0
Dialogue
Organe de l‟asbl « Dialogue des Peuples »
Pauvres, mais honnêtes, nous paraissons quand nous pouvons, et notamment le lundi 29 novembre 2010
Université de Bujumbura: campus de Kiriri (Burundi)
Sommaire
Afrique
Notre page littéraire .. page 1
Les transferts d'argent des Africains résidant hors du continent….page 2
le Dossier: Surveiller et nourrir. Politique de la faim… page 5
RDCongo
Les dessous de l‟allègement de la dette… page 23
Fortunes et infortunes de JP Bemba: un témoignage personnel… page 27
Burundi
Un espace politique de plus en plus restreint… page 31
Après les élections de 2010, le choix entre sortir ou entrer dans la crise… page 35
Rwanda/Bénin
Paul Kagamé "chahuté" par son hôte Yayi Boni… page 47
Séjour de P. Kagamé au Bénin: les dessous de la visite de l‟homme fort de Kigali … page 48
Koweït
Paralysie institutionnelle, marchandage politique et lassitude populaire … Pae 50
1
S.H. Schengel : Matin d’Afrique
Afrique
Notre page littéraire
Histoire d'un petit Africain comme tant d'autres...
Mon père, dit l‟enfant, je voudrais jouer avec toi
A promener de petites billes sur le chisolo1
Ou que nous allions courir dans la savane
Ou que tu essaies de me trouver
Caché dans la palmeraie...
Mais le père ne répondit pas...
Mon père, dit l‟enfant, je voudrais que tu chantes
Sur le likembe2 des paroles tristes ou gaies
Mais qui apaisent toujours le cœur
Ou entendre jouer les grands tambours de danse...
Mais le père ne répondit rien...
Mon père, dit l‟enfant, je voudrais que tu me racontes
Des devinettes. Ou des histoires du lièvre malin3
Qui toujours l‟emporte sur les puissants
Ou de terribles histoires du passé
Qui font un peu peur mais qui exaltent...
Mais le père garda le silence...
Mon père, dit l‟enfant, je voudrais aller avec toi
Dans les champs qui s‟étendent sur les collines
1 Jeu tactique, sorte d‟équivalent africain des dames ou des échecs, il se joue au moyen de billes se déplaçant
entre les alvéoles d‟un plateau de bois sculpté. 2 Instrument parfois dit de « harpe », ou « piano ». Il consiste en lamelles métalliques fixées sur une caisse de
résonance, qu'on pince du doigt pour les faire vibrer ,on peut donc en jouer et chanter. 3 Dans les fables d‟Afrique, l‟animal rusé qui par son intelligence l‟emporte sur les autres malgré leur force n‟est
pas le renard, mais le lièvre. Le thème a passé l‟Atlantique avec les esclaves et se retrouve aux Antilles et aux
USA.
2
Regarder les horizons gris de fumée sur la brousse qu‟on brûle,
La terre rouge éventrée par le labeur des hommes,
Et rapporter des fruits tièdes et doux...
Mais le père se taisait toujours...
Mon père, dit l‟enfant, je voudrais te dire
Combien je suis heureux et fier lorsque je te vois
Revenant de la chasse ou de la pèche
Avec les autres hommes, traînant dans vos bras lourds de fatigue
La subsistance de tous. Je me souviens du jour
Ou tu as rapporté, pour moi seul, une petite gazelle...
Mais le père resta silencieux...
Mon père, dit l‟enfant, pourquoi ne me parles-tu plus ?
Est-ce parce qu‟hier ces hommes vêtus de kaki sont venus ?
Est-ce à cause d‟eux que tu as ce grand trou
Rouge
A la place du cœur ?
Mais le père ne répondit pas...
Alors la mère prit la parole et dit :
«Mon fils, laisse ton père reposer,
Garde son souvenir
Et ramasse sa lance...»
Les transferts d'argent des Africains résidant hors du continent….
Les transferts d'argent vers leurs pays d'origine des Africains résidant hors du continent
vont atteindre un montant de 21,5 milliards de dollars en 2010, près de la moitié étant
destinée au Nigeria, indique un rapport de la Banque mondiale publié le mardi 23
novembre 2010.
3
"Les transferts d'argent vers l'Afrique sub-saharienne vont atteindre un montant de 21,5
milliards de dollars cette année après une légère baise en 2009 du fait de la crise financière
mondiale", selon la Banque qui cite un rapport de son Factbook 2011 sur la Migration et les
Transferts d'argent.
Le Nigeria, pays le plus peuplé d'Afrique, est de loin celui qui reçoit le plus de transferts en
Afrique, dont le montant s'élève à 10 milliards de dollars en 2010, ce qui est légèrement plus
que l'année dernière où ils étaient de 9,6 milliards de dollars. Les autres principaux
récipiendaires sont le Soudan (3,2 milliards de dollars); le Kenya (1,8 milliard de dollars), le
Sénégal (1,2 milliard de dollars) ; l'Afrique du Sud (1 milliard) ; l'Ouganda (800 millions) ; le
Lesotho (500 millions) et l'Ethiopie (387 millions). Les Maliens ont envoyé 385 millions de
dollars dans leur pays et les Togolais 302 millions.
… et on pourrait ajouter « jeune, beau, discrètement sexy»… Ne vous y trompez pas, c’est une pub pour
une société de transfert d’argent !
La Banque retrace les transferts de fonds privés et les modèles migratoires documentés à
travers le monde. Ses conclusions montrent que les transferts d'argent vers l'Afrique ont baissé
d'environ quatre pour cent entre 2008 et 2009.
"Nous estimons que la reprise va se poursuivre au cours des deux prochaines années, avec
des flux de transferts vers le continent qui vont probablement atteindre 24 milliards de dollars
d'ici 2012", a déclaré M. Ratha. Il a cependant précisé que ces chiffres étaient largement sous-
estimés car des millions d'Africains passent par des circuits informels pour envoyer de l'argent
4
dans leurs pays.
A travers le monde, les transferts d'argent devraient atteindre 440 milliards de dollars d'ici la
fin 2010, contre 416 milliards en 2009. Environ trois quarts de ces fonds -- 325 milliards de
dollars -- vont aller aux pays en développement.
