessaire deacutetudier les
ἔνδοξα bien quils provoquent une telle reacuteaction chez laquo le maicirctre de ceux qui savent raquo
Aristote reacuteagit certes mais si nous gardons agrave lesprit que le Stagirite eacutecrit pour un public
deacutelegraveves et que le contexte de son eacutecriture est un contexte scolaire alors peut-ecirctre que
lexposition et la critique de divers ἔνδοξα entrent dans une strateacutegie celle de vouloir
provoquer une reacuteaction chez les eacutelegraveves Et linteacuterecirct philosophique de leacutetude des thegraveses
eacuteleacuteatiques apparaicirct alors eacutevident
Neacuteanmoins puisquil se trouve que [Meacutelissos et Parmeacutenide] parlent de la nature alors
que les difficulteacutes quils abordent ne sont pas physiques cest peut-ecirctre une bonne
314 Ibid p 52315 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo
104
chose que de deacutebattre un peu agrave leur propos en effet cet examen a un inteacuterecirct
philosophique316
Quel peut bien ecirctre linteacuterecirct philosophique de thegraveses eacuteristiques Leacutetude de thegraveses agrave ce point
subversives pour la science physique telles que celles de Parmeacutenide et de Meacutelissos en
Physique I (cest-agrave-dire des thegraveses chargeacutees dune haute valeur poleacutemique quAristote sait de
plus fausses puisque pour le savant les principes sont clairs par induction) est dun laquo inteacuterecirct
philosophique raquo justement parce qursquoune telle eacutetude provoque une reacuteaction et semble mettre
en branle la volonteacute de savoir qui est agrave la base de toute recherche scientifique Lἔνδοξον
vient semble-t-il laquo stimuler raquo le deacutesir de veacuteriteacute cest pourquoi Aristote semble-t-il expose
les opinions de ces preacutedeacutecesseurs il cherche agrave laquo recueillir ce qui est bien fondeacute raquo317 dans ces
opinions Et la dialectique qui sengage par la collecte des preacutemisses endoxales et raisonne agrave
partir delles a peut-ecirctre pour fonction de provoquer chez celui qui la pratique cette reacuteaction
qui vient mettre en marche le deacutesir de savoir Entre des eacutelegraveves dialecticiens qui cherchent agrave
reacutepondre agrave la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo et un professeur Aristote qui
reacuteagit notamment par le recours agrave lεὔλογος agrave des thegraveses ou des opinions admises entre
lactiviteacute proprement dialectique des Topiques soit ce jeu de socieacuteteacute qui souvre par la collecte
des ἔνδοξα et les doxographies des traiteacutes scientifiques dAristote lἔνδοξον semble avoir la
mecircme fonction provoquer une reacuteaction creacuteer le deacutesir de savoir
Quelle est la diffeacuterence entre lecirctre dexpeacuterience et lecirctre de science Nous lavons dit
lecirctre de science sait les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes Mais comment en
vient-il agrave rechercher ces principes causes ou eacuteleacutements si ce nest en reacuteaction agrave des opinions
ou des thegraveses qui provoquent chez lui le deacutesir de savoir Ce qui chez Aristote pouvait
apparaicirctre comme un laquo monde dapparence agrave sauver raquo selon lexpression de M Nussbaum ce
qui peut apparaicirctre aussi comme un argument dautoriteacute fonctionnant comme la sape de thegraveses
novatrices par le recours agrave un laquo ordre des choses raquo (lεὔλογος pour J M Le Blond) apparaicirct
encore une fois si nous contextualisons leacutecriture dAristote moins comme une laquo bride raquo
reacuteactionnaire agrave lrsquoinnovation scientifique que comme une veacuteritable provocation agrave la recherche
Les pythagoriciens soutiennent lrsquoheacuteliocentrisme laquo ils disent quau centre de lunivers il y a
du feu et que la terre eacutetant un astre produit par sa reacutevolution circulaire autour du centre le
jour et la nuit raquo 318 Et bien cherchons Tout se passe comme si Aristote usait de lἔνδοξον
pythagoricien pour provoquer le deacutesir de savoir si la terre tourne ou non autour du soleil si le
mouvement existe ou non Il nous exhorte ainsi agrave observer aussi bien ce que dautres
soutiennent que les pheacutenomegravenes sensibles pour connaicirctre les principes causes ou eacuteleacutements
des pheacutenomegravenes par nous-mecircmes La dialectique par lusage des ἔνδοξα par le
316 Physique I2 185a18-21317 De lacircme 403b23318 Du Ciel II13 293a21-23
105
deacuteveloppement de notre laquo capaciteacute danalyse et de critique raquo nest pas scientifique mais
veacuteritablement infra-scientifique Elle na rien agrave voir avec une recherche du vrai mais elle
motive une telle recherche La pratique de la dialectique fait le pont entre celui qui sait
dexpeacuterience que le soleil se legraveve agrave lEst et celui qui cherche les principes de la laquo fille du
matin raquo Car lἔνδοξον agrave linstar de la reacuteaction dAristote semble bien avoir pour fonction de
provoquer une reacuteaction chez celui qui en prend connaissance Quel est donc linteacuterecirct
philosophique dexaminer des thegraveses eacuteristiques dont les tenants ne parlent mecircme pas laquo la
mecircme langue raquo que le physicien Peut-ecirctre tout simplement parce que ces thegraveses ces ideacutees
paradoxales bien quadmises par certains vont provoquer chez Aristote mais aussi chez son
lecteur ou son auditoire une reacuteaction qui sans doute le motivera agrave chercher par lui-mecircme agrave
connaicirctre par soi-mecircme les causes des eacuteveacutenements
Cela rejoint le troisiegraveme inteacuterecirct du traiteacute des Topiques proposeacute par Aristote et que ce
dernier formule ainsi laquo lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en
argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en chaque
matiegravere le vrai du faux raquo319 Nous avons deacutejagrave mentionneacute comment E Berti interpregravete ce
laquo deacuteveloppement dune aporie raquo Mais quest-ce preacuteciseacutement qursquoecirctre capable de laquo deacutevelopper
une aporie raquo Le texte grec mentionne le verbe laquo διαπορῆσαι raquo en 101a35 que J Brunschwig
traduit par laquo ecirctre capable de deacutevelopper une aporie raquo mais qui signifie plus preacuteciseacutement laquo se
trouver dans le besoin raquo dans laquo lembarras raquo ou laquo lincertitude raquo ou encore laquo eacuteprouver un
doute agrave propos de quelque chose raquo320 Or de nombreux commentateurs ont insisteacute sur le
rapport entre le laquo deacuteveloppement dune aporie raquo et la dialectique Pour Christof Rapp laquo il est
clair quil y a une intime connexion entre la meacutethode dialectique et la formulation ou la
laquo manipulation raquo des aporiai raquo321 E Berti considegravere quant agrave lui le deacuteveloppement
diaporeacutetique comme le proceacutedeacute laquo normal raquo de la dialectique permettant de trouver les
principes des sciences322 Cependant Pierre Aubenque dans son article intituleacute laquo Sur la
notion aristoteacutelicienne daporie raquo propose avec Aristote de distinguer trois moments
laquo aporeacutetiques raquo
[hellip] laporie ou embarras initial ducirc agrave lheacutesitation entre plusieurs thegraveses possibles la
diaporie qui conformeacutement agrave leacutetymologie du mot semble deacutesigner une exploration
des diffeacuterentes voies qui soffrent agrave nous leuporie qui est expresseacutement deacutefinie
comme la solution des difficulteacutes anteacuterieures323
Il semble bien que le laquo deacuteveloppement daporie raquo dont parle Aristote en Topiques I 2319 101a34-36320 Le Grand Bailly p 485321 Christof Rapp Aporia and Dialectic Methode in Aristotle Traduction personnelle de laquo it is clear that there is
an intimate connection between the dialectical method and either the formulation or the handling ofaporiai raquo Ce brouillon (Draft) est disponible sur httpslmu-munichacademiaeduChristofRapp dans larubrique laquo Draft raquo Aucune publication ne semble avoir eacuteteacute produite de cet article p2
322 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30-31323 P Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo op cit p 4
106
corresponde au second temps de ce triptyque proposeacute par P Aubenque il sagit de
deacutevelopper dexplorer les solutions agrave un problegraveme embarrassant donc de provoquer ou de
nous maintenir un temps dans cet embarras Cependant laporie ou le deacuteveloppement de
laporie nest pas seulement un proceacutedeacute de recherche mais plus preacuteciseacutement laquo une situation
existentielle dans laquelle le philosophe se trouverait plongeacute raquo324 Selon P Aubenque ce sens
rejoint le sens socratique selon lequel laquo aporia aporein deacutesignaient lembarras de lacircme
deacutesempareacutee ou engourdie raquo325 Mais cest C Rapp qui a le plus insisteacute sur laporie comme un
laquo eacutetat psychologique de perplexiteacute raquo326 Laporie est un eacutetat difficile agrave supporter ndash elle
ressemble quelque peu agrave cette laquo eau profonde raquo dans laquelle est jeteacute Descartes au deacutebut de la
seconde Meacuteditation apregraves lexercice du doute Cependant sans deacutevelopper trop avant la
comparaison il semble quAristote considegravere ce passage par laporie par cet laquo eacutetat
psychologique de perplexiteacute raquo dembarras et de doute comme une neacutecessiteacute poseacutee avant la
recherche scientifique En effet au deacutebut du livre Β de la Meacutetaphysique livre dans lequel
Aristote expose justement toute une seacuterie dapories ce dernier pose laporie comme une
meacutethode et eacutecrit laquo Il est neacutecessaire en vue de la science rechercheacutee que nous abordions
dabord les sujets sur lesquels on doit dabord ecirctre en difficulteacute raquo327 Pourquoi ce passage par
un eacutetat difficile diaporeacutetique est-il consideacutereacute par Aristote comme neacutecessaire Quel peut bien
ecirctre linteacuterecirct decirctre plongeacute ou de plonger ses eacutelegraveves dans cet eacutetat de perplexiteacute Il semble que
lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique permette de comprendre lenjeu de cette neacutecessiteacute
En effet si le deacuteveloppement des apories selon les Topiques I2 fait partie du proceacutedeacute
dialectique et que la dialectique a une valeur peacutedagogique alors peut-ecirctre que laporie a pour
fonction tout comme lἔνδοξον mais diffeacuteremment de provoquer la recherche de leuporie le
troisiegraveme moment de laporie crsquoest-agrave-dire de stimuler le deacutesir de sortir de laporie de cet eacutetat
dembarras difficile en recherchant une solution Lindividu dans laporie est un ecirctre
laquo enchaicircneacute raquo et cest dailleurs justement selon Aristote le poids mecircme de ses chaicircnes qui
semble provoquer en lui le deacutesir de sen libeacuterer
Il est avantageux agrave qui veut trouver une issue de bien distinguer les difficulteacutes car
lissue ulteacuterieure est solution des difficulteacutes anteacuterieures or il nest pas possible de
trouver une solution quand on ignore ce qui enchaicircne mais cest la difficulteacute ougrave se
trouve la penseacutee sur la question qui le reacutevegravele328
Degraves lors laporie qui fait partie du processus dialectique est un veacuteritable moteur poseacute
comme neacutecessaire pour sortir delle-mecircme pour reacutesoudre les difficulteacutes
Partant si donc la dialectique commence par la collecte des ideacutees admises et quelle
324 Ibidem p 5325 Ibid326 Traduction personnelle de laquo psychological state of perplexity raquo C Rapp op cit p 31327 995a24-25328 995a27-31
107
provoque dabord cet eacutetat psychologique drsquoembarras duquel il faut sortir peut-ecirctre a-t-elle
cette faculteacute hors du commun de provoquer linteacuterecirct le goucirct de la recherche la curiositeacute ou
bien encore cet eacutetonnement neacutecessaire agrave la recherche du savoir Citons ce texte ceacutelegravebre de
Meacutetaphysique A dans lequel Aristote explique que leacutetonnement est au commencement de la
philosophie
Cest en effet par leacutetonnement que les humains maintenant aussi bien quau deacutebut
commencent agrave philosopher dabord en seacutetonnant de ce quil y avait deacutetrange dans les
choses banales puis quand il avanccedilaient peu agrave peu dans cette voie en sinterrogeant
aussi sur des sujets plus importants par exemple sur les changements de la lune sur
ceux du soleil et des constellations et sur la naissance du Tout329
Lecirctre de lexpeacuterience connaicirct en effet dexpeacuterience la reacutevolution du char dApollon autour de
la Terre Mais il ne seacutetonne pas de son ignorance des principes reacuteels de ce pheacutenomegravene Cest
semble-t-il en apprenant que des laquo savants dItalie raquo330 nommeacutes pythagoriciens posent que ce
nest pas le soleil qui tourne autour de la Terre mais bien linverse puis par lexpeacuterience de cet
embarras provoqueacute par la connaissance de thegraveses antinomiques quil faut explorer que lecirctre
dexpeacuterience comprend son ignorance des principes et des causes des pheacutenomegravenes il
seacutetonne decirctre incapable de rendre compte dun pheacutenomegravene que la mythologie expliquait agrave sa
place il comprend le poids des chaicircne de laporie et comprend donc aussi quil ignore le
pourquoi de la reacutevolution du soleil autour de la Terre Or puisque selon Meacutetaphysique A
lecirctre humain est animeacute du deacutesir de savoir face agrave la compreacutehension de son ignorance devant
les thegraveses dillustres preacutedeacutecesseurs ou dopinions admises sur un sujet face agrave leacutetat
insupportable dans lequel il est plongeacute devant la contradiction de certaines de ces thegraveses
lecirctre dexpeacuterience cherche agrave connaicirctre Or la dialectique est justement cet instrument de
critique et de mise agrave disposition dopinions divergentes cet instrument laquo deacuteveloppant des
apories raquo nous placcedilant dans lembarras sur certains sujets permettant dune part de seacutetonner
de notre ignorance et deuxiegravemement de laquo lancer raquo la recherche scientifique Encore une fois
la dialectique qui met agrave notre disposition des ideacutees admises sur un sujet et nous plonge dans
un certain embarras nest pas scientifique mais preacute-scientifique
Le souci peacutedagogique dAristote est preacutesent degraves lincipit de Physique I1 En effet
apregraves avoir reformuleacute la meacutethode empirico-analytique Aristote ne donne pas un mais bien
deux exemples illustrant le laquo chemin naturel raquo qui va de ce qui est plus clair et mieux connu
pour nous agrave ce qui est plus clair et mieux connu par nature
Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par
rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute [τὸν λόγον ὅλον] quils
329 982b13-17330 Selon Aristote dans le De Caelo 293a20
108
signifient et de maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition
divise en ses composantes particuliegraveres Et les enfants supposent dabord que tous les
hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres mais ensuite ils opegraverent des
distinctions dans chacun des deux groupes [Καὶ τὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον
προσαγορεύει πάντας τοὺς ἄνδρας πατέρας καὶ μητέρας τὰς γυναῖκας ὕστερον δὲ
διορίζει τούτων ἑκάτερον]331
Nous avons deacutejagrave mentionneacute limportance que pouvait avoir le premier exemple celui du
cercle apregraves les eacutetudes de G E L Owen sur la dialectique et la lumiegravere faite sur limportance
de la structure linguistique dans la meacutethode dAristote Mais nest-il pas eacutetonnant de constater
la preacutesence de lenfance dans lincipit des eacutecrits de Physique Preacutesence encore plus
inattendue si lon considegravere que ce chapitre inaugural de la Physique est un rappel de la
meacutethode en science exposeacutee dans les Seconds analytiques Pourtant cet exemple na guegravere
reacutesonneacute dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes sinon seulement comme ce quil est en apparence
cest-agrave-dire un simple exemple Pour Thomas dAquin cet exemple na dautre fonction que
celle deacutetayer le propos du chapitre 1 laquo Et pareillement selon lacircge lenfant perccediloit un
homme avant de discerner Platon qui est son pegravere raquo332 Exactement de la mecircme maniegravere mais
cependant bien plus tard Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dit de cette comparaison quelle est
particuliegraverement claire pour comprendre laquo ce que lauteur a voulu dire un peu plus haut par la
totaliteacute que donne dabord la sensation raquo333 Enfin H Bonitz ne fait mecircme pas mention de ce
syntagme (τὰ παιδία) en Physique dans les entreacutees παicircς ou παιδία de son Index334 Tout se
passe comme si la preacutesence de lenfance passait sur cet incipit des eacutecrits de Physique comme
un eacutepipheacutenomegravene sans laisser la moindre trace sans avoir dimportance notoire comme une
mineure du texte Pourtant en y regardant dun peu plus pregraves cet exemple sa fonction et sa
place dans le corpus sont reacuteveacutelateurs dune part du souci peacutedagogique dAristote et dautre
part du lien agrave eacutetablir entre laquo les enfants qui font dabord [πρῶτον] des distinctions raquo et
lactiviteacute dialectique telle quelle nous est preacutesenteacutee dans les Topiques
La place de ces exemples et donc la preacutesence de lenfance dans cet incipit des eacutecrits de
Physique prennent une valeur singuliegravere si on les replace dans lentreprise geacuteneacuterale dAristote
mise en lumiegravere par un texte tel que les Meacuteteacuteorologiques I1 puisque ce dernier dresse le bilan
et propose le programme agrave venir de laquo toute lentreprise qui est [celle dAristote] depuis le
deacutebut raquo335 Physique I est le livre inaugural de la Physique mais aussi de toutes les eacutetudes
331 Physique I 1 184b10-14332 Thomas dAquin Physiques dAristote Leccedilon I11 trad Guy Franccedilois Delaporte lHarmattan Paris 2008 p
68333 Aristote Physique Trad B Saint-Hilaire t1 Librairie philosophique de Ladrange Paris 1862 note 6 p
432334 Op cit p 558335 Meacuteteacuteorologiques I1 339a9 Notons dailleurs que Jocelyn Groisard dans sa note 1 p97 pose que ce
chapitre 1 des Meacuteteacuteorologiques laquo embrasse lensemble du corpus physique raquo et quil correspond laquo agrave une miseau point de professeur au moment daborder un nouveau domaine deacutetude raquo
109
physiques dAristote au moins jusquagrave la Meacutetaphysique Reacuteinscrire ce chapitre inaugural de
Physique I1 dans son contexte bien plus large celui decirctre une ouverture aux traiteacutes
scientifiques et philosophiques en geacuteneacuteral dAristote permet donc de comprendre comment le
corpus creacutee une sorte de laquo caisse de reacutesonance raquo autour de ces deux exemples leur offrant
une porteacutee et une importance consideacuterables Si comme le laisse entendre ce texte des
Meacuteteacuteorologiques I1 le corpus des travaux dAristote est organiseacute consciemment par ce
dernier alors la preacutesence de lenfance dans lincipit de laquo toute lentreprise raquo dAristote nest
pas un hasard et sa valeur semble bien deacuteborder ou du moins prend une reacutesonance
diffeacuterente de celle dun simple exemple
Les deux exemples de cette fin de chapitre fonctionnent de concorde car ils sont
eacutecrits laquo en parallegravele raquo Cependant ils ont des diffeacuterences notoires et si nous les consideacuterons
comme eacutecrits laquo en parallegravele raquo cest pour ne pas avoir agrave les qualifier laquo danalogiques raquo
puisque lanalogie entre le cercle et sa deacutefinition et le rapport du pegravere et de la megravere agrave lhomme
et agrave la femme dans lesprit de lenfant semble difficile agrave soutenir Le premier exemple est donc
laquo linguistique raquo Aristote explique que le mot laquo cercle raquo signifie dabord un laquo certain
ensemble confus raquo deacuteleacutements que sa deacutefinition vient distinguer pour en preacuteciser le sens et le
rendre clair Un laquo cercle raquo cest dabord avant toute chose un mot flou Or la deacutefinition de ce
mot permet de lui confeacuterer un sens preacutecis Ici cercle une ligne composeacutee de points dont
chacun est agrave eacutegale distance du centre La confusion que le mot cercle pouvait renfermer a
priori est rendue caduque a posteriori par sa deacutefinition qui en distingue les divers eacuteleacutements
(ligne points centre etc) et par le principe ordonnateur (leacutequidistance du centre) Lexemple
mentionnant lenfance est leacutegegraverement plus complexe que ce que Thomas dAquin ou B Saint-
Hilaire ont pu penser Car ce second exemple bien quil soit construit comme un parallegravele au
premier se charge dun certain aspect laquo psychologique raquo au sens ougrave ce que cet exemple
permet de mettre en avant cest le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles depuis
lenfance agrave linstar de ce passage de lerreur premiegravere dans laquelle sont les enfants agrave une
compreacutehension plus preacutecise et moins erroneacutee du monde
laquo Tὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον προσαγορεύει raquo Ici le verbe προσαγορεύω peut prendre
plusieurs sens les enfants laquo appellent raquo (selon B Saint-Hilaire) laquo nomment raquo ou encore
laquo supposent raquo (selon P Pellegrin) Mais le sens selon nous le plus signifiant ici est celui
laquo dattribuer raquo les enfants attribuent dabord agrave tous les hommes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo
de pegravere et agrave toutes les femmes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo de megravere336 Il ne sagit donc pas
simplement de nommer ou dappeler mais dattribuer une qualiteacute ou un sens preacutecis et surtout
de sattacher dans un premier temps agrave cette attribution en lrsquooccurrence le sens le plus
immeacutediat pour un enfant celui de pegravere et de megravere attribueacutes aux hommes et aux femmes Nous
336 Ce sens est en effet permis par le Grand Bailly p 1653 3
110
pourrions mecircme aller un peu plus loin en disant que les enfants croient dabord que tous les
hommes sont des pegraveres etc et quils sont donc dans un rapport immeacutediat mais cependant
erroneacute au monde Et cest preacuteciseacutement dans cet laquo attachement raquo agrave une opinion premiegravere que se
fait la seacuteparation entre le premier et le second exemple de Physique I1 car dans
lappreacutehension premiegravere que nous pouvons avoir de cet laquo ensemble confus raquo quest le mot
cercle Aristote ninsiste pas sur lattribution dun premier sens agrave ce mot Cercle ne signifie
rien de preacutecis sinon une laquo certaine totaliteacute raquo τὸν λόγον ὅλον337 Ce nest que dans le second
exemple quAristote insiste sur cette attribution dun sens preacutecis premier sur cet attachement
laquo psychologique raquo de lenfant agrave une croyance premiegravere mais erroneacutee
Puis les enfants comprennent que seulement certains hommes et certaines femmes
sont des parents et que seul un individu est leur pegravere et un autre leur megravere Mais comment
srsquoopegravere cette compreacutehension La fin de la phrase est inteacuteressante laquo ὕστερον δὲ διορίζει
τούτων ἑκάτερον raquo338 laquo ὕστερον raquo a ici son sens temporel signifiant que quelque chose se
fait apregraves plus tard quil y a un passage de quelque chose agrave quelque chose dautre Ce nest
quapregraves que les enfants laquo διορίζει raquo quils seacuteparent distinguent mais aussi interrompent cet
laquo attachement raquo agrave leur croyance premiegravere ce nest que plus tard quils deacutefinissent quils
deacuteterminent et quils ordonnent laquo τούτων ἑκάτερον raquo339 crsquoest-agrave-dire quils laquo opegraverent des
distinctions dans chacun des deux groupes raquo selon la traduction de P Pellegrin Les enfants
distinguent en effet apregraves plus tard que toutes les femmes ne sont pas des megraveres etc
Il y a donc dans cette exemple deux moments que le mot laquo ὕστερον raquo permet de
distinguer le premier celui de lattribution immeacutediate dune qualiteacute agrave un ecirctre (pegravere et megravere
attribueacutes agrave homme et femme) puis celui de la distinction entre dune part ce qui relegraveve de la
parentaliteacute et dautre part ce qui relegraveve du sexe Mais ce passage du moment de lerreur agrave
celui dune compreacutehension plus preacutecise peut aussi se comprendre comme un passage dun eacutetat
agrave un autre peut-ecirctre celui de la perception agrave celui de lexpeacuterience Et si le second exemple
de Physique I1 peut se comprendre comme plus laquo psychologique raquo que le premier cest sans
doute parce quil met en scegravene un changement deacutetat intellectuel ou psychologique chez
lenfant Cependant Aristote est singuliegraverement flou sur ce qui permet de passer du premier
moment ou du premier eacutetat au second Ce nest quapregraves que les enfants distinguent Mais
apregraves quoi Quelle est linstance quel est laquo le gond raquo permettant aux enfants de passer de
lerreur pueacuterile attribuant agrave tous les hommes la qualiteacute de pegravere et agrave toutes les femmes celle de
megravere agrave leacutetat et au moment de la distinction seacuterieuse et de la compreacutehension veacuteritable Et
deuxiegravemement ce passage se fait-il naturellement ou bien doit-il ecirctre provoqueacute
Cette structure duelle de lexemple des enfants mettant en preacutesence deux moments
337 Physique I1 184b10-11338 184b14339 Autant de sens compris dans le verbe διορίζω selon le Grand Bailly p 517
111
preacutecis articuleacutes autour dune division dune distinction est parallegravele aux deux moments de
lexemple du cercle et ainsi agrave la structure geacuteneacuterale elle-mecircme laquo duelle raquo des deux moments
de la meacutethode scientifique selon Aristote Le moment durant lequel laquo ce qui est dabord
eacutevident et clair pour nous ce sont les ensembles confus raquo340 est le moment ougrave le mot cercle ne
signifie laquo quune certaine totaliteacute raquo341 et celui ougrave les enfants appellent laquo pegravere raquo et laquo megravere raquo
tous les hommes et toutes les femmes Ensuite le moment ougrave agrave partir de ces ensembles
confus deviennent connus (laquo ὕστερον δἐκ τούτων γίγνεται γνώριμα raquo)342 pour qui les divise
laquo διαρούσι ταύτα raquo343 leurs eacuteleacutements et leurs principes laquo τὰ σοιχεicircα καὶ αἱ ἀρκαὶ raquo344 est
parallegravele au moment ougrave la deacutefinition du mot cercle permet dattribuer agrave ce mot un sens preacutecis
et parallegravele aussi au moment ougrave les enfants comprennent les diffeacuterences entre pegravere et megravere et
hommes et femmes Bref il y a un paralleacutelisme pour ne pas dire une analogie entre la
meacutethode geacuteneacuterale pour connaicirctre scientifiquement la nature et les exemples du cercle et des
enfants Deux moments et deux eacutetats se distinguent clairement celui dune ignorance
premiegravere et celui dune compreacutehension plus preacutecise deux moments et deux eacutetats qui se
structurent autour dune division dune distinction
Cependant si nous comprenons que lerreur fait partie de notre nature et que notre
intellect est face agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris face agrave la lumiegravere du jour
selon Meacutetaphysique α comment alors le passage dun moment agrave lautre ndash de celui de lerreur
de lenfance parallegravele agrave leacutevidence des ensembles confus au moment de la distinction lui-
mecircme parallegravele agrave la division de ces ensembles en eacuteleacutements et en principes ndash peut-il se faire
Il semble bien que ce passage doive ecirctre provoqueacute Or la dialectique nest-elle pas justement
lactiviteacute humaine universelle permettant par un certain travail par une pratique le passage
du premier temps au second en ce quelle permet de donner laquo aux enfants raquo ou plutocirct aux
eacutelegraveves dialecticiens les instruments pour laquo διορίζω raquo pour diviser distinguer deacutetacher et se
deacutetacher deacutefinir deacuteterminer et ordonner les principes ou eacuteleacutements des ensembles confus
En effet selon la traduction de J Brunschwig les instruments donneacutes par Aristote agrave
partir de Topiques I13 ne sont pas des instruments de la seule topique mais bien des
laquo instruments dialectiques raquo345 Ces laquo ὄργανα raquo346 font partie inteacutegrante de la dialectique et
sont au nombre de quatre
Le premier consiste agrave poser des preacutemisses le second agrave savoir dissocier [διελεicircν
infinitif aoriste 2 de διαιρέω-ῶ] les divers sens dun terme le troisiegraveme agrave deacutecouvrir les
diffeacuterences [τὰς διαφορὰς εὑρεicircν] le quatriegraveme agrave la perception des similitudes [ἡ τού
340 Physique I1 184a21-22341 184b10-11342 184a22343 184a23344 184a22-23345 Aristote Topiques trad J Brunschwig p18346 Topiques 105a21
112
ὁμοίου σκέψις]347
Le premier instrument de la dialectique est donc la collecte des preacutemisses et Aristote
reconfirme dans le chapitre suivant Topiques I14 consacreacute agrave cette collecte que ces
preacutemisses sont les ideacutees endoxales et que la collecte des preacutemisses est finalement la collecte
des ἔνδοξα Le premier instrument de la dialectique consiste donc agrave rendre disponible une
certaine laquo culture geacuteneacuterale raquo au dialecticien Or nous avons deacutejagrave mentionneacute comment
lἔνδοξον pouvait du simple fait dexister et decirctre appris provoquer le deacutesir de comprendre
Le deuxiegraveme instrument consiste agrave laquo diviser raquo agrave distinguer διαιρέω-ῶ348 les diffeacuterents sens
des termes ainsi que dessayer dexpliquer les raisons de cette diversiteacute signifiante349
laquo Cercle raquo peut se dire par exemple dune figure geacuteomeacutetrique mais aussi dun raisonnement
Aristote use dailleurs beaucoup de cette division des sens des termes dans ses traiteacutes
(Meacutetaphysique Δ en est un exemple) et insiste consideacuterablement en Topiques I15 sur les
diffeacuterentes maniegraveres de comprendre et de distinguer les sens des termes Ce deuxiegraveme
instrument laquo sert agrave clarifier le deacutebat raquo eacutecrit Aristote et agrave laquo sassurer que les raisonnements
porteront sur les choses mecircmes et non sur les mots raquo350 Lenjeu de cet instrument qui consiste
en la division des sens des mots est donc preacuteparatoire il permet de diriger le propos non sur
les mots mais bien sur le problegraveme Cet instrument guide le deacutebat
Le troisiegraveme instrument de la dialectique est particuliegraverement inteacuteressant agrave questionner
car il permet de comprendre plus preacuteciseacutement lexemple de lenfance en Physique I1 J
Brunschwig traduit laquo Τὰς δὲ διαφορὰς raquo en Topiques I16351 par laquo Touchant la mise en
lumiegravere des diffeacuterences raquo afin de rendre ici le geacutenitif pluriel Certes le sens de laquo ἡ διαφορά raquo
peut en effet ecirctre celui de laquo diffeacuterence raquo Cependant au regard de la suite du texte il semble
que les διαφοραί ont ici un autre sens En effet Aristote preacutecise que ce troisiegraveme instrument
de la dialectique consiste agrave
[hellip] instituer des comparaisons aussi bien agrave linteacuterieur mecircme des genres [ἐν αὐτοicircς τε
τοicircς γένεσι] (on se demandera par exemple quelle diffeacuterence il y a entre justice et
courage entre sagesse et tempeacuterance toutes choses qui appartiennent effectivement au
mecircme genre) quen passant dun genre agrave un autre sils ne sont pas trop eacuteloigneacutes [hellip]352
La seule preacutesence du champ lexical du laquo genre raquo semble induire le sens mecircme de laquo ἡ
διαφορά raquo qui degraves lors peut signifier moins laquo diffeacuterence raquo que laquo varieacuteteacute raquo ou encore
laquo espegravece raquo353 Au sein dun mecircme laquo genre raquo de connaissance ou bien entre des genres
proches ce troisiegraveme instrument de la dialectique distingue des laquo espegraveces raquo des laquo varieacuteteacutes raquo
347 105a22-25348 Le Grand Bailly p 470349 Topiques I15350 I18 108a18-21351 107b40352 107b40-108a6353 Sens permis par Le Grand Bailly p 497
113
des diffeacuterences De la mecircme maniegravere que au sein du genre humain constitueacute dhommes et de
femmes les enfants en Physique I1 distinguent apregraves avoir pratiqueacute une certaine forme
minimale de dialectique certaines laquo varieacuteteacutes raquo dhommes et de femmes (les pegraveres et les
megraveres) et plus preacuteciseacutement des individus diffeacuterents dont un seul est leur pegravere et un seul autre
leur megravere Il semble bien que ce soit apregraves une telle laquo deacutecouverte des diffeacuterences raquo ou des
laquo varieacuteteacutes raquo que les enfants de Physique I1 sortent de leur eacutetat dignorance et de confusion
liminaire
Ce troisiegraveme instrument de la dialectique qui rappelons-le est une activiteacute pratiqueacutee
avec plus ou moins de meacutethode par tous les ecirctres humains semble bien permettre de sortir
dune compreacutehension primaire et erroneacutee du monde En effet Aristote explique en Topiques
I 18 que la laquo deacutecouverte des diffeacuterences est utile pour faire des raisonnements sur des
questions didentiteacute et de diffeacuterence et pour faire connaicirctre lessence des choses [καὶ πρὸς τὸ
γνωρίζειν τί ἐστιν ἔκαστον] raquo354 car laquo nous utilisons couramment les diffeacuterences
caracteacuteristiques dune chose pour isoler ce qui est la formule propre de son essence raquo355 Dans
la vie de tous les jours nous utilisons cet instrument de la dialectique consistant agrave percevoir
les laquo diffeacuterences raquo ou les laquo varieacuteteacutes raquo des choses pour en isoler le propre et lessence Et avec
ce troisiegraveme instrument Aristote reacuteussit agrave faire de la dialectique une activiteacute que tout ecirctre
humain pratique plus ou moins bien une meacutethode pour progresser vers le savoir de lessence
Cest en pratiquant la dialectique et gracircce aux instruments de celle-ci que nous sommes
capables de sortir de notre premier eacutetat de confusion ou de croyance au monde agrave linstar des
enfants de Physique I1 crsquoest-agrave-dire de progresser vers un savoir de lessence
Cependant la dialectique ne fournit pas au dialecticien quun outil de division de
distinction En effet le quatriegraveme instrument de la dialectique consiste en la laquo perception raquo ou
en lobservation des laquo similitudes raquo Il est le verso de la deacutecouverte des diffeacuterences Certes le
dialecticien est apte agrave deacutecouvrir des diffeacuterences des laquo varieacuteteacutes raquo des laquo espegraveces raquo au sein dun
mecircme genre ou entre les genres mais il est aussi capable de percevoir des similitudes dans les
genres et entre des genres diffeacuterents laquo ἐν ἑτέροις γένεσιν raquo preacutecise Aristote356 Cette
perception des similitudes laquo intra raquo ou laquo extra-geacuteneacuterique raquo se fait selon la formule laquo ce que
lun est dans une chose lautre lest dans autre chose [hellip] raquo357 Cette perception des
similitudes est donc finalement le travail de lanalogie (Y est agrave Z ce que A est agrave B par
exemple) Travail auquel il faut srsquoentraicircner laquo γυμνάζεσθαι δεicirc raquo358 selon Aristote car la
perception des similitudes a une triple utiliteacute
En effet selon les Topiques I18 cette perception des similitudes est utile dune part
354 108a38-108b1 nous soulignons355 108b4-6356 Topiques I17 108a7-8357 108a10358 108a13
114
laquo pour faire des raisonnements hypotheacutetiques raquo [τοὺς ἐξ ὑποθέσεως συλλογισμοὺς]359 cest-
agrave-dire pour proposer des deacutemonstrations qui admettent laquo sur plusieurs cas semblables que ce
qui vaut pour lun vaut pour lautre raquo360 Il est donc possible pour reacutepondre agrave un problegraveme sur
un sujet donneacute daller chercher un argument en exposant un cas similaire car laquo de fait ayant
poseacute par hypothegravese que ce qui valait pour tel ou tel cas valait aussi du cas agrave leacutetude notre
deacutemonstration se trouve effectueacutee raquo361 Lobservation des similitudes est eacutegalement utile
drsquoautre part pour laquo reacutepondre aux questions de deacutefinition raquo362 En effet laquo une fois en mesure
dapercevoir ce quil y a didentique dans chacun des cas dun ensemble nous naurons plus
dembarras pour deacuteterminer dans quel genre il faut placer ce que nous voulons deacutefinir raquo363
Mais lobservation des similitudes est aussi et peut-ecirctre surtout utile car elle nous permet de
faire τοὺς ἐπακτικοὺς λόγους cest-agrave-dire laquo des raisonnements par induction raquo364 En effet
laquo cest par la production de cas individuels preacutesentant une similitude que nous nous sentons
autoriseacutes agrave induire luniversel de fait il nest pas facile de faire une induction [ἐπάγειν365]
sans connaicirctre les cas semblables raquo366 Par la perception des similitudes qui est un instrument
de la dialectique nous nous rendons capable dinduire un universel (τὸ καθόλου367)
Premiegraverement ce καθόλου des Topiques I18 permis par le quatriegraveme instrument de la
dialectique est ce qui laquo est plus clair et mieux connu par nature raquo selon Physique I1 soit le
principe la cause ou leacuteleacutement de pheacutenomegravenes perccedilus agrave de nombreuses reprises et que seule la
perception des similitudes permet dinduire laquo dἐπάγειν raquo Deuxiegravemement si la dialectique
entre en collusion avec la science ce nest pas tant parce quelle fonde les principes des
sciences que parce quelle nous ouvre la possibiliteacute de faire des inductions G E L Owen
consideacuterait la dualiteacute signifiante de linduction comme si linduction physique et linduction
dialectique pouvaient toutes deux trouver les principes des sciences
Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune des deux meacutethodes cardinales de la
dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que telle elle doit commencer par les
ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plupart des hommes ou des sages (Top
I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les
principes des sciences (Top I2 101a36b4)368
Cependant la dialectique semble plus veacuteritablement permettre linduction que trouver les
359 Topiques I 18 108b8360 108b13-14361 108b17-19362 108b9363 108b19-22364 108b7-8 traduction de J Brunschwig modifieacutee365 108b11366 108b10-12367 108b10-11368 G E L Owen op cit traduction personnelle laquo Yet Έπαγογή is named as one of the two cardinal
methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as such must begin from the ἔνδοξα what is acceptedby all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) and in this form too it can be used to find theprinciples of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87
115
principes des sciences par cette derniegravere La dialectique nous rend aptes par la perception des
similitudes agrave faire des inductions donc agrave rechercher les principes des sciences et notamment
agrave sortir de cette eacutetat psychologique de perplexiteacute quest laporie La dialectique nous plonge
donc dans laporie et nous donne en mecircme temps les instruments pour en sortir
En effet quand Aristote propose la solution de la premiegravere aporie du De Caelo II 12
nest-ce pas justement cette perception des similitudes cette analogie entre les astres et les
vivants du sublunaire qui lui permet dinduire le principe mecircme du mouvement des astres
lacircme Nous pourrions croire agrave linstar de R Bolton quAristote use ici de la dialectique
pour donner une solution laquo temporaire raquo agrave un problegraveme donneacute Cependant peu importe le
statut eacutepisteacutemologique de cette reacuteponse proposeacutee par Aristote Car au vu et au su de tout ce
que nous avons dit de la dialectique et de lhypothegravese de sa valeur peacutedagogique Aristote use
ici de dialectique comme pour mettre en pratique son souci peacutedagogique dune part parce
quil sadresse agrave un public deacutelegraveve et dautre part parce quil use des instruments de la
dialectique et de lobservation des pheacutenomegravenes pour sortir de cette eacutetat embarrassant dans
lequel il est plongeacute et avec lui ses eacutelegraveves Ce quAristote met en pratique ici cest la
mouvement de sortie de laporie Ce qui sexprime dans ce chapitre du De Caelo II 12 cest le
deacutesir de savoir Certes A Falcon et M leunissen nous mettent en garde sur cette analogie en
insistant sur le fait que dans ce passage Aristote propose de faire comme si les astres et les
vivants avaient lacircme en partage369 Cependant cest bien cette perception des similitudes
entre le vivant et laquo lastral raquo donc par la mise en œuvre dans le traiteacute astronomique dun
instrument propre de la dialectique quAristote peut proposer une solution agrave cette laquo aporie raquo
Pourquoi les astres ne se meuvent-ils pas de maniegravere ordonneacutee agrave la translation premiegravere
Pourquoi leur mouvement ne suit-il pas une logique claire Pourquoi le soleil et la lune sont-
ils laquo mus de mouvements moins nombreux que les astres errants raquo370 Parce que
Nous raisonnons sur les astres comme sil sagissait uniquement de corps et de
monades ordonneacutees sans doute mais tout agrave fait deacutepourvues dacircme Or il faut se mettre
dans lesprit quils ont en partage laction et la vie Vus sous cet angle les faits constateacutes
cesseront de paraicirctre illogiques371
Ce nest pas la dialectique qui fait linduction ici mais cest le quatriegraveme instrument de cette
meacutethode qui rend Aristote capable de proposer une solution agrave une aporie une induction soit
linstrument mecircme de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique Cest en
observant les pheacutenomegravenes sensibles ici les astres et les vivants tout en usant du quatriegraveme
instrument de la dialectique quest lobservation des similitudes crsquoest donc par lutilisation a
369 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo inTheory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 pp217-240 370 De Caelo 291b35-292a1371 De Caelo 292a18-22
116
la fois de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode dialectique quAristote peut
induire le principe de mouvement des astres laquo qui est du mecircme genre que celui des animaux
et des plantes raquo372 lacircme
Nonobstant la conclusion mecircme dAristote celle proposant de consideacuterer les astres
comme animeacutes par la vie ne devient-elle pas elle-mecircme pour le public deacutelegraveve agrave qui est
destineacute son corpus un ἔνδοξον ἔνδοξον qui a son tour pourrait venir provoquer le deacutesir de
savoir chez son public Le quatriegraveme instrument de la dialectique semble bien nous laquo mettre
sur la voie raquo de linduction nous laquo montrer le chemin raquo de lἐπαγωγή de la laquo meacutethode raquo pour
induire des principes geacuteneacuteraux en science agrave partir de faits particuliers Degraves lors pour pouvoir
induire [ἐπάγειν] des principes et donc proceacuteder agrave lactiviteacute scientifique proprement dite il
faut ecirctre rompu agrave lactiviteacute dialectique qui nous en donne les moyens Ainsi la dialectique
bien quayant une valeur peacutedagogique ne regimbe absolument pas agrave endosser une valeur
aussi eacutepisteacutemologique sans pour autant que celle-ci soit premiegravere Il semble mecircme que la
dialectique gracircce agrave ce quatriegraveme instrument tendent agrave rentrer dans le processus proprement
scientifique Sil est difficile deacutetablir une stricte distinction entre ce qui relegraveve de la
dialectique et ce qui relegraveve de la meacutethode empirico-analytique si les limites entre science et
dialectique entre la meacutethode proprement eacutepisteacutemologique et la meacutethode dialectique sont si
teacutenues peut-ecirctre est-ce parce quen leacutetat du texte aristoteacutelicien tel quil nous ait parvenu
dialectique et meacutethode empirico-analytique tendent agrave se confondre Cependant lhypothegravese
dune valeur peacutedagogique de la dialectique offre une perspective nouvelle dans le deacutebat
contemporain sur la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien
372 De Caelo 292b1-2
117
Ce serait manquer de probiteacute que de vouloir conclure agrave ce stade dun travail qui se
veut surtout ouverture Le deacutebat contemporain agrave propos de la contradiction meacutethodologique
du corpus aristoteacutelicien a eu pour effet de stimuler la recherche de creacuteer un inteacuterecirct nouveau
pour les eacutetudes aristoteacuteliciennes et notamment pour le traiteacute des Topiques et pour la
dialectique Apregraves les eacutetudes de G E L Owen de P Aubenque dE Berti de M Nussbaum
de R Bolton et du dialectic turn de la seconde moitieacute du XXe siegravecle nous ne pouvons plus
ecirctre sourds aux problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus ni agrave lutilisation effective de la
dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Or agrave travers ce deacutebat
contemporain nous avons tenteacutes douvrir une troisiegraveme voie entre deux perspectives bien
rigides lune consideacuterant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de la meacutethode
scientifique lautre comprenant la dialectique comme laquo le candidat ideacuteal raquo pour reacutepondre de
la pratique reacuteel dAristote en science
Notre eacutetude sest attacheacutee surtout agrave proposer un autre point de vue en essayant de
deacuteterminer la valeur de la dialectique en science pour Aristote Ainsi puisque la dialectique
peut difficilement avoir une valeur seulement eacutepisteacutemologique incontestable en elle-mecircme
puisquil est difficile de faire de cette activiteacute la meacutethode effective du Stagirite pour eacutetablir les
principes des sciences nous nous sommes proposeacutes de la consideacuterer comme ayant une valeur
peacutedagogique pour le maicirctre de laquo ceux qui savent raquo Il y a en effet de multiples indices qui
laissent entendre une telle valeur mais le principal est sans doute le contexte deacutecriture
dAristote Pourquoi le Stagirite napplique pas stricto sensu dans ses traiteacutes scientifiques et
philosophiques la theacuteorie scientifique deacuteveloppeacutee dans les Analytiques Peut-ecirctre parce
quAristote est avant tout un professeur et que son eacutecriture elle-mecircme est influenceacutee par un
souci peacutedagogique que seule la dialectique semble agrave ses yeux pouvoir prendre en charge
Cette activiteacute partageacutee par tous les ecirctres humains en tant que tous posent et se posent des
questions critiquent mettent agrave leacutepreuve mais quil faut cependant pratiquer avec meacutethode
pour acceacuteder agrave leacutetat de savant est utiliseacutee par le Philosophe pour accompagner son lecteur-
eacutelegraveve sur le chemin du savoir Car cest seulement par une pratique assidue et meacutethodique par
un veacuteritable travail sur soi par le deacuteveloppement dune culture geacuteneacuterale encyclopeacutedique et
dun esprit critique que lapprenti savant peut se reacutealiser savant
Peut-ecirctre la dialectique est-elle pour Aristote la meilleure meacutethode pour conduire ses
eacutelegraveves sur le chemin de la connaissance scientifique pour les faire progresser dun eacutetat de
savoir agrave un autre pour les amener agrave actualiser cette potentialiteacute proprement humaine quest la
connaissance des causes en proposant un laquo stimulus eacutepisteacutemologique raquo cest-agrave-dire en
provoquant en eux le deacutesir de savoir par la mention et leacutetude des laquo ideacutees admises raquo ainsi
quen leur offrant les outils les instruments pour mener agrave bien leurs recherches des causes
principes ou eacuteleacutements A Koyreacute avait particuliegraverement bien pressenti cet aspect peacutedagogique
118
de leacutecriture dAristote en insistant sur ce quil nomme laquo la forme scolaire raquo373 des eacutecrits du
Stagirite Mais A Koyreacute ne rend pas compte dans son article de 1944 du rapport entre cette
forme et la meacutethode dialectique quAristote pratique dans ses eacutecrits scientifiques et qui
semble avoir donneacute naissance agrave une telle forme Or si comme le preacutetend le commentateur la
penseacutee est conccedilue par le Stagirite sur le modegravele laquo dune leccedilon raquo374 mettant en preacutesence un
intellect agent et un intellect patient alors il semble que lossature mecircme de cette leccedilon soit
constitueacutee au moins en partie par la meacutethode dialectique Ainsi pouvons-nous nous risquer agrave
dire que la pratique meacutethodique de la dialectique constitue sinon en totaliteacute du moins en
eacutebauche lintellect agent celui qui enseigne et celui qui donne conduisant leacutelegraveve ignorant
sur le chemin du savoir
373 A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 p 30374 Ibidem p 47
119
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124
Jaimerais tout dabord remercier Mme Cristina
Cerami Dune part car avec la disponibiliteacute dont elle
a fait preuve et linteacuterecirct quelle a porteacute agrave ma
probleacutematique elle a su veacuteritablement diriger ce
travail avec la rigueur et le seacuterieux dont javais
reacuteellement besoin Ainsi elle a reacuteussi agrave me faire
entrevoir ce quest le monde de la recherche
universitaire en histoire de la philosophie Dautre
part Mme Cerami a su provoquer chez moi depuis ma
premiegravere anneacutee de Master linteacuterecirct et le goucirct des
eacutetudes antiques et plus preacuteciseacutement des eacutetudes
aristoteacuteliciennes et ce malgreacute la difficulteacute daccegraves agrave la
penseacutee du Stagirite
De plus je ne peux manquer ici de remercier
aussi Mme Marie Boussarie et ce pour toutes les
raisons du monde Elle qui ma accompagneacute durant ces
longues anneacutees deacutetudes supeacuterieures Elle qui a relu et
corrigeacute en plus de celui-ci tous mes devoirs et
meacutemoires depuis la licence Elle dont les conseils ont
forgeacute leacutetudiant que je suis Elle avec qui et gracircce agrave
qui tout fut possible
2
Sommaire
Reacutesumeacute et mots cleacutes p 1
Remerciements p 2
Sommaire p 3
Introduction p 4
I) Le deacutebat contemporain sur la meacutethodescientifique dAristote p9
1) Le point de vue classique lecanon de la science et la meacutethodeempirico-analytique p 11
2) Le rejet de la dialectique horsde la laquo citadelle de la science raquo etlincompreacutehension de la meacutethodeeffective dAristote p 22
3) La reacutehabilitation de ladialectique en science le doublesens du pheacutenomegravene p 33
II) La dialectique est-elle la meacutethodedAristote en science
p 41
1) Description de la dialectique etaspects fondamentaux p 43
2) La probabiliteacute de lἔνδοξον baseeacutepisteacutemologique de la dialectique p 49
3) Une ou plusieurs dialectiques p 58
4) Eacutetude de cas Physique I p 65
III) Pour une reacuteeacutevaluation de la dialectiquearistoteacutelicienne lhypothegravese dune valeurpeacutedagogique p 81
1) Luniteacute de la dialectique comprisegracircce au contexte scolaire des eacutecritsdAristote
p 83
2) Dialectique et laquo eacuteducation raquo p 91
3) Dialectique et provocation dudeacutesir de savoir p 101
4) Les instruments scientifiquesofferts par la pratique dialectique p 108
Conclusion p 118
Bibliographie p 120
3
En 1944 dans un article intituleacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la
philosophie du Moyen Age raquo Alexandre Koyreacute sinteacuteresse agrave la reacuteception dAristote et de
Platon dans la penseacutee de cette eacutepoque quil nomme laquo le second Moyen Age raquo acircge de
foisonnement intellectuel egravere historique laquo extraordinairement feacuteconde raquo qui seacutetend selon
lauteur du XIe au XIVe siegravecle inclus1 A la diffeacuterence de Platon qui selon lui laquo senseigne
mal raquo Aristote aurait eu une place preacutepondeacuterante dans la penseacutee occidentale dalors
Lœuvre dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain [hellip] Il nest pas
eacutetonnant que pour le second Moyen Age eacutebloui et eacutecraseacute par cette masse de savoir
subjugueacute par cette intelligence vraiment hors ligne Aristote soit devenu le repreacutesentant
de la veacuteriteacute le sommet et la perfection de la nature humaine le prince di color che
sanno comme dira Dante2
A linstar de Dante poegravete et enfant de son siegravecle qui dans sa fresque poeacutetique des eacutecoles
philosophiques antiques et meacutedieacutevales deacutepeint Aristote comme le laquo maicirctre de ceux qui
savent raquo3 le second Moyen Age aurait donneacute au Stagirite une importance consideacuterable Mais
pour quelle raison
Il appert que le commentateur reacutepond immeacutediatement agrave cette question laquo lœuvre
dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain raquo4 Ainsi linteacuterecirct de ce second
Moyen Age pour la philosophie dAristote serait dabord ducirc agrave la laquo force raquo eacuteblouissante du
laquo fond raquo encyclopeacutedique de son œuvre La profusion dinformations agrave la fois physiques
astronomiques biologiques eacutethiques ou politiques preacutesentes dans lœuvre dAristote
fournirait lune des explications agrave sa reacuteception et agrave sa diffusion durant le second Moyen Age
Cependant A Koyreacute propose un autre eacuteleacutement de reacuteponse si Aristote est devenu
preacuteciseacutement agrave cette peacuteriode le laquo maicirctre de ceux qui savent raquo cest aussi parce quil est
Le prince de ce qui savent et surtout de ceux qui enseignent Car Aristote en plus est
une aubaine pour le professeur Aristote enseigne et senseigne se discute et se
commente Aussi nest-il pas eacutetonnant que une fois introduit dans lrsquoeacutecole il y prit
immeacutediatement racine [hellip] et quaucune force humaine nait pu len chasser Les
interdictions les condamnations restegraverent lettre morte On ne pouvait enlever Aristote
aux professeurs sans leur donner quelque chose agrave la place5
Ce que pointe preacuteciseacutement A Koyreacute ici cest la faciliteacute et en mecircme temps le confort que
repreacutesente lœuvre du Stagirite pour lenseignement des professeurs meacutedieacutevaux Degraves lors le
commentateur dresse un parallegravele entre limportance grandissante de lœuvre dAristote dans
1A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 pp 24-49
2Ibidem p303 laquo Quand je levais un peu plus les yeux Je vis le maicirctre de ceux qui savent Assis parmi la famille philo-
sophique raquo Dante Divine comeacutedie trad Jacqueline Risset GF Flammarion Paris 2010 p 29 vers 130-133
4 A Koyreacute op cit p305Ibid Nous soulignons
4
la penseacutee occidentale sa reacuteception et sa diffusion et le moment de lhistoire meacutedieacutevale durant
lequel se deacuteveloppent les universiteacutes europeacuteennes
Linteacuterecirct du second Moyen Age pour Aristote deacutependrait donc dune part de
limportance encyclopeacutedique consideacuterable de son œuvre qui a laquo subjugueacute raquo par son
eacuteclectisme et sa profusion les intellectuels dalors Et dautre part surtout du fait que lœuvre
dAristote convient mieux agrave lenseignement que celle de Platon et que sa reacuteception fut
concomitante au deacuteveloppement des universiteacutes dans laquo cette eacutepoque de vie intellectuelle et
artistique dune intensiteacute sans pareille raquo6 Certes A Koyreacute prend soin de distinguer
preacuteciseacutement laristoteacutelisme du Moyen Age celui dun Averroegraves dun Avicenne ou dun Saint
Thomas de laristoteacutelisme dans la lettre dAristote7 Laristoteacutelisme meacutedieacuteval ne pouvait pas
ecirctre celui dAristote simplement parce que le Stagirite vivait dans un laquo autre monde raquo et
surtout parce quon savait durant le second Moyen Age laquo quil ny avait et ne pouvait y avoir
quun seul Dieu raquo8 Cependant ce parallegravele quil dresse entre le deacuteveloppement des universiteacutes
europeacuteennes et la reacuteception de lœuvre dAristote nous permet dinterroger la forme mecircme des
eacutecrits du Stagirite
A la diffeacuterence du platonisme qui sadressait dabord agrave un public plus spirituel sinon
religieux laristoteacutelisme
[hellip] sadresse agrave des gens avides de savoir Il est science avant decirctre autre chose avant
mecircme decirctre philosophie et cest par sa valeur propre de savoir scientifique et non par
sa parenteacute avec une attitude religieuse quil simpose9
Si la penseacutee de Platon na pas eu la mecircme diffusion que celle dAristote du moins entre les
XIe et XIVe siegravecles et ce malgreacute les interdictions qui frappent la Physique et le corpus
aristoteacutelicien en geacuteneacuteral agrave partir de 1210 cest parce que la penseacutee de Platon laquo preacutesuppose un
savoir scientifique consideacuterable raquo et a une laquo forme dialogueacutee raquo qui nest pas pour A Koyreacute
laquo une forme scolaire raquo10 Le milieu dans lequel laristoteacutelisme se laquo propage raquo nest pas le
mecircme que celui qui laquo absorbait les doctrines platoniciennes et augustiniennes raquo et cette
diffeacuterence dans la diffusion de ces philosophes tient selon A Koyreacute agrave une diffeacuterence dans la
laquo forme raquo de leurs œuvres Aristote aurait eacuteteacute reccedilu agrave la diffeacuterence de Platon et aurait trouveacute
une place consideacuterable dans la philosophie du second Moyen Age non seulement parce quil
nous offre une manne consideacuterable dinformations scientifiques mais aussi parce que la
forme mecircme de ses eacutecrits cette forme laquo scolaire raquo qui trahit moins lœuvre dun philosophe
que celle dun professeur lui a permis de prendre place dans une socieacuteteacute intellectuelle ou les
universiteacutes deviennent les principaux vecteurs du savoir et dans laquelle la diffusion du
6Ibid p 247Ibid p388Ibid p399Ibid10Ibid p 30 nous soulignons
5
savoir scientifique se structure autour du rapport de Maicirctre agrave Elegraveve
Mais quentend A Koyreacute par cette laquo forme scolaire raquo des eacutecrits dAristote Certes
lhistorien des sciences se borne dans son article agrave neacutetablir quun parallegravele Il ne fait pas
lanalyse pousseacutee de cette forme particuliegravere des œuvres du Stagirite ce qui finalement donne
agrave cette notion de laquo forme scolaire raquo un caractegravere assez neacutebuleux Or cest preacuteciseacutement lune
des toutes premiegraveres questions qui a motiveacute le preacutesent travail dougrave vient que les eacutecrits
dAristote aient trouveacute un vecteur de diffusion justement dans les universiteacutes cest-agrave-dire
entre les mains de professeurs 11 La philosophie dAristote serait plus tourneacutee vers le monde
vers la nature et les pheacutenomegravenes de la nature agrave la diffeacuterence grosso modo du platonisme
tourneacute quant agrave lui vers la connaissance de soi et le soin de son acircme12 Laristoteacutelisme se charge
donc selon A Koyreacute dun inteacuterecirct sans doute plus scientifique que spirituel Il semble degraves lors
eacutevident que lœuvre drsquoAristote ait trouveacute sa place dans une eacutepoque de deacuteveloppement
intellectuel et scientifique majeur plus preacuteoccupeacutee par lexplication des pheacutenomegravenes naturels
et par la science que par le laquo souci de soi raquo13 ou le soin de son acircme
Cependant cela ne reacutepond agrave notre premiegravere question Ainsi consideacuterant le parallegravele
que dresse A Koyreacute dans cet article un problegraveme sest poseacute agrave nous dans la genegravese mecircme de
ce travail et a finalement stimuleacute toute la preacutesente recherche Cette laquo forme raquo des eacutecrits
dAristote qui a permis la reacuteception et la diffusion de son œuvre dans les universiteacutes
meacutedieacutevales cette forme plus laquo scolaire raquo absente des eacutecrits de Platon ne trahit-elle pas de la
part dAristote lui-mecircme laquo un souci peacutedagogique raquo Nest-ce pas quelle teacutemoigne dune
preacuteoccupation propre au Stagirite et inseacuteparable de sa theacuteorie du savoir scientifique celle
dun laquo accompagnement raquo de lignorance vers le savoir Si comme nous le verrons le savoir
scientifique est compris par Aristote comme un progregraves du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents
laquo eacutetats raquo de connaissance de plus en plus preacutecis peut-on simplement concevoir cette ideacutee de
progregraves sans la moindre preacuteoccupation peacutedagogique sans le moindre soucis daccompagner
lignorant de le conduire vers la reacutealisation de cette potentialiteacute proprement humaine savoir
scientifiquement Peut-ecirctre que la reacuteception dAristote entre les XIe et XIVe siegravecle en
Europe tel que A Koyreacute nous la preacutesente traduit dans la forme une preacuteoccupation du
Stagirite pour la peacutedagogie Mais degraves lors quelle place a cette peacutedagogie ce souci
daccompagner lignorant vers le savoir dans lœuvre dAristote
Il y a dans le corpus aristoteacutelicien de multiples traces qui attestent dune telle
11Bien quil faille absolument noter une promiscuiteacute entre les universiteacutes et lrsquoEacuteglise au Moyen Age chosesur laquelle A Koyreacute ninsiste pas
12A Koyreacute ibidem p4013Terme surtout eacutetudieacute par M Foucault dans LHermeacuteneutique du Sujet Foucault comprend dailleurs
Aristote agrave linstar de A Koyreacute et sur ce point preacutecis du laquo souci de soi raquo comme laquo leacutenigmatique excep-tion raquo de la philosophie grecque M Foucault Lhermeacuteneutique du Sujet Cours au Collegravege de France1981-1982 Gallimard Seuil Hautes Eacutetudes Paris 2001 p 182 Nous aurions pu introduire notre proposen interrogeant le statut de cette exception aristoteacutelicienne selon Foucault
6
preacuteoccupation celle-ci affleure en effet de maniegravere tregraves clairsemeacutee dans toute une seacuterie de
textes et agrave travers de tregraves nombreux exemples lexemple de lapprentissage en Meacutetaphysique
Θ6 eacutetayant le propos dAristote sur lacte et le mouvement limportance attribueacutee agrave
leacuteducation dans la citeacute en Politiques II5 lincipit des Parties des animaux qui mentionne un
eacutetat du savoir quAristote nomme laquo eacuteducation raquo ou encore lexemple de la δίδαξις et de la
μάθσις dans la deacutefinition du mouvement en Physique III1-3 Une simple plongeacutee dans
lIndex Aristotelicus de H Bonitz aux entreacutees διδάσκειν παιδεύειν ou encore παicircς et
lensemble dun champ lexical assez vaste (eacuteducation enseignement apprentissage enfance
etc) atteste dune preacuteoccupation importante du Stagirite pour la peacutedagogie du souci
aristoteacutelicien de laccegraves au savoir et agrave la veacuteriteacute pour lautre Enfin lexemple des enfants laquo qui
supposent dabord que tous les hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres raquo14 en
Physique I1 teacutemoigne dun souci laquo peacutedagogique raquo dAristote non dans une perspective
eacutethique ou politique mais dun point de vue scientifique Physique I1 place le thegraveme la
laquo mineure raquo de laquo lenfant apprenant raquo dans lincipit mecircme des eacutecrits scientifiques du Stagirite
Degraves lors que la preacuteoccupation peacutedagogique dAristote est devenue pour nous manifeste par
une lecture du corpus attentive aux deacutetails la question qui se pose neacutecessairement est celle de
son traitement de sa prise en charge quest-ce qui dans les eacutecrits scientifiques dAristote
permet de traiter de prendre en charge ce souci peacutedagogique Cette prise en charge de ce
souci propre agrave la philosophie du Stagirite nous ne lavons pas chercheacutee dans la laquo forme
scolaire raquo des eacutecrits de ce dernier pour reprendre les termes de A Koyreacute car finalement cette
notion est bien trop neacutebuleuse et la deacutetermination de son sens finalement tregraves subjectif ndash
quest-ce quune laquo forme scolaire raquo et pour qui une forme est-elle plus scolaire quune
autre 15 Le traitement de ce souci peacutedagogique nous lavons chercheacute dans la meacutethode
dAristote
Ainsi afin de proposer non une reacuteponse simple et deacutefinitive agrave ce problegraveme mais plutocirct
une hypothegravese une perspective nouvelle quun travail bien plus conseacutequent pourrait affirmer
ou infirmer nous avons premiegraverement interrogeacute le deacutebat contemporain sur les contradictions
meacutethodologiques dAristote en science En questionnant la contradiction entre ce que le
Stagirite nous dit de la meacutethode en science dans les Analytiques (principalement) et la
meacutethode quil suit effectivement dans ses recherches nous avons eacuteteacute ameneacutes agrave interroger la
dialectique aristoteacutelicienne Comme leacutecrit J Brunschwig dans la seconde moitieacute du XXe
siegravecle et face agrave cette contradiction meacutethodologique du corpus laquo beaucoup dexcellents
interpregravetes [de lrsquoœuvre dAristote] ont eacuteteacute ainsi conduits agrave reprendre lexamen des Topiques
14 Aristote Physique trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2002 p7115Sans oublier les nombreuses difficulteacutes que le simple eacutetablissement du texte aristoteacutelicien pose
7
avec lespoir dy trouver quelque chose comme la theacuteorie de sa pratique reacuteelle [en
science] raquo16 Or cest exactement ce que nous avons voulu faire dans ce travail lexamen des
Topiques et une analyse pousseacutee de la meacutethode qui y est deacutecrite la dialectique Cependant
nous navons pas chercheacute laquo une theacuteorie de la pratique raquo scientifique reacuteelle du Stagirite ndash une
telle theacuteorie est absente des Topiques ndash mais nous nous sommes interrogeacutes sur la valeur de la
meacutethode dialectique pour Aristote La dialectique permet-elle de trouver les principes des
sciences comme beaucoup de commentateurs contemporains lont proposeacute Il semblerait
plutocirct qursquoelle ait bien la valeur infra-scientifique de montrer agrave leacutelegraveve dialecticien le laquo chemin
du savoir raquo Le preacutesent travail senracine donc au confluent de deux probleacutematiques Car une
telle valeur peacutedagogique de la dialectique permettrait dune part dapporter une reacuteponse ou
du moins une nouvelle perspective de recherche au deacutebat contemporain sur la meacutethode
dAristote en science en proposant un statut singulier de la dialectique dans le processus
scientifique la dialectique nest pas la meacutethode dAristote en science mais elle est pourtant
neacutecessaire et inseacuteparable de cette derniegravere car elle semble constituer un eacutetat infra-scientifique
Deuxiegravemement lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique si elle est soutenable
permettrait de comprendre comment Aristote prend en charge comment il traite non un
certain laquo souci de soi raquo mais bien un laquo souci peacutedagogique raquo
Nous avons essayeacute de faire de chaque auteur et de chaque commentateur mentionneacute
dans cette eacutetude et il sont nombreux un rouage agrave notre reacuteflexion Si nous semblons plus
insister sur un tel ou une telle plutocirct quun autre (plus sur E Berti que sur M Nussbaum par
exemple) ce nest pas par affiniteacute particuliegravere avec leurs penseacutees ou leurs thegraveses mais bien
parce quil viennent jouer un rocircle preacutecis agrave un moment donneacute dans notre reacuteflexion Chaque
auteur et commentateur mentionneacute permet de relancer notre interrogation de critiquer notre
premier point de vue ou perspective sur notre problegraveme de laquo deacutepasser une aporie raquo
Cependant malgreacute le nombre darticles utiliseacutes et de commentaires eacutetudieacutes nous nous
sommes efforceacutes dans notre derniegravere partie de donner plus dimportance au texte dAristote
dans sa lettre Car ce travail ne se veut pas ecirctre un examen de la Glose aristoteacutelicienne au
XXe siegravecle mais bien une eacutetude sur Aristote et sur limportance de la peacutedagogique dans sa
theacuteorie du savoir scientifique importance qui deacutetermine selon nous la meacutethode effective
quil suit dans ses recherches Ce thegraveme laquo mineur raquo de lenseignement de lapprentissage du
rapport entre le professeur et leacutelegraveve cette laquo mineure raquo de la peacutedagogique qui se reacutevegravele de
maniegravere clairsemeacutee dans le corpus ne constitue-t-elle pas finalement lun des accords majeurs
des textes scientifiques dAristote
16 Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967 In-troduction p XVII
8
Le symposium aristotelicum de 1960 intituleacute Aristote et les problegravemes de meacutethode
atteste dune preacuteoccupation grandissante au XXe siegravecle des commentateurs agrave propos de la
meacutethodologie dAristote dans ses recherches scientifiques et philosophiques quelles soient
physiques meacutetaphysiques ou eacutethiques Pierre Aubenque en guise douverture aux
communications dudit symposium formule ce problegraveme de maniegravere tregraves claire
Cest devenu aujourdhui une constatation presque banale bien quelle aille agrave
lencontre dune tradition qui senracine chez les premiers commentateurs grecs que les
ouvrages meacutetaphysiques physiques ou biologiques dAristote ne sont pas du point de
vue meacutethodologique une pure et simple laquo application raquo des regravegles logiques preacutesenteacutees
dans les Seconds Analytiques comme le canon de la science17
Il semble en effet y avoir une contradiction meacutethodologique entre la meacutethode scientifique
telle quelle est exposeacutee dans une partie non neacutegligeable de lOrganon et la pratique
scientifique quAristote exerce en acte dans ses diverses recherches et qui paraicirct laquo suivre un
autre chemin raquo Des ouvrages tels que la Physique le De Caelo ou encore le De Anima
dessinent une voie alternative laquo a second standard for inquiry raquo pour reprendre les mots de
Robert Bolton18 cest-agrave-dire une autre meacutethode de recherche en science apparemment
contradictoire avec le laquo chemin naturel raquo de la connaissance exposeacute dans les Analytiques
Mais agrave quoi peut bien tenir cette diffeacuterence de meacutethode De quelle nature est cette
contradiction entre la theacuteorie et la pratique scientifique dans le corpus aristoteacutelicien
Paul Moraux constate dans son introduction au De Caelo que laquo la part reacuteserveacutee agrave la
sensation et agrave lobservation est bien moins importante que ne le laisserait attendre la theacuteorie
eacutenonceacutee dans les Analytiques raquo Le commentateur remarque eacutegalement que laquo lobservation
sensible raquo pratique que les Analytiques placent au point de deacutepart de la meacutethode scientifique
est souvent deacutelaisseacutee dans le De Caelo au profit de laquo deacuteductions logiques rigoureuses raquo ou
encore de laquo consideacuterations dialectiques raquo19 La non adeacutequation de meacutethode entre la theacuteorie et
la pratique aristoteacutelicienne en science tiendrait-elle agrave cette dualiteacute entre laquo perception
sensible raquo et laquo dialectique raquo
Cest en effet ce que confirme encore reacutecemment R Bolton qui axe dans une
approche historique de laristoteacutelisme contemporain ce deacutesaccord des commentateurs agrave
propos de la meacutethode dAristote autour de ces deux pocircles la meacutethode empirique dune part
et la meacutethode dialectique dautre part
Traditionnellement les interpregravetes ont trouveacute satisfaisante lideacutee que la meacutethode
quAristote avait en vue dans ses ouvrages de science eacutetait empirique alors mecircme
17Pierre Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethodePublications universitaires de Louvain ndash Beatrice-Nauwelaerts Louvain-Paris 1961 p 3
18Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C WilbergNew perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51-82
19Paul Moraux laquo La meacutethode dAristote dans leacutetude du ciel raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethode p181 Article retranscrit dans lintroduction de P Moraux au De Caelo Les Belles Lettres Paris 1965
9
quils le critiquaient sur ce point La geacuteneacuteration actuelle a complegravetement renverseacute ce
verdict La Physique en particulier est maintenant communeacutement consideacutereacutee comme le
paradigme de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique entendue comme une
technique de recherche largement conceptuelle ou a priori approprieacutee agrave la
philosophie en tant quelle est opposeacutee aux recherches les plus empiriques que nous
regardons aujourdhui comme typiquement scientifiques20
R Bolton parle ici de laquo meacutethode empirique raquo en tant quelle repose sur lexpeacuterience que nous
avons des pheacutenomegravenes sensibles Mais la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques est comme
nous le verrons agrave la fois empirique et analytique cest-agrave-dire aussi laquo deacutemonstrative raquo Et en
effet tenir cette meacutethode pour le laquo canon de la science raquo cest risquer de se rendre sourd agrave la
pratique effective dAristote dans ses recherches Car celles-ci suivent effectivement un autre
chemin en apparence plus laquo dialectique raquo Si lon essaye dans un premier temps de
comprendre la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques agrave travers les textes dAristote mais aussi
agrave travers la lecture quen ont fait diffeacuterents commentateurs il apparaicirct alors que le fait pour
lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes modernes et contemporaines davoir mis laccent sur
cette meacutethode empirique a entraicircneacute de facto la deacutevaluation de la meacutethode dialectique et son
rejet presque total en dehors de la laquo citadelle de la science aristoteacutelicienne raquo Si les data de la
perception sensible qui constituent le mateacuteriaux primaire de la meacutethode empirique ont une
valeur eacutepisteacutemologique et permettent de fonder le discours les laquo opinions admises raquo qui ont
quant agrave elles le mecircme rocircle de mateacuteriau primaire dans la meacutethode dialectique se sont vues en
effet exclues de toute preacutetention veacuteritablement scientifique
Partant faire de cette meacutethode empirico-analytique le canon meacutethodologique de la
science ce serait rendre impossible la tacircche de rendre compte de lusage quAristote semble
faire de la dialectique dans ses recherches proprement scientifiques A moins peut-ecirctre
deacutelargir la deacutefinition du mot laquo pheacutenomegravene raquo chez le Philosophe aux opinions admises elles-
mecircmes comme lont proposeacute des commentateurs tels que G E L Owen et les tenants de ce
que nous pouvons nommer apregraves lui le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes
contemporaines Si lἔνδοξον cest-agrave-dire selon la traduction de J Brunschwig laquo lopinion
admise raquo21 accegravede au statut de pheacutenomegravene agrave part entiegravere la dialectique ne peut-elle pas degraves
lors ecirctre reacuteeacutevalueacutee et se voir attribuer un rocircle eacutepisteacutemologique fort Voire mecircme celui
fondamental dacceacuteder aux premiers principes des sciences Mais avant de proposer une
reacuteponse agrave ces question il nous faut premiegraverement comprendre dune part ce que peut ecirctre ce
laquo canon de la science raquo dont parle P Aubenque dautre part montrer comment une lecture
radicalement trop empiriste de la meacutethode aristoteacutelicienne du savoir se rend effectivement
20Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in Science Dia-lectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 224
21Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967
10
aveugle agrave lusage quAristote fait de la dialectique en science enfin il nous exposer la nature
du deacutebat eacutemergeant au XXe siegravecle agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin den
comprendre preacuteciseacutement tous les enjeux car de ce problegraveme de meacutethode deacutecoule
eacuteminemment la deacutefinition mecircme que nous pouvons proposer du savoir scientifique
aristoteacutelicien
Dessinons donc dans un premier temps ce modegravele laquo canonique raquo du savoir
scientifique selon les Analytiques il appert effectivement que celui-ci est trop rigide pour
prendre en charge la meacutethode effective dAristote en science Mais alors pourquoi
Avant toute consideacuteration plus preacutecise sur ce quest le savoir scientifique chez
Aristote notons que la science entretient dans le corpus aristoteacutelicien des liens eacutetroits avec
la philosophie En effet en Meacutetaphysique α Aristote eacutecrit laquo On a raison aussi dappeler la
philosophie science de la veacuteriteacute [hellip] En effet sils examinent comment sont les choses les
praticiens [de la science] en eacutetudient non la cause par soi mais la cause relative au cas
preacutesent raquo22 Science et philosophie eacutetudient donc laquo comment sont les choses raquo Cependant la
distinction agrave eacutetablir entre science et philosophie procegravede dun degreacute diffeacuterent de geacuteneacuteraliteacute De
plus selon lentreacutee laquo Philosophie raquo du Vocabulaire technique et critique de la philosophie
φιλοσοφία est en grec et plus preacuteciseacutement chez Aristote le laquo Savoir rationnel la science au
sens le plus geacuteneacuteral du mot raquo23 Lobjet dune science est donc un objet particulier consideacutereacute
dans un genre particulier alors que celui de la philosophie semble plus geacuteneacuteral Il est degraves lors
difficile de consideacuterer ces deux notions de maniegravere bien distincte et lorsque nous traiterons
dans les pages qui suivent des eacutecrits dits laquo scientifiques et philosophiques raquo du Stagirite la
diffeacuterence entre ces deux termes tiendra surtout agrave un degreacute de geacuteneacuteraliteacute
Nonobstant le savoir scientifique [τὸ ἐπίστασθαι] procegravede dapregraves le Stagirite en
deux temps celui de lrsquoacquisition et celui de la deacutemonstration Ainsi dans les Analytiques
qui selon P Aubenque posent laquo les regravegles logiques raquo comme laquo canon de la science raquo24
Aristote place la perception sensible au fondement de lacquisition des premiers principes
neacutecessaires agrave la deacutemonstration aux fondements donc de lἐπίστασθαι Ces deux moments
du savoir scientifique justifient alors une lecture empirique et analytique de la meacutethode du
Stagirite en science analytique eacutetant entendu ici au sens aristoteacutelicien du terme agrave savoir
comme la laquo science deacutemonstrative raquo Cette science est une theacuteorie geacuteneacuterale de la deacuteduction
du syllogisme soit dun laquo discours dans lequel certaines choses ayant eacuteteacute poseacutees une chose
22Aristote Meacutetaphysique trad Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p114 993b19-20
23Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Presses Universitaires de FranceQuadrige Paris 2002 p 774 nous soulignons
24Expression citeacutee en page 10
11
distincte de celles qui ont eacuteteacute poseacutees sensuit neacutecessairement du fait que ces choses sont raquo25
Ce discours scientifique se fondant originellement parlant sur lexpeacuterience que nous avons
des pheacutenomegravenes perccedilus
En effet sil est une chose sur laquelle de nombreux commentateurs dAristote
semblent saccorder cest sans doute celle-ci pour le Stagirite le savoir scientifique se
comprend comme une eacutetiologie En effet les Seconds analytiques posent de maniegravere
liminaire que connaicirctre scientifiquement cest connaicirctre la ou les causes du pheacutenomegravene
Nous pensons connaicirctre scientifiquement chaque chose au sens absolu et non pas agrave la
maniegravere sophistique par accident lorsque que nous pensons connaicirctre la cause du fait de
laquelle la chose est savoir que cest bien la cause de la chose et que cette chose ne peut
pas ecirctre autrement quelle nest26
Et la Physique souvre sur une reacuteaffirmation de ce savoir scientifique comme connaissance de
la cause (ou des causes) exposeacutee dans les Seconds analytiques I2
Puisque connaicirctre en posseacutedant la science reacutesulte dans toutes les recherches
dans lesquelles il y a des principes des causes ou des eacuteleacutements du fait que lon a un
savoir de ces principes causes ou eacuteleacutements (en effet nous pensons savoir chaque
chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premiegraveres ses principes
premiers et jusquaux eacuteleacutements) il est eacutevident que pour la science portant sur la nature
aussi il faut deacuteterminer dabord ce qui concerne les principes27
Sans nous appesantir ici sur les nuances entre laquo principes raquo laquo causes raquo et laquo eacuteleacutements raquo
exposeacutees notamment en Meacutetaphysique Δ ndash car Aristote semble ici user de ces termes comme
de synonymes ndash ni non plus sur le nombre de causes que peut avoir une chose ou un
pheacutenomegravene la premiegravere question qui se pose au primo-lecteur dAristote est sans doute celle
de savoir comment atteindre ces principes ces causes et ces eacuteleacutements Comment donc
connaicirctre scientifiquement
Aristote expose immeacutediatement sa meacutethode pour connaicirctre scientifiquement la nature
dans la suite immeacutediate de Physique I1
Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour nous agrave ce
qui est plus clair et plus connu par nature en effet ce ne sont pas les mecircmes choses
qui sont connues pour nous et absolument Cest pourquoi il est neacutecessaire de
progresser de cette maniegravere de ce qui est plus obscur par nature mais plus clair pour
nous vers ce qui est plus clair et plus connu par nature28
Mais degraves lors quest-ce qui est laquo plus connu et plus clair pour nous raquo Les Seconds
analytiques donnent une reacuteponse tout agrave fait preacutecise ce qui est laquo plus connu pour nous raquo cest
ce qui est laquo proche de la perception raquo
25Aristote Premiers Analytiques trad M Crubellier GF Flammarion Paris 2014 p 52 I1 24b1826Aristote Seconds analytiques trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2005 p 67 I2 9-1227Aristote Physique trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2000 p69-70 I1 184a10-1628Ibid 184a16-21
12
En effet ce nest pas la mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour
nous raquo ni que laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo Jappelle anteacuterieur et
mieux connu pour nous ce qui est plus proche de la perception [τῆς αἰσθήσεως] alors
que ce qui est anteacuterieur et mieux connu absolument en est plus eacuteloigneacute29
Ainsi la meacutethode exposeacutee en Physique I1 semble univoque il faut progresser [προάγειν]30
depuis la sensation [κατὰ τὴν αἴσθησιν]31 et les laquo principes causes ou eacuteleacutements raquo quil nous
faut rechercher pour connaicirctre scientifiquement la nature sont laquo principes causes ou
eacuteleacutements raquo des pheacutenomegravenes sensibles Ce qui est plus connu pour nous est ce qui tombe sous
la sensation lobjet perccedilu
En outre Aristote reacuteitegravere de nombreuses fois limportance de la perception dans le
processus scientifique En Topiques VI par exemple le Stagirite explique que le cube est
mieux connu pour nous que les surfaces les lignes et les points qui les composent laquo Mais
pour nous cest linverse qui se produit parfois car le solide tombe au plus haut point sous la
sensation [ὑπὸ τὴν αἴσθησιν] la surface le fait plus que la ligne et la ligne plus que le
point raquo32 Le point eacutetant eacuteleacutement de la ligne la ligne de la surface la surface du cube il faut
progresser pour connaicirctre les premiers principes causes ou eacuteleacutements depuis ce qui tombe
sous le sens agrave savoir le cube immeacutediatement perccedilu vers ce qui en est le plus eacuteloigneacute le point
comme eacuteleacutement dudit cube Encore dans le De Caelo Aristote soutient la spheacutericiteacute de la
terre en partie gracircce agrave lobservation des eacuteclipses de lune quil comprend ecirctre linterposition de
la terre entre la lune et le soleil laquo On sen aperccediloit encore dit-il gracircce aux pheacutenomegravenes qui
tombent sous les sens [τῶν φαινομένων κατὰ τὴν αἴσθησιν] raquo33 Le savoir scientifique
commence donc et cest une reacutecurrence dans les Analytiques mais aussi souvent dans les
recherches scientifiques du Stagirite par la perception [αἴσθησις]34
Ou plus preacuteciseacutement si lon considegravere des textes tels que les Seconds analytiques
II19 ou la Meacutetaphysique A1 le savoir scientifique commence par lexpeacuterience acquise
cest-agrave-dire par la reacutepeacutetition de la perception sensible En effet il serait malvenu de consideacuterer
la perception comme une connaissance scientifique en elle-mecircme la perception nest que le
moyen inneacute et en mecircme temps lorigine la racine par laquelle nous pouvons connaicirctre
scientifiquement Cest pourquoi dans les Seconds analytiques I31 Aristote explique quil
nest pas laquo possible non plus davoir une connaissance scientifique par la perception raquo Car la
29 Seconds analytiques I2 71b33-72a430Physique 184a1931Ibid 184a24-2532Aristote Topiques Tome II trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 p 50 141b9-1233Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1965 p 100 II14 297b24-2534Pierre Pellegrin traduit αἴσθησις par laquo perception raquo (Seconds analytiques I2 71b33-72a4) Jacques
Brunschwig traduit ce terme par laquo sensation raquo (Aristote Topiques 141b9-12)Cette ambiguiumlteacute est mainte-nue par le Grand Bailly p 40 laquo faculteacute de percevoir par les sens sensation raquo Face agrave cette ambiguiumlteacutenous utilisons laquo perception raquo et laquo sensation raquo comme des synonymes
13
seule perception noffre pas laquo luniversel [καθόλου] cest-agrave-dire ce qui concerne tous les
cas raquo35 Nous ne percevons un pheacutenomegravene preacutecis que dans un temps et un lieu donneacutes donc
nous ne percevons que de la singulariteacute or pour Aristote il ny a de science possible que du
geacuteneacuteral Et cest preacuteciseacutement la reacutepeacutetition du singulier donneacute par la perception sensible qui
offre lrsquoexpeacuterience de la geacuteneacuteraliteacute
Cependant ce passage des Seconds analytiques I31 pourrait poser problegraveme au
regard de ce que dit Aristote en Physique I1 agrave propos des laquo ensembles confus raquo perccedilus
immeacutediatement quil comprend alors comme καθόλου cest-agrave-dire universel Le sens
καθόλου peut sembler ambigu
Cest pourquoi il faut aller des universels aux particulier car la totaliteacute est plus connue
selon la sensation et luniversel [καθόλου] est une certaine totaliteacute en effet
luniversel comprend plusieurs choses comme partie36
Ce texte semble bien contredire la doctrine des Seconds analytiques selon laquelle laquo les
choses universelles [τὰ καθόλου] sont plus eacuteloigneacutees de la perception raquo37 Mais R Bolton a
tregraves bien mis en eacutevidence que luniversel dont il est question en Physique I1 est justement le
laquo premier universel raquo des Seconds analytiques II19 cest-agrave-dire luniversel qui est laquo ἐν τῇ
ψυχῇ raquo38 Le point de deacutepart de la meacutethode scientifique deacutefini en Physique I1 cest-agrave-dire
lobjet de la sensation est dit καθόλου laquo parce quagrave ce niveau notre entendement embrasse
beaucoup de choses jusquici non encore distingueacutees raquo39 Le cube des Topiques VI peut se
dire καθόλου dans un certain sens car il est dabord un laquo ensemble confus raquo de points de
lignes et de surfaces Gracircce au travail R Bolton nous pouvons interpreacuteter de maniegravere unitaire
la meacutethode exposeacutee en Physique I1 et dans les Seconds Analytiques II19 le premier
paragraphe de la Physique ne contredit donc pas mais reacuteactive la doctrine des Analytiques Le
mateacuteriel le plus primaire du savoir scientifique est et reste la totaliteacute des pheacutenomegravenes perccedilus
par les sens le donneacute immeacutediat de lαἴσθησις qui peut ecirctre dit laquo καθόλου raquo puisquil est en
premier lieu confus meacutelangeacute puisque les data du sensible sont laquo συγκεχυμένα raquo40 et quil
faut les diviser les distinguer les analyser pour que ces ensembles deviennent moins confus
et que leurs principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus Enfin lαἴσθησις semble si
importante dans la meacutethode aristoteacutelicienne41 du savoir scientifique que lignorance est due
selon Aristote dans les Seconds analytiques I18 agrave un manque de connaissance sensible car
35Premiers analytiques 87b28-3236Physique 184a23-2637Seconds analytiques I2 72a438100a739Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les science de la nature Physique I raquo in Science dialec-
tique et eacutethique chez Aristote Peeters Louvain-La-Neuve 2010 p22540Physique 184b2241En effet beaucoup de textes des Seconds analytiques posent la perception sensibles agrave la base du proces-
sus scientifique Citons de maniegravere non exhaustive I31 II2 et II19
14
laquo si une perception manquait un savoir scientifique manquerait aussi raquo42
Les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes perccedilus viennent donc agrave ecirctre
connus par une progression ou un processus qui va de ce qui est plus clair et plus connu pour
nous les data de la perception agrave ce qui est plus clair et plus connu par nature lesdits
principes Or ce processus est preacuteciseacutement ce quAristote nomme linduction [ἡ ἐπαγωγή]
Certes Franccediloise Caujolle-Zaslawsky a tregraves bien expliqueacute que le sens de ἐπαγωγή chez
Aristote peut sinterpreacuteter diffeacuteremment en fonction dune part du contexte dans lequel
Aristote use de ce terme dautre part du sens quil peut avoir dans le laquo commun raquo ou encore
en fonction du sens technique que les eacuterudits philosophes ou savants ont pu lui confeacuterer
anteacuterieurement (Platon par exemple) Lἐπαγωγή peut degraves lors ecirctre chez Aristote
agrave la fois un processus menant agrave un acte instantaneacute dintuition (la perception mentale
dun universel par exemple dune regravegle applicable agrave tous les cas particuliers de
mecircme sorte) un proceacutedeacute (la meacutethode qui sappuie sur le comportement des cas
particuliers concrets) un point de deacutepart vers luniversel (diffeacuterent de
leacutetablissement des preacutemisses du syllogisme)43
Le sens de lἐπαγωγή aristoteacutelicienne est donc pluriel Par exemple linduction peut ecirctre aussi
comprise comme un laquo mode drsquoargumentation logique raquo diffeacuterent de la deacuteduction Citons lun
des seuls passages dans lequel le Stagirite traite de linduction assez longuement les
Premiers analytiques II 23
laquo Linduction donc ou la deacuteduction qui provient dune induction consiste agrave deacuteduire
au moyen de lun des deux termes que lautre est le cas pour le moyen [hellip] Crsquoest une
deacuteduction de cette sorte qui eacutetablit la preacutemisse premiegravere et immeacutediate En effet pour
les propositions qui acceptent le moyen terme la deacuteduction se fait gracircce agrave un moyen
terme mais pour celles qui nrsquoen admettent pas par induction raquo44
Linduction pourrait donc necirctre quun mode dargumentation logique Dailleurs les Topiques
I12 font mention de laquo deux espegraveces de raisonnements dialectiques raquo la deacuteduction et
linduction Cependant plus largement nous pouvons fonder une interpreacutetation de linduction
comme laquo proceacutedeacute qui consiste agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes
universels raquo45 Car peut-ecirctre que ce quil faut surtout retenir de linduction pour en deacuteterminer
le sens geacuteneacuteral cest quelle est laquo plus claire agrave nos yeux raquo46 plus persuasive laquo au commun raquo
plus compreacutehensible selon la sensation car allant du particulier perccedilu agrave luniversel conccedilu Et
le fait quAristote traite de linduction comme dun syllogisme dans ce contexte des Premiers42Seconds analytiques 81a38-3943Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Eacutetude preacuteparatoire agrave une interpreacutetation du sens aristoteacutelicien
dἐπαγωγή raquo in Biologie logique et meacutetaphysique chez Aristote actes du seacuteminaire CNRS - N S F tenuagrave Oleacuteron du 28 juin au 3 juillet 1987 Ed Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Eacuteditions du centre nationalde la recherche scientifique Paris 1990 p 373
44Premiers analytiques 69a3045Topiques 105a13-1446David Ross Aristotle Eacuteditions des Archives Contemporaines Paris 2000 p 52 Ross cite ici les Pre-
miers analytiques 68b35
15
analytiques ne serait selon D Ross quun effet laquo collateacuteral raquo agrave sa deacutecouverte du syllogisme
Linduction est essentiellement pour Aristote un proceacutedeacute non de raisonnement mais
dintuition directe supposant psychologiquement lintermeacutediaire dune vue densemble
de cas particuliers Mais dans les Premiers analytiques linteacuterecirct quil eacuteprouve pour sa
nouvelle deacutecouverte le syllogisme lrsquoamegravene agrave traiter linduction comme un syllogisme
et par conseacutequent agrave la consideacuterer particuliegraverement dans sa forme la moins importante
celle dans laquelle lexamen des cas particuliers est exhaustif47
Linduction nest pas quun mode dargumentation mais principalement un proceacutedeacute pour
connaicirctre Et cest une compreacutehension de linduction qui est tregraves largement admise Selon
MM Pellegrin et Crubellier le terme drsquoinduction en tant que processus qui va du particulier
(qui peut-ecirctre dit laquo universel en nous raquo) agrave lrsquouniversel est employeacute par Aristote laquo pour deacutesigner
la faccedilon dont nous prenons connaissance drsquoun fait lorsqursquoil est hors de porteacutee de nos sens ou
geacuteneacuteral raquo48 En effet selon les Seconds analytiques II19 laquo Il est donc clair que nous
prenons neacutecessairement connaissance des termes premiers par induction [ἐπαγωγή] En effet
la perception produit ainsi en nous lrsquouniversel raquo49 Ainsi dans son deacutebat entretenu avec les
Eleacuteates agrave propos de lexistence du mouvement en Physique I2 Aristote pose que laquo pour
nous raquo lexistence de choses mues naturellement cest-agrave-dire le principe de la physique est
laquo claire par induction raquo50 R Bolton partage dailleurs cette conception de linduction quil
considegravere comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo laquo Car tout apprentissage par le
raisonnement inclut le fait den venir agrave connaicirctre quelque chose en linfeacuterant agrave partir de ce qui
est preacutealablement connu qui de ce fait fournit une justification adeacutequate de ce qui est infeacutereacute
[hellip] raquo51 Et ce qui est preacutealablement connu soit le laquo donneacute au preacutealable raquo ce sont les data de
la perception Encore Joseph Moreau eacutecrit dans un registre diffeacuterent agrave propos de la
deacutecouverte de lrsquoessence drsquoune chose qui ne peut ecirctre ni poseacutee a priori ni eacutetablie
deacutemonstrativement laquo La deacutecouverte de lrsquoessence est une opeacuteration inductive qui se ramegravene
agrave la recherche de la cause raquo52 Linduction ouvre agrave la connaissance des principes qui sont
laquo hors de porteacutee raquo des sens plus clairs par nature mais plus obscurs pour nous car non
immeacutediatement connaissables Linduction semble donc ecirctre le meacutediat entre la connaissance
de ce qui est mieux connu pour nous et la connaissance de ce qui est mieux connu par nature
Ainsi cette lecture de linduction comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo agrave partir des
choses perccedilues peut se fonder sur un autre passage des Seconds analytiques I 13 dans lequel
Aristote est tout agrave fait univoque laquo Admettons cette derniegravere proposition par induction crsquoest-
47Ross Ibidem p 5648Pellegrin Crubellier Aristote le philosophe et les savoirs Seuil Paris 2002 p 9849Le fameux laquo universel raquo ἐν τῇ ψυχῇ confu car meacutelangeacute 100b350185a12-1451Robert Bolton op cit p24152Joseph Moreau laquo Aristote et la veacuteriteacute anteacutepreacutedicative raquo Symposium Aristotelicum Louvain 1960 in
Aristote et les problegravemes de meacutethode p 31 nous soulignons
16
agrave-dire par perception raquo53
Le savant connaicirct donc les principes et les causes gracircce agrave linduction qui commence
par lexpeacuterience due agrave la reacutepeacutetition du fait sensible Ainsi se dessine peu agrave peu le canon
aristoteacutelicien du savoir scientifique Mais quel est laquo le moteur raquo mecircme de linduction
Comment celle-ci fonctionne-t-elle Aristote donne aussi la reacuteponse agrave cette question en
Physique I1 laquo Mais ce qui est dabord eacutevident et clair pour nous ce sont plutocirct les ensembles
confus mais ensuite agrave partir de ceux-ci deviennent connus pour qui les divise leurs
eacuteleacutements et leurs principes raquo54 Les principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus pour
ceux qui divisent [διαιροῦσι] les laquo ensembles confus raquo de la perception La meacutethode
scientifique aristoteacutelicienne est donc une meacutethode empirique de division de distinction le
scientifique infegravere par distinction les principes il distingue [διορίζει] les divers eacuteleacutements
principes ou causes depuis les ensembles confus perccedilus Autrement dit il les analyse Et cest
gracircce agrave ce dernier point que nous pouvons nommer la meacutethode canonique du savoir
scientifique comme une meacutethode agrave la fois laquo empirique raquo puisquelle se fonde sur lrsquoexpeacuterience
reacutepeacuteteacutee de la perception sensible mais aussi laquo analytique raquo puisquelle analyse les laquo ensemble
confus raquo la meacutethode aristoteacutelicienne en science est donc bien laquo empirico-analytique raquo
Mais laquo analytique raquo peut sentendre aussi dans un second sens si nous comprenons que
linduction nest quun moment de la meacutethode scientifique En effet le savoir scientifique
aristoteacutelicien semble inseacuteparable dune theacuteorie de la deacuteduction Lrsquoinduction hors du seul
champ syllogistique et en tant que meacutethode de recherche agrave partir des laquo ensembles confus raquo
est le laquo mouvement symeacutetrique raquo55 de la deacuteduction qui elle part de preacutemisses premiegraveres
(laquo dans un certain sens raquo) pour arriver agrave la conclusion mais qui est surtout preacutesenteacutee comme
la preuve de lrsquoacquisition effective du savoir desdites preacutemisses ou encore comme la
formalisation de ce savoir son laquo organisation logique raquo Si lrsquoinduction est un mouvement vers
la connaissance des causes agrave partir du perccedilu la deacuteduction en tant que mouvement inverse
reacutesulte du savoir effectif de la cause qursquoelle pose comme preacutemisse syllogistique La deacuteduction
doit attester de lrsquoeacutetat de connaissance scientifique dans lequel est le savant Pour que la
deacutemonstration soit scientifique crsquoest-agrave-dire atteste drsquoun eacutetat de connaissance scientifique
actuel et soit apodictique soit dont la conclusion est neacutecessaire et donc fondeacutee
[Les preacutemisses de la deacutemonstration] doivent ecirctre causes de la conclusion mieux
connues qursquoelle et lui ecirctre anteacuterieures causes parce que nous avons un savoir
scientifique de quelque chose seulement quand nous en savons la cause
anteacuterieures puisqursquoelles sont causes et deacutejagrave connues non seulement en eacutetant
saisies au second sens mais aussi par le fait qursquoon sait qursquoelles sont Par
ailleurs laquo anteacuterieur raquo et laquo mieux connu raquo ont deux sens En effet ce nrsquoest pas la5378a3554184a22-23 nous soulignons55Pellegrin Crubellier op cit p 98
17
mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour nous raquo ni que
laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo56
Or crsquoest justement cette distinction fondamentale de ces deux sens de laquo anteacuterieur raquo et de
laquo mieux connu raquo qui permet aussi drsquoentendre la diffeacuterence entre induction et deacuteduction ce
sont deux aspects compleacutementaires de la mecircme meacutethode scientifique qui deacutefinissent
lἐπίστασθαι dans un sens et dans lrsquoautre et qui entretiennent entre eux un rapport de
neacutecessiteacute En effet il est neacutecessaire de connaicirctre les causes premiegraveres des choses pour pouvoir
deacutemontrer scientifiquement une connaissance laquo Que donc il est impossible de connaicirctre
scientifiquement par deacutemonstration si on ne connaicirct pas les principes premiers et immeacutediats
on la dit plus haut raquo eacutecrit encore Aristote57 Ainsi comprise lrsquoinduction est un mouvement
du sujet apprenant qui infegravere les principes agrave partir des data reacutepeacuteteacutes de lαἴσθησις par division
et distinction De la connaissance de la cause deacutecoule donc la capaciteacute agrave construire de
veacuteritables deacutemonstrations scientifiques soit celles proceacutedant laquo de choses vraies premiegraveres
immeacutediates plus connues que la conclusion anteacuterieures agrave elle et causes de la conclusion raquo58
Et la meacutethode empirique dAristote en science se double dun aspect formel dune rigueur et
dune preacutecision quant aux laquo langage scientifique raquo Le savoir empirique de la cause des
pheacutenomegravenes est inseacuteparable dune langue scientifique rigoureusement fondeacutee la
deacutemonstration apodictique du savant qui atteste du savoir scientifique Dailleurs Aristote
explique tregraves preacuteciseacutement dans les Premiers analytiques I31 quil laquo revient agrave lexpeacuterience
de fournir les principes propres de chaque sujet raquo et quagrave partir de ces causes ou principes que
fournit lexpeacuterience laquo une fois que lon a suffisamment eacutetablit les pheacutenomegravenes raquo alors il est
nous est possible laquo de faire apparaicirctre les deacutemonstrations raquo59 Il y a donc bien laquo deux temps raquo
dans le savoir scientifique selon Aristote le temps de lacquisition et celui de la
deacutemonstration Et dans ce double mouvement nous pouvons affirmer que le savoir
scientifique se fonde en tant quactiviteacute de recherche sur lἐμπειρία et sur lαἴσθησις cest-agrave-
dire sur lexpeacuterience la plus immeacutediate que nous ayons des pheacutenomegravenes sensibles
Mais ce double mouvement inductif et deacuteductif neacutepuise pas la deacutefinition du savoir
scientifique aristoteacutelicien En effet Jacques Brunschwig analysant la structure des Seconds
analytiques attire notre attention sur la distinction agrave eacutetablir entre la laquo deacutemonstration raquo et la
laquo science deacutemonstrative raquo Selon lui il ne faut pas effacer les diffeacuterences entre ces deux
notions car
La deacutemonstration est cette forme du syllogisme qui est de telle nature que du fait
que nous la posseacutedons nous avons la science la science deacutemonstrative est ἓξις
ἀποδεικτική leacutetat caracteacuteristique dans lequel se trouve celui qui est en mesure de
56Seconds analytiques I 2 71b29-72a57Seconds analytiques II 19 99b2058Ibid 71b20 et suivantes5946a15 et suivantes
18
deacutemontrer On ne saurait attribuer agrave Aristote une identification pure et simple de la
deacutemonstration et de la science sans le charger dune faute cateacutegorielle quil pouvait
difficilement commettre la deacutemonstration eacutetant une espegravece de syllogisme tombe
sous le genre du λόγος du discours la science deacutemonstrative est lun des eacutetats
mentaux ou intellectuels dans lequel nous sommes lorsque nous nous trouvons en
mesure de dire le vrai Une forme de discours ne saurait ecirctre exactement laquo la mecircme
chose raquo quun eacutetat de la penseacutee60
Partant puisquil ne faut pas commettre une telle laquo faute cateacutegorielle raquo il est neacutecessaire de
comprendre et de tenir pour constant que le savoir scientifique ne se constitue pas simplement
dun corps de doctrines systeacutematique propre agrave un domaine et dont les principes ne peuvent
sappliquer agrave dautres genres Savoir scientifiquement se pense aussi comme un laquo eacutetat raquo acquis
du sujet sachant Cependant cet eacutetat a lui-mecircme une geacuteneacutealogie et procegravede dun autre laquo eacutetat raquo
inneacute celui-ci qui est justement aussi la perception En effet dans les laquo genegraveses raquo du savoir
aristoteacutelicien que sont Meacutetaphysique A1 et les Seconds Analytiques II19 Aristote comprend
quil est dans la nature des hommes de deacutesirer savoir et en donne pour preuve laquo le plaisir
quils prennent aux sensations raquo61 Le savoir la science en tant laquo queacutetat raquo ou laquo ἕξις raquo de
connaissance commence laquo geacuteneacutetiquement raquo par la perception sensible en tant que premier
ἕξις Car cest bien de la reacutepeacutetition des perceptions que naicirct gracircce agrave la meacutemoire lexpeacuterience
(luniversel au repos dans lacircme) puis lart puis la science comme autant deacutetats distincts du
savoir Bien que selon J Brunschwig deacutemonstration et science deacutemonstrative ne soient pas
stricto sens laquo la mecircme chose raquo et que les Seconds analytiques aient deux objets deacutetudes bien
distincts la science deacutemonstrative situeacutee laquo dans le cadre dune theacuteorie geacuteneacuterale de la
science raquo et la deacutemonstration situeacute dans laquo le cadre dune syllogistique geacuteneacuterale raquo62 il nen
appert pas moins que si nous eacutelargissons lanalyse de J Brunschwig au savoir scientifique en
geacuteneacuteral dans la deacutemonstration du savoir comme dans leacutetat du savant la perception joue un
rocircle fondamental Il y a une certaine analogie entre la meacutethode empirico-analytique et leacutetat
du savoir scientifique en tant que ces deux notions entretiennent un lien fondamental et
neacutecessaire avec la perception Les data perccedilus sont agrave la meacutethode empirico-analytique ce que
lἕξις de la perception est agrave lἕξις du savoir scientifique un point de deacutepart
Cest dailleurs ce que soutient deacutejagrave D Ross en 1923 quand ce dernier interroge ce
laquo magnifique compte-rendu du deacuteveloppement continu qui nous megravene de la sensation agrave la
raison raquo63 cest-agrave-dire les Seconds analytiques II19 il considegravere les Analytiques comme
