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Page 1: assassiné - Capitaine Thomas Sankara

Eclairage Le TempsMercredi 3 septembre 201428

CINEW

ORX

L’espoir

Vingt-sept ans aprèssa mort, l’ancienprésident burkinabéThomas Sankararevient dansles consciences.Rencontre avecle cinéaste genevoisChristophe Cupelinqui a consacré unbeau documentaire,sur les écransromands dèsce mercredi,à cet homme d’Etatafricain différent,qu’on a cherché àeffacer des mémoires

Norbert Creutz

Le Temps: D’où vient cet intérêtpour Thomas Sankara, une figureassez oubliée aujourd’hui?Christophe Cupelin:De loin. J’ai

découvert Tho-mas Sankara à19 ans, quand jesuis allé pour lapremière fois enAfrique commevolontaire d’uneassociation

d’aide au développement. C’étaiten 1985 et je ne savais presque riendu pays où j’allais atterrir. A peinearrivé, je vois une grande bande-role annonçant «Bienvenue auBurkina Faso, tombeau de l’impé-rialisme!». Partout, des slogansinvitaient la population à prendreson destin en main. Cela pouvaitressembler à une dictature, maistous les Burkinabés que j’ai connusétaient vraiment poussés par ungrand vent d’espoir et de change-ment: une révolution. Deux ansplus tard, je suis retourné à Ouaga-dougou pour le Fespaco, le festivalde cinéma africain, et c’est là quej’ai vraiment découvert Sankara etsa manière de gouverner. Il étaitvraiment proche des gens, donnaitl’exemple. Il savait être à la foisdrôle et très sérieux, charismati-que et sympathique. Il voyait desfilms et des spectacles et venaitparler aux artistes après. Avant, lepays n’était encore qu’une petiteex-colonie française, la Haute-

Volta, marquée par ce passé. San-kara a placé son pays dans lemonde, a donné sa fierté à sonpeuple en montrant qu’on pouvaitêtre Africain, sans ressources etexister quand même. C’est à cemoment que je suis vraimenttombé amoureux du personnage,loin de me douter qu’il seraitassassiné quelques mois plus tard.

– Ce film est donc le résultatd’une belle fidélité…– En 1987, on pouvait critiquer lesratés de sa révolution, mais per-sonne ne remettait en cause qu’elleavait été salutaire. Du coup, à samort, personne n’a compris. Lefutur président, Blaise Compaoré,qui était son bras droit, a alorsaffirmé que Thomas Sankara avaittrahi la révolution et que celle-ci sepoursuivrait sans lui. Commebeaucoup, j’ai alors traversé unepériode de doute, jusqu’en juin

1991. C’est alors que le pays a étédoté d’une nouvelle Constitution«démocratique» qui ne faisaitmême plus référence à la révolu-tion du 4 août 1983. Manifeste-ment, il y avait supercherie. Sansoublier les centaines d’opposantsqui, après Sankara, ont été assassi-nés par le Front populaire dirigépar Compaoré!

– C’est à cemoment que vous vousêtesmis à collecter des archives?

– Oui, en me rendant compted’une falsification de l’Histoire etpour que ne se perde pas la mé-moire de ce président étonnant.Au Burkina Faso, à la radio-TVnationale, il n’y a pas d’archivesaccessibles concernant cette pé-riode. J’étais au début de mesétudes de cinéma et je ne savaispas encore si j’en tirerais un jourquelque chose. Pendant tout cetemps, j’ai aussi interrogé destémoins, pour recueillir une mé-moire orale.