La Banque préconise des moyens plus simples et moins coûteux d'envoyer et de recevoir de
l'argent en Afrique. Le coût moyen d'un transfert d'argent vers l'Afrique est de plus de 10%4,
ce qui en fait le plus élevé de toutes les régions. Le coût du transfert d'argent sur le continent
est même plus élevé.
Les transferts d'argent représentent une part importante du Produit intérieur brut dans de
nombreux pays. Au Lesotho, il a atteint 25% du PIB et au Togo 10%. Les recettes tirées par le
Cap-Vert de ces transferts ont représenté 09% de ses richesses, ce qui est également le cas de
la Guinée-Bissau et du Sénégal. Pour la Gambie ce taux a été de 08%, le Libéria de 06%, le
Soudan de 06%, le Nigeria de 06% et le Kenya de 05%.
On estime que près de 22 millions de ressortissants d'Afrique sub-saharienne vivent à
l'étranger.
Source : Africanmanager.com
L’importance que les Africains attachent à la famille et à la scolarisation des enfant
n’a visiblement pas échappé aux annonceurs
4 15 % serait à notre avis une estimation plus juste, car les transferts sûrs et rapides, comme Western Union ou
Moneytrans ont des tarifs dégressifs : moins d‟argent vous envoyez, plus cher vous payez. Les envois
relativement modestes, qui constituent évidemment le gros des envois individuels de la diaspora, sont donc
pénalisés. Vers certains pays où la Poste est relativement fiable, le mandat postal est possible, mais on s‟expose
alors à ce que le destinataire doive faire face à la « taxation informelle » du préposé de la poste, plus connue sus
le nom de « matabiche ». (NdlaR)
5
le Dossier
Surveiller et nourrir. Politique de la faim
Coordonné par Pierre Janin. Introduction au thème “Faim et politique : mobilisations
et instrumentations”
« Une grave crise alimentaire frappe l‟est du Sahel », s‟alarmait Le Monde le 10 avril 2010.
«Niger : la famine fait à nouveau parler d‟elle » ou « L‟insécurité alimentaire touche 10
millions de personnes au Sahel » titraient, de nouveau, certains magazines en juin 20105 afin
de relancer la médiatisation d‟un phénomène récurrent mais aléatoire dans son intensité et sa
5 Courrier international, 1er juillet 2010 ; Les Échos, 16 juin 2010
6
localisation, et peu vendeur. Et les experts de la Banque mondiale et de l‟USAID (United
States Agency for International Development) d‟insister sur la forte probabilité d‟une
nouvelle crise, l‟impréparation des gouvernants et le danger que la faim fait peser sur la
stabilité mondiale6
Faim et politique entretiennent des
relations étroites, anciennes et
controversées. Dès 1952, Josué de Castro
soulignait ainsi que « peu de phénomènes
ont influé aussi intensément sur le
comportement politique des peuples que le
phénomène alimentaire et la tragique
nécessité de manger7». Derrière ce besoin
vital se dresse indubitablement la question
des ressources (produire plus et mieux)
mais se profilent également des questions
sociales (réduire les inégalités) et
politiques (éviter les conflits)8. C‟est
pourquoi, ainsi que le relevaient Daniel
Bourmaud et Dominique Darbon en 1990,
« la question alimentaire est posée
d‟emblée en termes de conflits et d‟options
politiques [biais urbain, priorités rurales] et
non en termes de gestion publique9». Cette
politisation se déploie autour de trois types de construits sociaux : les jeux d‟alliance et de
pouvoir, l‟ingénierie technocratique des outils de mesure que certains n‟hésitent pas à
qualifier de « technologie de gouvernement des populations », les mises en scène médiatiques
aux effets ambivalents10
.
C‟est avec l‟ambition de rendre compte de la dimension politique et sociale de la faim et, plus
encore, de la violence de la faim – qu‟elle soit liée à la peur, à son instrumentation11
ou à son
instrumentalisation – comme des mobilisations et des compromis qu‟elle suscite, que s‟est
construit ce dossier. Les textes présentés entendent aussi montrer combien la lutte contre la
faim est rendue problématique par la multiplicité des paramètres et des acteurs impliqués,
à différentes échelles, aux interactions parfois imprévisibles. La résolution des situations de
crise dépend également fortement de la capacité à les contextualiser et à les faire
reconnaître12
.
6 Banque mondiale, « La crise alimentaire risque de se répéter, alertent les responsables de la lutte contre la
faim dans le monde », 25 novembre 2009, article en ligne consultable sur <web.worldbank.org>. 7 J. de Castro, “Géopolitique de la faim”, Paris, Éditions ouvrières, 1952, p. 23.
8 M. Lofchie, « Political and Economic Origins of Hunger in Africa », The Journal of Modern African Studies,
vol. 13, n° 4, 1975, p. 551-567. 9 D. Bourmaud et D. Darbon, « La politique du pain : les mots et les choses (Kenya et zimbabwe)», Politique
africaine, n° 37, mars 1990, p. 34. 10
On y retrouve les trois niveaux de pouvoir identifiés par M. Foucault (« les relations stratégiques, les
techniques de gouvernement et les états de domination ») dans « L‟éthique de soi comme pratique de liberté »
[1984], in Dits et écrits. 1954-1988. Vol. iv, Paris, Gallimard, 1994, p. 728-729. 11
Sur l‟instrumentation du pouvoir, thème foucaldien, se référer à l‟analyse faite par P. Lascoumes, « La
gouvernementalité : de la critique de l‟État aux technologies du pouvoir », Le Portique, n° 13-14, 2004, p. 8-10. 12
Non seulement économiquement mais aussi socialement, culturellement et politiquement. Voir E. Mandala,
«Beyond the “Crisis” in African Food Studies », The Journal of the Historical Society, vol. 3, n° 3-4, 2003, p.
281-301.