60Jacques Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds Analytiques selon Aristote raquo in Aristotle onscience the laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium aristotelicum held in Padua fromSeptember 7 to 15 1978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 70-71
61Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et A Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p 71 A1 980a21et suivantes
62J Brunschwig Ibidem p8063D Ross op cit p 74-76
19
lexposition du laquo canon de la science raquo dont parle Aubenque en 1960 D Ross commence en
effet par paraphraser la question quAristote sy pose avant de proposer sa compreacutehension de
lappreacutehension des premiers principes chez le Stagirite laquo Quelle est la faculteacute eacutecrit-il par
laquelle nous connaissons [les preacutemisses non connues par la deacutemonstration] et cette
connaissance est-elle acquise ou latente en nous depuis notre naissance raquo64 Lun des enjeux
des Seconds analytiques II19 bien que D Ross nen fasse aucunement mention est de
reacutepondre au paradoxe du Meacutenon qui semblait rendre caduque toute forme de progregraves du
savoir et plus geacuteneacuteralement dapprentissage de connaissances nouvelles
Je comprends de quoi tu parles Meacutenon Tu vois comme il est eacuteristique cet argument
que tu deacutebites selon lequel il nest possible agrave un homme de chercher ni ce quil connaicirct
ni ce quil ne connaicirct pas En effet ce quil connaicirct il ne le chercherait pas parce quil
le connaicirct et le connaissant na aucun besoin dune recherche et ce quil ne connaicirct
pas il ne le chercherait pas non plus parce quil ne saurait mecircme pas ce quil devrait
chercher65
Alors que contre cet laquo eacuteristique argument raquo Socrate deacuteveloppe une theacuteorie de la
reacuteminiscence fondeacutee sur limmortaliteacute de lacircme Aristote propose un autre deacutepassement agrave ce
paradoxe qui passe par la preacutesence inneacute dun eacutetat du savoir et la distinction entre lacte et la
puissance
A partir de la perception donc se produit le souvenir comme nous le disons
et du souvenir de la mecircme chose se produisant un grand nombre de fois lexpeacuterience
En effet plusieurs souvenirs forment une expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience
autrement dit de luniversel tout entier au repos dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses
multiples qui est contenu un et le mecircme en elles toutes est produit un principe de lart
et de la science de lart si cest agrave propos du devenir de la science si cest agrave propos de
leacutetant Effectivement ces eacutetats ne sont pas preacutesents en nous sous une forme distincte
et ils ne sont pas non plus produits agrave partir dautre eacutetats qui nous donnent une
connaissance supeacuterieure mais depuis la perception [hellip]66
Ce deacutepassement du paradoxe du Meacutenon D Ross le comprend ainsi
Il est difficile de penser que cette connaissance [des preacutemisses non connues par
deacutemonstration] qui doit ecirctre la plus certaine de toutes puisse ecirctre en nous depuis notre
origine sans que nous le sachions il est eacutegalement difficile de se rendre compte de la
maniegravere dont si elle nest pas en nous degraves le deacutebut elle peut ecirctre acquise en suite
puisque [hellip] il faudrait quelle le soit sans ecirctre fondeacutee sur aucune connaissance
preacutealable Pour eacutechapper agrave cette double difficulteacute nous devons poser une faculteacute plus
humble agrave partir de laquelle sorigine le deacuteveloppement ulteacuterieur de cette
connaissance67
64D Ross op cit p 74-7565Platon Meacutenon trad Monique Canto-Sperber GF Flammarion Paris 1991 Socrate agrave Meacutenon 80d-e 66Segonds analytiques II 19 traduction P Pellegrin modifieacutee sur laquo ἀπὸ αἰσθήσεως raquo 100a10-1167D Ross p 75
20
Selon D Ross il faut donc fonder le savoir scientifique en tant que ἕξις de celui qui sait les
principes sur une laquo faculteacute plus humble raquo dont il deacutecoulerait comme la fin dun processus
dactualisation dune potentialiteacute Et en guise de reacuteponse au paradoxe du Meacutenon cette faculteacute
originelle au savoir scientifique est justement pour Aristote la perception qui nest pas un
savoir en soi mais une laquo faculteacute raquo propre agrave savoir Et le savoir scientifique est donc une
laquo puissance raquo que le savant actualise en connaissant En effet nous avons en nous comme
tous les animaux une laquo capaciteacute inneacutee de discernement [δύναμιν σύμφυτου κριτικήν] que
lon appelle perception raquo eacutecrit Aristote en Seconds analytiques 99b35 Et toujours selon D
Ross la transition le passage le progregraves de lecirctre humain apprenant agrave travers les diffeacuterents
eacutetats du savoir (perception expeacuterience art et science) laquo est rendu possible par le fait que la
perception elle-mecircme a un eacuteleacutement duniversel nous percevons une chose particuliegravere il est
vrai mais ce que nous percevons en elle ce sont les caractegraveres quelle a en commun avec
dautres choses raquo68
Mecircme si le commentateur est ici quelque peu impreacutecis quant agrave cet laquo eacuteleacutement
duniversel raquo contenu dans la perception retenons simplement que pour D Ross et agrave linstar
de ce que nous pourrions nommer laquo un certain aristoteacutelisme classique raquo faisant de la meacutethode
empirico-analytique le cadre rigide de la science aristoteacutelicienne la perception est bien la
faculteacute fondamentale du savoir aristoteacutelicien laquo Fondamentale raquo tant dans la description de la
meacutethode empirico-analytique qui procegravede de ce qui est mieux connu pour nous selon la
perception vers ce qui est mieux connu par nature que dans la deacutefinition de lἐπίστασθαι en
tant que ἕξις de celui qui sait laquo Faculteacute raquo qui constitue laquo le degreacute le plus bas raquo le fondement
de toute connaissance animale et qui permet par le deacuteveloppement mecircme de celle-ci de cette
laquo capaciteacute raquo [δύναμις] datteindre la science qui constitue laquo le degreacute le plus eacuteleveacute raquo laquo le
dernier et le plus haut produit de la civilisation raquo69 Il semble donc que pour Aristote savoir
scientifiquement est le reacutesultat de lactualisation dune potentialiteacute proprement humaine qui
est celle de connaicirctre la cause des pheacutenomegravenes Ainsi cest finalement un tregraves ancien laquo lieu
commun raquo de laristoteacutelisme que nous venons deacutenoncer un veacuteritable topos des eacutetudes
classiques le mecircme lieu commun que traduit par exemple la fresque de lrsquoEacutecole dAthegravenes
Raphaeumll en 1510 se propose de repreacutesenter Aristote la main grand ouverte vers le sol dans
le sens opposeacute au doigt du Maicirctre cela ne signifie-t-il pas quil est largement admis mais pas
exclusivement quAristote soit un philosophe empiriste
Le canon du savoir scientifique tel que nous le proposent les Analytiques peut donc se
formuler ainsi une fois ce savoir des principes causes ou eacuteleacutements acquis par induction
depuis les donneacutees de la perception depuis lobservation sensible le sujet savant doit pouvoir
68Ibidem69Ibid p 215
21
deacutemontrer ce savoir deacuteductivement respectant les regravegles du syllogisme pour attester du
caractegravere scientifique de lrsquoeacutetat du savoir dans lequel il est Induction et deacuteduction semblent
donc bien meacutethodologiquement pouvoir renvoyer respectivement agrave lrsquoacquisition et agrave la
deacutemonstration du savoir scientifique Et au fondement de cette acquisition comme de leacutetat
du savant repose lἐμπειρία et lαἴσθησις Gracircce agrave ces diffeacuterents textes qui mettent en lumiegravere
le rocircle de ces deux notions fondamentales tant dans la meacutethode pour connaicirctre
scientifiquement que dans la genegravese mecircme du savoir scientifique Aristote a eacuteteacute lu comme un
empiriste Et cette interpreacutetation de la meacutethode dAristote en science court encore aujourdhui
Enfin retenons aussi un point crucial la meacutethode pour connaicirctre scientifiquement semble
profondeacutement lieacutee agrave la deacutefinition mecircme du savoir scientifique et aussi agrave la nature mecircme de
lecirctre humain seul capable de connaicirctre scientifiquement laquo Quest-ce que connaicirctre
scientifiquement raquo et laquo quest-ce quun savant raquo sont des questions qui doivent ainsi ecirctre
poseacutees parallegravelement agrave celle de laquo comment connaicirctre scientifiquement raquo Si nous
comprenons comment connaicirctre nous pouvons eacutetablir ce que cest que connaicirctre et donc ce
que cest quun savant Degraves lors un deacutebat sur la meacutethode drsquoAristote en science comme celui
qui eacutemerge au XXe Siegravecle est un deacutebat dont lenjeu porte aussi sinon essentiellement sur la
deacutefinition mecircme du savoir scientifique aristoteacutelicien
Ainsi nous avons essayeacute de preacutesenter le laquo modegravele canonique raquo de la meacutethode
dAristote Cependant bien que fondeacute sur les textes et largement admis ce modegravele reacutesulte
semble-t-il dun choix celui davoir mis en avant les Analytiques et la meacutethode empirico-
analytique quitte agrave consideacuterer les Topiques et leur objet la meacutethode dialectique comme dune
importance moindre voire nulle dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique Ce
choix davoir surtout lu et plus gravement traduit les eacutecrits physiques meacutetaphysiques
biologiques eacutethiques et politiques avec laquo les lunettes des Analytiques sur le nez raquo et a
fortiori davoir fait de la meacutethode empirico-analytique la meacutethode scientifique laquo par
excellence raquo Cependant ce choix est trop rigide et le modegravele laquo canonique raquo du savoir
scientifique proceacutedant par la meacutethode empirico-analytique rend degraves lors obscure la meacutethode
effective dAristote dans ses recherches scientifiques et notamment les appels reacutecurrents aux
ἔνδοξα aux opinions admises Comment en consideacuterant la meacutethode scientifique dAristote agrave
travers les Analytiques peut-on prendre en charge ces appels aux ἔνδοξα Appels semblant
pourtant constituer les laquo points de deacutepart raquo de la pratique scientifique effective dAristote dans
ses recherches
En effet un tel modegravele poseacute comme laquo canonique raquo a participeacute agrave deacutepreacutecier la meacutethode
dialectique sinon agrave lui refuser tout droit de citeacute dans les sciences Certes le traiteacute des
Topiques pose problegraveme en lui-mecircme Il faut dire que le texte et lobjet de ce traiteacute naident
22
pas agrave en faire une œuvre comme les autres dans le corpus dAristote Sa lecture est rendue
particuliegraverement difficile de par lrsquoaspect collecteacute de son propos mais aussi par le manque de
fil directeur rendant peu clair le but dAristote dans ce dernier J Brunschwig ouvre dailleurs
son introduction aux Topiques par un portrait particuliegraverement deacutepreacuteciatif de ceux-ci tant eu
eacutegard agrave leur forme quagrave leur objet Formellement les Topiques ne sont quune laquo mosaiumlque
deacuteleacutements juxtaposeacutes indeacutependants les uns des autres raquo et leur mode de composition
laquo purement additif ne donne pas plus le sentiment dune œuvre quun tas de brique celui dune
maison raquo70 explique J Brunschwig reprenant un exemple ceacutelegravebre de laristoteacutelisme Quelle
est la fin de ce traiteacute fin qui permettrait une fois deacutetermineacutee den saisir luniteacute formelle
Nous rendre capable de parler correctement de tout avec nimporte qui En effet Aristote le
dit tregraves preacuteciseacutement dans louverture des Topiques
Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables de
raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets qui
peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous auront nous mecircme agrave reacutepondre dune
affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire71
Le projet dAristote est consideacuterable trouver une meacutethode nous rendant capable de raisonner
deacuteductivement sur absolument tous les sujets sans se contredire luniteacute du traiteacute se pense
donc deacutejagrave paradoxalement dans la diversiteacute de son objet et de sa finaliteacute Mais il est surtout
difficile au premier abord de comprendre linteacuterecirct scientifique et philosophique dun tel projet
En effet le traiteacute des Topiques a sans conteste un statut agrave part par rapport agrave des traiteacutes
longtemps consideacutereacutes72 comme laquo veacuteritablement raquo scientifiques tels que la Physique ou le De
Caelo Cependant la forme laquo collecteacutee raquo du traiteacute nexplique pas par elle seule le fait que ce
dernier ait pu ecirctre deacutepreacutecieacute par certains commentateurs car des traiteacutes comme les Politiques
ou encore la Meacutetaphysique ont aussi une forme collecteacutee et une composition laquo fastidieuse raquo
Toujours selon J Brunschwig la meacutediocriteacute apparente des Topiques nest pas uniquement
formelle
Encore pourrait-on pardonner aux Topiques leur forme inorganique et
fastidieuse si seulement leur contenu se montrait par sa porteacutee sa richesse ou sa
profondeur apte agrave en racheter les deacutefauts A premiegravere lecture au moins cet espoir ne
semble malheureusement pas fondeacute73
En effet les Topiques ne sont quune collection de laquo lieux raquo cest-agrave-dire de regravegles ou de
laquo recettes raquo pour se rendre efficace dans une activiteacute bien particuliegravere quest la discussion
dialectique activiteacute que J Brunschwig comprend comme un laquo jeu auquel personne ne joue
plus raquo de nos jours Les Topiques posent donc problegraveme premiegraverement en eux-mecircme par leur70Aristote Topiques op cit Jacques Brunschwig Introduction p VIII71Ibidem p 100a18-2472Mecircme si depuis la seconde moitieacute du XXe siegravecle et les eacutetudes du dialectic turn ces traiteacutes sont consideacute-
reacutes plus ou moins en partie comme laquo dialectiques raquo73J Brunschwig ibidem
23
laquo lourdeur raquo formelle mais aussi par le manque dactualiteacute de leur objet lactiviteacute
dialectique est une activiteacute deacutepasseacutee obsolegravete Et deuxiegravemement la reacuteception mecircme du traiteacute
des Topiques pose eacutepisteacutemologiquement problegraveme si un speacutecialiste tel que J Brunschwig
comprend la dialectique comme un laquo jeu raquo nest-ce pas immeacutediatement quil la considegravere
comme ludique cest-agrave-dire non seacuterieuse donc eacutepisteacutemologiquement infeacuterieure par rapport agrave
lactiviteacute scientifique veacuteritable Or Aristote permet-il quelque part dans ses eacutecrits une telle
compreacutehension de la dialectique 74 Degraves lors luniteacute des Topiques est difficile agrave saisir tant
dun point de vue formel que laquo dieacutegeacutetique raquo et linteacuterecirct de lire ce traiteacute apparaicirct comme
scientifiquement mineur puisque son objet la dialectique est premiegraverement un jeu
deuxiegravemement celui dun autre temps
Eacutetrangement cette obsolescence mentionneacutee par J Brunschwig lieacutee agrave une
deacutepreacuteciation de la dialectique par rapport agrave lactiviteacute scientifique et que J Brunschwig
considegravere surtout comme contemporaine fait sens dune certaine maniegravere avec les thegraveses de
D Ross ou encore de P Aubenque agrave propos de la meacutethode exposeacutee dans les Topiques En
effet mecircme si leurs critiques sont diffeacuterentes par bien des aspects et que la dialectique se voit
surtout disqualifieacutee dun point de vue eacutepisteacutemologique il y a lideacutee commune chez ces deux
commentateurs que la dialectique est un vestige culturel quAristote a lui-mecircme deacutepasseacute et
rendu obsolegravete deacutejagrave dans lAntiquiteacute Lrsquoobsolescence de la dialectique serait une obsolescence
antique et rendue possible par Aristote lui-mecircme
En effet apregraves avoir eacutetudieacute laquo lappreacutehension des principes de la Science raquo science
entendue agrave la fois comme laquo eacutetat raquo de celui qui sait mais aussi comme activiteacute de la recherche
des principes qui une fois acquis seront les preacutemisses de la deacutemonstration et dont le
fondement est la perception D Ross propose une tregraves bregraveve analyse des Topiques et place
immeacutediatement ce traiteacute et son objet la dialectique dans un rapport dinfeacuterioriteacute
eacutepisteacutemologique face agrave la science deacutemonstrative exposeacutee dans les Analytiques Dans son
Aristotle tout se passe comme si D Ross preacutejugeait de linfeacuterioriteacute de la dialectique par
rapport agrave la meacutethode empirico-analytique Cette infeacuterioriteacute eacutepisteacutemologique serait pour le
commentateur lieacutee au projet mecircme du laquo systegraveme raquo aristoteacutelicien Selon lui laquo les Topiques
peuvent ecirctre eacutetudieacutes plus briegravevement raquo75 et effectivement son eacutetude ne deacutepasse pas le livre I
dudit traiteacute Les arguments de cet ouvrage seraient laquo emprunteacutes en grande partie agrave
lrsquoAcadeacutemie raquo et lobjet en serait le seul laquo syllogisme dialectique raquo distingueacute du laquo syllogisme
scientifique en ce que ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates mais simplement
probables cest-agrave-dire telles quelles simposent delles-mecircme soit agrave tous soit agrave la plupart des
74Nous reacutepondrons agrave cette question dans une autre partie et soutiendrons quen effet la dialectique est unjeu Mais ce nest pas pour autant quelle doit ecirctre consideacutereacutee inutile aux sciences et maintenue hors du pro-cessus menant au savoir scientifique
75D Ross op cit p 76 et suivantes
24
gens soit seulement aux sages raquo Les Topiques seraient donc lrsquoextension de la science
deacutemonstrative au syllogisme dialectique qui puisque ce dernier ne se fonde pas sur les
principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes mais sur les opinions admises (ἔνδοξα)
autrement dit puisque laquo ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates raquo naurait de facto
aucune valeur eacutepisteacutemologique
Aristote confirme en outre que deacutemonstrations dialectiques et deacuteductions scientifiques
nont pas le mecircme laquo point de deacutepart raquo76 Si le syllogisme scientifique sappuie sur des
laquo affirmations vraies et premiegraveres raquo cest-agrave-dire des principes induits depuis laquo le tout de la
perception raquo le syllogisme dialectique sappuie quant agrave lui sur lopinion commune lἔνδοξον
qui selon une lecture de laristoteacutelisme qui fait de la meacutethode empirico-analytique le canon
de la science na strictement aucune valeur eacutepisteacutemologique par rapport aux data du perccedilu
qui seuls peuvent fonder le discours Gardons agrave lesprit que selon les Premiers analytiques
I30 laquo il revient agrave lexpeacuterience de fournir les principes propre de chaque sujet raquo comment
degraves lors la dialectique prenant appui sur des laquo ideacutees admises raquo sur de simples opinions
pourrait-elle laquo fournir raquo le moindre principe vrai Cela semble impossible Cependant le
syllogisme dialectique laquo raisonne correctement sur des preacutemisses reacuteellement probables raquo et se
distingue par ce raisonnement correct du syllogisme eacuteristique cest-agrave-dire sophistique77
Partant dune lecture trop radicalement empirique et analytique de la theacuteorie aristoteacutelicienne
du savoir la seule valeur de la dialectique proceacutederait donc du seul entraicircnement agrave raisonner
correctement Mais alors comment comprendre les diffeacuterentes services rendus par le traiteacute des
Topiques et exposeacutes dans ledit traiteacute en I2 101a25-101b4 Pourquoi si la dialectique na
dautre inteacuterecirct que de raisonner correctement Aristote lui reconnaicirct-il plusieurs services lun
laquo gymnastique raquo laquo πρὸς γυμνασίαν raquo un autre servant laquo les contacts avec autrui raquo laquo πρὸς
τὰς ἐντευξεις raquo et un autre enfin laquo inteacuteressant raquo les laquo connaissances agrave caractegravere
philosophiques raquo laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo78
Pour reacutepondre agrave ces questions D Ross court-circuite le texte et ne tient pas compte du
service laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo disqualifiant ainsi toute preacutetention
eacutepisteacutemologique de la dialectique Certes il reconnaicirct tout de mecircme que la dialectique a cette
preacutetendue laquo triple utiliteacute raquo et paraphrasant les Topiques I2 101a25-101b4 il comprend que
la dialectique vaut
laquo 1deg comme gymnastique mentale 2deg pour nous permettre de discuter avec qui que ce
soit au hasard de la rencontre si nous nous sommes preacutealablement familiariseacutes avec
les opinions communes et avec les conseacutequences qui en deacutecoulent nous serons en
76Topiques I1 100a25-100b3077Topiques I1 100b25-101a578Aristote Topiques texte eacutetabli et traduit par Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2009 Nous
suivons ici la traduction de J Brunschwig et eacutenumeacuterons ses services en passant Les trois (ou quatre) ser-vices du traiteacutes des Topiques feront cependant lobjet dune analyse preacutecise agrave la fin de cette eacutetude
25
mesure de discuter avec nimporte qui en partant de ses propres preacutemisses 3deg dans un
inteacuterecirct scientifique mais cet inteacuterecirct est double a) Si nous sommes en eacutetat sur une
question dargumenter agrave la fois pour et contre nous seront dautant mieux reconnaicirctre
le vrai et le faux lorsque nous les rencontrerons et b) les principes premiers des
sciences ne pouvant eux-mecircmes ecirctre deacutemontreacutes scientifiquement pourront ecirctre
approcheacutes par une eacutetude des opinions communes telle que celle que permet la
dialectique79
En effet D Ross fonde son propos sur les Seconds analytiques I3 qui interdisent
logiquement agrave une science de deacutemontrer ses propres principes car toute deacutemonstration
sappuie neacutecessairement sur des preacutemisses connues anteacuterieurement et parce que pour
deacutemontrer les principes dune science il faudrait poser dautres principes degraves lors
deacutemontrables par dautres principes encore et nous reacutegresserions ainsi agrave linfini
Quant agrave nous nous disons que toute science nest pas deacutemonstrative mais au
contraire que celle des immeacutediats ne les deacutemontre pas (et que cela soit neacutecessaire
cest manifeste Car sil est neacutecessaire de connaicirctre les anteacuterieurs cest-agrave-dire ce dougrave
part la deacutemonstration et si on sarrecircte agrave un moment on a les immeacutediats et il est
neacutecessaire quils soient indeacutemontreacutes) Cest lagrave ce que nous disons et nous disons quil y
a non seulement science mais aussi un principe de science par lequel nous
connaissons les termes ultimes80
De plus une science ne peut deacutemontrer une proposition que dans son propre genre sauf dans
le cas ougrave une science comme loptique est subordonneacutee agrave la geacuteomeacutetrie par exemple En
dehors de la subordination il y a incommunicabiliteacute des genres entre les sciences (cest
dailleurs lun des principes canoniques du savoir scientifique aristoteacutelicien exposeacutes dans les
Seconds analytiques I7 75b12-20) La dialectique serait-elle donc cette meacutethode non tenue
agrave lincommunicabiliteacute des genres capable de deacutemontrer les principes de toutes les sciences
que les sciences elles-mecircmes ne peuvent deacutemontrer Aristote deacuteveloppe-t-il dans les
Topiques une meacutethode pouvant gracircce agrave leacutetude des ἔνδοξα consideacuterer critiquer ou peut-ecirctre
mecircme eacutetablir les principes des sciences Cest en effet ce que le Stagirite semble proposer en
exposant lultime service de la dialectique
Mais on peut encore en attendre un service de plus qui inteacuteresse les notions premiegraveres
de chaque science Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant
sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les
principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si
lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune
de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave
elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de
toutes les disciplines81
79D Ross op cit p 77-7880Secondes analytiques I3 72b18-2581101a36-101b4
26
La dialectique semble donc pouvoir entretenir un lien profond avec les principes des sciences
Cependant D Ross refuse agrave la dialectique tout rapport avec lesdits principes Car selon lui
premiegraverement les syllogismes scientifiques et dialectiques nont pas le mecircme fondement
puisque leurs preacutemisses sont diffeacuterentes et que les preacutemisses dialectiques ne sont pas laquo vraies
et immeacutediates raquo et deuxiegravemement dans les Topiques la dialectique ne serait eacutetudieacutee dapregraves
D Ross laquo que selon les deux premiers points de vue raquo agrave savoir comme laquo gymnastique
mentale raquo et pour permettre de laquo discuter avec qui que ce soit raquo Aristote naurait pour ainsi
dire pas assez approfondi dans les Topiques le service preacutetendument rendu par la dialectique
agrave la science dans leacutetude des principes premiers pour lui voir confeacuterer le statut de meacutethode
laquo scientifique raquo Selon D Ross les deux seuls exemples de laquo principes raquo poseacutes par la
dialectique sont le principe de non contradiction et le principe du tiers exclu deacuteveloppeacutes en
Meacutetaphysique Γ82 Tout semble donc se passer comme si Aristote avait entrevu dattribuer agrave la
dialectique un statut eacutepisteacutemologique fort mais quil seacutetait deacutetourneacute de cette ideacutee Le seul
inteacuterecirct que nous pourrions alors tirer de lexercice dialectique semblerait ecirctre celui de nous
laquo entraicircner agrave raisonner raquo agrave deacutemontrer correctement sur des preacutemisses seulement probables
donc exclues du laquo champ raquo strictement scientifique La dialectique ne serait quun laquo bluff raquo
pour apprendre seulement agrave construire des syllogismes corrects mais non scientifiques
puisque lἔνδοξον qui constitue la preacutemisse du syllogisme dialectique na rien de vrai ou du
moins ne semble fonder sur rien
Et pour justifier son propos D Ross avance limportance des Analytiques sur le traiteacute
des Topiques En effet au regard de la conclusion de son laquo analyse raquo cette deacutevaluation de la
dialectique paraicirct particuliegraverement reacuteveacutelatrice dun choix fait par D Ross agrave linstar de
lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes et de laristoteacutelisme classique ayant tregraves largement
deacutelaisseacute la dialectique et lanalyse du traiteacute des Topiques Car ce dernier traiteacute serait selon D
Ross un traiteacute ennuyeux graveleux qui plus est laquo platonicien raquo83 et obsolegravete puisque eacutecrit
par un Aristote encore jeune donc laquo immature raquo mais surtout en contradiction certaine avec
le reste de lOrganon et reacuteveacutelateur dune culture grecque de la discussion apparaissant deacutesuegravete
au regard de la reacutevolution scientifique dont la marche est engageacutee par la meacutethode analytico-
empirique eacutetablie par un Aristote lui-mecircme dans la force de lacircge D Ross eacutecrit en effet
La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolu elle est un des derniers efforts
de ce mouvement de lesprit grec vers une culture geacuteneacuterale cette tentative faite pour se
mettre en mesure de discuter de sujets de tout ordre sans avoir eacutetudieacute les premiers
principes qui sy rapportent en propre et que nous connaissons sous le nom de
mouvement sophistique Ce qui distingue Aristote des sophistes du moins tels quils
ont eacuteteacute deacutepeints par lui et par Platon cest que son but eacutetait daider ses auditeurs et ses82Ross op cit p 7883Nous avons vu que Ross considegravere la grande partie des arguments des Topiques comme emprunteacutes agrave
lAcadeacutemie
27
lecteurs non agrave gagner le profit ou la gloire par une fausse apparence de sagesse mais agrave
discuter de toute question aussi senseacutement que cela se peut sans connaissances
speacuteciales Mais il a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont
ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes84
Dans larbre du corpus des œuvres dAristote la dialectique et son support bibliographique
que sont les Topiques seraient donc selon D Ross une branche secondaire malingre faible
et fragile que les autres branches des Analytiques auraient deacutepasseacutee recouverte et eacutetouffeacutee et
qui aurait eacuteteacute tregraves vite abandonneacutee par Aristote lui-mecircme Cette branche dialectique du corpus
aristoteacutelicien serait lessai non abouti leacutebauche lavorton dun savoir de laquo culture geacuteneacuterale raquo
agreacuteable et inteacuteressant dun point de vue infra-scientifique mais eacutepisteacutemologiquement
infeacuterieur car sans fondement vrai dans un laquo systegraveme raquo qui preacutefegravere agrave la simple laquo discussion raquo
deacutevelopper une science empirico-analytique fondant le savoir scientifique sur lexpeacuterience
des data perccedilus et sur une theacuteorie de la deacutemonstration Pour D Ross il semble quAristote
engage gracircce agrave ses Analytiques et par la meacutethode empirico-analytique le mouvement
veacuteritablement scientifique de la penseacutee grecque Comme si au soir dune dialectique
vieillissante le Stagirite proposait un autre modegravele de savoir
Dans une autre perspective et bien quil en tire des conseacutequences bien singuliegraveres P
Aubenque en analysant les diffeacuterences entre la dialectique socrato-platonicienne et la
dialectique aristoteacutelicienne partage avec D Ross une lecture laquo deacutepreacuteciative raquo de la
dialectique au profit de la meacutethode exposeacutee dans les Seconds analytiques La dialectique
naurait selon lui aucun lien avec lessence et serait donc incompatible avec la philosophie
de lecirctre Sappuyant sur les recherches dOctave Hamelin dont il tire sa critique P Aubenque
exclut tout uniment la dialectique de la science et de la philosophie aristoteacutelicienne Elle ne
serait quune laquo logique du vraisemblable deacutesormais parente pauvre dune analytique qui peut
seule fournir le canon dun savoir acheveacute raquo85 Selon O Hamelin citeacute par P Aubenque
Aristote aurait pris le contre-pied du Platon de la Reacutepublique qui faisait de la dialectique la
science universelle et suprecircme et dont la valeur eacutetait eacuteminemment positive
Aristote [hellip] a rangeacute la dialectique du cocircteacute de lopinion et la radicalement et
deacutefinitivement seacutepareacutee de la science ce qui reviendrait agrave affirmer que pour Aristote
laquo il ny a plus rien de commun entre la recherche de la veacuteriteacute et la dialectique raquo86
Pour P Aubenque la dialectique nest laquo quune faccedilon de parler raquo qui laquo se meut au-delagrave des
essences et est donc deacutepourvue de tout point dappui reacuteel qui lui permette davancer raquo87 Si la
philosophie parvenait agrave se constituer comme une science telle que celle-ci est deacutefinie par les
Analytiques laquo le rapport de la science et de la philosophie serait alors analogue agrave celui que la84Ross p 8185Pierre Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote Presse Universitaires de France Paris 1962 Cin-
quiegraveme eacutedition laquo Quadrige raquo Paris 2009 P 295 86P Aubenque Ibid p296 citant Octave Hamelin Le systegraveme dAristote p 23587Ibid p 293
28
dialectique entretient avec toute science particuliegravere qui est decirctre une propeacutedeutique agrave ce
savoir raquo88 Mais la philosophie de lecirctre cest-agrave-dire la meacutetaphysique veacuteritable est introuvable
pour P Aubenque elle est une laquo science rechercheacutee raquo Et tout le tragique du philosophe
meacutetaphysicien dans le systegraveme aristoteacutelicien est justement de ne pas parvenir agrave deacutepasser ce
stade laquo propeacutedeutique raquo
Mais nous avons vu que le savoir universel ne parvenait pas agrave deacutepasser le niveau dune
propeacutedeutique que la philosophie de lecirctre est une science laquo rechercheacutee raquo et qui
seacutepuise dans cette recherche elle-mecircme bref que nous sommes toujours en route vers
la totaliteacute [hellip] Science eacuteternellement rechercheacutee la science de lecirctre en tant quecirctre est
telle que la preacuteparation dialectique devient le substitut du savoir lui-mecircme89
Pour P Aubenque la dialectique nest que le pis-aller le substitut le moment preacuteparatoire
lesquisse dune meacutetaphysique science des sciences parfaite en theacuteorie mais tragiquement
introuvable toujours rechercheacutee condamneacutee justement au stade desquisse Degraves lors au sein
du corpus aristoteacutelicien cette science des sciences ne voit le jour que sous sa forme la plus
preacutecaire la moins scientifique sa forme laquo dialectique raquo cest-agrave-dire preacuteliminaire et
propeacutedeutique Et cest avec de tels arguments que le commentateur sinscrit lui aussi dans
une disqualification profonde et historique de la dialectique aristoteacutelicienne au profit dune
meacutethode analytique et empirique plus laquo veacuteritablement scientifique raquo bien que pour P
Aubenque inaccessible
Limportance de la dialectique dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique
serait donc quasiment nulle puisque elle na semble-t-il theacuteoriquement pas droit de citeacute dans
la science Elle est du cocircteacute de lopinion quand la science doit ecirctre de celui du savoir fondeacute sur
lexpeacuterience des perceptions sensibles sur lobservation des pheacutenomegravenes sur linduction de
leurs principes puis sur la deacutemonstration de propositions Mais il semble quune telle
interpreacutetation de la dialectique soit surtout due agrave un preacutesupposeacute de la part de nos
commentateurs eux-mecircmes En effet quand O Hamelin P Aubenque ou D Ross considegraverent
la dialectique comme un sous-genre de la science voire tout simplement comme une laquo non
science raquo ils fondent leurs critiques justement sur labsence de fondement eacutepisteacutemologique
que peut avoir lopinion cest-agrave-dire sur une critique une deacutevaluation sous-jacente de
lopinion elle-mecircme Et critiquer la dialectique par le fait que celle-ci a pour point de deacutepart
lopinion nest-ce pas lagrave un preacutesupposeacute profondeacutement platonicien Nombreux sont les
passages du corpus platonicien dans lesquels lopinion est critiqueacutee cest dailleurs un topos
philosophique des eacutetudes classiques Monique Dixsaut eacutecrit agrave propos par exemple du
traitement que Socrate fait de lopinion dans le Meacutenon
Dans le Meacutenon lopinion nest pas deacutefinie mais jugeacutee elle est irrationnelle instable
88Ibid89Ibid p 300
29
et neacuteanmoins figeacutee tout le temps que je la fais mienne Semblables aux statues de
Deacutedale les opinions immuables tant quelles sont dans lacircme ne cessent de senfuir
pour laisser place agrave dautres90
Et mecircme si lopinion droite peut ecirctre bonne dans ses conseacutequences notamment dans la
Reacutepublique pour eacuteduquer la caste des gardiens laquo aucune opinion na de valeur en elle-mecircme
Quelle lui vienne par chance ou quelle naisse de la confiance accordeacutee aux savoir des autres
la laquo veacuteriteacute raquo propre de lopinion lui est extrinsegraveque raquo91 Certes Aristote naccorde pas agrave la
dialectique la valeur architectonique de son homologue platonicienne il la range en effet laquo du
cocircteacute de lopinion raquo pour reprendre les mots de P Aubenque Mais lopinion souffre-t-elle
effectivement dune telle deacutepreacuteciation dans le corpus aristoteacutelicien Rien nest moins sucircr
Peut-ecirctre que la dialectique aristoteacutelicienne sest trouveacutee particuliegraverement deacutepreacutecieacutee par nos
diffeacuterents commentateurs justement agrave partir dun preacutesupposeacute platonicien profondeacutement
critique envers lopinion mais peut-ecirctre finalement absent du corpus aristoteacutelicien
Car ce preacutesupposeacute critique envers lopinion qui semble motiver une deacutepreacuteciation de la
dialectique ne tient pas compte et de facto est incapable de rendre compte de lutilisation
massive de celle-ci par Aristote Le problegraveme principal dune lecture trop rigide qui deacutepreacutecie
la dialectique aristoteacutelicienne et lusage de lopinion pour une meacutethode empirico-analytique
veacuteritablement scientifique tient agrave ce quil lui est impossible de rendre compte de la rupture
entre la theacuteorie du savoir scientifique et la pratique effective de la recherche en science dans
les œuvres du Stagirite Peut-on veacuteritablement accepter sans condition les deacuteclarations
dAristote agrave propos de la meacutethode empirico-analytique Si nous consideacuterons que la veacuteritable
meacutethode scientifique est de nature empirique et analytique comment pouvons-nous lire la
somme consideacuterable de textes dans lesquels Aristote commence sa recherche scientifique non
par lexpeacuterience et la perception sensible non par lobservation des pheacutenomegravenes pour en
induire les principes mais par un exposeacute des theacuteories anteacuterieures par une doxographie de ce
que les Topiques nomment preacuteciseacutement des opinions admises des ἔνδοξα
[Un raisonnement deacuteductif] est une deacutemonstration lorsque les points de deacutepart de la
deacuteduction sont des affirmations vraies et premiegraveres [hellip] cest au contraire une
deacuteduction dialectique lorsquelle prend pour point de deacutepart les ideacutees admises [hellip]
sont des ideacutees admises [ἔνδοξα] en revanche les opinions partageacutees par tous les
hommes ou par presque tous ou par ce qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee et pour ces
derniers par tous ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis
comme autoriteacute92
La connaissance que nous avons des philosophies preacutesocratiques nous est donneacutee en tregraves
grande partie par les œuvres dAristote laquo lopinion admise raquo telle quelle est ici deacutefinie par le
90Monique Dixsaut Platon le deacutesir de comprendre Vrin Paris 2012 p 67-6891Ibidem p6892Topiques I1 100a27-100b23
30
livre I des Topiques a une place centrale dans le corpus aristoteacutelicien et peut ecirctre aussi dans la
meacutethode effective dAristote dans ses recherches Et en effet consideacuterant les diffeacuterents traiteacutes
scientifiques du Stagirite tels que la Physique le De Caelo le De Anima ou mecircme la
Meacutetaphysique traiteacutes laquo scientifiques et philosophiques raquo au sein desquels nous aurions pu
attendre une stricte application de la meacutethode empirico-analytique il semble que de maniegravere
reacutecurrente voire systeacutematique Aristote ait recours agrave une revue des diffeacuterentes ἔνδοξα sur un
sujet donneacute Alors mecircme que le chapitre 1 du livre I reformule la theacuteorie scientifique des
Analytiques le chapitre 2 de la Physique commence par une analyse des thegraveses preacuteceacutedentes
sur lexistence ou la non existence du mouvement Aristote eacutetudie les thegraveses des Eleacuteates et des
diffeacuterents physiciens avant mecircme de poser lexistence du mouvement comme laquo claire par
induction raquo (I2 185a14) et ce malgreacute lexposition liminaire de sa meacutethode proceacutedant κατὰ
τὴν αἴσθησιν (184a24-25) Le De Caelo souvre sur la reprise dune thegravese pythagoricienne agrave
propos de la triade alors mecircme quAristote preacutetend suivre dans ses recherches laquo la nature
elle-mecircme raquo
En effet comme le disent eux aussi les pythagoriciens le Tout et la totaliteacute des choses
sont deacutetermineacutes par le nombre trois Fin milieu et deacutebut forment le nombre
caracteacuteristique du Tout et leur nombre est la triade [hellip] En ces matiegraveres nous suivons
comme on vient de le dire la voie que nous trace la nature elle-mecircme93
Tout en preacutetendant suivre laquo la voie que nous trace la nature elle-mecircme raquo que nous pouvons
peut-ecirctre comprendre ici comme laquo le chemin naturel raquo soit la meacutethode de Physique I1
Aristote pose la perfection du corps selon ses trois dimensions Lἔνδοξον pythagoricien sert
ici agrave affirmer la perfection du corps dans une sorte peu orthodoxe de syllogisme qui semble
mecircler agrave la fois perception sensible et recours agrave lἔνδοξον en effet A) le corps seacutetend sur
trois dimensions cette preacutemisse est connu laquo κατὰ τὴν αἴσθησιν raquo B) le chiffre trois est selon
lἔνδοξον pythagoricien le chiffre deacuteterminant le tout C le tout est synonyme de perfection
alors D) laquo le corps est la seule grandeur qui soit parfaite lui seul est deacutefini par le nombre
trois lequel eacutequivaut agrave tout raquo (268a23-24) Une lecture trop rigide de la meacutethode
aristoteacutelicienne reposant sur lanalytique et lexpeacuterience poseacutee par de nombreux
commentateurs comme le canon de la science et disqualifiant lusage de la dialectique semble
pouvoir difficilement comprendre un tel syllogisme qui procegravede moins de lune ou de lautre
de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode scientifique que dun meacutelange de ces
deux meacutethodes
De plus si une lecture trop radicalement empirique de la meacutethode aristoteacutelicienne en
science se rend aveugle agrave lusage quAristote fait des opinions de ces preacutedeacutecesseurs elle peut
encore moins comprendre pourquoi Aristote place leacutetude des ἔνδοξα dune part en amont de
toute recherche scientifique et empirique et dautre part comme une neacutecessiteacute preacutealable agrave la93De Caelo I1 268a10-20
31
recherche94 Dans le De Caelo II1 Aristote comprend leacutetude des thegraveses anteacuterieures agrave
propos de la gauche et de la droite du ciel comme neacutecessaire soit comme ne pouvant pas ne
pas ecirctre
Puisquil [Ἐπειδή] se trouve des gens pour preacutetendre que le ciel a une droite et
une gauche - je pense agrave ceux que lon nomme Pythagoriciens car cest agrave eux
quappartient cette theacuteorie - il nous faut examiner si les choses sont bien comme ils le
disent ou si plutocirct elles se preacutesentent dune maniegravere diffeacuterente agrave supposer toutefois
quil faille appliquer au corps de lunivers les principes mentionneacutes95
Le simple fait quil y ait eu des thegraveses anteacuterieures sur laquo ces principes raquo [τὰς ἀρκάς] que sont la
droite et la gauche de lunivers induit semble-t-il la neacutecessiteacute de les eacutetudier alors mecircme que
cela contredit lapparent canon de la science quest la meacutethode empirique et analytique
Aristote insiste mecircme doublement sur la neacutecessiteacute deacutetudier les ἔνδοξα dans le premier livre
du De Anima
Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions
embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement
prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont
professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leurs propos
et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas Quand au
principe de cette recherche cest de mettre en avant selon lopinion ses principaux
attributs naturels96
Aristote semble veacuteritablement laquo contraint raquo (laquo ἀναγκαicircον raquo 403b20) deacutetudier les opinions
admises au sujet de lacircme Comme le dit Richard Bodeacuteuumls dans sa note rendre compte selon
lopinion laquo doit permettre en dernier ressort de proposer une deacutefinition de lacircme elle-
mecircme raquo97 En plus decirctre poseacutee comme neacutecessaire leacutetude des ἔνδοξα sur un sujet ici lacircme
semble donc autoriser la deacutefinition mecircme du laquo ce que cest que lacircme raquo Lexposeacute endoxal
entre donc dans le processus deacutefinitionnel Pourtant D Ross eacutetudiant la deacutefinition agrave partir de
ce quen dit Aristote dans les Seconds analytiques ne mentionne jamais limportance de
leacutetude endoxale dans la deacutefinition Au contraire lexemple principal dont il fait mention pour
eacutetayer sa compreacutehension de la deacutefinition chez Aristote celui de lrsquoeacuteclipse de lune semble faire
proceacuteder la deacutefinition de lobservation des pheacutenomegravenes sensibles
Ce quAristote cherche agrave soutenir cest que la recherche de la deacutefinition dun attribut est
la recherche dun moyen terme reliant lattribut agrave un sujet et montrant pourquoi tel sujet
possegravede cet attribut Si la lune seacuteclipse parce que la lumiegravere du soleil est intercepteacutee
94Cependant Suzanne Mansion preacutecise tregraves justement que les doxographies dAristote ne commencent ja-mais immeacutediatement les recherches scientifiques et philosophiques mais sont toujours preacuteceacutedeacutes de consideacute-ration preacutealables sur le domaine dans lequel va seffectuer la recherche Suzanne Mansion laquo Le rocircle delexposeacute et de la critique des philosophies anteacuterieures chez Aristote raquo in Aristote et les problegravemes de meacute-thodes op cit pp 35-56
95II2 284a6-10 Nous soulignons96Aristote De lacircme trad Richard Bodeacuteuumls GF Flammarion Paris 1993 p 89 I2 403b20-2597Ibidem note 1 p 89
32
avant de lui arriver par linterposition de la terre sur son trajet la deacutefinition dune
eacuteclipse de lune est laquo la privation de lumiegravere de la lune due agrave linterposition de la
terre raquo98
Le modegravele de la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacute par les Analytiques sapparente peu
agrave peu agrave un veacuteritable paradigme et semble rendre le commentateur sourd agrave la contradiction
pourtant bien preacutesente du le corpus aristoteacutelicien D Ross au lieu de comprendre et
dexpliquer cette contradiction nen rend tout simplement pas compte Il semble donc bien
difficile dexpliquer et de comprendre la valeur et la neacutecessiteacute de leacutetude endoxale dans les
recherches scientifiques si lon place les Analytiques comme eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs
dans le corpus aristoteacutelicien et si lon tient de maniegravere trop rigide la meacutethode empirico-
analytique comme la meacutethode scientifique canonique
Degraves lors peut-ecirctre faut-il assouplir notre appreacutehension de la meacutethode dAristote en
science Ainsi face agrave lincompreacutehension dune lecture empirique trop rigide la dialectique en
tant que meacutethode ayant pour point de deacutepart les opinions admises a peu agrave peu eacuteclipseacute dans les
eacutetudes aristoteacuteliciennes de la seconde moitieacute du XXe siegravecle limage dun Aristote empiriste le
modegravele de la meacutethode empirico-analytique Et ce agrave un point tel quelle a mecircme pu ecirctre lue
comme la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences99 Le
deacutebat contemporain de laristoteacutelisme porte tregraves largement sur la place de la dialectique dans
la meacutethode dAristote en science meacutethode qui peu agrave peu semble plus souple plus flexible que
ne le laissent penser les Analytiques Au vu et au su des multiples contradictions
meacutethodologiques qui parsegravement le corpus une lecture trop radicale de la meacutethode exposeacutee
dans les Analytiques est devenue difficilement soutenable Bien que ce mouvement et la
reacuteeacutevaluation contemporaine de la dialectique sengage autour du travail de P Aubenque et de
son ouvrage Le problegraveme de lecirctre chez Aristote degraves 1943 cest veacuteritablement agrave partir des
anneacutees 1960 que la dialectique est promue agrave ecirctre un candidat ideacuteal pour comprendre la
meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques En effet agrave partir des
eacutetudes de GEL Owen et de linterpreacutetation que la philosophie analytique contemporaine
propose de la meacutethode effective dAristote dans les sciences se met en place un veacuteritable
laquo dialectic turn raquo dans les eacutetudes Cependant ce dialectic turn a pris diffeacuterentes orientations
tous les commentateurs dAristote apregraves GEL Owen nont pas accordeacute le mecircme statut ni la
mecircme valeur agrave la dialectique Ainsi Marta Wlodarczyk au deacutebut de son article intituleacute
98D Ross op cit p 68-6999Cependant les eacutetudes sur lusage de lἔνδοξον ou encore de lεὔλογος chez Aristote nont pas attendu la
seconde moitieacute du XXe siegravecle pour laquo fleurir raquo Citons par exemple le travail de J M LeBlond lεὔλογος etlargument dAutoriteacute chez Aristote qui degraves 1938 sinteacuteresse agrave la valeur de εὔλογος chez Aristote Nouspreacuteciserons ulteacuterieurement les nuances entre ἔνδοξον et εὔλογος mais notons pour le moment que selon RBolton ces deux notions rentrent dans le laquo processus dialectique raquo CF R Bolton laquo Two standards of in-quiry in Aristotles De Caelo raquo op cit
33
laquo Aristotelian dialectic and the discorery of truth raquo dresse linventaire de ces diffeacuterentes
orientations100 Selon elle certains commentateurs ont vu en la dialectique la meacutethode
scientifique par excellence utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes scientifiques pour deacutecouvrir la
veacuteriteacute (GEL Owen M Nussbaum ou encore E Berti font partie de cette branche laquo radicale raquo
du dialectic turn) Dautres ont distingueacute diffeacuterentes laquo espegraveces raquo de dialectique pour reacutepondre
des incoheacuterences du corpus aristoteacutelicien agrave son propos (cest le cas notamment de TH Irwin
ou encore de R Bolton qui comprend entre autres la dialectique comme une laquo proceacutedure de
justification raquo des thegraveses scientifiques et seacutepare la dialectique laquo au sens strict raquo de la
peirastique veacuteritablement scientifique101) Enfin certains commentateurs refusent encore
dattribuer agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique quelconque preacutetextant de ne trouver
nulle part dans le corpus aristoteacutelicien un texte explicite dans lequel Aristote affirme que la
dialectique est la meacutethode pour trouver les principes des sciences (Jacques Brunschwig aurait
plus tendance agrave ecirctre de cette derniegravere orientation car sa critique de R Bolton repose comme
nous le verrons justement sur le hiatus entre la dialectique telle quelle est preacutesenteacutee dans les
Topiques et la preacutetendue dialectique utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes) Nous nous
proposons de dresser ici dans un premier temps le portrait du point de vue le plus radical de
ce dialectic turn celui commenccedilant avec GEL Owen et consideacuterant la dialectique comme la
meacutethode pour deacutecouvrir les principes des sciences dans la perspective de confronter
veacuteritablement deux lectures opposeacutees agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin de
proposer laquo une troisiegraveme voie raquo
Reprenons il est quasiment impossible ou bien au prix dune contestable
deacutevaluation de comprendre lusage que fait Aristote de lἔνδοξον dans ses recherches en
sciences si nous comprenons que la meacutethode empirico-analytique qui infegravere les principes
depuis le tout de la perception est la meacutethode scientifique par excellence A moins peut-ecirctre
deacutelargir le sens mecircme du mot φαιυόμενον tel que lemploie Aristote Cest preacuteciseacutement la
direction que prennent les eacutetudes meneacutees par GEL Owen pour lui Aristote a eacutelargi le
champ pheacutenomeacutenal aux choses qui sont dites aux λεγόμενα dans lesquelles sont comprises
les ἔνδοξα Apregraves tout une opinion une penseacutee sur un sujet une chose dite exprimeacutee et
diffuseacutee par un support verbal ne peut-elle pas tregraves bien nous laquo apparaicirctre raquo de la mecircme
maniegravere quapparaicirct un pheacutenomegravene sensible
Larticle faisant date dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes intituleacute Tithenai ta
100Wlodarczyk Marta laquo Aristotelian dialectic and the discovery of truth raquo in Oxford studies in ancientphilosophy ed by David Sedley Vol XVIII Oxford university press 2000 p 156
101Bolton Robert laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pelle-grin Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du centre nationale de la recherchescientifique Paris 1990 p 185-236 Traduit et reproduit in Bolton Science Dialectique et eacutethique chezAristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-WalpoleMA 2010 pp 11-77
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phainomena102 et paru dans les communications du Symposium aristotelicum de 1960 GEL
Owen essaie de rendre compte du problegraveme qui nous occupe cest-agrave-dire de cet laquo eacutecart
apparent sur un point de meacutethode entre ce que dit Aristote et ce quil fait raquo103 GEL Owen
sappuyant sur les Premiers analytiques I30 46a17-22104 commence par entendre de maniegravere
tout agrave fait classique que la meacutethode scientifique dAristote est censeacutee collecter les
pheacutenomegravenes sensibles pour trouver une theacuteorie pouvant les expliquer
[hellip] les φαιυόμενα doivent ecirctre collecteacutes comme un preacutelude agrave la recherche dune
theacuteorie pouvant les expliquer Cette meacutethode est explicitement associeacutee agrave la science
(physique) et au scientifique de la nature (physicien) ainsi agrave partir de cette foule
dexemples dans ces contextes ndash lastronomie ndash il semble eacutevident que ces φαιυόμενα en
question soient issus dobservations empiriques105
Les pheacutenomegravenes dont traite la meacutethode dAristote sont bien sensibles et la meacutethode theacuteorique
pour trouver les principes reste dapregraves les Analytiques empirique Remarquons que pour le
moment cette lecture pourrait ecirctre deacutefendue par D Ross lui-mecircme Pourtant φαιυόμενον
peut avoir chez Aristote un autre sens GEL Owen comprend que les φαιυόμενα peuvent
signifier laquo faits observables raquo certes cest-agrave-dire les data de la perception sensibles mais ils
peuvent signifier aussi les laquo opinions admises raquo Et cest justement en remettant en question la
traduction que D Ross donne de Eacutethique agrave Nicomaque VII1 1145b26 cest-agrave-dire en
remettant en question aussi son interpreacutetation du texte que GEL Owen comprend ce double
sens En effet dans ce preacutelude agrave son eacutetude sur lrsquointempeacuterance Aristote explique quil laquo faut
faire comme dans toutes les autres recherches on eacutetablit dabord les faits tels quon les
observe [] raquo106 Or D Ross agrave linstar de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dont nous citons ici la
traduction traduit φαιυόμενα par laquo faits observeacutes raquo afin selon GEL Owen dintroduire ce
passage dans la theacuteorie scientifique canonique dAristote comme si D Ross eacutetait prisonnier
dun paradigme meacutethodologique issu dune lecture trop rigide scleacuteroseacutee des Analytiques
dun preacutesupposeacute comprenant le φαιυόμενον comme un donneacute perccedilu mais incapable dy voir
autre chose Pour GEL Owen cette traduction de D Ross est probleacutematique ici car laquo ce
quAristote expose ce ne sont pas des faits observeacutes mais des ἔνδοξα des opinions
102G E L Owen Thitenai ta phainomena in Aristote et les problegravemes de meacutethode op cit pp 83-103 Leverbe τίθημι a de nombreux sens mais le titre de cet article signifie laquo poser les pheacutenomegravenes raquo les laquo eacuteta-blir raquo et les laquo deacutefinir raquo comme pheacutenomegravenes
103G E L Owen Thitenai ta phainomena op cit Traduction personnelle de laquo apparent discrepancy be-tween Aristotles preaching and this practice on a point of method raquo P 83
104Citeacute entre autre p26105G E L Owen traduction personnelle de laquo the φαιυόμενα must be collected as a prelude to finding the
theory which explains them The method is expressly associated with science (phusikecirc) and the natural sci-entist (phusikos) and from the stock example in these contexts ndash astronomy ndash it seems clear that theφαιυόμενα in question are empirical observations raquo P 84
106Aristote Eacutethique agrave Nicomaque traduction de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire Le livre de Poche Paris 1992p 271
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communes sur un sujet raquo107 Et en effet Aristote commence son eacutetude non par lobservation
des faits mais bien par la laquo collecte raquo des laquo opinions admises raquo des laquo choses dites raquo et
admises par le plus grand nombre agrave propos de la tempeacuterance
Ainsi il est admis que la tempeacuterance qui se maicirctrise et la fermeteacute qui sait tout
supporter sont incontestablement des qualiteacutes bonnes et dignes destime [hellip] Pour
tout le monde encore lhomme tempeacuterant qui se domine est en mecircme temps lhomme
qui se tient constamment dans la raison tandis que lintempeacuterant est aussi lhomme qui
sort de la raison en la meacuteconnaissant108
Cest bien une veacuteritable eacutetude preacuteliminaire sur les laquo choses dites raquo sur les λεγόμενα agrave propos
de la tempeacuterance que propose ici Aristote et qui engage la recherche Ainsi le sens
aristoteacutelicien de laquo pheacutenomegravene raquo semble effectivement se deacutedoubler et le champ pheacutenomeacutenal
scientifique seacutelargir avec dune part les faits les data de lαἴσθησις et dautre part les ἔνδοξα
ou λεγόμενα Gracircce agrave cette ambiguiumlteacute pheacutenomeacutenale nous pouvons comprendre agrave linstar de
GEL Owen pourquoi la Physique qui souvre pourtant sur une reformulation de la meacutethode
de jure des Analytiques commence de facto par leacutetude dopinions admises dἔνδοξα agrave propos
de la phusis laquo Ainsi si la Physique doit ecirctre entendue comme lexposition dune recherche de
φαιυόμενα le sens de ce mot le plus approprieacute est clairement le second sens [le sens
dἔνδοξα]raquo109 Degraves lors si pheacutenomegravene sentend dans cette ambiguiumlteacute fondamentale la
contradiction meacutethodologique entre la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee dans les
Analytiques et la pratique effective dAristote en science nest quapparente Il suffit dentendre
pheacutenomegravene dans cette eacutequivoque et le problegraveme de la meacutethode fond comme neige au soleil
La meacutethode est donc bien une recherche des principes mais celle-ci sengage soit agrave partir
dopinions admises par les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote ou par le plus grand nombre soit agrave partir
des pheacutenomegravenes observeacutes GEL Owen semble dailleurs sous-entendre avoir reacutesolu le
problegraveme de la meacutethode dAristote en science car dapregraves lui si nous comprenons cette
dualiteacute signifiante nous comprenons aussi que tout argument dialectique laquo peut ecirctre compris
comme partant des φαιυόμενα raquo110
Mais quen est-il alors de linduction que nous comprenions comme le laquo mouvement raquo
pour connaicirctre proceacutedant des data de lαἴσθησις vers les principes En reacuteponse agrave cette
question GEL Owen eacutetend lambiguiumlteacute de la signification du pheacutenomegravene chez Aristote agrave
linduction elle-mecircme qui est aussi nous lavons entrevu lune des meacutethodes propres de la
dialectique
Cette ambiguiumlteacute dans les φαιυόμενα [hellip] entraicircne avec elle une distinction
107Owen op cit Traduction personnelle laquo what Aristotle proceeds to set out are not the observed factsbut the ἔνδοξα the common conceptions on the subject raquo p 85
108Aristote Ibid Nous soulignons109Owen op cit Traduction personnelle laquo Now if the Physics is to be described as setting out from a sur-
vey of the φαιυόμενα it is plainly this second sense of the word that is more appropriate raquo p 87110IbidTraduction personnelle de laquo can be said to start from the φαιυόμενα raquo P 86
36
correspondant agrave lutilisation des diverses expressions connexes Linduction (Έπαγογή)
peut se dire pour eacutetablir les principes des sciences agrave partir des data de la perception (A
Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune
des deux meacutethodes cardinales de la dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que
telle doit commencer par les ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plus part des
hommes ou des sages (Top I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre
utiliseacutee pour trouver les principes des sciences (Top I2 101a36b4)111
Et en effet induction et deacuteduction sont deux laquo espegraveces de raisonnements dialectiques raquo
linduction consistant laquo agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes universels raquo112
Rien nempecircche que ce point de deacutepart laquo individuel raquo soit une opinion admise Ainsi si nous
suivons GEL Owen dune part la contradiction meacutethodologique du corpus se reacutesorbe mais
dautre part la dialectique acquiert par lrsquoambiguiumlteacute signifiante du mot laquo pheacutenomegravene raquo et la
dualiteacute collateacuterale de linduction une valeur eacutepisteacutemologique consideacuterable puisque dans cette
dualiteacute fondamentale laquo elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les principes des sciences raquo113
Selon GEL Owen la dialectique nest plus la branche malingre de larborescent corpus
aristoteacutelicien deacutepasseacutee et rendue obsolegravete par les Analytiques comme precircte agrave lentendre la
lecture de D Ross ou de P Aubenque Elle est une autre voie pour trouver les principes des
sciences Une voie alternative dont les laquo ensembles confus raquo ne sont pas issus des data
sensibles mais bien des opinions admises des choses dites Degraves lors quest-ce que cela nous
apprend sur la deacutefinition du savoir scientifique chez Aristote Si le pheacutenomegravene peut
sentendre dans ces deux sens ne risque-t-on pas de tomber dans une eacutequivoque plus large
encore faisant du savoir scientifique aristoteacutelicien un amalgame dempirisme et danalyse du
langage dessinant ainsi dans le corpus aristoteacutelicien des laquo aires raquo empiriques et dautres
dialectiques Mais alors ces laquo aires deacutetudes empiriques raquo et laquo ces aires deacutetudes
dialectiques raquo entretiennent-elles entre elles une stricte eacutegaliteacute eacutepisteacutemologique ou bien faut-
il consideacuterer lune plus scientifique que lautre A partir de quoi les eacutetudes dialectiques se
posent comme laquo neacutecessaires raquo Faut-il consideacuterer agrave la lecture de cet article de GEL Owen
puisquil comprend la dualiteacute pheacutenomeacutenale agrave partir de LrsquoEacutetique agrave Nicomaque que la neacutecessiteacute
des eacutetudes endoxales et de la dialectique se pose dans le domaine des recherches eacutethiques
Ou bien faut-il leacutetendre agrave tous les domaines du savoir Et si le cas eacutecheacuteant la neacutecessiteacute de
leacutetude dialectique se pose dans tous les domaines du savoir ne risque-t-on pas dattribuer agrave la
111Ibid traduction personnelle laquo This ambiguity in φαιυόμενα [hellip] carries with it a corresponding dis-tinction in the use of various connected expressions Induction (Έπαγογή) can be said to establish the prin-ciples of science by starting from the data of perception (A Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) YetΈπαγογή is named as one of the two cardinal methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as suchmust begin from the ἔνδοξα what is accepted by all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) andin this form too it can be used to find the principles of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87
112Topiques I12 105a10-16113G E L Owen op cit Traduction personnelle de laquo it can be used to find the principles of the
sciences raquo P 86
37
dialectique une porteacutee architectonique quelle na pas chez Aristote
Si cet article de GEL Owen ne reacutepond pas agrave ces questions il semble cependant avoir
donneacute un nouvel eacutelan aux eacutetudes sur la meacutethode dAristote en science Tout un courant
interpreacutetatif (M Naussbaum TH Irwin J Barns ou encore E Berti) a consideacutereacute la
philosophie aristoteacutelicienne comme profondeacutement dialectique en placcedilant cette derniegravere au
fondement mecircme des principes des sciences Bien que de tregraves nombreux deacutebats agrave propos
notamment de la valeur eacutepisteacutemologique mecircme des ἔνδοξα ou des diffeacuterents laquo types raquo de
dialectique en science aient encore lieu linterpreacutetation que D Ross donnait des diffeacuterents
laquo services raquo rendus par la dialectique agrave la science a eacuteteacute tout agrave fait reacuteeacutevalueacutee R Bolton
comprend que la dialectique apparaicirct peu agrave peu chez les commentateurs contemporains
comme la meacutethode incontournable dont Aristote ferait usage dans ses recherches et
progressivement le savoir scientifique aristoteacutelicien a eacuteteacute deacutefinit comme fondamentalement
dialectique Pour eacutetayer son propos R Bolton cite un article de J Barnes paru en 1980 dans
la Revue Internationale de Philosophie commentateur quil considegravere comme
laquo symptomatique raquo du dialectic turn dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines J
Barnes eacutecrit
[Aristote] ne suggegravere nulle part quil existe une autre meacutethode conduisant agrave des reacutesultats
qui contrediront ou qui deacutepasseront ceux que la meacutethode des endoxa [cest-agrave-dire la
dialectique] aura fourni
[Aristote] assoit la science sur le fondement des opinions de laquo la majoriteacute raquo ou laquo des
sages raquo [hellip] Il deacuteclare agrave de nombreuses reprises que le chemin de la veacuteriteacute passe par
leacutetude des opinions laquo qui ont droit de citeacute raquo [cest-agrave-dire par la dialectique]114
Grosso modo lagrave ougrave la lecture de D Ross selon laquelle la meacutethode des Analytiques prenait le
pas sur la dialectique preacutevalait non exclusivement mais largement en son temps aujourdhui
preacutevaut dapregraves R Bolton le point de vue selon lequel la dialectique est laquo la meacutethode
adeacutequate dont il doit ecirctre fait usage pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences raquo115 Et
cest en effet ce que deacuteveloppent des commentateurs tels que T H Irwin et son ideacutee dune
strong dialectic quAristote mettrait en œuvre dans ses traiteacutes scientifiques pour fonder les
principes116 Ou encore J Moreau qui dans son article intituleacute laquo Aristote et la dialectique
platonicienne raquo comprend que ce que la dialectique aristoteacutelicienne partage avec la
dialectique socratique cest sa valeur laquo peirastique raquo mais quelle a surtout chez le Stagirite
pour fonction de fonder les principes des sciences Et quelle trouve en la meacutetaphysique sa
114J Barnes laquo Aristotle and the Method of Ethics raquo Revue Internationale de Philosophie XXXIV pp490-511 1980 Extrait citeacute par R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacuteli-cienne raquo in R Bolton Science dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienneTraduction dirigeacutee par P Pellegrin Peeters Louvain-La-Neuve ndash Paris ndash Walpole 2010 p12
115R Bolton Ibidem116T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988
38
destineacutee la plus grande117 A propos de la meacutethode dAristote en science laristoteacutelisme
semble plus ou moins apregraves la Seconde Guerre Mondiale avoir pris un tournant plus
dialectique reacutehabilitant largement la dialectique comme meacutethode pour connaicirctre
scientifiquement et eacutetablir les principes des sciences
Larticle de GEL Owen marque donc un tournant majeur dans les eacutetudes
aristoteacuteliciennes contemporaines Cependant il nous faut bien comprendre ce que son geste
sous-entend En analyste mais cette fois-ci au sens moderne du terme GEL Owen interpregravete
cette dualiteacute du sens du pheacutenomegravene chez Aristote de maniegravere plus radicale et plus eacutetendue que
nous lavons preacutesenteacutee jusquagrave preacutesent Il ne sagit pas de faire simplement des λεγόμενα ou
des ἔνδοξα des φαιυόμενα cest-agrave-dire des points de deacutepart linduction dialectique Il sagit
pour GEL Owen dinscrire la philosophie et la science aristoteacutelicienne dans une analyse des
structures linguistiques GEL Owen semble en effet comprendre ce recours aux λεγόμενα
comme une volonteacute dAristote de fonder sa recherche sur une structure ou plus preacuteciseacutement
sur un a priori structurel et conceptuel issu de lusage commun du langage
[Aristote] conclue sa recherche avec lexpression τὰ μὲν οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν
(Eacutethique agrave Nicomaque VII 1 1145b8-20) et les λεγόμενα produisent comme souvent
en partie des questions agrave propos de lusage linguistique ou si vous preacutefeacuterez agrave propos
de la structure conceptuelle reacuteveacuteleacutee par le langage (particuliegraverement en VII 1
1145b10-15 19-20)118
Il semble que pour GEL Owen tout se passe comme si Aristote consideacuterait les λεγόμενα ou
les ἔνδοξα comme ayant une valeur eacutepisteacutemologique en eux-mecircmes du seul fait de leur
existence linguistique Le langage reacuteveacutelerait une sorte de laquo structure conceptuelle raquo
eacutepisteacutemologiquement fondamentale quil faudrait eacutetudier et analyser pour induire les premiers
principes des sciences Mecircme si GEL Owen est ici quelque peu obscur agrave propos de cette
laquo structure conceptuelle raquo bien quil reconnaisse quAristote ne laquo sauve pas tout ce qui est dit
communeacutement raquo et que nous ne pouvons attendre dAristote une reacuteponse simple et deacutefinitive
agrave la question du pheacutenomegravene et de linduction en science celle-ci variant en fonction de la
recherche ou du contexte le commentateur semble neacuteanmoins permettre une lecture
philosophico-linguistique de la meacutethode dAristote en science Le Stagirite apparaicirctrait alors
plus comme un philosophe du langage Ou du moins la science devient analyse du langage
En effet puisque Aristote semble selon GEL Owen consideacuterer les laquo choses dites raquo comme
des φαιυόμενα le langage constituerait une source propre de connaissances et de
compeacutetences philosophiques La philosophie dAristote aurait alors pour viseacutee darticuler le117Joseph Moreau laquo Aristote et la dialectique Platonicienne raquo in G E L Owen Aristote on dialectic the
topics Oxford at the clarendon press 1968 pp 80-90118G E L Owen op cit traduction personnelle laquo [Aristotle] concludes his survey with the words τὰ μὲν
οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν (VII 1 1145b8-20) and the λεγόμενα turn out as so often to be partly matters oflinguistic usage or if you prefer of the conceptual structure revealed by language (especially VII 11145b10-15 19-20) raquo p 85
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langage au reacuteel deacuteprouver les structures linguistiques Nest-ce pas lenjeu des nombreuses
divisions de sens des mots (le mouvement lecirctre etc tous se disant en laquo plusieurs sens raquo) qui
parsegravement lensemble du corpus dAristote Une philosophie fondeacutee sur la description des
usages ordinaires sur la volonteacute darticuler langage et reacutealiteacute nest-elle pas une philosophie
laquo linguistique raquo telle que la deacutefinit Rorty dans son anthologie The Linguistic Turn de
1967 119 La philosophie analytique se comprend selon B Ambroise et S Laugier comme le
laquo projet danalyse et de description du langage de la clarification ou laquo eacutelucidation raquo des
problegravemes de la philosophie [hellip] raquo120 Or si nous comprenons avec GEL Owen cette dualiteacute
du sens de laquo pheacutenomegravene raquo il semble bien que le projet dAristote soit en partie danalyser et
de deacutecrire le langage ou encore de clarifier voire deacutelucider les problegravemes de la philosophie
Ce qui ferait de la science aristoteacutelicienne une science hautement laquo linguistique raquo En effet le
premier exemple quAristote donne pour eacutetayer son chemin naturel de Physique I1 est celui
du nom par rapport agrave sa deacutefinition Il faut proceacuteder des laquo ensembles confus raquo vers les
principes causes ou eacuteleacutements devenus connus pour qui les divise de la mecircme maniegravere que
nous allons des mots agrave leur deacutefinition
Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par
rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute quils signifient et de
maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition divise en ses
composantes particuliegraveres121
Le mot signifie un ensemble confus quil est possible danalyser cest-agrave-dire en distinguer les
diffeacuterents sens afin dinfeacuterer le principe commun agrave tout ses sens et den eacutetablir la deacutefinition Et
la philosophie analytique a pu trouver en la meacutethode dialectique dAristote en ses
nombreuses eacutetudes sur les choses dites sur les opinions admises et en ses divisions des sens
des mots pour eacutelucider des problegravemes philosophiques une tregraves grande source dinspiration
Cest ce qua tregraves nettement montreacute Franccediloise Caujolle-Zaslawsky dans un article de 1978
intituleacute laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philosophie
analytique anglaise raquo En eacutetudiant le parallegravele entre lAnalytique anglaise et la penseacutee
dAristote Franccediloise Caujolle-Zaslawsky comprend malgreacute deacutevidentes divergences entre
Aristote et deux des tenants de lAnalytique moderne Moore et Ryle que malgreacute tout
Linspiration de Moore ndash mecircme sil ne cite guegravere Aristote ndash est si visiblement
aristoteacutelicienne quon ne devra pas seacutetonner si lon voit les analystes apregraves lui
retrouver agrave plus ou moins bregraveve eacutecheacuteance les traces et les proceacutedeacutes dAristote [hellip]
Linfluence drsquoAristote sur Moore se lit clairement selon nous dans le vocabulaire quil
emploie et dans sa recherche laquo reacutealiste raquo du sens Pour Ryle cette influence apparaicirct
surtout dans lanalyse du langage de laction et dune faccedilon plus geacuteneacuterale dans sa119Selon B Ambroise et S Laugier Philosophie du langage signification veacuteriteacute et reacutealiteacute dir B Am-
broise et S Laugier Vrin Paris 2009 Introduction Geacuteneacuterale p 10120Ibidem121184b10
40
theacuteorie des fautes de cateacutegories (category mystakes)122
Aristote a donc pu ecirctre une source dinspiration pour la philosophie analytique moderne et
contemporaine voire mecircme consideacutereacute comme un analyste agrave part entiegravere Et le dialectic turn
des eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaine pourrait srsquoapparenter agrave un avatar du linguistic turn
de la philosophie anglo-saxonne Cependant il se peut aussi pour paraphraser le titre dun
article de E Berti123 que cette lecture laquo analytique raquo de la meacutethode dAristote en science
fasse partie dune laquo strateacutegie contemporaine dinterpreacutetation raquo du Stagirite et quil faille se
poser la question est-ce Aristote qui a inspireacute la philosophie analytique moderne et
contemporaine ou est-ce justement la philosophie analytique qui a interpreacuteteacute Aristote comme
un analyste quitte agrave faire violence agrave sa penseacutee
Ainsi apregraves avoir dresser leacutetat des lieux du deacutebat qui eut court aux XXe siegravecle entre
deux lectures bien radicales lune posant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de
la meacutethode scientifique par excellence quitte agrave ne pas pouvoir rendre compte de la pratique
effective dAristote dans ses recherches et lautre renversant ce paradigme en consideacuterant la
dialectique comme la meacutethode scientifique pour deacutecouvrir les principes des sciences quitte agrave
faire dAristote un analyste avant lheure il nous faut deacutesormais preacuteciser ce quest la
dialectique aristoteacutelicienne et reacuteussir agrave en eacutetablir la veacuteritable valeur pour le Stagirite Or les
commentateurs les plus radicaux du dialectic turn proposent une valeur eacutepisteacutemologique de
cette derniegravere cest-agrave-dire quil serait possible de comprendre la dialectique comme la
meacutethode effective du Stagirite pour deacutecouvrir les principes des sciences En quoi la
dialectique peut-elle avoir quelque fonction ou valeur pour les sciences Aristote utilise-t-il
veacuteritablement dans ses traiteacutes philosophiques et scientifiques la dialectique en fonction de
cette valeur eacutepisteacutemologique Lutilise-t-il veacuteritablement pour fonder les principes des
sciences Il semble que seule une deacutefinition preacutecise de la dialectique aristoteacutelicienne puisse
reacutepondre agrave ces questions et accreacutediter ou non cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique
122Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philo-sophie analytique anglaise raquo in Les eacutetudes philosophiques Ndeg1 Aristote et laristoteacutelisme Janvier-Mars1978 p 53
123E Berti laquo Les strateacutegies contemporaines dinterpreacutetation dAristote raquo in Rue Descartes Ndeg12 DesGrecs Avril 1991 pp 33-55
41
Deacutefinir preacuteciseacutement la dialectique aristoteacutelicienne est une tacircche
particuliegraverement difficile Premiegraverement parce quAristote nen donne que tregraves rarement une
deacutefinition preacutecise agrave la diffeacuterence par exemple de la rheacutetorique quil deacutefinit en Rheacutetorique I2
1355b25-27124 Son lecteur doit se contenter agrave propos de la dialectique de quelques indices
clairsemeacutes et parfois contradictoires En effet mecircme dans les Topiques qui constituent un
traiteacute des diffeacuterents lieux desquels il faut argumenter dialectiquement les preacutecisions donneacutees
sur la dialectique restent liminaires et sporadiques Certes les livres I et VIII nous donnent de
preacutecieuses informations sur celle-ci mais comme leacutecrit J Brunschwig la laquo porteacutee [des
Topiques] se veut exclusivement pratique ils fournissent une meacutethode de dialectique non
une theacuteorie de la dialectique raquo125 En effet laquo la meacutethode topique sinscrit ainsi dembleacutee dans
le cadre dune technique de la discussion [la dialectique] dont les usages fondamentaux sont
dores et deacutejagrave fixeacutes raquo126 Degraves lors Aristote nrsquoaurait peut-ecirctre pas eacuteprouveacute besoin de deacutefinir
preacuteciseacutement ce quest la dialectique dans les Topiques puisque son auditoire eacutetait deacutejagrave rompu agrave
cet exercice
Deuxiegravemement parce que dune part la dialectique deacutepasse le cadre des seuls
Topiques par conseacutequent de facto des textes tels que les Reacutefutations Sophistiques ou la
Rheacutetorique mais peut-ecirctre aussi lensemble des traiteacutes scientifiques dans lesquels il est admis
de consideacuterer quAristote use de dialectique peuvent nous enseigner quelque chose de celle-
ci ou lui attribuer un usage et une valeur particuliers et dautre part parce que la dialectique
est souvent abordeacutee dans le corpus aristoteacutelicien agrave travers les rapports quelle entretient avec
dautres arts ou activiteacutes comme la sophistique la rheacutetorique ou la philosophie127 La
dialectique entretient des rapports plus ou moins analogiques avec ces diffeacuterentes activiteacutes et
une deacutefinition preacutecise de la dialectique doit pouvoir prendre en charge ces rapports Degraves lors
il semble que mecircme une eacutetude exhaustive du corpus aristoteacutelicien pourrait peut-ecirctre
seulement preacutetendre deacutefinir avec une preacutecision somme toute relative la dialectique
Ainsi face au manque de deacutefinition preacutecise nous pourrions ecirctre tenteacutes daborder la
dialectique aristoteacutelicienne par une approche laquo comparative raquo cest-agrave-dire en la jugeant agrave
laune par exemple de ses homologues platonicienne ou socratique Cependant mecircme si une
telle approche est dun grand inteacuterecirct et semble parfois neacutecessaire pour comprendre certains
aspects de la dialectique aristoteacutelicienne ce qui nous inteacuteresse surtout dans cette recherche
nest pas tant de deacutefinir stricto sensu la dialectique mais bien plutocirct deacutetablir la valeur que
cette derniegravere a pour Aristote Notre question nest donc pas fondamentalement laquo quest-ce
124laquo Admettons que la rheacutetorique est la faculteacute de deacutecouvrir speacuteculativement ce qui dans chaque cas peut ecirctrepropre agrave persuader Aucun autre art na cette fonction [hellip] raquo Aristote Rheacutetorique trad Meacutedeacuteric Dufour LesBelles Lettres Paris 2011 p 76
125Topiques t1 op cit p XIII126Ibidem p XXIII127Voir entre autres des textes comme Meacutetaphysique Γ2 Topiques I1 ou Rheacutetorique I1
42
que la dialectique aristoteacutelicienne raquo question agrave laquelle il est difficile de reacutepondre mecircme en
interrogeant ce que la dialectique fut avant lui mais bien plutocirct laquo quelle valeur Aristote
accorde-t-il agrave cette pratique raquo Et quest-ce que cette valeur peut nous apprendre de la
theacuteorie du savoir aristoteacutelicien en geacuteneacuteral Ainsi si nous comprenons cette valeur peut-ecirctre
serons-nous capable de rendre compte de son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et
philosophiques
Apregraves avoir deacutecrit ce que nous comprenons ecirctre lactiviteacute dialectique dapregraves Aristote
et ce essentiellement gracircce aux textes des Topiques des Reacutefutations sophistiques et de la
Rheacutetorique nous allons essayer de rendre compte des diffeacuterents eacuteleacutements agrave partir desquels il
est possible de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode pour deacutecouvrir les principes des
sciences Ceux-ci sont nombreux mais il semblerait surtout que la laquo probabiliteacute raquo de
lἔνδοξον la distinction entre diffeacuterentes espegraveces de dialectique ainsi que le troisiegraveme
laquo service raquo que la dialectique peut rendre aux sciences selon les Topiques I2 soient autant
deacuteleacutements permettant daccreacutediter la thegravese selon laquelle la meacutethode dAristote dans ses
recherches scientifiques nest pas tant la meacutethode empirico-analytique que la meacutethode
dialectique Cependant nous voulons aussi tester cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique sur
un cas preacutecis du corpus aristoteacutelicien le livre I de la Physique pour en veacuterifier lapplicabiliteacute
concregravete Or il appert quune eacutetude preacutecise de ce livre de la Physique permet de nuancer
voire de relativiser profondeacutement le rocircle joueacute par la dialectique dans la deacutecouverte des
principes des sciences Si la dialectique est effectivement preacutesente dans les traiteacutes
scientifiques agrave linstar du livre I de la Physique peut-on pour autant lui attribuer
veacuteritablement cette valeur eacutepisteacutemologique Les textes scientifiques dAristote permettent-ils
de faire de la dialectique la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les principes des
sciences
La rigueur nous enjoignant agrave donner une deacutefinition mecircme minimale de la dialectique
posons avec Pierre-Marie Morel et de maniegravere liminaire quelle est laquo la deacutemarche consistant agrave
prendre pour point de deacutepart les opinions admises ndash opinions que lon peut eacuteventuellement
partager ndash et qui envisage sur un sujet donneacute les arguments ldquopourrdquo et ldquocontrerdquo raquo128
Cependant cest moins par une deacutefinition que par une description de lentretien dialectique
que nous pouvons en comprendre les diffeacuterents enjeux Paul Moreau129 ou encore MM
Crubellier et Pellegrin130 ont particuliegraverement bien syntheacutetiseacute laquo laffrontement raquo dialectique en
128Pierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute GF Flammarion Paris 2003 p81129Paul Moreau laquoLa joute dialectique drsquoapregraves le huitiegraveme livre des Topiquesraquo in Aristotle on dialectic the
Topics ed by G E L Owen Oxford Oxford University Press 1968 pp 277-311130Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir Seuil Points essais Paris 2002 p
132-135 Nous nous inspirons de ces travaux pour syntheacutetiser agrave notre tour lentretien dialectique tel quAristotesemble le concevoir
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sappuyant sur les diffeacuterents livres des Topiques Pour quune discussion dialectique sengage
il faut dabord quun problegraveme soit poseacute par le questionneur constituant ainsi lobjet de la
discussion Ce problegraveme prend la forme dune interrogation disjonctive (104b1-17) cest-agrave-
dire quelle impose une alternative et un choix au reacutepondant laquo X est-il Y ou non raquo J
Brunschwig remarque que pour donner lieu agrave un deacutebat laquo il faut que le problegraveme soit
discutable et que des deux reacuteponses quon peut lui apporter aucune ne simpose avec trop
deacutevidence raquo131 Lexemple paradigmatique est un problegraveme tel que laquo Le monde est-il eacuteternel
ou non raquo A contrario le problegraveme ne doit pas non plus ecirctre trop complexe et neacutecessitant une
reacutesolution trop longue il faut une juste mesure dans la difficulteacute souleveacutee Le reacutepondant
annonce alors lalternative quil choisit de deacutefendre la thegravese quil entend soutenir par exemple
lalternative affirmative X est Y le monde est eacuteternel Il argumente alors en posant des
preacutemisses endoxales et en construisant des syllogismes Et pour sa part le questionneur se
doit alors de reacutefuter les arguments que pose le reacutepondant
La diffeacuterence entre la preacutemisse [πρότασις] et le problegraveme [πρόβλημα] dialectique
semble necirctre quune laquo diffeacuterence dans lexpression raquo (Topiques I4 101b28) En effet
Aristote considegravere la question laquo est-ce quanimal terrestre bipegravede est la deacutefinition de
lhomme raquo comme une preacutemisse et la question laquo peut-on dire quanimal terrestre bipegravede est
la deacutefinition de lhomme ou non raquo comme un problegraveme (I4 101b28-33) Selon M
Crubellier et P Pellegrin la preacutemisse peut ecirctre interrogative ou non laquo selon le moment ou
elle intervient dans la discussion raquo132 Cependant Selon J Brunschwig le terme laquo πρότασις raquo
est laquo neacute en terre dialectique raquo et deacutesigne laquo primitivement une proposition interrogative raquo133 la
preacutemisse peut donc de facto prendre une forme assertive ou interrogative interrogative
quand elle ouvre le deacutebat dialectique quand elle se pose comme objet de la discussion
assertive quand elle est preacutemisse dun syllogisme ayant pour but de deacutefendre ou de contredire
le choix du reacutepondant cest-agrave-dire apregraves la formulation du problegraveme et pendant ledit deacutebat
Le syllogisme dans les Topiques semble compris dans son acception la plus large
comme laquo un raisonnement qui eacutetablit une neacutecessiteacute logique entre un anteacuteceacutedent et un
conseacutequent raquo134 Le reacutepondant propose donc une preacutemisse et le questionneur va tenter de tirer
syllogistiquement de cette preacutemisse une conclusion pour contredire le choix du reacutepondant
Nonobstant la preacutemisse dialectique diffegravere de la preacutemisse scientifique en ce que cette
derniegravere est vraie et neacutecessaire lagrave ougrave la preacutemisse dialectique est endoxale M Crubellier et P
Pellegrin concluent alors laquo Laffrontement dialectique sera dabord une chasse aux preacutemisses
131 Topiques t1 op cit p XXVII-XXVIII132 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 133133 J Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds analytiques dapregraves Aristote raquo in Aristotle on science the
laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium Aristotelicum held in Padua from september 7 to 151978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 76
134 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 134
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dialectiques le questionneur devant trouver des preacutemisses en accord avec les opinions du
reacutepondant dont il tirera des conclusions en contradiction avec ces opinions raquo135
Ainsi cest dans une perspective agrave la fois taxinomique et strateacutegique celle dordonner
cette multitude de preacutemisses et de syllogismes afin de rendre plus efficace largumentaire du
dialecticien quAristote introduit la notion de τόπος Paradoxalement les Topiques ne
deacutefinissent pas cette notion cest au livre II de la Rheacutetorique que nous trouvons une
deacutefinition du lieu comme laquo ce dans quoi tombent de nombreux enthymegravemes raquo136 cest-agrave-dire
des laquo syllogismes rheacutetoriques raquo Un lieu est une laquo structure argumentative raquo commune agrave de
nombreuses preacutemisses et donc agrave de nombreux syllogismes Cependant puisquil est difficile
de deacutefinir ce quest un lieu J Brunschwig essaie de consideacuterer non la deacutefinition mais la
fonction du lieu dans largumentation Selon lui laquo le dialecticien connait la conclusion agrave
laquelle il doit aboutir il cherche les preacutemisses qui le lui permettront Le lieu est donc une
machine agrave faire des preacutemisses agrave partir dune conclusion donneacutee raquo137 Et lobjet propre des
Topiques nest pas tant la dialectique que cette meacutethode topique semblant ecirctre proprement
aristoteacutelicienne et offrant au dialecticien rigoureux le moyen dargumenter syllogistiquement
alors quil sait a priori ougrave il veut aboutir et ce sans jamais se contredire Car le τόπος est une
laquo machine raquo syllogistique et argumentative usiteacutee dans la seule perspective de contredire son
interlocuteur Chaque lieu eacutetant utilisable dans une multitude de cas diffeacuterents les lieux
semblent ecirctre les laquo armes leacutegegraveres raquo mais ocirc combien efficaces du dialecticien rigoureux
Ainsi les lieux sont classeacutes de maniegravere exhaustive en fonction des laquo quatre
preacutedicables raquo
Il existe une identiteacute de nombre et de nature entre les eacuteleacutements constitutifs des
raisonnements et les objets sur lesquels portent les deacuteductions En effet les eacuteleacutements
constitutifs des raisonnements sont les preacutemisses les objets sur lesquels portent les
deacuteductions sont les problegravemes et toute preacutemisse comme tout problegraveme exhibe soit
un genre soit un propre soit un accident [hellip] Mais puisquil arrive parfois agrave un propre
dexprimer lessentiel de lessence de son sujet et parfois de ne pas lexprimer divisons
le propre en deux parties correspondantes et appelons laquo deacutefinition raquo celui qui exprime
lessentiel de lessence [hellip] En vertu de ces consideacuterations on le voit donc bien la
preacutesente division aboutit agrave quatre termes en tout propre deacutefinition genre et
accident138
Cela signifie toujours selon la synthegravese de MM Crubellier et Pellegrin que dans toute
proposition attributive cest-agrave-dire dans toute phrase constitueacutee dun sujet et dun attribut
(laquo lecirctre humain est X raquo) le preacutedicat nest attribuable au sujet que selon ces quatre termes
constituant en quelque sorte quatre laquo cateacutegories raquo de preacutedication la deacutefinition (laquo lecirctre135 Ibid p135136 Aristote Rheacutetorique t II trad citeacutee 1403a18137 Brunschwig Topiques Introduction pXXXIX138 Topiques I 4 101b14-25
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humain est un animal mortel doueacute de raison raquo) le genre (laquo lecirctre humain est un animal raquo) le
propre (laquo lecirctre humain rit raquo le rire est le propre de lhomme laquo sans exprimer lessentiel de
son essence raquo selon la deacutefinition du propre dapregraves Aristote en Topiques I5 102a18-19) et
enfin le preacutedicable de laccident (laquo lecirctre humain est blanc raquo) Ces quatre termes constituent
donc les quatre preacutedicables possibles ndash il ny en a pas dautres ndash et ordonnent les diffeacuterents
lieux agrave quelques exceptions pregraves139 Cest gracircce agrave cette reacuteduction de toute preacutedication verbale
agrave ces quatre preacutedicables que la meacutethode topique peut permettre au dialecticien de laquo raisonner
deacuteductivement sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo140 et de ne rien dire qui soit
contraire agrave une de ses affirmations
Tout lenjeu des Topiques semble donc ecirctre de proposer une meacutethode pour attaquer une
preacutemisse une thegravese ou une argumentation adverse en fonction de ces quatre τόποι Admettons
par exemple quun questionneur pose agrave un reacutepondant le problegraveme suivant laquo Peut-on dire que
le bien est le plaisir ou non raquo admettons aussi que le reacutepondant choisisse lalternative
affirmative et pose que oui le bien est plaisir car la deacutefinition du plaisir cest-agrave-dire lessentiel
de lessence du plaisir est decirctre un bien Il suffit alors au contradicteur de trouver un plaisir
qui ne soit pas un bien ou un bien qui ni soit pas un plaisir pour contredire largument du
reacutepondant en en renversant la deacutefinition Degraves lors largumentation aura dans le cas preacutesent
pour lieu celui de la deacutefinition Dailleurs reacutefuter une deacutefinition est ce qui est le plus facile agrave
faire pour un dialecticien car agrave la diffeacuterence de laccident laquo cest en elle quil a le plus
deacuteleacutements offerts puisque beaucoup deacuteleacutements y sont mentionneacutes et agrave partir de ce nombre
plus grand le raisonnement seacutelabore plus vite en effet il y a plus de chances quune faute
soit commise dans un grand nombre de chose que dans un petit nombre raquo141 Ainsi la
strateacutegie de contradiction topique cest-agrave-dire celle qui procegravede en fonction du lieu peut ecirctre
reacutepeacuteteacute selon le genre le propre et laccident
Cependant il ne faut pas tomber dans une consideacuteration trop agonistique de la
dialectique Le but dun entretien dialectique nest pas gagner deacutecraser dhumilier son
adversaire mais a contrario de se confronter ensemble soit questionneur et reacutepondant agrave des
contraintes formelles rigoureuses afin de proposer le plus bel entretien qui soit Or pour que
ce but soit atteint il faut une certaine concordia un certain fair play entre les interlocuteurs
tous les deux acceptent les regravegles dans le but commun de proposer le plus bel eacutechange
possible Le questionneur et le reacutepondant sont animeacutes dune volonteacute commune En effet il
peut y avoir selon les mots de Paul Moreau laquo des victoires peu glorieuses et de tregraves
139 Les chapitres 1 agrave 5 du Livre III des Topiques mentionnent un laquo lieu du preacutefeacuterable raquo et les chapitres 1 et 2 duLivre VII de lieux de laquo lidentique et du diffeacuterent raquo Mais les lieux de laccident du genre du propre et de ladeacutefinition constituent lossature principale des Topiques
140 Topiques I 1 100a18-21141 Topiques VII 155a3-6
46
honorables deacutefaites raquo142 tout deacutepend de la maniegravere dont les participants arrivent agrave leurs fins
Ce qui compte dans lentretient dialectique cest surtout la reacutegulariteacute le fair play et la
laquo beauteacute raquo de leacutechange la volonteacute de jouer agrave la dialectique ensemble non la victoire ou la
deacutefaite J Brunschwig sest lui aussi opposeacute agrave une conception uniquement agonistique de la
dialectique aristoteacutelicienne Selon lui la bonne question agrave poser pour juger dun entretien
dialectique est celle de savoir si les deux participants ont œuvreacute ensemble dans une laquo tacircche
commune raquo car les laquo discussions raquo dialectiques laquo ne devraient pas ecirctre deacutecrites comme eacutetant
agonistiques mais pas uniquement pour la simple raison qursquoelles ne le sont pas du tout Il
srsquoagit de discussions sans vainqueurs ni perdants raquo143 Si les laquo discussions raquo dialectiques ne
supposent ni gagnant ni perdant cest parce quelles sont les fruits dun travail commun dune
œuvre commune et finalement dune certaine laquo κοινωνία minimale raquo En effet au livre VIII
chapitre 11 des Topiques Aristote insiste agrave plusieurs reprises sur cet laquo κοινὸν ἔργον raquo
(161a20-21) Dans le laquo dialogue dialectique raquo (ἐν λόγως) laquo il y a un objectif commun sauf
pour ceux qui en font une joute agonistique raquo Les laquo agonistes raquo τῶν ἀγωνιζομένων sont
donc de laquo mauvais coopeacuterateurs raquo puisquils ils laquo entravent la tacircche commune raquo (161a37-39)
Nous dirions aujourdhui pour commencer agrave filer la meacutetaphore que les agonistes ne laquo jouent
pas le jeu raquo de la dialectique Or cet aspect laquo κοινῇ raquo laquo commun raquo de la dialectique aura une
importance capitale pour en comprendre la valeur Ainsi cest afin de juger non seulement de
la victoire et de la deacutefaite des participants mais aussi de la beauteacute strictement rigoureuse de
leacutechange que lentretien dialectique neacutecessite un arbitre et un public Car en effet sans un
arbitre et sans un teacutemoin public il serait difficile en cas de manque de fair play de lun des
participants de faire leacuteloge ou la critique de lentretien dialectique
Degraves lors que retenir de cette synthegravese de laffrontement dialectique dapregraves les
Topiques sinon justement que la dialectique est un eacutechange un travail commun une
laquo communication raquo et que la dialectique ne semble pas pouvoir ecirctre penseacutee comme une
activiteacute solitaire Il semble difficile de sentraicircner personnellement et silencieusement agrave la
dialectique sauf peut-ecirctre dans la collecte des preacutemisses ou dans lanalyse des diffeacuterents lieux
de la preacutedication Il faut ecirctre au moins deux entoureacutes dun public et accompagneacutes dun
arbitre pour quait lieu lactiviteacute dialectique comprise comme une laquo œuvre commune raquo Et
pour sentraicircner agrave la dialectique pour progresser et devenir un bon dialecticien il faut
pratiquer lentretien dialectique Ainsi toute argumentation dialectique senracine dans un
contexte public la dispute dialectique pour ecirctre jugeacutee doit ecirctre publiciteacute Et la dialectique
142 P Moraux laquo La joute dialectique dapregraves le huitiegraveme livre des Topiques raquo in Aristotle on dialectic op cit p285
143 J Brunschwig laquo Aristotle on arguments without winner or loser raquo in P Wapnewski (ed)Wissenschaftskolleg Jahrbuch 1984-1985 Berlin 1986 p 37 Traduction personnelle laquo should not bedescribed as ldquoagonistic but not purely sordquo they are not agonistic at all They are arguments without winnersor losers raquo
47
aristoteacutelicienne se charge dun aspect collectif aspect fondamental qui dessine lossature
mecircme de cette activiteacute selon J Brunschwig prenant la forme dun laquo eacutechange raquo de preacutemisses
de questions et de reacuteponses de syllogismes etc Cet eacutechange ou plutocirct pour reprendre la
deacutetermination de J Brunschwig ce laquo jeu raquo de dialectique est reacutegleacute par laquo un reacuteseau de
conventions et de regravegles raquo144 mais laspect qui sen deacutetache est principalement un aspect
laquo collectif raquo laquo public raquo laquo commun raquo Et les premiegraveres lignes du livre I des Topiques attestent
deacutejagrave de cet aspect laquo collectif raquo de lactiviteacute dialectique
Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables
de raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets
qui peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous aurons nous-mecircmes agrave reacutepondre
dune affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire145
En effet J Brunschwig comprend que les deux parties de cette phrase partagent les deux
interlocuteurs du deacutebat dialectique laquo la premiegravere [partie] deacutefinit les normes de conduite du
questionneur la seconde celle du reacutepondant raquo146 Et le livre VIII des Topiques sorganise
dailleurs formellement autour de divers conseils pour la meacutethode dinterrogation dialectique
dune part (VIII 1-3) et dautre part autour des regravegles destineacutees aux reacutepondants (VIII4-7) La
dialectique est donc un jeu agrave deux ayant un deacutebut et une fin et requeacuterant un public et un
arbitre Cette description de lentretien dialectique qui saxe surtout autour de laquo larticulation
des rocircles de questionneur et de reacutepondant raquo joue selon J Brunschwig laquo un rocircle essentiel raquo
sinon fondamental quil sera dailleurs difficile de retrouver dans les traiteacutes de science et de
philosophie147 Cette description et laspect collectif laquo commun raquo de la dialectique nous
permet deacutejagrave dentrevoir un hiatus entre ce qui est dit de la dialectique dans les Topiques et ce
quAristote fait dans ses recherches Car comment maintenir cet aspect collectif de la
dialectique dans la Physique le De Anima le De Caelo ou les autres traiteacutes scientifiques
dans lesquels la seule voix en preacutesence la seule autoriteacute est celle dAristote Peut-on
consideacuterer lactiviteacute des Topiques qui se structure sur un axe laquo pluriel raquo (bien que non
essentiellement agonistique) autour dun questionneur et dun reacutepondant comme cette mecircme
dialectique utiliseacutee par Aristote seul dans ses recherches Doit-il y avoir plusieurs
dialectiques Pour le moment si nous devions deacutecrire la dialectique plus ou moins
preacuteciseacutement nous dirions quelle sapparente surtout telle quelle est preacutesenteacutee dans les
Topiques agrave un jeu de socieacuteteacute avec ses participants ses regravegles et le fair play que sous entend
tout activiteacute essentiellement collective toute œuvre commune et publique
Cependant comment un tel laquo jeu de socieacuteteacute raquo peut-il se voir attribuer une haute valeur144 Brunschwig Topiques Introduction p XXIII145 Topiques I 1 100a18-21146 Brunschwig Ibidem147 Jacques Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie logique et
meacutetaphysique chez Aristote Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Edition du centre national de la recherchescientifique Paris 1990 p241
48
eacutepisteacutemologique Le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes qui sengage agrave partir des
anneacutees 1960 a tenteacute de fonder une lecture posant la dialectique comme la meacutethode pour
eacutetablir les principes des sciences sur plusieurs aspects de cette derniegravere Il a notamment fallu
attribuer une valeur eacutepisteacutemologique agrave lἔνδοξον pour constituer la base dune interpreacutetation
scientifique plus geacuteneacuterale de la dialectique Les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines ont
aussi essayeacute de rendre compte des contradictions entre les diffeacuterents usages que lui reconnaicirct
Aristote en eacutetablissant par exemple une distinction entre deux ou plusieurs dialectiques
Cest en effet ce que propose R Bolton ou diffeacuteremment TH Irwin en posant lideacutee dune
pure dialectic la peirastique deacutenueacutee de toute valeur eacutepisteacutemologique et drsquoune strong
dialectic utiliseacutee par Aristote dans ses diffeacuterents traiteacutes Enfin le dialectic turn des eacutetudes
aristoteacuteliciennes a particuliegraverement insisteacute sur le dernier service rendu par la dialectique selon
les Topiques I2 par lequel Aristote pose lutiliteacute de son traiteacute pour laquo les connaissances agrave
caractegravere philosophique raquo [τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας]148 Chacun de ces trois points
preacutecis a donneacute lieu agrave de nombreux deacutebats Nous navons la preacutetention ici ni de rendre compte
de chacun deux de maniegravere exhaustive ce travail deacutepasse en effet le cadre de notre reacuteflexion
ni dautre part de trancher pour telle ou telle interpreacutetation agrave propos de ces trois points preacutecis
Notre intention est bien plutocirct ici de souligner lrsquoeacutequivoque des textes drsquoAristote
mentionnant la dialectique de montrer agrave quel point la description mecircme de la dialectique est
ouverte et drsquoeacutetudier la maniegravere dont ont ducirc proceacuteder les tenants drsquoune dialectique forte dans
les traiteacutes philosophiques et scientifiques afin que soit confeacutereacutee agrave cette derniegravere une valeur
eacutepisteacutemologique Consideacuterer la dialectique comme la meacutethode aristoteacutelicienne de recherche
des principes dans les science est une lecture possible Les textes traitant de dialectique
semblent a priori permettre une telle lecture
La notion mecircme dἔνδοξον a souleveacute eacutenormeacutement de questions et de deacutebats Faut-il
consideacuterer une hieacuterarchie entre les ἔνδοξα comme le propose R Bolton149 ou E Berti Peut-
il y avoir conflit entre eux Comment comprendre la preacutecision donneacutee dans les Reacutefutations
sophistiques agrave ce qui est laquo le plus endoxal raquo150 Toutes ces questions sont dune importance
non neacutegligeable mais les deacutebats entre les commentateurs notamment entre R Bolton J
Brunschwig D Devereux ou E Berti demeurent ouverts et il nous serait difficile de trancher
en faveur de telle ou telle lecture
Cependant nous pouvons affirmer que lἔνδοξον constitue le point de deacutepart du
syllogisme dialectique et quil est deacutetermineacute dans les Topiques comme ce qui est
148 101a27-28149 laquo The Epistemological Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote
op cit p 237-262150 138a38
49
collectivement accepteacute Le syllogisme dialectique inscrit en effet sa propre racine dans
laquo lrsquoadheacutesion par la majoriteacute raquo par le laquo plus grand nombre raquo Nous lavons dit le traiteacute des
Topiques a pour but de trouver une laquo meacutethode raquo nous rendant capable de laquo raisonner
deacuteductivement raquo sur tous les sujets laquo en prenant appui sur des ἔνδοξα raquo151 J Brunschwig
traduit laquo ἔνδοξον raquo par laquo ideacutee admise raquo pour couvrir la deacutefinition plurielle quAristote donne