– Et l’impulsion pour faire ce film?– Tout a changé en 2007. Pour lesvingt ans de la mort de Sankara aété organisée une commémora-tion internationale. Ses principauxdiscours ont ressurgi sur Internet.J’ai participé à l’étape genevoised’une «Caravane Thomas Sankara»qui s’est rendue du Mexique àOuagadougou et qui m’a permis

de faire connaissance avec sa veuveet ses enfants. C’est alors que l’idéed’un film s’est imposée. Mais quelleforme lui donner? La famille adécliné mon idée d’un portrait del’homme Sankara; celle d’un docu-mentaire basé sur des témoigna-ges, coûteuse, ne me satisfaisaitpas. Je suis enfin allé voir à l’INA età la RTS, et ce que j’y ai trouvé m’aconvaincu qu’il serait possible deréaliser un film intéressant dansmon coin, uniquement à partird’archives. Je l’ai lâché au moins sixfois, parce que je n’arrivais pas àtrouver une dramaturgie. Pourfinir, c’est la dernière interview deSankara par une journaliste alle-mande peu avant sa mort qui m’adonné la bonne piste. On y décou-vre un Sankara plus proche, plusintrospectif, presque fataliste…

– Pour la forme, des précédentsvous ont-ils inspiré?– Si un cinéaste m’a influencé, c’estChris Marker. Sauf que lui prenaitla parole avec des textes très écritset fabriquait ses propres archives,en envoyant des amis filmer cer-tains événements. Quant à l’idéede coloriser des images de télévi-sion, c’était d’abord une réponse àla qualité médiocre du matériauvisuel, puis pour mieux me lesapproprier. Le film a vraiment étéréalisé comme unwork in progress,d’où son apparition dans diversfestivals depuis Visions du Réel, en2012. Je suis parti de quatre heuresd’archives brutes pour en tirerd’abord un montage assez impres-sionniste, qui n’a cessé de se clari-fier par la suite. Enfin, il a encorefallu trouver un producteur, quel-ques aides et régler des droits.Mais pour moi, cette version de1h30 est bien le même film.

– Il y avait un risque de verser dansl’hagiographie…– J’ai toujours eu une certainedistance critique. Mais les pre-miers feed-back m’ont convaincuqu’il ne fallait pas finir par énumé-

rer les échecs et erreurs de San-kara. Il a déjà été assez maltraitépar certains médias français, dontTF1 qui voyait en lui l’homme deMoscou ou de Khadhafi, ce qui estgrotesque. En fait, la principalezone d’ombre de sa présidenceconcerne les dérives des CDR, lesComités de défense de la révolu-tion, inspirés du modèle cubain. Ilm’a semblé que montrer Sankarabrandissant son arme et le céré-monial folklorique des «à bas»repris en chœur suffit pour seposer quelques questions. Quantaux sept personnes exécutéesaprès une première tentative decoup d’Etat, qu’il évoque à la fin,elles sont les seules morts directesde sa révolution! Ce qui est fasci-nant, c’est de voir comment il avaitréponse à toutes les objections, etje me suis plutôt servi de ça.

– Sa formation politique n’est quesurvolée dans le film…– Thomas Sankara était né sous lerégime colonial; son père avait étésoldat dans la guerre d’Indochine.C’est ce contexte qui l’a formé etqui a aiguisé son désir de liberté etde justice. Il aurait voulu devenirmédecin, mais les études n’étaientaccessibles qu’à l’élite. Alors il s’esttourné vers l’armée, la seule optionqui restait à des jeunes de condi-tion modeste désireux de s’édu-quer et de s’élever socialement.Comme il était intelligent, il a vitegradé, sans jamais vouloir dépas-ser capitaine. Un fait d’armespersonnel dans une petite guerrecontre le Mali fonde sa popularité.Mais il n’a jamais été militaire dansl’âme et il a profité de ses stages àl’étranger pour fréquenter desintellectuels. Ses amis syndicalisteslui ont donné des livres à lire. Lemoment décisif a sans doute étél’académie d’officiers à Madagas-car, un séjour durant lequel ilassiste à une révolution, en 1975.

– Sankara n’est pas venu au pouvoirtout seul?