7
DIVERSITÉ DES CRISES ALIMENTAIRES,
PLURALITÉ DES « TRAITEMENTS »
L‟Afrique subsaharienne connaît une grande diversité de « situations à risque alimentaire »
caractérisées par un hiatus tant quantitatif que qualitatif entre besoins et ressources. Les
rapports de l‟Organisation des Nations unies pour l‟alimentation et l‟agriculture (FAO)
montrent que les crises alimentaires ont tendance à durer, tandis que l‟ONG Oxfam relève que
le nombre d‟alertes
alimentaires a été multiplié par trois depuis 198013
. Le nombre de personnes souffrant de la
sous-alimentation serait même passé de 200 à 265 millions au cours de la dernière décennie
même si leur proportion baisse en valeur relative14
.
Ce tableau sévère renseigne peu sur le contenu de la faim : les estimations macro-alimentaires
correspondent rarement au manque ressenti par les individus. Par ailleurs, les écarts
s‟accroissent entre pays, entre régions et entre catégories de population. De même, les termes
utilisés pour rendre compte de la faim sont très divers : en nutrition, on parle tantôt de sous-
alimentation (ration calorique insuffisante), de malnutrition protéino-énergétique, de carences
en micronutriments ; en sciences humaines, on évoque les disettes (pénuries aggravées), les
famines (occasionnant des décès massifs et des épidémies), les soudures alimentaires15
. Il est,
de ce fait, souvent difficile de comparer les situations, surtout si les données chiffrées se
contredisent.
Le terme de « crise », plus neutre que celui de famine, n‟est pas nécessairement plus adapté
car la normalisation et l‟objectivation des savoirs conduisent à euphémiser la détresse des plus
pauvres. De plus, les situations de crise ont souvent des racines multiples, tantôt naturelles
(criquets, sécheresse, inondations), tantôt humaines (conflits, pauvreté…), qu‟il semble vain
de hiérarchiser. Pendant longtemps, les lectures des crises ont opposé les tenants de leur
endogénéité (et proximité) et ceux de leur externalité (et de leur caractère importé) sans
qu‟aucune position ne l‟emporte. Aux discours déterministes et malthusiens sur l‟origine des
pénuries est venu s‟ajouter celui sur les « inégalités de capacités et de droits d‟accès » porté
par les disciples d‟Amartya Sen. Les effets de la mondialisation ont, plus récemment, remis en
exergue la notion d‟échange inégal, favorisant certaines mobilisations nationales ou
13
Oxfam International, “Les Causes de la faim : examen des crises alimentaires qui secouent l‟Afrique.” Oxford,
Oxfam, 2006. 14
FAO, “L‟État de l‟insécurité alimentaire dans le monde 2009. Crises économiques – répercussions et
enseignements”, Rome, 2009. 15
Pour une « étiologie » de ce phénomène, se reporter à P. Janin, « La gestion spatio-temporelle
de la soudure alimentaire dans le Sahel burkinabé », Revue Tiers Monde, n° 180, 2004, p. 909-933.
8
transnationales. Catherine Laroche Dupraz et Angèle Postolle montrent ainsi, dans le texte
présenté ici, comment le concept de souveraineté alimentaire s‟est immiscé dans les débats à
l‟OMC et tente de s‟y faire une place, au gré de coalitions changeantes et de négociations
techniques. Le temps paraît donc mûr pour de nouvelles propositions explicatives comme
pour de nouvelles confrontations géopolitiques.
Les crises alimentaires africaines ont donc plusieurs dimensions. Les crises de subsistance
sont les plus connues, même si certaines sont
souvent occultées16
. Elles renvoient assez
explicitement à l‟apparition de pénuries, certes
conjoncturelles mais relativement prévisibles,
à défaut d‟être cycliques17
.
Elles toucheraient davantage des espaces et
des populations rurales aux récoltes
céréalières amoindries par la sécheresse, les
attaques de criquets, l‟épuisement des sols et
la pauvreté. Toute l‟habileté consiste ici, pour
les sociétés paysannes, les groupes marchands
et les États, à adopter une gestion efficiente
des réserves sans pour autant tomber dans l‟autarcie, la rétention ou la spéculation. Sont
traditionnellement rangées dans cette catégorie la crise sahélienne de 1973-1974, ouest-
africaine de 1984-1985, éthiopienne de 1984-1985 ou encore la crise de 2002 en Afrique
australe. Le schéma alors mobilisé exprime une conception particulière de l‟insécurité
alimentaire, plus axée sur les ressources produites que sur la capacité à les acquérir, plus
déterministe que co-construite. C‟est pourquoi les actions restent très ciblées : amélioration de
la production agricole par l‟irrigation ou augmentation des revenus par la diversification
d‟activités. Quant aux réponses de survie des ménages, elles évolueraient peu :
décapitalisation, emprunt, migration de détresse. Ce schéma déterministe est encore parfois
mobilisé par certains gouvernants pour minimiser leur responsabilité (cas du Niger en 2005),
avec l‟appui de certains médias, par crainte de mobilisations sociales importantes. Ce type de
crise conjoncturelle, simple à détecter, aurait, de fait, l‟avantage de permettre un
déclenchement massif de l‟aide. Nul doute cependant que l‟aggravation annoncée de la
variabilité climatique et le mouvement d‟appropriation foncière par les firmes agro-
industrielles suscitent un regain d‟intérêt pour de nouvelles études sur les crises à dominante
agro-environnementale18
.
Le deuxième type de crise alimentaire, moins « rurale » dans ses composantes, est plus
difficile à appréhender. Pendant des années, individus et familles sont confrontés à une
accumulation de difficultés économiques et sociales (chômage, endettement, hausse des prix,
manque de capital, enclavement, carences, etc.) qu‟ils doivent combattre avec peu de moyens.