de ce terme agrave plusieurs reprises Sont des ἔνδοξα
laquo les opinions [τὰ δοκούντα] partageacutees par tous les hommes ou par presque tous ou
par ceux qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee [τοicircς σοφοicircς] et pour ces derniers par tous
ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis comme autoriteacute raquo152
Et ainsi alors quil deacutefinit la preacutemisse du syllogisme dialectique comme laquo la mise sous forme
interrogative dune ideacutee admise raquo agrave partir de 103b8 Aristote revient sur cette deacutefinition de
lἔνδοξον et en eacutelargit la compreacutehension Peut preacutetendre ecirctre ἔνδοξον tout ce qui peut ecirctre
laquo accepteacute raquo par le plus grand nombre
Car une ideacutee propre agrave lopinion eacuteclaireacutee a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν
τις τὸ δοκούν τοicircς σοφοicircς] pourvu quelle ne contredise pas celle de lopinion moyenne
[τῶν πολλῶν δόξαις]153
Degraves lors lopinion eacuteclaireacutee celle du speacutecialiste dans un domaine a laquo toutes chances decirctre
accepteacutee raquo par le plus grand nombre de devenir un ἔνδοξον et decirctre alors eacutetabli comme
preacutemisse agrave la discussion dialectique tant quelle ne heurte pas les croyances de ce laquo plus grand
nombre raquo Les ideacutees admises par les savants semblent donc constituer une cateacutegorie
particuliegravere dἔνδοξα que seul le plus grand nombre accreacutedite ou non J Brunschwig eacutecrit
dailleurs agrave ce propos
Lendoxaliteacute dune opinion experte p deacutepend donc non seulement de ce que pensent les
experts mais aussi de ce que pense simultaneacutement la majoriteacute sur la mecircme question si
la majoriteacute pense que p p est certes un endoxon mais pour une raison qui nest plus la
caution des experts et qui est preacuteciseacutement la caution de la majoriteacute si la majoriteacute
pense que non-p cest non-p qui est un endoxon et p nen est pas un malgreacute la caution
des experts si la majoriteacute nincline ni du cocircteacute p ni du cocircteacute non-p p est alors un
endoxon pour la raison preacutecise que les experts lui donnent leur caution154
Il semble donc bien que la majoriteacute soit en derniegravere instance le garant de lendoxaliteacute dune
ideacutee Cest dailleurs aussi pour cela que lactiviteacute dialectique requiert un arbitre un arbitre
pour comme leacutecrit J Brunschwig se faire le laquo protecteur et le juge raquo155 de la reacutegulariteacute
formelle de lentretient Cette reacutegulariteacute comprend la rigueur contraignante du syllogisme
certes mais aussi lrsquoadheacutesion collective dune ideacutee poseacutee degraves lors comme preacutemisse endoxale
151 100a18-21152 Topiques I1 op cit 100b21-23 voir aussi 101a11-13 103b9-11 105a34-105b1153 Topiques I 10 103b11-12154 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p248155Brunschwig Topiques Introduction p XXIII-XXIV
50
Laspect laquo collectif raquo et laquo public raquo de lentretien dialectique se retrouve au cœur mecircme de la
deacutetermination endoxale dune ideacutee puisque toute ideacutee pour devenir ἔνδοξον doit ecirctre admise
soit par tous soit par la plupart soit par tous les speacutecialistes etc La mecircme ideacutee est reacutepeacuteteacutee
quelques lignes plus loin comme si Aristote voulait insister sur ce point
Il est clair enfin que toutes les opinions [ὄσαι δόξαι] en accord avec les sciences et
techniques sont aussi des preacutemisses dialectiques car les opinions des personnes qui ont
eacutetudieacute ces matiegraveres ont toutes chances decirctre accepteacutees [θείη γὰρ ἄν] par exemple celle
du meacutedecin en matiegravere de meacutedecine celle du geacuteomegravetre en matiegravere de geacuteomeacutetrie et
ainsi des autres156
Un autre extrait deacutecline encore cette ideacutee tout en y apportant une nuance agrave propos de la
laquo probabiliteacute raquo de lἔνδοξον Alors quAristote mentionne le laquo premier instrument raquo de la
dialectique quest la collecte de preacutemisses en Topiques I14 il eacutecrit
En outre on peut poser comme un principe et comme une thegravese admise157 tout ce qui agrave
premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les
interlocuteurs accordent une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se
veacuterifie pas [hellip] On indiquera en marge agrave chaque fois le nom des tenants de ces
opinions notant par exemple que cest Empeacutedocle qui dit que les eacuteleacutements des corps
sont au nombre de quatre car une chose a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν]
quand cest quelquun de ceacutelegravebre qui la dite158
Malgreacute laccreacuteditation neacutecessairement collective de lἔνδοξον se deacutegage peu agrave peu de ce texte
un certain caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de lἔνδοξον en tant que celui-ci peut ecirctre une
ideacutee qui semble se veacuterifier laquo dans la totaliteacute ou dans la quasi-totaliteacute des cas raquo [ἐπὶ πάντων ἢ
τῶν πλείστων φαίυεται] Lἔνδοξον apparaicirct donc comme une ideacutee probable Ce caractegravere
deacutevidence apparente de probabiliteacute laisse entendre que lendoxaliteacute dune ideacutee tient agrave son
degreacute de probabiliteacute plus quagrave son accreacuteditation et que plus une ideacutee a un haut degreacute de
probabiliteacute plus elle est admise et partageacutee Mais nous pourrions aussi consideacuterer cette
probabiliteacute endoxale comme le point de rupture eacutepisteacutemologique de la dialectique En effet le
laquo probable raquo peut ecirctre compris comme le laquo non neacutecessaire raquo et donc comme le laquo non
scientifique raquo Cest en effet une lecture que semble partager Pierre-Marie Morel quand il
eacutecrit sappuyant sur la distinction entre deacutemonstration et syllogisme dialectique effectueacutee
dans les Premiers analytiques I 1 24b2-3159
Je peux ainsi raisonner [dialectiquement] agrave partir de chacune des deux opinions
contraires qui sont supposeacutees par la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo
156 Topiques I 10 104a33-37157 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de J Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par
laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle
158 105b10-18159 laquo [hellip] une preacutemisse dialectique consistera lorsquon sadresse agrave un reacutepondant agrave lui demander de choisir entre
des thegraveses contradictoires [] raquo
51
Toutefois en ne prenant pas dautres preacutemisses que des opinions possibles ou
simplement admises par oppositions agrave des preacutemisses neacutecessaires je ne pourrais
conclure par une proposition neacutecessaire160
laquo Neacutecessaire raquo semblant ecirctre entendue ici dans le sens de laquo fondeacutee sur lexpeacuterience raquo une
preacutemisse dialectique non neacutecessaire est alors non fondeacutee et il est degraves lors difficile de la
consideacuterer comme scientifique Le caractegravere de probabiliteacute de lἔνδοξον ne peut agrave premiegravere
vue lui confeacuterer la mecircme valeur quun pheacutenomegravene perceptible se veacuterifiant dans tous les cas
Cependant nous pouvons aussi fonder la valeur eacutepisteacutemologique de lἔνδοξον sur ce
mecircme caractegravere de probabiliteacute Tout deacutepend alors de la faccedilon dont nous comprenons le sens
du mot laquo probable raquo chez Aristote Est probable laquo tout ce qui agrave premiegravere vue se veacuterifie dans
la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas raquo eacutecrit Aristote161 E Berti par exemple qui est lun des
tenants dun usage eacutepisteacutemologique de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques considegravere
le probable dans un sens tregraves eacutetroitement lieacute agrave celui du vrai En effet dans un article intituleacute
laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo le commentateur comprend que le
traiteacute le plus apte agrave fonder cette valeur de lἔνδοξον nest pas les Topiques mais la
Rheacutetorique162 Et cest par une approche comparant le sens de laquo probable raquo dans la Rheacutetorique
et dans les Premiers analytiques quil eacutetablit ce sens Citant un grand nombre de textes issus
de Rheacutetorique I et sinspirant dun article de Glenn Most E Berti considegravere que
[hellip] les preacutemisses des arguments rheacutetoriques agrave savoir les ἔνδοξα sont dautant plus
persuasifs quils sont proches de la veacuteriteacute Il ne fait aucun doute que dans le premier
chapitre de la Rheacutetorique Aristote attribue aux ἔνδοξα une haute valeur
eacutepisteacutemologique comme le soutient eacutegalement Most163
Lἔνδοξον eacutetant laquo probable raquo cest-agrave-dire proche du vrai il a en lui-mecircme une valeur
eacutepisteacutemologiquement proche du vrai Et cette valeur semble ne faire pour E Berti aucun
doute Car selon ce dernier il faut consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable raquo au vrai mais
dans un sens fort celui de laquo presque eacutegal raquo voire eacutegal au vrai Tout se passe comme si le
probable eacutetait vrai dans la plupart des cas En effet sappuyant sur des textes des Premiers
analytiques il faut selon E Berti comprendre le laquo probable raquo comme laquo ce qui arrive dans la
majeur partie des cas raquo comme laquo presque toujours vrai raquo164 E Berti va jusquagrave nier la
possibiliteacute dun conflit entre les ἔνδοξα Mecircme si Rheacutetorique II 25 1402a32-34 a eacuteteacute
compris comme pouvant admettre un conflit entre deux ou plusieurs ideacutees admises cela
demeure impossible pour E Berti car si conflit il y avait laquo la valeur eacutepisteacutemologique des
ἔνδοξα serait irreacutemeacutediablement compromise car la contradiction est le signe le plus eacutevident
160 Pierre-Marie Morel Aristote Une philosophie de lactiviteacute Gf Flammarion Paris 2003 p83161 105b10-11162 Enrico Berti laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo in Berti Dialectique Physique et
Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote op cit p 77163 Ibidem p78164 Ibid p 88
52
de la fausseteacute dune de ces deux parties raquo165 Pour lui lἔνδοξον est donc laquo semblable raquo au
vrai cest-agrave-dire comme le vrai il a la mecircme valeur eacutepisteacutemologique que le vrai ce qui pose
la premiegravere pierre la base dune possible valeur eacutepisteacutemologique geacuteneacuterale de la dialectique
Puisquen effet la dialectique argumente agrave partir dideacutee admises si ces ideacutees sont vraies les
conclusions qui suivent neacutecessairement seront neacutecessairement vraies
Mais cela sous-entend aussi quil faut eacutetablir une diffeacuterence de degreacute entre la classe
des ἔνδοξα et celle des simples δοκούντα
Outre les endoxa les dokounta incluent aussi les adoxa qui ne sont accepteacutes que par
une personne ou par une petite partie de gens ou par ceux qui ne sont pas eacuteclaireacutes
ainsi que les paradoxa qui sont soutenus par quelques hommes eacuteclaireacutes comme les
philosophes (Antisthegravene Heacuteraclite et dautres) mais seulement par ceux-ci166
Il ne peut y avoir conflit quentre des ἀδόξα ou des παράδοξα qui sont deux cateacutegories de
δοκούντα mais pas entre des ἔνδοξα qui sont eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs car proches du
vrai Pour eacuteviter un conflit possible entre les ἔνδοξα et donc pour eacuteviter que ne seffritent les
fondations de la preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti propose comme
R Bolton167 une hieacuterarchie entre les δοκούντα tout nest pas un ἔνδοξον de la mecircme
maniegravere laquo Dailleurs eacutecrit encore E Berti comment des ἔνδοξα cest-agrave-dire des affirmations
vraies dans la plupart des cas pourrait-elles entrer en deacutesaccord entre elles raquo168 La
probabiliteacute mecircme de lἔνδοξον fonde donc pour E Berti sa valeur eacutepisteacutemologique Et cette
conception laquo hieacuterarchique raquo dun degreacute dendoxaliteacute permettrait de reacutesoudre les conflits entre
les simples δοκούντα et les veacuteritables ἔνδοξα les laquo endoxotata raquo endoxaux au plus haut
degreacute puisque eacutetant partageacutes plus largement Pourtant il semble bien eacutevident pour un lecteur
de la Physique de la Meacutetaphysique ou des Eacutethiques quAristote envisage la possibiliteacute de
conflits entre les ἔνδοξα Mais toute la question est de savoir de quelles opinions on parle J
Brunschwig a tregraves bien syntheacutetiseacute cette question laquo une opinion qui est en conflit (reacuteel et non
pas seulement possible bien entendu) avec une autre opinion peut-elle encore compter
comme un ἔνδοξον ou bien est-elle inapte agrave ecirctre compteacutee comme telle du seul fait de sa
relation de conflit raquo169 Partant bien que J Brunschwig conclue en posant que laquo lhypothegravese
dune possibiliteacute de conflit entre ἔνδοξα ne trouve pas dappui dans la notion de degreacutes
dendoxaliteacute raquo170 encore faut-il se demander puisquil ny a pas de conflit entre les laquo vrais raquo
ἔνδοξα ndash car un conflit viendrait saper leur valeur eacutepisteacutemologique ndash et que selon E Berti165 Ibid P 84166 Ibid167 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique eteacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77168 Ibid p 85169 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin
Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la RechercheScientifique Paris 1990 p 245
170 Ibidem P 252
53
Aristote use de la meacutethode dialectique en prenant appui sur les ἔνδοξα dans ses traiteacutes
combien et quels sont les ἔνδοξα reacuteellement utiliseacutes par Aristote dans ses traiteacutes
philosophiques et scientifiques Les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees en Physique I sont-elles des
ἔνδοξα Si oui comment peuvent-elles ecirctre en contradiction avec les thegraveses heacuteracliteacuteennes
Ces derniegraveres sont-elles alors des ἔνδοξα ou des ἀδόξα Comment consideacuterer un thegravese
exposeacutee par Aristote comme veacuteritablement endoxale
E Berti na cependant pas toujours soutenu une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα en
fonction de leur degreacute de probabiliteacute cest-agrave-dire une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque aux
ideacutees admises en tant que probables En effet dans un article preacuteceacutedent intituleacute laquo Lutiliteacute de
la dialectique pour les sciences raquo E Berti comprend que les ἔνδοξα ont une valeur
eacutepisteacutemologique non laquo par soi raquo en fonction de leur degreacute de probabiliteacute mais par leur
coheacuterence geacuteneacuterale Fondant tout comme G E L Owen et exactement dans le mecircme sillage
sa thegravese sur le passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII 1145b1 et suivantes171 E Berti eacutecrit
La thegravese que je propose [hellip] est que le critegravere indiqueacute par Aristote comme suffisant
pour attribuer aux ἔνδοξα une valeur de veacuteriteacute et donc agrave la dialectique une base
eacutepisteacutemologique satisfaisante pour rendre service aux sciences nest pas constitueacute par
le degreacute dendoxaliteacute de ses preacutemisses mais par leur coheacuterence non simplement avec
dautres ἔνδοξα mais avec la plupart dentre eux En dautres mots ce qui rend digne
de confiance un ἔνδοξον au point de vue des sciences ce nest pas son degreacute
dendoxaliteacute cest-agrave-dire la quantiteacute ou la qualiteacute des personnes qui le partagent mais
la quantiteacute et la qualiteacute des autres ἔνδοξα avec lesquels il est ou nest pas compatible172
Les ἔνδοξα constitueraient donc une sorte de laquo monde coheacuterent raquo un monde en reacuteseau dont le
tissu fait de liens laquo rhizomatiques raquo attribuerait ou refuserait agrave chacune des conclusions
syllogistiques leur valeur eacutepisteacutemologique comme si ce reacuteseau endoxal eacutetait lui-mecircme
garant de sa propre valeur pour les sciences Mais cela signifierait alors quelque chose de plus
global agrave propos du projet philosophique dAristote si la dialectique est fondamentale dans les
traiteacutes scientifiques du Stagirite comme le laisse entendre une lecture posant la valeur
eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα alors la philosophie dAristote preacutetendrait trouver la veacuteriteacute dans
ce quon dit et ce quon croit comme si son projet eacutetait pour reprendre une expression de
Marta Nussbaum dans une approche comparative entre les philosophies de Platon et
dAristote celui de laquo sauver ce monde dapparences raquo En effet M Nussbaum qui partage
beaucoup des thegraveses de G E L Owen en ce domaine dans le chapitre laquo Saving Aristotles
appearances raquo de son ouvrage The Fragility of Goodness commence de la mecircme maniegravere
que G E L Owen et E Berti par eacutetudier le ceacutelegravebre passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII
1145b1 et suivantes Cest selon elle dans ce passage quAristote expose sa meacutethode en
171 Citeacute page 36172 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in Dialectique Physique et Meacutetaphysique eacutetudes
sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p 35
54
science qursquoil laquo pose ce qursquoil appelle φαιυόμενα raquo173 avec bien entendu ce double sens quil
faut comprendre de φαιυόμενον depuis larticle Thitenai ta phainomena de G E L Owen
Mais ce passage est aussi pour la commentatrice caracteacuteristique du projet philosophique
aristoteacutelicien sauver les laquo apparences raquo [φαιυόμενα] en fondant leur veacuteraciteacute En effet M
Naussbaum eacutecrit
Lorsque Aristote deacuteclare que son but en science et en meacutetaphysique aussi bien
qursquoen eacutethique est de sauver les apparences et leur veacuteriteacute il nrsquoest pas alors en train de
dire quelque chose drsquoaiseacute et drsquoacceptable [hellip] Il srsquoengage agrave eacutetablir son travail
philosophique dans un lieu duquel Platon et Parmeacutenide ont passeacute leur carriegravere agrave
srsquoingeacutenier de sortir Il insiste sur le fait qursquoil trouvera la veacuteriteacute au sein de ce que nous
disons voyons et croyons plutocirct que laquo loin des sentiers battus de lrsquoecirctre humain raquo (pour
reprendre le mot de Platon) ailleurs raquo174
Ainsi proche des thegraveses de G E L Owen et de lAnalytique moderne M Nussbaum (mais
aussi E Berti qui semble accreacutediter une telle thegravese) paraicirct faire du projet aristoteacutelicien la
volonteacute de sauver ce monde dapparences (dans sa dualiteacute signifiante de laquo ce qui apparaicirct raquo et
de laquo ce qui est dit raquo) ce monde de choses et dideacutees partageacutees constituant une sorte de socle
commun garant dune certaine communauteacute humaine dune langue commune entre les
hommes et dont la valeur pour Aristote deacutepasserait celle de la veacuteriteacute scientifique la plus
strictement empirico-analytique comme si le Stagirite eacutetait effrayeacute par la deacutechirure de cette
communauteacute de ce langage commun due au rejet (platonicien et socratique) des opinions et
ideacutees partageacutees dans le domaine du faux et du faux-semblant Telle est linterpreacutetation plus
large que nous pouvons tirer de lideacutee de E Berti selon laquelle cest une coheacuterence entre les
ἔνδοξα qui fournit agrave ces derniegraveres leur valeur eacutepisteacutemologique un monde coheacuterent de choses
dites qui par leur coheacuterence se poseraient comme vraies
Il est donc possible de tenir pour laquo proche du vrai raquo voire comme vrai laquo dans la
plupart des cas raquo les ἔνδοξα et donc de commencer agrave envisager la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique Cependant les deux thegraveses quasiment contradictoires de E Berti tentant tour agrave
tour dattribuer agrave lἔνδοξον une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque de par sa probabiliteacute ou
bien extrinsegraveque en fonction de sa coheacuterence relative agrave dautres ἔνδοξα attestent par leur
diffeacuterence de la difficulteacute dune telle entreprise La valeur eacutepisteacutemologique dune ideacutee admise
ne va pas de soi Ainsi nous pouvons peut-ecirctre ici objecter que dans les Topiques ce
caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de probabiliteacute permet surtout de souligner dans le texte
173 Traduction personnelle de laquo to set down what he calls φαιυόμενα raquo Martha Nussbaum The Fragility ofGoodness luck and ethics in Greek tragedy and philosophy Cambridge University Press Cambridge 1986p240
174laquo When Aristotle declares that his aim in science and metaphysics as well as in ethics is to save appearancesand their truth he is not then saying something cozy and acceptable [hellip] He promises to do hisphilosophical work in a place from which Plato and Parmenides had spent their careers contriving an exit Heinsists that he will find his truth inside what we say see and believe rather than ldquofar from the beaten path ofhuman beingrdquo (in Platos word) ldquoout thererdquo raquo Martha Nussbaum Ibidem p 242-243
55
que nous citions175 105b10-18 un aspect psychologique fondamental de lentretien
dialectique Le terme laquo psychologique raquo est agrave prendre ici avec beaucoup de preacutecautions il ne
sagit pas de faire de la dialectique une activiteacute hautement psychologique ni au sens
aristoteacutelicien ni au sens moderne du terme Cependant il semble bien quune certaine
psychologie de linterlocuteur soit deacuteterminante dans lentretien dialectique En effet Aristote
dit bien que lrsquoon peut laquo poser comme un principe et comme une thegravese admise176 tout ce qui agrave
premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les interlocuteurs
accordent [τιθέασι] une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se veacuterifie
pas raquo177 Puisque la preacutemisse dialectique nest justement pas neacutecessaire eacutevidente il faut faire
en sorte quelle soit admise par linterlocuteur Dailleurs quel serait linteacuterecirct de citer le tenant
dune opinion (par exemple Empeacutedocle en 105b) si ce nest dans une perspective
psychologique de faire admettre agrave linterlocuteur une ideacutee endoxale ou mecircme une thegravese
paradoxale ndash dont Aristote considegravere quelle peut ecirctre poseacutee comme preacutemisse si elle est
soutenue par quelquun de ceacutelegravebre Pour poser une preacutemisse dialectique il faut prendre en
compte la psychologie de son interlocuteur mais aussi celles de larbitre et du public qui
entourent lentretien178 et faire en sorte que ces derniers admettent la preacutemisse comme
endoxale laquo Psychologiquement raquo linterlocuteur acceptera plus facilement une ideacutee comme
la preacutemisse dun syllogisme dialectique si par exemple elle est probable cest-agrave-dire quelle
semble se veacuterifier dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas ou bien si de ceacutelegravebres
personnages lont soutenue Laspect central et deacutefinitionnel de lἔνδοξον nest pas tant celui
decirctre probable que celui decirctre accepteacute accreacutediteacute par la majoriteacute J Brunschwig traduit
dailleurs agrave trois reprises laquo θείη ἄν raquo179 optatif aoriste troisiegraveme personne du singulier de
τίθημι modaliseacute avec ἄν par laquo toute chance decirctre accepteacute raquo comme un truchement ingeacutenieux
pour rendre compte dans les trois extraits que nous citions drsquoun potentiel Car ce quil faut
surtout comprendre cest que pour Aristote une opinion peut ecirctre potentiellement endoxale
dans la mesure ougrave elle est accepteacutee ou du moins agrave la condition ougrave elle ne contredit pas
laquo lopinion du plus grand nombre raquo τῶν πολλῶν δόξαις et si jamais elle contredit cette
opinion geacuteneacuterale si elle est paradoxale elle peut ecirctre poseacutee si et seulement si quelquun de
ceacutelegravebre la tenue
Tout semble donc se passer comme si lendoxaliteacute dune opinion eacutetait garantie voire
permise non par sa laquo probabiliteacute raquo dans un sens proche ou eacuteloigneacute de celui de laquo veacuteriteacute raquo mais175 Page X176 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par
laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle
177 105b10 et suivantes178 Cet aspect psychologique de la dialectique se retrouve dailleurs dans les diffeacuterents conseils quAristote donne
aux questionneurs et reacutepondants dans le Livre VIII des Topiques179 103b11 104a34 105b17-18
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par la totaliteacute ou presque des hommes ou des speacutecialistes La dialectique semble donc devoir
avoir pour point de deacutepart une preacutemisse qui ne doive en rien heurter une sorte drsquolaquo a priori raquo
non pas laquo conceptuel raquo pour reprendre les mots de G E L Owen180 mais laquo doxique raquo une
preacutemisse qui ne soit pas paradoxale qui ne bouscule pas les opinions dominantes qui ne
contredise pas laquo les eacutevidences communes raquo [ταicircς φαινομέυαις] (105b1) et ce mecircme si au
demeurant elle semble probable Le caractegravere endoxal dune opinion ou dune ideacutee ne lui
appartient pas en droit mais en fait et comme leacutecrit encore J Brunschwig laquo les eacutenonceacutes
laquo endoxaux raquo sont ceux qui ont des garants reacuteels qui sont autoriseacutes ou accreacutediteacutes par
lrsquoadheacutesion effective que leur donnent soit la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes soit la
totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des σοφοί [hellip] raquo181 σοφοί eacutetant agrave entendre ici non comme les
sages les philosophes ou les savants mais plutocirct comme les speacutecialistes en chaque domaine
les meacutedecins les geacuteomegravetres etc qui sopposent aux πολλοί comme laquo leacutelite [soppose] au
grand nombre lintelligentsia agrave la moyenne des hommes raquo eacutecrit encore J Brunschwig182 La
valeur endoxale dune opinion ne tient peut-ecirctre pas tant au lien quelle entretient avec le vrai
quagrave laccreacuteditation de cette opinion agrave devenir une preacutemisse dialectique Ce nest pas la
probabiliteacute la vraisemblance ou le caractegravere laquo proche du vrai raquo qui permet de poser une ideacutee
comme endoxale mais cest le fait quelle soit partageacutee Cest une sorte de garant encore ici
collectif intellectuel culturel ou peut-ecirctre seulement humain qui permet ou refuse
lendoxaliteacute dune opinion
Il est en effet difficile de consideacuterer comme laquo proche du vrai raquo la preacutemisse dialectique
preacutemisse eacutetant ici entendue comme la mise sous forme interrogative dune ideacutee endoxale
Aristote preacutecise dailleurs que
Ce serait une erreur en effet de consideacuterer toute preacutemisse et tout problegraveme comme
dialectique de fait personne de senseacute ne proposerait comme preacutemisse une opinion
universellement rejeteacutee ni ne poserait comme problegraveme une question parfaitement
claire pour tout le monde [hellip]183
Leacutevidence ou la probabiliteacute ne semblent pas ecirctre prises en consideacuteration dans lendoxaliteacute
dune ideacutee ce qui compte cest quelle soit partageacutee et quelle puisse donner lieu agrave deacutebat et
ce mecircme si elle est fausse De plus les exemples que donne Aristote de preacutemisses ou de
problegravemes dans la suite de ce texte sont de trois sortes laquo Parmi les preacutemisses certaines sont
eacutethiques dautres sont physiques dautres enfin sont logiques raquo Eacutethique laquo doit-on
obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux lois en cas de discordance raquo Logique laquo les
contraires relegravevent-ils ou non du mecircme savoir raquo Enfin physique laquo le monde est-il eacuteternel
180 Owen G E L laquo Thitenai ta phainomena raquo op cit p 85181 Brunschwig Topiques Tome I note 3 p113-114182 Brunschwig Ibidem note 1 p114183 Topiques I 10 104a2-7
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ou non raquo184 Chacune de ces preacutemisses est donc la forme interrogative dune ideacutee partageacutee et
admise par la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des
savants sinon des plus illustres dentre eux ou des plus admis comme autoriteacute Une ideacutee
personnelle novatrice non admise ou ne faisant pas autoriteacute mecircme une ideacutee eacutevidente
probable voire vraie ne pourrait preacutetendre devenir une preacutemisse dialectique ou bien un
ἔνδοξον puisquen derniegravere instance seul le plus laquo grand nombre raquo donne agrave lideacutee son
caractegravere endoxale Il semble que la preacutemisse dialectique et lἔνδοξον soient peut-ecirctre
eacutepisteacutemologiquement laquo hors concours raquo Degraves lors cette valeur proposeacutee par E Berti ne va pas
de soi et la fragiliteacute de celle-ci risque de saper les fondations dune preacutetendue valeur
eacutepisteacutemologique plus geacuteneacuterale de la dialectique
Laspect collectif du jeu de la dialectique est sans doute lun des critegraveres les plus
importants pour comprendre la diffeacuterence entre dialectique et philosophie chez Aristote Mais
dans le mecircme temps cet aspect constitue un eacutecueil pour les tenants dune dialectique
eacutepisteacutemologiquement forte au sein des traiteacutes de science et de philosophie du Stagirite En
effet le livre VIII des Topiques souvre sur quelques conseils pratiques agrave lusage du
questionneur mais en mecircme temps quil dispense ses conseils Aristote eacutetablit une distinction
claire entre le dialecticien et le philosophe
Il faut dabord quand on sapprecircte agrave formuler les questions trouver le lieu agrave partir
duquel il convient dargumenter deuxiegravemement formuler les questions et les mettre
en ordre une par une pour soi-mecircme [πρὸς ἑαυτόν] enfin et troisiegravemement les poser
de vive voix cette fois pour lautre [πρὸς ἕτερον] Tant quil sagit de trouver le lieu la
recherche relegraveve agrave titre semblable du philosophe et du dialecticien mais se mettre agrave
ranger ces points en ordre et agrave formuler les questions [τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν] est
propre au dialecticien car tout ce qui est de ce type sadresse agrave un autre [πρὸς ἕτερον]
Au philosophe qui cherche par lui-mecircme [καθἑαυτὸν] il importe nullement si alors
que sont vraies et bien connues les preacutemisses par le biais desquelles se fait sa
deacuteduction le reacutepondant ne les accorde pas parce quelles sont proches de ce qui a eacuteteacute
poseacute au deacutebut et quil preacutevoit ce qui va en reacutesulter [hellip]185
Malgreacute les nombreuses difficulteacutes que soulegraveve ce texte il semble que la ligne de deacutemarcation
entre le philosophe et le dialecticien se trace gracircce agrave deux actions τάττειν cest-agrave-dire
laquo ranger raquo laquo ordonner raquo186 les diffeacuterentes questions ou preacutemisses que le questionneur veut
poser au reacutepondant puis ἐρωτηματίζειν cest-agrave-dire laquo poser les questions agrave linterlocuteur
pour lamener agrave une conclusion raquo187 les formuler agrave haute voix pour lautre laquo πρὸς ἕτερον raquo184 Topiques I 14 105b20-25185 Aristote Topiques Tome II Trad Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 livre VIII 155b1-16186 Le Grands Bailly p 1899-1900187 Le Grand Bailly p 813
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Cependant comme lexplique J Brunschwig188 bien que cet aspect πρὸς ἕτερον de la
dialectique soit dune importance capitale la dialectique nest pas quune relation agrave autrui En
effet laspect laquo collectif raquo neacutepuise pas toute la dialectique puisquelle se double dun aspect
preacutealablement laquo taxinomique raquo Lactiviteacute du questionneur dialecticien comprend trois temps
dont les deux derniers lui sont propres un premier temps durant lequel il faut trouver le lieu
agrave partir duquel il convient dargumenter un deuxiegraveme temps dorganisation des questions dans
un ordre bien particulier pour soi-mecircme puis un troisiegraveme temps ougrave il faut formuler ces
questions pour autrui Cependant τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν sont laquo le propre raquo [ἴδιον] du
dialecticien et semblent bien distinguer ici en Topiques 155b1-16 la dialectique de la
philosophie puisque le philosophe ne se soucie pas des reacuteactions de ses interlocuteurs eacutetant
donneacute que lui ne joue pas agrave la dialectique Le philosophe ne soumet pas les preacutemisses de ses
syllogismes agrave lautoriteacute du plus grand nombre Mais un problegraveme se pose alors si τάττειν καὶ
ἐρωτηματίζειν sont deux activiteacutes laquo propres raquo agrave la dialectique cela signifie-t-il que la
philosophie norganise ni ne formule aucune questions pour autrui En effet si nous
comprenons que ces deux activiteacutes sont laquo le propre raquo de la dialectique tel quAristote deacutefinit
le laquo propre raquo en Topiques I5 102a18-19 cest-agrave-dire comme ce qui laquo sans exprimer
lessentiel de lessence de son sujet nappartient pourtant quagrave lui raquo alors la philosophie doit-
elle se comprendre seulement comme une activiteacute solitaire anarchique car non organiseacutee et
silencieuse
Un texte de Meacutetaphysique Γ2 permet dune part de reacutepondre agrave cette question et
dautre part de comprendre un autre aspect fondamental de la dialectique son caractegravere
peirastique En effet en 1004b1-25 Aristote propose une autre distinction entre la
philosophie la sophistique et la dialectique Et il appert que pour le Stagirite la diffeacuterence
entre ces trois disciplines nest pas une diffeacuterence de forme mais une diffeacuterence de
laquo finaliteacute raquo et que la philosophie a pour fin dexaminer le vrai
En voici une preuve les dialecticiens et les sophistes revecirctent la mecircme apparence que
le philosophe car la sophistique nest quun semblant de sagesse et les dialecticiens
argumentent sur tout or lecirctre est commun agrave tout et agrave leacutevidence ils argumentent sur
ces questions parce quelles sont propres agrave la philosophie En effet la sophistique et la
dialectique tournent autour du mecircme genre que la philosophie mais la philosophie
diffegravere de la dialectique par la faccedilon dutiliser sa capaciteacute de la sophistique par le
choix de vie La dialectique met agrave leacutepreuve lagrave ougrave la philosophie apprend agrave connaicirctre
tandis que la sophistique paraicirct apprendre agrave connaicirctre mais ne le fait pas189
Ce texte peut ecirctre rapprocheacute de Topiques I1 100a25-101a4 dans lequel Aristote reformule
la distinction entre philosophie dialectique et sophistique mais cette fois-ci du point de vue
188 Aristote Topiques Tome II note 3 p 263-264189 Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et Anick Jaulin op cit p 150 nous soulignons
59
de la maniegravere dont ces trois laquo activiteacutes raquo font des syllogismes Le raisonnement deacuteductif 190
procegravede daffirmations vraies et premiegraveres eacutevidentes par elles-mecircmes Le raisonnement
dialectique procegravede des fameux ἔνδοξα Et la deacuteduction eacuteristique ou sophistique prend pour
point de deacutepart laquo des ideacutees qui se preacutesentent comme des ideacutees admises sans en ecirctre
reacuteellement raquo ou se preacutesente laquo comme une deacuteduction sans en ecirctre une raquo191 La sophistique se
caracteacuterise dans cet extrait des Topiques par un faux-semblant volontaire cette volonteacute de
laquo cacher son jeu raquo de faire croire agrave ses interlocuteurs quelle est comme la philosophie et
comme la dialectique Et si Meacutetaphysique Γ2 nous permet dexclure la sophistique de toute
preacutetention philosophique ou scientifique en en faisant un laquo semblant de sagesse raquo ndash
eacutethiquement drsquoune part puisque la sophistique diffegravere de la philosophie par laquo le choix de
vie raquo et drsquoautre part syllogistiquement car ses raisonnements nont que lapparence de
syllogismes ndash ce texte permet aussi de preacuteciser et dans le mecircme temps de rendre plus
complexe les rapports que la dialectique entretient avec la philosophie Dialectique et
philosophie ont toutes deux la mecircme forme la dialectique argumente sur tout parce que les
questions quelle se pose sont justement propres agrave la philosophie Degraves lors nous pouvons
peut-ecirctre eacutetablir ainsi une laquo homonymie de forme raquo entre dialectique et philosophie alors de
facto ce qui est propre agrave la dialectique τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν par exemple est propre
aussi agrave la philosophie Car la diffeacuterence entre ces deux activiteacutes ne tient pas agrave leur forme elles
ont en effet la mecircme en partage mais agrave lutilisation quon en fait laquo agrave la faccedilon dutiliser sa
capaciteacute raquo capaciteacute propre agrave lecirctre humain de faire de la dialectique et de la philosophie
Dune part le philosophe use de cette capaciteacute pour apprendre dautre part le dialecticien use
de celle-ci pour laquo mettre agrave leacutepreuve raquo
La distinction entre philosophie et dialectique se comprend donc dans une diffeacuterence
de laquo perspective raquo de but de finaliteacute Elles ont la mecircme forme et semble-t-il si nous
acceptons une laquo homonymie formelle raquo entre philosophie et dialectique ce qui est propre agrave
lune est propre agrave lautre bien quelles naient pas la mecircme fin Et peut-ecirctre que la meacutethode
dialectique peut fonder les principes des sciences justement par cette laquo homonymie raquo entre
philosophie et dialectique Cependant ce texte de Meacutetaphysique Γ2 a poseacute de nombreux
problegravemes aux interpregravetes qui soutiennent le caractegravere dialectique fondamental de la science
et de la philosophie chez Aristote car ce dernier y seacutepare clairement la philosophie de la
dialectique bien que celles-ci partagent une certaine homonymie (la dialectique ayant pour
fin de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo quand la philosophie laquo apprend agrave connaicirctre raquo) Pour reacutesoudre ce
problegraveme et continuer de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode scientifique et
190 Le raisonnement deacuteductif est scientifique certes mais la frontiegravere entre science et philosophie estparticuliegraverement incertaine chez Aristote ainsi comme le livre E de la Meacutetaphysique dans lequel le motlaquo philosophie raquo est utiliseacute au sens de ἐπιστήμη (126a19) nous maintenons pour le moment ici leacutequivoqueentre science et philosophie
191 100b23-29
60
philosophique les tenants du dialectic turn ont ducirc proposer une distinction entre plusieurs
types de dialectique TH Irwin192 considegravere par exemple que ce passage de Meacutetaphysique
Γ2 doit ecirctre compris dans une strateacutegie antiplatonicienne seacuteparant la dialectique de la
philosophie La dialectique dont il est question en Meacutetaphysique Γ2 serait une pure
dialectic cest-agrave-dire celle deacutecrite dans les Topiques deacutepourvue de toute valeur
eacutepisteacutemologique car trop deacutependante aux δοκούντα et qui se distinguerait dune strong
dialectic mise en œuvre dans les recherches scientifiques et fondeacutee sur de vraies preacutemisses
ou des preacutemisses laquo semblables raquo au vrai des ἔνδοξα Cette distinction entre pure et strong
dialectic permet aussi de contourner le hiatus ducirc agrave laspect collectif (questionneurreacutepondant)
de la dialectique qui ne se retrouve guegravere dans les traiteacutes scientifiques La dialectique de
Meacutetaphysique Γ2 serait donc une dialectique socratique critique dialogique cest-agrave-dire
structureacutee autour des rapports du questionneur et du reacutepondant incapable de connaicirctre mais
seule capable de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo et la laquo philosophie raquo serait quant agrave elle lautre nom de
cette dialectique forte dont la tacircche est dexaminer le vrai et qui semble pouvoir se pratiquer
seul Cette thegravese peut ecirctre eacutetayeacutee par un extrait de Meacutetaphysique M4 dans lequel Aristote
montre la laquo faiblesse raquo de la dialectique socratique que lon peut degraves lors comprendre comme
plus faible que la dialectique aristoteacutelicienne
Mais Socrate cherchait avec raison le ce que cest car il cherchait agrave construire des
deacuteductions et le principe des deacuteductions est le ce que cest En effet la dialectique en ce
temps lagrave neacutetait pas assez forte pour pouvoir examiner les contraires mecircme
indeacutependamment du ce que cest et pour dire si les contraires relegravevent de la mecircme
science193
Une dialectique forte serait donc une dialectique fondeacutee sur le ce que cest une dialectique
scientifique dont les syllogismes seraient apodictiques cest-agrave-dire fondeacutes sur des ἔνδοξα dont
nous avons compris quils pouvaient avoir une valeur eacutepisteacutemologique en fonction du sens
que nous accordons au mot laquo probable raquo chez Aristote Et la distinction entre laquo dialectique raquo
et laquo philosophie raquo en Meacutetaphysique Γ2 sentend alors comme la distinction entre pure
dialectic et strong dialectic De fait il y aurait une stricte analogie entre la philosophie et la
strong dialectic Diviser ainsi la dialectique en plusieurs types en fonction du contexte de son
utilisation est lune des strateacutegies deacuteveloppeacutees par les tenants du Dialectic turn pour reacutesoudre
les contradictions du texte aristoteacutelicien Une telle distinction entre pure et strong dialectic
permet notamment agrave E Berti deacutecrire laquo Par conseacutequent la tacircche quAristote attribue agrave la
science de lecirctre en tant quecirctre se deacuteroule selon des proceacutedeacutes explicitement deacutecrits comme
dialectiques raquo194 R Bolton par exemple soppose sur ce point agrave T H Irwin et considegravere que
192 T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988193 1078b23-27194 E Berti laquo Philosophie dialectique et sophistique en Meacutetaphysique Γ2 raquo in Dialectique Physique et
Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p47
61
cest justement la peirastique en tant quactiviteacute fondeacutee sur ce qui est le plus endoxal ndash les
endoxotata ndash et dont le but est seulement de mettre agrave leacutepreuve qui est le proceacutedeacute de la
dialectique le plus laquo scientifique raquo puisque celle-ci a selon lui la fonction de laquo justifier les
thegraveses scientifiques raquo195 La peirastique srsquooppose pour R Bolton agrave la laquo dialectique au sens
strict raquo qui elle est deacutepourvue de toute valeur eacutepisteacutemologique La distinction entre deux ou
plusieurs dialectiques semble permettre une analogie entre la philosophie et une dialectique
forte et si Aristote seacutepare philosophie et dialectique en Meacutetaphysique Γ2 ce nest que pour
deacutebouter une certaine dialectique qui nest selon T H Irwin que peirastique cest-agrave-dire qui
na pour seul but que de mettre agrave leacutepreuve les arguments adverses La peirastique eacutetant
personnifieacutee par Socrate en Meacutetaphysique M4 elle est incapable de connaicirctre agrave la
diffeacuterence dune dialectique forte Mais Aristote permet-il veacuteritablement de distinguer
plusieurs sortes de dialectique R Bolton pour infeacuterer cette ideacutee sappuie sur les services
rendus par la meacutethode topique selon Topiques I2 Il considegravere quaux diffeacuterents services se
rapportent diffeacuterentes dialectiques au service gymnastique une dialectique gymnastique au
service laquo scientifique raquo (qui inteacuteresse les notions premiegraveres des sciences) une dialectique non
gymnastique196 Pourtant J Brunschwig critique cette lecture Selon lui en effet
La meacutethode dialectique agrave laquelle on sentraicircne dans lusage laquo gymnastique raquo nest pas
une autre dialectique ou une autre forme de dialectique ou une dialectique gouverneacutee
par dautres regravegles que celle que lon pratique selon les Topiques eux-mecircmes agrave des
fins seacuterieuses et non laquo gymnastiques raquo197
Degraves lors reacutesoudre les incoheacuterences du texte aristoteacutelicien agrave propos de la dialectique dans le
but dassurer un usage scientifique de cette derniegravere en distinguant plusieurs laquo types raquo de
dialectiques ne va pas de soi et reste difficilement soutenable Sans tirer de conclusions trop
hacirctives sur ces deux (deux eacutetant un nombre a minima) dialectiques ayant des fonctions
diffeacuterentes ndash car il ne faut pas selon M Crubellier et P Pellegrin laquo seacuteparer de maniegravere trop
eacutetanches les diverses fonctions de la dialectique raquo198 ndash retenons pour le moment dune part
que la dialectique a un aspect collectif indeacuteniable mais aussi une fonction critique
peirastique et dautre part que les thegraveses de T H Irwin ou de R Bolton ont le meacuterite
incontestable de reacutepondre agrave de difficiles incoheacuterences du texte aristoteacutelicien Il importe peu
pour le moment de savoir si cette fonction peirastique constitue lessence dune certaine
dialectique non scientifique opposeacutee agrave une dialectique forte ou inversement la dialectique
reste une activiteacute de laquo mise agrave leacutepreuve raquo mais ses fonctions sont sans doute plurielles
195 R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pellegrin PierreBiologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la Recherche ScientifiqueParis 1990 p 185-236
196 CF R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo op cit pp 200-201197 J Brunscchwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin
Pierre op cit p 257198 M Crubellier et P Pellegrin Aristote op cit p 140
62
Aristote insiste dailleurs beaucoup sur le caractegravere peirastique de la dialectique dans les
Reacutefutations sophistiques Largument peirastique y est preacutesenteacute comme celui qui deacuteduit laquo une
contradiction agrave partir des opinions qui font autoriteacute raquo (2 165b4)199 De plus la peirastique
laquo est une partie de la dialectique et elle est capable de deacuteduire une conclusion fausse en se
servant de lignorance de celui qui rend compte de sa thegravese raquo (8 169b25-27) Enfin Aristote
considegravere que laquo la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute raquo et que de fait elle
laquo sapplique agrave tout raquo elle nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et peut ecirctre
pratiqueacutee par tout le monde avec plus ou moins de meacutethode (11 172a25-28)
En effet tous les arts utilisent eacutegalement certaines notions communes Cest pourquoi
tous les hommes y compris de simples particuliers font usage dune certaine maniegravere
de la dialectique et de la peirastique car tous jusquagrave un certain point tentent
dexaminer ceux qui professent un art (11172a29-33)
Ainsi la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα coupleacutee agrave lideacutee dune dialectique forte
parente de la philosophie et de la science agrave la diffeacuterence de la peirastique qui na pour tacircche
que de critiquer sans rien fonder permet de comprendre lultime service rendu selon les
Topiques I2 par la dialectique aux sciences ou plus exactement aux laquo notions premiegraveres de
chaque science raquo
Que notre traiteacute soit utile enfin aux connaissances de caractegravere philosophique cela
sexplique du fait que lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en
argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en
chaque matiegravere le vrai et le faux Mais on peut encore en attendre un service de plus
qui inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science [πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ
ἑκάστην ἐπιστήμην] Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant
sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les
principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si
lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune
de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave
elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de
toutes les disciplines200
Bien que ce texte semble proposer deux services distincts rendus par le traiteacute des Topiques et
non un seul E Berti dans son article intituleacute laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo
comprend quil y a une uniteacute entre ces deux services preacutetendument diffeacuterents En effet
Nous ne sommes pas en preacutesence de deux services ou de deux utiliteacutes diffeacuterentes
mais la dialectique est utile aux connaissances de caractegravere philosophique cest-agrave-dire
aux sciences aussi bien parce que deacuteveloppant les apories dans les deux sens elle
199 Aristote Reacutefutations Sophistiques trad Myriam Hecquet GF Flammarion Paris 2015200 101a34-101b4
63
nous fait discerner plus facilement le vrai et le faux que parce que gracircce agrave sa vocation
examinatrice elle nous ouvre laccegraves aux principes de toutes les disciplines201
Ces deux utiliteacutes de la dialectique sont donc compleacutementaires et reacuteductibles agrave une seule
deacutecouvrir les principes de toutes les disciplines de toutes les sciences Mais par quel proceacutedeacute
la dialectique peut-elle deacutecouvrir les principes E Berti est sur ce point tout agrave fait clair la
dialectique deacutecouvre les principes des sciences par le proceacutedeacute laquo normal raquo celui qui laquo deacuteduit
des conclusions agrave partir des ideacutees admises raquo en tant que laquo seul proceacutedeacute dont on dispose pour
chercher les principes raquo202 Puisque les laquo ideacutees admises raquo ont degraves lors une valeur
eacutepisteacutemologique raisonner agrave partir delles en deacuteveloppant des apories permet de deacutecouvrir les
principes des sciences Certes Aristote nuance le caractegravere exclusivement dialectique de cette
tacircche En effet deacutecouvrir les principes des sciences est propre agrave la dialectique laquo ou du moins
agrave elle principalement raquo [ἴδιον ᾒ μάλιστα οἰκεicircον] eacutecrit-il en Topiques I2 101b2 Cependant
E Berti ne semble pas consideacuterer cette concession comme probleacutematique car elle est pour lui
surtout laquo pleacuteonastique raquo et ne remet pas en cause sa theacuteorie selon laquelle il reste eacutetabli que
laquo la dialectique permet de deacutecouvrir les principes des sciences raquo et ce par un proceacutedeacute tout agrave
fait normal deacutevelopper des apories agrave partir dideacutees admises proceacutedeacute qui nous permet de
deacutecouvrir le vrai et le faux203 Tels sont donc les diffeacuterents eacuteleacutements gracircce auxquels nous
pouvons attribuer cette valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique
Cette fonction preacutesumeacutee de la dialectique deacutecouvrir les principes des sciences par le
deacuteveloppement dapories agrave partir dopinions admises est selon E Berti qui reprend
lexpression de R Bolton laquo le fondement eacutepisteacutemologique raquo204 de la dialectique
aristoteacutelicienne Cependant pour E Berti lillustration la plus claire de cette fonction de la
dialectique en science ne se trouve ni dans les Topiques ni dans les Reacutefutations sophistiques
ni mecircme dans la Rheacutetorique En effet selon lui la plus brillante illustration de cette fonction
scientifique doit ecirctre rechercheacutee dans les traiteacutes scientifiques eux-mecircmes lagrave ou cet usage se
deacuteploie veacuteritablement Cest en effet ainsi quil conclut son article sur lutiliteacute de la dialectique
pour la science
En conclusion la base eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne est
constitueacutee par le fait que la plupart des ἔνδοξα sont aussi vrais et pour cette raison ils
permettent de voir entre deux thegraveses opposeacutees dont on a tireacute les conseacutequences laquelle
est la vraie et laquelle est la fausse lune eacutetant celle dont les conseacutequences saccordent
avec la plupart des ἔνδοξα lautre celle dont les conseacutequences les contredisent Le
201 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30202 Ibidem p 30-31 Il semble que dans cet article preacutecis E Berti ne fasse pas de diffeacuterence entre une
dialectique forte et la peirastique dans la deacutecouverte des principes des sciences Retenons quici la dialectiquedeacutecouvre les principes par un proceacutedeacute laquo normal ndash pour la dialectique raquo celui de deacutevelopper des apories nouspermettant de deacutecouvrir le vrai et le faux
203 Ibid p 32204 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique et
eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne op cit
64
mecircme proceacutedeacute peut ou doit ecirctre appliqueacute dans la recherche des principes des sciences
pour voir entre deux thegraveses opposeacutees et eacutegalement candidates au titre de principe
cest-agrave-dire de preacutemisse vraie laquelle est la vraie et laquelle est la fausse205
Ainsi puisquil faut selon E Berti rechercher lapplication du proceacutedeacute dialectique dans la
deacutecouverte des principes des sciences nous nous proposons dans les pages qui suivent
drsquoeacutetudier un cas particulier dont il est admis de le consideacuterer comme lun des plus
paradigmatiques de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique en science le livre I de la
Physique qui procegravede dans un premier temps agrave la reacutefutation de la doctrine eacuteleacuteatique et dans
un second temps agrave leacutetablissement des principes de la physique206 Bien que ce texte soit un
veacuteritable locus classicus du deacutesaccord entre les speacutecialistes dAristote nous nous proposons
de linterroger pour appreacutecier sil accreacutedite ou non la thegravese selon laquelle la meacutethode
dAristote dans la recherche des principes des sciences est la meacutethode dialectique La
dialectique permet-elle textuellement en Physique I de deacutecouvrir les principes de la physique
soit le mouvement le repos et le substrat de ce couple de contraires
La reacuteponse agrave cette question soulegraveve un grand nombre de deacutebats et pourrait faire
intervenir une myriade de gloses contradictoires et de textes du corpus aristoteacutelicien aux sens
toujours diffeacuterents Cest dailleurs lune des principales difficulteacutes des eacutetudes
aristoteacuteliciennes proposer une thegravese agrave propos dune question preacutecise chez Aristote qui ne soit
pas contredite par un texte dAristote lui-mecircme Et cest pour faire face agrave cette difficulteacute que
nous faisons le choix de restreindre cette eacutetude au livre I de la Physique et de ne faire
intervenir que deux points de vue sur ce dernier celui de E Berti qui considegravere la dialectique
comme une meacutethode veacuteritablement scientifique en Physique I et celui de R Bolton dont le
point de vue est plus nuanceacute et permet de relativiser lutilisation faite par Aristote de la
dialectique en science
Comme nous lavons dit la Physique souvre sur lexposeacute de la meacutethode dAristote par
une reformulation de la doctrine des Analytiques et lexposition du laquo chemin naturel raquo qui va
de ce qui est plus clair et plus connu pour nous vers ce qui est plus clair et plus connu par
nature Lensemble du livre I a pour rocircle deacutetablir le nombre et la nature des principes de la
science physique une paire de contraire (le mouvement et le repos) deacutefinissant le genre de la
physique et un substrat (la matiegravere) Les objets de la science physique sont donc selon
Physique II les reacutealiteacutes laquo qui possegravedent en elles-mecircmes leur principes de mouvement et
drsquoarrecirct les unes quant au lieu dautres quant agrave laugmentation et agrave la diminution dautres
quant agrave lalteacuteration raquo207 Mais quelle strateacutegie Aristote met-il en place pour eacutetablir ces
principes au cours de ce tregraves deacutebattu livre I 205 E Berti laquo De lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in E Berti op cit p 40
206 Le premier chapitre de la Physique est dun inteacuterecirct particulier car il est aussi selon les Meacuteteacuteorolo-giques I1 louverture de laquo toute lentreprise raquo physique et scientifique dAristote207 Physique II 1 192b14-15 trad Citeacutee Pierre Pellegrin
65
Selon E Berti cette strateacutegie est purement et simplement une application stricte de la
meacutethode dialectique telle quelle est exposeacutee dans les Topiques Et en effet plusieurs eacuteleacutements
corroborent un usage massif de la dialectique en Physique I Degraves le chapitre 2 du livre I agrave
partir de 184b15 Aristote eacutecrit
Mais il est neacutecessaire quil y ait ou bien un seul principe ou bien plusieurs et
sil ny en a quun ou bien quil soit immobile comme le disent Parmeacutenide et Meacutelissos
ou bien quil soit mucirc comme le disent les physiciens certains disant que les premiers
principes cest lair dautre que cest leau208
Dune part Aristote procegravede ici agrave une relative laquo revue raquo des ideacutees admises par ses
preacutedeacutecesseurs dans le domaine de la physique ce qui sapparente agrave un proceacutedeacute de type
dialectique mais dautre part il procegravede agrave une laquo parfaite division dichotomique qui ne
neacuteglige aucune possibiliteacute et les embrasse toutes raquo nous explique E Berti209 Lorigine
dialectique de cette laquo division dichotomique raquo ne fait pour le commentateur aucun doute car
elle repreacutesente le paradigme dun proceacutedeacute typiquement dialectique donnant lieu agrave une
laquo veacuteritable deacutemonstration raquo cest-agrave-dire une deacutemonstration scientifique
Aristote sengage ensuite dans une reacutefutation des doctrines eacuteleacuteatiques Leacuteleacuteatisme et
ses repreacutesentants Parmeacutenide et Meacutelissos niaient non le mouvement tel que nous le
percevons mais le fait quil laquo soit raquo le fait que nous puissions dire laquo le mouvement est raquo
Dans les fragments restitueacutes de son Poegraveme Parmeacutenide eacutecrit laquo Ce qui peut ecirctre dit et penseacute se
doit decirctre car lecirctre est en effet et le neacuteant nest pas raquo Et plus loin laquo En effet lecirctre
embrasse au plus pregraves lecirctre Or il est immobile pris dans les limites de formidables liens il
est sans commencement et il est sans fin car la geacuteneacuteration comme la destruction ont eacuteteacute
eacutecarteacutees loin de lui [] raquo210 Lexamen de cette doctrine niant le mouvement et la plurivociteacute
de lecirctre a pour Aristote un laquo inteacuterecirct philosophique raquo (I2 185a21)211 Mais pour quelle
raison Reacutemi Brague dans un article intituleacute laquo Note sur la deacutefinition du mouvement
(Physique III 1-3) raquo212 a particuliegraverement bien mis en lumiegravere le rapport entre la reacutefutation
des doctrines eacuteleacuteatiques sur le mouvement au livre I et la deacutefinition dudit mouvement au livre
III en tant quelle en constitue le verso Selon R Brague la deacutefinition quAristote eacutetablit du
mouvement en Physique laquo serait le versant positif de ce queacutetablissait neacutegativement la
reacutefutation de leacuteleacuteatisme meneacutee au livre I de la Physique (ch3) et par lagrave elle en constitue la
reacutefutation deacutefinitive raquo213 Il y a un correacutelat entre la deacutefinition du mouvement en Physique III
208 Ibidem 185b15 et suivantes209 laquo E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physique raquo in Berti op cit p 99210 Fragments restitueacutes ligne 1-2 puis 25-31 in Les Preacutesocratiques ed Jean-Paul Dumont Gallimard NRF
Paris 1988 p 260211 Nous reviendrons ulteacuterieurement sur cet laquo inteacuterecirct philosophique raquo de lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques212 Brague Reacutemi laquo Note sur la deacutefinition du mouvement (Physique III 1-3) raquo in La physique dAristote et les
conditions dune science de la nature Colloque organiseacute par le seacuteminaire drsquoEacutepisteacutemologie et dHistoire desSciences de Nice actes eacutediteacutes par Franccedilois de Gandt et Pierre Souffrin Vrin Paris 1991 pp107-120
213 Ibid p 109
66
et la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I ce correacutelat consiste en la neacutecessiteacute de faire du
mouvement un ecirctre En effet les Eleacuteates ne nient pas tant lexistence empirique du
mouvement que la preacutetention du mouvement agrave ecirctre un Ecirctre agrave acceacuteder laquo au statut raquo dEcirctre Degraves
lors il faut quAristote donne une laquo consistance ontologique raquo au mouvement laquo Il lui faut
bien plutocirct montrer que le mouvement a une digniteacute telle quil meacuterite que lon parle de lui en
employant le verbe ldquoecirctrerdquo raquo214 eacutecrit R Brague Ce serait lagrave tout lenjeu de sa deacutefinition du
mouvement au livre III Mais a fortiori la reacutefutation du livre I est la reacutefutation dune neacutegation
ontologique du mouvement Si Aristote cherche agrave reacutefuter les Eleacuteates au livre I de la Physique
cest parce quil semble impossible de fonder la science physique sur des principes qui nont
pas la digniteacute decirctre En effet laquo on ne peut savoir que ce qui est eacutecrit encore R Brague Or
ce qui est dans la nature se meut Si donc ce qui se meut ou le trait fondamental de ce qui se
meut ndash le mouvement ndash nest pas il ny a pas de savoir de la nature raquo215 Reacutefutation des
Eleacuteates et deacutefinition du mouvement sont donc le recto et le verso de la mecircme strateacutegie
eacutetablir une ontologie du mouvement Ainsi la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est pour
Aristote une neacutecessiteacute Il semble falloir pour pouvoir fonder un savoir de la nature
deacutemontrer lexistence ontologique du mouvement chose que niaient les Eleacuteates par leur
thegravese laquo lEcirctre est un et immobile raquo
Son proceacutedeacute argumentatif est-il degraves lors dialectique Premiegraverement Aristote
comprend que lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques ne relegraveve pas du domaine de la physique mais
dune autre science Et lanalogie quil mentionne en 185a1 pour eacutetayer son propos est
particuliegraverement eacuteclairante pour comprendre le proceacutedeacute utiliseacute dans la reacutefutation des thegraveses
eacuteleacuteatiques qui nient les principes physiques Cette reacutefutation ne peut se faire que par cette
laquo science commune agrave toutes raquo
De mecircme en effet que le geacuteomegravetre na lui non plus aucun argument contre celui qui
supprime les principes de la geacuteomeacutetrie ndash mais cela est laffaire dune autre science ou
du moins dune science commune agrave toutes ndash de mecircme en est-il pour celui qui soccupe
des principes216
Cette science commune agrave toutes les autres non tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et qui
permet de reacutefuter celui qui supprime les principes de la geacuteomeacutetrie comme de la physique (ici
les Eleacuteates) nest-elle pas la dialectique Ce point a fait eacutenormeacutement deacutebat dans lhistoire des
eacutetudes aristoteacuteliciennes Selon P Pellegrin en effet cette science laquo commune agrave toutes raquo serait
pour D Ross la meacutetaphysique et pour Simplicius deacutejagrave la dialectique Cependant Aristote
deacutefinit bien dans les Seconds analytiques I 11 la dialectique comme lactiviteacute qui
laquo communique avec toutes les sciences raquo (77a26) et nest la science laquo daucun genre
214 Ibid p108-109215 Ibid p 109-110216 Physique I 2 185a1-4
67
deacutetermineacute raquo (77b32)217 Degraves lors il appert que le seul moyen mentionneacute par Aristote dans sa
Physique pour reacutefuter les thegraveses niant les principes physiques comme celles niant les
principes de toutes les autres sciences est bien la dialectique
Deuxiegravemement pour reacutefuter les thegraveses eacuteleacuteatiques Aristote use de la division des sens
des mots laquo ecirctre raquo et laquo un raquo Or la division ou la laquo dissociation raquo des divers sens des termes est
justement lun des instruments principaux de la dialectique En Topiques I 13 Aristote pose
quatre laquo instruments gracircce auxquels nous ne serons jamais agrave court darguments deacuteductifs raquo
dont le deuxiegraveme mentionneacute consiste laquo agrave savoir dissocier les diffeacuterents sens dun terme raquo218
Et cest en effet agrave partir des diffeacuterents sens de lecirctre quil reacutefute les thegraveses eacuteleacuteatiques
Mais le point de deacutepart le plus approprieacute de tous [pour reacutefuter] cest de voir
puisque leacutetant se dit de plusieurs maniegraveres ce que veulent dire ceux qui disent que
toutes les choses sont une est-ce quils veulent dire que toutes les choses sont
substance ou des quantiteacutes ou des qualiteacutes et nouvelle question est-ce que toutes
choses sont une substance unique comme lest un homme unique ou un cheval
unique comme lest blanc ou chaud ou lune des choses de cette sorte 219
Aristote use agrave nouveau de ce proceacutedeacute dialectique de la division des sens de lun
De plus puisque lun se dit de plusieurs maniegraveres tout comme leacutetant il faut
examiner de quelle maniegravere ils entendent que le tout est un Or on appelle un soit le
continu soit lindivisible soit les choses dont la formule de lecirctre essentiel est la mecircme
et unique comme jus de treille et vin220
La division des sens dun terme est en effet un proceacutedeacute proprement dialectique dune part
parce quil constitue nous lavons dit un instrument de la dialectique mais dautre part parce
que cette division sinscrit dans une analyse du langage commun du sens commun laquo des
choses dites raquo cest-agrave-dire des λεγόμενα dans lesquels sont compris les ἔνδοξα et qui
constituent lun des deux sens de φαιυόμενον selon G E L Owen Or cette reacutefutation
dialectique proceacutedant par la division des sens dun termes est pour Aristote selon E Berti
laquo une reacutefutation rigoureuse et parfaitement valable raquo221 Donc non seulement la reacutefutation est
bien dialectique mais elle est aussi pour E Berti fondeacutee cest-agrave-dire scientifiquement
valable
Cependant nous navons abordeacute pour linstant que la reacutefutation des Eleacuteates non la
deacutetermination effective des principes physiques Or selon E Berti reacutefutation des Eleacuteates ou
des laquo Anciens qui viennent ensuite raquo et deacutetermination des principes de la physique sont
intimement lieacutees car deacuterivant dun seul et mecircme proceacutedeacute dialectique Selon le commentateur
la recherche veacuteritablement physique commence avec la deacutetermination du nombre de
217 Ce que drsquoailleurs confirme P Pellegrin dans sa note 1p la Physique aux eacuteditions GF Flammarion218 A partir de 105a21 219 185b21 et suivantes220 185b6-9221 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100
68
principes agrave partir du chapitre 4 du livre I et sachegraveve au deacutebut du livre II Or pour E Berti
toute cette recherche physique des principes deacutecoule dun proceacutedeacute dialectique qui prend
plusieurs formes
[Ce proceacutedeacute] est imposeacute par la distinction dichotomique entre les diffeacuterentes
possibiliteacutes concernant les principes [185b15] deuxiegravemement il a comme objet les
opinions des autres physiciens [agrave partir de 187a12] cest-agrave-dire des interlocuteurs
dAristote avec lesquels il semble avoir engageacute une espegravece de grande discussion
troisiegravemement il se sert dun instrument typiquement dialectique lanalyse du langage
humain222
Premiegraverement E Berti considegravere cette recherche du nombre et de la nature des principes
physiques comme une laquo grande discussion raquo comme un veacuteritable eacutechange un laquo entretien
dialectique raquo entre Aristote et ses preacutedeacutecesseurs sur un problegraveme preacutecis ce qui lui permet
grosso modo de rattraper laspect laquo collectif raquo de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les
Topiques Et en effet Aristote discute les thegraveses de ses preacutedeacutecesseurs celles des Eleacuteates nous
lavons dit puis celles des physiciens (agrave partir de I4) Anaxagore Empeacutedocle Anaximandre
des atomistes comme Deacutemocrite et enfin celles des platoniciens (I9) Cest de cette
discussion queacutemane le nombre et la nature des principes En effet Aristote comprend que les
principes sont contraires car laquo tous en fait posent des contraires comme principes raquo223 Tout
se passe comme si Aristote inscrivait le nombre et la nature de ses principes dans la continuiteacute
de ses preacutedeacutecesseurs comme si lautoriteacute de ces derniers venait confirmer la deacutetermination
des principes physiques
Mais E Berti est aussi attentif agrave lobjet direct de lanalyse dAristote dans le livre I de
la Physique cest-agrave-dire les laquo expressions linguistiques communes raquo les laquo choses dites raquo les
laquo leacutegomegravenes raquo pheacutenomeacutenaux qui parsegravement le texte de Physique I Cet objet linguistique est
symboliseacute selon E Berti par les nombreuses expressions du Stagirite faisant reacutefeacuterence au
champ lexical du langage Ce dernier est particuliegraverement preacutesent bien que de maniegravere
sporadique en Physique I nous avons releveacute non exhaustivement 185b27-186a 186b18-24
ou encore 187a1-6 Autant drsquoextraits ougrave la recherche de la signification des mots chez les
preacutedeacutecesseurs dAristote ou dans le langage commun est dune importance capitale laquo on
appelle on dit que tous ceux qui disent que raquo sont en effet des syntagmes reacutecurrents en
Physique I et suffisent selon E Berti agrave justifier dune part la preacutesence de la dialectique
dans ledit livre I et dautre part la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Par exemple agrave
propos de la geacuteneacuteration dont il faut eacutetablir les principes Aristote raisonne selon E Berti
laquo sur la maniegravere correcte ou incorrecte par laquelle le langage humain exprime ce
pheacutenomegravene raquo224 Et cest justement ce proceacutedeacute qui permettrait agrave Aristote daboutir agrave une222 Ibidem p102223 Physique I 5 188a19224 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100
69
premiegravere conclusion sur le nombre des principes de la physique en I 7 191a20-22 et donc
drsquoeacutetablir une premiegravere conclusion veacuteritablement scientifique laquo Mais que les principes soient
trois et comment ils sont trois et de quelle maniegraveres ils sont principes cest clair raquo
Conclusion eacuteliminant les autres possibiliteacutes soit pour E Berti une veacuteritable deacutemonstration
De plus toutes les autres distinctions dont Aristote se sert en Physique I agrave savoir la
distinction par soi par accident ou celle de lacte et de la puissance distinctions gracircce
auxquelles Aristote reacutesout les apories des Eleacuteates et qui permettent de deacutecouvrir les principes
de la physique sont pour E Berti eacuteminemment dialectiques en ce quelles font reacutefeacuterence au
livre Δ de la Meacutetaphysique laquo consacreacute ndash comme on le sait ndash aux diffeacuterentes significations des
mots et ougrave la distinction laquo par soi raquo et par laquo par accident raquo revient continuellement raquo225
Ainsi en eacutelargissant son eacutetude agrave lensemble de la Physique et encore plus largement agrave
lensemble des traiteacutes physiques du corpus aristoteacutelicien (le De Caelo le De generatione et
corruptione les Meacuteteacuteorologiques le De anima ou encore les traiteacutes biologiques) E Berti
conclut son article en reacuteaffirmant une valeur eacutepisteacutemologique incontestable de la dialectique
Les proceacutedeacutes dont [la science physique] se sert sont dans la plupart des cas des
arguments dialectiques cest-agrave-dire des analyses du langage ou bien des discussions
des opinions dautrui ce qui nrsquoempecircche pas quils puissent ecirctre aussi de veacuteritables
deacutemonstrations scientifiques cest-agrave-dire doueacutes de neacutecessiteacute capables dobliger agrave
lassentiment [hellip] Il ne sagit pas certes de deacutemonstrations laquo physiques raquo au sens
moderne du terme mais plutocirct de deacutemonstrations laquo logiques raquo [cest-agrave-dire pour E
Berti laquo dialectiques raquo] cependant leur valeur de veacuteriteacute nest pour cela aucunement
diminueacutee226
Ainsi agrave la question de savoir si le livre I de la Physique permet de soutenir une valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti reacutepond par laffirmative Cest dailleurs selon le
commentateur en Physique I que sillustre le mieux lapplication de la meacutethode dialectique
dans la recherche des principes des sciences
Nonobstant nous pourrions reprocher agrave E Berti de confondre la preacutesence effective de
la dialectique en Physique I et la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Certes la
dialectique est preacutesente dans ce livre I de la Physique comme dans la plupart des traiteacutes
scientifiques du Stagirite Mais a-t-elle veacuteritablement pour fonction de fonder les principes
des sciences Cest-agrave-dire ici de deacutecouvrir les principes premiers de la physique le
mouvement le repos et le substrat agrave ce couple de contraires Rien nest moins sucircr car et
cest lagrave lune des critiques que lui fait R Bolton227 Aristote explique bien que le mouvement
principe de la science physique est connu par le savant laquo par linduction raquo laquo ἡμicircν225 Ibid p 103226 Ibid p 113227 Bolton Robert laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in R BoltonScience Dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre PellegrinLouvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 223-255
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δὑποκείσθω τὰ φύσει ἢ πάντα ἢ ἔνια κινούμευα εἶναι δῆλον δἐκ τῆς ἐπαγωγῆς raquo228 Cette
ἐπαγωγή qui est largement admise comme eacutetant le processus dapprentissage et
dappreacutehension des principes proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν cest-agrave-dire par un processus
compris dans la meacutethode empirico-analytique Et immeacutediatement apregraves avoir affirmeacute que le
principe mouvement de la physique est connu par linduction Aristote explique pourquoi il
convient non de tout reacutefuter mais de reacutefuter seulement laquo ce quon deacutemontre faussement agrave
partir des principes raquo (185a15-16) Il faut donc faire une claire distinction entre le travail du
savant qui connait les principes par induction et selon la meacutethode empirico-analytique et
leacutecriture du texte aristoteacutelicien qui semble en effet suivre la meacutethode dialectique La
dialectique effectivement preacutesente en Physique I a peut-ecirctre moins pour but de fonder les
principes de la physique que de reacutefuter les mauvaises deacutemonstrations les deacutemonstrations
eacuteristiques Or il appert que les thegraveses soutenues par les Eleacuteates sont consideacutereacutees par Aristote
comme eacuteristiques
En reacutealiteacute examiner si leacutetant est un de cette maniegravere [agrave la maniegravere des Eleacuteates]
est comparable au fait dargumenter contre nimporte quelle autre thegravese de ceux qui
parlent pour parler [hellip] ou au fait de reacutesoudre une argumentation eacuteristique ce
quoffrent preacuteciseacutement les deux raisonnements celui de Meacutelissos et celui de
Parmeacutenide229
Certes P Pellegrin mentionne tregraves justement le caractegravere dialectique de cet examen par la
reacutefeacuterence agrave la theacutesis230 mais il nen demeure pas moins que la fonction de la dialectique dans
la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est moins de fonder les principes de la physique que de
reacutefuter des thegraveses preacutesenteacutees par Aristote comme eacuteristiques Drsquoailleurs Aristote insiste sur le
caractegravere eacuteristique des thegraveses eacuteleacuteatiques
Tous les deux Meacutelissos et Parmeacutenide en effet font des syllogismes eacuteristiques en
effet agrave la fois ils prennent de fausses preacutemisses et leurs raisonnements ne sont pas
concluants 231
Encore agrave propos de Parmeacutenide laquo ses preacutemisses sont fausses raquo et sa laquo conclusion nest pas
valide raquo [186a23-24] Or quelle est donc la fonction de la dialectique face aux arguments
eacuteristiques tels que ceux de Meacutelissos et de Parmeacutenide
Tout drsquoabord ecirctre rompu agrave la dialectique offre la compeacutetence de pouvoir mettre agrave jour
ce genre dargumentation En effet en Topiques I1 agrave propos des laquo ideacutees admises raquo Aristote
eacutecrit
Il ne faut pas croire en effet que tout ce qui se preacutesente comme une ideacutee admise en
soit veacuteritablement une car les expressions dideacutees admises ne manifestent jamais agrave
toute premiegravere vue leur veacuteritable caractegravere comme il arrive que le fassent les principes228 185a12-14
229 185a6-9230 Aristote Physique trad P Pellegrin op cit Note 2 p 74231 186a6-8
71
des raisonnements eacuteristiques au sein de ces raisonnements en effet la nature exacte
du subterfuge est immeacutediatement et presque toujours eacutevidente pour ceux qui sont
capables dapercevoir les finesses232
Les preacutemisses des arguments eacuteristiques se donnent comme ideacutees admises prennent
lapparence dopinions faisant autoriteacute Mais puisque le laquo premier instrument raquo de la
dialectique est la collecte des preacutemisses cest-agrave-dire des vrais ἔνδοξα il appert que seul
lrsquoentraicircnement et la pratique dialectique cest-agrave-dire lhabitude de raisonner agrave partir de
veacuteritables ideacutees admises peut permettre de mettre agrave jour les preacutetendus mais neacuteanmoins faux
ἔνδοξα utiliseacutes dans les arguments eacuteristiques Et il semble bien que ce soit cette fonction de la
dialectique (utiliser cette meacutethode pour reacutefuter des arguments quAristote comprend comme
eacuteristiques puisque rompu agrave lexercice dialectique et qui sont bien selon les Reacutefutations
sophistiques laquo ceux qui deacuteduisent une contradiction agrave partir de ce qui paraicirct ecirctre des
opinions qui font autoriteacute mais nen est pas ou qui deacuteduisent en apparence une contradiction)
qui est agrave lrsquoœuvre en Physique I raquo233
Quand E Berti comprend que la dialectique sert la science en faisant deacutecouvrir le vrai
du faux par le deacuteveloppement dapories issues dideacutees admises il semble omettre un point de
deacutetail pourtant fort utile pour accorder ou refuser une valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique
Car il appuie finalement sa reacuteflexion sur les Topiques qui mentionnent que laquo lorsque nous
serons capables de deacutevelopper une aporie dans lun ou lautre sens nous serons mieux agrave mecircme
de discerner en chaque matiegravere le vrai du faux raquo234 Cependant le texte des Topiques nest-il
pas ici lacunaire par rapport notamment agrave ce quen dit Aristote dans la Rheacutetorique agrave savoir
que la dialectique y sert agrave deacutecouvrir non pas abstraitement laquo le vrai et le faux raquo ce qui lui
confeacutererait indeacuteniablement une valeur eacutepisteacutemologique mais bien plutocirct agrave deacutecouvrir le
syllogisme vrai et le syllogisme faux cest-agrave-dire le syllogisme scientifique du syllogisme
eacuteristique ou sophistique En effet Aristote preacutecise la fonction de la dialectique alors mecircme
quil aborde cette derniegravere agrave travers lusage de la rheacutetorique
En outre il est manifeste que la rheacutetorique sert eacutegalement agrave deacutecouvrir le
persuasif vrai du persuasif apparent [τὸ φαινόμενον πιθανόν] tout comme la
dialectique le syllogisme vrai et le syllogisme apparent [τὸ φαινόμενον
συλλογισμόν]235
Or immeacutediatement apregraves la mention de ce φαινόμενον συλλογισμόν ce syllogisme faux
apparent Aristote mentionne le caractegravere de la sophistique laquo car ce qui fait la sophistique ce
nest pas la faculteacute mais lintention [] raquo 236 cest-agrave-dire lintention de faire un φαινόμενον232 100b26-101a1 nous soulignons233 2 165b7-8 nous soulignons
234 101a34-3
235 1355b15-17236 1355b17-18
72
συλλογισμόν et de prendre appui sur de fausses ideacutees admises que seule la dialectique permet
de mettre agrave jour Degraves lors il appert que lusage de la dialectique en Physique I est moins celui
de deacutecouvrir des principes qui eux sont laquo clairs par induction raquo que de reacutefuter des thegraveses
eacuteristiques que nous sommes agrave mecircme de consideacuterer tels gracircce agrave la dialectique
Mais alors une question se pose si les argumentations eacuteristiques senracinent dans de
fausses ideacutees admises et procegravedent de faux syllogismes nont-elles pas de facto aux yeux
dAristote et dans une perspective veacuteritablement scientifique une valeur somme toute tregraves
relative voire inexistante En effet selon les Reacutefutations sophistiques les cinq types dobjets
viseacutes par les eacutechanges eacuteristiques ne sont que laquo la reacutefutation le faux le paradoxe le soleacutecisme
et en cinquiegraveme lieu contraindre linterlocuteur au verbiage raquo237 ils ne sont donc les projets
que de ceux qui veulent laquo parler pour parler raquo238 agrave linstar de Meacutelissos et de Parmeacutenide selon
Aristote Degraves lors pourquoi le scientifique ou le savant doit-il les prendre en consideacuteration et
sattacher agrave les reacutefuter Pour quelle raison sattacher agrave reacutefuter ce qui aux yeux dAristote na
quune valeur particuliegraverement insignifiante laquo pour nous raquo239 savants nous qui savons les
principes par induction Aristote aurait tregraves bien pu dans sa Physique ignorer les arguments
eacuteristiques pourquoi donc fait-il le choix de les reacutefuter Quel est linteacuterecirct dune telle
reacutefutation dialectique des arguments eacuteristiques ainsi que dune discussion avec ses
preacutedeacutecesseurs
Les diffeacuterentes reacuteponses que Robert Bolton propose agrave cette question sont parfois
contradictoires du moins elles ne sont pas systeacutematiques J Brunschwig a dailleurs
particuliegraverement bien montreacute agrave quel point les thegraveses de R Bolton sont difficiles agrave soutenir
allant mecircme jusquagrave mettre en avant ses contradictions240 Cependant R Bolton sengouffre
dans cette distinction agrave eacutetablir entre la recherche du savant et leacutecriture dAristote Ainsi il
nuance veacuteritablement la valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne en
Physique mais aussi dans dautres traiteacutes scientifiques Selon lui en effet la dialectique a
plusieurs utiliteacutes dans les traiteacutes scientifiques premiegraverement Aristote use de la dialectique
contre les thegraveses eacuteleacuteatiques parce quil y est contraint deuxiegravemement lutilisation de la
dialectique dans la deacutetermination des principes ne sapparente finalement quagrave une proceacutedure
de justification des thegraveses scientifiques produites par la meacutethode empirico-analytique et
troisiegravemement la dialectique permet de proposer des solutions agrave certaines apories elle peut
servir de laquo pis-aller raquo en science Pour le commentateur la meacutethode preacuteconiseacutee dans les
sciences naturelles reste chez Aristote et agrave linstar de Physique I la meacutethode scientifique
proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν En effet dans son article intituleacute laquo La meacutethode dAristote dans
237 165b14-16238 Physique I 186a7239 185a12240 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique
chez Aristote op cit p 237-262
73
les sciences de la nature Physique I raquo241 R Bolton commence par appreacutecier le souci
dAristote pour la meacutethode et comprend que ce dernier reacuteactive en Physique la doctrine des
Analytiques En effet selon lui la meacutethode dAristote en Physique nest pas la dialectique car
le point de deacutepart de cette meacutethode nest pas le bon laquo Des donneacutees de lexpeacuterience peuvent
ecirctre des ἔνδοξα eacutecrit R Botlon mais elle nont pas besoin de lecirctre raquo Car limportant dans les
sciences cest que les points de deacutepart de la recherche laquo viennent dune expeacuterience
approprieacutee et non pas des gens qui lrsquoacceptent raquo242 R Bolton refuse de comprendre le
Stagirite comme un analyste du langage mecircme en partie Il regimbe agrave consideacuterer lusage de la
dialectique en science comme la meacutethode scientifique par excellence Selon lui la meacutethode
du savant est une meacutethode scientifique telle que nous la comprenons cest-agrave-dire une
meacutethode baseacutee sur lobservation et lanalyse des pheacutenomegravenes sensibles Les eacutetudes
aristoteacuteliciennes modernes et notamment les interpregravetes du dialectic turn ont selon le
commentateur accordeacute beaucoup trop dimportance agrave la dialectique et agrave cette ideacutee dun a
priori structurel et conceptuel issu du langage quil faut analyser pour infeacuterer les principes des
sciences a linstar de G E L Owen de E Berti de M Nussbaum etc En conclusion de son
eacutetude sur le chapitre I de la Physique R Bolton eacutecrit
Ainsi la meacutethode du naturaliste aristoteacutelicien telle quAristote la deacutecrit et
lemploie dans le livre initial de la Physique nest pas une meacutethode a priori ou une
meacutethode approprieacutee agrave la philosophie en tant quelle est opposeacutee agrave la science [cest-agrave-
dire la meacutethode dialectique] Quelque fruste que soit la description ou lusage de cette
meacutethode [cette fois-ci celle du savant] son entreprise appartient par son esprit agrave la
famille de celles que nous consideacuterons aujourdhui comme scientifiques243
Aristote resterait donc un empiriste Les proceacutedures dialectiques sont hors concours en
Physique I pour la recherche des principes puisquil est admis que le savant vient agrave connaicirctre
les principes par induction cette fameuse laquo proceacutedure pour apprendre raquo Et R Bolton prend
soin danalyser le passage de Physique I2 dans lequel Aristote affirme que laquo quant agrave nous raquo
lexistence des choses mues laquo cest clair par induction raquo244 Pour R Bolton ce laquo quant agrave
nous raquo laquo ἡμicircν raquo pose la distinction nette entre un laquo nous les savants raquo qui connaissons les
principes des sciences par induction κατὰ τὴν αἴσθησιν nous les savants qui eacutevoluons dans
le domaine de la physique qui parlons la langue de la physique et une autre entiteacute en
preacutesence dans le texte dAristote qui se charge de reacutefuter les Eleacuteates dans une autre langue
sur un autre domaine par voie dialectique Largument de R Bolton consiste donc bien agrave
distinguer deux laquo instances raquo deux laquo temporaliteacutes raquo du texte aristoteacutelicien Il y a dune part le
temps de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique le temps de ce ἡμicircν241 R Bolton Science Dialectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre
Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 223-255242 Ibid p 235 nous soulignons243 Ibid p 255244 185a14
74
de Physique 185a12 Et il y a dautre part le temps de lexpositio et de la disputatio
proprement aristoteacutelicienne qui procegravede dialectiquement et nengage en rien une remise en
question de la meacutethode empirique et analytique R Bolton met laccent sur cette dualiteacute
dinstances qui affleure en Physique I2 et qui permet de seacuteparer clairement ce qui relegraveve du
domaine de la science et ce qui relegraveve de la dialectique Mais degraves lors pourquoi recourir agrave la
dialectique en Physique I Pourquoi Aristote ne contredit-il pas les Eleacuteates par la simple
induction en les renvoyant agrave leur perception
R Bolton comprend que ce recours agrave linduction donc a fortiori agrave la perception dans
la reacutefutation des Eleacuteates est impossible parce que ce serait faire une peacutetition de principe
principe que les Eleacuteates refusent par ailleurs Les Eleacuteates ne peuvent pas accepter nimporte
quelle preacutemisse ainsi un syllogisme sous la forme laquo les oiseaux volent voler est un
mouvement donc le mouvement est raquo syllogisme baseacute sur linduction dun particulier perccedilu agrave
un universel conccedilu ne fonctionnera pas pour les reacutefuter car les Eleacuteates refusent la preacutemisse
pour la simple raison que celle-ci contient en elle la conclusion laquo le mouvement est raquo or les
Eleacuteates refusent que le mouvement soit Degraves lors les reacutefuter en ayant recours agrave linduction ce
serait poser comme preacutemisse lexistence du mouvement (les oiseaux volent) pour conclure
lexistence du mouvement (le mouvement est) la conclusion eacutetant comprise dans la preacutemisse
Aristote refusant la peacutetition de principe et comprenant quun tel syllogisme ne serait daucun
effet contre les Eleacuteates la reacutefutation se fera par une autre voie elle se fera dialectiquement
Finalement R Bolton comprend quil ny a tout simplement pas de preuve adeacutequate de
deacutemonstration syllogistique pour deacutemontrer que la nature existe et quelle est en mouvement
puisque les principes sont connus laquo par eux-mecircme raquo soit quaucune meacutediation quelconque
dun moyen terme nest requise pour les appreacutehender Ce qui est connu par induction est
connu laquo par soi raquo Et R Bolton pose que mecircme leacutetablissement des principes contraires et la
preuve du troisiegraveme principe (le substrat) dans le livre I de la Physique qui pourtant semble
deacutecouler dune discussion dialectique avec les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote sont eacutetablis par
induction La dialectique est un adjuvant agrave la science elle lui permet de dialoguer et de
convaincre ses deacutetracteurs les plus radicaux
Un extrait du De Caelo permet peut-ecirctre de mieux rendre compte de cet usage preacutecis
de la dialectique dans la Physique En 298b17 Aristote mentionne Meacutelissos et Parmeacutenide et
eacutecrit agrave leur propos
Mais mecircme si leurs autres thegraveses sont correctes on ne peut admettre que ces gens
parlent en physiciens [ἀλλ οὐ φυσικῶς γε δεicirc νομίσαι λέγειν] lexistence decirctres
inengendreacutes et absolument immobiles inteacuteresse une science diffeacuterente de la physique et
supeacuterieure agrave elle245
Peu nous importe ici de savoir quelle est cette science supeacuterieure Ce qui est surtout245 Aristote De Caelo op cit 298a17-20
75
inteacuteressant de constater dans cet extrait cest que selon Aristote les Eleacuteates ne parlent pas la
langue du physicien puisquil refusent les conditions de possibiliteacute mecircmes de tout savoir sur
la nature et que la dialectique semble avoir justement le rocircle en Physique I de reacuteussir agrave
parler la mecircme langue que Meacutelissos et Parmeacutenide pour pouvoir les reacutefuter dans leur langue
Une science ne peut pas selon les Analytiques deacutemontrer ses propre principes R Bolton
considegravere la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I comme la parfaite illustration de ce dogme
de laristoteacutelisme Il faut passer par une autre proceacutedure pour deacutemontrer les principes dune
science Mais ces principes sont connus en amont de cette deacutemonstration par la voie
empirique
Degraves lors la dialectique est utile aux laquo connaissances agrave caractegravere philosophique raquo
(Topiques I 2) parce quelle doit laquo aider raquo selon R Bolton la proceacutedure inductive Elle se
pense plus comme un adjuvant aux sciences que comme la meacutethode pour en deacutecouvrir les
principes En effet dans son article intituleacute laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique
aristoteacutelicienne raquo246 R Bolton maintient sa thegravese selon laquelle laquo la dialectique ne suffit pas
pour garantir quune deacutefinition adapteacutee agrave des objectifs scientifiques ait eacuteteacute deacutecouverte raquo247 le
pheacutenomegravene perceptif primant toujours en derniegravere instance car deacutetenant la laquo veacuteriteacute raquo Il
explique en outre qursquolaquo Aristote pense quil est neacutecessaire de trouver des theacuteories scientifiques
qui soient compatibles avec les ἔνδοξα [hellip] tout autant quavec les pheacutenomegravenes
perceptifs raquo248 Ladeacutequation des theacuteories scientifiques aux ἔνδοξα serait une sorte de test Les
ideacutees admises entreraient donc dans le processus scientifique en conclusion de ce dernier et
comme en soutien pour justifier les theacuteories scientifiques issues de linduction Cest en cela
grosso modo que R Bolton envisage la maniegravere dont la dialectique peut rendre un service
qui laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo249 Et sil comprend que la
peirastique est la forme de la dialectique laquo la plus scientifique raquo en tant que fondeacutee laquo sur ce
qui est le plus endoxon raquo cest justement parce quelle est cette dialectique qui eacuteprouve qui
laquo met agrave leacutepreuve raquo agrave la diffeacuterence dune dialectique laquo au sens strict raquo qui nest que
laquo gymnastique intellectuelle raquo Si la dialectique peirastique entre dans le processus de
justification des principes seulement pour tester eu eacutegard aux ἔνδοξα les theacuteories
scientifiques comprises empiriquement alors elle est en effet la laquo dialectique la plus
scientifique raquo puisque sa fonction est de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo bien que la valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique soit donc agrave nuancer voire agrave relativiser complegravetement
Certes le scientifique peut fonder ce quil dit sur ce que tout le monde admet ou agrave deacutefaut sur
246 Bolton Robert laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Bolton ScienceDialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77
247 Ibid p21248 Ibid p23249 Topiques I 2 101a38
76
ce que pense la majoriteacute dominante ou la majoriteacute des experts ou encore certains dentre eux
Mais cette fondation a surtout pour but selon R Bolton de laquo produire une conviction avec
un maximum deffet lorsquelle est utiliseacutee avec les gens en geacuteneacuteral raquo250 ce qui nest pas
lobjectif premier du scientifique ce dernier eacutetant surtout deacutetablir le vrai et de fonder le
discours sur des principes premiers La dialectique est donc secondaire en science elle
semble surtout pouvoir permettre une laquo communication raquo entre le philosophe et le non
philosophe le scientifique et le non scientifique plus que fonder les principes des sciences
Au mieux le recours agrave la dialectique en science est un laquo pis-aller raquo auquel Aristote se
reacutesoudrait faute de data sensibles En effet dans un article paru en 2009 intituleacute laquo Two
Standards for inquiry in Aristotles De Caelo raquo R Bolton comprend quil y a dans le De
Caelo deux meacutethodes de recherche bien distinctes lune repose sur la perception sensible
(visible en II13 II14 III7) lautre sur le recours massif dAristote agrave lεὔλογος (ce quil est
raisonnable de comprendre dadmettre) et que R Bolton interpregravete comme la trace de la
meacutethode dialectique dans les recherches astronomiques Or comment soutenir cette dualiteacute
meacutethodologique La reacuteponse de R Bolton est sans eacutequivoque la dialectique est un
laquo standard for inquiry raquo non veacuteritablement scientifique car ayant pour rocircle de pallier dans le
De Caelo lrsquoinsuffisance de la meacutethode empirique dans le cas ougrave des data viendraient agrave
manquer La proceacutedure issue de lεὔλογος est moins fiable que la proceacutedure κατὰ τὴν
αἴσθησιν mais elle vaut mieux que rien et semble se poser laquo dans lattente raquo dune infirmation
ou dune confirmation ulteacuterieure rendue possible gracircce agrave la deacutecouverte de nouvelles donneacutees
sensibles gracircce agrave de nouvelles observations La dialectique ne servirait donc dans le De
Caelo quagrave la recherche de reacutesultats creacutedibles et R Bolton interpregravete le recours massif agrave
lεὔλογος dans le contexte preacutecis du De Caelo comme une difficulteacute eacutevidente qursquoaurait
Aristote agrave observer les pheacutenomegravenes astronomiques trop lointains ndash agrave la diffeacuterence de la
recherche en biologie par exemple ougrave les pheacutenomegravenes sont plus proches de nous plus
facilement observables
Le commentateur corrobore en outre sa conception de la dialectique comme un laquo pis-
aller raquo par leacutetude du chapitre II12 du De Caelo Celui-ci souvre sur la mention de deux
apories auxquelles il faut essayer de donner selon Aristote une μικρὰς εὐπορίας laquo une petite
reacuteponse raquo que P Moraux traduit par laquo reacuteponse plausible raquo laquo Il y a deux questions
embarrassantes agrave propos desquelles on risque et non sans raison de se trouver en difficulteacute
eacutecrit Aristote Nous devons tenter dy apporter une reacuteponse plausible [μικρὰς εὐπορίας] raquo251
Aristote formule alors cette embarrassante aporie
[hellip] pour quelle raison les astres ne sont-ils pas mus de mouvements toujours plus
nombreux agrave mesure quils se trouvent plus loin de la translation premiegravere mais sont-ce250 R Bolton Ibid p 46251Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1968 p 80 291b24-27
77
les mouvements de la reacutegion meacutediane qui sont les plus nombreux Puisque le corps
premier se meut dun mouvement unique il semblerait logique que le corps le plus
proche de lui fucirct animeacute des mouvements les moins nombreux quil en eucirct deux par
exemple et le suivant trois ou que lon trouvacirct quelque autre disposition de ce genre
Or en reacutealiteacute cest le contraire qui se passe Le soleil et la lune sont mus de
mouvements moins nombreux que ceux de certains astres errants252
Or lembarras de ce problegraveme est ducirc justement au fait laquo que nous ne disposions que de
moyens dinvestigation tregraves limiteacutes et quune distance eacutenorme nous seacutepare des pheacutenomegravenes de
la reacutegion astrale raquo (292b15-17) Et pour reacutesoudre cette aporie Aristote propose une solution
eacutetonnante il faut consideacuterer les astres comme sils eacutetaient animeacutes du mecircme mouvement que
les vivants comme sils partageaient avec les vivants πράξεως καί ζωῆς laquo laction et la vie raquo (
292a21) Ainsi compris le nombre de leurs mouvements deacutepend de leur nature plus ou moins
apte agrave atteindre la perfection De la mecircme maniegravere quun ecirctre humain a besoin dune simple
marche digestive pour ecirctre en santeacute cest-agrave-dire pour ecirctre dans un certain eacutetat de perfection
physique et mentale et quun autre a besoin dune multitude dexercices pour atteindre le
mecircme eacutetat de la mecircme maniegravere certains astres ont besoin de mouvements plus nombreux
pour atteindre leur perfection Cest seulement en consideacuterant les astres comme sils eacutetaient
vivants que nous pourrons sortir de cette aporie Or pour R Bolton lisant ce texte en
comparaison avec un extrait des Parties des animaux 644b-645a cette laquo petite reacuteponse raquo fait
partie dune laquo εὐλόγως procedure raquo (donc selon lui dune proceacutedure dialectique) Proceacutedure
quAristote consideacutererait comme laquo infeacuterieure raquo par rapport agrave la proceacutedure scientifique
proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν
De plus il est aussi eacutevident degraves les premiegraveres lignes du De Caelo 2 12 291b24 ss
qursquoAristote considegravere la deacutemarche issue de lrsquoεὐλόγως comme incontestablement
infeacuterieure agrave lrsquoautre niveau de deacutemarche plus scientifique Il la deacutecrit comme une laquo petite
reacuteponse raquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) Il srsquoagit drsquoune thegravese qursquoAristote soutient
eacutegalement dans des termes similaires dans drsquoautres textes par exemple Les Parties des
animaux 15 644b22 ss dans sa ceacutelegravebre deacutefense de lrsquoeacutetude de la biologie Aristote y
porte particuliegraverement son attention sur les limites de notre capaciteacute agrave deacutevelopper notre
connaissance en astronomie limites dues agrave lrsquoextrecircme insuffisance de data sensibles
approprieacutes Il expose une nette distinction entre ce constat et notre situation en biologie
ougrave les data sensibles pertinents sont plus aiseacutement obtenus par conseacutequent il pose que
nous connaissons plus et mieux dans le domaine de la biologie que dans celui de
lrsquoastronomie (645a1 ss)253
252 291b29-292a1253 laquo In addition it is also clear from the opening lines of De Caelo 212 291b24 ff that Aristotle regards
εὐλόγως procedure as distinctly inferior to the alternate more scientific level of procedure He describes it as aldquolittle advancerdquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) This a point that Aristotle also makes in similar terms elsewherefor instance in De Part an 15 644b22 ff in his famous defense of the study of biology There Aristotle againdraw a particular attention to the limits on our ability to advance our knowledge in astronomy due to theextreme paucity of appropriate perceptual data He sharply contrasts this with our situation in biology where
78
Lεὐλόγως procedure ne serait donc que le palliatif agrave un manque de donneacutees sensibles un pis-
aller en attendant une meilleure reacuteponse agrave un problegraveme donneacute
La lecture de R Bolton dans cet article de 2009 se trouve bien reacutesumeacutee par la citation
des Politiques dAristote que le commentateur donne en eacutepigraphe agrave son article laquo car il ne
faut pas rechercher la mecircme exactitude dans les recherches meneacutees par le raisonnement et
dans celles qui concernent les donneacutees des sens raquo254 Il faut donc semble-t-il eacutetablir une
distinction entre deux niveaux de recherche plus ou moins scientifiques Or les recherches
meneacutees par le raisonnement sont pour R Bolton dans le De Caelo les recherches
laquo eulogiques raquo cest-agrave-dire dialectiques Et il ne faut pas rechercher en elles la mecircme
exactitude que dans les recherches veacuteritablement scientifiques proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν
Car toujours selon Aristote laquo le mouvement en avant est plus noble que le mouvement vers
larriegravere raquo (De Caelo II5 288a5-6) Or si Aristote appelle laquo devant raquo laquo le cocircteacute ou se trouvent
les sens raquo (II2 284b30) alors peut-ecirctre considegravere-t-il aussi la meacutethode empirico-analytique
proceacutedant depuis la perception comme une meacutethode plus laquo noble raquo plus exacte plus
scientifique que la meacutethode dialectique par exemple
Les thegraveses de R Bolton nuancent ainsi consideacuterablement la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique deacuteveloppeacutee par une branche radicale du dialectic turn R Bolton parvient agrave
rendre compte de lusage de la dialectique dans les recherches scientifiques tout en
comprenant la meacutethode deacuteveloppeacutee dans les Analytiques comme le canon de la science Dans
le deacutebat contemporain agrave propos de la meacutethode dAristote en science Robert Bolton repreacutesente
une sorte de laquo troisiegraveme voie raquo plus syntheacutetique et plus nuanceacutee que les deux perspectives
consideacuterant tour agrave tour la meacutethode empirico-analytique et la meacutethode dialectique comme la
meacutethode scientifique par excellence Celui-ci considegravere la meacutethode empirico-analytique
comme la veacuteritable meacutethode scientifique tout en reacuteussissant agrave prendre en charge lusage
quAristote fait de la meacutethode dialectique soit une maniegravere de reacutefuter des thegraveses eacuteristiques
soit une meacutethode de justification des thegraveses scientifiques soit un pis-aller pour proposer une
solution temporaire agrave un problegraveme scientifique que lobservation sensible ne permet pas de
reacutesoudre
Cependant ce qui ressort neacuteanmoins de tout notre deacuteveloppement sur la valeur
eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique cest quune telle valeur est difficile agrave soutenir Il
semble veacuteritablement complexe mecircme eu eacutegard agrave la probabiliteacute des ἔνδοξα agrave la distinction
entre plusieurs sortes de dialectiques et gracircce agrave leacutetude dun cas preacutecis quest Physique I de
pouvoir soutenir que la dialectique est la meacutethode aristoteacutelicienne pour deacutecouvrir les
the relevant perceptual data are easily obtained and thus he says we know more and we know better inbiology than we do in astronomy (645a1 ff) raquo Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles DeCaelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 68
254 Aristote Politiques trad P Pellegrin VII7 1328a19-21 p 472 Cette distinction se retrouve dans lrsquoEacutethiqueagrave Nicomaque I11094b11
79
principes des sciences Et ce que lanalyse du livre I de la Physique ainsi que les thegraveses de R
Bolton nous permettent de poser cest une distinction claire entre le temps ou linstance de la
recherche scientifique qui procegravede selon la meacutethode empirico-analytique et le temps ou
linstance de lexposition proprement aristoteacutelicienne qui elle procegravede dialectiquement Il
appert que la meacutethode scientifique reste la meacutethode empirico-analytique cependant R
Bolton neacutepuise pas tout lenjeu dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques de la preacutesence
de la dialectique Car celle-ci semble prendre en charge le souci peacutedagogique neacutecessaire agrave la
theacuteorie scientifique aristoteacutelicienne
80
Dans un premier temps nous avons donc eacutetabli historiquement qursquoune lecture
trop radicalement empiriste de la meacutethode dAristote en science peut difficilement rendre
compte ou au prix dune deacutevaluation contestable de la preacutesence et de la valeur de la
dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Dans un deuxiegraveme temps nous
nous sommes proposeacutes ndash puisque laristoteacutelisme classique avait exclu la dialectique de la
citadelle de la science se rendant de fait sourd agrave son usage dans les traiteacutes scientifiques et
philosophiques ainsi quaux problegravemes meacutethodologiques du corpus ndash de consideacuterer la
dialectique comme le candidat ideacuteal pour rendre raison de la meacutethode dAristote dans lesdits
traiteacutes en essayant de donner creacutedit aux thegraveses les plus fortes du dialectic turn thegraveses qui