– Non. Ses capacités lui ont valud’être nommé d’abord secrétaired’Etat à l’Information, puis pre-mier ministre, à 32 ans! Et c’estdéjà Compaoré qui a mené le coupd’Etat contre le président Oue-draogo tandis que Sankara était enrésidence surveillée. Historique-ment, ils faisaient partie d’unquatuor. Mais Sankara était de loinle plus connu et le plus brillant.

– En quatre ans seulement, sapolitique a-t-elle eu des effets?– Oui, il y a vraiment eu de grosprogrès. Le taux de scolarisation abondi de 6% à 25%. Ses campagnesde vaccination ont bluffé l’OMS.Sous Sankara, on a bâti beaucoupd’écoles et de dispensaires – avecles problèmes d’encadrement quecela suppose après. On a aussiconstruit les premiers supermar-chés d’Etat, des barrages, un che-min de fer, des stades, des sallespolyvalentes qui restentaujourd’hui les seuls lieux deculture. Ses campagnes pourl’égalité des sexes, contre la cor-ruption et la désertificationauraient dû être mieux poursui-vies. En fait, c’est lui qui a réelle-ment fondé l’Etat dans un paysencore rural et féodal. Un Etatmoderne qui cherche vraiment lebien de sa population au lieu de lavampiriser, comme c’est tropsouvent le cas en Afrique.

– Et tout cela a été oublié?– Presque. Mais cette périoded’amnésie a touché à sa fin en2006, quand le Forum social mon-dial de Bamako a tenu un «atelierThomas Sankara». Depuis, deschanteurs hip-hop se sont mis à leciter. Les jeunes Burkinabés ontdécouvert qu’avant, il y avait eu cemec pas si mal, avec des idées passi bêtes. Comme la situation dupays n’a guère changé depuis etque Compaoré s’accroche toujoursau pouvoir, cela a alimenté unecontestation qui a grandi dans lafoulée des révolutions arabes.

– Le film reste un peu évasif sur laquestion de samort…– J’ai tout lu et entendu et je ne saistoujours pas la vérité. Sankaragênait beaucoup de monde, c’estsûr. Il y avait cette peur que sonexemple contamine les pays voi-sins, à commencer par le Ghana etla Côte d’Ivoire. Mais malgré lesthéories du complot qui n’ont pasmanqué de fleurir, avec une impli-cation de la France et de la CIA,rien n’a pu être prouvé. Pour moi,ce coup d’Etat sent l’improvisation.Et après tout, le Burkina Faso estun Etat souverain dont les diri-geants peuvent aussi s’entre-tuer.Le plus troublant, c’est que l’assas-sinat de Sankara n’a jamais étéassumé. Au début, on a juste an-noncé qu’il avait été «démis de sesfonctions». Sa mort aurait donc étéun accident. Blaise Compaorén’aurait jamais donné d’ordre,d’ailleurs il était malade ce jour-là.Mais personne n’est dupe.

– Le filmacependant un côté «chro-nique d’unemort annoncée»?– C’est vrai, mais je me contente làde refléter la vision populaire quiprédomine: celle d’une trahison etd’un fratricide. Il y a aussi l’idéed’un sacrifice, presque d’un sui-cide, car Sankara était averti. C’estcette dimension mythologique quiest devenue la plus importante,même si un collectif d’avocatsessaie encore d’instruire l’affairepour la présenter devant une courinternationale.

– Et si Sankara avait vécu, pensez-vous qu’il aurait déçu?– Peut-être, mais il a vraimentdisparu trop tôt pour le dire. Ilaurait en tout cas été drôlementintéressant de le voir aller plus loinavec sa révolution et négocier levirage de la fin du communisme.Avec Compaoré, le Burkina Fasoest trop vite retourné dans laroutine des déceptions africaines,après l’immense espoir qu’a in-carné Sankara.

«Les jeunes Burkinabésont découvert qu’avant,il y avait eu ce mec passi mal, avec des idéespas si bêtes»

assassiné

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