Pour y faire face, ils ne peuvent compter sur leurs proches, eux-mêmes précarisés, tandis que
les « projets » des intervenants extérieurs restent limités et circonscrits dans le temps. Ils sont
donc très vulnérables à tout nouveau choc (perte d‟un actif, maladie, hausse des prix). Cette «
dégradation des moyens d‟existence19
» est parfois invisible puisqu‟elle ne s‟accompagne pas
16
Voir B. A. Gado, “Une histoire des famines au Sahel. Étude des grandes crises alimentaires (xixe – xxe
siècles)”, Paris, L‟Harmattan, 1993 17
M. Chastanet, « Survival Strategies of a Sahelian Society : The Case of the Soninke in Senegal from the
Middle of the Nineteenth Century to the Present », Food and Foodways, vol. 5, n° 2, 1992, p. 127-149. 18
Grain, « The International Food System and the Climate Crisis », Seedling, octobre 2009, p. 2-8. 19
G. Gallopin, « Linkages between Vulnerability, Resilience, and Adaptive Capacity », Global Environmental
Change, n° 16, 2006, p. 293-303.
9
de signes déclencheurs et qu‟elle est mal relayée socialement et politiquement, d‟où la
nécessité d‟accorder une place plus importante aux micro-pratiques de survie20
comme aux
20
Chantal Blanc-Pamard développe une analyse saisissante des liens entre précarisation économique et précarité
alimentaire dans « “La moitié du quart”. Une ethnographie de la crise à Tananarive et dans les campagnes de
l‟Imerina (Madagascar) », Natures, Sciences, Sociétés, vol. 6, n° 4, 1998, p. 20-32.
10
modes de régulation plus lointains (transferts des migrants, rôle des réseaux marchands…)
pour en rendre compte. À cet égard, la marchandisation importante des ressources
alimentaires, promue par les bailleurs de fonds, dans des contextes où elles sont insuffisantes,
joue un rôle aggravant21
. Cette complexité a d‟ailleurs incité les bailleurs et les ONG à mettre
en place des dispositifs de suivi de la vulnérabilité à l‟insécurité (livelihoods systems
profiling), combinant un nombre croissant d‟indicateurs agroenvironnementaux, économiques
et sociétaux, malheureusement souvent disparates22
. En milieu urbain, c‟est plutôt la question
des revenus, aléatoires et instables, et des solidarités de proximité (comme avec les « parents
de village ») qui oriente les analyses. Ce type de crise, dont les effets nutritionnels sont
désormais mieux appréhendés, touche plus fortement les populations citadines précarisées.
Dans ce type de crise nationale et sous-régionale (Sahel en Afrique de l‟Ouest en 2005,
Afrique australe en 2002), les réponses sont généralement plus tardives et souvent
«parasitées» par des choix politiques ou technocratiques23
. Elles ont conduit à délaisser la
question du stockage, pourtant stratégique, au profit de celle de l‟approvisionnement
marchand, avec des échecs patents. Elles donnent lieu à des prises de position vigoureuses
souvent critiques, de la part des gouvernants comme des ONG24
La crise alimentaire de 2008
est sans doute venue préfigurer les futures crises africaines, rendues plus complexes par la
multiplicité des protagonistes impliqués, plus aléatoires en raison d‟interactions non
modélisables et plus globales par la diversité de leurs enjeux25
. La crise de 2008 a revêtu
plusieurs dimensions26
. Elle n‟a pas été marquée, sauf ponctuellement dans certaines capitales
africaines, par des ruptures d‟approvisionnement, même si des baisses conjoncturelles de
récoltes ont été observées sur d‟autres continents.
Il s‟agissait d‟abord d‟une crise aiguë et importée d‟accessibilité aux denrées pour les
catégories urbaines pauvres dépendantes. Elle s‟expliquait par l‟emballement rapide des prix
internationaux du riz (un marché pourtant exigu) entre septembre 2007 et juin 2008 et par son
extension, du fait d‟anticipations spéculatives, aux céréales locales traditionnelles (maïs, mil,
sorgho)27
. À partir de là, la « crise » s‟est progressivement autonomisée au gré des réactions
politiques, des décisions économiques, des jeux de pouvoir, pour offrir certaines variations
nationales. Elle a été plus forte dans les pays importateurs aux économies agricoles
vulnérables (Sénégal, Mauritanie, Niger) ou marqués par une macrocéphalie urbaine (Égypte),
mais aussi dans ceux où la situation a tardé à être reconnue et où les réponses ont été tardives
ou embryonnaires (Zimbabwe, Mozambique). Paradoxalement, elle a très négativement
ressentie par certaines catégories sociales urbaines intermédiaires, jusque-là épargnées, des
capitales peu touchées par le manque et de pays ayant de bonnes potentialités agricoles (Côte
d‟Ivoire, Cameroun, Togo)28
.
21
J.-P. Olivier de Sardan, « Introduction thématique. La crise alimentaire de 2004-2005 au Niger en contexte »,
Afrique contemporaine, n° 225, 2008, p. 17-37. 22
Voir les approches « Vulnerability Assessment Mapping » et « Food Security Profiling » du Programme
alimentaire mondial, « Sécurité des conditions de vie des ménages » de CARE, « Food Economy Approach and
Risk Map » de Save The Children, Oxfam et Action contre la faim. 23
Thomas Plümper et Eric Neumayer théorisent l‟idée de dilemme politique en cas de famine, les
gouvernements ayant des intérêts contradictoires à l‟action et à l‟inaction, dans « Famine Mortality, Rational
Political Inactivity, and International Food Aid », World Development, vol. 37, n° 1, 2009, p. 50-56. 24
X. Crombé et J.-H. Jézéquel (dir.), Niger 2005. Une catastrophe si naturelle, Paris, Karthala, 2007. 25
T. Lang, « Crisis ? What Crisis ? The Normality of the Current Food Crisis », Journal of Agrarian Change,
vol. 10, n° 1, 2010, p. 87-97. 26
P. Janin et B. Giblin (dir.), dossier « Les enjeux de la crise alimentaire mondiale », Hérodote, n° 131, 2008. 27
Sur les causes associées de la crise importée, lire le dense article de D. Headed et S. Fan, « Anatomy of a
Crisis : The Causes and Consequences of Surging Food Prices », Agricultural Economics, vol. 39, 2008, p. 371-
392. 28
L‟idée qu‟une crise alimentaire peut apparaître là où elle ne devrait pas a pris, au cours de l‟année 2008, une
dimension particulière du fait des concurrences entre alimentation humaine, nourriture animale et production
11
Les émeutes doivent être considérées comme l‟expression d‟un désarroi et d‟un sentiment de
dépossession de la part de ces catégories intermédiaires en particulier29
. Une panoplie de
réponses a été déployée. À l‟échelle nationale, des actions immédiates et à portée limitée
(exonération douanière des importations, distributions alimentaires, dons de coupons
alimentaires) ont été menées. Des réponses agricoles nationales ambitieuses ont été élaborées
afin d‟acquérir une « autosuffisance alimentaire durable », selon la nouvelle terminologie
consacrée, avec des bilans encore mitigés (voir le texte d‟Alexis Roy). Au niveau
international, on a multiplié les déclarations d‟intention, la création de comités et de plans ad
hoc30
, maigrement dotés et avant tout destinés à rassurer et à inciter à une meilleure «
gouvernance alimentaire ».