attribuent agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique et qui preacutetendent pouvoir rendre
compte de lapparente contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien Cependant
gracircce agrave leacutetude du cas bien particulier de Physique I il semble que cette valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique qui peut ecirctre fondeacutee sur la dualiteacute pheacutenomeacutenale
deacuteveloppeacutee par G E L Owen sur la probabiliteacute endoxale deacutefendue par E Berti sur la
distinction entre plusieurs laquo types raquo de dialectiques dont la plus eacutepisteacutemologiquement forte
est utiliseacutee dans les ouvrages scientifiques du Stagirite ou encore sur le troisiegraveme service
preacutetendument rendu par la dialectique aux sciences selon les Topiques soit finalement bien
discutable
En effet il apparaicirct qursquoAristote use de la dialectique dans une autre perspective que la
seule deacutecouverte des principes des sciences Et R Bolton est lun de ces commentateurs
contemporains dAristote proposant de nuancer et de relativiser la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique en Physique I comme dans lensemble des traiteacutes en permettant notamment de
deacutegager deux moments du texte aristoteacutelicien deux instances dans la composition mecircme du
texte drsquoune part le moment ou linstance de la recherche propre du savant qui procegravede en
effet κατὰ τὴν αἴσθησιν et selon la meacutethode empirico-analytique puisque les principes sont
clairs laquo par linduction raquo255 et drsquoautre part le moment ou linstance de la reacutedaction du texte
durant lequel Aristote use effectivement de dialectique comme dun adjuvant agrave la science
cest-agrave-dire dans une autre perspective que celle de deacutecouvrir les principes des sciences (soit
selon R Bolton pour reacutefuter ses plus radicaux contradicteurs soit pour justifier a posteriori
les thegraveses scientifiques soit encore pour proposer les solutions les moins mauvaises possibles
agrave un problegraveme donneacute en attente dune infirmation ou dune confirmation proprement
empirique et scientifique que leacutetat actuel du savoir et de la science est incapable de produire)
Il y a donc un veacuteritable deacutecalage entre la recherche proprement scientifique et leacutecriture du
texte Ainsi si la dialectique laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo selon
Topiques I2256 ce nest pas tant selon R Bolton parce quelle permet de deacutecouvrir les255 Physique I2 185a13256 101a38
81
principes des sciences mais parce quelle vient laquo aider raquo les thegraveses scientifiques par ses
multiples atouts
Cependant mecircme si les analyses de R Bolton sont dun tregraves grand inteacuterecirct dans cette
eacutetude ndash car elles permettent de nuancer la valeur eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique
ndash dune part le commentateur continue de maintenir un certain clivage de la mecircme maniegravere
que les tenants les plus radicaux du dialectic turn entre deux meacutethodes bien distinctes lune
strictement dialectique lautre strictement scientifique Or il est sans doute beaucoup moins
eacutevident de dessiner preacuteciseacutement dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques deux laquo aires raquo
lune dialectique et lautre empirique bien deacutefinies Et dautre part R Bolton ne deacutefinit pas ce
quil entend preacuteciseacutement par laquo dialectique raquo Notre approche de la dialectique sest construite
surtout gracircce agrave ce qui en est dit dans les Topiques Cependant quand Aristote use de
dialectique dans ses traiteacutes sagit-il de la dialectique des Topiques Et si le proceacutedeacute utiliseacute
par le Stagirite dans ses traiteacutes est diffeacuterents de la dialectique des Topiques peut-on alors
encore concevoir jusquagrave la preacutesence mecircme de la dialectique dans les traiteacutes Cest une
question agrave laquelle il nous faut absolument reacutepondre si nous voulons apporter un eacuteclairage
nouveau sur les problegravemes de meacutethode dans le corpus aristoteacutelicien Et enfin mecircme si R
Bolton distingue gracircce agrave lanalyse quil donne de Physique 185a12 le moment de la
recherche scientifique (meacutethode empirico-analytique) et celui de leacutecriture du texte (meacutethode
dialectique) eacutepuise-t-il toutes lenjeu de la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques en Physique I
Ainsi pour reacutepondre agrave ces questions nous nous proposons dans les pages qui suivent
de deacutevelopper et tester lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique Et si la forme
du texte issue de la meacutethode dialectique suivie par le Stagirite non en science mais dans la
reacutedaction de ses travaux pouvaient ecirctre comprise comme la prise en charge du souci
peacutedagogique du Philosophe Cette hypothegravese sappuie dune part sur le contexte mecircme de
leacutecriture dAristote contexte scolaire permettant de comprendre la dialectique
aristoteacutelicienne comme unique mais polyvalente et dautre part sur de multiples indices
laisseacutes par Aristote dans son corpus De plus lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la
dialectique rend compte de la laquo neacutecessiteacute raquo de son utilisation effective dans les traiteacutes
scientifiques et philosophiques Degraves lors si la dialectique a une valeur peacutedagogique elle ne
regimbe pas pour autant agrave endosser une certaine charge eacutepisteacutemologique puisque comprise
dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique la pratique de la dialectique apparaicirct
par sa seule utilisation dans les traiteacutes scientifiques comme un eacutetat preacute-scientifique Eacutetat
pendant lequel la recherche scientifique est stimuleacutee ou encore pendant lequel leacutelegraveve
dialecticien apprend gracircce aux laquo instruments raquo de la dialectique agrave deacutecouvrir des diffeacuterences
agrave percevoir des similitudes agrave dissocier le sens des termes autant dinstruments neacutecessaires
au savant qui ne sont appris dapregraves les Topiques quen jouant agrave la dialectique et qui sont
82
neacutecessaires agrave la pratique scientifique
Certains commentateurs ont critiqueacute R Bolton pour sa lecture peut-ecirctre trop rapide et
trop impreacutecise de la de la dialectique aristoteacutelicienne J Brunschwig lui reproche de tomber
dans lrsquoeacutecueil suivant en voulant fonder lhypothegravese dune justification peirastique des thegraveses
scientifiques ou dune utilisation de la dialectique comme un laquo pis-aller raquo agrave la science R
Bolton oublie un aspect fondamental de la dialectique agrave savoir laspect dialogique rendu
neacutecessaire par le rapport questionneurreacutepondant de la dialectique qui structure lorganisation
des Topiques et qui en effet est absent des traiteacutes dans lesquels R Bolton considegravere pourtant
la meacutethode dialectique agrave lœuvre (Physique et De Caelo notamment) Or si nous posons
lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique alors il semble que nous sortions de
leacutecueil releveacute par J Brunschwig et que nous puissions admettre une seule dialectique chez
Aristote celle effectivement preacutesenteacutee dans les Topiques
Tout bien analyseacute il nest peut-ecirctre pas si facile de distinguer preacuteciseacutement ce qui dans
les traiteacutes relegraveve strictement de la meacutethode dialectique et ce qui relegraveve tout aussi strictement
de la meacutethode empirico-analytique souvent Aristote procegravede en effet par un certain
laquo meacutelange raquo meacutethodologique rendant particuliegraverement neacutebuleuses les frontiegraveres entre ces
deux meacutethodes Cest notamment le cas du syllogisme laquo peu orthodoxe raquo que nous avons deacutejagrave
mentionneacute qui porte sur la perfection du corps utilisant agrave la fois lἔνδοξον pythagoricien et
lobservation des pheacutenomegravenes sensibles en ouverture du livre I du De Caelo257 Dans un
article paru en feacutevrier 2015 intituleacute laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II 12 raquo
Andrea Falcon et Mariska Leunissen critiquent la lecture trop rapide de lεὐλόγως procedure
faite par R Bolton dans son eacutetude du De Caelo En effet R Bolton considegravere les diffeacuterents
appels agrave lεὔλογος parsemant le texte comme la laquo trace raquo de la proceacutedure dialectique en
science ce qui lui permet de soutenir lideacutee selon laquelle la dialectique offre une reacuteponse en
laquo pis-aller raquo agrave un problegraveme scientifique temporairement impossible agrave reacutesoudre Pour A
Falcon et M Leunissen au contraire les appels dAristote agrave ce qui est laquo raisonnable de
penser raquo agrave lεὔλογος dans les recherches scientifiques ne doivent pas ecirctre interpreacuteteacutes comme
indiquant la meacutethode dialectique A contrario ces appels font inteacutegralement partie de la
meacutethode scientifique dAristote qui est une meacutethode selon eux laquo flexible et multiple raquo258 Or
nous navons pour linstant abordeacute les problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus des
œuvres dAristote quau travers dun paradigme rigide issu du deacutebat contemporain opposant
ou du moins distinguant clairement la dialectique de la meacutethode empirico-analytique La
257 Citeacute en page 32258 Traduction personnelle de laquo flexible and manifold raquo Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The
scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in Theory and Practice in Aristotles NaturalScience ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 p 218
83
lecture drsquoA Falcon et M Leunissen a le meacuterite de bouleverser ce paradigme les
commentateurs rendent en effet plus incertaine la deacutesormais traditionnelle distinction entre ce
qui relegraveve de la meacutethode scientifique et ce qui relegraveve de la dialectique ndash partage clairement
effectueacute par les eacutetudes aristoteacuteliciennes au moins depuis les anneacutees 1960 et les travaux de G
E L Owen En effet leur but dans cet article est doffrir
[hellip] un portrait alternatif agrave la tendance des eacutetudes aristoteacuteliciennes agrave caracteacuteriser les
recherches [dAristote] en sciences naturelles soit comme totalement dialectiques dans
leur meacutethode soit comme suivant simplement (et strictement) les meacutethodes
scientifiques introduites dans les Seconds analytiques259
Il y aurait selon eux non une rupture nette et preacutecise entre la meacutethode dialectique et la
meacutethode scientifique rupture que maintient R Bolton mais au contraire une continuiteacute un
cumul finalement assez flou un meacutelange qui se fait jour dans les traiteacutes scientifiques entre
les deux aspects plus ou moins bien deacutefinis dune mecircme meacutethode A travers une eacutetude du
chapitre II 12 du De Caelo chapitre dans lequel R Bolton comprenait justement le recours agrave
lεὐλόγως procedure et agrave la dialectique comme un pis-aller agrave la science A Falcon et M
Leunissen comprennent la ceacutelegravebre analogie entre les ecirctres vivants et les astres analogie que
R Bolton considegravere relever de la meacutethode dialectique comme faisant entiegraverement partie de la
meacutethode laquo flexible et multiple raquo mais pourtant bien scientifique du Stagirite Les deux
commentateurs ne considegraverent pas le recours agrave lεὐλόγως procedure comme une alternative agrave
la meacutethode empirique mais comme lautre visage de la recherche scientifique Lenjeu de leur
propos est de redessiner le cadre du problegraveme de la meacutethode dAristote en science Et si tout
simplement il ny avait pas deux meacutethodes opposeacutees ou alternatives (tel que le soutient R
Bolton dans la continuiteacute de certaines eacutetudes issues du dialectic turn) mais bien une seule
meacutethode dont la nature polymorphe manifold rend difficile la deacutefinition et permet dentendre
un certain jeu entre ce qui est dit laquo theacuteoriquement raquo dans les traiteacutes de lOrganon ndash que ce soit
les Analytiques ou les Topiques ndash et ce qui est fait laquo en pratique raquo dans les traiteacutes scientifiques
et philosophiques Aristote ne semble pas appliquer laquo au pied de la lettre raquo ni lune ni lautre
meacutethode mais bien une sorte de meacutethode flexible qui nen est pas moins scientifique
Ainsi A Falcon et M Leunissen nous permettent peut-ecirctre dentrevoir une porte de
sortie au deacutebat contemporain de laristoteacutelisme sur les problegravemes de meacutethodes Et si
finalement la meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques neacutetait ni la
meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee par les Analytiques ni la dialectique preacutesenteacutee dans
les Topiques mais un meacutelange plutocirct souple de ces deux meacutethodes qui nen a pas moins une
valeur scientifique pour le Stagirite Il faudrait donc reacuteussir agrave aborder les problegravemes de
259 Traduction personnelle laquo an alternative picture to the tendency in the scholarship on Aristotle tocharacterize his natural treatises as being either entirely dialectical in method or as simply following the(exact same) scientific methods introduced in the Posterior Analytics raquo Ibidem
84
meacutethode chez Aristote avec une certaine souplesse Car la critique qursquoA Falcon et M
Leunissen entreprennent des thegraveses de R Bolton repose finalement sur une question quand
on affirme comme le fait R Bolton mais aussi agrave cet eacutegard G E L Owen quil y a la preacutesence
de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes scientifiques de quelle dialectique parle-t-on
preacuteciseacutement Car il appert que nulle part dans le De Caelo entre autres Aristote nrsquouse de la
dialectique laquo comme indiqueacute preacuteciseacutement dans les Topiques raquo260 Degraves lors peut-on consideacuterer
quAristote emploie veacuteritablement et strictement la dialectique en science Et si oui de
quelle nature est cette dialectique Est-elle la mecircme que celle preacutesenteacutee dans les Topiques
Cest un problegraveme que soulegraveve deacutejagrave J Brunschwig dans son article-reacuteponse agrave R
Bolton intituleacute laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo261 En effet dans son
article laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo R Bolton entrevoit lideacutee de
la proceacutedure peirastique comme laquo une proceacutedure de justification raquo des thegraveses scientifiques
tout en maintenant la prioriteacute des data de lexpeacuterience sensible donc de la meacutethode empirico-
analytique en science
La justification dialectique peirastique pour Aristote en tant que simple justification
en science nous reacutevegravele quil faut accorder une prioriteacute speacuteciale (lopinion nayant pas la
mecircme prioriteacute) agrave la preuve issue de lexpeacuterience262
Or le principal (mais non le seul) reproche que J Brunschwig formule agrave lrsquoencontre des thegraveses
de R Bolton procegravede du fait que ce dernier ne deacutefinit pas preacuteciseacutement la dialectique et que
surtout il la simplifie faisant degraves lors violence agrave la dialectique telle quelle se dessine dans les
Topiques En effet selon J Brunschwig
[hellip] il nest pas eacutevident ni hors de toute contestation que les proceacutedures qui dans les
traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote peuvent ecirctre qualifieacutees de
laquo dialectiques raquo relegravevent toutes dune seule et mecircme laquo meacutethode dialectique raquo il nest
pas eacutevident non plus que cette laquo meacutethode dialectique raquo au cas ougrave lon en admettrait
luniciteacute soit identique agrave celle qui est preacutesente theacuteoriquement et enseigneacutee
pratiquement dans les Topiques263
Ce que dit J Brunschwig ici est adresseacute agrave R Bolton mais aussi plus geacuteneacuteralement aux thegraveses
du dialectic turn car deacutejagrave G E L Owen soutenait cette preacutesence de la dialectique dans les
traiteacutes Il faut donc faire particuliegraverement attention agrave cet eacutecueil quand nous posons qursquoAristote
use de dialectique dans ses traiteacutes scientifiques et peu importe pour linstant quelle valeur
effective celle-ci peut avoir pour le Philosophe car encore faut-il admettre quAristote use
260 Traduction personnelle de laquo as outlined in the Topics raquo Ibid p 217261 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et
Meacutetaphysique chez Aristote op cit p 237-262262 Traduction personnelle de laquo Peirastic dialectical justification for Aristotle like justification in science
simply turns out to give special priority (thought not precisely the same priority) to the evidence ofexperience raquo R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p 236
263 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo p 238-239
85
bien de dialectique Ainsi ce que J Brunschwig reproche agrave R Bolton cest un certain
manque de preacutecision assumeacute Pour J Brunschwig en effet la caracteacuteristique absolument
essentielle agrave la dialectique aristoteacutelicienne que reacutevegravelent tant la description que lon peut faire
de la dialectique dapregraves les Topiques que lorganisation mecircme du traiteacute est larticulation des
rocircles questionneurreacutepondant et laspect dialogique de la dialectique Or toujours selon J
Brunschwig R Bolton
[hellip] estime utile pour reacutesoudre les questions quil vient de soulever [hellip] de ldquosimplifier
quelque peu sa description de la dialectiquerdquo Cette simplification consiste agrave ne plus
tenir compte de laspect dialogique de la dialectique aristoteacutelicienne []264
Comment est-il possible de consideacuterer une quelconque utilisation dialectique que ce soit
pour justifier des theacuteories scientifiques pour reacutefuter des thegraveses eacuteristiques ou enfin a minima
pour proposer une reacuteponse la moins mauvaise possible agrave une aporie donneacutee si laspect
fondamental de la dialectique exposeacutee dans les Topiques disparaicirct des traiteacutes scientifiques
Faut-il comprendre quil y a chez Aristote diffeacuterentes dialectiques agrave lœuvre dans le corpus
lune propre aux Topiques lautre aux traiteacutes de science et de philosophie Nous avons deacutejagrave
montreacute que les tenants du dialectic turn notamment TH Irwin mais aussi R Bolton lui-
mecircme ont proceacutedeacute ainsi alors quune telle distinction ne va pas de soi Au risque de voir la
remarque adresseacutee par J Brunscwhig agrave R Bolton agrave propos de la fonction de justification de la
dialectique seacutelargir agrave la seule preacutetention de consideacuterer un usage quelconque de la dialectique
dans les traiteacutes scientifiques faut-il abandonner lhypothegravese selon laquelle la dialectique serait
le candidat ideacuteal pour reacutepondre aux problegravemes de meacutethode du corpus La ligne
argumentative de J Brunschwig est simple il y a un hiatus entre la dialectique des Topiques
et la preacutetendue laquo dialectique raquo employeacutee selon R Bolton par Aristote en Physique ou dans
le De Caelo par exemple et agrave laquelle ont attribue une valeur eacutepisteacutemologique Or Aristote ne
fait guegravere mention preacutecise de plusieurs types de dialectiques et la distinction entre peirastique
et dialectique est elle-mecircme si neacutebuleuse quil est difficile de consideacuterer ces deux entiteacutes
comme deux dialectiques distinctes J Brunschwig atteint veacuteritablement en pointant du doigt
cet eacutecueil la limite dune valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique voire mecircme de la seule
preacutesence dans les traiteacutes scientifiques de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les
Topiques puisque son aspect fondamentalement dialogique se perd dans les traiteacutes
Comment degraves lors court-circuiter ce hiatus Comment parvenir agrave soutenir la preacutesence
et luniciteacute de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote J
Brunschwig propose une alternative entre deux attitudes possibles
[hellip] ou bien lon considegravere que ce traiteacute [les Topiques] contient les eacuteleacutements pertinents
qui permettent de reacutepondre aux questions que pose lemploi des proceacutedures de
justification dialectique dans les traiteacutes de science et de philosophie et dans ce cas lon
264 Ibidem p243
86
est conduit agrave minimiser ou agrave neutraliser lessentiel du rapport dialectique
questionneurreacutepondant dans la meacutethode dont traitent les Topiques cest ce que fait
dans lensemble Robert Bolton qui remarque avec bon sens quapregraves tout lorsque
Aristote procegravede laquo dialectiquement raquo dans ses traiteacutes il fait lui mecircme les demandes et
les reacuteponses ou bien lon considegravere (comme jai plutocirct tendance agrave le faire) que les
Topiques sont eacutecrits pour lessentiel dans la perspective dun dialogue scolairement
codifieacute entre questionneur et reacutepondant et lon est alors conduit agrave penser quils ne
livrent pas immeacutediatement (mecircme en tenant compte des quelques indications quils
contiennent sur les fonctions philosophiques de la meacutethode) les eacuteleacutements neacutecessaires agrave
la compreacutehension du statut eacutepisteacutemologique de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes
de science et de philosophie265
Lalternative est simple mais elle semble neacutegliger un aspect important du corpus des œuvres
dAristote Soit la dialectique des Topiques est effectivement utiliseacutee dans les traiteacutes
scientifiques mais alors il faut neacutegliger laspect peut-ecirctre le plus fondamental de la
dialectique agrave savoir son caractegravere dialogique qui disparaicirct en effet des traiteacutes car on ne peut
y trouver les rocircles bien preacutecis de questionneur et de reacutepondant soit la dialectique nest pas le
candidat ideacuteal pour reacutepondre des problegravemes de meacutethode dans les traiteacutes et pour admettre une
valeur eacutepisteacutemologique agrave cette meacutethode puisque les Topiques qui contiennent la description
la plus preacutecise de la dialectique ont eacuteteacute eacutecrits non dans la perspective de fonder le savoir
scientifique et philosophique mais dans la laquo perspective dun dialogue scolairement codifieacute raquo
Nonobstant premiegraverement A Falcon et M Leunissen nous permettent dappreacutecier la
meacutethode dAristote en science dans ce quelle a de meacutelangeacute de manifold Degraves lors peut-ecirctre
quen theacuteorie la dialectique comprend neacutecessairement un aspect dialogique mais que cet
aspect nest pas neacutecessaire en pratique et que la meacutethode dont use Aristote est bien la
dialectique des Topiques mais utiliseacutee de maniegravere plus laquo souple raquo Certes il semble difficile
de lire dans la Physique le De Anima le De Caelo et lensemble des traiteacutes scientifiques et
philosophiques la mecircme structure questionneurreacutepondant de la dialectique que nous
deacutecrivent les Topiques Et J Brunschwig a tout agrave fait raison de reprocher agrave R Bolton la perte
de cet aspect absolument fondamental dans une lecture qui pose une valeur eacutepisteacutemologique
mecircme minimale de la dialectique Cependant nous pouvons appreacutecier une certaine souplesse
de la meacutethode dAristote en science et dune part embrasser lideacutee que la meacutethode dialectique
est peut-ecirctre plus souple en pratique que ne le laissent entendre les Topiques et dautre part
nuancer le rapport dit laquo fondamental raquo de la dialectique agrave cette structure
questionneurreacutepondant En effet cette structure questionneurreacutepondant est sans doute plus
fondamentale au traiteacute des Topiques en lui-mecircme puisquelle en structure lorganisation et en
motive les diffeacuterents conseils (le livre VIII est lexemple dune organisation formelle du traiteacute
265 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo op cit p 241-242
87
en fonction de cette structure questionneurreacutepondant) quagrave la dialectique proprement dite
Ou du moins le rapport questionneurreacutepondant semble ecirctre aussi essentiel au traiteacute des
Topiques que ne lest laspect public commun agrave la dialectique
Lessentiel de la dialectique aristoteacutelicienne nest pas tant de mettre en preacutesence
physique un seul laquo protagoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement questionneur et
un seul laquo deuteacuteragoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement reacutepondant cela est
surtout mis en avant et rendu neacutecessaire par la meacutethode topique proprement aristoteacutelicienne
dans le traiteacute eacuteponyme Laspect essentiel de la dialectique en elle-mecircme est sans doute bien
plus decirctre nous lavons mentionneacute une laquo œuvre commune raquo crsquoest-agrave-dire une activiteacute qui
sinscrit dans un contexte public et collectif Et peut-ecirctre pouvons-nous comprendre la
dialectique aristoteacutelicienne non comme structureacutee essentiellement autour des rocircles de
questionneur et de reacutepondant mais de maniegravere peut-ecirctre un peu moins preacutecise comme un
organe comme un outil de publiciteacute qui accompagne ou plutocirct qui veacutehicule les thegraveses et
eacutecrits scientifiques des preacutedeacutecesseurs dAristote dans ses traiteacutes La dialectique semble donc
bien plutocirct ecirctre lrsquooutil de diffusion proprement aristoteacutelicien des thegraveses scientifiques
Mais nous ne pouvons comprendre la dialectique comme un outil de diffusion des
thegraveses scientifiques que si nous reacuteinscrivons les textes dAristote dans leur contexte scolaire
Les eacutetudes aristoteacuteliciennes semblent se mettre daccord sur un point preacutecis Aristote aurait
eacutecrit deux sortes de textes les uns exoteacuteriques destineacutes agrave un large public et consideacutereacutes
comme perdus dans leur quasi-totaliteacute les autres eacutesoteacuteriques ceux que nous lisons
aujourdhui et qui eacutetaient destineacutes agrave un public bien particulier un public deacutelegraveves informeacutes
ceux du Lyceacutee266 Les eacutecrits dAristote qui nous ont eacuteteacute transmis par la tradition eacutetaient donc
destineacutes agrave un public scolaire et sinscrivaient de fait dans une laquo perspective dun dialogue
scolairement codifieacute raquo pour reprendre les mots de J Brunschwig Or si dune part nous
comprenons que la dialectique est cette activiteacute essentiellement collective du moins qui
sinscrit dans un contexte public qui nest pas une activiteacute solitaire quelle est laquo tourneacutee vers
lautre raquo et si dautre part nous comprenons que les traiteacutes dAristote sont veacuteritablement des
notes de cours sinon des cours en eux-mecircmes et quils ont eacuteteacute eacutecrits pour ecirctre lus et exposeacutes agrave
un public voire mecircme qursquoils ont eacuteteacute eacutelaboreacutes et construits pendant le professorat dAristote
alors le hiatus entre la dialectique des Topiques et la dialectique des traiteacutes scientifiques et
philosophiques seacutemousse Ainsi il est peut-ecirctre possible de comprendre que la dialectique
dont use Aristote dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques est la mecircme que celle deacutecrite266 Citons de maniegravere non exhaustive D Ross Aristotle op cit p 9 et ss J Brunschwig laquo Quest-ce que la
Physique dAristote raquo in De Grant Souffrin la Physique dAristote et les conditions dune science de lanature Vrin 1991 pp 11-40 Jean Brun Aristote et le Lyceacutee Presses Universitaires de France laquo Que sais-je raquo Paris 2004 p 6 M Crubellier et P Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir op cit p 29 et ssPierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute op cit p 17 et ss Tous soutiennent que les eacutecritsdAristote se reacutefegraverent laquo agrave des activiteacutes de recherche et denseignement en cours raquo selon M Crubellier et PPellegrin op cit p 32
88
dans les Topiques agrave la diffeacuterence que dans les traiteacutes laspect dialogique de la dialectique
(crsquoest-agrave-dire les rocircles de questionneur et de reacutepondant) disparaicirct au profit de son aspect
scolaire et deacutejagrave peut-ecirctre peacutedagogique Ce qui fait lien entre les Topiques et les traiteacutes
scientifiques et philosophiques du corpus aristoteacutelicien cest un seul et mecircme contexte
Aristote neacutecrit ni pour des savants ni pour des philosophes ni pour des eacuterudits ni mecircme
pour lui-mecircme agrave la maniegravere de laquo meacutemoires raquo ou de notes de recherches personnelles Aristote
eacutecrit pour un public deacutelegraveves Si nous comprenons cela alors laspect collectif de la
dialectique en preacutesence dans ses eacutecrits scientifiques ne pose plus de problegravemes et devient
mecircme eacutevident Les diffeacuterentes doxographies les deacuteveloppements des apories les
argumentations proprement dialectiques le recours laquo neacutecessaire raquo aux ἔνδοξα la division des
sens des termes etc sont autant de proceacutedeacutes dialectiques preacutesents dans les textes
philosophiques et scientifiques qui sapparentent peut-ecirctre tout simplement agrave diffeacuterents
vecteurs rendus neacutecessaires par le contexte scolaire de leacutecriture aristoteacutelicienne Autant
deacuteleacutements qui sont veacuteritablement chargeacutes de cet aspect peacutedagogique selon nous fondamental
de la dialectique qui ne se comprend que si et seulement si nous contextualisons
systeacutematiquement les marges deacutecriture du Stagirite le hors texte le contexte scolaire de ses
eacutecrits Ce contexte scolaire de leacutecriture des traiteacutes physiques meacutetaphysiques
psychologiques astronomiques politiques et eacutethiques entre en reacutesonance avec une
dialectique que J Brunschwig lui-mecircme comprend justement comme laquo un dialogue
scolairement codifieacute raquo et il deacutetermine leacutecriture dAristote La dialectique semble ecirctre le
candidat ideacuteal pour reacutepondre des contradictions meacutethodologiques du corpus car ces
contradictions raisonnent avec le contexte mecircme deacutecriture du Stagirite Peut-ecirctre Aristote use
de dialectique dans ses traiteacutes simplement parce que la dialectique est la meacutethode lactiviteacute la
mieux adapteacutee agrave son public pour diffuser un savoir scientifique
Ainsi comment justifier de la preacutesence de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques
toute en justifiant en mecircme temps de la disparition probleacutematique dun aspect fondamental de
la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les Topiques Comment a fortiori reacuteussir agrave sortir
des contradictions dAristote sur la dialectique tout en parvenant agrave maintenir luniteacute de cette
pratique Premiegraverement en abordant les problegravemes meacutethodologiques du corpus avec une
certaine souplesse deuxiegravemement en posant lhypothegravese dune dialectique qui traduit le
contexte scolaire des eacutecrits dAristote
Cest une solution que J Brunschwig entrevoit dailleurs clairement mais sans
lrsquoapprofondir En effet la derniegravere remarque agrave laquelle procegravede le commentateur sur la
communication de Robert Bolton porte sur linterpreacutetation que ce dernier tire des diffeacuterents
usages de la dialectique J Brunschwig eacutecrit
Dans la logique de son interpreacutetation Robert Bolton est tout naturellement conduit agrave
89
faire coiumlncider lopposition laquo gymnastique vs non-gymnastique raquo avec lopposition
laquo dialectique ex endoxocircn vs dialectique ex endoxotatocircn267
Cest en effet de cette coiumlncidence que R Bolton distingue diffeacuterents types de dialectiques
dont chacun aurait un inteacuterecirct diffeacuterent selon les Topiques I2 J Brunschwig refuse la
constitution de deux dialectiques distinctes en fonction des usages gymnastiques et non
gymnastiques car selon lui Aristote ne conccediloit pas diverses dialectiques mais bien divers
usages de la mecircme dialectique et de fait il faut plutocirct distinguer la dialectique de ses
voisines laquo extra-dialectiques raquo que J Brunschwig considegravere ecirctre la didactique et
lagonistique Mais cest dans la conclusion de son article quil entrevoit la valeur
peacutedagogique de la dialectique Pour le commentateur le fond du deacutebat entre R Bolton et lui
se situe laquo au niveau des rapports entre lutiliteacute gymnastique de la meacutethode des Topiques et
son utiliteacute philosophique et scientifique raquo268 Et il clocirct son article sur le ceacutelegravebre conseil que
donne Parmeacutenide agrave Socrate dans le Parmeacutenide de Platon
Mais exerce-toi pendant que tu es encore jeune et entraicircne-toi agrave fond en te
livrant agrave ces exercices qui aux yeux du grand nombre paraissent ecirctre une perte de
temps et qui sont par lui qualifieacutees de laquo bavardages raquo Sinon la veacuteriteacute se deacuterobera agrave tes
prises269
Or J Brunschwig explique que laquo tous les exeacutegegravetes depuis Alexandre drsquoAphrodise ont
rapprocheacute non sans raison [cet extrait du Parmeacutenide] des Topiques aristoteacuteliciens raquo270 Degraves
lors peut-ecirctre J Brunschwig entrevoit-il ici la solution dune dialectique peacutedagogique pour
accorder les diffeacuterents services que rend le traiteacute des Topiques celui decirctre un laquo entraicircnement
intellectuel raquo et celui de sinteacuteresser laquo aux connaissances agrave caractegravere philosophique raquo271 Ces
deux services apparemment contradictoires puisque lun nest quun entraicircnement une
gymnastique mentale permettant dargumenter laquo sur les sujets qui se preacutesentent raquo272 alors que
lautre semble nous rendre capable premiegraverement de laquo discerner en chaque matiegravere le vrai du
faux raquo273 et deuxiegravemement de laquo sinteacuteresser aux notions premiegraveres de chaque science raquo274
semblent retrouver une certaine harmonie une certaine concorde si nous attribuons agrave la
dialectique une valeur peacutedagogique
Si lentretien dialectique dans les Topiques et lorganisation dudit traiteacute se structurent
bien autour des rocircles du questionneur et du reacutepondant cest simplement parce que le Topiques
ont pour fonction de former defficaces questionneurs et defficaces reacutepondants de proposer
267 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et PellegrinPierre op cit p 256
268 Ibidem p 262269 135d traduction de Luc Brisson GF Flammarion Paris 2011270 J Brunschwig op cit p 262271 Topiques 101a27-28272 101a30273 101a36274 101a38 traduction modifieacutee
90
une meacutethode pour exceller au jeu dialectique Mais en soi la dialectique peut ecirctre utiliseacutee
comme meacutethode pour diffuser publiciser enseigner un savoir scientifique Et cest seulement
si nous contextualisons leacutecriture dAristote que nous pouvons entrevoir dune part que la
dialectique nest pas la topique et dautre part que la dialectique des Topiques est la mecircme que
la dialectique des traiteacutes scientifiques car lessentiel de la dialectique est decirctre une activiteacute
collective Aristote sadressant agrave un public cet aspect est conserveacute dans les traiteacutes malgreacute
labsence des rocircles de questionneur et de reacutepondant Enfin cette hypothegravese permet de
comprendre que si Aristote use en effet de la dialectique dans ses traiteacutes cest justement parce
quelle est scolairement codifieacutee et quil lui attribue une valeur peacutedagogique
Cependant lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique poseacutee pour tenter dunifier la
dialectique des Topiques et son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques ne
nous indique pas en quelle mesure cette meacutethode agrave lœuvre peut effectivement se charger
dune importante valeur peacutedagogique Comment et pourquoi la dialectique peut-elle ecirctre
comprise comme une sorte laquo deacuteducation raquo agrave la science agrave la philosophie au laquo savoir vrai raquo
Il nous faut pour reacutepondre agrave cette question prendre un peu de recul par rapport aux
problegravemes de meacutethode qui traversent le corpus aristoteacutelicien
Il appert que faire de la dialectique la meacutethode dAristote pour deacutecouvrir les principes
des sciences ou bien encore consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable au vrai raquo et donc poser
les bases dune valeur seulement eacutepisteacutemologique de la dialectique est nous lavons vu
difficilement soutenable Car une telle lecture repose finalement sur un certain optimisme Un
optimisme certes latent quun texte comme louverture du livre α de la Meacutetaphysique semble
permettre En effet Aristote y explique que nous avons tous en nous la capaciteacute de savoir et
datteindre le vrai et surtout que nul ne manque complegravetement la veacuteriteacute Degraves lors la veacuteriteacute
pour le Philosophe peut se comprendre comme un travail collectif auquel chacun participe en
apportant laquo sa pierre agrave leacutedifice raquo du savoir
Leacutetude de la veacuteriteacute est dun cocircteacute difficile de lautre facile Preuve en est que nul ne peut
latteindre comme il convient ni tous la manquer mais que chacun dit quelque chose
sur la nature et seul najoute rien ou peu agrave la veacuteriteacute tandis que de tous ensemble naicirct
une œuvre dimportance Par conseacutequent sil en va semble-t-il comme quand
preacuteciseacutement nous citons le proverbe laquo qui manquerait la porte raquo de cette maniegravere
leacutetude serait facile mais posseacuteder le tout sans pouvoir en posseacuteder une partie montre
la difficulteacute de cette eacutetude Peut-ecirctre aussi la difficulteacute eacutetant de deux sortes la cause en
est-elle non dans les choses mais en nous En effet le rapport des yeux des chauves-
souris agrave la lumiegravere du jour est le mecircme que celui de lintelligence de notre acircme aux
choses les plus manifestes de toutes natures Non seulement il est juste decirctre
reconnaissant envers ceux dont on peut partager les opinions mais mecircme envers ceux
91
qui expriment des avis plus superficiels car eux aussi ont apporteacute une contribution
puisquils ont exerceacute avant nous leur compeacutetence275
Degraves lors puisque selon Aristote chacun dentre nous ecirctres humains cest-agrave-dire a fortiori
aussi les propres preacutedeacutecesseurs dAristote vise le vrai sans pour autant latteindre ni le
manquer complegravetement puisque chacun dentre nous participe collectivement agrave leacutetude de la
veacuteriteacute alors la dialectique qui sengage par la collecte des ideacutees admises pourrait sapparenter
de facto agrave une eacutetude prenant en charge des objets lesdites ideacutees admises qui partagent
quelque chose de la veacuteriteacute
Cependant cet optimisme preacutetendu dAristote fondeacute sur cette participation collective
de chacun agrave la veacuteriteacute est lui-mecircme difficilement soutenable car si chacun dentre nous
participe de la veacuteriteacute aussi participe-t-il de lerreur En effet la cause premiegravere de la difficulteacute
dans leacutetude de la veacuteriteacute est selon Aristote en nous nous sommes susceptibles de commettre
des erreurs Ainsi de facto les ἔνδοξα qui eacutemanent des esprits humains peuvent participer si
nous comprenons correctement Meacutetaphysique α du vrai comme du faux Cest dailleurs ce
quexplique tregraves bien Aristote dans les Seconds analytiques quand il mentionne lopinion vraie
et lopinion fausse
Mais il ny a pas didentiteacute complegravete de lobjet de lopinion et de celui de la
science mais de mecircme quil y a dune certaine maniegravere opinion vraie et opinion fausse
de la mecircme chose [ὤσπερ καὶ ψευδὴς καὶ ἀληθὴς τού αὐτού τρόπον τινά] de mecircme il
y a science et opinion de la mecircme chose276
La dialectique peut donc difficilement avoir une simple valeur eacutepisteacutemologique puisquelle
raisonne agrave partir dideacutees admises dont les tenants sont capables en tant quecirctres humains de
veacuteriteacute comme derreur Ainsi Aristote semble admettre degraves lors la possibiliteacute dune fausseteacute
endoxale qui exclut la dialectique du champ strictement scientifique La seule meacutethode
veacuteritablement eacutepisteacutemologique crsquoest-agrave-dire la meacutethode permettant de deacutecouvrir les principes
des sciences et de fonder le discours est une meacutethode qui ne peut traiter que du vrai
Ainsi il faut relativiser ce preacutetendu optimisme dAristote tout ce qui est dit nest pas
vrai ou probable tout laquo legomegravene raquo nest pas laquo pheacutenomegravene raquo duquel nous pouvons induire les
principes des sciences Poser une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα soit faire des opinions
les plus partageacutees les mieux admises comme autoriteacute par le plus grand nombre des entiteacutes
laquo semblables au vrai raquo ou laquo vraies dans la plupart des cas raquo ne va absolument pas de soi
puisquil y a en chacun de nous une propension agrave lerreur Il est dans notre nature par rapport
agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris par rapport agrave la lumiegravere du jour decirctre
aveugleacutes par le vrai donc de nous tromper
Cependant plutocirct que de lire dans ce passage de Meacutetaphysique α un optimisme275 Meacutetaphysique α 993a30-993b14 Lauthenticiteacute des textes laquo probleacutematiques raquo nest pas en question dans
notre propos276 Seconds analytiques I 33 89a23
92
quelconque et loin decirctre eacutevident il semble surtout quune question se pose et quune difficulteacute
soit souleveacutee Si premiegraverement Aristote en theacuteoricien du savoir scientifique propose une
meacutethode pour connaicirctre le vrai pour chercher la veacuteriteacute et pour fonder le discours
scientifique si deuxiegravemement il considegravere ce savoir scientifique comme laboutissement
dune progression du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents eacutetats et si troisiegravemement il y a en
la nature de lecirctre humain une propension agrave lerreur qui risque de nuire au deacuteveloppement de
nos laquo capaciteacutes raquo intellectuelles de constituer un frein au progregraves de lindividu apprenant agrave
travers les diffeacuterents eacutetats du savoir crsquoest-agrave-dire un frein agrave la reacutealisation de sa propre nature
puisquil est selon Meacutetaphysique A 981a21 dans la nature des hommes de laquo deacutesirer
savoir raquo alors est-il seulement possible quAristote nait jamais precircteacute aucune attention agrave cette
propension naturelle agrave lerreur Or si lhomme se trompe de fait il ignore il rate
lactualisation de la capaciteacute agrave connaicirctre qui est naturellement en lui Ny-a-t-il nulle part dans
le corpus aristoteacutelicien la volonteacute de laquo prendre en charge raquo la nature humaine pour corriger
cette propension agrave lerreur Une prise en charge veacuteritablement peacutedagogique senseacutee montrer
au sens le plus strict laquo le chemin du vrai aux enfants raquo
La meacutethode empirico-analytique la science et la philosophie ne prennent pas en
charge lerreur car leur laquo domaine exclusif raquo est celui de la veacuteriteacute277 Degraves lors pour
comprendre la valeur veacuteritable de la dialectique il faut dans un premier temps lexclure du
champ proprement scientifique Et Aristote semble permettre cette exclusion En effet il
eacutecrit agrave propos des trois sortes physiques logiques et eacutethiques de preacutemisses dialectiques que
ces questions (le monde est-il eacuteternel ou non par exemple) doivent ecirctre traiteacutes laquo au niveau
philosophique selon la veacuteriteacute mais dialectiquement au niveau de lopinion raquo278 J Brunschwig
est tout agrave fait fondeacute agrave traduire les syntagmes μὲν et δέ qui structurent cette phrase par un
connecteur logique dopposition (laquo mais raquo) opposant ainsi dialectique et philosophie comme
sopposent veacuteriteacute et opinion la philosophie soppose agrave la dialectique puisque lune procegravede
πρὸς δόξαν alors que lautre procegravede πρὸς ἀλήθειαν Ainsi nous pouvons affirmer avec R
Bolton et dans la droite ligne dun aristoteacutelisme classique que la meacutethode pour connaicirctre les
principes des sciences la meacutethode scientifique et philosophique pour connaicirctre la veacuteriteacute reste
effectivement la meacutethode empirico-analytique exposeacutee essentiellement dans les Analytiques
et en Physique I1 celle proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν Mais quelle est donc cette meacutethode
qui prend en charge lerreur sinon justement la dialectique De plus si philosophie et
dialectique sopposent car lune touche agrave la veacuteriteacute et lautre non cela ne signifie en rien que la
dialectique nait aucun rapport avec la science et la philosophie ou quelle ne lui soit daucune
utiliteacute Car puisque la dialectique procegravede de lopinion et que nous avons admis que les
ἔνδοξα pouvaient ecirctre faux ne peut-elle pas avoir une valeur peacutedagogique en ce quelle277 Meacutetaphysique α 993b19-20 la philosophie est laquo science de la veacuteriteacute raquo278 Topiques I 14 105b30-31
93
laquo traite raquo veacuteritablement la cause de lerreur qui est en nous Si la philosophie et la science
cherchent le vrai la dialectique traite de lerreur R Bolton a donc bien pressenti cette dualiteacute
du texte aristoteacutelicien qui procegravede en deux temps le temps de la recherche scientifique et le
temps de lexposition de la recherche Cependant il continue de voir en la dialectique une
valeur eacutepisteacutemologique minimale qui en fait un adjuvant aux sciences alors que la veacuteritable
fonction de la dialectique est peut-ecirctre plus celle de prendre en charge la propension naturelle
agrave lerreur qui est en chaque ecirctre humain Ce quAristote semble faire dans ses recherches la
raison pour laquelle il use de dialectique cest justement en fonction de cette valeur
peacutedagogique
Et en effet dans son corpus le Stagirite laisse de maniegravere sporadique plusieurs
indices nous permettant de fonder cette valeur de comprendre la dialectique comme une
eacuteducation une culture un entraicircnement neacutecessaire au savoir Lun de ces principaux indices
est laspect laquo universel raquo de la dialectique et le parallegravele agrave effectuer entre la dialectique et
laquo leacuteducation raquo dont le Stagirite parle dans lincipit des Parties des animaux En effet Aristote
comprend la dialectique comme une activiteacute qui communique avec toutes les sciences et qui
nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres Selon les Seconds analytiques elle ne porte
pas en effet laquo sur un genre unique deacutetermineacute [οὐδὲ γένους τινὸς ἑνός] car alors elle ne serait
pas interrogative [οὐ γὰρ ἂν ἠρώτα] raquo279 Ce qui fait de la dialectique une activiteacute proprement
non soumise agrave lincommunicabiliteacute des genres ce qui lui permet autrement dit de laquo toucher agrave
toutes les sciences raquo cest quelle consiste principalement agrave interroger agrave demander [ἐρωτάω-
ω]280 Cette laquo polyvalence raquo qui est propre agrave la dialectique et qui consiste agrave poser des
questions sur tous les domaines dans tous les genres de toutes les sciences (Physique laquo le
monde est-il eacuteternel ou non raquo Eacutethique laquo doit-on obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux
lois en cas de discordance raquo Logique laquo les contraires relegravevent-il ou non du mecircme
savoir raquo pour reprendre des exemples aristoteacuteliciens281) rejoint finalement le caractegravere
universel de la dialectique dans le sens ougrave tous les ecirctres humains pratiquent avec plus ou
moins dart et de meacutethode cette activiteacute Tous en effet se posent et posent des questions de
la prime enfance jusquau soir de la vie et ainsi examinent critiquent essaient de laquo mettre agrave
leacutepreuve raquo [πειράω-ῶ] plus ou moins meacutethodiquement des thegraveses agrave la lumiegravere de laquo notions
communes raquo Cest en effet ce que reacutepegravete le Stagirite au chapitre 11 des Reacutefutations
sophistiques
De sorte quil est eacutevident que la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute
Cest pourquoi aussi elle sapplique agrave tout En effet tous les arts utilisent eacutegalement
certaines notions communes Cest pourquoi tous les hommes y compris les simples
279 Seconds analytiques I 11 77a32280 Ibidem281 Topiques I 14 105b20-25
94
particuliers font usage dune certaine maniegravere de la dialectique et de la peirastique car
tous jusquagrave un certain point tentent dexaminer ceux qui professent un art282
Certes Aristote parle ici de peirastique et de dialectique mais plutocirct que de nous inteacuteresser agrave
ce qui pourrait seacuteparer ces deux notions inteacuteressons nous surtout agrave ce qui les unit le trait
fondamental de lune comme de lautre elles sont universelles Tous les ecirctres humains les
pratiquent dans le sens ougrave tous se posent des questions et argumentent avec plus ou moins de
meacutethode et laquo mettent agrave leacutepreuve raquo des thegraveses de maniegravere plus ou moins efficace Rappelons
que les Topiques nont pour but selon Aristote non de theacuteoriser et de deacutefinir la dialectique
mais bien de fournir une meacutethode pour exceller dans cette activiteacute dialectique que tous les
ecirctres humains semblent pratiquer plus ou moins bien Cependant que sont ces laquo notions
communes raquo dont parle Aristote dans ce texte et que tous les arts selon lui utilisent Il
semble que nous soyons fondeacutes agrave rapprocher ici ces laquo notions communes raquo des ἔνδοξα
Cependant R Bolton a tregraves bien mis en lumiegravere le double sens du mot laquo commun raquo en
Reacutefutations sophistiques 172a Dune part est laquo commune raquo une proposition qui nest pas
attacheacutee agrave un genre ni agrave une science en particulier ce qui explique pourquoi tous les arts en
usent Et dautre part est laquo commune raquo une proposition qui appartient agrave un savoir laquo du
commun raquo283 Il est degraves lors possible de distinguer la dialectique de la science dans ce
contexte des Reacutefutations sophistiques 11 car celle-ci sinscrit dans un savoir qui nest pas un
savoir scientifique mais un savoir commun collectif Savoir commun opposeacute au savoir
scientifique en tant que ce dernier est laquo speacutecial raquo agrave un domaine laquo attacheacute agrave un genre preacutecis raquo
et quil ne raisonne pas agrave partir de laquo notions communes raquo mais bien agrave partir de notions
speacuteciales La dialectique peut donc aussi se distinguer de la philosophie et de la meacutetaphysique
en ce que ces laquo sciences raquo ont bien un genre speacutecifique lecirctre en mouvement pour la
physique lecirctre en tant quecirctre pour la meacutetaphysique Il faut donc dans la theacuteorie
aristoteacutelicienne du savoir admettre un savoir laquo du commun raquo propre agrave la dialectique et un
savoir scientifique que nous pouvons consideacuterer comme plus laquo speacutecialiseacute raquo agrave un domaine
Or cette distinction dialectiquescientifique fait eacutecho agrave une autre distinction du
corpus celle quAristote effectue entre la παιδεία et lἐπιστήμη dans lincipit des Parties des
animaux En effet pour Aristote
Dans toute eacutetude et toute recherche la plus humble comme la plus noble il semble
bien y avoir deux sortes deacutetats [δύο φαίυουται τρόποι τῆς ἓξεως] dont lun est agrave juste
titre nommeacute laquo science de la chose raquo [τὴν μὲν ἐπιστὴμην τοῡ πράγματος] et lautre une
certaine espegravece de culture [τὴν δοἷον παιδεὶαν τινά]284
La traduction de P Pellegrin est ici eacutetonnante En effet ce dernier traduit laquo παιδεὶαν τινά raquo
282 Reacutefutations sophistiques 11 172a27-32 nous soulignons283 R Bolton laquo The Epistemologic Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique dir
D Devereux et P Pellegrin Paris 1990 p 215284 Aristote Parties des Animaux trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2011 p 89 639a1-4
95
par une laquo espegravece de culture raquo Pourtant le sens principal de παιδεία nest pas laquo culture raquo mais
bien plutocirct laquo eacuteducation raquo285 De plus si nous nous reportons agrave lIndex aristotelicus de H
Bonitz lentreacutee παιδεία286 reacutefeacuterence surtout lusage de ce syntagme dans le contexte des
Eacutethiques et des Politiques et son sens est majoritairement celui dlaquo eacuteducation raquo non de
laquo culture raquo Prenons par exemple lune des reacutefeacuterences donneacutees par H Bonitz agrave cette entreacutee
soit Politiques II5 ougrave il est question de παιδεία laquo Il faut que la citeacute soit une multipliciteacute
comme on la dit plus haut dans laquelle leacuteducation doit introduire communauteacute et uniteacute raquo287
P Pellegrin traduit alors παιδεία non par laquo culture raquo mais bien par laquo eacuteducation raquo Cependant
comment cette παιδεία des Parties des animaux peut-elle ecirctre rapprocheacutee de la dialectique
telle que la comprend Aristote et a fortiori comment la distinction dialectiquescience peut-
elle ecirctre arraisonneacutee agrave cette distinction παιδεία ἐπιστήμη
Pour reacutepondre agrave cette question nous devons dabord en poser une preacuteliminaire
quest-ce quecirctre laquo eacuteduqueacute raquo ou laquo cultiveacute raquo dans ce contexte de lincipit des Parties des
animaux Aristote poursuit son explication des laquo deux sortes deacutetats raquo preacutesents dans toute
recherche en expliquant quil appartient agrave laquo lhomme cultiveacute [πεπαιδευμένου] raquo de pouvoir
laquo de maniegravere approprieacutee juger avec sagaciteacute de ce qui est bien ou mal dit dans un
discours raquo288 De plus premiegraverement laquo le πε-παιδευ-μένος raquo est grammaticalement le
participe parfait moyen-passif substantiveacute du verbe παιδεύω signifiant laquo eacutelever un enfant raquo
ou laquo donner une eacuteducation agrave quelquun raquo289 Deuxiegravemement le parfait indique proprement
laquo leacutetat preacutesent qui reacutesulte dun fait passeacute raquo290 cest-agrave-dire textuellement ici celui qui a reccedilu
une eacuteducation doit pouvoir selon Aristote laquo ecirctre seul capable de juger pour ainsi dire de
tout raquo291 Degraves lors le πεπαιδευμένος se deacutefinit selon deux caracteacuteristiques propres
premiegraverement celle de juger des bons ou mauvais discours (le texte grec mentionne laquo τὸ
δύνασθαι κρicircναι raquo en 639a5 cest-agrave-dire laquo la faculteacute de pouvoir critiquer raquo) et deuxiegravemement
de pouvoir juger ou critiquer certes mais de tout cest-agrave-dire soit de se poser et poser des
questions soit dexercer sa capaciteacute danalyse et de critique non dans un genre deacutetermineacute
comme la Nature ou lrsquoEacutethique mais dans absolument tous les domaines Or exercer cette
laquo δύνασθαι κρicircναι raquo drsquoune part et qui plus est de maniegravere laquo non tenue agrave lincommunicabiliteacute
des genres raquo sont bien deux caractegraveres qui appartiennent en propre agrave la dialectique car seule
cette activiteacute dans le corpus aristoteacutelicien nous permet dexercer notre laquo capaciteacute critique raquo
autrement dit peirastique et ce laquo sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo292 Il semble
285 Le Grand Bailly p 1438286 Herman Bonitz Index aristotelicus Berolini 1870 p 557 30287 Les Politiques II5 1263b36-37288 Aristote Parties des animaux 639a4-6289 Le grand Bailly p 1438290 A Dain J-A de Foucault et P Poulain Grammaire Grecque J De Gigord Paris 1961 p177291 639a9292 Topiques I1 100a19-20
96
donc bien que nous soyons fondeacutes agrave comprendre que la παιδεία reccedilue par le πεπαιδευμένος
est une παιδεία dialectique et ainsi agrave rapprocher dialectique et eacuteducation
Degraves lors leacutetat du πεπαιδευμένος qui est senseacute pouvoir juger de ce qui est bien ou mal
dit dans les discours et ce dans tous les domaines nous permet de comprendre comment la
dialectique peut ecirctre une veacuteritable παιδεία crsquoest-agrave-dire comme une certaine eacuteducation De
plus en eacutetablissant ce parallegravele entre la dialectique et cette παιδεία dont parle Aristote dans
lincipit des Parties des animaux nous pouvons supposer quAristote attribue une valeur
peacutedagogique agrave la dialectique Car il semble que crsquoest en pratiquant la dialectique cette
activiteacute dont la Rheacutetorique nous apprend quelle sert agrave deacutecouvrir laquo le syllogisme vrai et le
syllogisme apparent raquo293 (agrave savoir juger de ce qui est bien ou mal dit dans un discours en
jugeant des discours eux-mecircmes) et dont les Topiques aussi bien que les Reacutefutations
sophistiques ou que les Seconds analytiques insistent sur le fait quelle srsquointeacuteresse agrave tout et
nest tenue agrave aucun genre que lecirctre humain devient le πεπαιδευμένος dont il est question
dans lincipit des Parties des animaux
Nonobstant le choix effectueacute par P Pellegrin de traduire παιδεία par laquo culture raquo dans
sa traduction des Parties des animaux nrsquoobscurcit pas forceacutement la valeur peacutedagogique que
nous pouvons lire dans la dialectique aristoteacutelicienne Au contraire ce choix rend cette valeur
plus intelligible Cependant il faut ecirctre conscient de ce que ce terme peut manifester dans son
rapport agrave la dialectique En effet si nous comprenons la παιδεία comme une laquo culture raquo
comme le fait P Pellegrin au sens moderne dune laquo culture geacuteneacuterale bibliographique raquo celle
consistant agrave laquo engranger le plus de connaissances possible raquo alors la dialectique est en effet
une culture car lactiviteacute dialectique sengage par la laquo collecte des preacutemisses raquo et deacutepend dune
connaissance neacutecessaire de multiples ideacutees admises par le plus grand nombre ou par les
savants afin de les poser comme preacutemisses des raisonnements dialectiques Degraves lors lactiviteacute
dialectique neacutecessite une laquo culture geacuteneacuterale raquo et sa pratique semble offrir au dialecticien cette
culture Mais il faut aussi entendre laquo παιδεία raquo comme une laquo culture raquo au sens grec du terme
celui dun veacuteritable travail sur soi dune transformation du sujet qui tel un laquo gymnaste raquo en
pratiquant la dialectique et en exerccedilant son esprit critique agrave propos de nimporte quel sujet
accegravede agrave laquo leacutetat raquo eacuteduqueacute que la valeur aspectuelle du parfait de laquo πεπαιδευμένος raquo traduit
dans les premiegraveres lignes des Parties des animaux Si la dialectique est une culture cest une
culture geacuteneacuterale certes mais aussi un veacuteritable travail sur soi une culture de lesprit qui
transforme veacuteritablement le sujet apprenant
Pierre Aubenque a dailleurs beaucoup insisteacute sur limportance de ce texte des Parties
des animaux pour comprendre la dialectique aristoteacutelicienne En effet selon lui laquo ce sont les
premiegraveres lignes du De Partibus animalium qui nous eacuteclairent le mieux sur la fonction et les
293 1355b16-17
97
limites de la dialectique selon Aristote raquo294 Cependant dune part P Aubenque ne semble par
reacuteceptif au sens grec de cette παιδεία et ne la considegravere que comme une laquo culture geacuteneacuterale raquo
avec tout laspect peacutejoratif que peut prendre ce terme face agrave la laquo science de la chose raquo et
dautre part il preacutetend que dans ce texte comme dans dautres Aristote fait laquo leacuteloge de la
culture geacuteneacuterale [παιδεία] raquo295 et que le Stagirite oppose la παιδεία agrave lἐπιστήμη laquo A vrai
dire on a ici limpression que la culture geacuteneacuterale a moins une valeur par elle-mecircme quelle ne
se nourrit des insuffisances de la science de la chose raquo296 Et pour eacutetayer son propos P
Aubenque sappuie sans neacuteanmoins le citer sur un texte des Politiques III 11 dans lequel
selon lui Aristote oppose encore laquo les hommes cultiveacutes raquo agrave laquo ceux qui savent raquo Pour P
Aubenque laquo lhomme cultiveacute raquo le πεπαιδευμένος soppose au savant au σοφός en tant
quhomme de science Aristote vanterait alors les meacuterites de lun sur lautre de la culture
geacuteneacuterale sur la science Pourtant dans cet extrait des Politiques comme dans les premiegraveres
lignes des Parties des animaux Aristote noppose agrave aucun moment παιδεία et ἐπιστήμη ou
πεπαιδευμένος et σοφός A contrario ces deux notions et ces deux laquo eacutetats raquo ne se pensent pas
dans un rapport de conflictualiteacute quelconque mais bien dans un rapport de continuiteacute
Premiegraverement dans lextrait des Politiques III 11 que P Aubenque utilise sans le citer
Aristote eacutecrit
Or un meacutedecin ce peut ecirctre soit le praticien soit le chef deacutecole soit en troisiegraveme lieu
celui qui possegravede une culture meacutedicale car il y a de tels gens cultiveacutes pour ainsi dire
dans tous les arts et nous naccordons pas moins le droit de juger aux gens cultiveacutes
quaux speacutecialistes297
Il appert quici laquo gens cultiveacutes raquo et laquo speacutecialistes raquo ne sopposent absolument pas mais qursquoau
contraire ils partagent lun et lautre laquo le droit de juger raquo Ce laquo droit de juger raquo est sans doute agrave
rapprocher ici du laquo δύνασθαι κρicircναι raquo qui caracteacuterise le πεπαιδευμένος dans lincipit des
Parties des animaux Ainsi agrave linstar de P Aubenque il semble leacutegitime de rapprocher ces
deux textes Cependant contrairement agrave ce quavance ce dernier πεπαιδευμένος et σοφός ne
sopposent pas Mais degraves lors comment comprendre le rapport du πεπαιδευμένος au σοφός
de la παιδεία agrave lἐπιστήμη de la dialectique au savoir scientifique Cest justement lincipit
des Parties des animaux qui permet de proposer une alternative agrave la lecture de P Aubenque et
de consideacuterer ces deux notions dans un rapport de continuiteacute Si nous lisons cet incipit avec agrave
lesprit les Seconds analytiques II19 et Meacutetaphysique A1 il appert qursquoAristote reacuteactive ici la
notion dἕξις mentionneacutee degraves la deuxiegraveme ligne du traiteacute298 et qui est fort importante en
Meacutetaphysique A et dans les Seconds analytiques II19 puisquelle constitue la structure laquo en
294 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote op cit p 282295 Ibidem296 Ibid297 Politiques trad P Pellegrin 1282a3-7298 Les parties des animaux 639a2
98
eacutetape raquo du deacuteveloppement du progregraves de nos capaciteacutes intellectuelles partant de la simple
sensation pour arriver au savoir de la cause au savoir scientifique
A partir de la perception donc se produit le souvenir [ἐκ μὲν οὖν αἰσθήσεως γίγνεσται
μνήμη] comme nous le disons et du souvenir de la mecircme chose se produisant un
grand nombre de fois lexpeacuterience En effet plusieurs souvenirs forment une
expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience autrement dit de luniversel tout entier au
repose dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses multiples qui est contenu un et le mecircme en
elles toutes est produit un principe de lart et de la science de lart si cest agrave propos du
devenir de la science si cest agrave propos de leacutetant299
Par nature donc les animaux ont la sensation agrave la naissance mais pour les uns de la
sensation [ἐκ δὲ τῆς αἰσθήσεως] ne naicirct pas la meacutemoire pour les autres elle naicirct Et
cest pourquoi ces derniers sont plus intelligents et plus aptes agrave apprendre que ceux qui
ne peuvent se souvenir [hellip] Pour les humains lexpeacuterience naicirct de la meacutemoire en
effet les souvenirs nombreux du mecircme objet valent agrave la fin une seule expeacuterience Et
mecircme lexpeacuterience paraicirct semblable agrave la science et agrave lart pour les humains la science
et lart reacutesultent de lexpeacuterience car lexpeacuterience agrave produit lart comme le dit Polos
linexpeacuterience le hasard300
Ces deux textes posent la sensation la meacutemoire lart et la science comme diffeacuterents eacutetats
(laquo αἱ ἔξεις raquo selon les Seconds analytiques II19 99b25) eacutetats dont chacun procegravede du
preacuteceacutedent [ἐκ + geacutenitif] et dont nous avons en nous la puissance agrave la naissance Un lecteur
consciencieux peut-il feindre de ne pas voir un lien entre Meacutetaphysique A Seconds
analytiques II 19 et lincipit des Parties des animaux Et si nous sommes attentif au sens
grec que peut avoir le mot laquo culture raquo et que nous interpreacutetons cette παιδεία dans le sens dune
veacuteritable transformation de soi permise par la pratique de la dialectique et lexercice dun
laquo esprit critique raquo jusquagrave atteindre un certain laquo eacutetat raquo effectif de la recherche scientifique
alors de facto Aristote semble vouloir introduire cette laquo παιδεὶαν τινά raquo dans la genegravese du
savoir scientifique dans le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles vers lἐπίστασθαι
qui constitue selon D Ross laquo le plus haut produit de la civilisation raquo301 La notion dἕξις
preacutesente jusque dans la grammaire du texte puisque reacutesonnant avec le participe parfait de
πεπαιδευμένος ne peut pas ecirctre ici passeacutee sous silence Si dune part dans toute recherche
scientifique selon les Parties des animaux laquo il y a deux sortes deacutetats raquo lun proprement
scientifique lautre que nous pouvons peut-ecirctre nous risquer agrave nommer laquo paideacutetique raquo en tant
quil est non scientifique car non tenu agrave lincommunicabiliteacute des genres et si dautre part
Aristote permet le parallegravele entre la dialectique et cet ἕξις quest la παιδεία alors peut-ecirctre que
leacutetat du dialecticien cet eacutetat dun savoir du commun cette παιδεία cet laquo ἕξις paideacutetique raquo
que semble bien ecirctre la dialectique constitue une eacutetape intermeacutediaire avant lἐπίστασθαι un299 Seconds analytiques II 19 100a3-9300 Meacutetaphysique A 980a27-981a5301 D Ross Aristote op cit p 215
99
ἕξις preacute-scientifique quil faut reacuteintroduire dans la genegravese progressive de lἐπίστασθαι
aristoteacutelicien La dialectique peut donc ecirctre comprise comme le moyen proposeacute par Aristote
pour passer de leacutetat de lexpeacuterience agrave leacutetat du savoir scientifique elle semble donc bien avoir
une valeur fondamentalement peacutedagogique
Nonobstant P Aubenque a lui-mecircme entrevu cette valeur peacutedagogique de la
dialectique aristoteacutelicienne En effet celui-ci eacutecrit
La dialectique ne jouerait donc dautre rocircle que celui dun adjuvant pourrait-on dire
peacutedagogique agrave lusage des esprits insuffisamment intuitifs Si lon admet que de tous
les hommes le philosophe est celui qui a le plus de part agrave lintuition on admettrait aussi
quil est celui qui se passe le mieux de la dialectique bien plus quen tant que
philosophe il eacutechappe entiegraverement aux limitations qui rendraient neacutecessaire lusage de
la dialectique302
Selon P Aubenque pour la philosophie et la science pour le laquo Savoir veacuteritable raquo la
dialectique qui est laquo du cocircteacute de lopinion raquo nest daucune utiliteacute agrave peine celle dun laquo adjuvant
peacutedagogique raquo dont le philosophe se passe aiseacutement Cependant cette lecture ne se deacutefend
que si nous comprenons la dialectique et la philosophie (ou la science) dans un rapport
dopposition et attribuons agrave la dialectique une certaine vacuiteacute par rapport agrave la valeur attribueacutee
agrave la science et agrave la philosophie Cest dailleurs ainsi que P Aubenque sans citer de texte
preacutecis comprend la dialectique dont le discours finalement laquo natteint luniversaliteacute quau prix
de la vacuiteacute on sait quAristote associe souvent les ideacutees de dialectique et de geacuteneacuteraliteacutes
vides raquo303 P Aubenque semble veacuteritablement prisonnier du paradigme dun Aristote
fondamentalement empiriste dans sa meacutethode placcedilant la science et la theacuteorie du savoir des
Analytiques au dessus de tout son laquo systegraveme raquo et donc au dessus de la dialectique P
Aubenque est donc conduit agrave deacutepreacutecier lactiviteacute dialectique mecircme si dans sa lecture le
tragique de laristoteacutelisme est de ne pas parvenir agrave deacutepasser la seule dialectique
Cependant il est faux de consideacuterer que le philosophe (ou le savant) peut se passer de
dialectique Car si nous comprenons la dialectique non comme une activiteacute vaine ou agrave
rapprocher de laquo geacuteneacuteraliteacutes vides raquo mais comme un laquo eacutetat raquo (celui du πεπαιδευμένος) un ἕξις
du deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles permis et entretenu par la pratique de la
dialectique alors cette derniegravere ne souffre daucune vacuiteacute a contrario elle constitue
semble-t-il une eacutetape intermeacutediaire fondamentale avant lἕξις scientifique ou philosophique
proprement dit Degraves lors la dialectique est une eacutetape sur le chemin du savoir scientifique et de
la philosophie Si donc le philosophe selon P Aubenque peut se passer de la dialectique son
eacuteducation agrave la philosophie ne semble pas elle pouvoir sen passer Et si Aristote use de
dialectique dans ses traiteacutes cest sans doute parce quagrave ses yeux la dialectique est le meilleur
302 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote p 296303 Ibidem p 260
100
moyen de laquo montrer le chemin du savoir aux enfants raquo crsquoest-agrave-dire quelle constitue bien un
eacutetat passager en vue de la reacutealisation de notre nature humaine animeacutee du laquo deacutesir de savoir raquo304
et quelle a une valeur peacutedagogique Certes donc la meacutethode empirico-analytique est bien
pour Aristote la meacutethode des sciences mais cette meacutethode empirico-analytique nest pas celle
qursquoil utilise dans ses traiteacutes parce qursquoil fait moins œuvre de scientifique proprement dit ou de
philosophe qursquoœuvre de professeur de philosophie et de theacuteorie scientifique Cest sans doute
par laccumulation dun certain savoir laquo encyclopeacutedique raquo quoffre la collecte des ideacutees
admises puis par lexercice et le deacuteveloppement de laquo lesprit critique raquo que la dialectique
permet de faire le pont entre leacutetat de laquo lecirctre dexpeacuterience raquo et leacutetat de laquo lecirctre de science raquo
Cependant cest une chose de comprendre le parallegravele entre la dialectique et la
παιδεία des Parties des animaux et ainsi dinterpreacuteter leacutetat du dialecticien comme un eacutetat
laquo paideacutetique raquo infra-scientifique preacuteceacutedant leacutetat du savant et de confeacuterer une valeur
peacutedagogique agrave la dialectique cen est une autre de comprendre comment la dialectique peut
prendre effectivement en charge le souci peacutedagogique dAristote Comment la dialectique
peut-elle constituer cet laquo eacutetat raquo transitoire et laquo paideacutetique raquo permettant de conduire agrave leacutetat
final du savoir scientifique et de la philosophie Nous avons beaucoup insisteacute preacuteceacutedemment
sur la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα et nous avons essayeacute de montrer agrave quel point leur
precircter une telle valeur eacutetait difficile Car il semble que les ἔνδοξα constituant drsquoune part la
base de lactiviteacute dialectique en tant que celle-ci raisonne agrave partir deux drsquoautre part la base
des recherches aristoteacuteliciennes puisque Aristote procegravede presque systeacutematiquement agrave une
revue des opinions admises aient moins une valeur eacutepisteacutemologique que la fonction de
stimuler de provoquer la recherche scientifique et philosophique
Pourquoi Aristote considegravere-t-il agrave de nombreuses reprises lanalyse des ἔνδοξα comme
une laquo neacutecessiteacute raquo dans ses recherches Et en quelle mesure le fait de deacutebattre les thegraveses
endoxales peut-il avoir un quelconque laquo inteacuterecirct philosophique raquo selon le livre I de la
Physique305 Rappelons lextrait du De Anima dans lequel Aristote pose en effet leacutetude
endoxale comme une neacutecessiteacute
Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions
embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement
prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont
professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leur propos
et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas306
Aristote propose donc de passer en revue les opinions admises par ses preacutedeacutecesseurs les
ἔνδοξα qui ont eacuteteacute proposeacutees au sujet de lacircme Le domaine dans lequel sinscrit cet304 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo305 Physique I 2 185a20306 Trad R Bodeacuteuumls I 2 403b20-24
101
laquo examen raquo est preacuteeacutetabli il sagit deacutetudier lacircme Lexamen endoxal na donc pas ici pour but
deacutetablir le genre de la recherche mais bien de comprendre comment lacircme a eacuteteacute comprise
historiquement Et lopinion geacuteneacuterale rejoint au sujet de lacircme les ideacutees des preacutedeacutecesseurs
dAristote
Lopinion donc veut que lanimeacute par rapport agrave linanimeacute preacutesente deux diffeacuterences
principales le mouvement et le fait de sentir Or ce sont pratiquement lagrave les deux traits
que nous avons recueilli aupregraves de nos devanciers pour caracteacuteriser lacircme307
Ainsi la recherche sengageant par une doxographie elle peut donc ecirctre comprise de maniegravere
assez souple comme une veacuteritable collecte des preacutemisses endoxales premier pas dun
proceacutedeacute typiquement compris comme dialectique selon les Topiques Mais comment Aristote
parvient-il agrave eacutetablir ce qui est laquo bien fondeacute raquo dans les propos de ses preacutedeacutecesseurs traitant de
lacircme ou dautres sujets Le De Caelo apporte une partie de la reacuteponse agrave cette question Face
agrave une theacuteorie Aristote fait parfois intervenir ce qui est laquo εὔλογον ἃν δόξειεν raquo308
litteacuteralement laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo Nous avons deacutejagrave mentionneacute
limportance de cette notion dans la discussion entre R Bolton A Falcon et M Leunissen
R Bolton consideacuterant le recours agrave ce qui est εὔλογον ce quil nomme llaquo εὐλόγως
procedure raquo309 du De Caelo comme une proceacutedure κατὰ τὴν δόξαν donc une proceacutedure
dialectique Andrea Falcon et Mariska Leunissen lui reprochant cette reacuteduction trop rapide de
ce qui est εὔλογον dans le De Caelo agrave une proceacutedure strictement dialectique310 et donc non
scientifique Retenons que dans la recherche κατὰ τὴν δόξαν Aristote pose un veacuteritable garde
fou ce qui dans un cas preacutecis serait εὔλογον ἃν δόξειεν
Toute opinion nest donc pas raisonnable agrave soutenir et agrave croire sur un sujet donneacute A
propos de la spheacutericiteacute des astres par exemple dans le De Caelo II 11 Aristote eacutecrit
laquo Quant agrave la configuration de chaque astre cest en limaginant spheacuterique que lon se pliera le
mieux aux exigences de la raison [ἄν τις εὐλόγως ὑπολάβοι] raquo 311 Aristote ne se lance donc
pas dans une revue des ἔνδοξα agrave propos dun sujet agrave laveugle il sarme dune sorte de garant
lεὔλογος les laquo exigences de la raison raquo laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo
Lεὔλογος est-il issu de lobservation sensible tel que le pense P Moraux dans sa note au
chapitre II12 du De Caelo312 ou bien fait-il intervenir une hieacuterarchie de ce qui est plus
endoxal sur des thegraveses divergentes agrave lopinion geacuteneacuterale au sens ougrave ce qui serait le plus
raisonnable de croire est lopinion la plus partageacutee La reacuteponse agrave cette question donne lieu agrave
307 De lacircme 403b26-28308 Du ciel II12 291b31-32309 Bolton Robert laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New
perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51310 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in
Theory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015pp 217-240
311 291a11-12312 Du Ciel note 1 p 73
102
deacutebat et deacutepasse le cadre de notre eacutetude Car ce quil semble inteacuteressant de constater cest ce
que la preacutesence de lεὔλογος trahit dans leacutecriture des traiteacutes scientifiques et philosophiques
une certaine charge affective
En effet gracircce agrave une eacutetude pousseacutee de lεὔλογος chez Aristote J M Le Blond
comprend dans son ouvrage Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote que ce terme
teacutemoigne chez le Stagirite dans la composition mecircme de ses traiteacutes et dans son eacutecriture de la
preacutesence dun certain laquo ordre raquo (numeacuterique logique causal etc) Aristote ferait intervenir un
certain laquo ordre des choses raquo constituant un argument dautoriteacute que lobservation des
pheacutenomegravenes sensibles ou de lopinion la plus geacuteneacuterale permet en reacuteaction agrave des thegraveses peut-
ecirctre trop subversives (telles les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees et reacutefuteacutees en Physique I) Mais
que manifeste preacuteciseacutement ce recours agrave laquo lordre raquo et agrave lεὔλογος chez Aristote Selon J M
Le Blond
Il semble que lεὔλογος manifeste ce quon pourrait appeler la reacuteaction instinctive
dAristote en face de toute theacuteorie et de toute constatation nouvelle il ne se contente
pas de lexaminer en elle-mecircme de la mettre agrave leacutepreuve du raisonnement serreacute il
consulte aussi soit avant soit apregraves le travail scientifique son instinct entre cette
connaissance et lordre du monde la conviction quil possegravede du travail intelligent sur
la nature moyen non de deacutemonstration proprement dite mais de laquo jugement raquo au
sens concret de ce mot313
J M Le Blond semble consideacuterer comme le titre de son eacutetude le signale le recours
drsquoAristote agrave lεὔλογος comme un laquo argument dautoriteacute raquo pour admettre ou refuser les thegraveses
et opinions deacutefendues par ses preacutedeacutecesseurs Il y aurait un laquo ordre du monde raquo agrave partir duquel
Aristote jugerait les thegraveses et les opinions admises Cependant lεὔλογος manifeste chez le
Stagirite surtout un certain πάθος Aristote a recours agrave ce qui est εὔλογος en reacuteaction aux
ἔνδοξα Comme si lἔνδοξον se chargeait dans son esprit dune forte valeur poleacutemique dont le
recours agrave laquo ce qui serait plus raisonnable de croire raquo constituerait une sorte de laquo reacuteaction
instinctive raquo pour reprendre les mots de J M Le Blond et qui comme toute reacuteaction est dune
certaine violence Mais alors si Aristote considegravere leacutetude endoxale comme une neacutecessiteacute ne
peut-on pas comprendre lἔνδοξον comme une strateacutegie ayant pour fonction de provoquer
cette reacuteaction chez son public
Que ce soit de maniegravere offensive ou deacutefensive face agrave une theacuteorie face agrave un ἔνδοξον
Aristote reacuteagit avec plus ou moins de verve juge dune thegravese eu eacutegard agrave laquo ce qui est plus
raisonnable de croire raquo Face aux thegraveses eacuteleacuteatiques dans le livre I de la Physique Aristote ne
reste pas de marbre car il semble que si les thegraveses eacuteleacuteatiques ne provoquaient pas chez lui la
moindre reacuteaction il les ignorerait et ne les poserait pas comme adverses A contrario
lacharnement avec lequel il reacutefute les thegraveses de Parmeacutenide et de Meacutelissos sur le mouvement
313 J M Le Blond Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote Les Belles Lettres Paris 1938 p 51
103
quil aurait pu tregraves bien ne pas reacutefuter atteste de la violence patente de sa reacuteaction Aristote
nheacutesitant pas agrave consideacuterer ces arguments comme laquo eacuteristiques raquo il convoque toute une
strateacutegie argumentative et dialectique pour reacuteagir contre pour reacutefuter Parmeacutenide et Meacutelissos
Et dans le De Caelo cest surtout lεὔλογος qui trahit cette part non neacutegligeable daffectiviteacute du
texte aristoteacutelicien que lἔνδοξον semble provoquer
De plus J M Le Blond considegravere que lεὔλογος provoque chez le Stagirite cherchant
sa leacutegitimiteacute et ne la trouvant que si les hypothegraveses reacutesistent au travail scientifique une
veacuteritable laquo joie raquo
Nous avons dit en commenccedilant que la consideacuteration qualifieacutee par lεὔλογος ne
constituait pas une eacutetape des proceacutedeacutes veacuteritablement scientifiques dAristote nous
pouvons conclure maintenant que leacutetude de ce terme nest cependant pas sans utiliteacute
pour reacutealiser les conditions inteacutegrales de cette recherche pour en saisir le deacutebut infra-
scientifique et le couronnement au dessus de la science dans la joie de connaicirctre314
Premiegraverement J M Le Blond considegravere que lεὔλογος ne fait pas partie du travail
scientifique mais vient pourtant aider agrave la connaissance ce qui si nous consideacuterons comme
R Bolton la proceacutedure laquo eulogique raquo comme une proceacutedure dialectique permet de mettre agrave
distance la dialectique de la science Deuxiegravemement pour le commentateur lεὔλογος trahit
une charge daffectiviteacute dans leacutecriture dAristote degraves lors les textes scientifiques et
philosophiques du Stagirite ne sont pas affectivement neutres mais sont traverseacutes dun certain
sentiment plus ou moins violent dune reacuteaction quasi eacutepidermique qui se fait jour en neacutegatif
par le recours agrave lautoriteacute de lεὔλογος La force autoritaire de lεὔλογος trahit la violence de la
reacuteaction dAristote dans le cadre preacutecis du De Caelo Enfin troisiegravemement selon J M Le
Blond lεὔλογος permet de reacutealiser les conditions de la recherche scientifique en tant quil en
constitue le commencement infra-scientifique Tout se passerait donc comme si la recherche
scientifique senracinait dans un affect que le commentateur considegravere ecirctre la laquo joie de
connaicirctre raquo ce que la premiegravere ligne de Meacutetaphysique A eacutetaye par ailleurs315
Degraves lors il est plus facile de comprendre pourquoi il est neacutecessaire deacutetudier les
ἔνδοξα bien quils provoquent une telle reacuteaction chez laquo le maicirctre de ceux qui savent raquo
Aristote reacuteagit certes mais si nous gardons agrave lesprit que le Stagirite eacutecrit pour un public
deacutelegraveves et que le contexte de son eacutecriture est un contexte scolaire alors peut-ecirctre que
lexposition et la critique de divers ἔνδοξα entrent dans une strateacutegie celle de vouloir
provoquer une reacuteaction chez les eacutelegraveves Et linteacuterecirct philosophique de leacutetude des thegraveses
eacuteleacuteatiques apparaicirct alors eacutevident
Neacuteanmoins puisquil se trouve que [Meacutelissos et Parmeacutenide] parlent de la nature alors
que les difficulteacutes quils abordent ne sont pas physiques cest peut-ecirctre une bonne
314 Ibid p 52315 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo
104
chose que de deacutebattre un peu agrave leur propos en effet cet examen a un inteacuterecirct
philosophique316
Quel peut bien ecirctre linteacuterecirct philosophique de thegraveses eacuteristiques Leacutetude de thegraveses agrave ce point
subversives pour la science physique telles que celles de Parmeacutenide et de Meacutelissos en
Physique I (cest-agrave-dire des thegraveses chargeacutees dune haute valeur poleacutemique quAristote sait de
plus fausses puisque pour le savant les principes sont clairs par induction) est dun laquo inteacuterecirct
philosophique raquo justement parce qursquoune telle eacutetude provoque une reacuteaction et semble mettre
en branle la volonteacute de savoir qui est agrave la base de toute recherche scientifique Lἔνδοξον
vient semble-t-il laquo stimuler raquo le deacutesir de veacuteriteacute cest pourquoi Aristote semble-t-il expose
les opinions de ces preacutedeacutecesseurs il cherche agrave laquo recueillir ce qui est bien fondeacute raquo317 dans ces
opinions Et la dialectique qui sengage par la collecte des preacutemisses endoxales et raisonne agrave
partir delles a peut-ecirctre pour fonction de provoquer chez celui qui la pratique cette reacuteaction
qui vient mettre en marche le deacutesir de savoir Entre des eacutelegraveves dialecticiens qui cherchent agrave
reacutepondre agrave la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo et un professeur Aristote qui
reacuteagit notamment par le recours agrave lεὔλογος agrave des thegraveses ou des opinions admises entre
lactiviteacute proprement dialectique des Topiques soit ce jeu de socieacuteteacute qui souvre par la collecte
des ἔνδοξα et les doxographies des traiteacutes scientifiques dAristote lἔνδοξον semble avoir la
mecircme fonction provoquer une reacuteaction creacuteer le deacutesir de savoir
Quelle est la diffeacuterence entre lecirctre dexpeacuterience et lecirctre de science Nous lavons dit
lecirctre de science sait les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes Mais comment en
vient-il agrave rechercher ces principes causes ou eacuteleacutements si ce nest en reacuteaction agrave des opinions
ou des thegraveses qui provoquent chez lui le deacutesir de savoir Ce qui chez Aristote pouvait
apparaicirctre comme un laquo monde dapparence agrave sauver raquo selon lexpression de M Nussbaum ce
qui peut apparaicirctre aussi comme un argument dautoriteacute fonctionnant comme la sape de thegraveses
novatrices par le recours agrave un laquo ordre des choses raquo (lεὔλογος pour J M Le Blond) apparaicirct
encore une fois si nous contextualisons leacutecriture dAristote moins comme une laquo bride raquo
reacuteactionnaire agrave lrsquoinnovation scientifique que comme une veacuteritable provocation agrave la recherche
Les pythagoriciens soutiennent lrsquoheacuteliocentrisme laquo ils disent quau centre de lunivers il y a
du feu et que la terre eacutetant un astre produit par sa reacutevolution circulaire autour du centre le
jour et la nuit raquo 318 Et bien cherchons Tout se passe comme si Aristote usait de lἔνδοξον
pythagoricien pour provoquer le deacutesir de savoir si la terre tourne ou non autour du soleil si le
mouvement existe ou non Il nous exhorte ainsi agrave observer aussi bien ce que dautres
soutiennent que les pheacutenomegravenes sensibles pour connaicirctre les principes causes ou eacuteleacutements
des pheacutenomegravenes par nous-mecircmes La dialectique par lusage des ἔνδοξα par le
316 Physique I2 185a18-21317 De lacircme 403b23318 Du Ciel II13 293a21-23
105
deacuteveloppement de notre laquo capaciteacute danalyse et de critique raquo nest pas scientifique mais
veacuteritablement infra-scientifique Elle na rien agrave voir avec une recherche du vrai mais elle
motive une telle recherche La pratique de la dialectique fait le pont entre celui qui sait
dexpeacuterience que le soleil se legraveve agrave lEst et celui qui cherche les principes de la laquo fille du
matin raquo Car lἔνδοξον agrave linstar de la reacuteaction dAristote semble bien avoir pour fonction de
provoquer une reacuteaction chez celui qui en prend connaissance Quel est donc linteacuterecirct
philosophique dexaminer des thegraveses eacuteristiques dont les tenants ne parlent mecircme pas laquo la
mecircme langue raquo que le physicien Peut-ecirctre tout simplement parce que ces thegraveses ces ideacutees
paradoxales bien quadmises par certains vont provoquer chez Aristote mais aussi chez son
lecteur ou son auditoire une reacuteaction qui sans doute le motivera agrave chercher par lui-mecircme agrave
connaicirctre par soi-mecircme les causes des eacuteveacutenements
Cela rejoint le troisiegraveme inteacuterecirct du traiteacute des Topiques proposeacute par Aristote et que ce
dernier formule ainsi laquo lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en
argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en chaque
matiegravere le vrai du faux raquo319 Nous avons deacutejagrave mentionneacute comment E Berti interpregravete ce
laquo deacuteveloppement dune aporie raquo Mais quest-ce preacuteciseacutement qursquoecirctre capable de laquo deacutevelopper
une aporie raquo Le texte grec mentionne le verbe laquo διαπορῆσαι raquo en 101a35 que J Brunschwig
traduit par laquo ecirctre capable de deacutevelopper une aporie raquo mais qui signifie plus preacuteciseacutement laquo se
trouver dans le besoin raquo dans laquo lembarras raquo ou laquo lincertitude raquo ou encore laquo eacuteprouver un
doute agrave propos de quelque chose raquo320 Or de nombreux commentateurs ont insisteacute sur le
rapport entre le laquo deacuteveloppement dune aporie raquo et la dialectique Pour Christof Rapp laquo il est
clair quil y a une intime connexion entre la meacutethode dialectique et la formulation ou la
laquo manipulation raquo des aporiai raquo321 E Berti considegravere quant agrave lui le deacuteveloppement
diaporeacutetique comme le proceacutedeacute laquo normal raquo de la dialectique permettant de trouver les
principes des sciences322 Cependant Pierre Aubenque dans son article intituleacute laquo Sur la
notion aristoteacutelicienne daporie raquo propose avec Aristote de distinguer trois moments
laquo aporeacutetiques raquo
[hellip] laporie ou embarras initial ducirc agrave lheacutesitation entre plusieurs thegraveses possibles la
diaporie qui conformeacutement agrave leacutetymologie du mot semble deacutesigner une exploration
des diffeacuterentes voies qui soffrent agrave nous leuporie qui est expresseacutement deacutefinie
comme la solution des difficulteacutes anteacuterieures323
Il semble bien que le laquo deacuteveloppement daporie raquo dont parle Aristote en Topiques I 2319 101a34-36320 Le Grand Bailly p 485321 Christof Rapp Aporia and Dialectic Methode in Aristotle Traduction personnelle de laquo it is clear that there is
an intimate connection between the dialectical method and either the formulation or the handling ofaporiai raquo Ce brouillon (Draft) est disponible sur httpslmu-munichacademiaeduChristofRapp dans larubrique laquo Draft raquo Aucune publication ne semble avoir eacuteteacute produite de cet article p2
322 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30-31323 P Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo op cit p 4
106
corresponde au second temps de ce triptyque proposeacute par P Aubenque il sagit de
deacutevelopper dexplorer les solutions agrave un problegraveme embarrassant donc de provoquer ou de
nous maintenir un temps dans cet embarras Cependant laporie ou le deacuteveloppement de
laporie nest pas seulement un proceacutedeacute de recherche mais plus preacuteciseacutement laquo une situation
existentielle dans laquelle le philosophe se trouverait plongeacute raquo324 Selon P Aubenque ce sens
rejoint le sens socratique selon lequel laquo aporia aporein deacutesignaient lembarras de lacircme
deacutesempareacutee ou engourdie raquo325 Mais cest C Rapp qui a le plus insisteacute sur laporie comme un
laquo eacutetat psychologique de perplexiteacute raquo326 Laporie est un eacutetat difficile agrave supporter ndash elle
ressemble quelque peu agrave cette laquo eau profonde raquo dans laquelle est jeteacute Descartes au deacutebut de la
seconde Meacuteditation apregraves lexercice du doute Cependant sans deacutevelopper trop avant la
comparaison il semble quAristote considegravere ce passage par laporie par cet laquo eacutetat
psychologique de perplexiteacute raquo dembarras et de doute comme une neacutecessiteacute poseacutee avant la
recherche scientifique En effet au deacutebut du livre Β de la Meacutetaphysique livre dans lequel
Aristote expose justement toute une seacuterie dapories ce dernier pose laporie comme une
meacutethode et eacutecrit laquo Il est neacutecessaire en vue de la science rechercheacutee que nous abordions
dabord les sujets sur lesquels on doit dabord ecirctre en difficulteacute raquo327 Pourquoi ce passage par
un eacutetat difficile diaporeacutetique est-il consideacutereacute par Aristote comme neacutecessaire Quel peut bien
ecirctre linteacuterecirct decirctre plongeacute ou de plonger ses eacutelegraveves dans cet eacutetat de perplexiteacute Il semble que
lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique permette de comprendre lenjeu de cette neacutecessiteacute
En effet si le deacuteveloppement des apories selon les Topiques I2 fait partie du proceacutedeacute
dialectique et que la dialectique a une valeur peacutedagogique alors peut-ecirctre que laporie a pour
fonction tout comme lἔνδοξον mais diffeacuteremment de provoquer la recherche de leuporie le
troisiegraveme moment de laporie crsquoest-agrave-dire de stimuler le deacutesir de sortir de laporie de cet eacutetat
dembarras difficile en recherchant une solution Lindividu dans laporie est un ecirctre
laquo enchaicircneacute raquo et cest dailleurs justement selon Aristote le poids mecircme de ses chaicircnes qui
semble provoquer en lui le deacutesir de sen libeacuterer
Il est avantageux agrave qui veut trouver une issue de bien distinguer les difficulteacutes car
lissue ulteacuterieure est solution des difficulteacutes anteacuterieures or il nest pas possible de
trouver une solution quand on ignore ce qui enchaicircne mais cest la difficulteacute ougrave se
trouve la penseacutee sur la question qui le reacutevegravele328
Degraves lors laporie qui fait partie du processus dialectique est un veacuteritable moteur poseacute
comme neacutecessaire pour sortir delle-mecircme pour reacutesoudre les difficulteacutes
Partant si donc la dialectique commence par la collecte des ideacutees admises et quelle
324 Ibidem p 5325 Ibid326 Traduction personnelle de laquo psychological state of perplexity raquo C Rapp op cit p 31327 995a24-25328 995a27-31
107
provoque dabord cet eacutetat psychologique drsquoembarras duquel il faut sortir peut-ecirctre a-t-elle
cette faculteacute hors du commun de provoquer linteacuterecirct le goucirct de la recherche la curiositeacute ou
bien encore cet eacutetonnement neacutecessaire agrave la recherche du savoir Citons ce texte ceacutelegravebre de
Meacutetaphysique A dans lequel Aristote explique que leacutetonnement est au commencement de la
philosophie
Cest en effet par leacutetonnement que les humains maintenant aussi bien quau deacutebut
commencent agrave philosopher dabord en seacutetonnant de ce quil y avait deacutetrange dans les
choses banales puis quand il avanccedilaient peu agrave peu dans cette voie en sinterrogeant
aussi sur des sujets plus importants par exemple sur les changements de la lune sur
ceux du soleil et des constellations et sur la naissance du Tout329
Lecirctre de lexpeacuterience connaicirct en effet dexpeacuterience la reacutevolution du char dApollon autour de
la Terre Mais il ne seacutetonne pas de son ignorance des principes reacuteels de ce pheacutenomegravene Cest
semble-t-il en apprenant que des laquo savants dItalie raquo330 nommeacutes pythagoriciens posent que ce
nest pas le soleil qui tourne autour de la Terre mais bien linverse puis par lexpeacuterience de cet
embarras provoqueacute par la connaissance de thegraveses antinomiques quil faut explorer que lecirctre
dexpeacuterience comprend son ignorance des principes et des causes des pheacutenomegravenes il
seacutetonne decirctre incapable de rendre compte dun pheacutenomegravene que la mythologie expliquait agrave sa
place il comprend le poids des chaicircne de laporie et comprend donc aussi quil ignore le
pourquoi de la reacutevolution du soleil autour de la Terre Or puisque selon Meacutetaphysique A
lecirctre humain est animeacute du deacutesir de savoir face agrave la compreacutehension de son ignorance devant
les thegraveses dillustres preacutedeacutecesseurs ou dopinions admises sur un sujet face agrave leacutetat
insupportable dans lequel il est plongeacute devant la contradiction de certaines de ces thegraveses
lecirctre dexpeacuterience cherche agrave connaicirctre Or la dialectique est justement cet instrument de
critique et de mise agrave disposition dopinions divergentes cet instrument laquo deacuteveloppant des
apories raquo nous placcedilant dans lembarras sur certains sujets permettant dune part de seacutetonner
de notre ignorance et deuxiegravemement de laquo lancer raquo la recherche scientifique Encore une fois
la dialectique qui met agrave notre disposition des ideacutees admises sur un sujet et nous plonge dans
un certain embarras nest pas scientifique mais preacute-scientifique
Le souci peacutedagogique dAristote est preacutesent degraves lincipit de Physique I1 En effet
apregraves avoir reformuleacute la meacutethode empirico-analytique Aristote ne donne pas un mais bien
deux exemples illustrant le laquo chemin naturel raquo qui va de ce qui est plus clair et mieux connu
pour nous agrave ce qui est plus clair et mieux connu par nature
Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par
rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute [τὸν λόγον ὅλον] quils
329 982b13-17330 Selon Aristote dans le De Caelo 293a20
108
signifient et de maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition
divise en ses composantes particuliegraveres Et les enfants supposent dabord que tous les
hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres mais ensuite ils opegraverent des
distinctions dans chacun des deux groupes [Καὶ τὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον
προσαγορεύει πάντας τοὺς ἄνδρας πατέρας καὶ μητέρας τὰς γυναῖκας ὕστερον δὲ
διορίζει τούτων ἑκάτερον]331
Nous avons deacutejagrave mentionneacute limportance que pouvait avoir le premier exemple celui du
cercle apregraves les eacutetudes de G E L Owen sur la dialectique et la lumiegravere faite sur limportance
de la structure linguistique dans la meacutethode dAristote Mais nest-il pas eacutetonnant de constater
la preacutesence de lenfance dans lincipit des eacutecrits de Physique Preacutesence encore plus
inattendue si lon considegravere que ce chapitre inaugural de la Physique est un rappel de la
meacutethode en science exposeacutee dans les Seconds analytiques Pourtant cet exemple na guegravere
reacutesonneacute dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes sinon seulement comme ce quil est en apparence
cest-agrave-dire un simple exemple Pour Thomas dAquin cet exemple na dautre fonction que
celle deacutetayer le propos du chapitre 1 laquo Et pareillement selon lacircge lenfant perccediloit un
homme avant de discerner Platon qui est son pegravere raquo332 Exactement de la mecircme maniegravere mais
cependant bien plus tard Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dit de cette comparaison quelle est
particuliegraverement claire pour comprendre laquo ce que lauteur a voulu dire un peu plus haut par la
totaliteacute que donne dabord la sensation raquo333 Enfin H Bonitz ne fait mecircme pas mention de ce
syntagme (τὰ παιδία) en Physique dans les entreacutees παicircς ou παιδία de son Index334 Tout se
passe comme si la preacutesence de lenfance passait sur cet incipit des eacutecrits de Physique comme
un eacutepipheacutenomegravene sans laisser la moindre trace sans avoir dimportance notoire comme une
mineure du texte Pourtant en y regardant dun peu plus pregraves cet exemple sa fonction et sa
place dans le corpus sont reacuteveacutelateurs dune part du souci peacutedagogique dAristote et dautre
part du lien agrave eacutetablir entre laquo les enfants qui font dabord [πρῶτον] des distinctions raquo et
lactiviteacute dialectique telle quelle nous est preacutesenteacutee dans les Topiques
La place de ces exemples et donc la preacutesence de lenfance dans cet incipit des eacutecrits de
Physique prennent une valeur singuliegravere si on les replace dans lentreprise geacuteneacuterale dAristote
mise en lumiegravere par un texte tel que les Meacuteteacuteorologiques I1 puisque ce dernier dresse le bilan
et propose le programme agrave venir de laquo toute lentreprise qui est [celle dAristote] depuis le
deacutebut raquo335 Physique I est le livre inaugural de la Physique mais aussi de toutes les eacutetudes
331 Physique I 1 184b10-14332 Thomas dAquin Physiques dAristote Leccedilon I11 trad Guy Franccedilois Delaporte lHarmattan Paris 2008 p
68333 Aristote Physique Trad B Saint-Hilaire t1 Librairie philosophique de Ladrange Paris 1862 note 6 p
432334 Op cit p 558335 Meacuteteacuteorologiques I1 339a9 Notons dailleurs que Jocelyn Groisard dans sa note 1 p97 pose que ce
chapitre 1 des Meacuteteacuteorologiques laquo embrasse lensemble du corpus physique raquo et quil correspond laquo agrave une miseau point de professeur au moment daborder un nouveau domaine deacutetude raquo
109
physiques dAristote au moins jusquagrave la Meacutetaphysique Reacuteinscrire ce chapitre inaugural de
Physique I1 dans son contexte bien plus large celui decirctre une ouverture aux traiteacutes
scientifiques et philosophiques en geacuteneacuteral dAristote permet donc de comprendre comment le
corpus creacutee une sorte de laquo caisse de reacutesonance raquo autour de ces deux exemples leur offrant
une porteacutee et une importance consideacuterables Si comme le laisse entendre ce texte des
Meacuteteacuteorologiques I1 le corpus des travaux dAristote est organiseacute consciemment par ce
dernier alors la preacutesence de lenfance dans lincipit de laquo toute lentreprise raquo dAristote nest
pas un hasard et sa valeur semble bien deacuteborder ou du moins prend une reacutesonance
diffeacuterente de celle dun simple exemple
Les deux exemples de cette fin de chapitre fonctionnent de concorde car ils sont
eacutecrits laquo en parallegravele raquo Cependant ils ont des diffeacuterences notoires et si nous les consideacuterons
comme eacutecrits laquo en parallegravele raquo cest pour ne pas avoir agrave les qualifier laquo danalogiques raquo
puisque lanalogie entre le cercle et sa deacutefinition et le rapport du pegravere et de la megravere agrave lhomme
et agrave la femme dans lesprit de lenfant semble difficile agrave soutenir Le premier exemple est donc
laquo linguistique raquo Aristote explique que le mot laquo cercle raquo signifie dabord un laquo certain
ensemble confus raquo deacuteleacutements que sa deacutefinition vient distinguer pour en preacuteciser le sens et le
rendre clair Un laquo cercle raquo cest dabord avant toute chose un mot flou Or la deacutefinition de ce
mot permet de lui confeacuterer un sens preacutecis Ici cercle une ligne composeacutee de points dont
chacun est agrave eacutegale distance du centre La confusion que le mot cercle pouvait renfermer a
priori est rendue caduque a posteriori par sa deacutefinition qui en distingue les divers eacuteleacutements
(ligne points centre etc) et par le principe ordonnateur (leacutequidistance du centre) Lexemple
mentionnant lenfance est leacutegegraverement plus complexe que ce que Thomas dAquin ou B Saint-
Hilaire ont pu penser Car ce second exemple bien quil soit construit comme un parallegravele au
premier se charge dun certain aspect laquo psychologique raquo au sens ougrave ce que cet exemple
permet de mettre en avant cest le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles depuis
lenfance agrave linstar de ce passage de lerreur premiegravere dans laquelle sont les enfants agrave une
compreacutehension plus preacutecise et moins erroneacutee du monde
laquo Tὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον προσαγορεύει raquo Ici le verbe προσαγορεύω peut prendre
plusieurs sens les enfants laquo appellent raquo (selon B Saint-Hilaire) laquo nomment raquo ou encore
laquo supposent raquo (selon P Pellegrin) Mais le sens selon nous le plus signifiant ici est celui
laquo dattribuer raquo les enfants attribuent dabord agrave tous les hommes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo
de pegravere et agrave toutes les femmes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo de megravere336 Il ne sagit donc pas
simplement de nommer ou dappeler mais dattribuer une qualiteacute ou un sens preacutecis et surtout
de sattacher dans un premier temps agrave cette attribution en lrsquooccurrence le sens le plus
immeacutediat pour un enfant celui de pegravere et de megravere attribueacutes aux hommes et aux femmes Nous
336 Ce sens est en effet permis par le Grand Bailly p 1653 3
110
pourrions mecircme aller un peu plus loin en disant que les enfants croient dabord que tous les
hommes sont des pegraveres etc et quils sont donc dans un rapport immeacutediat mais cependant
erroneacute au monde Et cest preacuteciseacutement dans cet laquo attachement raquo agrave une opinion premiegravere que se
fait la seacuteparation entre le premier et le second exemple de Physique I1 car dans
lappreacutehension premiegravere que nous pouvons avoir de cet laquo ensemble confus raquo quest le mot
cercle Aristote ninsiste pas sur lattribution dun premier sens agrave ce mot Cercle ne signifie
rien de preacutecis sinon une laquo certaine totaliteacute raquo τὸν λόγον ὅλον337 Ce nest que dans le second
exemple quAristote insiste sur cette attribution dun sens preacutecis premier sur cet attachement
laquo psychologique raquo de lenfant agrave une croyance premiegravere mais erroneacutee
Puis les enfants comprennent que seulement certains hommes et certaines femmes
sont des parents et que seul un individu est leur pegravere et un autre leur megravere Mais comment
srsquoopegravere cette compreacutehension La fin de la phrase est inteacuteressante laquo ὕστερον δὲ διορίζει
τούτων ἑκάτερον raquo338 laquo ὕστερον raquo a ici son sens temporel signifiant que quelque chose se
fait apregraves plus tard quil y a un passage de quelque chose agrave quelque chose dautre Ce nest
quapregraves que les enfants laquo διορίζει raquo quils seacuteparent distinguent mais aussi interrompent cet
laquo attachement raquo agrave leur croyance premiegravere ce nest que plus tard quils deacutefinissent quils
deacuteterminent et quils ordonnent laquo τούτων ἑκάτερον raquo339 crsquoest-agrave-dire quils laquo opegraverent des
distinctions dans chacun des deux groupes raquo selon la traduction de P Pellegrin Les enfants
distinguent en effet apregraves plus tard que toutes les femmes ne sont pas des megraveres etc
Il y a donc dans cette exemple deux moments que le mot laquo ὕστερον raquo permet de
distinguer le premier celui de lattribution immeacutediate dune qualiteacute agrave un ecirctre (pegravere et megravere
attribueacutes agrave homme et femme) puis celui de la distinction entre dune part ce qui relegraveve de la