Quels enseignements politiques tirer de cette récente crise ? D‟abord, que la faim a un coût
social et politique supérieur aux dépenses financières qu‟elle implique sous forme d‟actions
incitatives dès lors que l‟on prend en compte son impact économique global (perte de
productivité au travail, retards éducatifs, etc.) et, plus encore, que l‟on intègre les tensions
qu‟elle peut engendrer. Un consensus a peu à peu émergé autour de la nécessité
d‟interventions régulatrices afin de protéger les plus pauvres et de stabiliser les États affaiblis
par trois décennies de politiques d‟ajustement, même si ces interventions restent incertaines
du fait des hésitations et des concurrences entre intervenants (États, firmes, etc.). L‟insécurité
alimentaire des Africains se joue aussi désormais en partie hors d‟Afrique, comme dans les
négociations internationales à l‟OMC.
d‟agrocarburants, ainsi que des mouvements spéculatifs sur les marchés agricoles. Sur le décalage entre
potentialités, ressources et famine, voir G. Kebbede, « Cycles of Famine in a Country of Plenty : The Case of
Ethiopia », Geojournal, vol. 17, n° 1, 1988, p. 125-132. 29
. P. Janin, « Les émeutes de la faim : une lecture (géo-politique) du changement (social) », Politique étrangère,
n° 2009-2, 2009, p. 251-263. Ray Bush insiste aussi sur leur dimension « non-conjoncturelle » dans « Food Riots
: Poverty, Power and Protest », Journal of Agrarian Change, vol. 10, n° 1, 2010, p. 119-129. 30
Groupe de travail des Nations unies sur la crise alimentaire mondiale mis en place en avril 2008 ; Offensive
pour la production alimentaire et contre la faim de la Cedeao à la fin 2008 ; Sommet du G8 à L‟Aquila en juillet
2009 ; Fonds pour l‟agriculture en Afrique avec l‟appui financier de la BAD et de l‟AFD à compter de juillet
2010.
12
Cette crise exceptionnelle de 2008 a confirmé qu‟au-delà de leurs discours tantôt rassurants,
tantôt dénonciateurs, les protagonistes (médias, États, ONG, institutions internationales,
entreprises agroalimentaires, fonds souverains) n‟ont pas d‟intérêt partagé à anticiper et à
résoudre les crises alimentaires.
RÉGULER L’ACCÈS AUX RESSOURCES : LES JEUX DE POUVOIR
ET D’ALLIANCES
L‟accès aux ressources et leur redistribution – qu‟il s‟agisse d‟aide alimentaire, de céréales
commercialisées ou de terres cultivables – constituent un champ particulièrement intéressant
d‟analyse de la politisation de la faim.
L‟aide alimentaire est sans doute la ressource la plus facilement mobilisable par les
gouvernants, avec des effets très ambivalents selon les pays31
. Elle peut parfois être utilisée
comme une arme politique afin de renforcer l‟autorité du pouvoir central, de créer des
systèmes d‟allégeance et de discrimination territoriale ou ethno-communautaire, ainsi que cela
a été largement pratiqué au Zimbabwe depuis l‟arrivée au pouvoir de Robert Mugabe. En
1984, alors même que la situation alimentaire était très précaire après plusieurs années de
sécheresse, le gouvernement a ainsi soumis le Matabeleland, fief de l‟ethnie ndebele, à un
contrôle militarisé des flux de denrées alimentaires (commerce et distribution) destiné à lutter
contre la dissidence armée active dans la
région32
. En juillet 2001, l‟attribution d‟un monopole d‟achat et de vente du blé et du maïs au
Grain Marketing Board – et donc l‟interdiction d‟importations privées – a fortement aggravé
la pénurie. Plusieurs observations indépendantes (notamment de l‟International Crisis Group)
ont également dénoncé une instrumentalisation politique croissante de l‟aide alimentaire du
PAM dansun cadre électoral : les citoyens sont incités à voter pour les candidats de la Zanu-
PF au pouvoir et sanctionnés par l‟exclusion des distributions alimentaires en cas de vote non-
conforme33
. La politisation, en régime autoritaire, peut aller bien au-delà, puisque les
intervenants extérieurs peuvent être sommés de se soumettre (au risque de cautionner les
dérives) ou se démettre (et risquer l‟expulsion). En zone de conflit, comme en Somalie, au
31 A. de Waal, “Famine Crimes : Politics and the Disaster Relief Industry in Africa”, Oxford, James Currey,
1997. 32
Amnesty International, Zimbabwe : “Power and Hunger. Violations of the Right to Food”, s.l., 2004. 33
Voir RFI, « Quand l‟aide alimentaire devient une arme politique », 15 décembre 2002.
13
Liberia ou au sud du Soudan, cette aide a pu être systématiquement accaparée par des chefs de
guerre et servir à l‟entretien d‟allégeances politiques ou ethnocommunautaires34
.
Le Zimbabwe constitue un cas exemplaire de désorganisation progressive de l‟économie
céréalière, en raison d‟une politique autoritaire de réallocation des terres aux soutiens du
régime (anciens combattants et ouvriers agricoles) à partir de 200035
. Mais la nature même
des régulations d‟accès à la terre peut, dans un environnement agronomique et politique plus
ordinaire, aggraver la vulnérabilité alimentaire des populations. Les systèmes fonciers très
inégalitaires que l‟on retrouve dans les lamidats du nord du Nigeria et du nord du Cameroun
participent ainsi à la construction de rapports sociaux de domination. L‟insécurité foncière
semble y constituer un des fondements mêmes du pouvoir, tandis que le versement d‟une
fraction des récoltes céréalières et du cheptel, dû au titre de la zakat (impôt), diminue les
ressources de chaque exploitant36
.
Plusieurs contributions, dans ce dossier, mettent en évidence le caractère structurant et
incontournable des alliances entre certains groupes hétérogènes d‟acteurs stratégiques – État,
institutions internationales, ONG et réseaux marchands – impliqués dans la gestion de la
sécurité alimentaire. Dans de nombreux pays, l‟appareil d‟État est en outre miné par les
concurrences sectorielles entre ministères (Agriculture, Santé, Économie). François Enten
documente ainsi méticuleusement les « politiques d‟arrangements » entre experts et
gouvernement éthiopien, à chaque étape dufonctionnement du Système d‟alerte précoce
(SAP). Cette économie de la connivence37
et du compromis semble porter un préjudice
important à l‟efficacité du système mais garantit à l‟appareil d‟État un minimum de légitimité
et d‟autonomie. Mais ces « jeux de légitimation politique », pour reprendre l‟expression de
Daniel Bourmaud et Dominique Darbon38
, ne mettent pas seulement aux prises gouvernement
et bailleurs de fonds extérieurs.
Des travaux récents, conduits au Mali comme au Burkina, ont également montré le caractère
instrumental des relations tissées entre les principaux acteurs de la régulation du système
alimentaire. Outre un faible renouvellement des élites marchandes, et plus particulièrement
des grands importateurs céréaliers, on constate que règne dans ces deux pays une forte opacité
des procédures de sélection des commerçants fournissant des céréales à l‟État (pour la
constitution
de son stock national de sécurité) et aux autres opérateurs impliqués. Il en est de même pour
la sélection des ONG qui composent la « liste restreinte » des partenaires de l‟Union
européenne et qui, à ce titre, bénéficient d‟une part croissante de fonds publics. Ces
partenariats tranchent avec les concurrences visibles entre ONG internationales qui opèrent
parfois sur les mêmes terrains, avec les mêmes approches et les mêmes réponses techniques
(supplémentation nutritionnelle, micro-crédit, embouche animale, etc.).
34
Sara Pantuliano parle de l‟émergence d‟« une classe de “seigneurs de l‟aide alimentaire” » dans « From Food
Aid to Livelihoods Support : Rethinking the Role of WFP in Eastern Sudan », Disasters, vol. 31, supplement n°
1, 2007, p. s77-s90. 35
D. Compagnon, « Zimbabwe : de la “réforme agraire” à l‟insécurité alimentaire », Hérodote, n° 131, 2008, p.
118-136. 36
Voir le texte très éclairant de Samuel Ndembou, « Rapports de domination et extension de l‟insécurité : les
migrations kirdi en zone foulbé », in G. Courade (dir.), Le Désarroi camerounais, Paris, Karthala, 2000, p. 219-
234 et l‟ouvrage fondateur de Michael Watts, “Silent Violence : Food, Famine and Peasantry in Northern
Nigeria”, Berkeley, University of California Press, 1983. 37
Voir P. Janin, « “Le soleil des indépendances (alimentaires)” ou la mise en scène de la lutte contre la faim au
Mali et au Sénégal », Hérodote, n° 131, 2008, p. 92-117. 38
D. Bourmaud et D. Darbon, « La politique du pain… », art. cit., p. 40.
14
Alexis Roy s‟intéresse aux relations entre État, commerçants et développeurs au sein du
système alimentaire39
. À partir de l‟analyse critique de l‟« Initiative riz » du gouvernement
malien, il traite de la question de la proximité, voire des chevauchements40
entre élites
politiques et oligopoles marchands. Il en souligne notamment les effets négatifs pour les
consommateurs (ententes illicites sur les prix). De fait, si ce plan de relance rizicole, servi par
une bonne campagne pluviométrique, a été marqué par une progression sensible des volumes
récoltés, il n‟a pas apporté de réponse à la question des prix de détail, qui ont peu baissé en
2009, ce qui a contribué à accentuer certaines polémiques. Toute situation de crise est aussi
productrice d‟opportunités économiques et politiques. Ainsi, pour certains chercheurs41
, la
sécheresse et la disette qui ont sévi en 2002 en Afrique australe ont servi « d‟outil de relations
publiques » aux lobbies technologiques et politiques américains, leur permettant derappeler
l‟efficacité et l‟utilité des plantes génétiquement modifiées ainsi que l‟urgence de leur
diffusion. Refuser cette innovation, c‟était « un crime contre l‟humanité », déclarait même le
représentant américain du PAM à l‟époque.
Pour Alexis Roy, la crise alimentaire de 2008 a constitué une « chance » pour relancer la
promotion de la variété de riz Nerica mise au point quelques années auparavant par l‟ex-
Adrao (Association pour le développement de la riziculture en Afrique de l‟Ouest, devenue
depuis AfricaRice)42
. De fait, le gouvernement malien et la recherche agronomique ont pu
mettre en avant l‟urgence d‟une meilleure valorisation des potentialités agricoles afin de faire
face à une hausse de la demande tout en vantant les futures opportunités commerciales à
l‟échelle sous-régionale43
.
À l‟échelle internationale, cette crise alimentaire a ouvert une « fenêtre politique ». Ainsi la
FAO, institution au discours essentiellement développementaliste et agronomique et qui était
en perte de vitesse par rapport au FMI et à la Banque mondiale44
, a-t-elle pu redéployer un
discours mobilisateur sur l‟innovation agricole. Cette crise a également été marquée par un
regain d‟activisme étatique au Sénégal, au Mali et au Burkina Faso45
. Des rapprochements
imprévus se sont également esquissés entre gouvernants et société civile autour du thème de
la « souveraineté alimentaire », les premiers relayant les discours altermondialistes sur la
défense de l‟agriculture familiale à l‟OMC46
.