parentaliteacute et dautre part ce qui relegraveve du sexe Mais ce passage du moment de lerreur agrave
celui dune compreacutehension plus preacutecise peut aussi se comprendre comme un passage dun eacutetat
agrave un autre peut-ecirctre celui de la perception agrave celui de lexpeacuterience Et si le second exemple
de Physique I1 peut se comprendre comme plus laquo psychologique raquo que le premier cest sans
doute parce quil met en scegravene un changement deacutetat intellectuel ou psychologique chez
lenfant Cependant Aristote est singuliegraverement flou sur ce qui permet de passer du premier
moment ou du premier eacutetat au second Ce nest quapregraves que les enfants distinguent Mais
apregraves quoi Quelle est linstance quel est laquo le gond raquo permettant aux enfants de passer de
lerreur pueacuterile attribuant agrave tous les hommes la qualiteacute de pegravere et agrave toutes les femmes celle de
megravere agrave leacutetat et au moment de la distinction seacuterieuse et de la compreacutehension veacuteritable Et
deuxiegravemement ce passage se fait-il naturellement ou bien doit-il ecirctre provoqueacute
Cette structure duelle de lexemple des enfants mettant en preacutesence deux moments
337 Physique I1 184b10-11338 184b14339 Autant de sens compris dans le verbe διορίζω selon le Grand Bailly p 517
111
preacutecis articuleacutes autour dune division dune distinction est parallegravele aux deux moments de
lexemple du cercle et ainsi agrave la structure geacuteneacuterale elle-mecircme laquo duelle raquo des deux moments
de la meacutethode scientifique selon Aristote Le moment durant lequel laquo ce qui est dabord
eacutevident et clair pour nous ce sont les ensembles confus raquo340 est le moment ougrave le mot cercle ne
signifie laquo quune certaine totaliteacute raquo341 et celui ougrave les enfants appellent laquo pegravere raquo et laquo megravere raquo
tous les hommes et toutes les femmes Ensuite le moment ougrave agrave partir de ces ensembles
confus deviennent connus (laquo ὕστερον δἐκ τούτων γίγνεται γνώριμα raquo)342 pour qui les divise
laquo διαρούσι ταύτα raquo343 leurs eacuteleacutements et leurs principes laquo τὰ σοιχεicircα καὶ αἱ ἀρκαὶ raquo344 est
parallegravele au moment ougrave la deacutefinition du mot cercle permet dattribuer agrave ce mot un sens preacutecis
et parallegravele aussi au moment ougrave les enfants comprennent les diffeacuterences entre pegravere et megravere et
hommes et femmes Bref il y a un paralleacutelisme pour ne pas dire une analogie entre la
meacutethode geacuteneacuterale pour connaicirctre scientifiquement la nature et les exemples du cercle et des
enfants Deux moments et deux eacutetats se distinguent clairement celui dune ignorance
premiegravere et celui dune compreacutehension plus preacutecise deux moments et deux eacutetats qui se
structurent autour dune division dune distinction
Cependant si nous comprenons que lerreur fait partie de notre nature et que notre
intellect est face agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris face agrave la lumiegravere du jour
selon Meacutetaphysique α comment alors le passage dun moment agrave lautre ndash de celui de lerreur
de lenfance parallegravele agrave leacutevidence des ensembles confus au moment de la distinction lui-
mecircme parallegravele agrave la division de ces ensembles en eacuteleacutements et en principes ndash peut-il se faire
Il semble bien que ce passage doive ecirctre provoqueacute Or la dialectique nest-elle pas justement
lactiviteacute humaine universelle permettant par un certain travail par une pratique le passage
du premier temps au second en ce quelle permet de donner laquo aux enfants raquo ou plutocirct aux
eacutelegraveves dialecticiens les instruments pour laquo διορίζω raquo pour diviser distinguer deacutetacher et se
deacutetacher deacutefinir deacuteterminer et ordonner les principes ou eacuteleacutements des ensembles confus
En effet selon la traduction de J Brunschwig les instruments donneacutes par Aristote agrave
partir de Topiques I13 ne sont pas des instruments de la seule topique mais bien des
laquo instruments dialectiques raquo345 Ces laquo ὄργανα raquo346 font partie inteacutegrante de la dialectique et
sont au nombre de quatre
Le premier consiste agrave poser des preacutemisses le second agrave savoir dissocier [διελεicircν
infinitif aoriste 2 de διαιρέω-ῶ] les divers sens dun terme le troisiegraveme agrave deacutecouvrir les
diffeacuterences [τὰς διαφορὰς εὑρεicircν] le quatriegraveme agrave la perception des similitudes [ἡ τού
340 Physique I1 184a21-22341 184b10-11342 184a22343 184a23344 184a22-23345 Aristote Topiques trad J Brunschwig p18346 Topiques 105a21
112
ὁμοίου σκέψις]347
Le premier instrument de la dialectique est donc la collecte des preacutemisses et Aristote
reconfirme dans le chapitre suivant Topiques I14 consacreacute agrave cette collecte que ces
preacutemisses sont les ideacutees endoxales et que la collecte des preacutemisses est finalement la collecte
des ἔνδοξα Le premier instrument de la dialectique consiste donc agrave rendre disponible une
certaine laquo culture geacuteneacuterale raquo au dialecticien Or nous avons deacutejagrave mentionneacute comment
lἔνδοξον pouvait du simple fait dexister et decirctre appris provoquer le deacutesir de comprendre
Le deuxiegraveme instrument consiste agrave laquo diviser raquo agrave distinguer διαιρέω-ῶ348 les diffeacuterents sens
des termes ainsi que dessayer dexpliquer les raisons de cette diversiteacute signifiante349
laquo Cercle raquo peut se dire par exemple dune figure geacuteomeacutetrique mais aussi dun raisonnement
Aristote use dailleurs beaucoup de cette division des sens des termes dans ses traiteacutes
(Meacutetaphysique Δ en est un exemple) et insiste consideacuterablement en Topiques I15 sur les
diffeacuterentes maniegraveres de comprendre et de distinguer les sens des termes Ce deuxiegraveme
instrument laquo sert agrave clarifier le deacutebat raquo eacutecrit Aristote et agrave laquo sassurer que les raisonnements
porteront sur les choses mecircmes et non sur les mots raquo350 Lenjeu de cet instrument qui consiste
en la division des sens des mots est donc preacuteparatoire il permet de diriger le propos non sur
les mots mais bien sur le problegraveme Cet instrument guide le deacutebat
Le troisiegraveme instrument de la dialectique est particuliegraverement inteacuteressant agrave questionner
car il permet de comprendre plus preacuteciseacutement lexemple de lenfance en Physique I1 J
Brunschwig traduit laquo Τὰς δὲ διαφορὰς raquo en Topiques I16351 par laquo Touchant la mise en
lumiegravere des diffeacuterences raquo afin de rendre ici le geacutenitif pluriel Certes le sens de laquo ἡ διαφορά raquo
peut en effet ecirctre celui de laquo diffeacuterence raquo Cependant au regard de la suite du texte il semble
que les διαφοραί ont ici un autre sens En effet Aristote preacutecise que ce troisiegraveme instrument
de la dialectique consiste agrave
[hellip] instituer des comparaisons aussi bien agrave linteacuterieur mecircme des genres [ἐν αὐτοicircς τε
τοicircς γένεσι] (on se demandera par exemple quelle diffeacuterence il y a entre justice et
courage entre sagesse et tempeacuterance toutes choses qui appartiennent effectivement au
mecircme genre) quen passant dun genre agrave un autre sils ne sont pas trop eacuteloigneacutes [hellip]352
La seule preacutesence du champ lexical du laquo genre raquo semble induire le sens mecircme de laquo ἡ
διαφορά raquo qui degraves lors peut signifier moins laquo diffeacuterence raquo que laquo varieacuteteacute raquo ou encore
laquo espegravece raquo353 Au sein dun mecircme laquo genre raquo de connaissance ou bien entre des genres
proches ce troisiegraveme instrument de la dialectique distingue des laquo espegraveces raquo des laquo varieacuteteacutes raquo
347 105a22-25348 Le Grand Bailly p 470349 Topiques I15350 I18 108a18-21351 107b40352 107b40-108a6353 Sens permis par Le Grand Bailly p 497
113
des diffeacuterences De la mecircme maniegravere que au sein du genre humain constitueacute dhommes et de
femmes les enfants en Physique I1 distinguent apregraves avoir pratiqueacute une certaine forme
minimale de dialectique certaines laquo varieacuteteacutes raquo dhommes et de femmes (les pegraveres et les
megraveres) et plus preacuteciseacutement des individus diffeacuterents dont un seul est leur pegravere et un seul autre
leur megravere Il semble bien que ce soit apregraves une telle laquo deacutecouverte des diffeacuterences raquo ou des
laquo varieacuteteacutes raquo que les enfants de Physique I1 sortent de leur eacutetat dignorance et de confusion
liminaire
Ce troisiegraveme instrument de la dialectique qui rappelons-le est une activiteacute pratiqueacutee
avec plus ou moins de meacutethode par tous les ecirctres humains semble bien permettre de sortir
dune compreacutehension primaire et erroneacutee du monde En effet Aristote explique en Topiques
I 18 que la laquo deacutecouverte des diffeacuterences est utile pour faire des raisonnements sur des
questions didentiteacute et de diffeacuterence et pour faire connaicirctre lessence des choses [καὶ πρὸς τὸ
γνωρίζειν τί ἐστιν ἔκαστον] raquo354 car laquo nous utilisons couramment les diffeacuterences
caracteacuteristiques dune chose pour isoler ce qui est la formule propre de son essence raquo355 Dans
la vie de tous les jours nous utilisons cet instrument de la dialectique consistant agrave percevoir
les laquo diffeacuterences raquo ou les laquo varieacuteteacutes raquo des choses pour en isoler le propre et lessence Et avec
ce troisiegraveme instrument Aristote reacuteussit agrave faire de la dialectique une activiteacute que tout ecirctre
humain pratique plus ou moins bien une meacutethode pour progresser vers le savoir de lessence
Cest en pratiquant la dialectique et gracircce aux instruments de celle-ci que nous sommes
capables de sortir de notre premier eacutetat de confusion ou de croyance au monde agrave linstar des
enfants de Physique I1 crsquoest-agrave-dire de progresser vers un savoir de lessence
Cependant la dialectique ne fournit pas au dialecticien quun outil de division de
distinction En effet le quatriegraveme instrument de la dialectique consiste en la laquo perception raquo ou
en lobservation des laquo similitudes raquo Il est le verso de la deacutecouverte des diffeacuterences Certes le
dialecticien est apte agrave deacutecouvrir des diffeacuterences des laquo varieacuteteacutes raquo des laquo espegraveces raquo au sein dun
mecircme genre ou entre les genres mais il est aussi capable de percevoir des similitudes dans les
genres et entre des genres diffeacuterents laquo ἐν ἑτέροις γένεσιν raquo preacutecise Aristote356 Cette
perception des similitudes laquo intra raquo ou laquo extra-geacuteneacuterique raquo se fait selon la formule laquo ce que
lun est dans une chose lautre lest dans autre chose [hellip] raquo357 Cette perception des
similitudes est donc finalement le travail de lanalogie (Y est agrave Z ce que A est agrave B par
exemple) Travail auquel il faut srsquoentraicircner laquo γυμνάζεσθαι δεicirc raquo358 selon Aristote car la
perception des similitudes a une triple utiliteacute
En effet selon les Topiques I18 cette perception des similitudes est utile dune part
354 108a38-108b1 nous soulignons355 108b4-6356 Topiques I17 108a7-8357 108a10358 108a13
114
laquo pour faire des raisonnements hypotheacutetiques raquo [τοὺς ἐξ ὑποθέσεως συλλογισμοὺς]359 cest-
agrave-dire pour proposer des deacutemonstrations qui admettent laquo sur plusieurs cas semblables que ce
qui vaut pour lun vaut pour lautre raquo360 Il est donc possible pour reacutepondre agrave un problegraveme sur
un sujet donneacute daller chercher un argument en exposant un cas similaire car laquo de fait ayant
poseacute par hypothegravese que ce qui valait pour tel ou tel cas valait aussi du cas agrave leacutetude notre
deacutemonstration se trouve effectueacutee raquo361 Lobservation des similitudes est eacutegalement utile
drsquoautre part pour laquo reacutepondre aux questions de deacutefinition raquo362 En effet laquo une fois en mesure
dapercevoir ce quil y a didentique dans chacun des cas dun ensemble nous naurons plus
dembarras pour deacuteterminer dans quel genre il faut placer ce que nous voulons deacutefinir raquo363
Mais lobservation des similitudes est aussi et peut-ecirctre surtout utile car elle nous permet de
faire τοὺς ἐπακτικοὺς λόγους cest-agrave-dire laquo des raisonnements par induction raquo364 En effet
laquo cest par la production de cas individuels preacutesentant une similitude que nous nous sentons
autoriseacutes agrave induire luniversel de fait il nest pas facile de faire une induction [ἐπάγειν365]
sans connaicirctre les cas semblables raquo366 Par la perception des similitudes qui est un instrument
de la dialectique nous nous rendons capable dinduire un universel (τὸ καθόλου367)
Premiegraverement ce καθόλου des Topiques I18 permis par le quatriegraveme instrument de la
dialectique est ce qui laquo est plus clair et mieux connu par nature raquo selon Physique I1 soit le
principe la cause ou leacuteleacutement de pheacutenomegravenes perccedilus agrave de nombreuses reprises et que seule la
perception des similitudes permet dinduire laquo dἐπάγειν raquo Deuxiegravemement si la dialectique
entre en collusion avec la science ce nest pas tant parce quelle fonde les principes des
sciences que parce quelle nous ouvre la possibiliteacute de faire des inductions G E L Owen
consideacuterait la dualiteacute signifiante de linduction comme si linduction physique et linduction
dialectique pouvaient toutes deux trouver les principes des sciences
Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune des deux meacutethodes cardinales de la
dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que telle elle doit commencer par les
ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plupart des hommes ou des sages (Top
I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les
principes des sciences (Top I2 101a36b4)368
Cependant la dialectique semble plus veacuteritablement permettre linduction que trouver les
359 Topiques I 18 108b8360 108b13-14361 108b17-19362 108b9363 108b19-22364 108b7-8 traduction de J Brunschwig modifieacutee365 108b11366 108b10-12367 108b10-11368 G E L Owen op cit traduction personnelle laquo Yet Έπαγογή is named as one of the two cardinal
methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as such must begin from the ἔνδοξα what is acceptedby all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) and in this form too it can be used to find theprinciples of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87
115
principes des sciences par cette derniegravere La dialectique nous rend aptes par la perception des
similitudes agrave faire des inductions donc agrave rechercher les principes des sciences et notamment
agrave sortir de cette eacutetat psychologique de perplexiteacute quest laporie La dialectique nous plonge
donc dans laporie et nous donne en mecircme temps les instruments pour en sortir
En effet quand Aristote propose la solution de la premiegravere aporie du De Caelo II 12
nest-ce pas justement cette perception des similitudes cette analogie entre les astres et les
vivants du sublunaire qui lui permet dinduire le principe mecircme du mouvement des astres
lacircme Nous pourrions croire agrave linstar de R Bolton quAristote use ici de la dialectique
pour donner une solution laquo temporaire raquo agrave un problegraveme donneacute Cependant peu importe le
statut eacutepisteacutemologique de cette reacuteponse proposeacutee par Aristote Car au vu et au su de tout ce
que nous avons dit de la dialectique et de lhypothegravese de sa valeur peacutedagogique Aristote use
ici de dialectique comme pour mettre en pratique son souci peacutedagogique dune part parce
quil sadresse agrave un public deacutelegraveve et dautre part parce quil use des instruments de la
dialectique et de lobservation des pheacutenomegravenes pour sortir de cette eacutetat embarrassant dans
lequel il est plongeacute et avec lui ses eacutelegraveves Ce quAristote met en pratique ici cest la
mouvement de sortie de laporie Ce qui sexprime dans ce chapitre du De Caelo II 12 cest le
deacutesir de savoir Certes A Falcon et M leunissen nous mettent en garde sur cette analogie en
insistant sur le fait que dans ce passage Aristote propose de faire comme si les astres et les
vivants avaient lacircme en partage369 Cependant cest bien cette perception des similitudes
entre le vivant et laquo lastral raquo donc par la mise en œuvre dans le traiteacute astronomique dun
instrument propre de la dialectique quAristote peut proposer une solution agrave cette laquo aporie raquo
Pourquoi les astres ne se meuvent-ils pas de maniegravere ordonneacutee agrave la translation premiegravere
Pourquoi leur mouvement ne suit-il pas une logique claire Pourquoi le soleil et la lune sont-
ils laquo mus de mouvements moins nombreux que les astres errants raquo370 Parce que
Nous raisonnons sur les astres comme sil sagissait uniquement de corps et de
monades ordonneacutees sans doute mais tout agrave fait deacutepourvues dacircme Or il faut se mettre
dans lesprit quils ont en partage laction et la vie Vus sous cet angle les faits constateacutes
cesseront de paraicirctre illogiques371
Ce nest pas la dialectique qui fait linduction ici mais cest le quatriegraveme instrument de cette
meacutethode qui rend Aristote capable de proposer une solution agrave une aporie une induction soit
linstrument mecircme de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique Cest en
observant les pheacutenomegravenes sensibles ici les astres et les vivants tout en usant du quatriegraveme
instrument de la dialectique quest lobservation des similitudes crsquoest donc par lutilisation a
369 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo inTheory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 pp217-240 370 De Caelo 291b35-292a1371 De Caelo 292a18-22
116
la fois de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode dialectique quAristote peut
induire le principe de mouvement des astres laquo qui est du mecircme genre que celui des animaux
et des plantes raquo372 lacircme
Nonobstant la conclusion mecircme dAristote celle proposant de consideacuterer les astres
comme animeacutes par la vie ne devient-elle pas elle-mecircme pour le public deacutelegraveve agrave qui est
destineacute son corpus un ἔνδοξον ἔνδοξον qui a son tour pourrait venir provoquer le deacutesir de
savoir chez son public Le quatriegraveme instrument de la dialectique semble bien nous laquo mettre
sur la voie raquo de linduction nous laquo montrer le chemin raquo de lἐπαγωγή de la laquo meacutethode raquo pour
induire des principes geacuteneacuteraux en science agrave partir de faits particuliers Degraves lors pour pouvoir
induire [ἐπάγειν] des principes et donc proceacuteder agrave lactiviteacute scientifique proprement dite il
faut ecirctre rompu agrave lactiviteacute dialectique qui nous en donne les moyens Ainsi la dialectique
bien quayant une valeur peacutedagogique ne regimbe absolument pas agrave endosser une valeur
aussi eacutepisteacutemologique sans pour autant que celle-ci soit premiegravere Il semble mecircme que la
dialectique gracircce agrave ce quatriegraveme instrument tendent agrave rentrer dans le processus proprement
scientifique Sil est difficile deacutetablir une stricte distinction entre ce qui relegraveve de la
dialectique et ce qui relegraveve de la meacutethode empirico-analytique si les limites entre science et
dialectique entre la meacutethode proprement eacutepisteacutemologique et la meacutethode dialectique sont si
teacutenues peut-ecirctre est-ce parce quen leacutetat du texte aristoteacutelicien tel quil nous ait parvenu
dialectique et meacutethode empirico-analytique tendent agrave se confondre Cependant lhypothegravese
dune valeur peacutedagogique de la dialectique offre une perspective nouvelle dans le deacutebat
contemporain sur la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien
372 De Caelo 292b1-2
117
Ce serait manquer de probiteacute que de vouloir conclure agrave ce stade dun travail qui se
veut surtout ouverture Le deacutebat contemporain agrave propos de la contradiction meacutethodologique
du corpus aristoteacutelicien a eu pour effet de stimuler la recherche de creacuteer un inteacuterecirct nouveau
pour les eacutetudes aristoteacuteliciennes et notamment pour le traiteacute des Topiques et pour la
dialectique Apregraves les eacutetudes de G E L Owen de P Aubenque dE Berti de M Nussbaum
de R Bolton et du dialectic turn de la seconde moitieacute du XXe siegravecle nous ne pouvons plus
ecirctre sourds aux problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus ni agrave lutilisation effective de la
dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Or agrave travers ce deacutebat
contemporain nous avons tenteacutes douvrir une troisiegraveme voie entre deux perspectives bien
rigides lune consideacuterant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de la meacutethode
scientifique lautre comprenant la dialectique comme laquo le candidat ideacuteal raquo pour reacutepondre de
la pratique reacuteel dAristote en science
Notre eacutetude sest attacheacutee surtout agrave proposer un autre point de vue en essayant de
deacuteterminer la valeur de la dialectique en science pour Aristote Ainsi puisque la dialectique
peut difficilement avoir une valeur seulement eacutepisteacutemologique incontestable en elle-mecircme
puisquil est difficile de faire de cette activiteacute la meacutethode effective du Stagirite pour eacutetablir les
principes des sciences nous nous sommes proposeacutes de la consideacuterer comme ayant une valeur
peacutedagogique pour le maicirctre de laquo ceux qui savent raquo Il y a en effet de multiples indices qui
laissent entendre une telle valeur mais le principal est sans doute le contexte deacutecriture
dAristote Pourquoi le Stagirite napplique pas stricto sensu dans ses traiteacutes scientifiques et
philosophiques la theacuteorie scientifique deacuteveloppeacutee dans les Analytiques Peut-ecirctre parce
quAristote est avant tout un professeur et que son eacutecriture elle-mecircme est influenceacutee par un
souci peacutedagogique que seule la dialectique semble agrave ses yeux pouvoir prendre en charge
Cette activiteacute partageacutee par tous les ecirctres humains en tant que tous posent et se posent des
questions critiquent mettent agrave leacutepreuve mais quil faut cependant pratiquer avec meacutethode
pour acceacuteder agrave leacutetat de savant est utiliseacutee par le Philosophe pour accompagner son lecteur-
eacutelegraveve sur le chemin du savoir Car cest seulement par une pratique assidue et meacutethodique par
un veacuteritable travail sur soi par le deacuteveloppement dune culture geacuteneacuterale encyclopeacutedique et
dun esprit critique que lapprenti savant peut se reacutealiser savant
Peut-ecirctre la dialectique est-elle pour Aristote la meilleure meacutethode pour conduire ses
eacutelegraveves sur le chemin de la connaissance scientifique pour les faire progresser dun eacutetat de
savoir agrave un autre pour les amener agrave actualiser cette potentialiteacute proprement humaine quest la
connaissance des causes en proposant un laquo stimulus eacutepisteacutemologique raquo cest-agrave-dire en
provoquant en eux le deacutesir de savoir par la mention et leacutetude des laquo ideacutees admises raquo ainsi
quen leur offrant les outils les instruments pour mener agrave bien leurs recherches des causes
principes ou eacuteleacutements A Koyreacute avait particuliegraverement bien pressenti cet aspect peacutedagogique
118
de leacutecriture dAristote en insistant sur ce quil nomme laquo la forme scolaire raquo373 des eacutecrits du
Stagirite Mais A Koyreacute ne rend pas compte dans son article de 1944 du rapport entre cette
forme et la meacutethode dialectique quAristote pratique dans ses eacutecrits scientifiques et qui
semble avoir donneacute naissance agrave une telle forme Or si comme le preacutetend le commentateur la
penseacutee est conccedilue par le Stagirite sur le modegravele laquo dune leccedilon raquo374 mettant en preacutesence un
intellect agent et un intellect patient alors il semble que lossature mecircme de cette leccedilon soit
constitueacutee au moins en partie par la meacutethode dialectique Ainsi pouvons-nous nous risquer agrave
dire que la pratique meacutethodique de la dialectique constitue sinon en totaliteacute du moins en
eacutebauche lintellect agent celui qui enseigne et celui qui donne conduisant leacutelegraveve ignorant
sur le chemin du savoir
373 A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 p 30374 Ibidem p 47
119
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124
Sommaire
Reacutesumeacute et mots cleacutes p 1
Remerciements p 2
Sommaire p 3
Introduction p 4
I) Le deacutebat contemporain sur la meacutethodescientifique dAristote p9
1) Le point de vue classique lecanon de la science et la meacutethodeempirico-analytique p 11
2) Le rejet de la dialectique horsde la laquo citadelle de la science raquo etlincompreacutehension de la meacutethodeeffective dAristote p 22
3) La reacutehabilitation de ladialectique en science le doublesens du pheacutenomegravene p 33
II) La dialectique est-elle la meacutethodedAristote en science
p 41
1) Description de la dialectique etaspects fondamentaux p 43
2) La probabiliteacute de lἔνδοξον baseeacutepisteacutemologique de la dialectique p 49
3) Une ou plusieurs dialectiques p 58
4) Eacutetude de cas Physique I p 65
III) Pour une reacuteeacutevaluation de la dialectiquearistoteacutelicienne lhypothegravese dune valeurpeacutedagogique p 81
1) Luniteacute de la dialectique comprisegracircce au contexte scolaire des eacutecritsdAristote
p 83
2) Dialectique et laquo eacuteducation raquo p 91
3) Dialectique et provocation dudeacutesir de savoir p 101
4) Les instruments scientifiquesofferts par la pratique dialectique p 108
Conclusion p 118
Bibliographie p 120
3
En 1944 dans un article intituleacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la
philosophie du Moyen Age raquo Alexandre Koyreacute sinteacuteresse agrave la reacuteception dAristote et de
Platon dans la penseacutee de cette eacutepoque quil nomme laquo le second Moyen Age raquo acircge de
foisonnement intellectuel egravere historique laquo extraordinairement feacuteconde raquo qui seacutetend selon
lauteur du XIe au XIVe siegravecle inclus1 A la diffeacuterence de Platon qui selon lui laquo senseigne
mal raquo Aristote aurait eu une place preacutepondeacuterante dans la penseacutee occidentale dalors
Lœuvre dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain [hellip] Il nest pas
eacutetonnant que pour le second Moyen Age eacutebloui et eacutecraseacute par cette masse de savoir
subjugueacute par cette intelligence vraiment hors ligne Aristote soit devenu le repreacutesentant
de la veacuteriteacute le sommet et la perfection de la nature humaine le prince di color che
sanno comme dira Dante2
A linstar de Dante poegravete et enfant de son siegravecle qui dans sa fresque poeacutetique des eacutecoles
philosophiques antiques et meacutedieacutevales deacutepeint Aristote comme le laquo maicirctre de ceux qui
savent raquo3 le second Moyen Age aurait donneacute au Stagirite une importance consideacuterable Mais
pour quelle raison
Il appert que le commentateur reacutepond immeacutediatement agrave cette question laquo lœuvre
dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain raquo4 Ainsi linteacuterecirct de ce second
Moyen Age pour la philosophie dAristote serait dabord ducirc agrave la laquo force raquo eacuteblouissante du
laquo fond raquo encyclopeacutedique de son œuvre La profusion dinformations agrave la fois physiques
astronomiques biologiques eacutethiques ou politiques preacutesentes dans lœuvre dAristote
fournirait lune des explications agrave sa reacuteception et agrave sa diffusion durant le second Moyen Age
Cependant A Koyreacute propose un autre eacuteleacutement de reacuteponse si Aristote est devenu
preacuteciseacutement agrave cette peacuteriode le laquo maicirctre de ceux qui savent raquo cest aussi parce quil est
Le prince de ce qui savent et surtout de ceux qui enseignent Car Aristote en plus est
une aubaine pour le professeur Aristote enseigne et senseigne se discute et se
commente Aussi nest-il pas eacutetonnant que une fois introduit dans lrsquoeacutecole il y prit
immeacutediatement racine [hellip] et quaucune force humaine nait pu len chasser Les
interdictions les condamnations restegraverent lettre morte On ne pouvait enlever Aristote
aux professeurs sans leur donner quelque chose agrave la place5
Ce que pointe preacuteciseacutement A Koyreacute ici cest la faciliteacute et en mecircme temps le confort que
repreacutesente lœuvre du Stagirite pour lenseignement des professeurs meacutedieacutevaux Degraves lors le
commentateur dresse un parallegravele entre limportance grandissante de lœuvre dAristote dans
1A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 pp 24-49
2Ibidem p303 laquo Quand je levais un peu plus les yeux Je vis le maicirctre de ceux qui savent Assis parmi la famille philo-
sophique raquo Dante Divine comeacutedie trad Jacqueline Risset GF Flammarion Paris 2010 p 29 vers 130-133
4 A Koyreacute op cit p305Ibid Nous soulignons
4
la penseacutee occidentale sa reacuteception et sa diffusion et le moment de lhistoire meacutedieacutevale durant
lequel se deacuteveloppent les universiteacutes europeacuteennes
Linteacuterecirct du second Moyen Age pour Aristote deacutependrait donc dune part de
limportance encyclopeacutedique consideacuterable de son œuvre qui a laquo subjugueacute raquo par son
eacuteclectisme et sa profusion les intellectuels dalors Et dautre part surtout du fait que lœuvre
dAristote convient mieux agrave lenseignement que celle de Platon et que sa reacuteception fut
concomitante au deacuteveloppement des universiteacutes dans laquo cette eacutepoque de vie intellectuelle et
artistique dune intensiteacute sans pareille raquo6 Certes A Koyreacute prend soin de distinguer
preacuteciseacutement laristoteacutelisme du Moyen Age celui dun Averroegraves dun Avicenne ou dun Saint
Thomas de laristoteacutelisme dans la lettre dAristote7 Laristoteacutelisme meacutedieacuteval ne pouvait pas
ecirctre celui dAristote simplement parce que le Stagirite vivait dans un laquo autre monde raquo et
surtout parce quon savait durant le second Moyen Age laquo quil ny avait et ne pouvait y avoir
quun seul Dieu raquo8 Cependant ce parallegravele quil dresse entre le deacuteveloppement des universiteacutes
europeacuteennes et la reacuteception de lœuvre dAristote nous permet dinterroger la forme mecircme des
eacutecrits du Stagirite
A la diffeacuterence du platonisme qui sadressait dabord agrave un public plus spirituel sinon
religieux laristoteacutelisme
[hellip] sadresse agrave des gens avides de savoir Il est science avant decirctre autre chose avant
mecircme decirctre philosophie et cest par sa valeur propre de savoir scientifique et non par
sa parenteacute avec une attitude religieuse quil simpose9
Si la penseacutee de Platon na pas eu la mecircme diffusion que celle dAristote du moins entre les
XIe et XIVe siegravecles et ce malgreacute les interdictions qui frappent la Physique et le corpus
aristoteacutelicien en geacuteneacuteral agrave partir de 1210 cest parce que la penseacutee de Platon laquo preacutesuppose un
savoir scientifique consideacuterable raquo et a une laquo forme dialogueacutee raquo qui nest pas pour A Koyreacute
laquo une forme scolaire raquo10 Le milieu dans lequel laristoteacutelisme se laquo propage raquo nest pas le
mecircme que celui qui laquo absorbait les doctrines platoniciennes et augustiniennes raquo et cette
diffeacuterence dans la diffusion de ces philosophes tient selon A Koyreacute agrave une diffeacuterence dans la
laquo forme raquo de leurs œuvres Aristote aurait eacuteteacute reccedilu agrave la diffeacuterence de Platon et aurait trouveacute
une place consideacuterable dans la philosophie du second Moyen Age non seulement parce quil
nous offre une manne consideacuterable dinformations scientifiques mais aussi parce que la
forme mecircme de ses eacutecrits cette forme laquo scolaire raquo qui trahit moins lœuvre dun philosophe
que celle dun professeur lui a permis de prendre place dans une socieacuteteacute intellectuelle ou les
universiteacutes deviennent les principaux vecteurs du savoir et dans laquelle la diffusion du
6Ibid p 247Ibid p388Ibid p399Ibid10Ibid p 30 nous soulignons
5
savoir scientifique se structure autour du rapport de Maicirctre agrave Elegraveve
Mais quentend A Koyreacute par cette laquo forme scolaire raquo des eacutecrits dAristote Certes
lhistorien des sciences se borne dans son article agrave neacutetablir quun parallegravele Il ne fait pas
lanalyse pousseacutee de cette forme particuliegravere des œuvres du Stagirite ce qui finalement donne
agrave cette notion de laquo forme scolaire raquo un caractegravere assez neacutebuleux Or cest preacuteciseacutement lune
des toutes premiegraveres questions qui a motiveacute le preacutesent travail dougrave vient que les eacutecrits
dAristote aient trouveacute un vecteur de diffusion justement dans les universiteacutes cest-agrave-dire
entre les mains de professeurs 11 La philosophie dAristote serait plus tourneacutee vers le monde
vers la nature et les pheacutenomegravenes de la nature agrave la diffeacuterence grosso modo du platonisme
tourneacute quant agrave lui vers la connaissance de soi et le soin de son acircme12 Laristoteacutelisme se charge
donc selon A Koyreacute dun inteacuterecirct sans doute plus scientifique que spirituel Il semble degraves lors
eacutevident que lœuvre drsquoAristote ait trouveacute sa place dans une eacutepoque de deacuteveloppement
intellectuel et scientifique majeur plus preacuteoccupeacutee par lexplication des pheacutenomegravenes naturels
et par la science que par le laquo souci de soi raquo13 ou le soin de son acircme
Cependant cela ne reacutepond agrave notre premiegravere question Ainsi consideacuterant le parallegravele
que dresse A Koyreacute dans cet article un problegraveme sest poseacute agrave nous dans la genegravese mecircme de
ce travail et a finalement stimuleacute toute la preacutesente recherche Cette laquo forme raquo des eacutecrits
dAristote qui a permis la reacuteception et la diffusion de son œuvre dans les universiteacutes
meacutedieacutevales cette forme plus laquo scolaire raquo absente des eacutecrits de Platon ne trahit-elle pas de la
part dAristote lui-mecircme laquo un souci peacutedagogique raquo Nest-ce pas quelle teacutemoigne dune
preacuteoccupation propre au Stagirite et inseacuteparable de sa theacuteorie du savoir scientifique celle
dun laquo accompagnement raquo de lignorance vers le savoir Si comme nous le verrons le savoir
scientifique est compris par Aristote comme un progregraves du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents
laquo eacutetats raquo de connaissance de plus en plus preacutecis peut-on simplement concevoir cette ideacutee de
progregraves sans la moindre preacuteoccupation peacutedagogique sans le moindre soucis daccompagner
lignorant de le conduire vers la reacutealisation de cette potentialiteacute proprement humaine savoir
scientifiquement Peut-ecirctre que la reacuteception dAristote entre les XIe et XIVe siegravecle en
Europe tel que A Koyreacute nous la preacutesente traduit dans la forme une preacuteoccupation du
Stagirite pour la peacutedagogie Mais degraves lors quelle place a cette peacutedagogie ce souci
daccompagner lignorant vers le savoir dans lœuvre dAristote
Il y a dans le corpus aristoteacutelicien de multiples traces qui attestent dune telle
11Bien quil faille absolument noter une promiscuiteacute entre les universiteacutes et lrsquoEacuteglise au Moyen Age chosesur laquelle A Koyreacute ninsiste pas
12A Koyreacute ibidem p4013Terme surtout eacutetudieacute par M Foucault dans LHermeacuteneutique du Sujet Foucault comprend dailleurs
Aristote agrave linstar de A Koyreacute et sur ce point preacutecis du laquo souci de soi raquo comme laquo leacutenigmatique excep-tion raquo de la philosophie grecque M Foucault Lhermeacuteneutique du Sujet Cours au Collegravege de France1981-1982 Gallimard Seuil Hautes Eacutetudes Paris 2001 p 182 Nous aurions pu introduire notre proposen interrogeant le statut de cette exception aristoteacutelicienne selon Foucault
6
preacuteoccupation celle-ci affleure en effet de maniegravere tregraves clairsemeacutee dans toute une seacuterie de
textes et agrave travers de tregraves nombreux exemples lexemple de lapprentissage en Meacutetaphysique
Θ6 eacutetayant le propos dAristote sur lacte et le mouvement limportance attribueacutee agrave
leacuteducation dans la citeacute en Politiques II5 lincipit des Parties des animaux qui mentionne un
eacutetat du savoir quAristote nomme laquo eacuteducation raquo ou encore lexemple de la δίδαξις et de la
μάθσις dans la deacutefinition du mouvement en Physique III1-3 Une simple plongeacutee dans
lIndex Aristotelicus de H Bonitz aux entreacutees διδάσκειν παιδεύειν ou encore παicircς et
lensemble dun champ lexical assez vaste (eacuteducation enseignement apprentissage enfance
etc) atteste dune preacuteoccupation importante du Stagirite pour la peacutedagogie du souci
aristoteacutelicien de laccegraves au savoir et agrave la veacuteriteacute pour lautre Enfin lexemple des enfants laquo qui
supposent dabord que tous les hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres raquo14 en
Physique I1 teacutemoigne dun souci laquo peacutedagogique raquo dAristote non dans une perspective
eacutethique ou politique mais dun point de vue scientifique Physique I1 place le thegraveme la
laquo mineure raquo de laquo lenfant apprenant raquo dans lincipit mecircme des eacutecrits scientifiques du Stagirite
Degraves lors que la preacuteoccupation peacutedagogique dAristote est devenue pour nous manifeste par
une lecture du corpus attentive aux deacutetails la question qui se pose neacutecessairement est celle de
son traitement de sa prise en charge quest-ce qui dans les eacutecrits scientifiques dAristote
permet de traiter de prendre en charge ce souci peacutedagogique Cette prise en charge de ce
souci propre agrave la philosophie du Stagirite nous ne lavons pas chercheacutee dans la laquo forme
scolaire raquo des eacutecrits de ce dernier pour reprendre les termes de A Koyreacute car finalement cette
notion est bien trop neacutebuleuse et la deacutetermination de son sens finalement tregraves subjectif ndash
quest-ce quune laquo forme scolaire raquo et pour qui une forme est-elle plus scolaire quune
autre 15 Le traitement de ce souci peacutedagogique nous lavons chercheacute dans la meacutethode
dAristote
Ainsi afin de proposer non une reacuteponse simple et deacutefinitive agrave ce problegraveme mais plutocirct
une hypothegravese une perspective nouvelle quun travail bien plus conseacutequent pourrait affirmer
ou infirmer nous avons premiegraverement interrogeacute le deacutebat contemporain sur les contradictions
meacutethodologiques dAristote en science En questionnant la contradiction entre ce que le
Stagirite nous dit de la meacutethode en science dans les Analytiques (principalement) et la
meacutethode quil suit effectivement dans ses recherches nous avons eacuteteacute ameneacutes agrave interroger la
dialectique aristoteacutelicienne Comme leacutecrit J Brunschwig dans la seconde moitieacute du XXe
siegravecle et face agrave cette contradiction meacutethodologique du corpus laquo beaucoup dexcellents
interpregravetes [de lrsquoœuvre dAristote] ont eacuteteacute ainsi conduits agrave reprendre lexamen des Topiques
14 Aristote Physique trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2002 p7115Sans oublier les nombreuses difficulteacutes que le simple eacutetablissement du texte aristoteacutelicien pose
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avec lespoir dy trouver quelque chose comme la theacuteorie de sa pratique reacuteelle [en
science] raquo16 Or cest exactement ce que nous avons voulu faire dans ce travail lexamen des
Topiques et une analyse pousseacutee de la meacutethode qui y est deacutecrite la dialectique Cependant
nous navons pas chercheacute laquo une theacuteorie de la pratique raquo scientifique reacuteelle du Stagirite ndash une
telle theacuteorie est absente des Topiques ndash mais nous nous sommes interrogeacutes sur la valeur de la
meacutethode dialectique pour Aristote La dialectique permet-elle de trouver les principes des
sciences comme beaucoup de commentateurs contemporains lont proposeacute Il semblerait
plutocirct qursquoelle ait bien la valeur infra-scientifique de montrer agrave leacutelegraveve dialecticien le laquo chemin
du savoir raquo Le preacutesent travail senracine donc au confluent de deux probleacutematiques Car une
telle valeur peacutedagogique de la dialectique permettrait dune part dapporter une reacuteponse ou
du moins une nouvelle perspective de recherche au deacutebat contemporain sur la meacutethode
dAristote en science en proposant un statut singulier de la dialectique dans le processus
scientifique la dialectique nest pas la meacutethode dAristote en science mais elle est pourtant
neacutecessaire et inseacuteparable de cette derniegravere car elle semble constituer un eacutetat infra-scientifique
Deuxiegravemement lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique si elle est soutenable
permettrait de comprendre comment Aristote prend en charge comment il traite non un
certain laquo souci de soi raquo mais bien un laquo souci peacutedagogique raquo
Nous avons essayeacute de faire de chaque auteur et de chaque commentateur mentionneacute
dans cette eacutetude et il sont nombreux un rouage agrave notre reacuteflexion Si nous semblons plus
insister sur un tel ou une telle plutocirct quun autre (plus sur E Berti que sur M Nussbaum par
exemple) ce nest pas par affiniteacute particuliegravere avec leurs penseacutees ou leurs thegraveses mais bien
parce quil viennent jouer un rocircle preacutecis agrave un moment donneacute dans notre reacuteflexion Chaque
auteur et commentateur mentionneacute permet de relancer notre interrogation de critiquer notre
premier point de vue ou perspective sur notre problegraveme de laquo deacutepasser une aporie raquo
Cependant malgreacute le nombre darticles utiliseacutes et de commentaires eacutetudieacutes nous nous
sommes efforceacutes dans notre derniegravere partie de donner plus dimportance au texte dAristote
dans sa lettre Car ce travail ne se veut pas ecirctre un examen de la Glose aristoteacutelicienne au
XXe siegravecle mais bien une eacutetude sur Aristote et sur limportance de la peacutedagogique dans sa
theacuteorie du savoir scientifique importance qui deacutetermine selon nous la meacutethode effective
quil suit dans ses recherches Ce thegraveme laquo mineur raquo de lenseignement de lapprentissage du
rapport entre le professeur et leacutelegraveve cette laquo mineure raquo de la peacutedagogique qui se reacutevegravele de
maniegravere clairsemeacutee dans le corpus ne constitue-t-elle pas finalement lun des accords majeurs
des textes scientifiques dAristote
16 Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967 In-troduction p XVII
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Le symposium aristotelicum de 1960 intituleacute Aristote et les problegravemes de meacutethode
atteste dune preacuteoccupation grandissante au XXe siegravecle des commentateurs agrave propos de la
meacutethodologie dAristote dans ses recherches scientifiques et philosophiques quelles soient
physiques meacutetaphysiques ou eacutethiques Pierre Aubenque en guise douverture aux
communications dudit symposium formule ce problegraveme de maniegravere tregraves claire
Cest devenu aujourdhui une constatation presque banale bien quelle aille agrave
lencontre dune tradition qui senracine chez les premiers commentateurs grecs que les
ouvrages meacutetaphysiques physiques ou biologiques dAristote ne sont pas du point de
vue meacutethodologique une pure et simple laquo application raquo des regravegles logiques preacutesenteacutees
dans les Seconds Analytiques comme le canon de la science17
Il semble en effet y avoir une contradiction meacutethodologique entre la meacutethode scientifique
telle quelle est exposeacutee dans une partie non neacutegligeable de lOrganon et la pratique
scientifique quAristote exerce en acte dans ses diverses recherches et qui paraicirct laquo suivre un
autre chemin raquo Des ouvrages tels que la Physique le De Caelo ou encore le De Anima
dessinent une voie alternative laquo a second standard for inquiry raquo pour reprendre les mots de
Robert Bolton18 cest-agrave-dire une autre meacutethode de recherche en science apparemment
contradictoire avec le laquo chemin naturel raquo de la connaissance exposeacute dans les Analytiques
Mais agrave quoi peut bien tenir cette diffeacuterence de meacutethode De quelle nature est cette
contradiction entre la theacuteorie et la pratique scientifique dans le corpus aristoteacutelicien
Paul Moraux constate dans son introduction au De Caelo que laquo la part reacuteserveacutee agrave la
sensation et agrave lobservation est bien moins importante que ne le laisserait attendre la theacuteorie
eacutenonceacutee dans les Analytiques raquo Le commentateur remarque eacutegalement que laquo lobservation
sensible raquo pratique que les Analytiques placent au point de deacutepart de la meacutethode scientifique
est souvent deacutelaisseacutee dans le De Caelo au profit de laquo deacuteductions logiques rigoureuses raquo ou
encore de laquo consideacuterations dialectiques raquo19 La non adeacutequation de meacutethode entre la theacuteorie et
la pratique aristoteacutelicienne en science tiendrait-elle agrave cette dualiteacute entre laquo perception
sensible raquo et laquo dialectique raquo
Cest en effet ce que confirme encore reacutecemment R Bolton qui axe dans une
approche historique de laristoteacutelisme contemporain ce deacutesaccord des commentateurs agrave
propos de la meacutethode dAristote autour de ces deux pocircles la meacutethode empirique dune part
et la meacutethode dialectique dautre part
Traditionnellement les interpregravetes ont trouveacute satisfaisante lideacutee que la meacutethode
quAristote avait en vue dans ses ouvrages de science eacutetait empirique alors mecircme
17Pierre Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethodePublications universitaires de Louvain ndash Beatrice-Nauwelaerts Louvain-Paris 1961 p 3
18Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C WilbergNew perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51-82
19Paul Moraux laquo La meacutethode dAristote dans leacutetude du ciel raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethode p181 Article retranscrit dans lintroduction de P Moraux au De Caelo Les Belles Lettres Paris 1965
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quils le critiquaient sur ce point La geacuteneacuteration actuelle a complegravetement renverseacute ce
verdict La Physique en particulier est maintenant communeacutement consideacutereacutee comme le
paradigme de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique entendue comme une
technique de recherche largement conceptuelle ou a priori approprieacutee agrave la
philosophie en tant quelle est opposeacutee aux recherches les plus empiriques que nous
regardons aujourdhui comme typiquement scientifiques20
R Bolton parle ici de laquo meacutethode empirique raquo en tant quelle repose sur lexpeacuterience que nous
avons des pheacutenomegravenes sensibles Mais la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques est comme
nous le verrons agrave la fois empirique et analytique cest-agrave-dire aussi laquo deacutemonstrative raquo Et en
effet tenir cette meacutethode pour le laquo canon de la science raquo cest risquer de se rendre sourd agrave la
pratique effective dAristote dans ses recherches Car celles-ci suivent effectivement un autre
chemin en apparence plus laquo dialectique raquo Si lon essaye dans un premier temps de
comprendre la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques agrave travers les textes dAristote mais aussi
agrave travers la lecture quen ont fait diffeacuterents commentateurs il apparaicirct alors que le fait pour
lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes modernes et contemporaines davoir mis laccent sur
cette meacutethode empirique a entraicircneacute de facto la deacutevaluation de la meacutethode dialectique et son
rejet presque total en dehors de la laquo citadelle de la science aristoteacutelicienne raquo Si les data de la
perception sensible qui constituent le mateacuteriaux primaire de la meacutethode empirique ont une
valeur eacutepisteacutemologique et permettent de fonder le discours les laquo opinions admises raquo qui ont
quant agrave elles le mecircme rocircle de mateacuteriau primaire dans la meacutethode dialectique se sont vues en
effet exclues de toute preacutetention veacuteritablement scientifique
Partant faire de cette meacutethode empirico-analytique le canon meacutethodologique de la
science ce serait rendre impossible la tacircche de rendre compte de lusage quAristote semble
faire de la dialectique dans ses recherches proprement scientifiques A moins peut-ecirctre
deacutelargir la deacutefinition du mot laquo pheacutenomegravene raquo chez le Philosophe aux opinions admises elles-
mecircmes comme lont proposeacute des commentateurs tels que G E L Owen et les tenants de ce
que nous pouvons nommer apregraves lui le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes
contemporaines Si lἔνδοξον cest-agrave-dire selon la traduction de J Brunschwig laquo lopinion
admise raquo21 accegravede au statut de pheacutenomegravene agrave part entiegravere la dialectique ne peut-elle pas degraves
lors ecirctre reacuteeacutevalueacutee et se voir attribuer un rocircle eacutepisteacutemologique fort Voire mecircme celui
fondamental dacceacuteder aux premiers principes des sciences Mais avant de proposer une
reacuteponse agrave ces question il nous faut premiegraverement comprendre dune part ce que peut ecirctre ce
laquo canon de la science raquo dont parle P Aubenque dautre part montrer comment une lecture
radicalement trop empiriste de la meacutethode aristoteacutelicienne du savoir se rend effectivement
20Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in Science Dia-lectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 224
21Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967
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aveugle agrave lusage quAristote fait de la dialectique en science enfin il nous exposer la nature
du deacutebat eacutemergeant au XXe siegravecle agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin den
comprendre preacuteciseacutement tous les enjeux car de ce problegraveme de meacutethode deacutecoule
eacuteminemment la deacutefinition mecircme que nous pouvons proposer du savoir scientifique
aristoteacutelicien
Dessinons donc dans un premier temps ce modegravele laquo canonique raquo du savoir
scientifique selon les Analytiques il appert effectivement que celui-ci est trop rigide pour
prendre en charge la meacutethode effective dAristote en science Mais alors pourquoi
Avant toute consideacuteration plus preacutecise sur ce quest le savoir scientifique chez
Aristote notons que la science entretient dans le corpus aristoteacutelicien des liens eacutetroits avec
la philosophie En effet en Meacutetaphysique α Aristote eacutecrit laquo On a raison aussi dappeler la
philosophie science de la veacuteriteacute [hellip] En effet sils examinent comment sont les choses les
praticiens [de la science] en eacutetudient non la cause par soi mais la cause relative au cas
preacutesent raquo22 Science et philosophie eacutetudient donc laquo comment sont les choses raquo Cependant la
distinction agrave eacutetablir entre science et philosophie procegravede dun degreacute diffeacuterent de geacuteneacuteraliteacute De
plus selon lentreacutee laquo Philosophie raquo du Vocabulaire technique et critique de la philosophie
φιλοσοφία est en grec et plus preacuteciseacutement chez Aristote le laquo Savoir rationnel la science au
sens le plus geacuteneacuteral du mot raquo23 Lobjet dune science est donc un objet particulier consideacutereacute
dans un genre particulier alors que celui de la philosophie semble plus geacuteneacuteral Il est degraves lors
difficile de consideacuterer ces deux notions de maniegravere bien distincte et lorsque nous traiterons
dans les pages qui suivent des eacutecrits dits laquo scientifiques et philosophiques raquo du Stagirite la
diffeacuterence entre ces deux termes tiendra surtout agrave un degreacute de geacuteneacuteraliteacute
Nonobstant le savoir scientifique [τὸ ἐπίστασθαι] procegravede dapregraves le Stagirite en
deux temps celui de lrsquoacquisition et celui de la deacutemonstration Ainsi dans les Analytiques
qui selon P Aubenque posent laquo les regravegles logiques raquo comme laquo canon de la science raquo24
Aristote place la perception sensible au fondement de lacquisition des premiers principes
neacutecessaires agrave la deacutemonstration aux fondements donc de lἐπίστασθαι Ces deux moments
du savoir scientifique justifient alors une lecture empirique et analytique de la meacutethode du
Stagirite en science analytique eacutetant entendu ici au sens aristoteacutelicien du terme agrave savoir
comme la laquo science deacutemonstrative raquo Cette science est une theacuteorie geacuteneacuterale de la deacuteduction
du syllogisme soit dun laquo discours dans lequel certaines choses ayant eacuteteacute poseacutees une chose
22Aristote Meacutetaphysique trad Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p114 993b19-20
23Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Presses Universitaires de FranceQuadrige Paris 2002 p 774 nous soulignons
24Expression citeacutee en page 10
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distincte de celles qui ont eacuteteacute poseacutees sensuit neacutecessairement du fait que ces choses sont raquo25
Ce discours scientifique se fondant originellement parlant sur lexpeacuterience que nous avons
des pheacutenomegravenes perccedilus
En effet sil est une chose sur laquelle de nombreux commentateurs dAristote
semblent saccorder cest sans doute celle-ci pour le Stagirite le savoir scientifique se
comprend comme une eacutetiologie En effet les Seconds analytiques posent de maniegravere
liminaire que connaicirctre scientifiquement cest connaicirctre la ou les causes du pheacutenomegravene
Nous pensons connaicirctre scientifiquement chaque chose au sens absolu et non pas agrave la
maniegravere sophistique par accident lorsque que nous pensons connaicirctre la cause du fait de
laquelle la chose est savoir que cest bien la cause de la chose et que cette chose ne peut
pas ecirctre autrement quelle nest26
Et la Physique souvre sur une reacuteaffirmation de ce savoir scientifique comme connaissance de
la cause (ou des causes) exposeacutee dans les Seconds analytiques I2
Puisque connaicirctre en posseacutedant la science reacutesulte dans toutes les recherches
dans lesquelles il y a des principes des causes ou des eacuteleacutements du fait que lon a un
savoir de ces principes causes ou eacuteleacutements (en effet nous pensons savoir chaque
chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premiegraveres ses principes
premiers et jusquaux eacuteleacutements) il est eacutevident que pour la science portant sur la nature
aussi il faut deacuteterminer dabord ce qui concerne les principes27
Sans nous appesantir ici sur les nuances entre laquo principes raquo laquo causes raquo et laquo eacuteleacutements raquo
exposeacutees notamment en Meacutetaphysique Δ ndash car Aristote semble ici user de ces termes comme
de synonymes ndash ni non plus sur le nombre de causes que peut avoir une chose ou un
pheacutenomegravene la premiegravere question qui se pose au primo-lecteur dAristote est sans doute celle
de savoir comment atteindre ces principes ces causes et ces eacuteleacutements Comment donc
connaicirctre scientifiquement
Aristote expose immeacutediatement sa meacutethode pour connaicirctre scientifiquement la nature
dans la suite immeacutediate de Physique I1
Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour nous agrave ce
qui est plus clair et plus connu par nature en effet ce ne sont pas les mecircmes choses
qui sont connues pour nous et absolument Cest pourquoi il est neacutecessaire de
progresser de cette maniegravere de ce qui est plus obscur par nature mais plus clair pour
nous vers ce qui est plus clair et plus connu par nature28
Mais degraves lors quest-ce qui est laquo plus connu et plus clair pour nous raquo Les Seconds
analytiques donnent une reacuteponse tout agrave fait preacutecise ce qui est laquo plus connu pour nous raquo cest
ce qui est laquo proche de la perception raquo
25Aristote Premiers Analytiques trad M Crubellier GF Flammarion Paris 2014 p 52 I1 24b1826Aristote Seconds analytiques trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2005 p 67 I2 9-1227Aristote Physique trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2000 p69-70 I1 184a10-1628Ibid 184a16-21
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En effet ce nest pas la mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour
nous raquo ni que laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo Jappelle anteacuterieur et
mieux connu pour nous ce qui est plus proche de la perception [τῆς αἰσθήσεως] alors
que ce qui est anteacuterieur et mieux connu absolument en est plus eacuteloigneacute29
Ainsi la meacutethode exposeacutee en Physique I1 semble univoque il faut progresser [προάγειν]30
depuis la sensation [κατὰ τὴν αἴσθησιν]31 et les laquo principes causes ou eacuteleacutements raquo quil nous
faut rechercher pour connaicirctre scientifiquement la nature sont laquo principes causes ou
eacuteleacutements raquo des pheacutenomegravenes sensibles Ce qui est plus connu pour nous est ce qui tombe sous
la sensation lobjet perccedilu
En outre Aristote reacuteitegravere de nombreuses fois limportance de la perception dans le
processus scientifique En Topiques VI par exemple le Stagirite explique que le cube est
mieux connu pour nous que les surfaces les lignes et les points qui les composent laquo Mais
pour nous cest linverse qui se produit parfois car le solide tombe au plus haut point sous la
sensation [ὑπὸ τὴν αἴσθησιν] la surface le fait plus que la ligne et la ligne plus que le
point raquo32 Le point eacutetant eacuteleacutement de la ligne la ligne de la surface la surface du cube il faut
progresser pour connaicirctre les premiers principes causes ou eacuteleacutements depuis ce qui tombe
sous le sens agrave savoir le cube immeacutediatement perccedilu vers ce qui en est le plus eacuteloigneacute le point
comme eacuteleacutement dudit cube Encore dans le De Caelo Aristote soutient la spheacutericiteacute de la
terre en partie gracircce agrave lobservation des eacuteclipses de lune quil comprend ecirctre linterposition de
la terre entre la lune et le soleil laquo On sen aperccediloit encore dit-il gracircce aux pheacutenomegravenes qui
tombent sous les sens [τῶν φαινομένων κατὰ τὴν αἴσθησιν] raquo33 Le savoir scientifique
commence donc et cest une reacutecurrence dans les Analytiques mais aussi souvent dans les
recherches scientifiques du Stagirite par la perception [αἴσθησις]34
Ou plus preacuteciseacutement si lon considegravere des textes tels que les Seconds analytiques
II19 ou la Meacutetaphysique A1 le savoir scientifique commence par lexpeacuterience acquise
cest-agrave-dire par la reacutepeacutetition de la perception sensible En effet il serait malvenu de consideacuterer
la perception comme une connaissance scientifique en elle-mecircme la perception nest que le
moyen inneacute et en mecircme temps lorigine la racine par laquelle nous pouvons connaicirctre
scientifiquement Cest pourquoi dans les Seconds analytiques I31 Aristote explique quil
nest pas laquo possible non plus davoir une connaissance scientifique par la perception raquo Car la
29 Seconds analytiques I2 71b33-72a430Physique 184a1931Ibid 184a24-2532Aristote Topiques Tome II trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 p 50 141b9-1233Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1965 p 100 II14 297b24-2534Pierre Pellegrin traduit αἴσθησις par laquo perception raquo (Seconds analytiques I2 71b33-72a4) Jacques
Brunschwig traduit ce terme par laquo sensation raquo (Aristote Topiques 141b9-12)Cette ambiguiumlteacute est mainte-nue par le Grand Bailly p 40 laquo faculteacute de percevoir par les sens sensation raquo Face agrave cette ambiguiumlteacutenous utilisons laquo perception raquo et laquo sensation raquo comme des synonymes
13
seule perception noffre pas laquo luniversel [καθόλου] cest-agrave-dire ce qui concerne tous les
cas raquo35 Nous ne percevons un pheacutenomegravene preacutecis que dans un temps et un lieu donneacutes donc
nous ne percevons que de la singulariteacute or pour Aristote il ny a de science possible que du
geacuteneacuteral Et cest preacuteciseacutement la reacutepeacutetition du singulier donneacute par la perception sensible qui
offre lrsquoexpeacuterience de la geacuteneacuteraliteacute
Cependant ce passage des Seconds analytiques I31 pourrait poser problegraveme au
regard de ce que dit Aristote en Physique I1 agrave propos des laquo ensembles confus raquo perccedilus
immeacutediatement quil comprend alors comme καθόλου cest-agrave-dire universel Le sens
καθόλου peut sembler ambigu
Cest pourquoi il faut aller des universels aux particulier car la totaliteacute est plus connue
selon la sensation et luniversel [καθόλου] est une certaine totaliteacute en effet
luniversel comprend plusieurs choses comme partie36
Ce texte semble bien contredire la doctrine des Seconds analytiques selon laquelle laquo les
choses universelles [τὰ καθόλου] sont plus eacuteloigneacutees de la perception raquo37 Mais R Bolton a
tregraves bien mis en eacutevidence que luniversel dont il est question en Physique I1 est justement le
laquo premier universel raquo des Seconds analytiques II19 cest-agrave-dire luniversel qui est laquo ἐν τῇ
ψυχῇ raquo38 Le point de deacutepart de la meacutethode scientifique deacutefini en Physique I1 cest-agrave-dire
lobjet de la sensation est dit καθόλου laquo parce quagrave ce niveau notre entendement embrasse
beaucoup de choses jusquici non encore distingueacutees raquo39 Le cube des Topiques VI peut se
dire καθόλου dans un certain sens car il est dabord un laquo ensemble confus raquo de points de
lignes et de surfaces Gracircce au travail R Bolton nous pouvons interpreacuteter de maniegravere unitaire
la meacutethode exposeacutee en Physique I1 et dans les Seconds Analytiques II19 le premier
paragraphe de la Physique ne contredit donc pas mais reacuteactive la doctrine des Analytiques Le
mateacuteriel le plus primaire du savoir scientifique est et reste la totaliteacute des pheacutenomegravenes perccedilus
par les sens le donneacute immeacutediat de lαἴσθησις qui peut ecirctre dit laquo καθόλου raquo puisquil est en
premier lieu confus meacutelangeacute puisque les data du sensible sont laquo συγκεχυμένα raquo40 et quil
faut les diviser les distinguer les analyser pour que ces ensembles deviennent moins confus
et que leurs principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus Enfin lαἴσθησις semble si
importante dans la meacutethode aristoteacutelicienne41 du savoir scientifique que lignorance est due
selon Aristote dans les Seconds analytiques I18 agrave un manque de connaissance sensible car
35Premiers analytiques 87b28-3236Physique 184a23-2637Seconds analytiques I2 72a438100a739Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les science de la nature Physique I raquo in Science dialec-
tique et eacutethique chez Aristote Peeters Louvain-La-Neuve 2010 p22540Physique 184b2241En effet beaucoup de textes des Seconds analytiques posent la perception sensibles agrave la base du proces-
sus scientifique Citons de maniegravere non exhaustive I31 II2 et II19
14
laquo si une perception manquait un savoir scientifique manquerait aussi raquo42
Les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes perccedilus viennent donc agrave ecirctre
connus par une progression ou un processus qui va de ce qui est plus clair et plus connu pour
nous les data de la perception agrave ce qui est plus clair et plus connu par nature lesdits
principes Or ce processus est preacuteciseacutement ce quAristote nomme linduction [ἡ ἐπαγωγή]
Certes Franccediloise Caujolle-Zaslawsky a tregraves bien expliqueacute que le sens de ἐπαγωγή chez
Aristote peut sinterpreacuteter diffeacuteremment en fonction dune part du contexte dans lequel
Aristote use de ce terme dautre part du sens quil peut avoir dans le laquo commun raquo ou encore
en fonction du sens technique que les eacuterudits philosophes ou savants ont pu lui confeacuterer
anteacuterieurement (Platon par exemple) Lἐπαγωγή peut degraves lors ecirctre chez Aristote
agrave la fois un processus menant agrave un acte instantaneacute dintuition (la perception mentale
dun universel par exemple dune regravegle applicable agrave tous les cas particuliers de
mecircme sorte) un proceacutedeacute (la meacutethode qui sappuie sur le comportement des cas
particuliers concrets) un point de deacutepart vers luniversel (diffeacuterent de
leacutetablissement des preacutemisses du syllogisme)43
Le sens de lἐπαγωγή aristoteacutelicienne est donc pluriel Par exemple linduction peut ecirctre aussi
comprise comme un laquo mode drsquoargumentation logique raquo diffeacuterent de la deacuteduction Citons lun
des seuls passages dans lequel le Stagirite traite de linduction assez longuement les
Premiers analytiques II 23
laquo Linduction donc ou la deacuteduction qui provient dune induction consiste agrave deacuteduire
au moyen de lun des deux termes que lautre est le cas pour le moyen [hellip] Crsquoest une
deacuteduction de cette sorte qui eacutetablit la preacutemisse premiegravere et immeacutediate En effet pour
les propositions qui acceptent le moyen terme la deacuteduction se fait gracircce agrave un moyen
terme mais pour celles qui nrsquoen admettent pas par induction raquo44
Linduction pourrait donc necirctre quun mode dargumentation logique Dailleurs les Topiques
I12 font mention de laquo deux espegraveces de raisonnements dialectiques raquo la deacuteduction et
linduction Cependant plus largement nous pouvons fonder une interpreacutetation de linduction
comme laquo proceacutedeacute qui consiste agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes
universels raquo45 Car peut-ecirctre que ce quil faut surtout retenir de linduction pour en deacuteterminer
le sens geacuteneacuteral cest quelle est laquo plus claire agrave nos yeux raquo46 plus persuasive laquo au commun raquo
plus compreacutehensible selon la sensation car allant du particulier perccedilu agrave luniversel conccedilu Et
le fait quAristote traite de linduction comme dun syllogisme dans ce contexte des Premiers42Seconds analytiques 81a38-3943Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Eacutetude preacuteparatoire agrave une interpreacutetation du sens aristoteacutelicien
dἐπαγωγή raquo in Biologie logique et meacutetaphysique chez Aristote actes du seacuteminaire CNRS - N S F tenuagrave Oleacuteron du 28 juin au 3 juillet 1987 Ed Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Eacuteditions du centre nationalde la recherche scientifique Paris 1990 p 373
44Premiers analytiques 69a3045Topiques 105a13-1446David Ross Aristotle Eacuteditions des Archives Contemporaines Paris 2000 p 52 Ross cite ici les Pre-
miers analytiques 68b35
15
analytiques ne serait selon D Ross quun effet laquo collateacuteral raquo agrave sa deacutecouverte du syllogisme
Linduction est essentiellement pour Aristote un proceacutedeacute non de raisonnement mais
dintuition directe supposant psychologiquement lintermeacutediaire dune vue densemble
de cas particuliers Mais dans les Premiers analytiques linteacuterecirct quil eacuteprouve pour sa
nouvelle deacutecouverte le syllogisme lrsquoamegravene agrave traiter linduction comme un syllogisme
et par conseacutequent agrave la consideacuterer particuliegraverement dans sa forme la moins importante
celle dans laquelle lexamen des cas particuliers est exhaustif47
Linduction nest pas quun mode dargumentation mais principalement un proceacutedeacute pour
connaicirctre Et cest une compreacutehension de linduction qui est tregraves largement admise Selon
MM Pellegrin et Crubellier le terme drsquoinduction en tant que processus qui va du particulier
(qui peut-ecirctre dit laquo universel en nous raquo) agrave lrsquouniversel est employeacute par Aristote laquo pour deacutesigner
la faccedilon dont nous prenons connaissance drsquoun fait lorsqursquoil est hors de porteacutee de nos sens ou
geacuteneacuteral raquo48 En effet selon les Seconds analytiques II19 laquo Il est donc clair que nous
prenons neacutecessairement connaissance des termes premiers par induction [ἐπαγωγή] En effet
la perception produit ainsi en nous lrsquouniversel raquo49 Ainsi dans son deacutebat entretenu avec les
Eleacuteates agrave propos de lexistence du mouvement en Physique I2 Aristote pose que laquo pour
nous raquo lexistence de choses mues naturellement cest-agrave-dire le principe de la physique est
laquo claire par induction raquo50 R Bolton partage dailleurs cette conception de linduction quil
considegravere comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo laquo Car tout apprentissage par le
raisonnement inclut le fait den venir agrave connaicirctre quelque chose en linfeacuterant agrave partir de ce qui
est preacutealablement connu qui de ce fait fournit une justification adeacutequate de ce qui est infeacutereacute
[hellip] raquo51 Et ce qui est preacutealablement connu soit le laquo donneacute au preacutealable raquo ce sont les data de
la perception Encore Joseph Moreau eacutecrit dans un registre diffeacuterent agrave propos de la
deacutecouverte de lrsquoessence drsquoune chose qui ne peut ecirctre ni poseacutee a priori ni eacutetablie
deacutemonstrativement laquo La deacutecouverte de lrsquoessence est une opeacuteration inductive qui se ramegravene
agrave la recherche de la cause raquo52 Linduction ouvre agrave la connaissance des principes qui sont
laquo hors de porteacutee raquo des sens plus clairs par nature mais plus obscurs pour nous car non
immeacutediatement connaissables Linduction semble donc ecirctre le meacutediat entre la connaissance
de ce qui est mieux connu pour nous et la connaissance de ce qui est mieux connu par nature
Ainsi cette lecture de linduction comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo agrave partir des
choses perccedilues peut se fonder sur un autre passage des Seconds analytiques I 13 dans lequel
Aristote est tout agrave fait univoque laquo Admettons cette derniegravere proposition par induction crsquoest-
47Ross Ibidem p 5648Pellegrin Crubellier Aristote le philosophe et les savoirs Seuil Paris 2002 p 9849Le fameux laquo universel raquo ἐν τῇ ψυχῇ confu car meacutelangeacute 100b350185a12-1451Robert Bolton op cit p24152Joseph Moreau laquo Aristote et la veacuteriteacute anteacutepreacutedicative raquo Symposium Aristotelicum Louvain 1960 in
Aristote et les problegravemes de meacutethode p 31 nous soulignons
16
agrave-dire par perception raquo53
Le savant connaicirct donc les principes et les causes gracircce agrave linduction qui commence
par lexpeacuterience due agrave la reacutepeacutetition du fait sensible Ainsi se dessine peu agrave peu le canon
aristoteacutelicien du savoir scientifique Mais quel est laquo le moteur raquo mecircme de linduction
Comment celle-ci fonctionne-t-elle Aristote donne aussi la reacuteponse agrave cette question en
Physique I1 laquo Mais ce qui est dabord eacutevident et clair pour nous ce sont plutocirct les ensembles
confus mais ensuite agrave partir de ceux-ci deviennent connus pour qui les divise leurs
eacuteleacutements et leurs principes raquo54 Les principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus pour
ceux qui divisent [διαιροῦσι] les laquo ensembles confus raquo de la perception La meacutethode
scientifique aristoteacutelicienne est donc une meacutethode empirique de division de distinction le
scientifique infegravere par distinction les principes il distingue [διορίζει] les divers eacuteleacutements
principes ou causes depuis les ensembles confus perccedilus Autrement dit il les analyse Et cest
gracircce agrave ce dernier point que nous pouvons nommer la meacutethode canonique du savoir
scientifique comme une meacutethode agrave la fois laquo empirique raquo puisquelle se fonde sur lrsquoexpeacuterience
reacutepeacuteteacutee de la perception sensible mais aussi laquo analytique raquo puisquelle analyse les laquo ensemble
confus raquo la meacutethode aristoteacutelicienne en science est donc bien laquo empirico-analytique raquo
Mais laquo analytique raquo peut sentendre aussi dans un second sens si nous comprenons que
linduction nest quun moment de la meacutethode scientifique En effet le savoir scientifique
aristoteacutelicien semble inseacuteparable dune theacuteorie de la deacuteduction Lrsquoinduction hors du seul
champ syllogistique et en tant que meacutethode de recherche agrave partir des laquo ensembles confus raquo
est le laquo mouvement symeacutetrique raquo55 de la deacuteduction qui elle part de preacutemisses premiegraveres
(laquo dans un certain sens raquo) pour arriver agrave la conclusion mais qui est surtout preacutesenteacutee comme
la preuve de lrsquoacquisition effective du savoir desdites preacutemisses ou encore comme la
formalisation de ce savoir son laquo organisation logique raquo Si lrsquoinduction est un mouvement vers
la connaissance des causes agrave partir du perccedilu la deacuteduction en tant que mouvement inverse
reacutesulte du savoir effectif de la cause qursquoelle pose comme preacutemisse syllogistique La deacuteduction
doit attester de lrsquoeacutetat de connaissance scientifique dans lequel est le savant Pour que la
deacutemonstration soit scientifique crsquoest-agrave-dire atteste drsquoun eacutetat de connaissance scientifique
actuel et soit apodictique soit dont la conclusion est neacutecessaire et donc fondeacutee
[Les preacutemisses de la deacutemonstration] doivent ecirctre causes de la conclusion mieux
connues qursquoelle et lui ecirctre anteacuterieures causes parce que nous avons un savoir
scientifique de quelque chose seulement quand nous en savons la cause
anteacuterieures puisqursquoelles sont causes et deacutejagrave connues non seulement en eacutetant
saisies au second sens mais aussi par le fait qursquoon sait qursquoelles sont Par
ailleurs laquo anteacuterieur raquo et laquo mieux connu raquo ont deux sens En effet ce nrsquoest pas la5378a3554184a22-23 nous soulignons55Pellegrin Crubellier op cit p 98
17
mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour nous raquo ni que
laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo56
Or crsquoest justement cette distinction fondamentale de ces deux sens de laquo anteacuterieur raquo et de
laquo mieux connu raquo qui permet aussi drsquoentendre la diffeacuterence entre induction et deacuteduction ce
sont deux aspects compleacutementaires de la mecircme meacutethode scientifique qui deacutefinissent
lἐπίστασθαι dans un sens et dans lrsquoautre et qui entretiennent entre eux un rapport de
neacutecessiteacute En effet il est neacutecessaire de connaicirctre les causes premiegraveres des choses pour pouvoir
deacutemontrer scientifiquement une connaissance laquo Que donc il est impossible de connaicirctre
scientifiquement par deacutemonstration si on ne connaicirct pas les principes premiers et immeacutediats
on la dit plus haut raquo eacutecrit encore Aristote57 Ainsi comprise lrsquoinduction est un mouvement
du sujet apprenant qui infegravere les principes agrave partir des data reacutepeacuteteacutes de lαἴσθησις par division
et distinction De la connaissance de la cause deacutecoule donc la capaciteacute agrave construire de
veacuteritables deacutemonstrations scientifiques soit celles proceacutedant laquo de choses vraies premiegraveres
immeacutediates plus connues que la conclusion anteacuterieures agrave elle et causes de la conclusion raquo58
Et la meacutethode empirique dAristote en science se double dun aspect formel dune rigueur et
dune preacutecision quant aux laquo langage scientifique raquo Le savoir empirique de la cause des
pheacutenomegravenes est inseacuteparable dune langue scientifique rigoureusement fondeacutee la
deacutemonstration apodictique du savant qui atteste du savoir scientifique Dailleurs Aristote
explique tregraves preacuteciseacutement dans les Premiers analytiques I31 quil laquo revient agrave lexpeacuterience
de fournir les principes propres de chaque sujet raquo et quagrave partir de ces causes ou principes que
fournit lexpeacuterience laquo une fois que lon a suffisamment eacutetablit les pheacutenomegravenes raquo alors il est
nous est possible laquo de faire apparaicirctre les deacutemonstrations raquo59 Il y a donc bien laquo deux temps raquo
dans le savoir scientifique selon Aristote le temps de lacquisition et celui de la
deacutemonstration Et dans ce double mouvement nous pouvons affirmer que le savoir
scientifique se fonde en tant quactiviteacute de recherche sur lἐμπειρία et sur lαἴσθησις cest-agrave-
dire sur lexpeacuterience la plus immeacutediate que nous ayons des pheacutenomegravenes sensibles
Mais ce double mouvement inductif et deacuteductif neacutepuise pas la deacutefinition du savoir
scientifique aristoteacutelicien En effet Jacques Brunschwig analysant la structure des Seconds
analytiques attire notre attention sur la distinction agrave eacutetablir entre la laquo deacutemonstration raquo et la
laquo science deacutemonstrative raquo Selon lui il ne faut pas effacer les diffeacuterences entre ces deux
notions car
La deacutemonstration est cette forme du syllogisme qui est de telle nature que du fait
que nous la posseacutedons nous avons la science la science deacutemonstrative est ἓξις
ἀποδεικτική leacutetat caracteacuteristique dans lequel se trouve celui qui est en mesure de
56Seconds analytiques I 2 71b29-72a57Seconds analytiques II 19 99b2058Ibid 71b20 et suivantes5946a15 et suivantes
18
deacutemontrer On ne saurait attribuer agrave Aristote une identification pure et simple de la
deacutemonstration et de la science sans le charger dune faute cateacutegorielle quil pouvait
difficilement commettre la deacutemonstration eacutetant une espegravece de syllogisme tombe
sous le genre du λόγος du discours la science deacutemonstrative est lun des eacutetats
mentaux ou intellectuels dans lequel nous sommes lorsque nous nous trouvons en
mesure de dire le vrai Une forme de discours ne saurait ecirctre exactement laquo la mecircme
chose raquo quun eacutetat de la penseacutee60
Partant puisquil ne faut pas commettre une telle laquo faute cateacutegorielle raquo il est neacutecessaire de
comprendre et de tenir pour constant que le savoir scientifique ne se constitue pas simplement
dun corps de doctrines systeacutematique propre agrave un domaine et dont les principes ne peuvent
sappliquer agrave dautres genres Savoir scientifiquement se pense aussi comme un laquo eacutetat raquo acquis
du sujet sachant Cependant cet eacutetat a lui-mecircme une geacuteneacutealogie et procegravede dun autre laquo eacutetat raquo
inneacute celui-ci qui est justement aussi la perception En effet dans les laquo genegraveses raquo du savoir
aristoteacutelicien que sont Meacutetaphysique A1 et les Seconds Analytiques II19 Aristote comprend
quil est dans la nature des hommes de deacutesirer savoir et en donne pour preuve laquo le plaisir
quils prennent aux sensations raquo61 Le savoir la science en tant laquo queacutetat raquo ou laquo ἕξις raquo de
connaissance commence laquo geacuteneacutetiquement raquo par la perception sensible en tant que premier
ἕξις Car cest bien de la reacutepeacutetition des perceptions que naicirct gracircce agrave la meacutemoire lexpeacuterience
(luniversel au repos dans lacircme) puis lart puis la science comme autant deacutetats distincts du
savoir Bien que selon J Brunschwig deacutemonstration et science deacutemonstrative ne soient pas
stricto sens laquo la mecircme chose raquo et que les Seconds analytiques aient deux objets deacutetudes bien
distincts la science deacutemonstrative situeacutee laquo dans le cadre dune theacuteorie geacuteneacuterale de la
science raquo et la deacutemonstration situeacute dans laquo le cadre dune syllogistique geacuteneacuterale raquo62 il nen
appert pas moins que si nous eacutelargissons lanalyse de J Brunschwig au savoir scientifique en
geacuteneacuteral dans la deacutemonstration du savoir comme dans leacutetat du savant la perception joue un
rocircle fondamental Il y a une certaine analogie entre la meacutethode empirico-analytique et leacutetat
du savoir scientifique en tant que ces deux notions entretiennent un lien fondamental et
neacutecessaire avec la perception Les data perccedilus sont agrave la meacutethode empirico-analytique ce que
lἕξις de la perception est agrave lἕξις du savoir scientifique un point de deacutepart
Cest dailleurs ce que soutient deacutejagrave D Ross en 1923 quand ce dernier interroge ce
laquo magnifique compte-rendu du deacuteveloppement continu qui nous megravene de la sensation agrave la
raison raquo63 cest-agrave-dire les Seconds analytiques II19 il considegravere les Analytiques comme
60Jacques Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds Analytiques selon Aristote raquo in Aristotle onscience the laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium aristotelicum held in Padua fromSeptember 7 to 15 1978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 70-71
61Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et A Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p 71 A1 980a21et suivantes
62J Brunschwig Ibidem p8063D Ross op cit p 74-76
19
lexposition du laquo canon de la science raquo dont parle Aubenque en 1960 D Ross commence en
effet par paraphraser la question quAristote sy pose avant de proposer sa compreacutehension de
lappreacutehension des premiers principes chez le Stagirite laquo Quelle est la faculteacute eacutecrit-il par
laquelle nous connaissons [les preacutemisses non connues par la deacutemonstration] et cette
connaissance est-elle acquise ou latente en nous depuis notre naissance raquo64 Lun des enjeux
des Seconds analytiques II19 bien que D Ross nen fasse aucunement mention est de
reacutepondre au paradoxe du Meacutenon qui semblait rendre caduque toute forme de progregraves du
savoir et plus geacuteneacuteralement dapprentissage de connaissances nouvelles
Je comprends de quoi tu parles Meacutenon Tu vois comme il est eacuteristique cet argument
que tu deacutebites selon lequel il nest possible agrave un homme de chercher ni ce quil connaicirct
ni ce quil ne connaicirct pas En effet ce quil connaicirct il ne le chercherait pas parce quil
le connaicirct et le connaissant na aucun besoin dune recherche et ce quil ne connaicirct
pas il ne le chercherait pas non plus parce quil ne saurait mecircme pas ce quil devrait
chercher65
Alors que contre cet laquo eacuteristique argument raquo Socrate deacuteveloppe une theacuteorie de la
reacuteminiscence fondeacutee sur limmortaliteacute de lacircme Aristote propose un autre deacutepassement agrave ce
paradoxe qui passe par la preacutesence inneacute dun eacutetat du savoir et la distinction entre lacte et la
puissance
A partir de la perception donc se produit le souvenir comme nous le disons
et du souvenir de la mecircme chose se produisant un grand nombre de fois lexpeacuterience
En effet plusieurs souvenirs forment une expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience
autrement dit de luniversel tout entier au repos dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses
multiples qui est contenu un et le mecircme en elles toutes est produit un principe de lart
et de la science de lart si cest agrave propos du devenir de la science si cest agrave propos de
leacutetant Effectivement ces eacutetats ne sont pas preacutesents en nous sous une forme distincte
et ils ne sont pas non plus produits agrave partir dautre eacutetats qui nous donnent une
connaissance supeacuterieure mais depuis la perception [hellip]66
Ce deacutepassement du paradoxe du Meacutenon D Ross le comprend ainsi
Il est difficile de penser que cette connaissance [des preacutemisses non connues par
deacutemonstration] qui doit ecirctre la plus certaine de toutes puisse ecirctre en nous depuis notre
origine sans que nous le sachions il est eacutegalement difficile de se rendre compte de la
maniegravere dont si elle nest pas en nous degraves le deacutebut elle peut ecirctre acquise en suite
puisque [hellip] il faudrait quelle le soit sans ecirctre fondeacutee sur aucune connaissance
preacutealable Pour eacutechapper agrave cette double difficulteacute nous devons poser une faculteacute plus
humble agrave partir de laquelle sorigine le deacuteveloppement ulteacuterieur de cette
connaissance67
64D Ross op cit p 74-7565Platon Meacutenon trad Monique Canto-Sperber GF Flammarion Paris 1991 Socrate agrave Meacutenon 80d-e 66Segonds analytiques II 19 traduction P Pellegrin modifieacutee sur laquo ἀπὸ αἰσθήσεως raquo 100a10-1167D Ross p 75
20
Selon D Ross il faut donc fonder le savoir scientifique en tant que ἕξις de celui qui sait les
principes sur une laquo faculteacute plus humble raquo dont il deacutecoulerait comme la fin dun processus
dactualisation dune potentialiteacute Et en guise de reacuteponse au paradoxe du Meacutenon cette faculteacute
originelle au savoir scientifique est justement pour Aristote la perception qui nest pas un
savoir en soi mais une laquo faculteacute raquo propre agrave savoir Et le savoir scientifique est donc une
laquo puissance raquo que le savant actualise en connaissant En effet nous avons en nous comme
tous les animaux une laquo capaciteacute inneacutee de discernement [δύναμιν σύμφυτου κριτικήν] que
lon appelle perception raquo eacutecrit Aristote en Seconds analytiques 99b35 Et toujours selon D
Ross la transition le passage le progregraves de lecirctre humain apprenant agrave travers les diffeacuterents
eacutetats du savoir (perception expeacuterience art et science) laquo est rendu possible par le fait que la
perception elle-mecircme a un eacuteleacutement duniversel nous percevons une chose particuliegravere il est
vrai mais ce que nous percevons en elle ce sont les caractegraveres quelle a en commun avec
dautres choses raquo68
Mecircme si le commentateur est ici quelque peu impreacutecis quant agrave cet laquo eacuteleacutement
duniversel raquo contenu dans la perception retenons simplement que pour D Ross et agrave linstar
de ce que nous pourrions nommer laquo un certain aristoteacutelisme classique raquo faisant de la meacutethode
empirico-analytique le cadre rigide de la science aristoteacutelicienne la perception est bien la
faculteacute fondamentale du savoir aristoteacutelicien laquo Fondamentale raquo tant dans la description de la
meacutethode empirico-analytique qui procegravede de ce qui est mieux connu pour nous selon la
perception vers ce qui est mieux connu par nature que dans la deacutefinition de lἐπίστασθαι en
tant que ἕξις de celui qui sait laquo Faculteacute raquo qui constitue laquo le degreacute le plus bas raquo le fondement
de toute connaissance animale et qui permet par le deacuteveloppement mecircme de celle-ci de cette
laquo capaciteacute raquo [δύναμις] datteindre la science qui constitue laquo le degreacute le plus eacuteleveacute raquo laquo le
dernier et le plus haut produit de la civilisation raquo69 Il semble donc que pour Aristote savoir
scientifiquement est le reacutesultat de lactualisation dune potentialiteacute proprement humaine qui
est celle de connaicirctre la cause des pheacutenomegravenes Ainsi cest finalement un tregraves ancien laquo lieu
commun raquo de laristoteacutelisme que nous venons deacutenoncer un veacuteritable topos des eacutetudes
classiques le mecircme lieu commun que traduit par exemple la fresque de lrsquoEacutecole dAthegravenes
Raphaeumll en 1510 se propose de repreacutesenter Aristote la main grand ouverte vers le sol dans
le sens opposeacute au doigt du Maicirctre cela ne signifie-t-il pas quil est largement admis mais pas
exclusivement quAristote soit un philosophe empiriste
Le canon du savoir scientifique tel que nous le proposent les Analytiques peut donc se
formuler ainsi une fois ce savoir des principes causes ou eacuteleacutements acquis par induction
depuis les donneacutees de la perception depuis lobservation sensible le sujet savant doit pouvoir
68Ibidem69Ibid p 215
21
deacutemontrer ce savoir deacuteductivement respectant les regravegles du syllogisme pour attester du
caractegravere scientifique de lrsquoeacutetat du savoir dans lequel il est Induction et deacuteduction semblent
donc bien meacutethodologiquement pouvoir renvoyer respectivement agrave lrsquoacquisition et agrave la
deacutemonstration du savoir scientifique Et au fondement de cette acquisition comme de leacutetat
du savant repose lἐμπειρία et lαἴσθησις Gracircce agrave ces diffeacuterents textes qui mettent en lumiegravere
le rocircle de ces deux notions fondamentales tant dans la meacutethode pour connaicirctre
scientifiquement que dans la genegravese mecircme du savoir scientifique Aristote a eacuteteacute lu comme un
empiriste Et cette interpreacutetation de la meacutethode dAristote en science court encore aujourdhui
Enfin retenons aussi un point crucial la meacutethode pour connaicirctre scientifiquement semble
profondeacutement lieacutee agrave la deacutefinition mecircme du savoir scientifique et aussi agrave la nature mecircme de
lecirctre humain seul capable de connaicirctre scientifiquement laquo Quest-ce que connaicirctre
scientifiquement raquo et laquo quest-ce quun savant raquo sont des questions qui doivent ainsi ecirctre
poseacutees parallegravelement agrave celle de laquo comment connaicirctre scientifiquement raquo Si nous
comprenons comment connaicirctre nous pouvons eacutetablir ce que cest que connaicirctre et donc ce
que cest quun savant Degraves lors un deacutebat sur la meacutethode drsquoAristote en science comme celui
qui eacutemerge au XXe Siegravecle est un deacutebat dont lenjeu porte aussi sinon essentiellement sur la
deacutefinition mecircme du savoir scientifique aristoteacutelicien
Ainsi nous avons essayeacute de preacutesenter le laquo modegravele canonique raquo de la meacutethode
dAristote Cependant bien que fondeacute sur les textes et largement admis ce modegravele reacutesulte
semble-t-il dun choix celui davoir mis en avant les Analytiques et la meacutethode empirico-
analytique quitte agrave consideacuterer les Topiques et leur objet la meacutethode dialectique comme dune
importance moindre voire nulle dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique Ce
choix davoir surtout lu et plus gravement traduit les eacutecrits physiques meacutetaphysiques
biologiques eacutethiques et politiques avec laquo les lunettes des Analytiques sur le nez raquo et a
fortiori davoir fait de la meacutethode empirico-analytique la meacutethode scientifique laquo par
excellence raquo Cependant ce choix est trop rigide et le modegravele laquo canonique raquo du savoir
scientifique proceacutedant par la meacutethode empirico-analytique rend degraves lors obscure la meacutethode
effective dAristote dans ses recherches scientifiques et notamment les appels reacutecurrents aux
ἔνδοξα aux opinions admises Comment en consideacuterant la meacutethode scientifique dAristote agrave
travers les Analytiques peut-on prendre en charge ces appels aux ἔνδοξα Appels semblant
pourtant constituer les laquo points de deacutepart raquo de la pratique scientifique effective dAristote dans
ses recherches
En effet un tel modegravele poseacute comme laquo canonique raquo a participeacute agrave deacutepreacutecier la meacutethode
dialectique sinon agrave lui refuser tout droit de citeacute dans les sciences Certes le traiteacute des
Topiques pose problegraveme en lui-mecircme Il faut dire que le texte et lobjet de ce traiteacute naident
22
pas agrave en faire une œuvre comme les autres dans le corpus dAristote Sa lecture est rendue
particuliegraverement difficile de par lrsquoaspect collecteacute de son propos mais aussi par le manque de
fil directeur rendant peu clair le but dAristote dans ce dernier J Brunschwig ouvre dailleurs
son introduction aux Topiques par un portrait particuliegraverement deacutepreacuteciatif de ceux-ci tant eu
eacutegard agrave leur forme quagrave leur objet Formellement les Topiques ne sont quune laquo mosaiumlque
deacuteleacutements juxtaposeacutes indeacutependants les uns des autres raquo et leur mode de composition
laquo purement additif ne donne pas plus le sentiment dune œuvre quun tas de brique celui dune
maison raquo70 explique J Brunschwig reprenant un exemple ceacutelegravebre de laristoteacutelisme Quelle
est la fin de ce traiteacute fin qui permettrait une fois deacutetermineacutee den saisir luniteacute formelle
Nous rendre capable de parler correctement de tout avec nimporte qui En effet Aristote le
dit tregraves preacuteciseacutement dans louverture des Topiques
Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables de
raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets qui
peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous auront nous mecircme agrave reacutepondre dune
affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire71
Le projet dAristote est consideacuterable trouver une meacutethode nous rendant capable de raisonner
deacuteductivement sur absolument tous les sujets sans se contredire luniteacute du traiteacute se pense
donc deacutejagrave paradoxalement dans la diversiteacute de son objet et de sa finaliteacute Mais il est surtout
difficile au premier abord de comprendre linteacuterecirct scientifique et philosophique dun tel projet
En effet le traiteacute des Topiques a sans conteste un statut agrave part par rapport agrave des traiteacutes
longtemps consideacutereacutes72 comme laquo veacuteritablement raquo scientifiques tels que la Physique ou le De
Caelo Cependant la forme laquo collecteacutee raquo du traiteacute nexplique pas par elle seule le fait que ce
dernier ait pu ecirctre deacutepreacutecieacute par certains commentateurs car des traiteacutes comme les Politiques
ou encore la Meacutetaphysique ont aussi une forme collecteacutee et une composition laquo fastidieuse raquo
Toujours selon J Brunschwig la meacutediocriteacute apparente des Topiques nest pas uniquement
formelle
Encore pourrait-on pardonner aux Topiques leur forme inorganique et
fastidieuse si seulement leur contenu se montrait par sa porteacutee sa richesse ou sa
profondeur apte agrave en racheter les deacutefauts A premiegravere lecture au moins cet espoir ne
semble malheureusement pas fondeacute73
En effet les Topiques ne sont quune collection de laquo lieux raquo cest-agrave-dire de regravegles ou de
laquo recettes raquo pour se rendre efficace dans une activiteacute bien particuliegravere quest la discussion
dialectique activiteacute que J Brunschwig comprend comme un laquo jeu auquel personne ne joue
plus raquo de nos jours Les Topiques posent donc problegraveme premiegraverement en eux-mecircme par leur70Aristote Topiques op cit Jacques Brunschwig Introduction p VIII71Ibidem p 100a18-2472Mecircme si depuis la seconde moitieacute du XXe siegravecle et les eacutetudes du dialectic turn ces traiteacutes sont consideacute-
reacutes plus ou moins en partie comme laquo dialectiques raquo73J Brunschwig ibidem
23
laquo lourdeur raquo formelle mais aussi par le manque dactualiteacute de leur objet lactiviteacute
dialectique est une activiteacute deacutepasseacutee obsolegravete Et deuxiegravemement la reacuteception mecircme du traiteacute
des Topiques pose eacutepisteacutemologiquement problegraveme si un speacutecialiste tel que J Brunschwig
comprend la dialectique comme un laquo jeu raquo nest-ce pas immeacutediatement quil la considegravere
comme ludique cest-agrave-dire non seacuterieuse donc eacutepisteacutemologiquement infeacuterieure par rapport agrave
lactiviteacute scientifique veacuteritable Or Aristote permet-il quelque part dans ses eacutecrits une telle
compreacutehension de la dialectique 74 Degraves lors luniteacute des Topiques est difficile agrave saisir tant
dun point de vue formel que laquo dieacutegeacutetique raquo et linteacuterecirct de lire ce traiteacute apparaicirct comme
scientifiquement mineur puisque son objet la dialectique est premiegraverement un jeu
deuxiegravemement celui dun autre temps
Eacutetrangement cette obsolescence mentionneacutee par J Brunschwig lieacutee agrave une
deacutepreacuteciation de la dialectique par rapport agrave lactiviteacute scientifique et que J Brunschwig
considegravere surtout comme contemporaine fait sens dune certaine maniegravere avec les thegraveses de
D Ross ou encore de P Aubenque agrave propos de la meacutethode exposeacutee dans les Topiques En
effet mecircme si leurs critiques sont diffeacuterentes par bien des aspects et que la dialectique se voit
surtout disqualifieacutee dun point de vue eacutepisteacutemologique il y a lideacutee commune chez ces deux
commentateurs que la dialectique est un vestige culturel quAristote a lui-mecircme deacutepasseacute et
rendu obsolegravete deacutejagrave dans lAntiquiteacute Lrsquoobsolescence de la dialectique serait une obsolescence
antique et rendue possible par Aristote lui-mecircme
En effet apregraves avoir eacutetudieacute laquo lappreacutehension des principes de la Science raquo science
entendue agrave la fois comme laquo eacutetat raquo de celui qui sait mais aussi comme activiteacute de la recherche
des principes qui une fois acquis seront les preacutemisses de la deacutemonstration et dont le
fondement est la perception D Ross propose une tregraves bregraveve analyse des Topiques et place
immeacutediatement ce traiteacute et son objet la dialectique dans un rapport dinfeacuterioriteacute
eacutepisteacutemologique face agrave la science deacutemonstrative exposeacutee dans les Analytiques Dans son
Aristotle tout se passe comme si D Ross preacutejugeait de linfeacuterioriteacute de la dialectique par
rapport agrave la meacutethode empirico-analytique Cette infeacuterioriteacute eacutepisteacutemologique serait pour le
commentateur lieacutee au projet mecircme du laquo systegraveme raquo aristoteacutelicien Selon lui laquo les Topiques
peuvent ecirctre eacutetudieacutes plus briegravevement raquo75 et effectivement son eacutetude ne deacutepasse pas le livre I
dudit traiteacute Les arguments de cet ouvrage seraient laquo emprunteacutes en grande partie agrave
lrsquoAcadeacutemie raquo et lobjet en serait le seul laquo syllogisme dialectique raquo distingueacute du laquo syllogisme
scientifique en ce que ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates mais simplement
probables cest-agrave-dire telles quelles simposent delles-mecircme soit agrave tous soit agrave la plupart des
74Nous reacutepondrons agrave cette question dans une autre partie et soutiendrons quen effet la dialectique est unjeu Mais ce nest pas pour autant quelle doit ecirctre consideacutereacutee inutile aux sciences et maintenue hors du pro-cessus menant au savoir scientifique
75D Ross op cit p 76 et suivantes
24
gens soit seulement aux sages raquo Les Topiques seraient donc lrsquoextension de la science
deacutemonstrative au syllogisme dialectique qui puisque ce dernier ne se fonde pas sur les
principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes mais sur les opinions admises (ἔνδοξα)
autrement dit puisque laquo ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates raquo naurait de facto
aucune valeur eacutepisteacutemologique
Aristote confirme en outre que deacutemonstrations dialectiques et deacuteductions scientifiques
nont pas le mecircme laquo point de deacutepart raquo76 Si le syllogisme scientifique sappuie sur des
laquo affirmations vraies et premiegraveres raquo cest-agrave-dire des principes induits depuis laquo le tout de la
perception raquo le syllogisme dialectique sappuie quant agrave lui sur lopinion commune lἔνδοξον
qui selon une lecture de laristoteacutelisme qui fait de la meacutethode empirico-analytique le canon
de la science na strictement aucune valeur eacutepisteacutemologique par rapport aux data du perccedilu
qui seuls peuvent fonder le discours Gardons agrave lesprit que selon les Premiers analytiques
I30 laquo il revient agrave lexpeacuterience de fournir les principes propre de chaque sujet raquo comment
degraves lors la dialectique prenant appui sur des laquo ideacutees admises raquo sur de simples opinions
pourrait-elle laquo fournir raquo le moindre principe vrai Cela semble impossible Cependant le
syllogisme dialectique laquo raisonne correctement sur des preacutemisses reacuteellement probables raquo et se
distingue par ce raisonnement correct du syllogisme eacuteristique cest-agrave-dire sophistique77
Partant dune lecture trop radicalement empirique et analytique de la theacuteorie aristoteacutelicienne
du savoir la seule valeur de la dialectique proceacutederait donc du seul entraicircnement agrave raisonner
correctement Mais alors comment comprendre les diffeacuterentes services rendus par le traiteacute des
Topiques et exposeacutes dans ledit traiteacute en I2 101a25-101b4 Pourquoi si la dialectique na
dautre inteacuterecirct que de raisonner correctement Aristote lui reconnaicirct-il plusieurs services lun
laquo gymnastique raquo laquo πρὸς γυμνασίαν raquo un autre servant laquo les contacts avec autrui raquo laquo πρὸς
τὰς ἐντευξεις raquo et un autre enfin laquo inteacuteressant raquo les laquo connaissances agrave caractegravere
philosophiques raquo laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo78
Pour reacutepondre agrave ces questions D Ross court-circuite le texte et ne tient pas compte du
service laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo disqualifiant ainsi toute preacutetention
eacutepisteacutemologique de la dialectique Certes il reconnaicirct tout de mecircme que la dialectique a cette
preacutetendue laquo triple utiliteacute raquo et paraphrasant les Topiques I2 101a25-101b4 il comprend que
la dialectique vaut
laquo 1deg comme gymnastique mentale 2deg pour nous permettre de discuter avec qui que ce
soit au hasard de la rencontre si nous nous sommes preacutealablement familiariseacutes avec
les opinions communes et avec les conseacutequences qui en deacutecoulent nous serons en
76Topiques I1 100a25-100b3077Topiques I1 100b25-101a578Aristote Topiques texte eacutetabli et traduit par Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2009 Nous
suivons ici la traduction de J Brunschwig et eacutenumeacuterons ses services en passant Les trois (ou quatre) ser-vices du traiteacutes des Topiques feront cependant lobjet dune analyse preacutecise agrave la fin de cette eacutetude
25
mesure de discuter avec nimporte qui en partant de ses propres preacutemisses 3deg dans un
inteacuterecirct scientifique mais cet inteacuterecirct est double a) Si nous sommes en eacutetat sur une
question dargumenter agrave la fois pour et contre nous seront dautant mieux reconnaicirctre
le vrai et le faux lorsque nous les rencontrerons et b) les principes premiers des
sciences ne pouvant eux-mecircmes ecirctre deacutemontreacutes scientifiquement pourront ecirctre
approcheacutes par une eacutetude des opinions communes telle que celle que permet la
dialectique79
En effet D Ross fonde son propos sur les Seconds analytiques I3 qui interdisent
logiquement agrave une science de deacutemontrer ses propres principes car toute deacutemonstration
sappuie neacutecessairement sur des preacutemisses connues anteacuterieurement et parce que pour
deacutemontrer les principes dune science il faudrait poser dautres principes degraves lors
deacutemontrables par dautres principes encore et nous reacutegresserions ainsi agrave linfini
Quant agrave nous nous disons que toute science nest pas deacutemonstrative mais au
contraire que celle des immeacutediats ne les deacutemontre pas (et que cela soit neacutecessaire
cest manifeste Car sil est neacutecessaire de connaicirctre les anteacuterieurs cest-agrave-dire ce dougrave
part la deacutemonstration et si on sarrecircte agrave un moment on a les immeacutediats et il est
neacutecessaire quils soient indeacutemontreacutes) Cest lagrave ce que nous disons et nous disons quil y
a non seulement science mais aussi un principe de science par lequel nous
connaissons les termes ultimes80
De plus une science ne peut deacutemontrer une proposition que dans son propre genre sauf dans
le cas ougrave une science comme loptique est subordonneacutee agrave la geacuteomeacutetrie par exemple En
dehors de la subordination il y a incommunicabiliteacute des genres entre les sciences (cest
dailleurs lun des principes canoniques du savoir scientifique aristoteacutelicien exposeacutes dans les
Seconds analytiques I7 75b12-20) La dialectique serait-elle donc cette meacutethode non tenue
agrave lincommunicabiliteacute des genres capable de deacutemontrer les principes de toutes les sciences
que les sciences elles-mecircmes ne peuvent deacutemontrer Aristote deacuteveloppe-t-il dans les
Topiques une meacutethode pouvant gracircce agrave leacutetude des ἔνδοξα consideacuterer critiquer ou peut-ecirctre
mecircme eacutetablir les principes des sciences Cest en effet ce que le Stagirite semble proposer en
exposant lultime service de la dialectique
Mais on peut encore en attendre un service de plus qui inteacuteresse les notions premiegraveres
de chaque science Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant
sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les
principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si
lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune
de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave
elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de
toutes les disciplines81
79D Ross op cit p 77-7880Secondes analytiques I3 72b18-2581101a36-101b4
26
La dialectique semble donc pouvoir entretenir un lien profond avec les principes des sciences
Cependant D Ross refuse agrave la dialectique tout rapport avec lesdits principes Car selon lui
premiegraverement les syllogismes scientifiques et dialectiques nont pas le mecircme fondement
puisque leurs preacutemisses sont diffeacuterentes et que les preacutemisses dialectiques ne sont pas laquo vraies