39
Se reporter également à E. Grégoire et P. Labazée (dir.), “Grands commerçants d‟Afrique de l‟Ouest. Logiques
et pratiques d‟un groupe d‟hommes d‟affaires contemporains”, Paris, Karthala/orstom, 1993. 40
Le straddling ou « chevauchement » est la capacité à diversifier les lieux et les formes de captation et
d‟investissement économiques pour des individus cumulant les fonctions et les statuts. 41
Voir par exemple N. Zerbe, « Feeding the Famine ? American Food Aid and the GMO Debate
in Southern Africa », Food Policy, vol. 29, 2004, p. 593-608. 42
Centre du riz pour l‟Afrique (AfricaRice), La Réponse à la crise rizicole. Rapport annuel 2008, Cotonou, 2009,
disponible sur <www.warda.org>. La crise a également permis la formalisation d‟alliance avec l‟Irri
(International Rice Research Institute) et la création d‟une Coalition pour le développement de la riziculture en
Afrique (Card) qui se donne pour but d‟y doubler la production de riz d‟ici 2018. 43
Situation très proche de celles du Sénégal avec la « Grande offensive agricole pour la nourriture et
l‟abondance » (Goana), de la Côte d‟Ivoire, du Togo et du Cameroun. 44
È. Fouilleux, « À propos de crises mondiales… Quel rôle de la FAO dans les débats internationaux sur les
politiques agricoles et alimentaires ? », Revue française de science politique, vol. 59, n° 4, 2009, p. 757-782. 45
Au Mali, le Commissariat à la sécurité alimentaire (CSA) est directement rattaché à la Présidence de la
République (depuis 2004). Au Sénégal, le CSA, jusque-là peu actif, est actuellement en phase de réorganisation.
Au Niger, une Haute autorité à la sécurité alimentaire (Hasa), « fédérant toutes les structures intervenant dans le
domaine », a été créée le 20 mai 2010. 46
Le Président malien Amani Toumani Touré a ainsi reconnu, lors du Forum social sur la souveraineté
alimentaire de Sélingué en février 2007, que ce concept était « meilleur que celui de sécurité alimentaire ».
15
NORMER ET MESURER LE MANQUE : LA POLITIQUE DES CHIFFRES
Gouvernants et experts partagent les mêmes préoccupations normatives en matière d‟analyse
de l‟insécurité alimentaire et de la malnutrition. Cette volonté de rationaliser les savoirs et
leurs usages conduit à privilégier les données chiffrées standardisées à des fins comparatives,
les approches rapides et classificatoires en lieu et place d‟études approfondies plus
qualitatives. Cette technicisation progressive (des outils et des discours) touche l‟ensemble
des acteurs impliqués sans pour autant dépolitiser le champ même dans lequel elle s‟insère.
Elle « relève d‟un construit social et n‟est pas un instrument purement objectif », martèle
Agnès Labrousse47
. En outre, tout choix technique s‟appuie sur un ensemble de
représentations qui sont, à leur façon, autant de
manières de gouverner48
, celles-ci devenant, à leur tour, des normes délimitant le champ des
actions.
Cette technicisation a pour effet de distinguer le « banal » de l‟« anormal », note ici Vincent
Bonnecase. Le volume des récoltes céréalières estimées reste, depuis la crise sahélienne de
1973-1974, la principale donnée utilisée pour mesurer le manque alimentaire, et ce malgré ses
limites. C‟est également à l‟époque de cette crise que se mettent en place les premières
expertises biomédicales centrées sur les corps des victimes49
. Malgré tout, les mesures
standardisées de déficit nutritionnel ne se diffusent pas dans les dispositifs de suivi avant le
milieu de la décennie 2000. C‟est la crise nutritionnelle nigérienne qui favorisera cette prise
de conscience et de pouvoir. Dès lors, cette médicalisation des stratégies de lutte contre
l‟insécurité alimentaire (et donc des savoirs) tend à influencer les autres approches
disciplinaires, comme le montre Moritz Hunsmann dans le cas tanzanien. En décrivant les
nouvelles dimensions de la lutte contre l‟insécurité alimentaire en Tanzanie, il montre
comment cette question a cessé d‟être appréhendée en des termes purement agronomiques,
47 A. Labrousse, « Nouvelle économie du développement et essais cliniques randomisés : une mise en perspective
d‟un outil de preuve et de gouvernement », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions,pouvoirs, n° 7, 2010,
p. 11. 48
Alain Desrosières utilise même la formule d‟« outil de preuve et de gouvernement » pour désigner les usages
politiques des chiffres et des indicateurs. Voir A. Desrosières, “Gouverner par les nombres. L‟argument
statistique” Paris, Presses de l‟École des Mines, 2008, p. 8. Voir aussi le récent dossier de la Revue française de
socio-économie sur « Les politiques de quantification », n° 5, 2010. 49
La nutrition émerge alors comme « champ expert » sans avoir encore ni la reconnaissance politique et
médiatique, ni la posture hégémonique qu‟elle a acquises depuis.
16
changeant du même coup les rapports de force entre les différents acteurs impliqués50
. La lutte
contre la malnutrition a en effet cessé d‟être un champ autonome pour se lier plus étroitement
(notamment sur le plan financier) à la lutte contre le sida. L‟accès à de nouvelles sources de
financement n‟est pas garanti pour autant et implique parfois d‟âpres négociations.
En se médicalisant, la sécurité alimentaire et nutritionnelle a toutefois ouvert une véritable
«fenêtre politique » de collaboration, même si Moritz Hunsmann montre que ce processus
n‟est pas dénué de revers51
. Le cas tanzanien, à l‟instar de celui de l‟Afrique du Sud, est ici
emblématique des nouvelles perspectives mais aussi des nouvelles contraintes en matière de
lutte contre l‟insécurité alimentaire.
Sur le plan technique, les gouvernants se sont aussi beaucoup appuyés, à partir des années
1990, sur les relevés de prix52
et les mesures de pauvreté.