et immeacutediates raquo et deuxiegravemement dans les Topiques la dialectique ne serait eacutetudieacutee dapregraves
D Ross laquo que selon les deux premiers points de vue raquo agrave savoir comme laquo gymnastique
mentale raquo et pour permettre de laquo discuter avec qui que ce soit raquo Aristote naurait pour ainsi
dire pas assez approfondi dans les Topiques le service preacutetendument rendu par la dialectique
agrave la science dans leacutetude des principes premiers pour lui voir confeacuterer le statut de meacutethode
laquo scientifique raquo Selon D Ross les deux seuls exemples de laquo principes raquo poseacutes par la
dialectique sont le principe de non contradiction et le principe du tiers exclu deacuteveloppeacutes en
Meacutetaphysique Γ82 Tout semble donc se passer comme si Aristote avait entrevu dattribuer agrave la
dialectique un statut eacutepisteacutemologique fort mais quil seacutetait deacutetourneacute de cette ideacutee Le seul
inteacuterecirct que nous pourrions alors tirer de lexercice dialectique semblerait ecirctre celui de nous
laquo entraicircner agrave raisonner raquo agrave deacutemontrer correctement sur des preacutemisses seulement probables
donc exclues du laquo champ raquo strictement scientifique La dialectique ne serait quun laquo bluff raquo
pour apprendre seulement agrave construire des syllogismes corrects mais non scientifiques
puisque lἔνδοξον qui constitue la preacutemisse du syllogisme dialectique na rien de vrai ou du
moins ne semble fonder sur rien
Et pour justifier son propos D Ross avance limportance des Analytiques sur le traiteacute
des Topiques En effet au regard de la conclusion de son laquo analyse raquo cette deacutevaluation de la
dialectique paraicirct particuliegraverement reacuteveacutelatrice dun choix fait par D Ross agrave linstar de
lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes et de laristoteacutelisme classique ayant tregraves largement
deacutelaisseacute la dialectique et lanalyse du traiteacute des Topiques Car ce dernier traiteacute serait selon D
Ross un traiteacute ennuyeux graveleux qui plus est laquo platonicien raquo83 et obsolegravete puisque eacutecrit
par un Aristote encore jeune donc laquo immature raquo mais surtout en contradiction certaine avec
le reste de lOrganon et reacuteveacutelateur dune culture grecque de la discussion apparaissant deacutesuegravete
au regard de la reacutevolution scientifique dont la marche est engageacutee par la meacutethode analytico-
empirique eacutetablie par un Aristote lui-mecircme dans la force de lacircge D Ross eacutecrit en effet
La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolu elle est un des derniers efforts
de ce mouvement de lesprit grec vers une culture geacuteneacuterale cette tentative faite pour se
mettre en mesure de discuter de sujets de tout ordre sans avoir eacutetudieacute les premiers
principes qui sy rapportent en propre et que nous connaissons sous le nom de
mouvement sophistique Ce qui distingue Aristote des sophistes du moins tels quils
ont eacuteteacute deacutepeints par lui et par Platon cest que son but eacutetait daider ses auditeurs et ses82Ross op cit p 7883Nous avons vu que Ross considegravere la grande partie des arguments des Topiques comme emprunteacutes agrave
lAcadeacutemie
27
lecteurs non agrave gagner le profit ou la gloire par une fausse apparence de sagesse mais agrave
discuter de toute question aussi senseacutement que cela se peut sans connaissances
speacuteciales Mais il a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont
ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes84
Dans larbre du corpus des œuvres dAristote la dialectique et son support bibliographique
que sont les Topiques seraient donc selon D Ross une branche secondaire malingre faible
et fragile que les autres branches des Analytiques auraient deacutepasseacutee recouverte et eacutetouffeacutee et
qui aurait eacuteteacute tregraves vite abandonneacutee par Aristote lui-mecircme Cette branche dialectique du corpus
aristoteacutelicien serait lessai non abouti leacutebauche lavorton dun savoir de laquo culture geacuteneacuterale raquo
agreacuteable et inteacuteressant dun point de vue infra-scientifique mais eacutepisteacutemologiquement
infeacuterieur car sans fondement vrai dans un laquo systegraveme raquo qui preacutefegravere agrave la simple laquo discussion raquo
deacutevelopper une science empirico-analytique fondant le savoir scientifique sur lexpeacuterience
des data perccedilus et sur une theacuteorie de la deacutemonstration Pour D Ross il semble quAristote
engage gracircce agrave ses Analytiques et par la meacutethode empirico-analytique le mouvement
veacuteritablement scientifique de la penseacutee grecque Comme si au soir dune dialectique
vieillissante le Stagirite proposait un autre modegravele de savoir
Dans une autre perspective et bien quil en tire des conseacutequences bien singuliegraveres P
Aubenque en analysant les diffeacuterences entre la dialectique socrato-platonicienne et la
dialectique aristoteacutelicienne partage avec D Ross une lecture laquo deacutepreacuteciative raquo de la
dialectique au profit de la meacutethode exposeacutee dans les Seconds analytiques La dialectique
naurait selon lui aucun lien avec lessence et serait donc incompatible avec la philosophie
de lecirctre Sappuyant sur les recherches dOctave Hamelin dont il tire sa critique P Aubenque
exclut tout uniment la dialectique de la science et de la philosophie aristoteacutelicienne Elle ne
serait quune laquo logique du vraisemblable deacutesormais parente pauvre dune analytique qui peut
seule fournir le canon dun savoir acheveacute raquo85 Selon O Hamelin citeacute par P Aubenque
Aristote aurait pris le contre-pied du Platon de la Reacutepublique qui faisait de la dialectique la
science universelle et suprecircme et dont la valeur eacutetait eacuteminemment positive
Aristote [hellip] a rangeacute la dialectique du cocircteacute de lopinion et la radicalement et
deacutefinitivement seacutepareacutee de la science ce qui reviendrait agrave affirmer que pour Aristote
laquo il ny a plus rien de commun entre la recherche de la veacuteriteacute et la dialectique raquo86
Pour P Aubenque la dialectique nest laquo quune faccedilon de parler raquo qui laquo se meut au-delagrave des
essences et est donc deacutepourvue de tout point dappui reacuteel qui lui permette davancer raquo87 Si la
philosophie parvenait agrave se constituer comme une science telle que celle-ci est deacutefinie par les
Analytiques laquo le rapport de la science et de la philosophie serait alors analogue agrave celui que la84Ross p 8185Pierre Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote Presse Universitaires de France Paris 1962 Cin-
quiegraveme eacutedition laquo Quadrige raquo Paris 2009 P 295 86P Aubenque Ibid p296 citant Octave Hamelin Le systegraveme dAristote p 23587Ibid p 293
28
dialectique entretient avec toute science particuliegravere qui est decirctre une propeacutedeutique agrave ce
savoir raquo88 Mais la philosophie de lecirctre cest-agrave-dire la meacutetaphysique veacuteritable est introuvable
pour P Aubenque elle est une laquo science rechercheacutee raquo Et tout le tragique du philosophe
meacutetaphysicien dans le systegraveme aristoteacutelicien est justement de ne pas parvenir agrave deacutepasser ce
stade laquo propeacutedeutique raquo
Mais nous avons vu que le savoir universel ne parvenait pas agrave deacutepasser le niveau dune
propeacutedeutique que la philosophie de lecirctre est une science laquo rechercheacutee raquo et qui
seacutepuise dans cette recherche elle-mecircme bref que nous sommes toujours en route vers
la totaliteacute [hellip] Science eacuteternellement rechercheacutee la science de lecirctre en tant quecirctre est
telle que la preacuteparation dialectique devient le substitut du savoir lui-mecircme89
Pour P Aubenque la dialectique nest que le pis-aller le substitut le moment preacuteparatoire
lesquisse dune meacutetaphysique science des sciences parfaite en theacuteorie mais tragiquement
introuvable toujours rechercheacutee condamneacutee justement au stade desquisse Degraves lors au sein
du corpus aristoteacutelicien cette science des sciences ne voit le jour que sous sa forme la plus
preacutecaire la moins scientifique sa forme laquo dialectique raquo cest-agrave-dire preacuteliminaire et
propeacutedeutique Et cest avec de tels arguments que le commentateur sinscrit lui aussi dans
une disqualification profonde et historique de la dialectique aristoteacutelicienne au profit dune
meacutethode analytique et empirique plus laquo veacuteritablement scientifique raquo bien que pour P
Aubenque inaccessible
Limportance de la dialectique dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique
serait donc quasiment nulle puisque elle na semble-t-il theacuteoriquement pas droit de citeacute dans
la science Elle est du cocircteacute de lopinion quand la science doit ecirctre de celui du savoir fondeacute sur
lexpeacuterience des perceptions sensibles sur lobservation des pheacutenomegravenes sur linduction de
leurs principes puis sur la deacutemonstration de propositions Mais il semble quune telle
interpreacutetation de la dialectique soit surtout due agrave un preacutesupposeacute de la part de nos
commentateurs eux-mecircmes En effet quand O Hamelin P Aubenque ou D Ross considegraverent
la dialectique comme un sous-genre de la science voire tout simplement comme une laquo non
science raquo ils fondent leurs critiques justement sur labsence de fondement eacutepisteacutemologique
que peut avoir lopinion cest-agrave-dire sur une critique une deacutevaluation sous-jacente de
lopinion elle-mecircme Et critiquer la dialectique par le fait que celle-ci a pour point de deacutepart
lopinion nest-ce pas lagrave un preacutesupposeacute profondeacutement platonicien Nombreux sont les
passages du corpus platonicien dans lesquels lopinion est critiqueacutee cest dailleurs un topos
philosophique des eacutetudes classiques Monique Dixsaut eacutecrit agrave propos par exemple du
traitement que Socrate fait de lopinion dans le Meacutenon
Dans le Meacutenon lopinion nest pas deacutefinie mais jugeacutee elle est irrationnelle instable
88Ibid89Ibid p 300
29
et neacuteanmoins figeacutee tout le temps que je la fais mienne Semblables aux statues de
Deacutedale les opinions immuables tant quelles sont dans lacircme ne cessent de senfuir
pour laisser place agrave dautres90
Et mecircme si lopinion droite peut ecirctre bonne dans ses conseacutequences notamment dans la
Reacutepublique pour eacuteduquer la caste des gardiens laquo aucune opinion na de valeur en elle-mecircme
Quelle lui vienne par chance ou quelle naisse de la confiance accordeacutee aux savoir des autres
la laquo veacuteriteacute raquo propre de lopinion lui est extrinsegraveque raquo91 Certes Aristote naccorde pas agrave la
dialectique la valeur architectonique de son homologue platonicienne il la range en effet laquo du
cocircteacute de lopinion raquo pour reprendre les mots de P Aubenque Mais lopinion souffre-t-elle
effectivement dune telle deacutepreacuteciation dans le corpus aristoteacutelicien Rien nest moins sucircr
Peut-ecirctre que la dialectique aristoteacutelicienne sest trouveacutee particuliegraverement deacutepreacutecieacutee par nos
diffeacuterents commentateurs justement agrave partir dun preacutesupposeacute platonicien profondeacutement
critique envers lopinion mais peut-ecirctre finalement absent du corpus aristoteacutelicien
Car ce preacutesupposeacute critique envers lopinion qui semble motiver une deacutepreacuteciation de la
dialectique ne tient pas compte et de facto est incapable de rendre compte de lutilisation
massive de celle-ci par Aristote Le problegraveme principal dune lecture trop rigide qui deacutepreacutecie
la dialectique aristoteacutelicienne et lusage de lopinion pour une meacutethode empirico-analytique
veacuteritablement scientifique tient agrave ce quil lui est impossible de rendre compte de la rupture
entre la theacuteorie du savoir scientifique et la pratique effective de la recherche en science dans
les œuvres du Stagirite Peut-on veacuteritablement accepter sans condition les deacuteclarations
dAristote agrave propos de la meacutethode empirico-analytique Si nous consideacuterons que la veacuteritable
meacutethode scientifique est de nature empirique et analytique comment pouvons-nous lire la
somme consideacuterable de textes dans lesquels Aristote commence sa recherche scientifique non
par lexpeacuterience et la perception sensible non par lobservation des pheacutenomegravenes pour en
induire les principes mais par un exposeacute des theacuteories anteacuterieures par une doxographie de ce
que les Topiques nomment preacuteciseacutement des opinions admises des ἔνδοξα
[Un raisonnement deacuteductif] est une deacutemonstration lorsque les points de deacutepart de la
deacuteduction sont des affirmations vraies et premiegraveres [hellip] cest au contraire une
deacuteduction dialectique lorsquelle prend pour point de deacutepart les ideacutees admises [hellip]
sont des ideacutees admises [ἔνδοξα] en revanche les opinions partageacutees par tous les
hommes ou par presque tous ou par ce qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee et pour ces
derniers par tous ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis
comme autoriteacute92
La connaissance que nous avons des philosophies preacutesocratiques nous est donneacutee en tregraves
grande partie par les œuvres dAristote laquo lopinion admise raquo telle quelle est ici deacutefinie par le
90Monique Dixsaut Platon le deacutesir de comprendre Vrin Paris 2012 p 67-6891Ibidem p6892Topiques I1 100a27-100b23
30
livre I des Topiques a une place centrale dans le corpus aristoteacutelicien et peut ecirctre aussi dans la
meacutethode effective dAristote dans ses recherches Et en effet consideacuterant les diffeacuterents traiteacutes
scientifiques du Stagirite tels que la Physique le De Caelo le De Anima ou mecircme la
Meacutetaphysique traiteacutes laquo scientifiques et philosophiques raquo au sein desquels nous aurions pu
attendre une stricte application de la meacutethode empirico-analytique il semble que de maniegravere
reacutecurrente voire systeacutematique Aristote ait recours agrave une revue des diffeacuterentes ἔνδοξα sur un
sujet donneacute Alors mecircme que le chapitre 1 du livre I reformule la theacuteorie scientifique des
Analytiques le chapitre 2 de la Physique commence par une analyse des thegraveses preacuteceacutedentes
sur lexistence ou la non existence du mouvement Aristote eacutetudie les thegraveses des Eleacuteates et des
diffeacuterents physiciens avant mecircme de poser lexistence du mouvement comme laquo claire par
induction raquo (I2 185a14) et ce malgreacute lexposition liminaire de sa meacutethode proceacutedant κατὰ
τὴν αἴσθησιν (184a24-25) Le De Caelo souvre sur la reprise dune thegravese pythagoricienne agrave
propos de la triade alors mecircme quAristote preacutetend suivre dans ses recherches laquo la nature
elle-mecircme raquo
En effet comme le disent eux aussi les pythagoriciens le Tout et la totaliteacute des choses
sont deacutetermineacutes par le nombre trois Fin milieu et deacutebut forment le nombre
caracteacuteristique du Tout et leur nombre est la triade [hellip] En ces matiegraveres nous suivons
comme on vient de le dire la voie que nous trace la nature elle-mecircme93
Tout en preacutetendant suivre laquo la voie que nous trace la nature elle-mecircme raquo que nous pouvons
peut-ecirctre comprendre ici comme laquo le chemin naturel raquo soit la meacutethode de Physique I1
Aristote pose la perfection du corps selon ses trois dimensions Lἔνδοξον pythagoricien sert
ici agrave affirmer la perfection du corps dans une sorte peu orthodoxe de syllogisme qui semble
mecircler agrave la fois perception sensible et recours agrave lἔνδοξον en effet A) le corps seacutetend sur
trois dimensions cette preacutemisse est connu laquo κατὰ τὴν αἴσθησιν raquo B) le chiffre trois est selon
lἔνδοξον pythagoricien le chiffre deacuteterminant le tout C le tout est synonyme de perfection
alors D) laquo le corps est la seule grandeur qui soit parfaite lui seul est deacutefini par le nombre
trois lequel eacutequivaut agrave tout raquo (268a23-24) Une lecture trop rigide de la meacutethode
aristoteacutelicienne reposant sur lanalytique et lexpeacuterience poseacutee par de nombreux
commentateurs comme le canon de la science et disqualifiant lusage de la dialectique semble
pouvoir difficilement comprendre un tel syllogisme qui procegravede moins de lune ou de lautre
de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode scientifique que dun meacutelange de ces
deux meacutethodes
De plus si une lecture trop radicalement empirique de la meacutethode aristoteacutelicienne en
science se rend aveugle agrave lusage quAristote fait des opinions de ces preacutedeacutecesseurs elle peut
encore moins comprendre pourquoi Aristote place leacutetude des ἔνδοξα dune part en amont de
toute recherche scientifique et empirique et dautre part comme une neacutecessiteacute preacutealable agrave la93De Caelo I1 268a10-20
31
recherche94 Dans le De Caelo II1 Aristote comprend leacutetude des thegraveses anteacuterieures agrave
propos de la gauche et de la droite du ciel comme neacutecessaire soit comme ne pouvant pas ne
pas ecirctre
Puisquil [Ἐπειδή] se trouve des gens pour preacutetendre que le ciel a une droite et
une gauche - je pense agrave ceux que lon nomme Pythagoriciens car cest agrave eux
quappartient cette theacuteorie - il nous faut examiner si les choses sont bien comme ils le
disent ou si plutocirct elles se preacutesentent dune maniegravere diffeacuterente agrave supposer toutefois
quil faille appliquer au corps de lunivers les principes mentionneacutes95
Le simple fait quil y ait eu des thegraveses anteacuterieures sur laquo ces principes raquo [τὰς ἀρκάς] que sont la
droite et la gauche de lunivers induit semble-t-il la neacutecessiteacute de les eacutetudier alors mecircme que
cela contredit lapparent canon de la science quest la meacutethode empirique et analytique
Aristote insiste mecircme doublement sur la neacutecessiteacute deacutetudier les ἔνδοξα dans le premier livre
du De Anima
Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions
embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement
prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont
professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leurs propos
et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas Quand au
principe de cette recherche cest de mettre en avant selon lopinion ses principaux
attributs naturels96
Aristote semble veacuteritablement laquo contraint raquo (laquo ἀναγκαicircον raquo 403b20) deacutetudier les opinions
admises au sujet de lacircme Comme le dit Richard Bodeacuteuumls dans sa note rendre compte selon
lopinion laquo doit permettre en dernier ressort de proposer une deacutefinition de lacircme elle-
mecircme raquo97 En plus decirctre poseacutee comme neacutecessaire leacutetude des ἔνδοξα sur un sujet ici lacircme
semble donc autoriser la deacutefinition mecircme du laquo ce que cest que lacircme raquo Lexposeacute endoxal
entre donc dans le processus deacutefinitionnel Pourtant D Ross eacutetudiant la deacutefinition agrave partir de
ce quen dit Aristote dans les Seconds analytiques ne mentionne jamais limportance de
leacutetude endoxale dans la deacutefinition Au contraire lexemple principal dont il fait mention pour
eacutetayer sa compreacutehension de la deacutefinition chez Aristote celui de lrsquoeacuteclipse de lune semble faire
proceacuteder la deacutefinition de lobservation des pheacutenomegravenes sensibles
Ce quAristote cherche agrave soutenir cest que la recherche de la deacutefinition dun attribut est
la recherche dun moyen terme reliant lattribut agrave un sujet et montrant pourquoi tel sujet
possegravede cet attribut Si la lune seacuteclipse parce que la lumiegravere du soleil est intercepteacutee
94Cependant Suzanne Mansion preacutecise tregraves justement que les doxographies dAristote ne commencent ja-mais immeacutediatement les recherches scientifiques et philosophiques mais sont toujours preacuteceacutedeacutes de consideacute-ration preacutealables sur le domaine dans lequel va seffectuer la recherche Suzanne Mansion laquo Le rocircle delexposeacute et de la critique des philosophies anteacuterieures chez Aristote raquo in Aristote et les problegravemes de meacute-thodes op cit pp 35-56
95II2 284a6-10 Nous soulignons96Aristote De lacircme trad Richard Bodeacuteuumls GF Flammarion Paris 1993 p 89 I2 403b20-2597Ibidem note 1 p 89
32
avant de lui arriver par linterposition de la terre sur son trajet la deacutefinition dune
eacuteclipse de lune est laquo la privation de lumiegravere de la lune due agrave linterposition de la
terre raquo98
Le modegravele de la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacute par les Analytiques sapparente peu
agrave peu agrave un veacuteritable paradigme et semble rendre le commentateur sourd agrave la contradiction
pourtant bien preacutesente du le corpus aristoteacutelicien D Ross au lieu de comprendre et
dexpliquer cette contradiction nen rend tout simplement pas compte Il semble donc bien
difficile dexpliquer et de comprendre la valeur et la neacutecessiteacute de leacutetude endoxale dans les
recherches scientifiques si lon place les Analytiques comme eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs
dans le corpus aristoteacutelicien et si lon tient de maniegravere trop rigide la meacutethode empirico-
analytique comme la meacutethode scientifique canonique
Degraves lors peut-ecirctre faut-il assouplir notre appreacutehension de la meacutethode dAristote en
science Ainsi face agrave lincompreacutehension dune lecture empirique trop rigide la dialectique en
tant que meacutethode ayant pour point de deacutepart les opinions admises a peu agrave peu eacuteclipseacute dans les
eacutetudes aristoteacuteliciennes de la seconde moitieacute du XXe siegravecle limage dun Aristote empiriste le
modegravele de la meacutethode empirico-analytique Et ce agrave un point tel quelle a mecircme pu ecirctre lue
comme la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences99 Le
deacutebat contemporain de laristoteacutelisme porte tregraves largement sur la place de la dialectique dans
la meacutethode dAristote en science meacutethode qui peu agrave peu semble plus souple plus flexible que
ne le laissent penser les Analytiques Au vu et au su des multiples contradictions
meacutethodologiques qui parsegravement le corpus une lecture trop radicale de la meacutethode exposeacutee
dans les Analytiques est devenue difficilement soutenable Bien que ce mouvement et la
reacuteeacutevaluation contemporaine de la dialectique sengage autour du travail de P Aubenque et de
son ouvrage Le problegraveme de lecirctre chez Aristote degraves 1943 cest veacuteritablement agrave partir des
anneacutees 1960 que la dialectique est promue agrave ecirctre un candidat ideacuteal pour comprendre la
meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques En effet agrave partir des
eacutetudes de GEL Owen et de linterpreacutetation que la philosophie analytique contemporaine
propose de la meacutethode effective dAristote dans les sciences se met en place un veacuteritable
laquo dialectic turn raquo dans les eacutetudes Cependant ce dialectic turn a pris diffeacuterentes orientations
tous les commentateurs dAristote apregraves GEL Owen nont pas accordeacute le mecircme statut ni la
mecircme valeur agrave la dialectique Ainsi Marta Wlodarczyk au deacutebut de son article intituleacute
98D Ross op cit p 68-6999Cependant les eacutetudes sur lusage de lἔνδοξον ou encore de lεὔλογος chez Aristote nont pas attendu la
seconde moitieacute du XXe siegravecle pour laquo fleurir raquo Citons par exemple le travail de J M LeBlond lεὔλογος etlargument dAutoriteacute chez Aristote qui degraves 1938 sinteacuteresse agrave la valeur de εὔλογος chez Aristote Nouspreacuteciserons ulteacuterieurement les nuances entre ἔνδοξον et εὔλογος mais notons pour le moment que selon RBolton ces deux notions rentrent dans le laquo processus dialectique raquo CF R Bolton laquo Two standards of in-quiry in Aristotles De Caelo raquo op cit
33
laquo Aristotelian dialectic and the discorery of truth raquo dresse linventaire de ces diffeacuterentes
orientations100 Selon elle certains commentateurs ont vu en la dialectique la meacutethode
scientifique par excellence utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes scientifiques pour deacutecouvrir la
veacuteriteacute (GEL Owen M Nussbaum ou encore E Berti font partie de cette branche laquo radicale raquo
du dialectic turn) Dautres ont distingueacute diffeacuterentes laquo espegraveces raquo de dialectique pour reacutepondre
des incoheacuterences du corpus aristoteacutelicien agrave son propos (cest le cas notamment de TH Irwin
ou encore de R Bolton qui comprend entre autres la dialectique comme une laquo proceacutedure de
justification raquo des thegraveses scientifiques et seacutepare la dialectique laquo au sens strict raquo de la
peirastique veacuteritablement scientifique101) Enfin certains commentateurs refusent encore
dattribuer agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique quelconque preacutetextant de ne trouver
nulle part dans le corpus aristoteacutelicien un texte explicite dans lequel Aristote affirme que la
dialectique est la meacutethode pour trouver les principes des sciences (Jacques Brunschwig aurait
plus tendance agrave ecirctre de cette derniegravere orientation car sa critique de R Bolton repose comme
nous le verrons justement sur le hiatus entre la dialectique telle quelle est preacutesenteacutee dans les
Topiques et la preacutetendue dialectique utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes) Nous nous
proposons de dresser ici dans un premier temps le portrait du point de vue le plus radical de
ce dialectic turn celui commenccedilant avec GEL Owen et consideacuterant la dialectique comme la
meacutethode pour deacutecouvrir les principes des sciences dans la perspective de confronter
veacuteritablement deux lectures opposeacutees agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin de
proposer laquo une troisiegraveme voie raquo
Reprenons il est quasiment impossible ou bien au prix dune contestable
deacutevaluation de comprendre lusage que fait Aristote de lἔνδοξον dans ses recherches en
sciences si nous comprenons que la meacutethode empirico-analytique qui infegravere les principes
depuis le tout de la perception est la meacutethode scientifique par excellence A moins peut-ecirctre
deacutelargir le sens mecircme du mot φαιυόμενον tel que lemploie Aristote Cest preacuteciseacutement la
direction que prennent les eacutetudes meneacutees par GEL Owen pour lui Aristote a eacutelargi le
champ pheacutenomeacutenal aux choses qui sont dites aux λεγόμενα dans lesquelles sont comprises
les ἔνδοξα Apregraves tout une opinion une penseacutee sur un sujet une chose dite exprimeacutee et
diffuseacutee par un support verbal ne peut-elle pas tregraves bien nous laquo apparaicirctre raquo de la mecircme
maniegravere quapparaicirct un pheacutenomegravene sensible
Larticle faisant date dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes intituleacute Tithenai ta
100Wlodarczyk Marta laquo Aristotelian dialectic and the discovery of truth raquo in Oxford studies in ancientphilosophy ed by David Sedley Vol XVIII Oxford university press 2000 p 156
101Bolton Robert laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pelle-grin Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du centre nationale de la recherchescientifique Paris 1990 p 185-236 Traduit et reproduit in Bolton Science Dialectique et eacutethique chezAristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-WalpoleMA 2010 pp 11-77
34
phainomena102 et paru dans les communications du Symposium aristotelicum de 1960 GEL
Owen essaie de rendre compte du problegraveme qui nous occupe cest-agrave-dire de cet laquo eacutecart
apparent sur un point de meacutethode entre ce que dit Aristote et ce quil fait raquo103 GEL Owen
sappuyant sur les Premiers analytiques I30 46a17-22104 commence par entendre de maniegravere
tout agrave fait classique que la meacutethode scientifique dAristote est censeacutee collecter les
pheacutenomegravenes sensibles pour trouver une theacuteorie pouvant les expliquer
[hellip] les φαιυόμενα doivent ecirctre collecteacutes comme un preacutelude agrave la recherche dune
theacuteorie pouvant les expliquer Cette meacutethode est explicitement associeacutee agrave la science
(physique) et au scientifique de la nature (physicien) ainsi agrave partir de cette foule
dexemples dans ces contextes ndash lastronomie ndash il semble eacutevident que ces φαιυόμενα en
question soient issus dobservations empiriques105
Les pheacutenomegravenes dont traite la meacutethode dAristote sont bien sensibles et la meacutethode theacuteorique
pour trouver les principes reste dapregraves les Analytiques empirique Remarquons que pour le
moment cette lecture pourrait ecirctre deacutefendue par D Ross lui-mecircme Pourtant φαιυόμενον
peut avoir chez Aristote un autre sens GEL Owen comprend que les φαιυόμενα peuvent
signifier laquo faits observables raquo certes cest-agrave-dire les data de la perception sensibles mais ils
peuvent signifier aussi les laquo opinions admises raquo Et cest justement en remettant en question la
traduction que D Ross donne de Eacutethique agrave Nicomaque VII1 1145b26 cest-agrave-dire en
remettant en question aussi son interpreacutetation du texte que GEL Owen comprend ce double
sens En effet dans ce preacutelude agrave son eacutetude sur lrsquointempeacuterance Aristote explique quil laquo faut
faire comme dans toutes les autres recherches on eacutetablit dabord les faits tels quon les
observe [] raquo106 Or D Ross agrave linstar de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dont nous citons ici la
traduction traduit φαιυόμενα par laquo faits observeacutes raquo afin selon GEL Owen dintroduire ce
passage dans la theacuteorie scientifique canonique dAristote comme si D Ross eacutetait prisonnier
dun paradigme meacutethodologique issu dune lecture trop rigide scleacuteroseacutee des Analytiques
dun preacutesupposeacute comprenant le φαιυόμενον comme un donneacute perccedilu mais incapable dy voir
autre chose Pour GEL Owen cette traduction de D Ross est probleacutematique ici car laquo ce
quAristote expose ce ne sont pas des faits observeacutes mais des ἔνδοξα des opinions
102G E L Owen Thitenai ta phainomena in Aristote et les problegravemes de meacutethode op cit pp 83-103 Leverbe τίθημι a de nombreux sens mais le titre de cet article signifie laquo poser les pheacutenomegravenes raquo les laquo eacuteta-blir raquo et les laquo deacutefinir raquo comme pheacutenomegravenes
103G E L Owen Thitenai ta phainomena op cit Traduction personnelle de laquo apparent discrepancy be-tween Aristotles preaching and this practice on a point of method raquo P 83
104Citeacute entre autre p26105G E L Owen traduction personnelle de laquo the φαιυόμενα must be collected as a prelude to finding the
theory which explains them The method is expressly associated with science (phusikecirc) and the natural sci-entist (phusikos) and from the stock example in these contexts ndash astronomy ndash it seems clear that theφαιυόμενα in question are empirical observations raquo P 84
106Aristote Eacutethique agrave Nicomaque traduction de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire Le livre de Poche Paris 1992p 271
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communes sur un sujet raquo107 Et en effet Aristote commence son eacutetude non par lobservation
des faits mais bien par la laquo collecte raquo des laquo opinions admises raquo des laquo choses dites raquo et
admises par le plus grand nombre agrave propos de la tempeacuterance
Ainsi il est admis que la tempeacuterance qui se maicirctrise et la fermeteacute qui sait tout
supporter sont incontestablement des qualiteacutes bonnes et dignes destime [hellip] Pour
tout le monde encore lhomme tempeacuterant qui se domine est en mecircme temps lhomme
qui se tient constamment dans la raison tandis que lintempeacuterant est aussi lhomme qui
sort de la raison en la meacuteconnaissant108
Cest bien une veacuteritable eacutetude preacuteliminaire sur les laquo choses dites raquo sur les λεγόμενα agrave propos
de la tempeacuterance que propose ici Aristote et qui engage la recherche Ainsi le sens
aristoteacutelicien de laquo pheacutenomegravene raquo semble effectivement se deacutedoubler et le champ pheacutenomeacutenal
scientifique seacutelargir avec dune part les faits les data de lαἴσθησις et dautre part les ἔνδοξα
ou λεγόμενα Gracircce agrave cette ambiguiumlteacute pheacutenomeacutenale nous pouvons comprendre agrave linstar de
GEL Owen pourquoi la Physique qui souvre pourtant sur une reformulation de la meacutethode
de jure des Analytiques commence de facto par leacutetude dopinions admises dἔνδοξα agrave propos
de la phusis laquo Ainsi si la Physique doit ecirctre entendue comme lexposition dune recherche de
φαιυόμενα le sens de ce mot le plus approprieacute est clairement le second sens [le sens
dἔνδοξα]raquo109 Degraves lors si pheacutenomegravene sentend dans cette ambiguiumlteacute fondamentale la
contradiction meacutethodologique entre la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee dans les
Analytiques et la pratique effective dAristote en science nest quapparente Il suffit dentendre
pheacutenomegravene dans cette eacutequivoque et le problegraveme de la meacutethode fond comme neige au soleil
La meacutethode est donc bien une recherche des principes mais celle-ci sengage soit agrave partir
dopinions admises par les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote ou par le plus grand nombre soit agrave partir
des pheacutenomegravenes observeacutes GEL Owen semble dailleurs sous-entendre avoir reacutesolu le
problegraveme de la meacutethode dAristote en science car dapregraves lui si nous comprenons cette
dualiteacute signifiante nous comprenons aussi que tout argument dialectique laquo peut ecirctre compris
comme partant des φαιυόμενα raquo110
Mais quen est-il alors de linduction que nous comprenions comme le laquo mouvement raquo
pour connaicirctre proceacutedant des data de lαἴσθησις vers les principes En reacuteponse agrave cette
question GEL Owen eacutetend lambiguiumlteacute de la signification du pheacutenomegravene chez Aristote agrave
linduction elle-mecircme qui est aussi nous lavons entrevu lune des meacutethodes propres de la
dialectique
Cette ambiguiumlteacute dans les φαιυόμενα [hellip] entraicircne avec elle une distinction
107Owen op cit Traduction personnelle laquo what Aristotle proceeds to set out are not the observed factsbut the ἔνδοξα the common conceptions on the subject raquo p 85
108Aristote Ibid Nous soulignons109Owen op cit Traduction personnelle laquo Now if the Physics is to be described as setting out from a sur-
vey of the φαιυόμενα it is plainly this second sense of the word that is more appropriate raquo p 87110IbidTraduction personnelle de laquo can be said to start from the φαιυόμενα raquo P 86
36
correspondant agrave lutilisation des diverses expressions connexes Linduction (Έπαγογή)
peut se dire pour eacutetablir les principes des sciences agrave partir des data de la perception (A
Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune
des deux meacutethodes cardinales de la dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que
telle doit commencer par les ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plus part des
hommes ou des sages (Top I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre
utiliseacutee pour trouver les principes des sciences (Top I2 101a36b4)111
Et en effet induction et deacuteduction sont deux laquo espegraveces de raisonnements dialectiques raquo
linduction consistant laquo agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes universels raquo112
Rien nempecircche que ce point de deacutepart laquo individuel raquo soit une opinion admise Ainsi si nous
suivons GEL Owen dune part la contradiction meacutethodologique du corpus se reacutesorbe mais
dautre part la dialectique acquiert par lrsquoambiguiumlteacute signifiante du mot laquo pheacutenomegravene raquo et la
dualiteacute collateacuterale de linduction une valeur eacutepisteacutemologique consideacuterable puisque dans cette
dualiteacute fondamentale laquo elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les principes des sciences raquo113
Selon GEL Owen la dialectique nest plus la branche malingre de larborescent corpus
aristoteacutelicien deacutepasseacutee et rendue obsolegravete par les Analytiques comme precircte agrave lentendre la
lecture de D Ross ou de P Aubenque Elle est une autre voie pour trouver les principes des
sciences Une voie alternative dont les laquo ensembles confus raquo ne sont pas issus des data
sensibles mais bien des opinions admises des choses dites Degraves lors quest-ce que cela nous
apprend sur la deacutefinition du savoir scientifique chez Aristote Si le pheacutenomegravene peut
sentendre dans ces deux sens ne risque-t-on pas de tomber dans une eacutequivoque plus large
encore faisant du savoir scientifique aristoteacutelicien un amalgame dempirisme et danalyse du
langage dessinant ainsi dans le corpus aristoteacutelicien des laquo aires raquo empiriques et dautres
dialectiques Mais alors ces laquo aires deacutetudes empiriques raquo et laquo ces aires deacutetudes
dialectiques raquo entretiennent-elles entre elles une stricte eacutegaliteacute eacutepisteacutemologique ou bien faut-
il consideacuterer lune plus scientifique que lautre A partir de quoi les eacutetudes dialectiques se
posent comme laquo neacutecessaires raquo Faut-il consideacuterer agrave la lecture de cet article de GEL Owen
puisquil comprend la dualiteacute pheacutenomeacutenale agrave partir de LrsquoEacutetique agrave Nicomaque que la neacutecessiteacute
des eacutetudes endoxales et de la dialectique se pose dans le domaine des recherches eacutethiques
Ou bien faut-il leacutetendre agrave tous les domaines du savoir Et si le cas eacutecheacuteant la neacutecessiteacute de
leacutetude dialectique se pose dans tous les domaines du savoir ne risque-t-on pas dattribuer agrave la
111Ibid traduction personnelle laquo This ambiguity in φαιυόμενα [hellip] carries with it a corresponding dis-tinction in the use of various connected expressions Induction (Έπαγογή) can be said to establish the prin-ciples of science by starting from the data of perception (A Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) YetΈπαγογή is named as one of the two cardinal methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as suchmust begin from the ἔνδοξα what is accepted by all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) andin this form too it can be used to find the principles of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87
112Topiques I12 105a10-16113G E L Owen op cit Traduction personnelle de laquo it can be used to find the principles of the
sciences raquo P 86
37
dialectique une porteacutee architectonique quelle na pas chez Aristote
Si cet article de GEL Owen ne reacutepond pas agrave ces questions il semble cependant avoir
donneacute un nouvel eacutelan aux eacutetudes sur la meacutethode dAristote en science Tout un courant
interpreacutetatif (M Naussbaum TH Irwin J Barns ou encore E Berti) a consideacutereacute la
philosophie aristoteacutelicienne comme profondeacutement dialectique en placcedilant cette derniegravere au
fondement mecircme des principes des sciences Bien que de tregraves nombreux deacutebats agrave propos
notamment de la valeur eacutepisteacutemologique mecircme des ἔνδοξα ou des diffeacuterents laquo types raquo de
dialectique en science aient encore lieu linterpreacutetation que D Ross donnait des diffeacuterents
laquo services raquo rendus par la dialectique agrave la science a eacuteteacute tout agrave fait reacuteeacutevalueacutee R Bolton
comprend que la dialectique apparaicirct peu agrave peu chez les commentateurs contemporains
comme la meacutethode incontournable dont Aristote ferait usage dans ses recherches et
progressivement le savoir scientifique aristoteacutelicien a eacuteteacute deacutefinit comme fondamentalement
dialectique Pour eacutetayer son propos R Bolton cite un article de J Barnes paru en 1980 dans
la Revue Internationale de Philosophie commentateur quil considegravere comme
laquo symptomatique raquo du dialectic turn dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines J
Barnes eacutecrit
[Aristote] ne suggegravere nulle part quil existe une autre meacutethode conduisant agrave des reacutesultats
qui contrediront ou qui deacutepasseront ceux que la meacutethode des endoxa [cest-agrave-dire la
dialectique] aura fourni
[Aristote] assoit la science sur le fondement des opinions de laquo la majoriteacute raquo ou laquo des
sages raquo [hellip] Il deacuteclare agrave de nombreuses reprises que le chemin de la veacuteriteacute passe par
leacutetude des opinions laquo qui ont droit de citeacute raquo [cest-agrave-dire par la dialectique]114
Grosso modo lagrave ougrave la lecture de D Ross selon laquelle la meacutethode des Analytiques prenait le
pas sur la dialectique preacutevalait non exclusivement mais largement en son temps aujourdhui
preacutevaut dapregraves R Bolton le point de vue selon lequel la dialectique est laquo la meacutethode
adeacutequate dont il doit ecirctre fait usage pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences raquo115 Et
cest en effet ce que deacuteveloppent des commentateurs tels que T H Irwin et son ideacutee dune
strong dialectic quAristote mettrait en œuvre dans ses traiteacutes scientifiques pour fonder les
principes116 Ou encore J Moreau qui dans son article intituleacute laquo Aristote et la dialectique
platonicienne raquo comprend que ce que la dialectique aristoteacutelicienne partage avec la
dialectique socratique cest sa valeur laquo peirastique raquo mais quelle a surtout chez le Stagirite
pour fonction de fonder les principes des sciences Et quelle trouve en la meacutetaphysique sa
114J Barnes laquo Aristotle and the Method of Ethics raquo Revue Internationale de Philosophie XXXIV pp490-511 1980 Extrait citeacute par R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacuteli-cienne raquo in R Bolton Science dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienneTraduction dirigeacutee par P Pellegrin Peeters Louvain-La-Neuve ndash Paris ndash Walpole 2010 p12
115R Bolton Ibidem116T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988
38
destineacutee la plus grande117 A propos de la meacutethode dAristote en science laristoteacutelisme
semble plus ou moins apregraves la Seconde Guerre Mondiale avoir pris un tournant plus
dialectique reacutehabilitant largement la dialectique comme meacutethode pour connaicirctre
scientifiquement et eacutetablir les principes des sciences
Larticle de GEL Owen marque donc un tournant majeur dans les eacutetudes
aristoteacuteliciennes contemporaines Cependant il nous faut bien comprendre ce que son geste
sous-entend En analyste mais cette fois-ci au sens moderne du terme GEL Owen interpregravete
cette dualiteacute du sens du pheacutenomegravene chez Aristote de maniegravere plus radicale et plus eacutetendue que
nous lavons preacutesenteacutee jusquagrave preacutesent Il ne sagit pas de faire simplement des λεγόμενα ou
des ἔνδοξα des φαιυόμενα cest-agrave-dire des points de deacutepart linduction dialectique Il sagit
pour GEL Owen dinscrire la philosophie et la science aristoteacutelicienne dans une analyse des
structures linguistiques GEL Owen semble en effet comprendre ce recours aux λεγόμενα
comme une volonteacute dAristote de fonder sa recherche sur une structure ou plus preacuteciseacutement
sur un a priori structurel et conceptuel issu de lusage commun du langage
[Aristote] conclue sa recherche avec lexpression τὰ μὲν οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν
(Eacutethique agrave Nicomaque VII 1 1145b8-20) et les λεγόμενα produisent comme souvent
en partie des questions agrave propos de lusage linguistique ou si vous preacutefeacuterez agrave propos
de la structure conceptuelle reacuteveacuteleacutee par le langage (particuliegraverement en VII 1
1145b10-15 19-20)118
Il semble que pour GEL Owen tout se passe comme si Aristote consideacuterait les λεγόμενα ou
les ἔνδοξα comme ayant une valeur eacutepisteacutemologique en eux-mecircmes du seul fait de leur
existence linguistique Le langage reacuteveacutelerait une sorte de laquo structure conceptuelle raquo
eacutepisteacutemologiquement fondamentale quil faudrait eacutetudier et analyser pour induire les premiers
principes des sciences Mecircme si GEL Owen est ici quelque peu obscur agrave propos de cette
laquo structure conceptuelle raquo bien quil reconnaisse quAristote ne laquo sauve pas tout ce qui est dit
communeacutement raquo et que nous ne pouvons attendre dAristote une reacuteponse simple et deacutefinitive
agrave la question du pheacutenomegravene et de linduction en science celle-ci variant en fonction de la
recherche ou du contexte le commentateur semble neacuteanmoins permettre une lecture
philosophico-linguistique de la meacutethode dAristote en science Le Stagirite apparaicirctrait alors
plus comme un philosophe du langage Ou du moins la science devient analyse du langage
En effet puisque Aristote semble selon GEL Owen consideacuterer les laquo choses dites raquo comme
des φαιυόμενα le langage constituerait une source propre de connaissances et de
compeacutetences philosophiques La philosophie dAristote aurait alors pour viseacutee darticuler le117Joseph Moreau laquo Aristote et la dialectique Platonicienne raquo in G E L Owen Aristote on dialectic the
topics Oxford at the clarendon press 1968 pp 80-90118G E L Owen op cit traduction personnelle laquo [Aristotle] concludes his survey with the words τὰ μὲν
οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν (VII 1 1145b8-20) and the λεγόμενα turn out as so often to be partly matters oflinguistic usage or if you prefer of the conceptual structure revealed by language (especially VII 11145b10-15 19-20) raquo p 85
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langage au reacuteel deacuteprouver les structures linguistiques Nest-ce pas lenjeu des nombreuses
divisions de sens des mots (le mouvement lecirctre etc tous se disant en laquo plusieurs sens raquo) qui
parsegravement lensemble du corpus dAristote Une philosophie fondeacutee sur la description des
usages ordinaires sur la volonteacute darticuler langage et reacutealiteacute nest-elle pas une philosophie
laquo linguistique raquo telle que la deacutefinit Rorty dans son anthologie The Linguistic Turn de
1967 119 La philosophie analytique se comprend selon B Ambroise et S Laugier comme le
laquo projet danalyse et de description du langage de la clarification ou laquo eacutelucidation raquo des
problegravemes de la philosophie [hellip] raquo120 Or si nous comprenons avec GEL Owen cette dualiteacute
du sens de laquo pheacutenomegravene raquo il semble bien que le projet dAristote soit en partie danalyser et
de deacutecrire le langage ou encore de clarifier voire deacutelucider les problegravemes de la philosophie
Ce qui ferait de la science aristoteacutelicienne une science hautement laquo linguistique raquo En effet le
premier exemple quAristote donne pour eacutetayer son chemin naturel de Physique I1 est celui
du nom par rapport agrave sa deacutefinition Il faut proceacuteder des laquo ensembles confus raquo vers les
principes causes ou eacuteleacutements devenus connus pour qui les divise de la mecircme maniegravere que
nous allons des mots agrave leur deacutefinition
Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par
rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute quils signifient et de
maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition divise en ses
composantes particuliegraveres121
Le mot signifie un ensemble confus quil est possible danalyser cest-agrave-dire en distinguer les
diffeacuterents sens afin dinfeacuterer le principe commun agrave tout ses sens et den eacutetablir la deacutefinition Et
la philosophie analytique a pu trouver en la meacutethode dialectique dAristote en ses
nombreuses eacutetudes sur les choses dites sur les opinions admises et en ses divisions des sens
des mots pour eacutelucider des problegravemes philosophiques une tregraves grande source dinspiration
Cest ce qua tregraves nettement montreacute Franccediloise Caujolle-Zaslawsky dans un article de 1978
intituleacute laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philosophie
analytique anglaise raquo En eacutetudiant le parallegravele entre lAnalytique anglaise et la penseacutee
dAristote Franccediloise Caujolle-Zaslawsky comprend malgreacute deacutevidentes divergences entre
Aristote et deux des tenants de lAnalytique moderne Moore et Ryle que malgreacute tout
Linspiration de Moore ndash mecircme sil ne cite guegravere Aristote ndash est si visiblement
aristoteacutelicienne quon ne devra pas seacutetonner si lon voit les analystes apregraves lui
retrouver agrave plus ou moins bregraveve eacutecheacuteance les traces et les proceacutedeacutes dAristote [hellip]
Linfluence drsquoAristote sur Moore se lit clairement selon nous dans le vocabulaire quil
emploie et dans sa recherche laquo reacutealiste raquo du sens Pour Ryle cette influence apparaicirct
surtout dans lanalyse du langage de laction et dune faccedilon plus geacuteneacuterale dans sa119Selon B Ambroise et S Laugier Philosophie du langage signification veacuteriteacute et reacutealiteacute dir B Am-
broise et S Laugier Vrin Paris 2009 Introduction Geacuteneacuterale p 10120Ibidem121184b10
40
theacuteorie des fautes de cateacutegories (category mystakes)122
Aristote a donc pu ecirctre une source dinspiration pour la philosophie analytique moderne et
contemporaine voire mecircme consideacutereacute comme un analyste agrave part entiegravere Et le dialectic turn
des eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaine pourrait srsquoapparenter agrave un avatar du linguistic turn
de la philosophie anglo-saxonne Cependant il se peut aussi pour paraphraser le titre dun
article de E Berti123 que cette lecture laquo analytique raquo de la meacutethode dAristote en science
fasse partie dune laquo strateacutegie contemporaine dinterpreacutetation raquo du Stagirite et quil faille se
poser la question est-ce Aristote qui a inspireacute la philosophie analytique moderne et
contemporaine ou est-ce justement la philosophie analytique qui a interpreacuteteacute Aristote comme
un analyste quitte agrave faire violence agrave sa penseacutee
Ainsi apregraves avoir dresser leacutetat des lieux du deacutebat qui eut court aux XXe siegravecle entre
deux lectures bien radicales lune posant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de
la meacutethode scientifique par excellence quitte agrave ne pas pouvoir rendre compte de la pratique
effective dAristote dans ses recherches et lautre renversant ce paradigme en consideacuterant la
dialectique comme la meacutethode scientifique pour deacutecouvrir les principes des sciences quitte agrave
faire dAristote un analyste avant lheure il nous faut deacutesormais preacuteciser ce quest la
dialectique aristoteacutelicienne et reacuteussir agrave en eacutetablir la veacuteritable valeur pour le Stagirite Or les
commentateurs les plus radicaux du dialectic turn proposent une valeur eacutepisteacutemologique de
cette derniegravere cest-agrave-dire quil serait possible de comprendre la dialectique comme la
meacutethode effective du Stagirite pour deacutecouvrir les principes des sciences En quoi la
dialectique peut-elle avoir quelque fonction ou valeur pour les sciences Aristote utilise-t-il
veacuteritablement dans ses traiteacutes philosophiques et scientifiques la dialectique en fonction de
cette valeur eacutepisteacutemologique Lutilise-t-il veacuteritablement pour fonder les principes des
sciences Il semble que seule une deacutefinition preacutecise de la dialectique aristoteacutelicienne puisse
reacutepondre agrave ces questions et accreacutediter ou non cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique
122Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philo-sophie analytique anglaise raquo in Les eacutetudes philosophiques Ndeg1 Aristote et laristoteacutelisme Janvier-Mars1978 p 53
123E Berti laquo Les strateacutegies contemporaines dinterpreacutetation dAristote raquo in Rue Descartes Ndeg12 DesGrecs Avril 1991 pp 33-55
41
Deacutefinir preacuteciseacutement la dialectique aristoteacutelicienne est une tacircche
particuliegraverement difficile Premiegraverement parce quAristote nen donne que tregraves rarement une
deacutefinition preacutecise agrave la diffeacuterence par exemple de la rheacutetorique quil deacutefinit en Rheacutetorique I2
1355b25-27124 Son lecteur doit se contenter agrave propos de la dialectique de quelques indices
clairsemeacutes et parfois contradictoires En effet mecircme dans les Topiques qui constituent un
traiteacute des diffeacuterents lieux desquels il faut argumenter dialectiquement les preacutecisions donneacutees
sur la dialectique restent liminaires et sporadiques Certes les livres I et VIII nous donnent de
preacutecieuses informations sur celle-ci mais comme leacutecrit J Brunschwig la laquo porteacutee [des
Topiques] se veut exclusivement pratique ils fournissent une meacutethode de dialectique non
une theacuteorie de la dialectique raquo125 En effet laquo la meacutethode topique sinscrit ainsi dembleacutee dans
le cadre dune technique de la discussion [la dialectique] dont les usages fondamentaux sont
dores et deacutejagrave fixeacutes raquo126 Degraves lors Aristote nrsquoaurait peut-ecirctre pas eacuteprouveacute besoin de deacutefinir
preacuteciseacutement ce quest la dialectique dans les Topiques puisque son auditoire eacutetait deacutejagrave rompu agrave
cet exercice
Deuxiegravemement parce que dune part la dialectique deacutepasse le cadre des seuls
Topiques par conseacutequent de facto des textes tels que les Reacutefutations Sophistiques ou la
Rheacutetorique mais peut-ecirctre aussi lensemble des traiteacutes scientifiques dans lesquels il est admis
de consideacuterer quAristote use de dialectique peuvent nous enseigner quelque chose de celle-
ci ou lui attribuer un usage et une valeur particuliers et dautre part parce que la dialectique
est souvent abordeacutee dans le corpus aristoteacutelicien agrave travers les rapports quelle entretient avec
dautres arts ou activiteacutes comme la sophistique la rheacutetorique ou la philosophie127 La
dialectique entretient des rapports plus ou moins analogiques avec ces diffeacuterentes activiteacutes et
une deacutefinition preacutecise de la dialectique doit pouvoir prendre en charge ces rapports Degraves lors
il semble que mecircme une eacutetude exhaustive du corpus aristoteacutelicien pourrait peut-ecirctre
seulement preacutetendre deacutefinir avec une preacutecision somme toute relative la dialectique
Ainsi face au manque de deacutefinition preacutecise nous pourrions ecirctre tenteacutes daborder la
dialectique aristoteacutelicienne par une approche laquo comparative raquo cest-agrave-dire en la jugeant agrave
laune par exemple de ses homologues platonicienne ou socratique Cependant mecircme si une
telle approche est dun grand inteacuterecirct et semble parfois neacutecessaire pour comprendre certains
aspects de la dialectique aristoteacutelicienne ce qui nous inteacuteresse surtout dans cette recherche
nest pas tant de deacutefinir stricto sensu la dialectique mais bien plutocirct deacutetablir la valeur que
cette derniegravere a pour Aristote Notre question nest donc pas fondamentalement laquo quest-ce
124laquo Admettons que la rheacutetorique est la faculteacute de deacutecouvrir speacuteculativement ce qui dans chaque cas peut ecirctrepropre agrave persuader Aucun autre art na cette fonction [hellip] raquo Aristote Rheacutetorique trad Meacutedeacuteric Dufour LesBelles Lettres Paris 2011 p 76
125Topiques t1 op cit p XIII126Ibidem p XXIII127Voir entre autres des textes comme Meacutetaphysique Γ2 Topiques I1 ou Rheacutetorique I1
42
que la dialectique aristoteacutelicienne raquo question agrave laquelle il est difficile de reacutepondre mecircme en
interrogeant ce que la dialectique fut avant lui mais bien plutocirct laquo quelle valeur Aristote
accorde-t-il agrave cette pratique raquo Et quest-ce que cette valeur peut nous apprendre de la
theacuteorie du savoir aristoteacutelicien en geacuteneacuteral Ainsi si nous comprenons cette valeur peut-ecirctre
serons-nous capable de rendre compte de son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et
philosophiques
Apregraves avoir deacutecrit ce que nous comprenons ecirctre lactiviteacute dialectique dapregraves Aristote
et ce essentiellement gracircce aux textes des Topiques des Reacutefutations sophistiques et de la
Rheacutetorique nous allons essayer de rendre compte des diffeacuterents eacuteleacutements agrave partir desquels il
est possible de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode pour deacutecouvrir les principes des
sciences Ceux-ci sont nombreux mais il semblerait surtout que la laquo probabiliteacute raquo de
lἔνδοξον la distinction entre diffeacuterentes espegraveces de dialectique ainsi que le troisiegraveme
laquo service raquo que la dialectique peut rendre aux sciences selon les Topiques I2 soient autant
deacuteleacutements permettant daccreacutediter la thegravese selon laquelle la meacutethode dAristote dans ses
recherches scientifiques nest pas tant la meacutethode empirico-analytique que la meacutethode
dialectique Cependant nous voulons aussi tester cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique sur
un cas preacutecis du corpus aristoteacutelicien le livre I de la Physique pour en veacuterifier lapplicabiliteacute
concregravete Or il appert quune eacutetude preacutecise de ce livre de la Physique permet de nuancer
voire de relativiser profondeacutement le rocircle joueacute par la dialectique dans la deacutecouverte des
principes des sciences Si la dialectique est effectivement preacutesente dans les traiteacutes
scientifiques agrave linstar du livre I de la Physique peut-on pour autant lui attribuer
veacuteritablement cette valeur eacutepisteacutemologique Les textes scientifiques dAristote permettent-ils
de faire de la dialectique la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les principes des
sciences
La rigueur nous enjoignant agrave donner une deacutefinition mecircme minimale de la dialectique
posons avec Pierre-Marie Morel et de maniegravere liminaire quelle est laquo la deacutemarche consistant agrave
prendre pour point de deacutepart les opinions admises ndash opinions que lon peut eacuteventuellement
partager ndash et qui envisage sur un sujet donneacute les arguments ldquopourrdquo et ldquocontrerdquo raquo128
Cependant cest moins par une deacutefinition que par une description de lentretien dialectique
que nous pouvons en comprendre les diffeacuterents enjeux Paul Moreau129 ou encore MM
Crubellier et Pellegrin130 ont particuliegraverement bien syntheacutetiseacute laquo laffrontement raquo dialectique en
128Pierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute GF Flammarion Paris 2003 p81129Paul Moreau laquoLa joute dialectique drsquoapregraves le huitiegraveme livre des Topiquesraquo in Aristotle on dialectic the
Topics ed by G E L Owen Oxford Oxford University Press 1968 pp 277-311130Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir Seuil Points essais Paris 2002 p
132-135 Nous nous inspirons de ces travaux pour syntheacutetiser agrave notre tour lentretien dialectique tel quAristotesemble le concevoir
43
sappuyant sur les diffeacuterents livres des Topiques Pour quune discussion dialectique sengage
il faut dabord quun problegraveme soit poseacute par le questionneur constituant ainsi lobjet de la
discussion Ce problegraveme prend la forme dune interrogation disjonctive (104b1-17) cest-agrave-
dire quelle impose une alternative et un choix au reacutepondant laquo X est-il Y ou non raquo J
Brunschwig remarque que pour donner lieu agrave un deacutebat laquo il faut que le problegraveme soit
discutable et que des deux reacuteponses quon peut lui apporter aucune ne simpose avec trop
deacutevidence raquo131 Lexemple paradigmatique est un problegraveme tel que laquo Le monde est-il eacuteternel
ou non raquo A contrario le problegraveme ne doit pas non plus ecirctre trop complexe et neacutecessitant une
reacutesolution trop longue il faut une juste mesure dans la difficulteacute souleveacutee Le reacutepondant
annonce alors lalternative quil choisit de deacutefendre la thegravese quil entend soutenir par exemple
lalternative affirmative X est Y le monde est eacuteternel Il argumente alors en posant des
preacutemisses endoxales et en construisant des syllogismes Et pour sa part le questionneur se
doit alors de reacutefuter les arguments que pose le reacutepondant
La diffeacuterence entre la preacutemisse [πρότασις] et le problegraveme [πρόβλημα] dialectique
semble necirctre quune laquo diffeacuterence dans lexpression raquo (Topiques I4 101b28) En effet
Aristote considegravere la question laquo est-ce quanimal terrestre bipegravede est la deacutefinition de
lhomme raquo comme une preacutemisse et la question laquo peut-on dire quanimal terrestre bipegravede est
la deacutefinition de lhomme ou non raquo comme un problegraveme (I4 101b28-33) Selon M
Crubellier et P Pellegrin la preacutemisse peut ecirctre interrogative ou non laquo selon le moment ou
elle intervient dans la discussion raquo132 Cependant Selon J Brunschwig le terme laquo πρότασις raquo
est laquo neacute en terre dialectique raquo et deacutesigne laquo primitivement une proposition interrogative raquo133 la
preacutemisse peut donc de facto prendre une forme assertive ou interrogative interrogative
quand elle ouvre le deacutebat dialectique quand elle se pose comme objet de la discussion
assertive quand elle est preacutemisse dun syllogisme ayant pour but de deacutefendre ou de contredire
le choix du reacutepondant cest-agrave-dire apregraves la formulation du problegraveme et pendant ledit deacutebat
Le syllogisme dans les Topiques semble compris dans son acception la plus large
comme laquo un raisonnement qui eacutetablit une neacutecessiteacute logique entre un anteacuteceacutedent et un
conseacutequent raquo134 Le reacutepondant propose donc une preacutemisse et le questionneur va tenter de tirer
syllogistiquement de cette preacutemisse une conclusion pour contredire le choix du reacutepondant
Nonobstant la preacutemisse dialectique diffegravere de la preacutemisse scientifique en ce que cette
derniegravere est vraie et neacutecessaire lagrave ougrave la preacutemisse dialectique est endoxale M Crubellier et P
Pellegrin concluent alors laquo Laffrontement dialectique sera dabord une chasse aux preacutemisses
131 Topiques t1 op cit p XXVII-XXVIII132 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 133133 J Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds analytiques dapregraves Aristote raquo in Aristotle on science the
laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium Aristotelicum held in Padua from september 7 to 151978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 76
134 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 134
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dialectiques le questionneur devant trouver des preacutemisses en accord avec les opinions du
reacutepondant dont il tirera des conclusions en contradiction avec ces opinions raquo135
Ainsi cest dans une perspective agrave la fois taxinomique et strateacutegique celle dordonner
cette multitude de preacutemisses et de syllogismes afin de rendre plus efficace largumentaire du
dialecticien quAristote introduit la notion de τόπος Paradoxalement les Topiques ne
deacutefinissent pas cette notion cest au livre II de la Rheacutetorique que nous trouvons une
deacutefinition du lieu comme laquo ce dans quoi tombent de nombreux enthymegravemes raquo136 cest-agrave-dire
des laquo syllogismes rheacutetoriques raquo Un lieu est une laquo structure argumentative raquo commune agrave de
nombreuses preacutemisses et donc agrave de nombreux syllogismes Cependant puisquil est difficile
de deacutefinir ce quest un lieu J Brunschwig essaie de consideacuterer non la deacutefinition mais la
fonction du lieu dans largumentation Selon lui laquo le dialecticien connait la conclusion agrave
laquelle il doit aboutir il cherche les preacutemisses qui le lui permettront Le lieu est donc une
machine agrave faire des preacutemisses agrave partir dune conclusion donneacutee raquo137 Et lobjet propre des
Topiques nest pas tant la dialectique que cette meacutethode topique semblant ecirctre proprement
aristoteacutelicienne et offrant au dialecticien rigoureux le moyen dargumenter syllogistiquement
alors quil sait a priori ougrave il veut aboutir et ce sans jamais se contredire Car le τόπος est une
laquo machine raquo syllogistique et argumentative usiteacutee dans la seule perspective de contredire son
interlocuteur Chaque lieu eacutetant utilisable dans une multitude de cas diffeacuterents les lieux
semblent ecirctre les laquo armes leacutegegraveres raquo mais ocirc combien efficaces du dialecticien rigoureux
Ainsi les lieux sont classeacutes de maniegravere exhaustive en fonction des laquo quatre
preacutedicables raquo
Il existe une identiteacute de nombre et de nature entre les eacuteleacutements constitutifs des
raisonnements et les objets sur lesquels portent les deacuteductions En effet les eacuteleacutements
constitutifs des raisonnements sont les preacutemisses les objets sur lesquels portent les
deacuteductions sont les problegravemes et toute preacutemisse comme tout problegraveme exhibe soit
un genre soit un propre soit un accident [hellip] Mais puisquil arrive parfois agrave un propre
dexprimer lessentiel de lessence de son sujet et parfois de ne pas lexprimer divisons
le propre en deux parties correspondantes et appelons laquo deacutefinition raquo celui qui exprime
lessentiel de lessence [hellip] En vertu de ces consideacuterations on le voit donc bien la
preacutesente division aboutit agrave quatre termes en tout propre deacutefinition genre et
accident138
Cela signifie toujours selon la synthegravese de MM Crubellier et Pellegrin que dans toute
proposition attributive cest-agrave-dire dans toute phrase constitueacutee dun sujet et dun attribut
(laquo lecirctre humain est X raquo) le preacutedicat nest attribuable au sujet que selon ces quatre termes
constituant en quelque sorte quatre laquo cateacutegories raquo de preacutedication la deacutefinition (laquo lecirctre135 Ibid p135136 Aristote Rheacutetorique t II trad citeacutee 1403a18137 Brunschwig Topiques Introduction pXXXIX138 Topiques I 4 101b14-25
45
humain est un animal mortel doueacute de raison raquo) le genre (laquo lecirctre humain est un animal raquo) le
propre (laquo lecirctre humain rit raquo le rire est le propre de lhomme laquo sans exprimer lessentiel de
son essence raquo selon la deacutefinition du propre dapregraves Aristote en Topiques I5 102a18-19) et
enfin le preacutedicable de laccident (laquo lecirctre humain est blanc raquo) Ces quatre termes constituent
donc les quatre preacutedicables possibles ndash il ny en a pas dautres ndash et ordonnent les diffeacuterents
lieux agrave quelques exceptions pregraves139 Cest gracircce agrave cette reacuteduction de toute preacutedication verbale
agrave ces quatre preacutedicables que la meacutethode topique peut permettre au dialecticien de laquo raisonner
deacuteductivement sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo140 et de ne rien dire qui soit
contraire agrave une de ses affirmations
Tout lenjeu des Topiques semble donc ecirctre de proposer une meacutethode pour attaquer une
preacutemisse une thegravese ou une argumentation adverse en fonction de ces quatre τόποι Admettons
par exemple quun questionneur pose agrave un reacutepondant le problegraveme suivant laquo Peut-on dire que
le bien est le plaisir ou non raquo admettons aussi que le reacutepondant choisisse lalternative
affirmative et pose que oui le bien est plaisir car la deacutefinition du plaisir cest-agrave-dire lessentiel
de lessence du plaisir est decirctre un bien Il suffit alors au contradicteur de trouver un plaisir
qui ne soit pas un bien ou un bien qui ni soit pas un plaisir pour contredire largument du
reacutepondant en en renversant la deacutefinition Degraves lors largumentation aura dans le cas preacutesent
pour lieu celui de la deacutefinition Dailleurs reacutefuter une deacutefinition est ce qui est le plus facile agrave
faire pour un dialecticien car agrave la diffeacuterence de laccident laquo cest en elle quil a le plus
deacuteleacutements offerts puisque beaucoup deacuteleacutements y sont mentionneacutes et agrave partir de ce nombre
plus grand le raisonnement seacutelabore plus vite en effet il y a plus de chances quune faute
soit commise dans un grand nombre de chose que dans un petit nombre raquo141 Ainsi la
strateacutegie de contradiction topique cest-agrave-dire celle qui procegravede en fonction du lieu peut ecirctre
reacutepeacuteteacute selon le genre le propre et laccident
Cependant il ne faut pas tomber dans une consideacuteration trop agonistique de la
dialectique Le but dun entretien dialectique nest pas gagner deacutecraser dhumilier son
adversaire mais a contrario de se confronter ensemble soit questionneur et reacutepondant agrave des
contraintes formelles rigoureuses afin de proposer le plus bel entretien qui soit Or pour que
ce but soit atteint il faut une certaine concordia un certain fair play entre les interlocuteurs
tous les deux acceptent les regravegles dans le but commun de proposer le plus bel eacutechange
possible Le questionneur et le reacutepondant sont animeacutes dune volonteacute commune En effet il
peut y avoir selon les mots de Paul Moreau laquo des victoires peu glorieuses et de tregraves
139 Les chapitres 1 agrave 5 du Livre III des Topiques mentionnent un laquo lieu du preacutefeacuterable raquo et les chapitres 1 et 2 duLivre VII de lieux de laquo lidentique et du diffeacuterent raquo Mais les lieux de laccident du genre du propre et de ladeacutefinition constituent lossature principale des Topiques
140 Topiques I 1 100a18-21141 Topiques VII 155a3-6
46
honorables deacutefaites raquo142 tout deacutepend de la maniegravere dont les participants arrivent agrave leurs fins
Ce qui compte dans lentretient dialectique cest surtout la reacutegulariteacute le fair play et la
laquo beauteacute raquo de leacutechange la volonteacute de jouer agrave la dialectique ensemble non la victoire ou la
deacutefaite J Brunschwig sest lui aussi opposeacute agrave une conception uniquement agonistique de la
dialectique aristoteacutelicienne Selon lui la bonne question agrave poser pour juger dun entretien
dialectique est celle de savoir si les deux participants ont œuvreacute ensemble dans une laquo tacircche
commune raquo car les laquo discussions raquo dialectiques laquo ne devraient pas ecirctre deacutecrites comme eacutetant
agonistiques mais pas uniquement pour la simple raison qursquoelles ne le sont pas du tout Il
srsquoagit de discussions sans vainqueurs ni perdants raquo143 Si les laquo discussions raquo dialectiques ne
supposent ni gagnant ni perdant cest parce quelles sont les fruits dun travail commun dune
œuvre commune et finalement dune certaine laquo κοινωνία minimale raquo En effet au livre VIII
chapitre 11 des Topiques Aristote insiste agrave plusieurs reprises sur cet laquo κοινὸν ἔργον raquo
(161a20-21) Dans le laquo dialogue dialectique raquo (ἐν λόγως) laquo il y a un objectif commun sauf
pour ceux qui en font une joute agonistique raquo Les laquo agonistes raquo τῶν ἀγωνιζομένων sont
donc de laquo mauvais coopeacuterateurs raquo puisquils ils laquo entravent la tacircche commune raquo (161a37-39)
Nous dirions aujourdhui pour commencer agrave filer la meacutetaphore que les agonistes ne laquo jouent
pas le jeu raquo de la dialectique Or cet aspect laquo κοινῇ raquo laquo commun raquo de la dialectique aura une
importance capitale pour en comprendre la valeur Ainsi cest afin de juger non seulement de
la victoire et de la deacutefaite des participants mais aussi de la beauteacute strictement rigoureuse de
leacutechange que lentretien dialectique neacutecessite un arbitre et un public Car en effet sans un
arbitre et sans un teacutemoin public il serait difficile en cas de manque de fair play de lun des
participants de faire leacuteloge ou la critique de lentretien dialectique
Degraves lors que retenir de cette synthegravese de laffrontement dialectique dapregraves les
Topiques sinon justement que la dialectique est un eacutechange un travail commun une
laquo communication raquo et que la dialectique ne semble pas pouvoir ecirctre penseacutee comme une
activiteacute solitaire Il semble difficile de sentraicircner personnellement et silencieusement agrave la
dialectique sauf peut-ecirctre dans la collecte des preacutemisses ou dans lanalyse des diffeacuterents lieux
de la preacutedication Il faut ecirctre au moins deux entoureacutes dun public et accompagneacutes dun
arbitre pour quait lieu lactiviteacute dialectique comprise comme une laquo œuvre commune raquo Et
pour sentraicircner agrave la dialectique pour progresser et devenir un bon dialecticien il faut
pratiquer lentretien dialectique Ainsi toute argumentation dialectique senracine dans un
contexte public la dispute dialectique pour ecirctre jugeacutee doit ecirctre publiciteacute Et la dialectique
142 P Moraux laquo La joute dialectique dapregraves le huitiegraveme livre des Topiques raquo in Aristotle on dialectic op cit p285
143 J Brunschwig laquo Aristotle on arguments without winner or loser raquo in P Wapnewski (ed)Wissenschaftskolleg Jahrbuch 1984-1985 Berlin 1986 p 37 Traduction personnelle laquo should not bedescribed as ldquoagonistic but not purely sordquo they are not agonistic at all They are arguments without winnersor losers raquo
47
aristoteacutelicienne se charge dun aspect collectif aspect fondamental qui dessine lossature
mecircme de cette activiteacute selon J Brunschwig prenant la forme dun laquo eacutechange raquo de preacutemisses
de questions et de reacuteponses de syllogismes etc Cet eacutechange ou plutocirct pour reprendre la
deacutetermination de J Brunschwig ce laquo jeu raquo de dialectique est reacutegleacute par laquo un reacuteseau de
conventions et de regravegles raquo144 mais laspect qui sen deacutetache est principalement un aspect
laquo collectif raquo laquo public raquo laquo commun raquo Et les premiegraveres lignes du livre I des Topiques attestent
deacutejagrave de cet aspect laquo collectif raquo de lactiviteacute dialectique
Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables
de raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets
qui peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous aurons nous-mecircmes agrave reacutepondre
dune affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire145
En effet J Brunschwig comprend que les deux parties de cette phrase partagent les deux
interlocuteurs du deacutebat dialectique laquo la premiegravere [partie] deacutefinit les normes de conduite du
questionneur la seconde celle du reacutepondant raquo146 Et le livre VIII des Topiques sorganise
dailleurs formellement autour de divers conseils pour la meacutethode dinterrogation dialectique
dune part (VIII 1-3) et dautre part autour des regravegles destineacutees aux reacutepondants (VIII4-7) La
dialectique est donc un jeu agrave deux ayant un deacutebut et une fin et requeacuterant un public et un
arbitre Cette description de lentretien dialectique qui saxe surtout autour de laquo larticulation
des rocircles de questionneur et de reacutepondant raquo joue selon J Brunschwig laquo un rocircle essentiel raquo
sinon fondamental quil sera dailleurs difficile de retrouver dans les traiteacutes de science et de
philosophie147 Cette description et laspect collectif laquo commun raquo de la dialectique nous
permet deacutejagrave dentrevoir un hiatus entre ce qui est dit de la dialectique dans les Topiques et ce
quAristote fait dans ses recherches Car comment maintenir cet aspect collectif de la
dialectique dans la Physique le De Anima le De Caelo ou les autres traiteacutes scientifiques
dans lesquels la seule voix en preacutesence la seule autoriteacute est celle dAristote Peut-on
consideacuterer lactiviteacute des Topiques qui se structure sur un axe laquo pluriel raquo (bien que non
essentiellement agonistique) autour dun questionneur et dun reacutepondant comme cette mecircme
dialectique utiliseacutee par Aristote seul dans ses recherches Doit-il y avoir plusieurs
dialectiques Pour le moment si nous devions deacutecrire la dialectique plus ou moins
preacuteciseacutement nous dirions quelle sapparente surtout telle quelle est preacutesenteacutee dans les
Topiques agrave un jeu de socieacuteteacute avec ses participants ses regravegles et le fair play que sous entend
tout activiteacute essentiellement collective toute œuvre commune et publique
Cependant comment un tel laquo jeu de socieacuteteacute raquo peut-il se voir attribuer une haute valeur144 Brunschwig Topiques Introduction p XXIII145 Topiques I 1 100a18-21146 Brunschwig Ibidem147 Jacques Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie logique et
meacutetaphysique chez Aristote Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Edition du centre national de la recherchescientifique Paris 1990 p241
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eacutepisteacutemologique Le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes qui sengage agrave partir des
anneacutees 1960 a tenteacute de fonder une lecture posant la dialectique comme la meacutethode pour
eacutetablir les principes des sciences sur plusieurs aspects de cette derniegravere Il a notamment fallu
attribuer une valeur eacutepisteacutemologique agrave lἔνδοξον pour constituer la base dune interpreacutetation
scientifique plus geacuteneacuterale de la dialectique Les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines ont
aussi essayeacute de rendre compte des contradictions entre les diffeacuterents usages que lui reconnaicirct
Aristote en eacutetablissant par exemple une distinction entre deux ou plusieurs dialectiques
Cest en effet ce que propose R Bolton ou diffeacuteremment TH Irwin en posant lideacutee dune
pure dialectic la peirastique deacutenueacutee de toute valeur eacutepisteacutemologique et drsquoune strong
dialectic utiliseacutee par Aristote dans ses diffeacuterents traiteacutes Enfin le dialectic turn des eacutetudes
aristoteacuteliciennes a particuliegraverement insisteacute sur le dernier service rendu par la dialectique selon
les Topiques I2 par lequel Aristote pose lutiliteacute de son traiteacute pour laquo les connaissances agrave
caractegravere philosophique raquo [τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας]148 Chacun de ces trois points
preacutecis a donneacute lieu agrave de nombreux deacutebats Nous navons la preacutetention ici ni de rendre compte
de chacun deux de maniegravere exhaustive ce travail deacutepasse en effet le cadre de notre reacuteflexion
ni dautre part de trancher pour telle ou telle interpreacutetation agrave propos de ces trois points preacutecis
Notre intention est bien plutocirct ici de souligner lrsquoeacutequivoque des textes drsquoAristote
mentionnant la dialectique de montrer agrave quel point la description mecircme de la dialectique est
ouverte et drsquoeacutetudier la maniegravere dont ont ducirc proceacuteder les tenants drsquoune dialectique forte dans
les traiteacutes philosophiques et scientifiques afin que soit confeacutereacutee agrave cette derniegravere une valeur
eacutepisteacutemologique Consideacuterer la dialectique comme la meacutethode aristoteacutelicienne de recherche
des principes dans les science est une lecture possible Les textes traitant de dialectique
semblent a priori permettre une telle lecture
La notion mecircme dἔνδοξον a souleveacute eacutenormeacutement de questions et de deacutebats Faut-il
consideacuterer une hieacuterarchie entre les ἔνδοξα comme le propose R Bolton149 ou E Berti Peut-
il y avoir conflit entre eux Comment comprendre la preacutecision donneacutee dans les Reacutefutations
sophistiques agrave ce qui est laquo le plus endoxal raquo150 Toutes ces questions sont dune importance
non neacutegligeable mais les deacutebats entre les commentateurs notamment entre R Bolton J
Brunschwig D Devereux ou E Berti demeurent ouverts et il nous serait difficile de trancher
en faveur de telle ou telle lecture
Cependant nous pouvons affirmer que lἔνδοξον constitue le point de deacutepart du
syllogisme dialectique et quil est deacutetermineacute dans les Topiques comme ce qui est
148 101a27-28149 laquo The Epistemological Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote
op cit p 237-262150 138a38
49
collectivement accepteacute Le syllogisme dialectique inscrit en effet sa propre racine dans
laquo lrsquoadheacutesion par la majoriteacute raquo par le laquo plus grand nombre raquo Nous lavons dit le traiteacute des
Topiques a pour but de trouver une laquo meacutethode raquo nous rendant capable de laquo raisonner
deacuteductivement raquo sur tous les sujets laquo en prenant appui sur des ἔνδοξα raquo151 J Brunschwig
traduit laquo ἔνδοξον raquo par laquo ideacutee admise raquo pour couvrir la deacutefinition plurielle quAristote donne
de ce terme agrave plusieurs reprises Sont des ἔνδοξα
laquo les opinions [τὰ δοκούντα] partageacutees par tous les hommes ou par presque tous ou
par ceux qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee [τοicircς σοφοicircς] et pour ces derniers par tous
ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis comme autoriteacute raquo152
Et ainsi alors quil deacutefinit la preacutemisse du syllogisme dialectique comme laquo la mise sous forme
interrogative dune ideacutee admise raquo agrave partir de 103b8 Aristote revient sur cette deacutefinition de
lἔνδοξον et en eacutelargit la compreacutehension Peut preacutetendre ecirctre ἔνδοξον tout ce qui peut ecirctre
laquo accepteacute raquo par le plus grand nombre
Car une ideacutee propre agrave lopinion eacuteclaireacutee a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν
τις τὸ δοκούν τοicircς σοφοicircς] pourvu quelle ne contredise pas celle de lopinion moyenne
[τῶν πολλῶν δόξαις]153
Degraves lors lopinion eacuteclaireacutee celle du speacutecialiste dans un domaine a laquo toutes chances decirctre
accepteacutee raquo par le plus grand nombre de devenir un ἔνδοξον et decirctre alors eacutetabli comme
preacutemisse agrave la discussion dialectique tant quelle ne heurte pas les croyances de ce laquo plus grand
nombre raquo Les ideacutees admises par les savants semblent donc constituer une cateacutegorie
particuliegravere dἔνδοξα que seul le plus grand nombre accreacutedite ou non J Brunschwig eacutecrit
dailleurs agrave ce propos
Lendoxaliteacute dune opinion experte p deacutepend donc non seulement de ce que pensent les
experts mais aussi de ce que pense simultaneacutement la majoriteacute sur la mecircme question si
la majoriteacute pense que p p est certes un endoxon mais pour une raison qui nest plus la
caution des experts et qui est preacuteciseacutement la caution de la majoriteacute si la majoriteacute
pense que non-p cest non-p qui est un endoxon et p nen est pas un malgreacute la caution
des experts si la majoriteacute nincline ni du cocircteacute p ni du cocircteacute non-p p est alors un
endoxon pour la raison preacutecise que les experts lui donnent leur caution154
Il semble donc bien que la majoriteacute soit en derniegravere instance le garant de lendoxaliteacute dune
ideacutee Cest dailleurs aussi pour cela que lactiviteacute dialectique requiert un arbitre un arbitre
pour comme leacutecrit J Brunschwig se faire le laquo protecteur et le juge raquo155 de la reacutegulariteacute
formelle de lentretient Cette reacutegulariteacute comprend la rigueur contraignante du syllogisme
certes mais aussi lrsquoadheacutesion collective dune ideacutee poseacutee degraves lors comme preacutemisse endoxale
151 100a18-21152 Topiques I1 op cit 100b21-23 voir aussi 101a11-13 103b9-11 105a34-105b1153 Topiques I 10 103b11-12154 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p248155Brunschwig Topiques Introduction p XXIII-XXIV
50
Laspect laquo collectif raquo et laquo public raquo de lentretien dialectique se retrouve au cœur mecircme de la
deacutetermination endoxale dune ideacutee puisque toute ideacutee pour devenir ἔνδοξον doit ecirctre admise
soit par tous soit par la plupart soit par tous les speacutecialistes etc La mecircme ideacutee est reacutepeacuteteacutee
quelques lignes plus loin comme si Aristote voulait insister sur ce point
Il est clair enfin que toutes les opinions [ὄσαι δόξαι] en accord avec les sciences et
techniques sont aussi des preacutemisses dialectiques car les opinions des personnes qui ont
eacutetudieacute ces matiegraveres ont toutes chances decirctre accepteacutees [θείη γὰρ ἄν] par exemple celle
du meacutedecin en matiegravere de meacutedecine celle du geacuteomegravetre en matiegravere de geacuteomeacutetrie et
ainsi des autres156
Un autre extrait deacutecline encore cette ideacutee tout en y apportant une nuance agrave propos de la
laquo probabiliteacute raquo de lἔνδοξον Alors quAristote mentionne le laquo premier instrument raquo de la
dialectique quest la collecte de preacutemisses en Topiques I14 il eacutecrit
En outre on peut poser comme un principe et comme une thegravese admise157 tout ce qui agrave
premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les
interlocuteurs accordent une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se
veacuterifie pas [hellip] On indiquera en marge agrave chaque fois le nom des tenants de ces
opinions notant par exemple que cest Empeacutedocle qui dit que les eacuteleacutements des corps
sont au nombre de quatre car une chose a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν]
quand cest quelquun de ceacutelegravebre qui la dite158
Malgreacute laccreacuteditation neacutecessairement collective de lἔνδοξον se deacutegage peu agrave peu de ce texte
un certain caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de lἔνδοξον en tant que celui-ci peut ecirctre une
ideacutee qui semble se veacuterifier laquo dans la totaliteacute ou dans la quasi-totaliteacute des cas raquo [ἐπὶ πάντων ἢ
τῶν πλείστων φαίυεται] Lἔνδοξον apparaicirct donc comme une ideacutee probable Ce caractegravere
deacutevidence apparente de probabiliteacute laisse entendre que lendoxaliteacute dune ideacutee tient agrave son
degreacute de probabiliteacute plus quagrave son accreacuteditation et que plus une ideacutee a un haut degreacute de
probabiliteacute plus elle est admise et partageacutee Mais nous pourrions aussi consideacuterer cette
probabiliteacute endoxale comme le point de rupture eacutepisteacutemologique de la dialectique En effet le
laquo probable raquo peut ecirctre compris comme le laquo non neacutecessaire raquo et donc comme le laquo non
scientifique raquo Cest en effet une lecture que semble partager Pierre-Marie Morel quand il
eacutecrit sappuyant sur la distinction entre deacutemonstration et syllogisme dialectique effectueacutee
dans les Premiers analytiques I 1 24b2-3159
Je peux ainsi raisonner [dialectiquement] agrave partir de chacune des deux opinions
contraires qui sont supposeacutees par la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo
156 Topiques I 10 104a33-37157 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de J Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par
laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle
158 105b10-18159 laquo [hellip] une preacutemisse dialectique consistera lorsquon sadresse agrave un reacutepondant agrave lui demander de choisir entre
des thegraveses contradictoires [] raquo
51
Toutefois en ne prenant pas dautres preacutemisses que des opinions possibles ou
simplement admises par oppositions agrave des preacutemisses neacutecessaires je ne pourrais
conclure par une proposition neacutecessaire160
laquo Neacutecessaire raquo semblant ecirctre entendue ici dans le sens de laquo fondeacutee sur lexpeacuterience raquo une
preacutemisse dialectique non neacutecessaire est alors non fondeacutee et il est degraves lors difficile de la
consideacuterer comme scientifique Le caractegravere de probabiliteacute de lἔνδοξον ne peut agrave premiegravere
vue lui confeacuterer la mecircme valeur quun pheacutenomegravene perceptible se veacuterifiant dans tous les cas
Cependant nous pouvons aussi fonder la valeur eacutepisteacutemologique de lἔνδοξον sur ce
mecircme caractegravere de probabiliteacute Tout deacutepend alors de la faccedilon dont nous comprenons le sens
du mot laquo probable raquo chez Aristote Est probable laquo tout ce qui agrave premiegravere vue se veacuterifie dans
la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas raquo eacutecrit Aristote161 E Berti par exemple qui est lun des
tenants dun usage eacutepisteacutemologique de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques considegravere
le probable dans un sens tregraves eacutetroitement lieacute agrave celui du vrai En effet dans un article intituleacute
laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo le commentateur comprend que le
traiteacute le plus apte agrave fonder cette valeur de lἔνδοξον nest pas les Topiques mais la
Rheacutetorique162 Et cest par une approche comparant le sens de laquo probable raquo dans la Rheacutetorique
et dans les Premiers analytiques quil eacutetablit ce sens Citant un grand nombre de textes issus
de Rheacutetorique I et sinspirant dun article de Glenn Most E Berti considegravere que
[hellip] les preacutemisses des arguments rheacutetoriques agrave savoir les ἔνδοξα sont dautant plus
persuasifs quils sont proches de la veacuteriteacute Il ne fait aucun doute que dans le premier
chapitre de la Rheacutetorique Aristote attribue aux ἔνδοξα une haute valeur
eacutepisteacutemologique comme le soutient eacutegalement Most163
Lἔνδοξον eacutetant laquo probable raquo cest-agrave-dire proche du vrai il a en lui-mecircme une valeur
eacutepisteacutemologiquement proche du vrai Et cette valeur semble ne faire pour E Berti aucun
doute Car selon ce dernier il faut consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable raquo au vrai mais
dans un sens fort celui de laquo presque eacutegal raquo voire eacutegal au vrai Tout se passe comme si le
probable eacutetait vrai dans la plupart des cas En effet sappuyant sur des textes des Premiers
analytiques il faut selon E Berti comprendre le laquo probable raquo comme laquo ce qui arrive dans la
majeur partie des cas raquo comme laquo presque toujours vrai raquo164 E Berti va jusquagrave nier la
possibiliteacute dun conflit entre les ἔνδοξα Mecircme si Rheacutetorique II 25 1402a32-34 a eacuteteacute
compris comme pouvant admettre un conflit entre deux ou plusieurs ideacutees admises cela
demeure impossible pour E Berti car si conflit il y avait laquo la valeur eacutepisteacutemologique des
ἔνδοξα serait irreacutemeacutediablement compromise car la contradiction est le signe le plus eacutevident
160 Pierre-Marie Morel Aristote Une philosophie de lactiviteacute Gf Flammarion Paris 2003 p83161 105b10-11162 Enrico Berti laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo in Berti Dialectique Physique et
Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote op cit p 77163 Ibidem p78164 Ibid p 88
52
de la fausseteacute dune de ces deux parties raquo165 Pour lui lἔνδοξον est donc laquo semblable raquo au
vrai cest-agrave-dire comme le vrai il a la mecircme valeur eacutepisteacutemologique que le vrai ce qui pose
la premiegravere pierre la base dune possible valeur eacutepisteacutemologique geacuteneacuterale de la dialectique
Puisquen effet la dialectique argumente agrave partir dideacutee admises si ces ideacutees sont vraies les
conclusions qui suivent neacutecessairement seront neacutecessairement vraies
Mais cela sous-entend aussi quil faut eacutetablir une diffeacuterence de degreacute entre la classe
des ἔνδοξα et celle des simples δοκούντα
Outre les endoxa les dokounta incluent aussi les adoxa qui ne sont accepteacutes que par
une personne ou par une petite partie de gens ou par ceux qui ne sont pas eacuteclaireacutes
ainsi que les paradoxa qui sont soutenus par quelques hommes eacuteclaireacutes comme les
philosophes (Antisthegravene Heacuteraclite et dautres) mais seulement par ceux-ci166
Il ne peut y avoir conflit quentre des ἀδόξα ou des παράδοξα qui sont deux cateacutegories de
δοκούντα mais pas entre des ἔνδοξα qui sont eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs car proches du
vrai Pour eacuteviter un conflit possible entre les ἔνδοξα et donc pour eacuteviter que ne seffritent les
fondations de la preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti propose comme
R Bolton167 une hieacuterarchie entre les δοκούντα tout nest pas un ἔνδοξον de la mecircme
maniegravere laquo Dailleurs eacutecrit encore E Berti comment des ἔνδοξα cest-agrave-dire des affirmations
vraies dans la plupart des cas pourrait-elles entrer en deacutesaccord entre elles raquo168 La
probabiliteacute mecircme de lἔνδοξον fonde donc pour E Berti sa valeur eacutepisteacutemologique Et cette
conception laquo hieacuterarchique raquo dun degreacute dendoxaliteacute permettrait de reacutesoudre les conflits entre
les simples δοκούντα et les veacuteritables ἔνδοξα les laquo endoxotata raquo endoxaux au plus haut
degreacute puisque eacutetant partageacutes plus largement Pourtant il semble bien eacutevident pour un lecteur
de la Physique de la Meacutetaphysique ou des Eacutethiques quAristote envisage la possibiliteacute de
conflits entre les ἔνδοξα Mais toute la question est de savoir de quelles opinions on parle J
Brunschwig a tregraves bien syntheacutetiseacute cette question laquo une opinion qui est en conflit (reacuteel et non
pas seulement possible bien entendu) avec une autre opinion peut-elle encore compter
comme un ἔνδοξον ou bien est-elle inapte agrave ecirctre compteacutee comme telle du seul fait de sa
relation de conflit raquo169 Partant bien que J Brunschwig conclue en posant que laquo lhypothegravese
dune possibiliteacute de conflit entre ἔνδοξα ne trouve pas dappui dans la notion de degreacutes
dendoxaliteacute raquo170 encore faut-il se demander puisquil ny a pas de conflit entre les laquo vrais raquo
ἔνδοξα ndash car un conflit viendrait saper leur valeur eacutepisteacutemologique ndash et que selon E Berti165 Ibid P 84166 Ibid167 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique eteacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77168 Ibid p 85169 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin
Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la RechercheScientifique Paris 1990 p 245
170 Ibidem P 252
53
Aristote use de la meacutethode dialectique en prenant appui sur les ἔνδοξα dans ses traiteacutes
combien et quels sont les ἔνδοξα reacuteellement utiliseacutes par Aristote dans ses traiteacutes
philosophiques et scientifiques Les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees en Physique I sont-elles des
ἔνδοξα Si oui comment peuvent-elles ecirctre en contradiction avec les thegraveses heacuteracliteacuteennes
Ces derniegraveres sont-elles alors des ἔνδοξα ou des ἀδόξα Comment consideacuterer un thegravese
exposeacutee par Aristote comme veacuteritablement endoxale
E Berti na cependant pas toujours soutenu une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα en
fonction de leur degreacute de probabiliteacute cest-agrave-dire une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque aux
ideacutees admises en tant que probables En effet dans un article preacuteceacutedent intituleacute laquo Lutiliteacute de
la dialectique pour les sciences raquo E Berti comprend que les ἔνδοξα ont une valeur
eacutepisteacutemologique non laquo par soi raquo en fonction de leur degreacute de probabiliteacute mais par leur
coheacuterence geacuteneacuterale Fondant tout comme G E L Owen et exactement dans le mecircme sillage
sa thegravese sur le passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII 1145b1 et suivantes171 E Berti eacutecrit
La thegravese que je propose [hellip] est que le critegravere indiqueacute par Aristote comme suffisant
pour attribuer aux ἔνδοξα une valeur de veacuteriteacute et donc agrave la dialectique une base
eacutepisteacutemologique satisfaisante pour rendre service aux sciences nest pas constitueacute par
le degreacute dendoxaliteacute de ses preacutemisses mais par leur coheacuterence non simplement avec
dautres ἔνδοξα mais avec la plupart dentre eux En dautres mots ce qui rend digne
de confiance un ἔνδοξον au point de vue des sciences ce nest pas son degreacute
dendoxaliteacute cest-agrave-dire la quantiteacute ou la qualiteacute des personnes qui le partagent mais
la quantiteacute et la qualiteacute des autres ἔνδοξα avec lesquels il est ou nest pas compatible172
Les ἔνδοξα constitueraient donc une sorte de laquo monde coheacuterent raquo un monde en reacuteseau dont le
tissu fait de liens laquo rhizomatiques raquo attribuerait ou refuserait agrave chacune des conclusions
syllogistiques leur valeur eacutepisteacutemologique comme si ce reacuteseau endoxal eacutetait lui-mecircme
garant de sa propre valeur pour les sciences Mais cela signifierait alors quelque chose de plus
global agrave propos du projet philosophique dAristote si la dialectique est fondamentale dans les
traiteacutes scientifiques du Stagirite comme le laisse entendre une lecture posant la valeur
eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα alors la philosophie dAristote preacutetendrait trouver la veacuteriteacute dans
ce quon dit et ce quon croit comme si son projet eacutetait pour reprendre une expression de
Marta Nussbaum dans une approche comparative entre les philosophies de Platon et
dAristote celui de laquo sauver ce monde dapparences raquo En effet M Nussbaum qui partage
beaucoup des thegraveses de G E L Owen en ce domaine dans le chapitre laquo Saving Aristotles
appearances raquo de son ouvrage The Fragility of Goodness commence de la mecircme maniegravere
que G E L Owen et E Berti par eacutetudier le ceacutelegravebre passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII
1145b1 et suivantes Cest selon elle dans ce passage quAristote expose sa meacutethode en
171 Citeacute page 36172 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in Dialectique Physique et Meacutetaphysique eacutetudes
sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p 35
54
science qursquoil laquo pose ce qursquoil appelle φαιυόμενα raquo173 avec bien entendu ce double sens quil
faut comprendre de φαιυόμενον depuis larticle Thitenai ta phainomena de G E L Owen
Mais ce passage est aussi pour la commentatrice caracteacuteristique du projet philosophique
aristoteacutelicien sauver les laquo apparences raquo [φαιυόμενα] en fondant leur veacuteraciteacute En effet M
Naussbaum eacutecrit
Lorsque Aristote deacuteclare que son but en science et en meacutetaphysique aussi bien
qursquoen eacutethique est de sauver les apparences et leur veacuteriteacute il nrsquoest pas alors en train de
dire quelque chose drsquoaiseacute et drsquoacceptable [hellip] Il srsquoengage agrave eacutetablir son travail
philosophique dans un lieu duquel Platon et Parmeacutenide ont passeacute leur carriegravere agrave
srsquoingeacutenier de sortir Il insiste sur le fait qursquoil trouvera la veacuteriteacute au sein de ce que nous
disons voyons et croyons plutocirct que laquo loin des sentiers battus de lrsquoecirctre humain raquo (pour
reprendre le mot de Platon) ailleurs raquo174
Ainsi proche des thegraveses de G E L Owen et de lAnalytique moderne M Nussbaum (mais
aussi E Berti qui semble accreacutediter une telle thegravese) paraicirct faire du projet aristoteacutelicien la
volonteacute de sauver ce monde dapparences (dans sa dualiteacute signifiante de laquo ce qui apparaicirct raquo et
de laquo ce qui est dit raquo) ce monde de choses et dideacutees partageacutees constituant une sorte de socle
commun garant dune certaine communauteacute humaine dune langue commune entre les
hommes et dont la valeur pour Aristote deacutepasserait celle de la veacuteriteacute scientifique la plus
strictement empirico-analytique comme si le Stagirite eacutetait effrayeacute par la deacutechirure de cette
communauteacute de ce langage commun due au rejet (platonicien et socratique) des opinions et
ideacutees partageacutees dans le domaine du faux et du faux-semblant Telle est linterpreacutetation plus
large que nous pouvons tirer de lideacutee de E Berti selon laquelle cest une coheacuterence entre les
ἔνδοξα qui fournit agrave ces derniegraveres leur valeur eacutepisteacutemologique un monde coheacuterent de choses
dites qui par leur coheacuterence se poseraient comme vraies
Il est donc possible de tenir pour laquo proche du vrai raquo voire comme vrai laquo dans la
plupart des cas raquo les ἔνδοξα et donc de commencer agrave envisager la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique Cependant les deux thegraveses quasiment contradictoires de E Berti tentant tour agrave
tour dattribuer agrave lἔνδοξον une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque de par sa probabiliteacute ou
bien extrinsegraveque en fonction de sa coheacuterence relative agrave dautres ἔνδοξα attestent par leur
diffeacuterence de la difficulteacute dune telle entreprise La valeur eacutepisteacutemologique dune ideacutee admise
ne va pas de soi Ainsi nous pouvons peut-ecirctre ici objecter que dans les Topiques ce
caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de probabiliteacute permet surtout de souligner dans le texte
173 Traduction personnelle de laquo to set down what he calls φαιυόμενα raquo Martha Nussbaum The Fragility ofGoodness luck and ethics in Greek tragedy and philosophy Cambridge University Press Cambridge 1986p240
174laquo When Aristotle declares that his aim in science and metaphysics as well as in ethics is to save appearancesand their truth he is not then saying something cozy and acceptable [hellip] He promises to do hisphilosophical work in a place from which Plato and Parmenides had spent their careers contriving an exit Heinsists that he will find his truth inside what we say see and believe rather than ldquofar from the beaten path ofhuman beingrdquo (in Platos word) ldquoout thererdquo raquo Martha Nussbaum Ibidem p 242-243
55
que nous citions175 105b10-18 un aspect psychologique fondamental de lentretien
dialectique Le terme laquo psychologique raquo est agrave prendre ici avec beaucoup de preacutecautions il ne
sagit pas de faire de la dialectique une activiteacute hautement psychologique ni au sens
aristoteacutelicien ni au sens moderne du terme Cependant il semble bien quune certaine
psychologie de linterlocuteur soit deacuteterminante dans lentretien dialectique En effet Aristote
dit bien que lrsquoon peut laquo poser comme un principe et comme une thegravese admise176 tout ce qui agrave
premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les interlocuteurs
accordent [τιθέασι] une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se veacuterifie
pas raquo177 Puisque la preacutemisse dialectique nest justement pas neacutecessaire eacutevidente il faut faire
en sorte quelle soit admise par linterlocuteur Dailleurs quel serait linteacuterecirct de citer le tenant
dune opinion (par exemple Empeacutedocle en 105b) si ce nest dans une perspective
psychologique de faire admettre agrave linterlocuteur une ideacutee endoxale ou mecircme une thegravese
paradoxale ndash dont Aristote considegravere quelle peut ecirctre poseacutee comme preacutemisse si elle est
soutenue par quelquun de ceacutelegravebre Pour poser une preacutemisse dialectique il faut prendre en
compte la psychologie de son interlocuteur mais aussi celles de larbitre et du public qui
entourent lentretien178 et faire en sorte que ces derniers admettent la preacutemisse comme
endoxale laquo Psychologiquement raquo linterlocuteur acceptera plus facilement une ideacutee comme
la preacutemisse dun syllogisme dialectique si par exemple elle est probable cest-agrave-dire quelle
semble se veacuterifier dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas ou bien si de ceacutelegravebres
personnages lont soutenue Laspect central et deacutefinitionnel de lἔνδοξον nest pas tant celui
decirctre probable que celui decirctre accepteacute accreacutediteacute par la majoriteacute J Brunschwig traduit
dailleurs agrave trois reprises laquo θείη ἄν raquo179 optatif aoriste troisiegraveme personne du singulier de
τίθημι modaliseacute avec ἄν par laquo toute chance decirctre accepteacute raquo comme un truchement ingeacutenieux
pour rendre compte dans les trois extraits que nous citions drsquoun potentiel Car ce quil faut
surtout comprendre cest que pour Aristote une opinion peut ecirctre potentiellement endoxale
dans la mesure ougrave elle est accepteacutee ou du moins agrave la condition ougrave elle ne contredit pas
laquo lopinion du plus grand nombre raquo τῶν πολλῶν δόξαις et si jamais elle contredit cette
opinion geacuteneacuterale si elle est paradoxale elle peut ecirctre poseacutee si et seulement si quelquun de
ceacutelegravebre la tenue
Tout semble donc se passer comme si lendoxaliteacute dune opinion eacutetait garantie voire
permise non par sa laquo probabiliteacute raquo dans un sens proche ou eacuteloigneacute de celui de laquo veacuteriteacute raquo mais175 Page X176 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par
laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle
177 105b10 et suivantes178 Cet aspect psychologique de la dialectique se retrouve dailleurs dans les diffeacuterents conseils quAristote donne
aux questionneurs et reacutepondants dans le Livre VIII des Topiques179 103b11 104a34 105b17-18
56
par la totaliteacute ou presque des hommes ou des speacutecialistes La dialectique semble donc devoir
avoir pour point de deacutepart une preacutemisse qui ne doive en rien heurter une sorte drsquolaquo a priori raquo
non pas laquo conceptuel raquo pour reprendre les mots de G E L Owen180 mais laquo doxique raquo une
preacutemisse qui ne soit pas paradoxale qui ne bouscule pas les opinions dominantes qui ne
contredise pas laquo les eacutevidences communes raquo [ταicircς φαινομέυαις] (105b1) et ce mecircme si au
demeurant elle semble probable Le caractegravere endoxal dune opinion ou dune ideacutee ne lui
appartient pas en droit mais en fait et comme leacutecrit encore J Brunschwig laquo les eacutenonceacutes
laquo endoxaux raquo sont ceux qui ont des garants reacuteels qui sont autoriseacutes ou accreacutediteacutes par
lrsquoadheacutesion effective que leur donnent soit la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes soit la
totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des σοφοί [hellip] raquo181 σοφοί eacutetant agrave entendre ici non comme les
sages les philosophes ou les savants mais plutocirct comme les speacutecialistes en chaque domaine
les meacutedecins les geacuteomegravetres etc qui sopposent aux πολλοί comme laquo leacutelite [soppose] au
grand nombre lintelligentsia agrave la moyenne des hommes raquo eacutecrit encore J Brunschwig182 La
valeur endoxale dune opinion ne tient peut-ecirctre pas tant au lien quelle entretient avec le vrai
quagrave laccreacuteditation de cette opinion agrave devenir une preacutemisse dialectique Ce nest pas la
probabiliteacute la vraisemblance ou le caractegravere laquo proche du vrai raquo qui permet de poser une ideacutee
comme endoxale mais cest le fait quelle soit partageacutee Cest une sorte de garant encore ici
collectif intellectuel culturel ou peut-ecirctre seulement humain qui permet ou refuse
lendoxaliteacute dune opinion
Il est en effet difficile de consideacuterer comme laquo proche du vrai raquo la preacutemisse dialectique
preacutemisse eacutetant ici entendue comme la mise sous forme interrogative dune ideacutee endoxale
Aristote preacutecise dailleurs que
Ce serait une erreur en effet de consideacuterer toute preacutemisse et tout problegraveme comme
dialectique de fait personne de senseacute ne proposerait comme preacutemisse une opinion
universellement rejeteacutee ni ne poserait comme problegraveme une question parfaitement
claire pour tout le monde [hellip]183
Leacutevidence ou la probabiliteacute ne semblent pas ecirctre prises en consideacuteration dans lendoxaliteacute
dune ideacutee ce qui compte cest quelle soit partageacutee et quelle puisse donner lieu agrave deacutebat et
ce mecircme si elle est fausse De plus les exemples que donne Aristote de preacutemisses ou de
problegravemes dans la suite de ce texte sont de trois sortes laquo Parmi les preacutemisses certaines sont
eacutethiques dautres sont physiques dautres enfin sont logiques raquo Eacutethique laquo doit-on
obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux lois en cas de discordance raquo Logique laquo les
contraires relegravevent-ils ou non du mecircme savoir raquo Enfin physique laquo le monde est-il eacuteternel
180 Owen G E L laquo Thitenai ta phainomena raquo op cit p 85181 Brunschwig Topiques Tome I note 3 p113-114182 Brunschwig Ibidem note 1 p114183 Topiques I 10 104a2-7
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ou non raquo184 Chacune de ces preacutemisses est donc la forme interrogative dune ideacutee partageacutee et
admise par la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des
savants sinon des plus illustres dentre eux ou des plus admis comme autoriteacute Une ideacutee
personnelle novatrice non admise ou ne faisant pas autoriteacute mecircme une ideacutee eacutevidente
probable voire vraie ne pourrait preacutetendre devenir une preacutemisse dialectique ou bien un
ἔνδοξον puisquen derniegravere instance seul le plus laquo grand nombre raquo donne agrave lideacutee son
caractegravere endoxale Il semble que la preacutemisse dialectique et lἔνδοξον soient peut-ecirctre
eacutepisteacutemologiquement laquo hors concours raquo Degraves lors cette valeur proposeacutee par E Berti ne va pas
de soi et la fragiliteacute de celle-ci risque de saper les fondations dune preacutetendue valeur
eacutepisteacutemologique plus geacuteneacuterale de la dialectique
Laspect collectif du jeu de la dialectique est sans doute lun des critegraveres les plus
importants pour comprendre la diffeacuterence entre dialectique et philosophie chez Aristote Mais
dans le mecircme temps cet aspect constitue un eacutecueil pour les tenants dune dialectique
eacutepisteacutemologiquement forte au sein des traiteacutes de science et de philosophie du Stagirite En
effet le livre VIII des Topiques souvre sur quelques conseils pratiques agrave lusage du
questionneur mais en mecircme temps quil dispense ses conseils Aristote eacutetablit une distinction
claire entre le dialecticien et le philosophe
Il faut dabord quand on sapprecircte agrave formuler les questions trouver le lieu agrave partir
duquel il convient dargumenter deuxiegravemement formuler les questions et les mettre
en ordre une par une pour soi-mecircme [πρὸς ἑαυτόν] enfin et troisiegravemement les poser
de vive voix cette fois pour lautre [πρὸς ἕτερον] Tant quil sagit de trouver le lieu la
recherche relegraveve agrave titre semblable du philosophe et du dialecticien mais se mettre agrave
ranger ces points en ordre et agrave formuler les questions [τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν] est
propre au dialecticien car tout ce qui est de ce type sadresse agrave un autre [πρὸς ἕτερον]
Au philosophe qui cherche par lui-mecircme [καθἑαυτὸν] il importe nullement si alors
que sont vraies et bien connues les preacutemisses par le biais desquelles se fait sa
deacuteduction le reacutepondant ne les accorde pas parce quelles sont proches de ce qui a eacuteteacute
poseacute au deacutebut et quil preacutevoit ce qui va en reacutesulter [hellip]185
Malgreacute les nombreuses difficulteacutes que soulegraveve ce texte il semble que la ligne de deacutemarcation
entre le philosophe et le dialecticien se trace gracircce agrave deux actions τάττειν cest-agrave-dire
laquo ranger raquo laquo ordonner raquo186 les diffeacuterentes questions ou preacutemisses que le questionneur veut
poser au reacutepondant puis ἐρωτηματίζειν cest-agrave-dire laquo poser les questions agrave linterlocuteur
pour lamener agrave une conclusion raquo187 les formuler agrave haute voix pour lautre laquo πρὸς ἕτερον raquo184 Topiques I 14 105b20-25185 Aristote Topiques Tome II Trad Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 livre VIII 155b1-16186 Le Grands Bailly p 1899-1900187 Le Grand Bailly p 813
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Cependant comme lexplique J Brunschwig188 bien que cet aspect πρὸς ἕτερον de la
dialectique soit dune importance capitale la dialectique nest pas quune relation agrave autrui En
effet laspect laquo collectif raquo neacutepuise pas toute la dialectique puisquelle se double dun aspect
preacutealablement laquo taxinomique raquo Lactiviteacute du questionneur dialecticien comprend trois temps
dont les deux derniers lui sont propres un premier temps durant lequel il faut trouver le lieu
agrave partir duquel il convient dargumenter un deuxiegraveme temps dorganisation des questions dans
un ordre bien particulier pour soi-mecircme puis un troisiegraveme temps ougrave il faut formuler ces
questions pour autrui Cependant τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν sont laquo le propre raquo [ἴδιον] du
dialecticien et semblent bien distinguer ici en Topiques 155b1-16 la dialectique de la
philosophie puisque le philosophe ne se soucie pas des reacuteactions de ses interlocuteurs eacutetant
donneacute que lui ne joue pas agrave la dialectique Le philosophe ne soumet pas les preacutemisses de ses
syllogismes agrave lautoriteacute du plus grand nombre Mais un problegraveme se pose alors si τάττειν καὶ
ἐρωτηματίζειν sont deux activiteacutes laquo propres raquo agrave la dialectique cela signifie-t-il que la
philosophie norganise ni ne formule aucune questions pour autrui En effet si nous
comprenons que ces deux activiteacutes sont laquo le propre raquo de la dialectique tel quAristote deacutefinit
le laquo propre raquo en Topiques I5 102a18-19 cest-agrave-dire comme ce qui laquo sans exprimer
lessentiel de lessence de son sujet nappartient pourtant quagrave lui raquo alors la philosophie doit-
elle se comprendre seulement comme une activiteacute solitaire anarchique car non organiseacutee et
silencieuse
Un texte de Meacutetaphysique Γ2 permet dune part de reacutepondre agrave cette question et
dautre part de comprendre un autre aspect fondamental de la dialectique son caractegravere
peirastique En effet en 1004b1-25 Aristote propose une autre distinction entre la
philosophie la sophistique et la dialectique Et il appert que pour le Stagirite la diffeacuterence
entre ces trois disciplines nest pas une diffeacuterence de forme mais une diffeacuterence de
laquo finaliteacute raquo et que la philosophie a pour fin dexaminer le vrai
En voici une preuve les dialecticiens et les sophistes revecirctent la mecircme apparence que
le philosophe car la sophistique nest quun semblant de sagesse et les dialecticiens
argumentent sur tout or lecirctre est commun agrave tout et agrave leacutevidence ils argumentent sur
ces questions parce quelles sont propres agrave la philosophie En effet la sophistique et la
dialectique tournent autour du mecircme genre que la philosophie mais la philosophie
diffegravere de la dialectique par la faccedilon dutiliser sa capaciteacute de la sophistique par le
choix de vie La dialectique met agrave leacutepreuve lagrave ougrave la philosophie apprend agrave connaicirctre
tandis que la sophistique paraicirct apprendre agrave connaicirctre mais ne le fait pas189
Ce texte peut ecirctre rapprocheacute de Topiques I1 100a25-101a4 dans lequel Aristote reformule
la distinction entre philosophie dialectique et sophistique mais cette fois-ci du point de vue
188 Aristote Topiques Tome II note 3 p 263-264189 Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et Anick Jaulin op cit p 150 nous soulignons
59
de la maniegravere dont ces trois laquo activiteacutes raquo font des syllogismes Le raisonnement deacuteductif 190
procegravede daffirmations vraies et premiegraveres eacutevidentes par elles-mecircmes Le raisonnement
dialectique procegravede des fameux ἔνδοξα Et la deacuteduction eacuteristique ou sophistique prend pour
point de deacutepart laquo des ideacutees qui se preacutesentent comme des ideacutees admises sans en ecirctre
reacuteellement raquo ou se preacutesente laquo comme une deacuteduction sans en ecirctre une raquo191 La sophistique se
caracteacuterise dans cet extrait des Topiques par un faux-semblant volontaire cette volonteacute de
laquo cacher son jeu raquo de faire croire agrave ses interlocuteurs quelle est comme la philosophie et
comme la dialectique Et si Meacutetaphysique Γ2 nous permet dexclure la sophistique de toute
preacutetention philosophique ou scientifique en en faisant un laquo semblant de sagesse raquo ndash
eacutethiquement drsquoune part puisque la sophistique diffegravere de la philosophie par laquo le choix de
vie raquo et drsquoautre part syllogistiquement car ses raisonnements nont que lapparence de
syllogismes ndash ce texte permet aussi de preacuteciser et dans le mecircme temps de rendre plus
complexe les rapports que la dialectique entretient avec la philosophie Dialectique et
philosophie ont toutes deux la mecircme forme la dialectique argumente sur tout parce que les
questions quelle se pose sont justement propres agrave la philosophie Degraves lors nous pouvons
peut-ecirctre eacutetablir ainsi une laquo homonymie de forme raquo entre dialectique et philosophie alors de
facto ce qui est propre agrave la dialectique τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν par exemple est propre
aussi agrave la philosophie Car la diffeacuterence entre ces deux activiteacutes ne tient pas agrave leur forme elles
ont en effet la mecircme en partage mais agrave lutilisation quon en fait laquo agrave la faccedilon dutiliser sa
capaciteacute raquo capaciteacute propre agrave lecirctre humain de faire de la dialectique et de la philosophie
Dune part le philosophe use de cette capaciteacute pour apprendre dautre part le dialecticien use
de celle-ci pour laquo mettre agrave leacutepreuve raquo
La distinction entre philosophie et dialectique se comprend donc dans une diffeacuterence
de laquo perspective raquo de but de finaliteacute Elles ont la mecircme forme et semble-t-il si nous
acceptons une laquo homonymie formelle raquo entre philosophie et dialectique ce qui est propre agrave
lune est propre agrave lautre bien quelles naient pas la mecircme fin Et peut-ecirctre que la meacutethode
dialectique peut fonder les principes des sciences justement par cette laquo homonymie raquo entre
philosophie et dialectique Cependant ce texte de Meacutetaphysique Γ2 a poseacute de nombreux
problegravemes aux interpregravetes qui soutiennent le caractegravere dialectique fondamental de la science
et de la philosophie chez Aristote car ce dernier y seacutepare clairement la philosophie de la
dialectique bien que celles-ci partagent une certaine homonymie (la dialectique ayant pour
fin de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo quand la philosophie laquo apprend agrave connaicirctre raquo) Pour reacutesoudre ce
problegraveme et continuer de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode scientifique et
190 Le raisonnement deacuteductif est scientifique certes mais la frontiegravere entre science et philosophie estparticuliegraverement incertaine chez Aristote ainsi comme le livre E de la Meacutetaphysique dans lequel le motlaquo philosophie raquo est utiliseacute au sens de ἐπιστήμη (126a19) nous maintenons pour le moment ici leacutequivoqueentre science et philosophie
191 100b23-29
60
philosophique les tenants du dialectic turn ont ducirc proposer une distinction entre plusieurs
types de dialectique TH Irwin192 considegravere par exemple que ce passage de Meacutetaphysique
Γ2 doit ecirctre compris dans une strateacutegie antiplatonicienne seacuteparant la dialectique de la
philosophie La dialectique dont il est question en Meacutetaphysique Γ2 serait une pure
dialectic cest-agrave-dire celle deacutecrite dans les Topiques deacutepourvue de toute valeur
eacutepisteacutemologique car trop deacutependante aux δοκούντα et qui se distinguerait dune strong
dialectic mise en œuvre dans les recherches scientifiques et fondeacutee sur de vraies preacutemisses
ou des preacutemisses laquo semblables raquo au vrai des ἔνδοξα Cette distinction entre pure et strong
dialectic permet aussi de contourner le hiatus ducirc agrave laspect collectif (questionneurreacutepondant)
de la dialectique qui ne se retrouve guegravere dans les traiteacutes scientifiques La dialectique de
Meacutetaphysique Γ2 serait donc une dialectique socratique critique dialogique cest-agrave-dire
structureacutee autour des rapports du questionneur et du reacutepondant incapable de connaicirctre mais
seule capable de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo et la laquo philosophie raquo serait quant agrave elle lautre nom de
cette dialectique forte dont la tacircche est dexaminer le vrai et qui semble pouvoir se pratiquer
seul Cette thegravese peut ecirctre eacutetayeacutee par un extrait de Meacutetaphysique M4 dans lequel Aristote
montre la laquo faiblesse raquo de la dialectique socratique que lon peut degraves lors comprendre comme
plus faible que la dialectique aristoteacutelicienne
Mais Socrate cherchait avec raison le ce que cest car il cherchait agrave construire des
deacuteductions et le principe des deacuteductions est le ce que cest En effet la dialectique en ce
temps lagrave neacutetait pas assez forte pour pouvoir examiner les contraires mecircme
indeacutependamment du ce que cest et pour dire si les contraires relegravevent de la mecircme
science193
Une dialectique forte serait donc une dialectique fondeacutee sur le ce que cest une dialectique
scientifique dont les syllogismes seraient apodictiques cest-agrave-dire fondeacutes sur des ἔνδοξα dont
nous avons compris quils pouvaient avoir une valeur eacutepisteacutemologique en fonction du sens
que nous accordons au mot laquo probable raquo chez Aristote Et la distinction entre laquo dialectique raquo
et laquo philosophie raquo en Meacutetaphysique Γ2 sentend alors comme la distinction entre pure
dialectic et strong dialectic De fait il y aurait une stricte analogie entre la philosophie et la
strong dialectic Diviser ainsi la dialectique en plusieurs types en fonction du contexte de son
utilisation est lune des strateacutegies deacuteveloppeacutees par les tenants du Dialectic turn pour reacutesoudre
les contradictions du texte aristoteacutelicien Une telle distinction entre pure et strong dialectic
permet notamment agrave E Berti deacutecrire laquo Par conseacutequent la tacircche quAristote attribue agrave la
science de lecirctre en tant quecirctre se deacuteroule selon des proceacutedeacutes explicitement deacutecrits comme
dialectiques raquo194 R Bolton par exemple soppose sur ce point agrave T H Irwin et considegravere que
192 T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988193 1078b23-27194 E Berti laquo Philosophie dialectique et sophistique en Meacutetaphysique Γ2 raquo in Dialectique Physique et
Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p47
61
cest justement la peirastique en tant quactiviteacute fondeacutee sur ce qui est le plus endoxal ndash les
endoxotata ndash et dont le but est seulement de mettre agrave leacutepreuve qui est le proceacutedeacute de la
dialectique le plus laquo scientifique raquo puisque celle-ci a selon lui la fonction de laquo justifier les
thegraveses scientifiques raquo195 La peirastique srsquooppose pour R Bolton agrave la laquo dialectique au sens
strict raquo qui elle est deacutepourvue de toute valeur eacutepisteacutemologique La distinction entre deux ou
plusieurs dialectiques semble permettre une analogie entre la philosophie et une dialectique
forte et si Aristote seacutepare philosophie et dialectique en Meacutetaphysique Γ2 ce nest que pour
deacutebouter une certaine dialectique qui nest selon T H Irwin que peirastique cest-agrave-dire qui
na pour seul but que de mettre agrave leacutepreuve les arguments adverses La peirastique eacutetant
personnifieacutee par Socrate en Meacutetaphysique M4 elle est incapable de connaicirctre agrave la
diffeacuterence dune dialectique forte Mais Aristote permet-il veacuteritablement de distinguer
plusieurs sortes de dialectique R Bolton pour infeacuterer cette ideacutee sappuie sur les services
rendus par la meacutethode topique selon Topiques I2 Il considegravere quaux diffeacuterents services se
rapportent diffeacuterentes dialectiques au service gymnastique une dialectique gymnastique au
service laquo scientifique raquo (qui inteacuteresse les notions premiegraveres des sciences) une dialectique non
gymnastique196 Pourtant J Brunschwig critique cette lecture Selon lui en effet
La meacutethode dialectique agrave laquelle on sentraicircne dans lusage laquo gymnastique raquo nest pas
une autre dialectique ou une autre forme de dialectique ou une dialectique gouverneacutee
par dautres regravegles que celle que lon pratique selon les Topiques eux-mecircmes agrave des
fins seacuterieuses et non laquo gymnastiques raquo197
Degraves lors reacutesoudre les incoheacuterences du texte aristoteacutelicien agrave propos de la dialectique dans le
but dassurer un usage scientifique de cette derniegravere en distinguant plusieurs laquo types raquo de
dialectiques ne va pas de soi et reste difficilement soutenable Sans tirer de conclusions trop
hacirctives sur ces deux (deux eacutetant un nombre a minima) dialectiques ayant des fonctions
diffeacuterentes ndash car il ne faut pas selon M Crubellier et P Pellegrin laquo seacuteparer de maniegravere trop
eacutetanches les diverses fonctions de la dialectique raquo198 ndash retenons pour le moment dune part
que la dialectique a un aspect collectif indeacuteniable mais aussi une fonction critique
peirastique et dautre part que les thegraveses de T H Irwin ou de R Bolton ont le meacuterite
incontestable de reacutepondre agrave de difficiles incoheacuterences du texte aristoteacutelicien Il importe peu
pour le moment de savoir si cette fonction peirastique constitue lessence dune certaine
dialectique non scientifique opposeacutee agrave une dialectique forte ou inversement la dialectique
reste une activiteacute de laquo mise agrave leacutepreuve raquo mais ses fonctions sont sans doute plurielles
195 R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pellegrin PierreBiologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la Recherche ScientifiqueParis 1990 p 185-236
196 CF R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo op cit pp 200-201197 J Brunscchwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin
Pierre op cit p 257198 M Crubellier et P Pellegrin Aristote op cit p 140
62
Aristote insiste dailleurs beaucoup sur le caractegravere peirastique de la dialectique dans les
Reacutefutations sophistiques Largument peirastique y est preacutesenteacute comme celui qui deacuteduit laquo une
contradiction agrave partir des opinions qui font autoriteacute raquo (2 165b4)199 De plus la peirastique
laquo est une partie de la dialectique et elle est capable de deacuteduire une conclusion fausse en se
servant de lignorance de celui qui rend compte de sa thegravese raquo (8 169b25-27) Enfin Aristote
considegravere que laquo la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute raquo et que de fait elle
laquo sapplique agrave tout raquo elle nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et peut ecirctre
pratiqueacutee par tout le monde avec plus ou moins de meacutethode (11 172a25-28)
En effet tous les arts utilisent eacutegalement certaines notions communes Cest pourquoi
tous les hommes y compris de simples particuliers font usage dune certaine maniegravere
de la dialectique et de la peirastique car tous jusquagrave un certain point tentent
dexaminer ceux qui professent un art (11172a29-33)
Ainsi la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα coupleacutee agrave lideacutee dune dialectique forte
parente de la philosophie et de la science agrave la diffeacuterence de la peirastique qui na pour tacircche
que de critiquer sans rien fonder permet de comprendre lultime service rendu selon les
Topiques I2 par la dialectique aux sciences ou plus exactement aux laquo notions premiegraveres de
chaque science raquo
Que notre traiteacute soit utile enfin aux connaissances de caractegravere philosophique cela
sexplique du fait que lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en
argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en
chaque matiegravere le vrai et le faux Mais on peut encore en attendre un service de plus
qui inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science [πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ
ἑκάστην ἐπιστήμην] Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant
sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les
principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si
lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune
de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave
elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de
toutes les disciplines200
Bien que ce texte semble proposer deux services distincts rendus par le traiteacute des Topiques et
non un seul E Berti dans son article intituleacute laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo
comprend quil y a une uniteacute entre ces deux services preacutetendument diffeacuterents En effet
Nous ne sommes pas en preacutesence de deux services ou de deux utiliteacutes diffeacuterentes
mais la dialectique est utile aux connaissances de caractegravere philosophique cest-agrave-dire
aux sciences aussi bien parce que deacuteveloppant les apories dans les deux sens elle
199 Aristote Reacutefutations Sophistiques trad Myriam Hecquet GF Flammarion Paris 2015200 101a34-101b4
63
nous fait discerner plus facilement le vrai et le faux que parce que gracircce agrave sa vocation
examinatrice elle nous ouvre laccegraves aux principes de toutes les disciplines201
Ces deux utiliteacutes de la dialectique sont donc compleacutementaires et reacuteductibles agrave une seule
deacutecouvrir les principes de toutes les disciplines de toutes les sciences Mais par quel proceacutedeacute
la dialectique peut-elle deacutecouvrir les principes E Berti est sur ce point tout agrave fait clair la
dialectique deacutecouvre les principes des sciences par le proceacutedeacute laquo normal raquo celui qui laquo deacuteduit
des conclusions agrave partir des ideacutees admises raquo en tant que laquo seul proceacutedeacute dont on dispose pour
chercher les principes raquo202 Puisque les laquo ideacutees admises raquo ont degraves lors une valeur
eacutepisteacutemologique raisonner agrave partir delles en deacuteveloppant des apories permet de deacutecouvrir les
principes des sciences Certes Aristote nuance le caractegravere exclusivement dialectique de cette
tacircche En effet deacutecouvrir les principes des sciences est propre agrave la dialectique laquo ou du moins
agrave elle principalement raquo [ἴδιον ᾒ μάλιστα οἰκεicircον] eacutecrit-il en Topiques I2 101b2 Cependant
E Berti ne semble pas consideacuterer cette concession comme probleacutematique car elle est pour lui
surtout laquo pleacuteonastique raquo et ne remet pas en cause sa theacuteorie selon laquelle il reste eacutetabli que
laquo la dialectique permet de deacutecouvrir les principes des sciences raquo et ce par un proceacutedeacute tout agrave
fait normal deacutevelopper des apories agrave partir dideacutees admises proceacutedeacute qui nous permet de
deacutecouvrir le vrai et le faux203 Tels sont donc les diffeacuterents eacuteleacutements gracircce auxquels nous
pouvons attribuer cette valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique
Cette fonction preacutesumeacutee de la dialectique deacutecouvrir les principes des sciences par le
deacuteveloppement dapories agrave partir dopinions admises est selon E Berti qui reprend
lexpression de R Bolton laquo le fondement eacutepisteacutemologique raquo204 de la dialectique
aristoteacutelicienne Cependant pour E Berti lillustration la plus claire de cette fonction de la
dialectique en science ne se trouve ni dans les Topiques ni dans les Reacutefutations sophistiques
ni mecircme dans la Rheacutetorique En effet selon lui la plus brillante illustration de cette fonction
scientifique doit ecirctre rechercheacutee dans les traiteacutes scientifiques eux-mecircmes lagrave ou cet usage se
deacuteploie veacuteritablement Cest en effet ainsi quil conclut son article sur lutiliteacute de la dialectique
pour la science
En conclusion la base eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne est
constitueacutee par le fait que la plupart des ἔνδοξα sont aussi vrais et pour cette raison ils
permettent de voir entre deux thegraveses opposeacutees dont on a tireacute les conseacutequences laquelle
est la vraie et laquelle est la fausse lune eacutetant celle dont les conseacutequences saccordent
avec la plupart des ἔνδοξα lautre celle dont les conseacutequences les contredisent Le
201 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30202 Ibidem p 30-31 Il semble que dans cet article preacutecis E Berti ne fasse pas de diffeacuterence entre une
dialectique forte et la peirastique dans la deacutecouverte des principes des sciences Retenons quici la dialectiquedeacutecouvre les principes par un proceacutedeacute laquo normal ndash pour la dialectique raquo celui de deacutevelopper des apories nouspermettant de deacutecouvrir le vrai et le faux
203 Ibid p 32204 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique et
eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne op cit
64
mecircme proceacutedeacute peut ou doit ecirctre appliqueacute dans la recherche des principes des sciences
pour voir entre deux thegraveses opposeacutees et eacutegalement candidates au titre de principe
cest-agrave-dire de preacutemisse vraie laquelle est la vraie et laquelle est la fausse205
Ainsi puisquil faut selon E Berti rechercher lapplication du proceacutedeacute dialectique dans la
deacutecouverte des principes des sciences nous nous proposons dans les pages qui suivent
drsquoeacutetudier un cas particulier dont il est admis de le consideacuterer comme lun des plus
paradigmatiques de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique en science le livre I de la
Physique qui procegravede dans un premier temps agrave la reacutefutation de la doctrine eacuteleacuteatique et dans
un second temps agrave leacutetablissement des principes de la physique206 Bien que ce texte soit un
veacuteritable locus classicus du deacutesaccord entre les speacutecialistes dAristote nous nous proposons
de linterroger pour appreacutecier sil accreacutedite ou non la thegravese selon laquelle la meacutethode
dAristote dans la recherche des principes des sciences est la meacutethode dialectique La
dialectique permet-elle textuellement en Physique I de deacutecouvrir les principes de la physique
soit le mouvement le repos et le substrat de ce couple de contraires
La reacuteponse agrave cette question soulegraveve un grand nombre de deacutebats et pourrait faire
intervenir une myriade de gloses contradictoires et de textes du corpus aristoteacutelicien aux sens
toujours diffeacuterents Cest dailleurs lune des principales difficulteacutes des eacutetudes
aristoteacuteliciennes proposer une thegravese agrave propos dune question preacutecise chez Aristote qui ne soit
pas contredite par un texte dAristote lui-mecircme Et cest pour faire face agrave cette difficulteacute que
nous faisons le choix de restreindre cette eacutetude au livre I de la Physique et de ne faire
intervenir que deux points de vue sur ce dernier celui de E Berti qui considegravere la dialectique
comme une meacutethode veacuteritablement scientifique en Physique I et celui de R Bolton dont le
point de vue est plus nuanceacute et permet de relativiser lutilisation faite par Aristote de la
dialectique en science
Comme nous lavons dit la Physique souvre sur lexposeacute de la meacutethode dAristote par
une reformulation de la doctrine des Analytiques et lexposition du laquo chemin naturel raquo qui va
de ce qui est plus clair et plus connu pour nous vers ce qui est plus clair et plus connu par
nature Lensemble du livre I a pour rocircle deacutetablir le nombre et la nature des principes de la
science physique une paire de contraire (le mouvement et le repos) deacutefinissant le genre de la
physique et un substrat (la matiegravere) Les objets de la science physique sont donc selon
Physique II les reacutealiteacutes laquo qui possegravedent en elles-mecircmes leur principes de mouvement et
drsquoarrecirct les unes quant au lieu dautres quant agrave laugmentation et agrave la diminution dautres
quant agrave lalteacuteration raquo207 Mais quelle strateacutegie Aristote met-il en place pour eacutetablir ces
principes au cours de ce tregraves deacutebattu livre I 205 E Berti laquo De lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in E Berti op cit p 40
206 Le premier chapitre de la Physique est dun inteacuterecirct particulier car il est aussi selon les Meacuteteacuteorolo-giques I1 louverture de laquo toute lentreprise raquo physique et scientifique dAristote207 Physique II 1 192b14-15 trad Citeacutee Pierre Pellegrin
65
Selon E Berti cette strateacutegie est purement et simplement une application stricte de la
meacutethode dialectique telle quelle est exposeacutee dans les Topiques Et en effet plusieurs eacuteleacutements
corroborent un usage massif de la dialectique en Physique I Degraves le chapitre 2 du livre I agrave
partir de 184b15 Aristote eacutecrit
Mais il est neacutecessaire quil y ait ou bien un seul principe ou bien plusieurs et
sil ny en a quun ou bien quil soit immobile comme le disent Parmeacutenide et Meacutelissos
ou bien quil soit mucirc comme le disent les physiciens certains disant que les premiers
principes cest lair dautre que cest leau208
Dune part Aristote procegravede ici agrave une relative laquo revue raquo des ideacutees admises par ses
preacutedeacutecesseurs dans le domaine de la physique ce qui sapparente agrave un proceacutedeacute de type
dialectique mais dautre part il procegravede agrave une laquo parfaite division dichotomique qui ne
neacuteglige aucune possibiliteacute et les embrasse toutes raquo nous explique E Berti209 Lorigine
dialectique de cette laquo division dichotomique raquo ne fait pour le commentateur aucun doute car
elle repreacutesente le paradigme dun proceacutedeacute typiquement dialectique donnant lieu agrave une
laquo veacuteritable deacutemonstration raquo cest-agrave-dire une deacutemonstration scientifique
Aristote sengage ensuite dans une reacutefutation des doctrines eacuteleacuteatiques Leacuteleacuteatisme et
ses repreacutesentants Parmeacutenide et Meacutelissos niaient non le mouvement tel que nous le
percevons mais le fait quil laquo soit raquo le fait que nous puissions dire laquo le mouvement est raquo
Dans les fragments restitueacutes de son Poegraveme Parmeacutenide eacutecrit laquo Ce qui peut ecirctre dit et penseacute se
doit decirctre car lecirctre est en effet et le neacuteant nest pas raquo Et plus loin laquo En effet lecirctre
embrasse au plus pregraves lecirctre Or il est immobile pris dans les limites de formidables liens il
est sans commencement et il est sans fin car la geacuteneacuteration comme la destruction ont eacuteteacute
eacutecarteacutees loin de lui [] raquo210 Lexamen de cette doctrine niant le mouvement et la plurivociteacute
de lecirctre a pour Aristote un laquo inteacuterecirct philosophique raquo (I2 185a21)211 Mais pour quelle
raison Reacutemi Brague dans un article intituleacute laquo Note sur la deacutefinition du mouvement
(Physique III 1-3) raquo212 a particuliegraverement bien mis en lumiegravere le rapport entre la reacutefutation
des doctrines eacuteleacuteatiques sur le mouvement au livre I et la deacutefinition dudit mouvement au livre
III en tant quelle en constitue le verso Selon R Brague la deacutefinition quAristote eacutetablit du
mouvement en Physique laquo serait le versant positif de ce queacutetablissait neacutegativement la
reacutefutation de leacuteleacuteatisme meneacutee au livre I de la Physique (ch3) et par lagrave elle en constitue la
reacutefutation deacutefinitive raquo213 Il y a un correacutelat entre la deacutefinition du mouvement en Physique III
208 Ibidem 185b15 et suivantes209 laquo E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physique raquo in Berti op cit p 99210 Fragments restitueacutes ligne 1-2 puis 25-31 in Les Preacutesocratiques ed Jean-Paul Dumont Gallimard NRF
Paris 1988 p 260211 Nous reviendrons ulteacuterieurement sur cet laquo inteacuterecirct philosophique raquo de lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques212 Brague Reacutemi laquo Note sur la deacutefinition du mouvement (Physique III 1-3) raquo in La physique dAristote et les
conditions dune science de la nature Colloque organiseacute par le seacuteminaire drsquoEacutepisteacutemologie et dHistoire desSciences de Nice actes eacutediteacutes par Franccedilois de Gandt et Pierre Souffrin Vrin Paris 1991 pp107-120
213 Ibid p 109
66
et la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I ce correacutelat consiste en la neacutecessiteacute de faire du
mouvement un ecirctre En effet les Eleacuteates ne nient pas tant lexistence empirique du
mouvement que la preacutetention du mouvement agrave ecirctre un Ecirctre agrave acceacuteder laquo au statut raquo dEcirctre Degraves
lors il faut quAristote donne une laquo consistance ontologique raquo au mouvement laquo Il lui faut
bien plutocirct montrer que le mouvement a une digniteacute telle quil meacuterite que lon parle de lui en
employant le verbe ldquoecirctrerdquo raquo214 eacutecrit R Brague Ce serait lagrave tout lenjeu de sa deacutefinition du
mouvement au livre III Mais a fortiori la reacutefutation du livre I est la reacutefutation dune neacutegation
ontologique du mouvement Si Aristote cherche agrave reacutefuter les Eleacuteates au livre I de la Physique
cest parce quil semble impossible de fonder la science physique sur des principes qui nont
pas la digniteacute decirctre En effet laquo on ne peut savoir que ce qui est eacutecrit encore R Brague Or
ce qui est dans la nature se meut Si donc ce qui se meut ou le trait fondamental de ce qui se
meut ndash le mouvement ndash nest pas il ny a pas de savoir de la nature raquo215 Reacutefutation des
Eleacuteates et deacutefinition du mouvement sont donc le recto et le verso de la mecircme strateacutegie
eacutetablir une ontologie du mouvement Ainsi la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est pour
Aristote une neacutecessiteacute Il semble falloir pour pouvoir fonder un savoir de la nature
deacutemontrer lexistence ontologique du mouvement chose que niaient les Eleacuteates par leur
thegravese laquo lEcirctre est un et immobile raquo
Son proceacutedeacute argumentatif est-il degraves lors dialectique Premiegraverement Aristote
comprend que lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques ne relegraveve pas du domaine de la physique mais
dune autre science Et lanalogie quil mentionne en 185a1 pour eacutetayer son propos est
particuliegraverement eacuteclairante pour comprendre le proceacutedeacute utiliseacute dans la reacutefutation des thegraveses
eacuteleacuteatiques qui nient les principes physiques Cette reacutefutation ne peut se faire que par cette
laquo science commune agrave toutes raquo
De mecircme en effet que le geacuteomegravetre na lui non plus aucun argument contre celui qui
supprime les principes de la geacuteomeacutetrie ndash mais cela est laffaire dune autre science ou
du moins dune science commune agrave toutes ndash de mecircme en est-il pour celui qui soccupe
des principes216
Cette science commune agrave toutes les autres non tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et qui
permet de reacutefuter celui qui supprime les principes de la geacuteomeacutetrie comme de la physique (ici
les Eleacuteates) nest-elle pas la dialectique Ce point a fait eacutenormeacutement deacutebat dans lhistoire des
eacutetudes aristoteacuteliciennes Selon P Pellegrin en effet cette science laquo commune agrave toutes raquo serait
pour D Ross la meacutetaphysique et pour Simplicius deacutejagrave la dialectique Cependant Aristote
deacutefinit bien dans les Seconds analytiques I 11 la dialectique comme lactiviteacute qui
laquo communique avec toutes les sciences raquo (77a26) et nest la science laquo daucun genre
214 Ibid p108-109215 Ibid p 109-110216 Physique I 2 185a1-4
67
deacutetermineacute raquo (77b32)217 Degraves lors il appert que le seul moyen mentionneacute par Aristote dans sa
Physique pour reacutefuter les thegraveses niant les principes physiques comme celles niant les
principes de toutes les autres sciences est bien la dialectique
Deuxiegravemement pour reacutefuter les thegraveses eacuteleacuteatiques Aristote use de la division des sens
des mots laquo ecirctre raquo et laquo un raquo Or la division ou la laquo dissociation raquo des divers sens des termes est
justement lun des instruments principaux de la dialectique En Topiques I 13 Aristote pose
quatre laquo instruments gracircce auxquels nous ne serons jamais agrave court darguments deacuteductifs raquo
dont le deuxiegraveme mentionneacute consiste laquo agrave savoir dissocier les diffeacuterents sens dun terme raquo218
Et cest en effet agrave partir des diffeacuterents sens de lecirctre quil reacutefute les thegraveses eacuteleacuteatiques
Mais le point de deacutepart le plus approprieacute de tous [pour reacutefuter] cest de voir
puisque leacutetant se dit de plusieurs maniegraveres ce que veulent dire ceux qui disent que
toutes les choses sont une est-ce quils veulent dire que toutes les choses sont
substance ou des quantiteacutes ou des qualiteacutes et nouvelle question est-ce que toutes
choses sont une substance unique comme lest un homme unique ou un cheval
unique comme lest blanc ou chaud ou lune des choses de cette sorte 219
Aristote use agrave nouveau de ce proceacutedeacute dialectique de la division des sens de lun
De plus puisque lun se dit de plusieurs maniegraveres tout comme leacutetant il faut
examiner de quelle maniegravere ils entendent que le tout est un Or on appelle un soit le
continu soit lindivisible soit les choses dont la formule de lecirctre essentiel est la mecircme
et unique comme jus de treille et vin220
La division des sens dun terme est en effet un proceacutedeacute proprement dialectique dune part
parce quil constitue nous lavons dit un instrument de la dialectique mais dautre part parce
que cette division sinscrit dans une analyse du langage commun du sens commun laquo des
choses dites raquo cest-agrave-dire des λεγόμενα dans lesquels sont compris les ἔνδοξα et qui
constituent lun des deux sens de φαιυόμενον selon G E L Owen Or cette reacutefutation
dialectique proceacutedant par la division des sens dun termes est pour Aristote selon E Berti
laquo une reacutefutation rigoureuse et parfaitement valable raquo221 Donc non seulement la reacutefutation est
bien dialectique mais elle est aussi pour E Berti fondeacutee cest-agrave-dire scientifiquement
valable
Cependant nous navons abordeacute pour linstant que la reacutefutation des Eleacuteates non la
deacutetermination effective des principes physiques Or selon E Berti reacutefutation des Eleacuteates ou
des laquo Anciens qui viennent ensuite raquo et deacutetermination des principes de la physique sont
intimement lieacutees car deacuterivant dun seul et mecircme proceacutedeacute dialectique Selon le commentateur
la recherche veacuteritablement physique commence avec la deacutetermination du nombre de
217 Ce que drsquoailleurs confirme P Pellegrin dans sa note 1p la Physique aux eacuteditions GF Flammarion218 A partir de 105a21 219 185b21 et suivantes220 185b6-9221 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100
68
principes agrave partir du chapitre 4 du livre I et sachegraveve au deacutebut du livre II Or pour E Berti
toute cette recherche physique des principes deacutecoule dun proceacutedeacute dialectique qui prend
plusieurs formes
[Ce proceacutedeacute] est imposeacute par la distinction dichotomique entre les diffeacuterentes
possibiliteacutes concernant les principes [185b15] deuxiegravemement il a comme objet les
opinions des autres physiciens [agrave partir de 187a12] cest-agrave-dire des interlocuteurs
dAristote avec lesquels il semble avoir engageacute une espegravece de grande discussion
troisiegravemement il se sert dun instrument typiquement dialectique lanalyse du langage
humain222
Premiegraverement E Berti considegravere cette recherche du nombre et de la nature des principes
physiques comme une laquo grande discussion raquo comme un veacuteritable eacutechange un laquo entretien
dialectique raquo entre Aristote et ses preacutedeacutecesseurs sur un problegraveme preacutecis ce qui lui permet
grosso modo de rattraper laspect laquo collectif raquo de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les
Topiques Et en effet Aristote discute les thegraveses de ses preacutedeacutecesseurs celles des Eleacuteates nous
lavons dit puis celles des physiciens (agrave partir de I4) Anaxagore Empeacutedocle Anaximandre
des atomistes comme Deacutemocrite et enfin celles des platoniciens (I9) Cest de cette
discussion queacutemane le nombre et la nature des principes En effet Aristote comprend que les
principes sont contraires car laquo tous en fait posent des contraires comme principes raquo223 Tout
se passe comme si Aristote inscrivait le nombre et la nature de ses principes dans la continuiteacute
de ses preacutedeacutecesseurs comme si lautoriteacute de ces derniers venait confirmer la deacutetermination
des principes physiques
Mais E Berti est aussi attentif agrave lobjet direct de lanalyse dAristote dans le livre I de
la Physique cest-agrave-dire les laquo expressions linguistiques communes raquo les laquo choses dites raquo les
laquo leacutegomegravenes raquo pheacutenomeacutenaux qui parsegravement le texte de Physique I Cet objet linguistique est
symboliseacute selon E Berti par les nombreuses expressions du Stagirite faisant reacutefeacuterence au
champ lexical du langage Ce dernier est particuliegraverement preacutesent bien que de maniegravere
sporadique en Physique I nous avons releveacute non exhaustivement 185b27-186a 186b18-24
ou encore 187a1-6 Autant drsquoextraits ougrave la recherche de la signification des mots chez les
preacutedeacutecesseurs dAristote ou dans le langage commun est dune importance capitale laquo on
appelle on dit que tous ceux qui disent que raquo sont en effet des syntagmes reacutecurrents en
Physique I et suffisent selon E Berti agrave justifier dune part la preacutesence de la dialectique
dans ledit livre I et dautre part la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Par exemple agrave
propos de la geacuteneacuteration dont il faut eacutetablir les principes Aristote raisonne selon E Berti
laquo sur la maniegravere correcte ou incorrecte par laquelle le langage humain exprime ce
pheacutenomegravene raquo224 Et cest justement ce proceacutedeacute qui permettrait agrave Aristote daboutir agrave une222 Ibidem p102223 Physique I 5 188a19224 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100
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premiegravere conclusion sur le nombre des principes de la physique en I 7 191a20-22 et donc
drsquoeacutetablir une premiegravere conclusion veacuteritablement scientifique laquo Mais que les principes soient
trois et comment ils sont trois et de quelle maniegraveres ils sont principes cest clair raquo
Conclusion eacuteliminant les autres possibiliteacutes soit pour E Berti une veacuteritable deacutemonstration
De plus toutes les autres distinctions dont Aristote se sert en Physique I agrave savoir la
distinction par soi par accident ou celle de lacte et de la puissance distinctions gracircce
auxquelles Aristote reacutesout les apories des Eleacuteates et qui permettent de deacutecouvrir les principes
de la physique sont pour E Berti eacuteminemment dialectiques en ce quelles font reacutefeacuterence au
livre Δ de la Meacutetaphysique laquo consacreacute ndash comme on le sait ndash aux diffeacuterentes significations des
mots et ougrave la distinction laquo par soi raquo et par laquo par accident raquo revient continuellement raquo225
Ainsi en eacutelargissant son eacutetude agrave lensemble de la Physique et encore plus largement agrave
lensemble des traiteacutes physiques du corpus aristoteacutelicien (le De Caelo le De generatione et
corruptione les Meacuteteacuteorologiques le De anima ou encore les traiteacutes biologiques) E Berti
conclut son article en reacuteaffirmant une valeur eacutepisteacutemologique incontestable de la dialectique
Les proceacutedeacutes dont [la science physique] se sert sont dans la plupart des cas des
arguments dialectiques cest-agrave-dire des analyses du langage ou bien des discussions
des opinions dautrui ce qui nrsquoempecircche pas quils puissent ecirctre aussi de veacuteritables
deacutemonstrations scientifiques cest-agrave-dire doueacutes de neacutecessiteacute capables dobliger agrave
lassentiment [hellip] Il ne sagit pas certes de deacutemonstrations laquo physiques raquo au sens
moderne du terme mais plutocirct de deacutemonstrations laquo logiques raquo [cest-agrave-dire pour E
Berti laquo dialectiques raquo] cependant leur valeur de veacuteriteacute nest pour cela aucunement
diminueacutee226
Ainsi agrave la question de savoir si le livre I de la Physique permet de soutenir une valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti reacutepond par laffirmative Cest dailleurs selon le
commentateur en Physique I que sillustre le mieux lapplication de la meacutethode dialectique
dans la recherche des principes des sciences
Nonobstant nous pourrions reprocher agrave E Berti de confondre la preacutesence effective de
la dialectique en Physique I et la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Certes la
dialectique est preacutesente dans ce livre I de la Physique comme dans la plupart des traiteacutes
scientifiques du Stagirite Mais a-t-elle veacuteritablement pour fonction de fonder les principes
des sciences Cest-agrave-dire ici de deacutecouvrir les principes premiers de la physique le
mouvement le repos et le substrat agrave ce couple de contraires Rien nest moins sucircr car et
cest lagrave lune des critiques que lui fait R Bolton227 Aristote explique bien que le mouvement
principe de la science physique est connu par le savant laquo par linduction raquo laquo ἡμicircν225 Ibid p 103226 Ibid p 113227 Bolton Robert laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in R BoltonScience Dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre PellegrinLouvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 223-255
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δὑποκείσθω τὰ φύσει ἢ πάντα ἢ ἔνια κινούμευα εἶναι δῆλον δἐκ τῆς ἐπαγωγῆς raquo228 Cette
ἐπαγωγή qui est largement admise comme eacutetant le processus dapprentissage et
dappreacutehension des principes proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν cest-agrave-dire par un processus
compris dans la meacutethode empirico-analytique Et immeacutediatement apregraves avoir affirmeacute que le
principe mouvement de la physique est connu par linduction Aristote explique pourquoi il
convient non de tout reacutefuter mais de reacutefuter seulement laquo ce quon deacutemontre faussement agrave
partir des principes raquo (185a15-16) Il faut donc faire une claire distinction entre le travail du
savant qui connait les principes par induction et selon la meacutethode empirico-analytique et
leacutecriture du texte aristoteacutelicien qui semble en effet suivre la meacutethode dialectique La
dialectique effectivement preacutesente en Physique I a peut-ecirctre moins pour but de fonder les
principes de la physique que de reacutefuter les mauvaises deacutemonstrations les deacutemonstrations
eacuteristiques Or il appert que les thegraveses soutenues par les Eleacuteates sont consideacutereacutees par Aristote
comme eacuteristiques
En reacutealiteacute examiner si leacutetant est un de cette maniegravere [agrave la maniegravere des Eleacuteates]
est comparable au fait dargumenter contre nimporte quelle autre thegravese de ceux qui
parlent pour parler [hellip] ou au fait de reacutesoudre une argumentation eacuteristique ce
quoffrent preacuteciseacutement les deux raisonnements celui de Meacutelissos et celui de
Parmeacutenide229
Certes P Pellegrin mentionne tregraves justement le caractegravere dialectique de cet examen par la
reacutefeacuterence agrave la theacutesis230 mais il nen demeure pas moins que la fonction de la dialectique dans
la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est moins de fonder les principes de la physique que de
reacutefuter des thegraveses preacutesenteacutees par Aristote comme eacuteristiques Drsquoailleurs Aristote insiste sur le
caractegravere eacuteristique des thegraveses eacuteleacuteatiques
Tous les deux Meacutelissos et Parmeacutenide en effet font des syllogismes eacuteristiques en
effet agrave la fois ils prennent de fausses preacutemisses et leurs raisonnements ne sont pas
concluants 231
Encore agrave propos de Parmeacutenide laquo ses preacutemisses sont fausses raquo et sa laquo conclusion nest pas
valide raquo [186a23-24] Or quelle est donc la fonction de la dialectique face aux arguments
eacuteristiques tels que ceux de Meacutelissos et de Parmeacutenide
Tout drsquoabord ecirctre rompu agrave la dialectique offre la compeacutetence de pouvoir mettre agrave jour
ce genre dargumentation En effet en Topiques I1 agrave propos des laquo ideacutees admises raquo Aristote
eacutecrit
Il ne faut pas croire en effet que tout ce qui se preacutesente comme une ideacutee admise en
soit veacuteritablement une car les expressions dideacutees admises ne manifestent jamais agrave
toute premiegravere vue leur veacuteritable caractegravere comme il arrive que le fassent les principes228 185a12-14
229 185a6-9230 Aristote Physique trad P Pellegrin op cit Note 2 p 74231 186a6-8
71
des raisonnements eacuteristiques au sein de ces raisonnements en effet la nature exacte
du subterfuge est immeacutediatement et presque toujours eacutevidente pour ceux qui sont
capables dapercevoir les finesses232
Les preacutemisses des arguments eacuteristiques se donnent comme ideacutees admises prennent
lapparence dopinions faisant autoriteacute Mais puisque le laquo premier instrument raquo de la
dialectique est la collecte des preacutemisses cest-agrave-dire des vrais ἔνδοξα il appert que seul
lrsquoentraicircnement et la pratique dialectique cest-agrave-dire lhabitude de raisonner agrave partir de
veacuteritables ideacutees admises peut permettre de mettre agrave jour les preacutetendus mais neacuteanmoins faux
ἔνδοξα utiliseacutes dans les arguments eacuteristiques Et il semble bien que ce soit cette fonction de la
dialectique (utiliser cette meacutethode pour reacutefuter des arguments quAristote comprend comme
eacuteristiques puisque rompu agrave lexercice dialectique et qui sont bien selon les Reacutefutations
sophistiques laquo ceux qui deacuteduisent une contradiction agrave partir de ce qui paraicirct ecirctre des
opinions qui font autoriteacute mais nen est pas ou qui deacuteduisent en apparence une contradiction)
qui est agrave lrsquoœuvre en Physique I raquo233
Quand E Berti comprend que la dialectique sert la science en faisant deacutecouvrir le vrai
du faux par le deacuteveloppement dapories issues dideacutees admises il semble omettre un point de
deacutetail pourtant fort utile pour accorder ou refuser une valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique
Car il appuie finalement sa reacuteflexion sur les Topiques qui mentionnent que laquo lorsque nous
serons capables de deacutevelopper une aporie dans lun ou lautre sens nous serons mieux agrave mecircme
de discerner en chaque matiegravere le vrai du faux raquo234 Cependant le texte des Topiques nest-il
pas ici lacunaire par rapport notamment agrave ce quen dit Aristote dans la Rheacutetorique agrave savoir
que la dialectique y sert agrave deacutecouvrir non pas abstraitement laquo le vrai et le faux raquo ce qui lui
confeacutererait indeacuteniablement une valeur eacutepisteacutemologique mais bien plutocirct agrave deacutecouvrir le
syllogisme vrai et le syllogisme faux cest-agrave-dire le syllogisme scientifique du syllogisme
eacuteristique ou sophistique En effet Aristote preacutecise la fonction de la dialectique alors mecircme
quil aborde cette derniegravere agrave travers lusage de la rheacutetorique
En outre il est manifeste que la rheacutetorique sert eacutegalement agrave deacutecouvrir le
persuasif vrai du persuasif apparent [τὸ φαινόμενον πιθανόν] tout comme la
dialectique le syllogisme vrai et le syllogisme apparent [τὸ φαινόμενον
συλλογισμόν]235
Or immeacutediatement apregraves la mention de ce φαινόμενον συλλογισμόν ce syllogisme faux
apparent Aristote mentionne le caractegravere de la sophistique laquo car ce qui fait la sophistique ce
nest pas la faculteacute mais lintention [] raquo 236 cest-agrave-dire lintention de faire un φαινόμενον232 100b26-101a1 nous soulignons233 2 165b7-8 nous soulignons
234 101a34-3
235 1355b15-17236 1355b17-18
72
συλλογισμόν et de prendre appui sur de fausses ideacutees admises que seule la dialectique permet
de mettre agrave jour Degraves lors il appert que lusage de la dialectique en Physique I est moins celui
de deacutecouvrir des principes qui eux sont laquo clairs par induction raquo que de reacutefuter des thegraveses
eacuteristiques que nous sommes agrave mecircme de consideacuterer tels gracircce agrave la dialectique
Mais alors une question se pose si les argumentations eacuteristiques senracinent dans de
fausses ideacutees admises et procegravedent de faux syllogismes nont-elles pas de facto aux yeux
dAristote et dans une perspective veacuteritablement scientifique une valeur somme toute tregraves
relative voire inexistante En effet selon les Reacutefutations sophistiques les cinq types dobjets
viseacutes par les eacutechanges eacuteristiques ne sont que laquo la reacutefutation le faux le paradoxe le soleacutecisme
et en cinquiegraveme lieu contraindre linterlocuteur au verbiage raquo237 ils ne sont donc les projets
que de ceux qui veulent laquo parler pour parler raquo238 agrave linstar de Meacutelissos et de Parmeacutenide selon
Aristote Degraves lors pourquoi le scientifique ou le savant doit-il les prendre en consideacuteration et
sattacher agrave les reacutefuter Pour quelle raison sattacher agrave reacutefuter ce qui aux yeux dAristote na
quune valeur particuliegraverement insignifiante laquo pour nous raquo239 savants nous qui savons les
principes par induction Aristote aurait tregraves bien pu dans sa Physique ignorer les arguments
eacuteristiques pourquoi donc fait-il le choix de les reacutefuter Quel est linteacuterecirct dune telle
reacutefutation dialectique des arguments eacuteristiques ainsi que dune discussion avec ses
preacutedeacutecesseurs
Les diffeacuterentes reacuteponses que Robert Bolton propose agrave cette question sont parfois
contradictoires du moins elles ne sont pas systeacutematiques J Brunschwig a dailleurs
particuliegraverement bien montreacute agrave quel point les thegraveses de R Bolton sont difficiles agrave soutenir
allant mecircme jusquagrave mettre en avant ses contradictions240 Cependant R Bolton sengouffre
dans cette distinction agrave eacutetablir entre la recherche du savant et leacutecriture dAristote Ainsi il
nuance veacuteritablement la valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne en
Physique mais aussi dans dautres traiteacutes scientifiques Selon lui en effet la dialectique a
plusieurs utiliteacutes dans les traiteacutes scientifiques premiegraverement Aristote use de la dialectique
contre les thegraveses eacuteleacuteatiques parce quil y est contraint deuxiegravemement lutilisation de la
dialectique dans la deacutetermination des principes ne sapparente finalement quagrave une proceacutedure
de justification des thegraveses scientifiques produites par la meacutethode empirico-analytique et
troisiegravemement la dialectique permet de proposer des solutions agrave certaines apories elle peut
servir de laquo pis-aller raquo en science Pour le commentateur la meacutethode preacuteconiseacutee dans les
sciences naturelles reste chez Aristote et agrave linstar de Physique I la meacutethode scientifique
proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν En effet dans son article intituleacute laquo La meacutethode dAristote dans
237 165b14-16238 Physique I 186a7239 185a12240 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique
chez Aristote op cit p 237-262
73
les sciences de la nature Physique I raquo241 R Bolton commence par appreacutecier le souci
dAristote pour la meacutethode et comprend que ce dernier reacuteactive en Physique la doctrine des
Analytiques En effet selon lui la meacutethode dAristote en Physique nest pas la dialectique car
le point de deacutepart de cette meacutethode nest pas le bon laquo Des donneacutees de lexpeacuterience peuvent
ecirctre des ἔνδοξα eacutecrit R Botlon mais elle nont pas besoin de lecirctre raquo Car limportant dans les
sciences cest que les points de deacutepart de la recherche laquo viennent dune expeacuterience
approprieacutee et non pas des gens qui lrsquoacceptent raquo242 R Bolton refuse de comprendre le
Stagirite comme un analyste du langage mecircme en partie Il regimbe agrave consideacuterer lusage de la
dialectique en science comme la meacutethode scientifique par excellence Selon lui la meacutethode
du savant est une meacutethode scientifique telle que nous la comprenons cest-agrave-dire une
meacutethode baseacutee sur lobservation et lanalyse des pheacutenomegravenes sensibles Les eacutetudes
aristoteacuteliciennes modernes et notamment les interpregravetes du dialectic turn ont selon le
commentateur accordeacute beaucoup trop dimportance agrave la dialectique et agrave cette ideacutee dun a
priori structurel et conceptuel issu du langage quil faut analyser pour infeacuterer les principes des
sciences a linstar de G E L Owen de E Berti de M Nussbaum etc En conclusion de son
eacutetude sur le chapitre I de la Physique R Bolton eacutecrit
Ainsi la meacutethode du naturaliste aristoteacutelicien telle quAristote la deacutecrit et
lemploie dans le livre initial de la Physique nest pas une meacutethode a priori ou une
meacutethode approprieacutee agrave la philosophie en tant quelle est opposeacutee agrave la science [cest-agrave-
dire la meacutethode dialectique] Quelque fruste que soit la description ou lusage de cette
meacutethode [cette fois-ci celle du savant] son entreprise appartient par son esprit agrave la
famille de celles que nous consideacuterons aujourdhui comme scientifiques243
Aristote resterait donc un empiriste Les proceacutedures dialectiques sont hors concours en
Physique I pour la recherche des principes puisquil est admis que le savant vient agrave connaicirctre
les principes par induction cette fameuse laquo proceacutedure pour apprendre raquo Et R Bolton prend
soin danalyser le passage de Physique I2 dans lequel Aristote affirme que laquo quant agrave nous raquo
lexistence des choses mues laquo cest clair par induction raquo244 Pour R Bolton ce laquo quant agrave
nous raquo laquo ἡμicircν raquo pose la distinction nette entre un laquo nous les savants raquo qui connaissons les
principes des sciences par induction κατὰ τὴν αἴσθησιν nous les savants qui eacutevoluons dans
le domaine de la physique qui parlons la langue de la physique et une autre entiteacute en
preacutesence dans le texte dAristote qui se charge de reacutefuter les Eleacuteates dans une autre langue
sur un autre domaine par voie dialectique Largument de R Bolton consiste donc bien agrave
distinguer deux laquo instances raquo deux laquo temporaliteacutes raquo du texte aristoteacutelicien Il y a dune part le
temps de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique le temps de ce ἡμicircν241 R Bolton Science Dialectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre
Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 223-255242 Ibid p 235 nous soulignons243 Ibid p 255244 185a14
74
de Physique 185a12 Et il y a dautre part le temps de lexpositio et de la disputatio
proprement aristoteacutelicienne qui procegravede dialectiquement et nengage en rien une remise en
question de la meacutethode empirique et analytique R Bolton met laccent sur cette dualiteacute
dinstances qui affleure en Physique I2 et qui permet de seacuteparer clairement ce qui relegraveve du
domaine de la science et ce qui relegraveve de la dialectique Mais degraves lors pourquoi recourir agrave la
dialectique en Physique I Pourquoi Aristote ne contredit-il pas les Eleacuteates par la simple
induction en les renvoyant agrave leur perception
R Bolton comprend que ce recours agrave linduction donc a fortiori agrave la perception dans
la reacutefutation des Eleacuteates est impossible parce que ce serait faire une peacutetition de principe
principe que les Eleacuteates refusent par ailleurs Les Eleacuteates ne peuvent pas accepter nimporte
quelle preacutemisse ainsi un syllogisme sous la forme laquo les oiseaux volent voler est un
mouvement donc le mouvement est raquo syllogisme baseacute sur linduction dun particulier perccedilu agrave
un universel conccedilu ne fonctionnera pas pour les reacutefuter car les Eleacuteates refusent la preacutemisse
pour la simple raison que celle-ci contient en elle la conclusion laquo le mouvement est raquo or les
Eleacuteates refusent que le mouvement soit Degraves lors les reacutefuter en ayant recours agrave linduction ce
serait poser comme preacutemisse lexistence du mouvement (les oiseaux volent) pour conclure
lexistence du mouvement (le mouvement est) la conclusion eacutetant comprise dans la preacutemisse
Aristote refusant la peacutetition de principe et comprenant quun tel syllogisme ne serait daucun
effet contre les Eleacuteates la reacutefutation se fera par une autre voie elle se fera dialectiquement
Finalement R Bolton comprend quil ny a tout simplement pas de preuve adeacutequate de
deacutemonstration syllogistique pour deacutemontrer que la nature existe et quelle est en mouvement
puisque les principes sont connus laquo par eux-mecircme raquo soit quaucune meacutediation quelconque
dun moyen terme nest requise pour les appreacutehender Ce qui est connu par induction est
connu laquo par soi raquo Et R Bolton pose que mecircme leacutetablissement des principes contraires et la
preuve du troisiegraveme principe (le substrat) dans le livre I de la Physique qui pourtant semble
deacutecouler dune discussion dialectique avec les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote sont eacutetablis par
induction La dialectique est un adjuvant agrave la science elle lui permet de dialoguer et de
convaincre ses deacutetracteurs les plus radicaux
Un extrait du De Caelo permet peut-ecirctre de mieux rendre compte de cet usage preacutecis
de la dialectique dans la Physique En 298b17 Aristote mentionne Meacutelissos et Parmeacutenide et
eacutecrit agrave leur propos
Mais mecircme si leurs autres thegraveses sont correctes on ne peut admettre que ces gens
parlent en physiciens [ἀλλ οὐ φυσικῶς γε δεicirc νομίσαι λέγειν] lexistence decirctres
inengendreacutes et absolument immobiles inteacuteresse une science diffeacuterente de la physique et
supeacuterieure agrave elle245
Peu nous importe ici de savoir quelle est cette science supeacuterieure Ce qui est surtout245 Aristote De Caelo op cit 298a17-20
75
inteacuteressant de constater dans cet extrait cest que selon Aristote les Eleacuteates ne parlent pas la
langue du physicien puisquil refusent les conditions de possibiliteacute mecircmes de tout savoir sur
la nature et que la dialectique semble avoir justement le rocircle en Physique I de reacuteussir agrave
parler la mecircme langue que Meacutelissos et Parmeacutenide pour pouvoir les reacutefuter dans leur langue
Une science ne peut pas selon les Analytiques deacutemontrer ses propre principes R Bolton
considegravere la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I comme la parfaite illustration de ce dogme
de laristoteacutelisme Il faut passer par une autre proceacutedure pour deacutemontrer les principes dune
science Mais ces principes sont connus en amont de cette deacutemonstration par la voie
empirique
Degraves lors la dialectique est utile aux laquo connaissances agrave caractegravere philosophique raquo
(Topiques I 2) parce quelle doit laquo aider raquo selon R Bolton la proceacutedure inductive Elle se
pense plus comme un adjuvant aux sciences que comme la meacutethode pour en deacutecouvrir les
principes En effet dans son article intituleacute laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique
aristoteacutelicienne raquo246 R Bolton maintient sa thegravese selon laquelle laquo la dialectique ne suffit pas
pour garantir quune deacutefinition adapteacutee agrave des objectifs scientifiques ait eacuteteacute deacutecouverte raquo247 le
pheacutenomegravene perceptif primant toujours en derniegravere instance car deacutetenant la laquo veacuteriteacute raquo Il
explique en outre qursquolaquo Aristote pense quil est neacutecessaire de trouver des theacuteories scientifiques
qui soient compatibles avec les ἔνδοξα [hellip] tout autant quavec les pheacutenomegravenes
perceptifs raquo248 Ladeacutequation des theacuteories scientifiques aux ἔνδοξα serait une sorte de test Les
ideacutees admises entreraient donc dans le processus scientifique en conclusion de ce dernier et
comme en soutien pour justifier les theacuteories scientifiques issues de linduction Cest en cela
grosso modo que R Bolton envisage la maniegravere dont la dialectique peut rendre un service
qui laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo249 Et sil comprend que la
peirastique est la forme de la dialectique laquo la plus scientifique raquo en tant que fondeacutee laquo sur ce
qui est le plus endoxon raquo cest justement parce quelle est cette dialectique qui eacuteprouve qui
laquo met agrave leacutepreuve raquo agrave la diffeacuterence dune dialectique laquo au sens strict raquo qui nest que
laquo gymnastique intellectuelle raquo Si la dialectique peirastique entre dans le processus de
justification des principes seulement pour tester eu eacutegard aux ἔνδοξα les theacuteories
scientifiques comprises empiriquement alors elle est en effet la laquo dialectique la plus
scientifique raquo puisque sa fonction est de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo bien que la valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique soit donc agrave nuancer voire agrave relativiser complegravetement
Certes le scientifique peut fonder ce quil dit sur ce que tout le monde admet ou agrave deacutefaut sur
246 Bolton Robert laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Bolton ScienceDialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77
247 Ibid p21248 Ibid p23249 Topiques I 2 101a38
76
ce que pense la majoriteacute dominante ou la majoriteacute des experts ou encore certains dentre eux
Mais cette fondation a surtout pour but selon R Bolton de laquo produire une conviction avec
un maximum deffet lorsquelle est utiliseacutee avec les gens en geacuteneacuteral raquo250 ce qui nest pas
lobjectif premier du scientifique ce dernier eacutetant surtout deacutetablir le vrai et de fonder le
discours sur des principes premiers La dialectique est donc secondaire en science elle
semble surtout pouvoir permettre une laquo communication raquo entre le philosophe et le non
philosophe le scientifique et le non scientifique plus que fonder les principes des sciences
Au mieux le recours agrave la dialectique en science est un laquo pis-aller raquo auquel Aristote se
reacutesoudrait faute de data sensibles En effet dans un article paru en 2009 intituleacute laquo Two
Standards for inquiry in Aristotles De Caelo raquo R Bolton comprend quil y a dans le De
Caelo deux meacutethodes de recherche bien distinctes lune repose sur la perception sensible
(visible en II13 II14 III7) lautre sur le recours massif dAristote agrave lεὔλογος (ce quil est
raisonnable de comprendre dadmettre) et que R Bolton interpregravete comme la trace de la
meacutethode dialectique dans les recherches astronomiques Or comment soutenir cette dualiteacute
meacutethodologique La reacuteponse de R Bolton est sans eacutequivoque la dialectique est un
laquo standard for inquiry raquo non veacuteritablement scientifique car ayant pour rocircle de pallier dans le
De Caelo lrsquoinsuffisance de la meacutethode empirique dans le cas ougrave des data viendraient agrave
manquer La proceacutedure issue de lεὔλογος est moins fiable que la proceacutedure κατὰ τὴν
αἴσθησιν mais elle vaut mieux que rien et semble se poser laquo dans lattente raquo dune infirmation
ou dune confirmation ulteacuterieure rendue possible gracircce agrave la deacutecouverte de nouvelles donneacutees
sensibles gracircce agrave de nouvelles observations La dialectique ne servirait donc dans le De
Caelo quagrave la recherche de reacutesultats creacutedibles et R Bolton interpregravete le recours massif agrave
lεὔλογος dans le contexte preacutecis du De Caelo comme une difficulteacute eacutevidente qursquoaurait
Aristote agrave observer les pheacutenomegravenes astronomiques trop lointains ndash agrave la diffeacuterence de la
recherche en biologie par exemple ougrave les pheacutenomegravenes sont plus proches de nous plus
facilement observables
Le commentateur corrobore en outre sa conception de la dialectique comme un laquo pis-
aller raquo par leacutetude du chapitre II12 du De Caelo Celui-ci souvre sur la mention de deux
apories auxquelles il faut essayer de donner selon Aristote une μικρὰς εὐπορίας laquo une petite
reacuteponse raquo que P Moraux traduit par laquo reacuteponse plausible raquo laquo Il y a deux questions
embarrassantes agrave propos desquelles on risque et non sans raison de se trouver en difficulteacute
eacutecrit Aristote Nous devons tenter dy apporter une reacuteponse plausible [μικρὰς εὐπορίας] raquo251
Aristote formule alors cette embarrassante aporie
[hellip] pour quelle raison les astres ne sont-ils pas mus de mouvements toujours plus
nombreux agrave mesure quils se trouvent plus loin de la translation premiegravere mais sont-ce250 R Bolton Ibid p 46251Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1968 p 80 291b24-27
77
les mouvements de la reacutegion meacutediane qui sont les plus nombreux Puisque le corps
premier se meut dun mouvement unique il semblerait logique que le corps le plus
proche de lui fucirct animeacute des mouvements les moins nombreux quil en eucirct deux par
exemple et le suivant trois ou que lon trouvacirct quelque autre disposition de ce genre
Or en reacutealiteacute cest le contraire qui se passe Le soleil et la lune sont mus de
mouvements moins nombreux que ceux de certains astres errants252
Or lembarras de ce problegraveme est ducirc justement au fait laquo que nous ne disposions que de
moyens dinvestigation tregraves limiteacutes et quune distance eacutenorme nous seacutepare des pheacutenomegravenes de
la reacutegion astrale raquo (292b15-17) Et pour reacutesoudre cette aporie Aristote propose une solution
eacutetonnante il faut consideacuterer les astres comme sils eacutetaient animeacutes du mecircme mouvement que
les vivants comme sils partageaient avec les vivants πράξεως καί ζωῆς laquo laction et la vie raquo (
292a21) Ainsi compris le nombre de leurs mouvements deacutepend de leur nature plus ou moins
apte agrave atteindre la perfection De la mecircme maniegravere quun ecirctre humain a besoin dune simple
marche digestive pour ecirctre en santeacute cest-agrave-dire pour ecirctre dans un certain eacutetat de perfection
physique et mentale et quun autre a besoin dune multitude dexercices pour atteindre le
mecircme eacutetat de la mecircme maniegravere certains astres ont besoin de mouvements plus nombreux
pour atteindre leur perfection Cest seulement en consideacuterant les astres comme sils eacutetaient
vivants que nous pourrons sortir de cette aporie Or pour R Bolton lisant ce texte en
comparaison avec un extrait des Parties des animaux 644b-645a cette laquo petite reacuteponse raquo fait
partie dune laquo εὐλόγως procedure raquo (donc selon lui dune proceacutedure dialectique) Proceacutedure
quAristote consideacutererait comme laquo infeacuterieure raquo par rapport agrave la proceacutedure scientifique
proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν
De plus il est aussi eacutevident degraves les premiegraveres lignes du De Caelo 2 12 291b24 ss
qursquoAristote considegravere la deacutemarche issue de lrsquoεὐλόγως comme incontestablement
infeacuterieure agrave lrsquoautre niveau de deacutemarche plus scientifique Il la deacutecrit comme une laquo petite
reacuteponse raquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) Il srsquoagit drsquoune thegravese qursquoAristote soutient
eacutegalement dans des termes similaires dans drsquoautres textes par exemple Les Parties des
animaux 15 644b22 ss dans sa ceacutelegravebre deacutefense de lrsquoeacutetude de la biologie Aristote y
porte particuliegraverement son attention sur les limites de notre capaciteacute agrave deacutevelopper notre
connaissance en astronomie limites dues agrave lrsquoextrecircme insuffisance de data sensibles
approprieacutes Il expose une nette distinction entre ce constat et notre situation en biologie
ougrave les data sensibles pertinents sont plus aiseacutement obtenus par conseacutequent il pose que
nous connaissons plus et mieux dans le domaine de la biologie que dans celui de
lrsquoastronomie (645a1 ss)253
252 291b29-292a1253 laquo In addition it is also clear from the opening lines of De Caelo 212 291b24 ff that Aristotle regards
εὐλόγως procedure as distinctly inferior to the alternate more scientific level of procedure He describes it as aldquolittle advancerdquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) This a point that Aristotle also makes in similar terms elsewherefor instance in De Part an 15 644b22 ff in his famous defense of the study of biology There Aristotle againdraw a particular attention to the limits on our ability to advance our knowledge in astronomy due to theextreme paucity of appropriate perceptual data He sharply contrasts this with our situation in biology where
78
Lεὐλόγως procedure ne serait donc que le palliatif agrave un manque de donneacutees sensibles un pis-
aller en attendant une meilleure reacuteponse agrave un problegraveme donneacute
La lecture de R Bolton dans cet article de 2009 se trouve bien reacutesumeacutee par la citation
des Politiques dAristote que le commentateur donne en eacutepigraphe agrave son article laquo car il ne
faut pas rechercher la mecircme exactitude dans les recherches meneacutees par le raisonnement et
dans celles qui concernent les donneacutees des sens raquo254 Il faut donc semble-t-il eacutetablir une
distinction entre deux niveaux de recherche plus ou moins scientifiques Or les recherches
meneacutees par le raisonnement sont pour R Bolton dans le De Caelo les recherches
laquo eulogiques raquo cest-agrave-dire dialectiques Et il ne faut pas rechercher en elles la mecircme
exactitude que dans les recherches veacuteritablement scientifiques proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν
Car toujours selon Aristote laquo le mouvement en avant est plus noble que le mouvement vers
larriegravere raquo (De Caelo II5 288a5-6) Or si Aristote appelle laquo devant raquo laquo le cocircteacute ou se trouvent
les sens raquo (II2 284b30) alors peut-ecirctre considegravere-t-il aussi la meacutethode empirico-analytique
proceacutedant depuis la perception comme une meacutethode plus laquo noble raquo plus exacte plus
scientifique que la meacutethode dialectique par exemple
Les thegraveses de R Bolton nuancent ainsi consideacuterablement la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique deacuteveloppeacutee par une branche radicale du dialectic turn R Bolton parvient agrave
rendre compte de lusage de la dialectique dans les recherches scientifiques tout en
comprenant la meacutethode deacuteveloppeacutee dans les Analytiques comme le canon de la science Dans
le deacutebat contemporain agrave propos de la meacutethode dAristote en science Robert Bolton repreacutesente
une sorte de laquo troisiegraveme voie raquo plus syntheacutetique et plus nuanceacutee que les deux perspectives
consideacuterant tour agrave tour la meacutethode empirico-analytique et la meacutethode dialectique comme la
meacutethode scientifique par excellence Celui-ci considegravere la meacutethode empirico-analytique
comme la veacuteritable meacutethode scientifique tout en reacuteussissant agrave prendre en charge lusage
quAristote fait de la meacutethode dialectique soit une maniegravere de reacutefuter des thegraveses eacuteristiques
soit une meacutethode de justification des thegraveses scientifiques soit un pis-aller pour proposer une
solution temporaire agrave un problegraveme scientifique que lobservation sensible ne permet pas de
reacutesoudre
Cependant ce qui ressort neacuteanmoins de tout notre deacuteveloppement sur la valeur
eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique cest quune telle valeur est difficile agrave soutenir Il
semble veacuteritablement complexe mecircme eu eacutegard agrave la probabiliteacute des ἔνδοξα agrave la distinction
entre plusieurs sortes de dialectiques et gracircce agrave leacutetude dun cas preacutecis quest Physique I de
pouvoir soutenir que la dialectique est la meacutethode aristoteacutelicienne pour deacutecouvrir les
the relevant perceptual data are easily obtained and thus he says we know more and we know better inbiology than we do in astronomy (645a1 ff) raquo Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles DeCaelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 68
254 Aristote Politiques trad P Pellegrin VII7 1328a19-21 p 472 Cette distinction se retrouve dans lrsquoEacutethiqueagrave Nicomaque I11094b11
79
principes des sciences Et ce que lanalyse du livre I de la Physique ainsi que les thegraveses de R
Bolton nous permettent de poser cest une distinction claire entre le temps ou linstance de la
recherche scientifique qui procegravede selon la meacutethode empirico-analytique et le temps ou
linstance de lexposition proprement aristoteacutelicienne qui elle procegravede dialectiquement Il
appert que la meacutethode scientifique reste la meacutethode empirico-analytique cependant R
Bolton neacutepuise pas tout lenjeu dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques de la preacutesence
de la dialectique Car celle-ci semble prendre en charge le souci peacutedagogique neacutecessaire agrave la
theacuteorie scientifique aristoteacutelicienne
80
Dans un premier temps nous avons donc eacutetabli historiquement qursquoune lecture
trop radicalement empiriste de la meacutethode dAristote en science peut difficilement rendre
compte ou au prix dune deacutevaluation contestable de la preacutesence et de la valeur de la
dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Dans un deuxiegraveme temps nous
nous sommes proposeacutes ndash puisque laristoteacutelisme classique avait exclu la dialectique de la
citadelle de la science se rendant de fait sourd agrave son usage dans les traiteacutes scientifiques et
philosophiques ainsi quaux problegravemes meacutethodologiques du corpus ndash de consideacuterer la
dialectique comme le candidat ideacuteal pour rendre raison de la meacutethode dAristote dans lesdits
traiteacutes en essayant de donner creacutedit aux thegraveses les plus fortes du dialectic turn thegraveses qui
attribuent agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique et qui preacutetendent pouvoir rendre
compte de lapparente contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien Cependant
gracircce agrave leacutetude du cas bien particulier de Physique I il semble que cette valeur
eacutepisteacutemologique de la dialectique qui peut ecirctre fondeacutee sur la dualiteacute pheacutenomeacutenale
deacuteveloppeacutee par G E L Owen sur la probabiliteacute endoxale deacutefendue par E Berti sur la
distinction entre plusieurs laquo types raquo de dialectiques dont la plus eacutepisteacutemologiquement forte
est utiliseacutee dans les ouvrages scientifiques du Stagirite ou encore sur le troisiegraveme service
preacutetendument rendu par la dialectique aux sciences selon les Topiques soit finalement bien
discutable
En effet il apparaicirct qursquoAristote use de la dialectique dans une autre perspective que la
seule deacutecouverte des principes des sciences Et R Bolton est lun de ces commentateurs
contemporains dAristote proposant de nuancer et de relativiser la valeur eacutepisteacutemologique de
la dialectique en Physique I comme dans lensemble des traiteacutes en permettant notamment de
deacutegager deux moments du texte aristoteacutelicien deux instances dans la composition mecircme du
texte drsquoune part le moment ou linstance de la recherche propre du savant qui procegravede en
effet κατὰ τὴν αἴσθησιν et selon la meacutethode empirico-analytique puisque les principes sont
clairs laquo par linduction raquo255 et drsquoautre part le moment ou linstance de la reacutedaction du texte
durant lequel Aristote use effectivement de dialectique comme dun adjuvant agrave la science
cest-agrave-dire dans une autre perspective que celle de deacutecouvrir les principes des sciences (soit
selon R Bolton pour reacutefuter ses plus radicaux contradicteurs soit pour justifier a posteriori
les thegraveses scientifiques soit encore pour proposer les solutions les moins mauvaises possibles
agrave un problegraveme donneacute en attente dune infirmation ou dune confirmation proprement
empirique et scientifique que leacutetat actuel du savoir et de la science est incapable de produire)
Il y a donc un veacuteritable deacutecalage entre la recherche proprement scientifique et leacutecriture du
texte Ainsi si la dialectique laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo selon
Topiques I2256 ce nest pas tant selon R Bolton parce quelle permet de deacutecouvrir les255 Physique I2 185a13256 101a38
81
principes des sciences mais parce quelle vient laquo aider raquo les thegraveses scientifiques par ses
multiples atouts
Cependant mecircme si les analyses de R Bolton sont dun tregraves grand inteacuterecirct dans cette
eacutetude ndash car elles permettent de nuancer la valeur eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique
ndash dune part le commentateur continue de maintenir un certain clivage de la mecircme maniegravere
que les tenants les plus radicaux du dialectic turn entre deux meacutethodes bien distinctes lune
strictement dialectique lautre strictement scientifique Or il est sans doute beaucoup moins
eacutevident de dessiner preacuteciseacutement dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques deux laquo aires raquo
lune dialectique et lautre empirique bien deacutefinies Et dautre part R Bolton ne deacutefinit pas ce
quil entend preacuteciseacutement par laquo dialectique raquo Notre approche de la dialectique sest construite
surtout gracircce agrave ce qui en est dit dans les Topiques Cependant quand Aristote use de
dialectique dans ses traiteacutes sagit-il de la dialectique des Topiques Et si le proceacutedeacute utiliseacute
par le Stagirite dans ses traiteacutes est diffeacuterents de la dialectique des Topiques peut-on alors
encore concevoir jusquagrave la preacutesence mecircme de la dialectique dans les traiteacutes Cest une
question agrave laquelle il nous faut absolument reacutepondre si nous voulons apporter un eacuteclairage
nouveau sur les problegravemes de meacutethode dans le corpus aristoteacutelicien Et enfin mecircme si R
Bolton distingue gracircce agrave lanalyse quil donne de Physique 185a12 le moment de la
recherche scientifique (meacutethode empirico-analytique) et celui de leacutecriture du texte (meacutethode
dialectique) eacutepuise-t-il toutes lenjeu de la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques en Physique I
Ainsi pour reacutepondre agrave ces questions nous nous proposons dans les pages qui suivent
de deacutevelopper et tester lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique Et si la forme
du texte issue de la meacutethode dialectique suivie par le Stagirite non en science mais dans la
reacutedaction de ses travaux pouvaient ecirctre comprise comme la prise en charge du souci
peacutedagogique du Philosophe Cette hypothegravese sappuie dune part sur le contexte mecircme de
leacutecriture dAristote contexte scolaire permettant de comprendre la dialectique
aristoteacutelicienne comme unique mais polyvalente et dautre part sur de multiples indices
laisseacutes par Aristote dans son corpus De plus lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la
dialectique rend compte de la laquo neacutecessiteacute raquo de son utilisation effective dans les traiteacutes
scientifiques et philosophiques Degraves lors si la dialectique a une valeur peacutedagogique elle ne
regimbe pas pour autant agrave endosser une certaine charge eacutepisteacutemologique puisque comprise
dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique la pratique de la dialectique apparaicirct
par sa seule utilisation dans les traiteacutes scientifiques comme un eacutetat preacute-scientifique Eacutetat
pendant lequel la recherche scientifique est stimuleacutee ou encore pendant lequel leacutelegraveve
dialecticien apprend gracircce aux laquo instruments raquo de la dialectique agrave deacutecouvrir des diffeacuterences
agrave percevoir des similitudes agrave dissocier le sens des termes autant dinstruments neacutecessaires
au savant qui ne sont appris dapregraves les Topiques quen jouant agrave la dialectique et qui sont
82
neacutecessaires agrave la pratique scientifique
Certains commentateurs ont critiqueacute R Bolton pour sa lecture peut-ecirctre trop rapide et
trop impreacutecise de la de la dialectique aristoteacutelicienne J Brunschwig lui reproche de tomber
dans lrsquoeacutecueil suivant en voulant fonder lhypothegravese dune justification peirastique des thegraveses
scientifiques ou dune utilisation de la dialectique comme un laquo pis-aller raquo agrave la science R
Bolton oublie un aspect fondamental de la dialectique agrave savoir laspect dialogique rendu
neacutecessaire par le rapport questionneurreacutepondant de la dialectique qui structure lorganisation
des Topiques et qui en effet est absent des traiteacutes dans lesquels R Bolton considegravere pourtant
la meacutethode dialectique agrave lœuvre (Physique et De Caelo notamment) Or si nous posons
lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique alors il semble que nous sortions de
leacutecueil releveacute par J Brunschwig et que nous puissions admettre une seule dialectique chez
Aristote celle effectivement preacutesenteacutee dans les Topiques
Tout bien analyseacute il nest peut-ecirctre pas si facile de distinguer preacuteciseacutement ce qui dans
les traiteacutes relegraveve strictement de la meacutethode dialectique et ce qui relegraveve tout aussi strictement
de la meacutethode empirico-analytique souvent Aristote procegravede en effet par un certain
laquo meacutelange raquo meacutethodologique rendant particuliegraverement neacutebuleuses les frontiegraveres entre ces
deux meacutethodes Cest notamment le cas du syllogisme laquo peu orthodoxe raquo que nous avons deacutejagrave
mentionneacute qui porte sur la perfection du corps utilisant agrave la fois lἔνδοξον pythagoricien et
lobservation des pheacutenomegravenes sensibles en ouverture du livre I du De Caelo257 Dans un
article paru en feacutevrier 2015 intituleacute laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II 12 raquo
Andrea Falcon et Mariska Leunissen critiquent la lecture trop rapide de lεὐλόγως procedure
faite par R Bolton dans son eacutetude du De Caelo En effet R Bolton considegravere les diffeacuterents
appels agrave lεὔλογος parsemant le texte comme la laquo trace raquo de la proceacutedure dialectique en
science ce qui lui permet de soutenir lideacutee selon laquelle la dialectique offre une reacuteponse en
laquo pis-aller raquo agrave un problegraveme scientifique temporairement impossible agrave reacutesoudre Pour A
Falcon et M Leunissen au contraire les appels dAristote agrave ce qui est laquo raisonnable de
penser raquo agrave lεὔλογος dans les recherches scientifiques ne doivent pas ecirctre interpreacuteteacutes comme
indiquant la meacutethode dialectique A contrario ces appels font inteacutegralement partie de la
meacutethode scientifique dAristote qui est une meacutethode selon eux laquo flexible et multiple raquo258 Or
nous navons pour linstant abordeacute les problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus des
œuvres dAristote quau travers dun paradigme rigide issu du deacutebat contemporain opposant
ou du moins distinguant clairement la dialectique de la meacutethode empirico-analytique La
257 Citeacute en page 32258 Traduction personnelle de laquo flexible and manifold raquo Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The
scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in Theory and Practice in Aristotles NaturalScience ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 p 218
83
lecture drsquoA Falcon et M Leunissen a le meacuterite de bouleverser ce paradigme les
commentateurs rendent en effet plus incertaine la deacutesormais traditionnelle distinction entre ce
qui relegraveve de la meacutethode scientifique et ce qui relegraveve de la dialectique ndash partage clairement
effectueacute par les eacutetudes aristoteacuteliciennes au moins depuis les anneacutees 1960 et les travaux de G
E L Owen En effet leur but dans cet article est doffrir
[hellip] un portrait alternatif agrave la tendance des eacutetudes aristoteacuteliciennes agrave caracteacuteriser les
recherches [dAristote] en sciences naturelles soit comme totalement dialectiques dans
leur meacutethode soit comme suivant simplement (et strictement) les meacutethodes
scientifiques introduites dans les Seconds analytiques259
Il y aurait selon eux non une rupture nette et preacutecise entre la meacutethode dialectique et la
meacutethode scientifique rupture que maintient R Bolton mais au contraire une continuiteacute un
cumul finalement assez flou un meacutelange qui se fait jour dans les traiteacutes scientifiques entre
les deux aspects plus ou moins bien deacutefinis dune mecircme meacutethode A travers une eacutetude du
chapitre II 12 du De Caelo chapitre dans lequel R Bolton comprenait justement le recours agrave
lεὐλόγως procedure et agrave la dialectique comme un pis-aller agrave la science A Falcon et M
Leunissen comprennent la ceacutelegravebre analogie entre les ecirctres vivants et les astres analogie que
R Bolton considegravere relever de la meacutethode dialectique comme faisant entiegraverement partie de la
meacutethode laquo flexible et multiple raquo mais pourtant bien scientifique du Stagirite Les deux
commentateurs ne considegraverent pas le recours agrave lεὐλόγως procedure comme une alternative agrave
la meacutethode empirique mais comme lautre visage de la recherche scientifique Lenjeu de leur
propos est de redessiner le cadre du problegraveme de la meacutethode dAristote en science Et si tout
simplement il ny avait pas deux meacutethodes opposeacutees ou alternatives (tel que le soutient R
Bolton dans la continuiteacute de certaines eacutetudes issues du dialectic turn) mais bien une seule
meacutethode dont la nature polymorphe manifold rend difficile la deacutefinition et permet dentendre
un certain jeu entre ce qui est dit laquo theacuteoriquement raquo dans les traiteacutes de lOrganon ndash que ce soit
les Analytiques ou les Topiques ndash et ce qui est fait laquo en pratique raquo dans les traiteacutes scientifiques
et philosophiques Aristote ne semble pas appliquer laquo au pied de la lettre raquo ni lune ni lautre
meacutethode mais bien une sorte de meacutethode flexible qui nen est pas moins scientifique
Ainsi A Falcon et M Leunissen nous permettent peut-ecirctre dentrevoir une porte de
sortie au deacutebat contemporain de laristoteacutelisme sur les problegravemes de meacutethodes Et si
finalement la meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques neacutetait ni la
meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee par les Analytiques ni la dialectique preacutesenteacutee dans
les Topiques mais un meacutelange plutocirct souple de ces deux meacutethodes qui nen a pas moins une
valeur scientifique pour le Stagirite Il faudrait donc reacuteussir agrave aborder les problegravemes de
259 Traduction personnelle laquo an alternative picture to the tendency in the scholarship on Aristotle tocharacterize his natural treatises as being either entirely dialectical in method or as simply following the(exact same) scientific methods introduced in the Posterior Analytics raquo Ibidem
84
meacutethode chez Aristote avec une certaine souplesse Car la critique qursquoA Falcon et M
Leunissen entreprennent des thegraveses de R Bolton repose finalement sur une question quand
on affirme comme le fait R Bolton mais aussi agrave cet eacutegard G E L Owen quil y a la preacutesence
de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes scientifiques de quelle dialectique parle-t-on
preacuteciseacutement Car il appert que nulle part dans le De Caelo entre autres Aristote nrsquouse de la
dialectique laquo comme indiqueacute preacuteciseacutement dans les Topiques raquo260 Degraves lors peut-on consideacuterer
quAristote emploie veacuteritablement et strictement la dialectique en science Et si oui de
quelle nature est cette dialectique Est-elle la mecircme que celle preacutesenteacutee dans les Topiques
Cest un problegraveme que soulegraveve deacutejagrave J Brunschwig dans son article-reacuteponse agrave R
Bolton intituleacute laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo261 En effet dans son
article laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo R Bolton entrevoit lideacutee de
la proceacutedure peirastique comme laquo une proceacutedure de justification raquo des thegraveses scientifiques
tout en maintenant la prioriteacute des data de lexpeacuterience sensible donc de la meacutethode empirico-
analytique en science
La justification dialectique peirastique pour Aristote en tant que simple justification
en science nous reacutevegravele quil faut accorder une prioriteacute speacuteciale (lopinion nayant pas la
mecircme prioriteacute) agrave la preuve issue de lexpeacuterience262
Or le principal (mais non le seul) reproche que J Brunschwig formule agrave lrsquoencontre des thegraveses
de R Bolton procegravede du fait que ce dernier ne deacutefinit pas preacuteciseacutement la dialectique et que
surtout il la simplifie faisant degraves lors violence agrave la dialectique telle quelle se dessine dans les
Topiques En effet selon J Brunschwig
[hellip] il nest pas eacutevident ni hors de toute contestation que les proceacutedures qui dans les
traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote peuvent ecirctre qualifieacutees de
laquo dialectiques raquo relegravevent toutes dune seule et mecircme laquo meacutethode dialectique raquo il nest
pas eacutevident non plus que cette laquo meacutethode dialectique raquo au cas ougrave lon en admettrait
luniciteacute soit identique agrave celle qui est preacutesente theacuteoriquement et enseigneacutee
pratiquement dans les Topiques263
Ce que dit J Brunschwig ici est adresseacute agrave R Bolton mais aussi plus geacuteneacuteralement aux thegraveses
du dialectic turn car deacutejagrave G E L Owen soutenait cette preacutesence de la dialectique dans les
traiteacutes Il faut donc faire particuliegraverement attention agrave cet eacutecueil quand nous posons qursquoAristote
use de dialectique dans ses traiteacutes scientifiques et peu importe pour linstant quelle valeur
effective celle-ci peut avoir pour le Philosophe car encore faut-il admettre quAristote use
260 Traduction personnelle de laquo as outlined in the Topics raquo Ibid p 217261 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et
Meacutetaphysique chez Aristote op cit p 237-262262 Traduction personnelle de laquo Peirastic dialectical justification for Aristotle like justification in science
simply turns out to give special priority (thought not precisely the same priority) to the evidence ofexperience raquo R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p 236
263 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo p 238-239
85
bien de dialectique Ainsi ce que J Brunschwig reproche agrave R Bolton cest un certain
manque de preacutecision assumeacute Pour J Brunschwig en effet la caracteacuteristique absolument
essentielle agrave la dialectique aristoteacutelicienne que reacutevegravelent tant la description que lon peut faire
de la dialectique dapregraves les Topiques que lorganisation mecircme du traiteacute est larticulation des
rocircles questionneurreacutepondant et laspect dialogique de la dialectique Or toujours selon J
Brunschwig R Bolton
[hellip] estime utile pour reacutesoudre les questions quil vient de soulever [hellip] de ldquosimplifier
quelque peu sa description de la dialectiquerdquo Cette simplification consiste agrave ne plus
tenir compte de laspect dialogique de la dialectique aristoteacutelicienne []264
Comment est-il possible de consideacuterer une quelconque utilisation dialectique que ce soit
pour justifier des theacuteories scientifiques pour reacutefuter des thegraveses eacuteristiques ou enfin a minima
pour proposer une reacuteponse la moins mauvaise possible agrave une aporie donneacutee si laspect
fondamental de la dialectique exposeacutee dans les Topiques disparaicirct des traiteacutes scientifiques
Faut-il comprendre quil y a chez Aristote diffeacuterentes dialectiques agrave lœuvre dans le corpus
lune propre aux Topiques lautre aux traiteacutes de science et de philosophie Nous avons deacutejagrave
montreacute que les tenants du dialectic turn notamment TH Irwin mais aussi R Bolton lui-
mecircme ont proceacutedeacute ainsi alors quune telle distinction ne va pas de soi Au risque de voir la
remarque adresseacutee par J Brunscwhig agrave R Bolton agrave propos de la fonction de justification de la
dialectique seacutelargir agrave la seule preacutetention de consideacuterer un usage quelconque de la dialectique
dans les traiteacutes scientifiques faut-il abandonner lhypothegravese selon laquelle la dialectique serait
le candidat ideacuteal pour reacutepondre aux problegravemes de meacutethode du corpus La ligne
argumentative de J Brunschwig est simple il y a un hiatus entre la dialectique des Topiques
et la preacutetendue laquo dialectique raquo employeacutee selon R Bolton par Aristote en Physique ou dans
le De Caelo par exemple et agrave laquelle ont attribue une valeur eacutepisteacutemologique Or Aristote ne
fait guegravere mention preacutecise de plusieurs types de dialectiques et la distinction entre peirastique
et dialectique est elle-mecircme si neacutebuleuse quil est difficile de consideacuterer ces deux entiteacutes
comme deux dialectiques distinctes J Brunschwig atteint veacuteritablement en pointant du doigt
cet eacutecueil la limite dune valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique voire mecircme de la seule
preacutesence dans les traiteacutes scientifiques de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les
Topiques puisque son aspect fondamentalement dialogique se perd dans les traiteacutes
Comment degraves lors court-circuiter ce hiatus Comment parvenir agrave soutenir la preacutesence
et luniciteacute de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote J
Brunschwig propose une alternative entre deux attitudes possibles
[hellip] ou bien lon considegravere que ce traiteacute [les Topiques] contient les eacuteleacutements pertinents
qui permettent de reacutepondre aux questions que pose lemploi des proceacutedures de
justification dialectique dans les traiteacutes de science et de philosophie et dans ce cas lon
264 Ibidem p243
86
est conduit agrave minimiser ou agrave neutraliser lessentiel du rapport dialectique
questionneurreacutepondant dans la meacutethode dont traitent les Topiques cest ce que fait
dans lensemble Robert Bolton qui remarque avec bon sens quapregraves tout lorsque
Aristote procegravede laquo dialectiquement raquo dans ses traiteacutes il fait lui mecircme les demandes et
les reacuteponses ou bien lon considegravere (comme jai plutocirct tendance agrave le faire) que les
Topiques sont eacutecrits pour lessentiel dans la perspective dun dialogue scolairement
codifieacute entre questionneur et reacutepondant et lon est alors conduit agrave penser quils ne
livrent pas immeacutediatement (mecircme en tenant compte des quelques indications quils
contiennent sur les fonctions philosophiques de la meacutethode) les eacuteleacutements neacutecessaires agrave
la compreacutehension du statut eacutepisteacutemologique de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes
de science et de philosophie265
Lalternative est simple mais elle semble neacutegliger un aspect important du corpus des œuvres
dAristote Soit la dialectique des Topiques est effectivement utiliseacutee dans les traiteacutes
scientifiques mais alors il faut neacutegliger laspect peut-ecirctre le plus fondamental de la
dialectique agrave savoir son caractegravere dialogique qui disparaicirct en effet des traiteacutes car on ne peut
y trouver les rocircles bien preacutecis de questionneur et de reacutepondant soit la dialectique nest pas le
candidat ideacuteal pour reacutepondre des problegravemes de meacutethode dans les traiteacutes et pour admettre une
valeur eacutepisteacutemologique agrave cette meacutethode puisque les Topiques qui contiennent la description
la plus preacutecise de la dialectique ont eacuteteacute eacutecrits non dans la perspective de fonder le savoir
scientifique et philosophique mais dans la laquo perspective dun dialogue scolairement codifieacute raquo
Nonobstant premiegraverement A Falcon et M Leunissen nous permettent dappreacutecier la
meacutethode dAristote en science dans ce quelle a de meacutelangeacute de manifold Degraves lors peut-ecirctre
quen theacuteorie la dialectique comprend neacutecessairement un aspect dialogique mais que cet
aspect nest pas neacutecessaire en pratique et que la meacutethode dont use Aristote est bien la
dialectique des Topiques mais utiliseacutee de maniegravere plus laquo souple raquo Certes il semble difficile
de lire dans la Physique le De Anima le De Caelo et lensemble des traiteacutes scientifiques et
philosophiques la mecircme structure questionneurreacutepondant de la dialectique que nous
deacutecrivent les Topiques Et J Brunschwig a tout agrave fait raison de reprocher agrave R Bolton la perte
de cet aspect absolument fondamental dans une lecture qui pose une valeur eacutepisteacutemologique
mecircme minimale de la dialectique Cependant nous pouvons appreacutecier une certaine souplesse
de la meacutethode dAristote en science et dune part embrasser lideacutee que la meacutethode dialectique
est peut-ecirctre plus souple en pratique que ne le laissent entendre les Topiques et dautre part
nuancer le rapport dit laquo fondamental raquo de la dialectique agrave cette structure
questionneurreacutepondant En effet cette structure questionneurreacutepondant est sans doute plus
fondamentale au traiteacute des Topiques en lui-mecircme puisquelle en structure lorganisation et en
motive les diffeacuterents conseils (le livre VIII est lexemple dune organisation formelle du traiteacute
265 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo op cit p 241-242
87
en fonction de cette structure questionneurreacutepondant) quagrave la dialectique proprement dite
Ou du moins le rapport questionneurreacutepondant semble ecirctre aussi essentiel au traiteacute des
Topiques que ne lest laspect public commun agrave la dialectique
Lessentiel de la dialectique aristoteacutelicienne nest pas tant de mettre en preacutesence
physique un seul laquo protagoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement questionneur et
un seul laquo deuteacuteragoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement reacutepondant cela est
surtout mis en avant et rendu neacutecessaire par la meacutethode topique proprement aristoteacutelicienne
dans le traiteacute eacuteponyme Laspect essentiel de la dialectique en elle-mecircme est sans doute bien
plus decirctre nous lavons mentionneacute une laquo œuvre commune raquo crsquoest-agrave-dire une activiteacute qui
sinscrit dans un contexte public et collectif Et peut-ecirctre pouvons-nous comprendre la
dialectique aristoteacutelicienne non comme structureacutee essentiellement autour des rocircles de
questionneur et de reacutepondant mais de maniegravere peut-ecirctre un peu moins preacutecise comme un
organe comme un outil de publiciteacute qui accompagne ou plutocirct qui veacutehicule les thegraveses et
eacutecrits scientifiques des preacutedeacutecesseurs dAristote dans ses traiteacutes La dialectique semble donc
bien plutocirct ecirctre lrsquooutil de diffusion proprement aristoteacutelicien des thegraveses scientifiques
Mais nous ne pouvons comprendre la dialectique comme un outil de diffusion des
thegraveses scientifiques que si nous reacuteinscrivons les textes dAristote dans leur contexte scolaire
Les eacutetudes aristoteacuteliciennes semblent se mettre daccord sur un point preacutecis Aristote aurait
eacutecrit deux sortes de textes les uns exoteacuteriques destineacutes agrave un large public et consideacutereacutes
comme perdus dans leur quasi-totaliteacute les autres eacutesoteacuteriques ceux que nous lisons
aujourdhui et qui eacutetaient destineacutes agrave un public bien particulier un public deacutelegraveves informeacutes
ceux du Lyceacutee266 Les eacutecrits dAristote qui nous ont eacuteteacute transmis par la tradition eacutetaient donc
destineacutes agrave un public scolaire et sinscrivaient de fait dans une laquo perspective dun dialogue
scolairement codifieacute raquo pour reprendre les mots de J Brunschwig Or si dune part nous
comprenons que la dialectique est cette activiteacute essentiellement collective du moins qui
sinscrit dans un contexte public qui nest pas une activiteacute solitaire quelle est laquo tourneacutee vers
lautre raquo et si dautre part nous comprenons que les traiteacutes dAristote sont veacuteritablement des
notes de cours sinon des cours en eux-mecircmes et quils ont eacuteteacute eacutecrits pour ecirctre lus et exposeacutes agrave
un public voire mecircme qursquoils ont eacuteteacute eacutelaboreacutes et construits pendant le professorat dAristote
alors le hiatus entre la dialectique des Topiques et la dialectique des traiteacutes scientifiques et
philosophiques seacutemousse Ainsi il est peut-ecirctre possible de comprendre que la dialectique
dont use Aristote dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques est la mecircme que celle deacutecrite266 Citons de maniegravere non exhaustive D Ross Aristotle op cit p 9 et ss J Brunschwig laquo Quest-ce que la
Physique dAristote raquo in De Grant Souffrin la Physique dAristote et les conditions dune science de lanature Vrin 1991 pp 11-40 Jean Brun Aristote et le Lyceacutee Presses Universitaires de France laquo Que sais-je raquo Paris 2004 p 6 M Crubellier et P Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir op cit p 29 et ssPierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute op cit p 17 et ss Tous soutiennent que les eacutecritsdAristote se reacutefegraverent laquo agrave des activiteacutes de recherche et denseignement en cours raquo selon M Crubellier et PPellegrin op cit p 32
88
dans les Topiques agrave la diffeacuterence que dans les traiteacutes laspect dialogique de la dialectique
(crsquoest-agrave-dire les rocircles de questionneur et de reacutepondant) disparaicirct au profit de son aspect
scolaire et deacutejagrave peut-ecirctre peacutedagogique Ce qui fait lien entre les Topiques et les traiteacutes
scientifiques et philosophiques du corpus aristoteacutelicien cest un seul et mecircme contexte
Aristote neacutecrit ni pour des savants ni pour des philosophes ni pour des eacuterudits ni mecircme
pour lui-mecircme agrave la maniegravere de laquo meacutemoires raquo ou de notes de recherches personnelles Aristote
eacutecrit pour un public deacutelegraveves Si nous comprenons cela alors laspect collectif de la
dialectique en preacutesence dans ses eacutecrits scientifiques ne pose plus de problegravemes et devient
mecircme eacutevident Les diffeacuterentes doxographies les deacuteveloppements des apories les
argumentations proprement dialectiques le recours laquo neacutecessaire raquo aux ἔνδοξα la division des
sens des termes etc sont autant de proceacutedeacutes dialectiques preacutesents dans les textes
philosophiques et scientifiques qui sapparentent peut-ecirctre tout simplement agrave diffeacuterents
vecteurs rendus neacutecessaires par le contexte scolaire de leacutecriture aristoteacutelicienne Autant
deacuteleacutements qui sont veacuteritablement chargeacutes de cet aspect peacutedagogique selon nous fondamental
de la dialectique qui ne se comprend que si et seulement si nous contextualisons
systeacutematiquement les marges deacutecriture du Stagirite le hors texte le contexte scolaire de ses
eacutecrits Ce contexte scolaire de leacutecriture des traiteacutes physiques meacutetaphysiques
psychologiques astronomiques politiques et eacutethiques entre en reacutesonance avec une
dialectique que J Brunschwig lui-mecircme comprend justement comme laquo un dialogue
scolairement codifieacute raquo et il deacutetermine leacutecriture dAristote La dialectique semble ecirctre le
candidat ideacuteal pour reacutepondre des contradictions meacutethodologiques du corpus car ces
contradictions raisonnent avec le contexte mecircme deacutecriture du Stagirite Peut-ecirctre Aristote use
de dialectique dans ses traiteacutes simplement parce que la dialectique est la meacutethode lactiviteacute la
mieux adapteacutee agrave son public pour diffuser un savoir scientifique
Ainsi comment justifier de la preacutesence de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques
toute en justifiant en mecircme temps de la disparition probleacutematique dun aspect fondamental de
la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les Topiques Comment a fortiori reacuteussir agrave sortir
des contradictions dAristote sur la dialectique tout en parvenant agrave maintenir luniteacute de cette
pratique Premiegraverement en abordant les problegravemes meacutethodologiques du corpus avec une
certaine souplesse deuxiegravemement en posant lhypothegravese dune dialectique qui traduit le
contexte scolaire des eacutecrits dAristote
Cest une solution que J Brunschwig entrevoit dailleurs clairement mais sans
lrsquoapprofondir En effet la derniegravere remarque agrave laquelle procegravede le commentateur sur la
communication de Robert Bolton porte sur linterpreacutetation que ce dernier tire des diffeacuterents
usages de la dialectique J Brunschwig eacutecrit
Dans la logique de son interpreacutetation Robert Bolton est tout naturellement conduit agrave
89
faire coiumlncider lopposition laquo gymnastique vs non-gymnastique raquo avec lopposition
laquo dialectique ex endoxocircn vs dialectique ex endoxotatocircn267
Cest en effet de cette coiumlncidence que R Bolton distingue diffeacuterents types de dialectiques
dont chacun aurait un inteacuterecirct diffeacuterent selon les Topiques I2 J Brunschwig refuse la
constitution de deux dialectiques distinctes en fonction des usages gymnastiques et non
gymnastiques car selon lui Aristote ne conccediloit pas diverses dialectiques mais bien divers
usages de la mecircme dialectique et de fait il faut plutocirct distinguer la dialectique de ses
voisines laquo extra-dialectiques raquo que J Brunschwig considegravere ecirctre la didactique et
lagonistique Mais cest dans la conclusion de son article quil entrevoit la valeur
peacutedagogique de la dialectique Pour le commentateur le fond du deacutebat entre R Bolton et lui
se situe laquo au niveau des rapports entre lutiliteacute gymnastique de la meacutethode des Topiques et
son utiliteacute philosophique et scientifique raquo268 Et il clocirct son article sur le ceacutelegravebre conseil que
donne Parmeacutenide agrave Socrate dans le Parmeacutenide de Platon
Mais exerce-toi pendant que tu es encore jeune et entraicircne-toi agrave fond en te
livrant agrave ces exercices qui aux yeux du grand nombre paraissent ecirctre une perte de
temps et qui sont par lui qualifieacutees de laquo bavardages raquo Sinon la veacuteriteacute se deacuterobera agrave tes
prises269
Or J Brunschwig explique que laquo tous les exeacutegegravetes depuis Alexandre drsquoAphrodise ont
rapprocheacute non sans raison [cet extrait du Parmeacutenide] des Topiques aristoteacuteliciens raquo270 Degraves
lors peut-ecirctre J Brunschwig entrevoit-il ici la solution dune dialectique peacutedagogique pour
accorder les diffeacuterents services que rend le traiteacute des Topiques celui decirctre un laquo entraicircnement
intellectuel raquo et celui de sinteacuteresser laquo aux connaissances agrave caractegravere philosophique raquo271 Ces
deux services apparemment contradictoires puisque lun nest quun entraicircnement une
gymnastique mentale permettant dargumenter laquo sur les sujets qui se preacutesentent raquo272 alors que
lautre semble nous rendre capable premiegraverement de laquo discerner en chaque matiegravere le vrai du
faux raquo273 et deuxiegravemement de laquo sinteacuteresser aux notions premiegraveres de chaque science raquo274
semblent retrouver une certaine harmonie une certaine concorde si nous attribuons agrave la
dialectique une valeur peacutedagogique
Si lentretien dialectique dans les Topiques et lorganisation dudit traiteacute se structurent
bien autour des rocircles du questionneur et du reacutepondant cest simplement parce que le Topiques
ont pour fonction de former defficaces questionneurs et defficaces reacutepondants de proposer
267 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et PellegrinPierre op cit p 256
268 Ibidem p 262269 135d traduction de Luc Brisson GF Flammarion Paris 2011270 J Brunschwig op cit p 262271 Topiques 101a27-28272 101a30273 101a36274 101a38 traduction modifieacutee
90
une meacutethode pour exceller au jeu dialectique Mais en soi la dialectique peut ecirctre utiliseacutee
comme meacutethode pour diffuser publiciser enseigner un savoir scientifique Et cest seulement
si nous contextualisons leacutecriture dAristote que nous pouvons entrevoir dune part que la
dialectique nest pas la topique et dautre part que la dialectique des Topiques est la mecircme que
la dialectique des traiteacutes scientifiques car lessentiel de la dialectique est decirctre une activiteacute
collective Aristote sadressant agrave un public cet aspect est conserveacute dans les traiteacutes malgreacute
labsence des rocircles de questionneur et de reacutepondant Enfin cette hypothegravese permet de
comprendre que si Aristote use en effet de la dialectique dans ses traiteacutes cest justement parce
quelle est scolairement codifieacutee et quil lui attribue une valeur peacutedagogique
Cependant lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique poseacutee pour tenter dunifier la
dialectique des Topiques et son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques ne
nous indique pas en quelle mesure cette meacutethode agrave lœuvre peut effectivement se charger
dune importante valeur peacutedagogique Comment et pourquoi la dialectique peut-elle ecirctre
comprise comme une sorte laquo deacuteducation raquo agrave la science agrave la philosophie au laquo savoir vrai raquo
Il nous faut pour reacutepondre agrave cette question prendre un peu de recul par rapport aux
problegravemes de meacutethode qui traversent le corpus aristoteacutelicien
Il appert que faire de la dialectique la meacutethode dAristote pour deacutecouvrir les principes
des sciences ou bien encore consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable au vrai raquo et donc poser
les bases dune valeur seulement eacutepisteacutemologique de la dialectique est nous lavons vu
difficilement soutenable Car une telle lecture repose finalement sur un certain optimisme Un
optimisme certes latent quun texte comme louverture du livre α de la Meacutetaphysique semble
permettre En effet Aristote y explique que nous avons tous en nous la capaciteacute de savoir et
datteindre le vrai et surtout que nul ne manque complegravetement la veacuteriteacute Degraves lors la veacuteriteacute
pour le Philosophe peut se comprendre comme un travail collectif auquel chacun participe en
apportant laquo sa pierre agrave leacutedifice raquo du savoir
Leacutetude de la veacuteriteacute est dun cocircteacute difficile de lautre facile Preuve en est que nul ne peut
latteindre comme il convient ni tous la manquer mais que chacun dit quelque chose
sur la nature et seul najoute rien ou peu agrave la veacuteriteacute tandis que de tous ensemble naicirct
une œuvre dimportance Par conseacutequent sil en va semble-t-il comme quand
preacuteciseacutement nous citons le proverbe laquo qui manquerait la porte raquo de cette maniegravere
leacutetude serait facile mais posseacuteder le tout sans pouvoir en posseacuteder une partie montre
la difficulteacute de cette eacutetude Peut-ecirctre aussi la difficulteacute eacutetant de deux sortes la cause en
est-elle non dans les choses mais en nous En effet le rapport des yeux des chauves-
souris agrave la lumiegravere du jour est le mecircme que celui de lintelligence de notre acircme aux
choses les plus manifestes de toutes natures Non seulement il est juste decirctre
reconnaissant envers ceux dont on peut partager les opinions mais mecircme envers ceux
91
qui expriment des avis plus superficiels car eux aussi ont apporteacute une contribution
puisquils ont exerceacute avant nous leur compeacutetence275
Degraves lors puisque selon Aristote chacun dentre nous ecirctres humains cest-agrave-dire a fortiori
aussi les propres preacutedeacutecesseurs dAristote vise le vrai sans pour autant latteindre ni le
manquer complegravetement puisque chacun dentre nous participe collectivement agrave leacutetude de la
veacuteriteacute alors la dialectique qui sengage par la collecte des ideacutees admises pourrait sapparenter
de facto agrave une eacutetude prenant en charge des objets lesdites ideacutees admises qui partagent
quelque chose de la veacuteriteacute
Cependant cet optimisme preacutetendu dAristote fondeacute sur cette participation collective
de chacun agrave la veacuteriteacute est lui-mecircme difficilement soutenable car si chacun dentre nous
participe de la veacuteriteacute aussi participe-t-il de lerreur En effet la cause premiegravere de la difficulteacute
dans leacutetude de la veacuteriteacute est selon Aristote en nous nous sommes susceptibles de commettre
des erreurs Ainsi de facto les ἔνδοξα qui eacutemanent des esprits humains peuvent participer si
nous comprenons correctement Meacutetaphysique α du vrai comme du faux Cest dailleurs ce
quexplique tregraves bien Aristote dans les Seconds analytiques quand il mentionne lopinion vraie
et lopinion fausse
Mais il ny a pas didentiteacute complegravete de lobjet de lopinion et de celui de la
science mais de mecircme quil y a dune certaine maniegravere opinion vraie et opinion fausse
de la mecircme chose [ὤσπερ καὶ ψευδὴς καὶ ἀληθὴς τού αὐτού τρόπον τινά] de mecircme il
y a science et opinion de la mecircme chose276
La dialectique peut donc difficilement avoir une simple valeur eacutepisteacutemologique puisquelle
raisonne agrave partir dideacutees admises dont les tenants sont capables en tant quecirctres humains de
veacuteriteacute comme derreur Ainsi Aristote semble admettre degraves lors la possibiliteacute dune fausseteacute
endoxale qui exclut la dialectique du champ strictement scientifique La seule meacutethode
veacuteritablement eacutepisteacutemologique crsquoest-agrave-dire la meacutethode permettant de deacutecouvrir les principes
des sciences et de fonder le discours est une meacutethode qui ne peut traiter que du vrai
Ainsi il faut relativiser ce preacutetendu optimisme dAristote tout ce qui est dit nest pas
vrai ou probable tout laquo legomegravene raquo nest pas laquo pheacutenomegravene raquo duquel nous pouvons induire les
principes des sciences Poser une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα soit faire des opinions
les plus partageacutees les mieux admises comme autoriteacute par le plus grand nombre des entiteacutes
laquo semblables au vrai raquo ou laquo vraies dans la plupart des cas raquo ne va absolument pas de soi
puisquil y a en chacun de nous une propension agrave lerreur Il est dans notre nature par rapport
agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris par rapport agrave la lumiegravere du jour decirctre
aveugleacutes par le vrai donc de nous tromper
Cependant plutocirct que de lire dans ce passage de Meacutetaphysique α un optimisme275 Meacutetaphysique α 993a30-993b14 Lauthenticiteacute des textes laquo probleacutematiques raquo nest pas en question dans
notre propos276 Seconds analytiques I 33 89a23
92
quelconque et loin decirctre eacutevident il semble surtout quune question se pose et quune difficulteacute
soit souleveacutee Si premiegraverement Aristote en theacuteoricien du savoir scientifique propose une
meacutethode pour connaicirctre le vrai pour chercher la veacuteriteacute et pour fonder le discours
scientifique si deuxiegravemement il considegravere ce savoir scientifique comme laboutissement
dune progression du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents eacutetats et si troisiegravemement il y a en
la nature de lecirctre humain une propension agrave lerreur qui risque de nuire au deacuteveloppement de
nos laquo capaciteacutes raquo intellectuelles de constituer un frein au progregraves de lindividu apprenant agrave
travers les diffeacuterents eacutetats du savoir crsquoest-agrave-dire un frein agrave la reacutealisation de sa propre nature
puisquil est selon Meacutetaphysique A 981a21 dans la nature des hommes de laquo deacutesirer
savoir raquo alors est-il seulement possible quAristote nait jamais precircteacute aucune attention agrave cette
propension naturelle agrave lerreur Or si lhomme se trompe de fait il ignore il rate
lactualisation de la capaciteacute agrave connaicirctre qui est naturellement en lui Ny-a-t-il nulle part dans
le corpus aristoteacutelicien la volonteacute de laquo prendre en charge raquo la nature humaine pour corriger
cette propension agrave lerreur Une prise en charge veacuteritablement peacutedagogique senseacutee montrer
au sens le plus strict laquo le chemin du vrai aux enfants raquo
La meacutethode empirico-analytique la science et la philosophie ne prennent pas en
charge lerreur car leur laquo domaine exclusif raquo est celui de la veacuteriteacute277 Degraves lors pour
comprendre la valeur veacuteritable de la dialectique il faut dans un premier temps lexclure du
champ proprement scientifique Et Aristote semble permettre cette exclusion En effet il
eacutecrit agrave propos des trois sortes physiques logiques et eacutethiques de preacutemisses dialectiques que
ces questions (le monde est-il eacuteternel ou non par exemple) doivent ecirctre traiteacutes laquo au niveau
philosophique selon la veacuteriteacute mais dialectiquement au niveau de lopinion raquo278 J Brunschwig
est tout agrave fait fondeacute agrave traduire les syntagmes μὲν et δέ qui structurent cette phrase par un
connecteur logique dopposition (laquo mais raquo) opposant ainsi dialectique et philosophie comme
sopposent veacuteriteacute et opinion la philosophie soppose agrave la dialectique puisque lune procegravede
πρὸς δόξαν alors que lautre procegravede πρὸς ἀλήθειαν Ainsi nous pouvons affirmer avec R
Bolton et dans la droite ligne dun aristoteacutelisme classique que la meacutethode pour connaicirctre les
principes des sciences la meacutethode scientifique et philosophique pour connaicirctre la veacuteriteacute reste
effectivement la meacutethode empirico-analytique exposeacutee essentiellement dans les Analytiques
et en Physique I1 celle proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν Mais quelle est donc cette meacutethode
qui prend en charge lerreur sinon justement la dialectique De plus si philosophie et
dialectique sopposent car lune touche agrave la veacuteriteacute et lautre non cela ne signifie en rien que la
dialectique nait aucun rapport avec la science et la philosophie ou quelle ne lui soit daucune
utiliteacute Car puisque la dialectique procegravede de lopinion et que nous avons admis que les
ἔνδοξα pouvaient ecirctre faux ne peut-elle pas avoir une valeur peacutedagogique en ce quelle277 Meacutetaphysique α 993b19-20 la philosophie est laquo science de la veacuteriteacute raquo278 Topiques I 14 105b30-31
93
laquo traite raquo veacuteritablement la cause de lerreur qui est en nous Si la philosophie et la science
cherchent le vrai la dialectique traite de lerreur R Bolton a donc bien pressenti cette dualiteacute
du texte aristoteacutelicien qui procegravede en deux temps le temps de la recherche scientifique et le
temps de lexposition de la recherche Cependant il continue de voir en la dialectique une
valeur eacutepisteacutemologique minimale qui en fait un adjuvant aux sciences alors que la veacuteritable
fonction de la dialectique est peut-ecirctre plus celle de prendre en charge la propension naturelle
agrave lerreur qui est en chaque ecirctre humain Ce quAristote semble faire dans ses recherches la
raison pour laquelle il use de dialectique cest justement en fonction de cette valeur
peacutedagogique
Et en effet dans son corpus le Stagirite laisse de maniegravere sporadique plusieurs
indices nous permettant de fonder cette valeur de comprendre la dialectique comme une
eacuteducation une culture un entraicircnement neacutecessaire au savoir Lun de ces principaux indices
est laspect laquo universel raquo de la dialectique et le parallegravele agrave effectuer entre la dialectique et
laquo leacuteducation raquo dont le Stagirite parle dans lincipit des Parties des animaux En effet Aristote
comprend la dialectique comme une activiteacute qui communique avec toutes les sciences et qui
nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres Selon les Seconds analytiques elle ne porte
pas en effet laquo sur un genre unique deacutetermineacute [οὐδὲ γένους τινὸς ἑνός] car alors elle ne serait
pas interrogative [οὐ γὰρ ἂν ἠρώτα] raquo279 Ce qui fait de la dialectique une activiteacute proprement
non soumise agrave lincommunicabiliteacute des genres ce qui lui permet autrement dit de laquo toucher agrave
toutes les sciences raquo cest quelle consiste principalement agrave interroger agrave demander [ἐρωτάω-
ω]280 Cette laquo polyvalence raquo qui est propre agrave la dialectique et qui consiste agrave poser des
questions sur tous les domaines dans tous les genres de toutes les sciences (Physique laquo le
monde est-il eacuteternel ou non raquo Eacutethique laquo doit-on obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux
lois en cas de discordance raquo Logique laquo les contraires relegravevent-il ou non du mecircme
savoir raquo pour reprendre des exemples aristoteacuteliciens281) rejoint finalement le caractegravere
universel de la dialectique dans le sens ougrave tous les ecirctres humains pratiquent avec plus ou
moins dart et de meacutethode cette activiteacute Tous en effet se posent et posent des questions de
la prime enfance jusquau soir de la vie et ainsi examinent critiquent essaient de laquo mettre agrave
leacutepreuve raquo [πειράω-ῶ] plus ou moins meacutethodiquement des thegraveses agrave la lumiegravere de laquo notions
communes raquo Cest en effet ce que reacutepegravete le Stagirite au chapitre 11 des Reacutefutations
sophistiques
De sorte quil est eacutevident que la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute
Cest pourquoi aussi elle sapplique agrave tout En effet tous les arts utilisent eacutegalement
certaines notions communes Cest pourquoi tous les hommes y compris les simples
279 Seconds analytiques I 11 77a32280 Ibidem281 Topiques I 14 105b20-25
94
particuliers font usage dune certaine maniegravere de la dialectique et de la peirastique car
tous jusquagrave un certain point tentent dexaminer ceux qui professent un art282
Certes Aristote parle ici de peirastique et de dialectique mais plutocirct que de nous inteacuteresser agrave
ce qui pourrait seacuteparer ces deux notions inteacuteressons nous surtout agrave ce qui les unit le trait
fondamental de lune comme de lautre elles sont universelles Tous les ecirctres humains les
pratiquent dans le sens ougrave tous se posent des questions et argumentent avec plus ou moins de
meacutethode et laquo mettent agrave leacutepreuve raquo des thegraveses de maniegravere plus ou moins efficace Rappelons
que les Topiques nont pour but selon Aristote non de theacuteoriser et de deacutefinir la dialectique
mais bien de fournir une meacutethode pour exceller dans cette activiteacute dialectique que tous les
ecirctres humains semblent pratiquer plus ou moins bien Cependant que sont ces laquo notions
communes raquo dont parle Aristote dans ce texte et que tous les arts selon lui utilisent Il
semble que nous soyons fondeacutes agrave rapprocher ici ces laquo notions communes raquo des ἔνδοξα
Cependant R Bolton a tregraves bien mis en lumiegravere le double sens du mot laquo commun raquo en
Reacutefutations sophistiques 172a Dune part est laquo commune raquo une proposition qui nest pas
attacheacutee agrave un genre ni agrave une science en particulier ce qui explique pourquoi tous les arts en
usent Et dautre part est laquo commune raquo une proposition qui appartient agrave un savoir laquo du
commun raquo283 Il est degraves lors possible de distinguer la dialectique de la science dans ce
contexte des Reacutefutations sophistiques 11 car celle-ci sinscrit dans un savoir qui nest pas un
savoir scientifique mais un savoir commun collectif Savoir commun opposeacute au savoir
scientifique en tant que ce dernier est laquo speacutecial raquo agrave un domaine laquo attacheacute agrave un genre preacutecis raquo
et quil ne raisonne pas agrave partir de laquo notions communes raquo mais bien agrave partir de notions
speacuteciales La dialectique peut donc aussi se distinguer de la philosophie et de la meacutetaphysique
en ce que ces laquo sciences raquo ont bien un genre speacutecifique lecirctre en mouvement pour la
physique lecirctre en tant quecirctre pour la meacutetaphysique Il faut donc dans la theacuteorie
aristoteacutelicienne du savoir admettre un savoir laquo du commun raquo propre agrave la dialectique et un
savoir scientifique que nous pouvons consideacuterer comme plus laquo speacutecialiseacute raquo agrave un domaine
Or cette distinction dialectiquescientifique fait eacutecho agrave une autre distinction du
corpus celle quAristote effectue entre la παιδεία et lἐπιστήμη dans lincipit des Parties des
animaux En effet pour Aristote
Dans toute eacutetude et toute recherche la plus humble comme la plus noble il semble
bien y avoir deux sortes deacutetats [δύο φαίυουται τρόποι τῆς ἓξεως] dont lun est agrave juste
titre nommeacute laquo science de la chose raquo [τὴν μὲν ἐπιστὴμην τοῡ πράγματος] et lautre une
certaine espegravece de culture [τὴν δοἷον παιδεὶαν τινά]284
La traduction de P Pellegrin est ici eacutetonnante En effet ce dernier traduit laquo παιδεὶαν τινά raquo
282 Reacutefutations sophistiques 11 172a27-32 nous soulignons283 R Bolton laquo The Epistemologic Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique dir
D Devereux et P Pellegrin Paris 1990 p 215284 Aristote Parties des Animaux trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2011 p 89 639a1-4
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par une laquo espegravece de culture raquo Pourtant le sens principal de παιδεία nest pas laquo culture raquo mais
bien plutocirct laquo eacuteducation raquo285 De plus si nous nous reportons agrave lIndex aristotelicus de H
Bonitz lentreacutee παιδεία286 reacutefeacuterence surtout lusage de ce syntagme dans le contexte des
Eacutethiques et des Politiques et son sens est majoritairement celui dlaquo eacuteducation raquo non de
laquo culture raquo Prenons par exemple lune des reacutefeacuterences donneacutees par H Bonitz agrave cette entreacutee
soit Politiques II5 ougrave il est question de παιδεία laquo Il faut que la citeacute soit une multipliciteacute
comme on la dit plus haut dans laquelle leacuteducation doit introduire communauteacute et uniteacute raquo287
P Pellegrin traduit alors παιδεία non par laquo culture raquo mais bien par laquo eacuteducation raquo Cependant
comment cette παιδεία des Parties des animaux peut-elle ecirctre rapprocheacutee de la dialectique
telle que la comprend Aristote et a fortiori comment la distinction dialectiquescience peut-
elle ecirctre arraisonneacutee agrave cette distinction παιδεία ἐπιστήμη
Pour reacutepondre agrave cette question nous devons dabord en poser une preacuteliminaire
quest-ce quecirctre laquo eacuteduqueacute raquo ou laquo cultiveacute raquo dans ce contexte de lincipit des Parties des
animaux Aristote poursuit son explication des laquo deux sortes deacutetats raquo preacutesents dans toute
recherche en expliquant quil appartient agrave laquo lhomme cultiveacute [πεπαιδευμένου] raquo de pouvoir
laquo de maniegravere approprieacutee juger avec sagaciteacute de ce qui est bien ou mal dit dans un
discours raquo288 De plus premiegraverement laquo le πε-παιδευ-μένος raquo est grammaticalement le
participe parfait moyen-passif substantiveacute du verbe παιδεύω signifiant laquo eacutelever un enfant raquo
ou laquo donner une eacuteducation agrave quelquun raquo289 Deuxiegravemement le parfait indique proprement
laquo leacutetat preacutesent qui reacutesulte dun fait passeacute raquo290 cest-agrave-dire textuellement ici celui qui a reccedilu
une eacuteducation doit pouvoir selon Aristote laquo ecirctre seul capable de juger pour ainsi dire de
tout raquo291 Degraves lors le πεπαιδευμένος se deacutefinit selon deux caracteacuteristiques propres
premiegraverement celle de juger des bons ou mauvais discours (le texte grec mentionne laquo τὸ
δύνασθαι κρicircναι raquo en 639a5 cest-agrave-dire laquo la faculteacute de pouvoir critiquer raquo) et deuxiegravemement
de pouvoir juger ou critiquer certes mais de tout cest-agrave-dire soit de se poser et poser des
questions soit dexercer sa capaciteacute danalyse et de critique non dans un genre deacutetermineacute
comme la Nature ou lrsquoEacutethique mais dans absolument tous les domaines Or exercer cette
laquo δύνασθαι κρicircναι raquo drsquoune part et qui plus est de maniegravere laquo non tenue agrave lincommunicabiliteacute
des genres raquo sont bien deux caractegraveres qui appartiennent en propre agrave la dialectique car seule
cette activiteacute dans le corpus aristoteacutelicien nous permet dexercer notre laquo capaciteacute critique raquo
autrement dit peirastique et ce laquo sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo292 Il semble
285 Le Grand Bailly p 1438286 Herman Bonitz Index aristotelicus Berolini 1870 p 557 30287 Les Politiques II5 1263b36-37288 Aristote Parties des animaux 639a4-6289 Le grand Bailly p 1438290 A Dain J-A de Foucault et P Poulain Grammaire Grecque J De Gigord Paris 1961 p177291 639a9292 Topiques I1 100a19-20
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donc bien que nous soyons fondeacutes agrave comprendre que la παιδεία reccedilue par le πεπαιδευμένος
est une παιδεία dialectique et ainsi agrave rapprocher dialectique et eacuteducation
Degraves lors leacutetat du πεπαιδευμένος qui est senseacute pouvoir juger de ce qui est bien ou mal
dit dans les discours et ce dans tous les domaines nous permet de comprendre comment la
dialectique peut ecirctre une veacuteritable παιδεία crsquoest-agrave-dire comme une certaine eacuteducation De
plus en eacutetablissant ce parallegravele entre la dialectique et cette παιδεία dont parle Aristote dans
lincipit des Parties des animaux nous pouvons supposer quAristote attribue une valeur
peacutedagogique agrave la dialectique Car il semble que crsquoest en pratiquant la dialectique cette
activiteacute dont la Rheacutetorique nous apprend quelle sert agrave deacutecouvrir laquo le syllogisme vrai et le
syllogisme apparent raquo293 (agrave savoir juger de ce qui est bien ou mal dit dans un discours en
jugeant des discours eux-mecircmes) et dont les Topiques aussi bien que les Reacutefutations
sophistiques ou que les Seconds analytiques insistent sur le fait quelle srsquointeacuteresse agrave tout et
nest tenue agrave aucun genre que lecirctre humain devient le πεπαιδευμένος dont il est question
dans lincipit des Parties des animaux
Nonobstant le choix effectueacute par P Pellegrin de traduire παιδεία par laquo culture raquo dans
sa traduction des Parties des animaux nrsquoobscurcit pas forceacutement la valeur peacutedagogique que
nous pouvons lire dans la dialectique aristoteacutelicienne Au contraire ce choix rend cette valeur
plus intelligible Cependant il faut ecirctre conscient de ce que ce terme peut manifester dans son
rapport agrave la dialectique En effet si nous comprenons la παιδεία comme une laquo culture raquo
comme le fait P Pellegrin au sens moderne dune laquo culture geacuteneacuterale bibliographique raquo celle
consistant agrave laquo engranger le plus de connaissances possible raquo alors la dialectique est en effet
une culture car lactiviteacute dialectique sengage par la laquo collecte des preacutemisses raquo et deacutepend dune
connaissance neacutecessaire de multiples ideacutees admises par le plus grand nombre ou par les
savants afin de les poser comme preacutemisses des raisonnements dialectiques Degraves lors lactiviteacute
dialectique neacutecessite une laquo culture geacuteneacuterale raquo et sa pratique semble offrir au dialecticien cette
culture Mais il faut aussi entendre laquo παιδεία raquo comme une laquo culture raquo au sens grec du terme
celui dun veacuteritable travail sur soi dune transformation du sujet qui tel un laquo gymnaste raquo en
pratiquant la dialectique et en exerccedilant son esprit critique agrave propos de nimporte quel sujet
accegravede agrave laquo leacutetat raquo eacuteduqueacute que la valeur aspectuelle du parfait de laquo πεπαιδευμένος raquo traduit
dans les premiegraveres lignes des Parties des animaux Si la dialectique est une culture cest une
culture geacuteneacuterale certes mais aussi un veacuteritable travail sur soi une culture de lesprit qui
transforme veacuteritablement le sujet apprenant
Pierre Aubenque a dailleurs beaucoup insisteacute sur limportance de ce texte des Parties
des animaux pour comprendre la dialectique aristoteacutelicienne En effet selon lui laquo ce sont les
premiegraveres lignes du De Partibus animalium qui nous eacuteclairent le mieux sur la fonction et les
293 1355b16-17
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limites de la dialectique selon Aristote raquo294 Cependant dune part P Aubenque ne semble par
reacuteceptif au sens grec de cette παιδεία et ne la considegravere que comme une laquo culture geacuteneacuterale raquo
avec tout laspect peacutejoratif que peut prendre ce terme face agrave la laquo science de la chose raquo et
dautre part il preacutetend que dans ce texte comme dans dautres Aristote fait laquo leacuteloge de la
culture geacuteneacuterale [παιδεία] raquo295 et que le Stagirite oppose la παιδεία agrave lἐπιστήμη laquo A vrai
dire on a ici limpression que la culture geacuteneacuterale a moins une valeur par elle-mecircme quelle ne
se nourrit des insuffisances de la science de la chose raquo296 Et pour eacutetayer son propos P
Aubenque sappuie sans neacuteanmoins le citer sur un texte des Politiques III 11 dans lequel
selon lui Aristote oppose encore laquo les hommes cultiveacutes raquo agrave laquo ceux qui savent raquo Pour P
Aubenque laquo lhomme cultiveacute raquo le πεπαιδευμένος soppose au savant au σοφός en tant
quhomme de science Aristote vanterait alors les meacuterites de lun sur lautre de la culture
geacuteneacuterale sur la science Pourtant dans cet extrait des Politiques comme dans les premiegraveres
lignes des Parties des animaux Aristote noppose agrave aucun moment παιδεία et ἐπιστήμη ou
πεπαιδευμένος et σοφός A contrario ces deux notions et ces deux laquo eacutetats raquo ne se pensent pas
dans un rapport de conflictualiteacute quelconque mais bien dans un rapport de continuiteacute
Premiegraverement dans lextrait des Politiques III 11 que P Aubenque utilise sans le citer
Aristote eacutecrit
Or un meacutedecin ce peut ecirctre soit le praticien soit le chef deacutecole soit en troisiegraveme lieu
celui qui possegravede une culture meacutedicale car il y a de tels gens cultiveacutes pour ainsi dire
dans tous les arts et nous naccordons pas moins le droit de juger aux gens cultiveacutes
quaux speacutecialistes297
Il appert quici laquo gens cultiveacutes raquo et laquo speacutecialistes raquo ne sopposent absolument pas mais qursquoau
contraire ils partagent lun et lautre laquo le droit de juger raquo Ce laquo droit de juger raquo est sans doute agrave
rapprocher ici du laquo δύνασθαι κρicircναι raquo qui caracteacuterise le πεπαιδευμένος dans lincipit des
Parties des animaux Ainsi agrave linstar de P Aubenque il semble leacutegitime de rapprocher ces
deux textes Cependant contrairement agrave ce quavance ce dernier πεπαιδευμένος et σοφός ne
sopposent pas Mais degraves lors comment comprendre le rapport du πεπαιδευμένος au σοφός
de la παιδεία agrave lἐπιστήμη de la dialectique au savoir scientifique Cest justement lincipit
des Parties des animaux qui permet de proposer une alternative agrave la lecture de P Aubenque et
de consideacuterer ces deux notions dans un rapport de continuiteacute Si nous lisons cet incipit avec agrave
lesprit les Seconds analytiques II19 et Meacutetaphysique A1 il appert qursquoAristote reacuteactive ici la
notion dἕξις mentionneacutee degraves la deuxiegraveme ligne du traiteacute298 et qui est fort importante en
Meacutetaphysique A et dans les Seconds analytiques II19 puisquelle constitue la structure laquo en
294 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote op cit p 282295 Ibidem296 Ibid297 Politiques trad P Pellegrin 1282a3-7298 Les parties des animaux 639a2
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eacutetape raquo du deacuteveloppement du progregraves de nos capaciteacutes intellectuelles partant de la simple
sensation pour arriver au savoir de la cause au savoir scientifique
A partir de la perception donc se produit le souvenir [ἐκ μὲν οὖν αἰσθήσεως γίγνεσται
μνήμη] comme nous le disons et du souvenir de la mecircme chose se produisant un
grand nombre de fois lexpeacuterience En effet plusieurs souvenirs forment une
expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience autrement dit de luniversel tout entier au
repose dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses multiples qui est contenu un et le mecircme en
elles toutes est produit un principe de lart et de la science de lart si cest agrave propos du
devenir de la science si cest agrave propos de leacutetant299
Par nature donc les animaux ont la sensation agrave la naissance mais pour les uns de la
sensation [ἐκ δὲ τῆς αἰσθήσεως] ne naicirct pas la meacutemoire pour les autres elle naicirct Et
cest pourquoi ces derniers sont plus intelligents et plus aptes agrave apprendre que ceux qui
ne peuvent se souvenir [hellip] Pour les humains lexpeacuterience naicirct de la meacutemoire en
effet les souvenirs nombreux du mecircme objet valent agrave la fin une seule expeacuterience Et
mecircme lexpeacuterience paraicirct semblable agrave la science et agrave lart pour les humains la science
et lart reacutesultent de lexpeacuterience car lexpeacuterience agrave produit lart comme le dit Polos
linexpeacuterience le hasard300
Ces deux textes posent la sensation la meacutemoire lart et la science comme diffeacuterents eacutetats
(laquo αἱ ἔξεις raquo selon les Seconds analytiques II19 99b25) eacutetats dont chacun procegravede du
preacuteceacutedent [ἐκ + geacutenitif] et dont nous avons en nous la puissance agrave la naissance Un lecteur
consciencieux peut-il feindre de ne pas voir un lien entre Meacutetaphysique A Seconds
analytiques II 19 et lincipit des Parties des animaux Et si nous sommes attentif au sens
grec que peut avoir le mot laquo culture raquo et que nous interpreacutetons cette παιδεία dans le sens dune
veacuteritable transformation de soi permise par la pratique de la dialectique et lexercice dun
laquo esprit critique raquo jusquagrave atteindre un certain laquo eacutetat raquo effectif de la recherche scientifique
alors de facto Aristote semble vouloir introduire cette laquo παιδεὶαν τινά raquo dans la genegravese du
savoir scientifique dans le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles vers lἐπίστασθαι
qui constitue selon D Ross laquo le plus haut produit de la civilisation raquo301 La notion dἕξις
preacutesente jusque dans la grammaire du texte puisque reacutesonnant avec le participe parfait de
πεπαιδευμένος ne peut pas ecirctre ici passeacutee sous silence Si dune part dans toute recherche
scientifique selon les Parties des animaux laquo il y a deux sortes deacutetats raquo lun proprement
scientifique lautre que nous pouvons peut-ecirctre nous risquer agrave nommer laquo paideacutetique raquo en tant
quil est non scientifique car non tenu agrave lincommunicabiliteacute des genres et si dautre part
Aristote permet le parallegravele entre la dialectique et cet ἕξις quest la παιδεία alors peut-ecirctre que
leacutetat du dialecticien cet eacutetat dun savoir du commun cette παιδεία cet laquo ἕξις paideacutetique raquo
que semble bien ecirctre la dialectique constitue une eacutetape intermeacutediaire avant lἐπίστασθαι un299 Seconds analytiques II 19 100a3-9300 Meacutetaphysique A 980a27-981a5301 D Ross Aristote op cit p 215
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ἕξις preacute-scientifique quil faut reacuteintroduire dans la genegravese progressive de lἐπίστασθαι
aristoteacutelicien La dialectique peut donc ecirctre comprise comme le moyen proposeacute par Aristote
pour passer de leacutetat de lexpeacuterience agrave leacutetat du savoir scientifique elle semble donc bien avoir
une valeur fondamentalement peacutedagogique
Nonobstant P Aubenque a lui-mecircme entrevu cette valeur peacutedagogique de la
dialectique aristoteacutelicienne En effet celui-ci eacutecrit
La dialectique ne jouerait donc dautre rocircle que celui dun adjuvant pourrait-on dire
peacutedagogique agrave lusage des esprits insuffisamment intuitifs Si lon admet que de tous
les hommes le philosophe est celui qui a le plus de part agrave lintuition on admettrait aussi
quil est celui qui se passe le mieux de la dialectique bien plus quen tant que
philosophe il eacutechappe entiegraverement aux limitations qui rendraient neacutecessaire lusage de
la dialectique302
Selon P Aubenque pour la philosophie et la science pour le laquo Savoir veacuteritable raquo la
dialectique qui est laquo du cocircteacute de lopinion raquo nest daucune utiliteacute agrave peine celle dun laquo adjuvant
peacutedagogique raquo dont le philosophe se passe aiseacutement Cependant cette lecture ne se deacutefend
que si nous comprenons la dialectique et la philosophie (ou la science) dans un rapport
dopposition et attribuons agrave la dialectique une certaine vacuiteacute par rapport agrave la valeur attribueacutee
agrave la science et agrave la philosophie Cest dailleurs ainsi que P Aubenque sans citer de texte
preacutecis comprend la dialectique dont le discours finalement laquo natteint luniversaliteacute quau prix
de la vacuiteacute on sait quAristote associe souvent les ideacutees de dialectique et de geacuteneacuteraliteacutes
vides raquo303 P Aubenque semble veacuteritablement prisonnier du paradigme dun Aristote
fondamentalement empiriste dans sa meacutethode placcedilant la science et la theacuteorie du savoir des
Analytiques au dessus de tout son laquo systegraveme raquo et donc au dessus de la dialectique P
Aubenque est donc conduit agrave deacutepreacutecier lactiviteacute dialectique mecircme si dans sa lecture le
tragique de laristoteacutelisme est de ne pas parvenir agrave deacutepasser la seule dialectique
Cependant il est faux de consideacuterer que le philosophe (ou le savant) peut se passer de
dialectique Car si nous comprenons la dialectique non comme une activiteacute vaine ou agrave
rapprocher de laquo geacuteneacuteraliteacutes vides raquo mais comme un laquo eacutetat raquo (celui du πεπαιδευμένος) un ἕξις
du deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles permis et entretenu par la pratique de la
dialectique alors cette derniegravere ne souffre daucune vacuiteacute a contrario elle constitue
semble-t-il une eacutetape intermeacutediaire fondamentale avant lἕξις scientifique ou philosophique
proprement dit Degraves lors la dialectique est une eacutetape sur le chemin du savoir scientifique et de
la philosophie Si donc le philosophe selon P Aubenque peut se passer de la dialectique son
eacuteducation agrave la philosophie ne semble pas elle pouvoir sen passer Et si Aristote use de
dialectique dans ses traiteacutes cest sans doute parce quagrave ses yeux la dialectique est le meilleur
302 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote p 296303 Ibidem p 260
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moyen de laquo montrer le chemin du savoir aux enfants raquo crsquoest-agrave-dire quelle constitue bien un
eacutetat passager en vue de la reacutealisation de notre nature humaine animeacutee du laquo deacutesir de savoir raquo304
et quelle a une valeur peacutedagogique Certes donc la meacutethode empirico-analytique est bien
pour Aristote la meacutethode des sciences mais cette meacutethode empirico-analytique nest pas celle
qursquoil utilise dans ses traiteacutes parce qursquoil fait moins œuvre de scientifique proprement dit ou de
philosophe qursquoœuvre de professeur de philosophie et de theacuteorie scientifique Cest sans doute
par laccumulation dun certain savoir laquo encyclopeacutedique raquo quoffre la collecte des ideacutees
admises puis par lexercice et le deacuteveloppement de laquo lesprit critique raquo que la dialectique
permet de faire le pont entre leacutetat de laquo lecirctre dexpeacuterience raquo et leacutetat de laquo lecirctre de science raquo
Cependant cest une chose de comprendre le parallegravele entre la dialectique et la
παιδεία des Parties des animaux et ainsi dinterpreacuteter leacutetat du dialecticien comme un eacutetat
laquo paideacutetique raquo infra-scientifique preacuteceacutedant leacutetat du savant et de confeacuterer une valeur
peacutedagogique agrave la dialectique cen est une autre de comprendre comment la dialectique peut
prendre effectivement en charge le souci peacutedagogique dAristote Comment la dialectique
peut-elle constituer cet laquo eacutetat raquo transitoire et laquo paideacutetique raquo permettant de conduire agrave leacutetat
final du savoir scientifique et de la philosophie Nous avons beaucoup insisteacute preacuteceacutedemment
sur la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα et nous avons essayeacute de montrer agrave quel point leur
precircter une telle valeur eacutetait difficile Car il semble que les ἔνδοξα constituant drsquoune part la
base de lactiviteacute dialectique en tant que celle-ci raisonne agrave partir deux drsquoautre part la base
des recherches aristoteacuteliciennes puisque Aristote procegravede presque systeacutematiquement agrave une
revue des opinions admises aient moins une valeur eacutepisteacutemologique que la fonction de
stimuler de provoquer la recherche scientifique et philosophique
Pourquoi Aristote considegravere-t-il agrave de nombreuses reprises lanalyse des ἔνδοξα comme
une laquo neacutecessiteacute raquo dans ses recherches Et en quelle mesure le fait de deacutebattre les thegraveses
endoxales peut-il avoir un quelconque laquo inteacuterecirct philosophique raquo selon le livre I de la
Physique305 Rappelons lextrait du De Anima dans lequel Aristote pose en effet leacutetude
endoxale comme une neacutecessiteacute
Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions
embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement
prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont
professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leur propos
et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas306
Aristote propose donc de passer en revue les opinions admises par ses preacutedeacutecesseurs les
ἔνδοξα qui ont eacuteteacute proposeacutees au sujet de lacircme Le domaine dans lequel sinscrit cet304 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo305 Physique I 2 185a20306 Trad R Bodeacuteuumls I 2 403b20-24
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laquo examen raquo est preacuteeacutetabli il sagit deacutetudier lacircme Lexamen endoxal na donc pas ici pour but
deacutetablir le genre de la recherche mais bien de comprendre comment lacircme a eacuteteacute comprise
historiquement Et lopinion geacuteneacuterale rejoint au sujet de lacircme les ideacutees des preacutedeacutecesseurs
dAristote
Lopinion donc veut que lanimeacute par rapport agrave linanimeacute preacutesente deux diffeacuterences
principales le mouvement et le fait de sentir Or ce sont pratiquement lagrave les deux traits
que nous avons recueilli aupregraves de nos devanciers pour caracteacuteriser lacircme307
Ainsi la recherche sengageant par une doxographie elle peut donc ecirctre comprise de maniegravere
assez souple comme une veacuteritable collecte des preacutemisses endoxales premier pas dun
proceacutedeacute typiquement compris comme dialectique selon les Topiques Mais comment Aristote
parvient-il agrave eacutetablir ce qui est laquo bien fondeacute raquo dans les propos de ses preacutedeacutecesseurs traitant de
lacircme ou dautres sujets Le De Caelo apporte une partie de la reacuteponse agrave cette question Face
agrave une theacuteorie Aristote fait parfois intervenir ce qui est laquo εὔλογον ἃν δόξειεν raquo308
litteacuteralement laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo Nous avons deacutejagrave mentionneacute
limportance de cette notion dans la discussion entre R Bolton A Falcon et M Leunissen
R Bolton consideacuterant le recours agrave ce qui est εὔλογον ce quil nomme llaquo εὐλόγως
procedure raquo309 du De Caelo comme une proceacutedure κατὰ τὴν δόξαν donc une proceacutedure
dialectique Andrea Falcon et Mariska Leunissen lui reprochant cette reacuteduction trop rapide de
ce qui est εὔλογον dans le De Caelo agrave une proceacutedure strictement dialectique310 et donc non
scientifique Retenons que dans la recherche κατὰ τὴν δόξαν Aristote pose un veacuteritable garde
fou ce qui dans un cas preacutecis serait εὔλογον ἃν δόξειεν
Toute opinion nest donc pas raisonnable agrave soutenir et agrave croire sur un sujet donneacute A
propos de la spheacutericiteacute des astres par exemple dans le De Caelo II 11 Aristote eacutecrit
laquo Quant agrave la configuration de chaque astre cest en limaginant spheacuterique que lon se pliera le
mieux aux exigences de la raison [ἄν τις εὐλόγως ὑπολάβοι] raquo 311 Aristote ne se lance donc
pas dans une revue des ἔνδοξα agrave propos dun sujet agrave laveugle il sarme dune sorte de garant
lεὔλογος les laquo exigences de la raison raquo laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo
Lεὔλογος est-il issu de lobservation sensible tel que le pense P Moraux dans sa note au
chapitre II12 du De Caelo312 ou bien fait-il intervenir une hieacuterarchie de ce qui est plus
endoxal sur des thegraveses divergentes agrave lopinion geacuteneacuterale au sens ougrave ce qui serait le plus
raisonnable de croire est lopinion la plus partageacutee La reacuteponse agrave cette question donne lieu agrave
307 De lacircme 403b26-28308 Du ciel II12 291b31-32309 Bolton Robert laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New
perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51310 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in
Theory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015pp 217-240
311 291a11-12312 Du Ciel note 1 p 73
102
deacutebat et deacutepasse le cadre de notre eacutetude Car ce quil semble inteacuteressant de constater cest ce
que la preacutesence de lεὔλογος trahit dans leacutecriture des traiteacutes scientifiques et philosophiques
une certaine charge affective
En effet gracircce agrave une eacutetude pousseacutee de lεὔλογος chez Aristote J M Le Blond
comprend dans son ouvrage Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote que ce terme
teacutemoigne chez le Stagirite dans la composition mecircme de ses traiteacutes et dans son eacutecriture de la
preacutesence dun certain laquo ordre raquo (numeacuterique logique causal etc) Aristote ferait intervenir un
certain laquo ordre des choses raquo constituant un argument dautoriteacute que lobservation des
pheacutenomegravenes sensibles ou de lopinion la plus geacuteneacuterale permet en reacuteaction agrave des thegraveses peut-
ecirctre trop subversives (telles les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees et reacutefuteacutees en Physique I) Mais
que manifeste preacuteciseacutement ce recours agrave laquo lordre raquo et agrave lεὔλογος chez Aristote Selon J M
Le Blond
Il semble que lεὔλογος manifeste ce quon pourrait appeler la reacuteaction instinctive
dAristote en face de toute theacuteorie et de toute constatation nouvelle il ne se contente
pas de lexaminer en elle-mecircme de la mettre agrave leacutepreuve du raisonnement serreacute il
consulte aussi soit avant soit apregraves le travail scientifique son instinct entre cette
connaissance et lordre du monde la conviction quil possegravede du travail intelligent sur
la nature moyen non de deacutemonstration proprement dite mais de laquo jugement raquo au
sens concret de ce mot313
J M Le Blond semble consideacuterer comme le titre de son eacutetude le signale le recours
drsquoAristote agrave lεὔλογος comme un laquo argument dautoriteacute raquo pour admettre ou refuser les thegraveses
et opinions deacutefendues par ses preacutedeacutecesseurs Il y aurait un laquo ordre du monde raquo agrave partir duquel
Aristote jugerait les thegraveses et les opinions admises Cependant lεὔλογος manifeste chez le
Stagirite surtout un certain πάθος Aristote a recours agrave ce qui est εὔλογος en reacuteaction aux
ἔνδοξα Comme si lἔνδοξον se chargeait dans son esprit dune forte valeur poleacutemique dont le
recours agrave laquo ce qui serait plus raisonnable de croire raquo constituerait une sorte de laquo reacuteaction
instinctive raquo pour reprendre les mots de J M Le Blond et qui comme toute reacuteaction est dune
certaine violence Mais alors si Aristote considegravere leacutetude endoxale comme une neacutecessiteacute ne
peut-on pas comprendre lἔνδοξον comme une strateacutegie ayant pour fonction de provoquer
cette reacuteaction chez son public
Que ce soit de maniegravere offensive ou deacutefensive face agrave une theacuteorie face agrave un ἔνδοξον
Aristote reacuteagit avec plus ou moins de verve juge dune thegravese eu eacutegard agrave laquo ce qui est plus
raisonnable de croire raquo Face aux thegraveses eacuteleacuteatiques dans le livre I de la Physique Aristote ne
reste pas de marbre car il semble que si les thegraveses eacuteleacuteatiques ne provoquaient pas chez lui la
moindre reacuteaction il les ignorerait et ne les poserait pas comme adverses A contrario
lacharnement avec lequel il reacutefute les thegraveses de Parmeacutenide et de Meacutelissos sur le mouvement
313 J M Le Blond Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote Les Belles Lettres Paris 1938 p 51
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quil aurait pu tregraves bien ne pas reacutefuter atteste de la violence patente de sa reacuteaction Aristote
nheacutesitant pas agrave consideacuterer ces arguments comme laquo eacuteristiques raquo il convoque toute une
strateacutegie argumentative et dialectique pour reacuteagir contre pour reacutefuter Parmeacutenide et Meacutelissos
Et dans le De Caelo cest surtout lεὔλογος qui trahit cette part non neacutegligeable daffectiviteacute du
texte aristoteacutelicien que lἔνδοξον semble provoquer
De plus J M Le Blond considegravere que lεὔλογος provoque chez le Stagirite cherchant
sa leacutegitimiteacute et ne la trouvant que si les hypothegraveses reacutesistent au travail scientifique une
veacuteritable laquo joie raquo
Nous avons dit en commenccedilant que la consideacuteration qualifieacutee par lεὔλογος ne
constituait pas une eacutetape des proceacutedeacutes veacuteritablement scientifiques dAristote nous
pouvons conclure maintenant que leacutetude de ce terme nest cependant pas sans utiliteacute
pour reacutealiser les conditions inteacutegrales de cette recherche pour en saisir le deacutebut infra-
scientifique et le couronnement au dessus de la science dans la joie de connaicirctre314
Premiegraverement J M Le Blond considegravere que lεὔλογος ne fait pas partie du travail
scientifique mais vient pourtant aider agrave la connaissance ce qui si nous consideacuterons comme
R Bolton la proceacutedure laquo eulogique raquo comme une proceacutedure dialectique permet de mettre agrave
distance la dialectique de la science Deuxiegravemement pour le commentateur lεὔλογος trahit
une charge daffectiviteacute dans leacutecriture dAristote degraves lors les textes scientifiques et
philosophiques du Stagirite ne sont pas affectivement neutres mais sont traverseacutes dun certain
sentiment plus ou moins violent dune reacuteaction quasi eacutepidermique qui se fait jour en neacutegatif
par le recours agrave lautoriteacute de lεὔλογος La force autoritaire de lεὔλογος trahit la violence de la
reacuteaction dAristote dans le cadre preacutecis du De Caelo Enfin troisiegravemement selon J M Le
Blond lεὔλογος permet de reacutealiser les conditions de la recherche scientifique en tant quil en
constitue le commencement infra-scientifique Tout se passerait donc comme si la recherche
scientifique senracinait dans un affect que le commentateur considegravere ecirctre la laquo joie de
connaicirctre raquo ce que la premiegravere ligne de Meacutetaphysique A eacutetaye par ailleurs315
Degraves lors il est plus facile de comprendre pourquoi il est neacutecessaire deacutetudier les
ἔνδοξα bien quils provoquent une telle reacuteaction chez laquo le maicirctre de ceux qui savent raquo
Aristote reacuteagit certes mais si nous gardons agrave lesprit que le Stagirite eacutecrit pour un public
deacutelegraveves et que le contexte de son eacutecriture est un contexte scolaire alors peut-ecirctre que
lexposition et la critique de divers ἔνδοξα entrent dans une strateacutegie celle de vouloir
provoquer une reacuteaction chez les eacutelegraveves Et linteacuterecirct philosophique de leacutetude des thegraveses
eacuteleacuteatiques apparaicirct alors eacutevident
Neacuteanmoins puisquil se trouve que [Meacutelissos et Parmeacutenide] parlent de la nature alors
que les difficulteacutes quils abordent ne sont pas physiques cest peut-ecirctre une bonne
314 Ibid p 52315 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo
104
chose que de deacutebattre un peu agrave leur propos en effet cet examen a un inteacuterecirct
philosophique316
Quel peut bien ecirctre linteacuterecirct philosophique de thegraveses eacuteristiques Leacutetude de thegraveses agrave ce point
subversives pour la science physique telles que celles de Parmeacutenide et de Meacutelissos en
Physique I (cest-agrave-dire des thegraveses chargeacutees dune haute valeur poleacutemique quAristote sait de
plus fausses puisque pour le savant les principes sont clairs par induction) est dun laquo inteacuterecirct
philosophique raquo justement parce qursquoune telle eacutetude provoque une reacuteaction et semble mettre
en branle la volonteacute de savoir qui est agrave la base de toute recherche scientifique Lἔνδοξον
vient semble-t-il laquo stimuler raquo le deacutesir de veacuteriteacute cest pourquoi Aristote semble-t-il expose
les opinions de ces preacutedeacutecesseurs il cherche agrave laquo recueillir ce qui est bien fondeacute raquo317 dans ces
opinions Et la dialectique qui sengage par la collecte des preacutemisses endoxales et raisonne agrave
partir delles a peut-ecirctre pour fonction de provoquer chez celui qui la pratique cette reacuteaction
qui vient mettre en marche le deacutesir de savoir Entre des eacutelegraveves dialecticiens qui cherchent agrave
reacutepondre agrave la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo et un professeur Aristote qui
reacuteagit notamment par le recours agrave lεὔλογος agrave des thegraveses ou des opinions admises entre
lactiviteacute proprement dialectique des Topiques soit ce jeu de socieacuteteacute qui souvre par la collecte
des ἔνδοξα et les doxographies des traiteacutes scientifiques dAristote lἔνδοξον semble avoir la
mecircme fonction provoquer une reacuteaction creacuteer le deacutesir de savoir
Quelle est la diffeacuterence entre lecirctre dexpeacuterience et lecirctre de science Nous lavons dit
lecirctre de science sait les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes Mais comment en
vient-il agrave rechercher ces principes causes ou eacuteleacutements si ce nest en reacuteaction agrave des opinions
ou des thegraveses qui provoquent chez lui le deacutesir de savoir Ce qui chez Aristote pouvait
apparaicirctre comme un laquo monde dapparence agrave sauver raquo selon lexpression de M Nussbaum ce
qui peut apparaicirctre aussi comme un argument dautoriteacute fonctionnant comme la sape de thegraveses
novatrices par le recours agrave un laquo ordre des choses raquo (lεὔλογος pour J M Le Blond) apparaicirct
encore une fois si nous contextualisons leacutecriture dAristote moins comme une laquo bride raquo
reacuteactionnaire agrave lrsquoinnovation scientifique que comme une veacuteritable provocation agrave la recherche
Les pythagoriciens soutiennent lrsquoheacuteliocentrisme laquo ils disent quau centre de lunivers il y a
du feu et que la terre eacutetant un astre produit par sa reacutevolution circulaire autour du centre le
jour et la nuit raquo 318 Et bien cherchons Tout se passe comme si Aristote usait de lἔνδοξον
pythagoricien pour provoquer le deacutesir de savoir si la terre tourne ou non autour du soleil si le
mouvement existe ou non Il nous exhorte ainsi agrave observer aussi bien ce que dautres
soutiennent que les pheacutenomegravenes sensibles pour connaicirctre les principes causes ou eacuteleacutements
des pheacutenomegravenes par nous-mecircmes La dialectique par lusage des ἔνδοξα par le
316 Physique I2 185a18-21317 De lacircme 403b23318 Du Ciel II13 293a21-23
105
deacuteveloppement de notre laquo capaciteacute danalyse et de critique raquo nest pas scientifique mais
veacuteritablement infra-scientifique Elle na rien agrave voir avec une recherche du vrai mais elle
motive une telle recherche La pratique de la dialectique fait le pont entre celui qui sait
dexpeacuterience que le soleil se legraveve agrave lEst et celui qui cherche les principes de la laquo fille du
matin raquo Car lἔνδοξον agrave linstar de la reacuteaction dAristote semble bien avoir pour fonction de
provoquer une reacuteaction chez celui qui en prend connaissance Quel est donc linteacuterecirct
philosophique dexaminer des thegraveses eacuteristiques dont les tenants ne parlent mecircme pas laquo la
mecircme langue raquo que le physicien Peut-ecirctre tout simplement parce que ces thegraveses ces ideacutees
paradoxales bien quadmises par certains vont provoquer chez Aristote mais aussi chez son
lecteur ou son auditoire une reacuteaction qui sans doute le motivera agrave chercher par lui-mecircme agrave
connaicirctre par soi-mecircme les causes des eacuteveacutenements
Cela rejoint le troisiegraveme inteacuterecirct du traiteacute des Topiques proposeacute par Aristote et que ce
dernier formule ainsi laquo lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en
argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en chaque
matiegravere le vrai du faux raquo319 Nous avons deacutejagrave mentionneacute comment E Berti interpregravete ce
laquo deacuteveloppement dune aporie raquo Mais quest-ce preacuteciseacutement qursquoecirctre capable de laquo deacutevelopper
une aporie raquo Le texte grec mentionne le verbe laquo διαπορῆσαι raquo en 101a35 que J Brunschwig
traduit par laquo ecirctre capable de deacutevelopper une aporie raquo mais qui signifie plus preacuteciseacutement laquo se
trouver dans le besoin raquo dans laquo lembarras raquo ou laquo lincertitude raquo ou encore laquo eacuteprouver un
doute agrave propos de quelque chose raquo320 Or de nombreux commentateurs ont insisteacute sur le
rapport entre le laquo deacuteveloppement dune aporie raquo et la dialectique Pour Christof Rapp laquo il est
clair quil y a une intime connexion entre la meacutethode dialectique et la formulation ou la
laquo manipulation raquo des aporiai raquo321 E Berti considegravere quant agrave lui le deacuteveloppement
diaporeacutetique comme le proceacutedeacute laquo normal raquo de la dialectique permettant de trouver les
principes des sciences322 Cependant Pierre Aubenque dans son article intituleacute laquo Sur la
notion aristoteacutelicienne daporie raquo propose avec Aristote de distinguer trois moments
laquo aporeacutetiques raquo
[hellip] laporie ou embarras initial ducirc agrave lheacutesitation entre plusieurs thegraveses possibles la
diaporie qui conformeacutement agrave leacutetymologie du mot semble deacutesigner une exploration
des diffeacuterentes voies qui soffrent agrave nous leuporie qui est expresseacutement deacutefinie
comme la solution des difficulteacutes anteacuterieures323
Il semble bien que le laquo deacuteveloppement daporie raquo dont parle Aristote en Topiques I 2319 101a34-36320 Le Grand Bailly p 485321 Christof Rapp Aporia and Dialectic Methode in Aristotle Traduction personnelle de laquo it is clear that there is
an intimate connection between the dialectical method and either the formulation or the handling ofaporiai raquo Ce brouillon (Draft) est disponible sur httpslmu-munichacademiaeduChristofRapp dans larubrique laquo Draft raquo Aucune publication ne semble avoir eacuteteacute produite de cet article p2
322 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30-31323 P Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo op cit p 4
106
corresponde au second temps de ce triptyque proposeacute par P Aubenque il sagit de
deacutevelopper dexplorer les solutions agrave un problegraveme embarrassant donc de provoquer ou de
nous maintenir un temps dans cet embarras Cependant laporie ou le deacuteveloppement de
laporie nest pas seulement un proceacutedeacute de recherche mais plus preacuteciseacutement laquo une situation
existentielle dans laquelle le philosophe se trouverait plongeacute raquo324 Selon P Aubenque ce sens
rejoint le sens socratique selon lequel laquo aporia aporein deacutesignaient lembarras de lacircme
deacutesempareacutee ou engourdie raquo325 Mais cest C Rapp qui a le plus insisteacute sur laporie comme un
laquo eacutetat psychologique de perplexiteacute raquo326 Laporie est un eacutetat difficile agrave supporter ndash elle
ressemble quelque peu agrave cette laquo eau profonde raquo dans laquelle est jeteacute Descartes au deacutebut de la
seconde Meacuteditation apregraves lexercice du doute Cependant sans deacutevelopper trop avant la
comparaison il semble quAristote considegravere ce passage par laporie par cet laquo eacutetat
psychologique de perplexiteacute raquo dembarras et de doute comme une neacutecessiteacute poseacutee avant la
recherche scientifique En effet au deacutebut du livre Β de la Meacutetaphysique livre dans lequel
Aristote expose justement toute une seacuterie dapories ce dernier pose laporie comme une
meacutethode et eacutecrit laquo Il est neacutecessaire en vue de la science rechercheacutee que nous abordions
dabord les sujets sur lesquels on doit dabord ecirctre en difficulteacute raquo327 Pourquoi ce passage par
un eacutetat difficile diaporeacutetique est-il consideacutereacute par Aristote comme neacutecessaire Quel peut bien
ecirctre linteacuterecirct decirctre plongeacute ou de plonger ses eacutelegraveves dans cet eacutetat de perplexiteacute Il semble que
lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique permette de comprendre lenjeu de cette neacutecessiteacute
En effet si le deacuteveloppement des apories selon les Topiques I2 fait partie du proceacutedeacute
dialectique et que la dialectique a une valeur peacutedagogique alors peut-ecirctre que laporie a pour
fonction tout comme lἔνδοξον mais diffeacuteremment de provoquer la recherche de leuporie le
troisiegraveme moment de laporie crsquoest-agrave-dire de stimuler le deacutesir de sortir de laporie de cet eacutetat
dembarras difficile en recherchant une solution Lindividu dans laporie est un ecirctre
laquo enchaicircneacute raquo et cest dailleurs justement selon Aristote le poids mecircme de ses chaicircnes qui
semble provoquer en lui le deacutesir de sen libeacuterer
Il est avantageux agrave qui veut trouver une issue de bien distinguer les difficulteacutes car
lissue ulteacuterieure est solution des difficulteacutes anteacuterieures or il nest pas possible de
trouver une solution quand on ignore ce qui enchaicircne mais cest la difficulteacute ougrave se
trouve la penseacutee sur la question qui le reacutevegravele328
Degraves lors laporie qui fait partie du processus dialectique est un veacuteritable moteur poseacute
comme neacutecessaire pour sortir delle-mecircme pour reacutesoudre les difficulteacutes
Partant si donc la dialectique commence par la collecte des ideacutees admises et quelle
324 Ibidem p 5325 Ibid326 Traduction personnelle de laquo psychological state of perplexity raquo C Rapp op cit p 31327 995a24-25328 995a27-31
107
provoque dabord cet eacutetat psychologique drsquoembarras duquel il faut sortir peut-ecirctre a-t-elle
cette faculteacute hors du commun de provoquer linteacuterecirct le goucirct de la recherche la curiositeacute ou
bien encore cet eacutetonnement neacutecessaire agrave la recherche du savoir Citons ce texte ceacutelegravebre de
Meacutetaphysique A dans lequel Aristote explique que leacutetonnement est au commencement de la
philosophie
Cest en effet par leacutetonnement que les humains maintenant aussi bien quau deacutebut
commencent agrave philosopher dabord en seacutetonnant de ce quil y avait deacutetrange dans les
choses banales puis quand il avanccedilaient peu agrave peu dans cette voie en sinterrogeant
aussi sur des sujets plus importants par exemple sur les changements de la lune sur
ceux du soleil et des constellations et sur la naissance du Tout329
Lecirctre de lexpeacuterience connaicirct en effet dexpeacuterience la reacutevolution du char dApollon autour de
la Terre Mais il ne seacutetonne pas de son ignorance des principes reacuteels de ce pheacutenomegravene Cest
semble-t-il en apprenant que des laquo savants dItalie raquo330 nommeacutes pythagoriciens posent que ce
nest pas le soleil qui tourne autour de la Terre mais bien linverse puis par lexpeacuterience de cet
embarras provoqueacute par la connaissance de thegraveses antinomiques quil faut explorer que lecirctre
dexpeacuterience comprend son ignorance des principes et des causes des pheacutenomegravenes il
seacutetonne decirctre incapable de rendre compte dun pheacutenomegravene que la mythologie expliquait agrave sa
place il comprend le poids des chaicircne de laporie et comprend donc aussi quil ignore le
pourquoi de la reacutevolution du soleil autour de la Terre Or puisque selon Meacutetaphysique A
lecirctre humain est animeacute du deacutesir de savoir face agrave la compreacutehension de son ignorance devant
les thegraveses dillustres preacutedeacutecesseurs ou dopinions admises sur un sujet face agrave leacutetat
insupportable dans lequel il est plongeacute devant la contradiction de certaines de ces thegraveses
lecirctre dexpeacuterience cherche agrave connaicirctre Or la dialectique est justement cet instrument de
critique et de mise agrave disposition dopinions divergentes cet instrument laquo deacuteveloppant des
apories raquo nous placcedilant dans lembarras sur certains sujets permettant dune part de seacutetonner
de notre ignorance et deuxiegravemement de laquo lancer raquo la recherche scientifique Encore une fois
la dialectique qui met agrave notre disposition des ideacutees admises sur un sujet et nous plonge dans
un certain embarras nest pas scientifique mais preacute-scientifique
Le souci peacutedagogique dAristote est preacutesent degraves lincipit de Physique I1 En effet
apregraves avoir reformuleacute la meacutethode empirico-analytique Aristote ne donne pas un mais bien
deux exemples illustrant le laquo chemin naturel raquo qui va de ce qui est plus clair et mieux connu
pour nous agrave ce qui est plus clair et mieux connu par nature
Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par
rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute [τὸν λόγον ὅλον] quils
329 982b13-17330 Selon Aristote dans le De Caelo 293a20
108
signifient et de maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition
divise en ses composantes particuliegraveres Et les enfants supposent dabord que tous les
hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres mais ensuite ils opegraverent des
distinctions dans chacun des deux groupes [Καὶ τὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον
προσαγορεύει πάντας τοὺς ἄνδρας πατέρας καὶ μητέρας τὰς γυναῖκας ὕστερον δὲ
διορίζει τούτων ἑκάτερον]331
Nous avons deacutejagrave mentionneacute limportance que pouvait avoir le premier exemple celui du
cercle apregraves les eacutetudes de G E L Owen sur la dialectique et la lumiegravere faite sur limportance
de la structure linguistique dans la meacutethode dAristote Mais nest-il pas eacutetonnant de constater
la preacutesence de lenfance dans lincipit des eacutecrits de Physique Preacutesence encore plus
inattendue si lon considegravere que ce chapitre inaugural de la Physique est un rappel de la
meacutethode en science exposeacutee dans les Seconds analytiques Pourtant cet exemple na guegravere
reacutesonneacute dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes sinon seulement comme ce quil est en apparence
cest-agrave-dire un simple exemple Pour Thomas dAquin cet exemple na dautre fonction que
celle deacutetayer le propos du chapitre 1 laquo Et pareillement selon lacircge lenfant perccediloit un
homme avant de discerner Platon qui est son pegravere raquo332 Exactement de la mecircme maniegravere mais
cependant bien plus tard Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dit de cette comparaison quelle est
particuliegraverement claire pour comprendre laquo ce que lauteur a voulu dire un peu plus haut par la
totaliteacute que donne dabord la sensation raquo333 Enfin H Bonitz ne fait mecircme pas mention de ce
syntagme (τὰ παιδία) en Physique dans les entreacutees παicircς ou παιδία de son Index334 Tout se
passe comme si la preacutesence de lenfance passait sur cet incipit des eacutecrits de Physique comme
un eacutepipheacutenomegravene sans laisser la moindre trace sans avoir dimportance notoire comme une
mineure du texte Pourtant en y regardant dun peu plus pregraves cet exemple sa fonction et sa
place dans le corpus sont reacuteveacutelateurs dune part du souci peacutedagogique dAristote et dautre
part du lien agrave eacutetablir entre laquo les enfants qui font dabord [πρῶτον] des distinctions raquo et
lactiviteacute dialectique telle quelle nous est preacutesenteacutee dans les Topiques
La place de ces exemples et donc la preacutesence de lenfance dans cet incipit des eacutecrits de
Physique prennent une valeur singuliegravere si on les replace dans lentreprise geacuteneacuterale dAristote
mise en lumiegravere par un texte tel que les Meacuteteacuteorologiques I1 puisque ce dernier dresse le bilan
et propose le programme agrave venir de laquo toute lentreprise qui est [celle dAristote] depuis le
deacutebut raquo335 Physique I est le livre inaugural de la Physique mais aussi de toutes les eacutetudes
331 Physique I 1 184b10-14332 Thomas dAquin Physiques dAristote Leccedilon I11 trad Guy Franccedilois Delaporte lHarmattan Paris 2008 p
68333 Aristote Physique Trad B Saint-Hilaire t1 Librairie philosophique de Ladrange Paris 1862 note 6 p
432334 Op cit p 558335 Meacuteteacuteorologiques I1 339a9 Notons dailleurs que Jocelyn Groisard dans sa note 1 p97 pose que ce
chapitre 1 des Meacuteteacuteorologiques laquo embrasse lensemble du corpus physique raquo et quil correspond laquo agrave une miseau point de professeur au moment daborder un nouveau domaine deacutetude raquo
109
physiques dAristote au moins jusquagrave la Meacutetaphysique Reacuteinscrire ce chapitre inaugural de
Physique I1 dans son contexte bien plus large celui decirctre une ouverture aux traiteacutes
scientifiques et philosophiques en geacuteneacuteral dAristote permet donc de comprendre comment le
corpus creacutee une sorte de laquo caisse de reacutesonance raquo autour de ces deux exemples leur offrant
une porteacutee et une importance consideacuterables Si comme le laisse entendre ce texte des
Meacuteteacuteorologiques I1 le corpus des travaux dAristote est organiseacute consciemment par ce
dernier alors la preacutesence de lenfance dans lincipit de laquo toute lentreprise raquo dAristote nest
pas un hasard et sa valeur semble bien deacuteborder ou du moins prend une reacutesonance
diffeacuterente de celle dun simple exemple
Les deux exemples de cette fin de chapitre fonctionnent de concorde car ils sont
eacutecrits laquo en parallegravele raquo Cependant ils ont des diffeacuterences notoires et si nous les consideacuterons
comme eacutecrits laquo en parallegravele raquo cest pour ne pas avoir agrave les qualifier laquo danalogiques raquo
puisque lanalogie entre le cercle et sa deacutefinition et le rapport du pegravere et de la megravere agrave lhomme
et agrave la femme dans lesprit de lenfant semble difficile agrave soutenir Le premier exemple est donc
laquo linguistique raquo Aristote explique que le mot laquo cercle raquo signifie dabord un laquo certain
ensemble confus raquo deacuteleacutements que sa deacutefinition vient distinguer pour en preacuteciser le sens et le
rendre clair Un laquo cercle raquo cest dabord avant toute chose un mot flou Or la deacutefinition de ce
mot permet de lui confeacuterer un sens preacutecis Ici cercle une ligne composeacutee de points dont
chacun est agrave eacutegale distance du centre La confusion que le mot cercle pouvait renfermer a
priori est rendue caduque a posteriori par sa deacutefinition qui en distingue les divers eacuteleacutements
(ligne points centre etc) et par le principe ordonnateur (leacutequidistance du centre) Lexemple
mentionnant lenfance est leacutegegraverement plus complexe que ce que Thomas dAquin ou B Saint-
Hilaire ont pu penser Car ce second exemple bien quil soit construit comme un parallegravele au
premier se charge dun certain aspect laquo psychologique raquo au sens ougrave ce que cet exemple
permet de mettre en avant cest le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles depuis
lenfance agrave linstar de ce passage de lerreur premiegravere dans laquelle sont les enfants agrave une
compreacutehension plus preacutecise et moins erroneacutee du monde
laquo Tὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον προσαγορεύει raquo Ici le verbe προσαγορεύω peut prendre
plusieurs sens les enfants laquo appellent raquo (selon B Saint-Hilaire) laquo nomment raquo ou encore
laquo supposent raquo (selon P Pellegrin) Mais le sens selon nous le plus signifiant ici est celui
laquo dattribuer raquo les enfants attribuent dabord agrave tous les hommes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo
de pegravere et agrave toutes les femmes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo de megravere336 Il ne sagit donc pas
simplement de nommer ou dappeler mais dattribuer une qualiteacute ou un sens preacutecis et surtout
de sattacher dans un premier temps agrave cette attribution en lrsquooccurrence le sens le plus
immeacutediat pour un enfant celui de pegravere et de megravere attribueacutes aux hommes et aux femmes Nous
336 Ce sens est en effet permis par le Grand Bailly p 1653 3
110
pourrions mecircme aller un peu plus loin en disant que les enfants croient dabord que tous les
hommes sont des pegraveres etc et quils sont donc dans un rapport immeacutediat mais cependant
erroneacute au monde Et cest preacuteciseacutement dans cet laquo attachement raquo agrave une opinion premiegravere que se
fait la seacuteparation entre le premier et le second exemple de Physique I1 car dans
lappreacutehension premiegravere que nous pouvons avoir de cet laquo ensemble confus raquo quest le mot
cercle Aristote ninsiste pas sur lattribution dun premier sens agrave ce mot Cercle ne signifie
rien de preacutecis sinon une laquo certaine totaliteacute raquo τὸν λόγον ὅλον337 Ce nest que dans le second
exemple quAristote insiste sur cette attribution dun sens preacutecis premier sur cet attachement
laquo psychologique raquo de lenfant agrave une croyance premiegravere mais erroneacutee
Puis les enfants comprennent que seulement certains hommes et certaines femmes
sont des parents et que seul un individu est leur pegravere et un autre leur megravere Mais comment
srsquoopegravere cette compreacutehension La fin de la phrase est inteacuteressante laquo ὕστερον δὲ διορίζει
τούτων ἑκάτερον raquo338 laquo ὕστερον raquo a ici son sens temporel signifiant que quelque chose se
fait apregraves plus tard quil y a un passage de quelque chose agrave quelque chose dautre Ce nest
quapregraves que les enfants laquo διορίζει raquo quils seacuteparent distinguent mais aussi interrompent cet
laquo attachement raquo agrave leur croyance premiegravere ce nest que plus tard quils deacutefinissent quils
deacuteterminent et quils ordonnent laquo τούτων ἑκάτερον raquo339 crsquoest-agrave-dire quils laquo opegraverent des
distinctions dans chacun des deux groupes raquo selon la traduction de P Pellegrin Les enfants
distinguent en effet apregraves plus tard que toutes les femmes ne sont pas des megraveres etc
Il y a donc dans cette exemple deux moments que le mot laquo ὕστερον raquo permet de
distinguer le premier celui de lattribution immeacutediate dune qualiteacute agrave un ecirctre (pegravere et megravere
attribueacutes agrave homme et femme) puis celui de la distinction entre dune part ce qui relegraveve de la
parentaliteacute et dautre part ce qui relegraveve du sexe Mais ce passage du moment de lerreur agrave
celui dune compreacutehension plus preacutecise peut aussi se comprendre comme un passage dun eacutetat
agrave un autre peut-ecirctre celui de la perception agrave celui de lexpeacuterience Et si le second exemple
de Physique I1 peut se comprendre comme plus laquo psychologique raquo que le premier cest sans
doute parce quil met en scegravene un changement deacutetat intellectuel ou psychologique chez
lenfant Cependant Aristote est singuliegraverement flou sur ce qui permet de passer du premier
moment ou du premier eacutetat au second Ce nest quapregraves que les enfants distinguent Mais
apregraves quoi Quelle est linstance quel est laquo le gond raquo permettant aux enfants de passer de
lerreur pueacuterile attribuant agrave tous les hommes la qualiteacute de pegravere et agrave toutes les femmes celle de
megravere agrave leacutetat et au moment de la distinction seacuterieuse et de la compreacutehension veacuteritable Et
deuxiegravemement ce passage se fait-il naturellement ou bien doit-il ecirctre provoqueacute
Cette structure duelle de lexemple des enfants mettant en preacutesence deux moments
337 Physique I1 184b10-11338 184b14339 Autant de sens compris dans le verbe διορίζω selon le Grand Bailly p 517
111
preacutecis articuleacutes autour dune division dune distinction est parallegravele aux deux moments de
lexemple du cercle et ainsi agrave la structure geacuteneacuterale elle-mecircme laquo duelle raquo des deux moments
de la meacutethode scientifique selon Aristote Le moment durant lequel laquo ce qui est dabord
eacutevident et clair pour nous ce sont les ensembles confus raquo340 est le moment ougrave le mot cercle ne
signifie laquo quune certaine totaliteacute raquo341 et celui ougrave les enfants appellent laquo pegravere raquo et laquo megravere raquo
tous les hommes et toutes les femmes Ensuite le moment ougrave agrave partir de ces ensembles
confus deviennent connus (laquo ὕστερον δἐκ τούτων γίγνεται γνώριμα raquo)342 pour qui les divise
laquo διαρούσι ταύτα raquo343 leurs eacuteleacutements et leurs principes laquo τὰ σοιχεicircα καὶ αἱ ἀρκαὶ raquo344 est
parallegravele au moment ougrave la deacutefinition du mot cercle permet dattribuer agrave ce mot un sens preacutecis
et parallegravele aussi au moment ougrave les enfants comprennent les diffeacuterences entre pegravere et megravere et
hommes et femmes Bref il y a un paralleacutelisme pour ne pas dire une analogie entre la
meacutethode geacuteneacuterale pour connaicirctre scientifiquement la nature et les exemples du cercle et des
enfants Deux moments et deux eacutetats se distinguent clairement celui dune ignorance
premiegravere et celui dune compreacutehension plus preacutecise deux moments et deux eacutetats qui se
structurent autour dune division dune distinction
Cependant si nous comprenons que lerreur fait partie de notre nature et que notre
intellect est face agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris face agrave la lumiegravere du jour
selon Meacutetaphysique α comment alors le passage dun moment agrave lautre ndash de celui de lerreur
de lenfance parallegravele agrave leacutevidence des ensembles confus au moment de la distinction lui-
mecircme parallegravele agrave la division de ces ensembles en eacuteleacutements et en principes ndash peut-il se faire
Il semble bien que ce passage doive ecirctre provoqueacute Or la dialectique nest-elle pas justement
lactiviteacute humaine universelle permettant par un certain travail par une pratique le passage
du premier temps au second en ce quelle permet de donner laquo aux enfants raquo ou plutocirct aux
eacutelegraveves dialecticiens les instruments pour laquo διορίζω raquo pour diviser distinguer deacutetacher et se
deacutetacher deacutefinir deacuteterminer et ordonner les principes ou eacuteleacutements des ensembles confus
En effet selon la traduction de J Brunschwig les instruments donneacutes par Aristote agrave
partir de Topiques I13 ne sont pas des instruments de la seule topique mais bien des
laquo instruments dialectiques raquo345 Ces laquo ὄργανα raquo346 font partie inteacutegrante de la dialectique et
sont au nombre de quatre
Le premier consiste agrave poser des preacutemisses le second agrave savoir dissocier [διελεicircν
infinitif aoriste 2 de διαιρέω-ῶ] les divers sens dun terme le troisiegraveme agrave deacutecouvrir les
diffeacuterences [τὰς διαφορὰς εὑρεicircν] le quatriegraveme agrave la perception des similitudes [ἡ τού
340 Physique I1 184a21-22341 184b10-11342 184a22343 184a23344 184a22-23345 Aristote Topiques trad J Brunschwig p18346 Topiques 105a21
112
ὁμοίου σκέψις]347
Le premier instrument de la dialectique est donc la collecte des preacutemisses et Aristote
reconfirme dans le chapitre suivant Topiques I14 consacreacute agrave cette collecte que ces
preacutemisses sont les ideacutees endoxales et que la collecte des preacutemisses est finalement la collecte
des ἔνδοξα Le premier instrument de la dialectique consiste donc agrave rendre disponible une
certaine laquo culture geacuteneacuterale raquo au dialecticien Or nous avons deacutejagrave mentionneacute comment
lἔνδοξον pouvait du simple fait dexister et decirctre appris provoquer le deacutesir de comprendre
Le deuxiegraveme instrument consiste agrave laquo diviser raquo agrave distinguer διαιρέω-ῶ348 les diffeacuterents sens
des termes ainsi que dessayer dexpliquer les raisons de cette diversiteacute signifiante349
laquo Cercle raquo peut se dire par exemple dune figure geacuteomeacutetrique mais aussi dun raisonnement
Aristote use dailleurs beaucoup de cette division des sens des termes dans ses traiteacutes
(Meacutetaphysique Δ en est un exemple) et insiste consideacuterablement en Topiques I15 sur les
diffeacuterentes maniegraveres de comprendre et de distinguer les sens des termes Ce deuxiegraveme
instrument laquo sert agrave clarifier le deacutebat raquo eacutecrit Aristote et agrave laquo sassurer que les raisonnements
porteront sur les choses mecircmes et non sur les mots raquo350 Lenjeu de cet instrument qui consiste
en la division des sens des mots est donc preacuteparatoire il permet de diriger le propos non sur
les mots mais bien sur le problegraveme Cet instrument guide le deacutebat
Le troisiegraveme instrument de la dialectique est particuliegraverement inteacuteressant agrave questionner
car il permet de comprendre plus preacuteciseacutement lexemple de lenfance en Physique I1 J
Brunschwig traduit laquo Τὰς δὲ διαφορὰς raquo en Topiques I16351 par laquo Touchant la mise en
lumiegravere des diffeacuterences raquo afin de rendre ici le geacutenitif pluriel Certes le sens de laquo ἡ διαφορά raquo
peut en effet ecirctre celui de laquo diffeacuterence raquo Cependant au regard de la suite du texte il semble
que les διαφοραί ont ici un autre sens En effet Aristote preacutecise que ce troisiegraveme instrument
de la dialectique consiste agrave
[hellip] instituer des comparaisons aussi bien agrave linteacuterieur mecircme des genres [ἐν αὐτοicircς τε
τοicircς γένεσι] (on se demandera par exemple quelle diffeacuterence il y a entre justice et
courage entre sagesse et tempeacuterance toutes choses qui appartiennent effectivement au
mecircme genre) quen passant dun genre agrave un autre sils ne sont pas trop eacuteloigneacutes [hellip]352
La seule preacutesence du champ lexical du laquo genre raquo semble induire le sens mecircme de laquo ἡ
διαφορά raquo qui degraves lors peut signifier moins laquo diffeacuterence raquo que laquo varieacuteteacute raquo ou encore
laquo espegravece raquo353 Au sein dun mecircme laquo genre raquo de connaissance ou bien entre des genres
proches ce troisiegraveme instrument de la dialectique distingue des laquo espegraveces raquo des laquo varieacuteteacutes raquo
347 105a22-25348 Le Grand Bailly p 470349 Topiques I15350 I18 108a18-21351 107b40352 107b40-108a6353 Sens permis par Le Grand Bailly p 497
113
des diffeacuterences De la mecircme maniegravere que au sein du genre humain constitueacute dhommes et de
femmes les enfants en Physique I1 distinguent apregraves avoir pratiqueacute une certaine forme
minimale de dialectique certaines laquo varieacuteteacutes raquo dhommes et de femmes (les pegraveres et les
megraveres) et plus preacuteciseacutement des individus diffeacuterents dont un seul est leur pegravere et un seul autre
leur megravere Il semble bien que ce soit apregraves une telle laquo deacutecouverte des diffeacuterences raquo ou des
laquo varieacuteteacutes raquo que les enfants de Physique I1 sortent de leur eacutetat dignorance et de confusion
liminaire
Ce troisiegraveme instrument de la dialectique qui rappelons-le est une activiteacute pratiqueacutee
avec plus ou moins de meacutethode par tous les ecirctres humains semble bien permettre de sortir
dune compreacutehension primaire et erroneacutee du monde En effet Aristote explique en Topiques
I 18 que la laquo deacutecouverte des diffeacuterences est utile pour faire des raisonnements sur des
questions didentiteacute et de diffeacuterence et pour faire connaicirctre lessence des choses [καὶ πρὸς τὸ
γνωρίζειν τί ἐστιν ἔκαστον] raquo354 car laquo nous utilisons couramment les diffeacuterences
caracteacuteristiques dune chose pour isoler ce qui est la formule propre de son essence raquo355 Dans
la vie de tous les jours nous utilisons cet instrument de la dialectique consistant agrave percevoir
les laquo diffeacuterences raquo ou les laquo varieacuteteacutes raquo des choses pour en isoler le propre et lessence Et avec
ce troisiegraveme instrument Aristote reacuteussit agrave faire de la dialectique une activiteacute que tout ecirctre
humain pratique plus ou moins bien une meacutethode pour progresser vers le savoir de lessence
Cest en pratiquant la dialectique et gracircce aux instruments de celle-ci que nous sommes
capables de sortir de notre premier eacutetat de confusion ou de croyance au monde agrave linstar des
enfants de Physique I1 crsquoest-agrave-dire de progresser vers un savoir de lessence
Cependant la dialectique ne fournit pas au dialecticien quun outil de division de
distinction En effet le quatriegraveme instrument de la dialectique consiste en la laquo perception raquo ou
en lobservation des laquo similitudes raquo Il est le verso de la deacutecouverte des diffeacuterences Certes le
dialecticien est apte agrave deacutecouvrir des diffeacuterences des laquo varieacuteteacutes raquo des laquo espegraveces raquo au sein dun
mecircme genre ou entre les genres mais il est aussi capable de percevoir des similitudes dans les
genres et entre des genres diffeacuterents laquo ἐν ἑτέροις γένεσιν raquo preacutecise Aristote356 Cette
perception des similitudes laquo intra raquo ou laquo extra-geacuteneacuterique raquo se fait selon la formule laquo ce que
lun est dans une chose lautre lest dans autre chose [hellip] raquo357 Cette perception des
similitudes est donc finalement le travail de lanalogie (Y est agrave Z ce que A est agrave B par
exemple) Travail auquel il faut srsquoentraicircner laquo γυμνάζεσθαι δεicirc raquo358 selon Aristote car la
perception des similitudes a une triple utiliteacute
En effet selon les Topiques I18 cette perception des similitudes est utile dune part
354 108a38-108b1 nous soulignons355 108b4-6356 Topiques I17 108a7-8357 108a10358 108a13
114
laquo pour faire des raisonnements hypotheacutetiques raquo [τοὺς ἐξ ὑποθέσεως συλλογισμοὺς]359 cest-
agrave-dire pour proposer des deacutemonstrations qui admettent laquo sur plusieurs cas semblables que ce
qui vaut pour lun vaut pour lautre raquo360 Il est donc possible pour reacutepondre agrave un problegraveme sur
un sujet donneacute daller chercher un argument en exposant un cas similaire car laquo de fait ayant
poseacute par hypothegravese que ce qui valait pour tel ou tel cas valait aussi du cas agrave leacutetude notre
deacutemonstration se trouve effectueacutee raquo361 Lobservation des similitudes est eacutegalement utile
drsquoautre part pour laquo reacutepondre aux questions de deacutefinition raquo362 En effet laquo une fois en mesure
dapercevoir ce quil y a didentique dans chacun des cas dun ensemble nous naurons plus
dembarras pour deacuteterminer dans quel genre il faut placer ce que nous voulons deacutefinir raquo363
Mais lobservation des similitudes est aussi et peut-ecirctre surtout utile car elle nous permet de
faire τοὺς ἐπακτικοὺς λόγους cest-agrave-dire laquo des raisonnements par induction raquo364 En effet
laquo cest par la production de cas individuels preacutesentant une similitude que nous nous sentons
autoriseacutes agrave induire luniversel de fait il nest pas facile de faire une induction [ἐπάγειν365]
sans connaicirctre les cas semblables raquo366 Par la perception des similitudes qui est un instrument
de la dialectique nous nous rendons capable dinduire un universel (τὸ καθόλου367)
Premiegraverement ce καθόλου des Topiques I18 permis par le quatriegraveme instrument de la
dialectique est ce qui laquo est plus clair et mieux connu par nature raquo selon Physique I1 soit le
principe la cause ou leacuteleacutement de pheacutenomegravenes perccedilus agrave de nombreuses reprises et que seule la
perception des similitudes permet dinduire laquo dἐπάγειν raquo Deuxiegravemement si la dialectique
entre en collusion avec la science ce nest pas tant parce quelle fonde les principes des
sciences que parce quelle nous ouvre la possibiliteacute de faire des inductions G E L Owen
consideacuterait la dualiteacute signifiante de linduction comme si linduction physique et linduction
dialectique pouvaient toutes deux trouver les principes des sciences
Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune des deux meacutethodes cardinales de la
dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que telle elle doit commencer par les
ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plupart des hommes ou des sages (Top
I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les
principes des sciences (Top I2 101a36b4)368
Cependant la dialectique semble plus veacuteritablement permettre linduction que trouver les
359 Topiques I 18 108b8360 108b13-14361 108b17-19362 108b9363 108b19-22364 108b7-8 traduction de J Brunschwig modifieacutee365 108b11366 108b10-12367 108b10-11368 G E L Owen op cit traduction personnelle laquo Yet Έπαγογή is named as one of the two cardinal
methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as such must begin from the ἔνδοξα what is acceptedby all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) and in this form too it can be used to find theprinciples of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87
115
principes des sciences par cette derniegravere La dialectique nous rend aptes par la perception des
similitudes agrave faire des inductions donc agrave rechercher les principes des sciences et notamment
agrave sortir de cette eacutetat psychologique de perplexiteacute quest laporie La dialectique nous plonge
donc dans laporie et nous donne en mecircme temps les instruments pour en sortir
En effet quand Aristote propose la solution de la premiegravere aporie du De Caelo II 12
nest-ce pas justement cette perception des similitudes cette analogie entre les astres et les
vivants du sublunaire qui lui permet dinduire le principe mecircme du mouvement des astres
lacircme Nous pourrions croire agrave linstar de R Bolton quAristote use ici de la dialectique
pour donner une solution laquo temporaire raquo agrave un problegraveme donneacute Cependant peu importe le
statut eacutepisteacutemologique de cette reacuteponse proposeacutee par Aristote Car au vu et au su de tout ce
que nous avons dit de la dialectique et de lhypothegravese de sa valeur peacutedagogique Aristote use
ici de dialectique comme pour mettre en pratique son souci peacutedagogique dune part parce
quil sadresse agrave un public deacutelegraveve et dautre part parce quil use des instruments de la
dialectique et de lobservation des pheacutenomegravenes pour sortir de cette eacutetat embarrassant dans
lequel il est plongeacute et avec lui ses eacutelegraveves Ce quAristote met en pratique ici cest la
mouvement de sortie de laporie Ce qui sexprime dans ce chapitre du De Caelo II 12 cest le
deacutesir de savoir Certes A Falcon et M leunissen nous mettent en garde sur cette analogie en
insistant sur le fait que dans ce passage Aristote propose de faire comme si les astres et les
vivants avaient lacircme en partage369 Cependant cest bien cette perception des similitudes
entre le vivant et laquo lastral raquo donc par la mise en œuvre dans le traiteacute astronomique dun
instrument propre de la dialectique quAristote peut proposer une solution agrave cette laquo aporie raquo
Pourquoi les astres ne se meuvent-ils pas de maniegravere ordonneacutee agrave la translation premiegravere
Pourquoi leur mouvement ne suit-il pas une logique claire Pourquoi le soleil et la lune sont-
ils laquo mus de mouvements moins nombreux que les astres errants raquo370 Parce que
Nous raisonnons sur les astres comme sil sagissait uniquement de corps et de
monades ordonneacutees sans doute mais tout agrave fait deacutepourvues dacircme Or il faut se mettre
dans lesprit quils ont en partage laction et la vie Vus sous cet angle les faits constateacutes
cesseront de paraicirctre illogiques371
Ce nest pas la dialectique qui fait linduction ici mais cest le quatriegraveme instrument de cette
meacutethode qui rend Aristote capable de proposer une solution agrave une aporie une induction soit
linstrument mecircme de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique Cest en
observant les pheacutenomegravenes sensibles ici les astres et les vivants tout en usant du quatriegraveme
instrument de la dialectique quest lobservation des similitudes crsquoest donc par lutilisation a
369 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo inTheory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 pp217-240 370 De Caelo 291b35-292a1371 De Caelo 292a18-22
116
la fois de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode dialectique quAristote peut
induire le principe de mouvement des astres laquo qui est du mecircme genre que celui des animaux
et des plantes raquo372 lacircme
Nonobstant la conclusion mecircme dAristote celle proposant de consideacuterer les astres
comme animeacutes par la vie ne devient-elle pas elle-mecircme pour le public deacutelegraveve agrave qui est
destineacute son corpus un ἔνδοξον ἔνδοξον qui a son tour pourrait venir provoquer le deacutesir de
savoir chez son public Le quatriegraveme instrument de la dialectique semble bien nous laquo mettre
sur la voie raquo de linduction nous laquo montrer le chemin raquo de lἐπαγωγή de la laquo meacutethode raquo pour
induire des principes geacuteneacuteraux en science agrave partir de faits particuliers Degraves lors pour pouvoir
induire [ἐπάγειν] des principes et donc proceacuteder agrave lactiviteacute scientifique proprement dite il
faut ecirctre rompu agrave lactiviteacute dialectique qui nous en donne les moyens Ainsi la dialectique
bien quayant une valeur peacutedagogique ne regimbe absolument pas agrave endosser une valeur
aussi eacutepisteacutemologique sans pour autant que celle-ci soit premiegravere Il semble mecircme que la
dialectique gracircce agrave ce quatriegraveme instrument tendent agrave rentrer dans le processus proprement
scientifique Sil est difficile deacutetablir une stricte distinction entre ce qui relegraveve de la
dialectique et ce qui relegraveve de la meacutethode empirico-analytique si les limites entre science et
dialectique entre la meacutethode proprement eacutepisteacutemologique et la meacutethode dialectique sont si
teacutenues peut-ecirctre est-ce parce quen leacutetat du texte aristoteacutelicien tel quil nous ait parvenu
dialectique et meacutethode empirico-analytique tendent agrave se confondre Cependant lhypothegravese
dune valeur peacutedagogique de la dialectique offre une perspective nouvelle dans le deacutebat
contemporain sur la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien
372 De Caelo 292b1-2
117
Ce serait manquer de probiteacute que de vouloir conclure agrave ce stade dun travail qui se
veut surtout ouverture Le deacutebat contemporain agrave propos de la contradiction meacutethodologique
du corpus aristoteacutelicien a eu pour effet de stimuler la recherche de creacuteer un inteacuterecirct nouveau
pour les eacutetudes aristoteacuteliciennes et notamment pour le traiteacute des Topiques et pour la
dialectique Apregraves les eacutetudes de G E L Owen de P Aubenque dE Berti de M Nussbaum
de R Bolton et du dialectic turn de la seconde moitieacute du XXe siegravecle nous ne pouvons plus
ecirctre sourds aux problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus ni agrave lutilisation effective de la
dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Or agrave travers ce deacutebat
contemporain nous avons tenteacutes douvrir une troisiegraveme voie entre deux perspectives bien
rigides lune consideacuterant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de la meacutethode
scientifique lautre comprenant la dialectique comme laquo le candidat ideacuteal raquo pour reacutepondre de
la pratique reacuteel dAristote en science
Notre eacutetude sest attacheacutee surtout agrave proposer un autre point de vue en essayant de
deacuteterminer la valeur de la dialectique en science pour Aristote Ainsi puisque la dialectique
peut difficilement avoir une valeur seulement eacutepisteacutemologique incontestable en elle-mecircme
puisquil est difficile de faire de cette activiteacute la meacutethode effective du Stagirite pour eacutetablir les
principes des sciences nous nous sommes proposeacutes de la consideacuterer comme ayant une valeur
peacutedagogique pour le maicirctre de laquo ceux qui savent raquo Il y a en effet de multiples indices qui
laissent entendre une telle valeur mais le principal est sans doute le contexte deacutecriture
dAristote Pourquoi le Stagirite napplique pas stricto sensu dans ses traiteacutes scientifiques et
philosophiques la theacuteorie scientifique deacuteveloppeacutee dans les Analytiques Peut-ecirctre parce
quAristote est avant tout un professeur et que son eacutecriture elle-mecircme est influenceacutee par un
souci peacutedagogique que seule la dialectique semble agrave ses yeux pouvoir prendre en charge
Cette activiteacute partageacutee par tous les ecirctres humains en tant que tous posent et se posent des
questions critiquent mettent agrave leacutepreuve mais quil faut cependant pratiquer avec meacutethode
pour acceacuteder agrave leacutetat de savant est utiliseacutee par le Philosophe pour accompagner son lecteur-
eacutelegraveve sur le chemin du savoir Car cest seulement par une pratique assidue et meacutethodique par
un veacuteritable travail sur soi par le deacuteveloppement dune culture geacuteneacuterale encyclopeacutedique et
dun esprit critique que lapprenti savant peut se reacutealiser savant
Peut-ecirctre la dialectique est-elle pour Aristote la meilleure meacutethode pour conduire ses
eacutelegraveves sur le chemin de la connaissance scientifique pour les faire progresser dun eacutetat de
savoir agrave un autre pour les amener agrave actualiser cette potentialiteacute proprement humaine quest la
connaissance des causes en proposant un laquo stimulus eacutepisteacutemologique raquo cest-agrave-dire en
provoquant en eux le deacutesir de savoir par la mention et leacutetude des laquo ideacutees admises raquo ainsi
quen leur offrant les outils les instruments pour mener agrave bien leurs recherches des causes
principes ou eacuteleacutements A Koyreacute avait particuliegraverement bien pressenti cet aspect peacutedagogique
118
de leacutecriture dAristote en insistant sur ce quil nomme laquo la forme scolaire raquo373 des eacutecrits du
Stagirite Mais A Koyreacute ne rend pas compte dans son article de 1944 du rapport entre cette
forme et la meacutethode dialectique quAristote pratique dans ses eacutecrits scientifiques et qui
semble avoir donneacute naissance agrave une telle forme Or si comme le preacutetend le commentateur la
penseacutee est conccedilue par le Stagirite sur le modegravele laquo dune leccedilon raquo374 mettant en preacutesence un
intellect agent et un intellect patient alors il semble que lossature mecircme de cette leccedilon soit
constitueacutee au moins en partie par la meacutethode dialectique Ainsi pouvons-nous nous risquer agrave
dire que la pratique meacutethodique de la dialectique constitue sinon en totaliteacute du moins en
eacutebauche lintellect agent celui qui enseigne et celui qui donne conduisant leacutelegraveve ignorant
sur le chemin du savoir
373 A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 p 30374 Ibidem p 47
119
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