Mais, là encore, leur mode de collecte et de calcul ainsi que leur usage posent question. En
modifiant certains seuils ou certaines classes, en agrégeant les données, il est possible de
minorer ou de majorer l‟intensité et la diffusion de l‟insécurité alimentaire. Par ailleurs, il
s‟agit de données politiquement sensibles puisqu‟elles dressent indirectement un bilan des
actions de chaque gouvernement.
Parallèlement, on relève le succès croissant, auprès de l‟ensemble des acteurs humanitaires,
d‟indicateurs synthétiques permettant de caractériser les fragilités individuelles ou
familiales53
. Ils permettent de délimiter des gradients de vulnérabilité à l‟insécurité ou de
malnutrition54
, aisément cartographiables, et rapidement utilisables par les experts et les
gouvernants, sans que le protocole soit toutefois toujours explicité.
François Enten aborde la question des rapports tissés entre expertise institutionnelle et
gouvernance politique à partir du cas éthiopien. Compte tenu de sa grande sensibilité politique
aux pénuries céréalières récurrentes, l‟Éthiopie constitue un exemple particulièrement
intéressant55
. L‟immersion professionnelle de Enten lui permet d‟analyser sans concession le
« système-expert » de prévention des crises alimentaires. Alternant observations « à chaud »
issues de la participation à des missions de terrain et relecture de documents d‟évaluation, il
montre combien les données chiffrées sur lesquelles s‟appuient les décisions restent
approximatives et parcellaires. Comment d‟ailleurs les agents locaux des ministères
techniques pourraient-ils assurer la mise à jour d‟un ensemble de données thématiques
50
Le ministère de la Santé et l‟Unicef occupent désormais une position importante dans les réunions de
coordination aux côtés des ministères de l‟Agriculture et de l‟Économie. Voir les documents de l‟Ifpri (Institut
international de recherche sur les politiques alimentaires), du CILSS (Comité permanent inter-États de lutte
contre la sécheresse dans le Sahel) et du Club du Sahel qui rendent compte de ce glissement, notamment Ifpri,
Stratégie de l‟Ifpri vers la sécurité alimentaire et nutritionnelle, Washington, 2003. 51
D. F. Bryceson, « Risking Death for Survival : Peasant Responses to Hunger and HIV/AIDS in Malawi »,
World Development, vol. 34, n° 8, 2006, p. 1654-1666. 52
C. Araujo-Bonjean, C. Araujo et S. Brunelin, “Prévenir les crises alimentaires au Sahel : des indicateurs
basés sur les prix des marchés”, Clermont-Ferrand, Cerdi, 2009. 53
On pourra consulter avec intérêt J. Burg, « Measuring Populations‟ Vulnerabilities for Famine and Food
Security Interventions : The Case of Ethiopia‟s Chronic Vulnerability Index », Disasters, vol. 32, n° 4, 2008, p.
609-630; A. Swindale et P. Bilinsky, « Development of a Universally Applicable Household Food Insecurity
Measurement Tool : Process, Current Status, and Outstanding Issues », Journal of Nutrition, n° 136, 2006, p.
1449-1452; M. Savy, Y. Martin-Prével, P. Sawadogo, Y. Kameli et F. Delpeuch, « Use of Variety/Diversity
Scores for Diet Quality Measurement : Relation with Nutritional Status of Women in a Rural Area in Burkina
Faso », European Journal of Clinical Nutrition, vol. 59, n° 5, 2005, p. 703-716. 54
Voir la série de rapports nationaux intitulés Analyse de la sécurité alimentaire et de la vulnérabilité, produits
par le PAM entre 2003 et 2005, ainsi que le rapport conjoint PAM, FAO et al., Enquête sur la sécurité
alimentaire des ménages au Niger (avril 2010). Résumé exécutif (mai 2010), s.l., 2010, disponible sur
<www.reliefweb.int>. 55
En Éthiopie, à l‟issue des élections législatives de 2005 marquées par des émeutes, le régime s‟est durci : la loi
sur la société civile de 2008 a fortement rogné les marges de manTmuvre des ONG tandis qu‟une loi de janvier
2009 autorise les arrestations de journalistes sur simple dénonciation.
17
localisées (par village et par district) avec des moyens de déplacement dérisoires et en un laps
de temps très court ? La conclusion est valable pour l‟ensemble des pays ayant développé des
outils similaires (Mali, Burkina Faso, Sénégal, Madagascar) puisque les logiques restent les
mêmes.
La critique adressée à cette expertise dépasse la simple question des marges d‟incertitude
statistique. C‟est aussi la diversité des modes de collecte qui pose problème : tantôt des
observations, tantôt des déclarations, tantôt des simulations et, plus rarement, des mesures in
situ. Se pose aussi la question des « combinatoires statistiques » propres à chacun, qui rendent
aléatoires les comparaisons dans le temps et dans l‟espace. L‟examen des bulletins d‟alerte
précoce et des diagnostics régionaux produits par les ONG comme par les acteurs
institutionnels montre aussi combien la production et la validation d‟indicateurs synthétiques
l‟emportent sur la compréhension nuancée de processus complexes.
Plus inquiétante encore est l‟opacité qui nimbe cette ingénierie technocratique. Des
négociations serrées – des marchandages, pourrait-on dire – ont parfois lieu entre bailleurs et
gouvernants pour calibrer le niveau « politiquement acceptable » du déficit céréalier56
(voir le
texte de Vincent Bonnecase à ce propos sur le Niger). Les SAP ne procèdent pas d‟une autre
logique : leurs limites spatiales et leurs thématiques relèvent fort logiquement de choix de
gouvernement. Ainsi ont-ils pendant longtemps négligé de s‟intéresser à la faim dans les
villes ou dans les zones non sahéliennes, au prétexte que les populations y auraient été moins
vulnérables en raison de meilleures potentialités agronomiques ou d‟une plus grande diversité
d‟activités. Mais les institutions internationales (FAO, PAM) ne partageaient-elles pas le
même aveuglement ? Dans ce processus, les experts ne sont pas neutres et participent eux
aussi à ce pilotage politique en fournissant un label d‟objectivité et de scientificité. En retour,
les choix effectués contribuent à façonner notre manière de percevoir les risques et
d‟appréhender la faim (ou de ne pas la voir) : ainsi experts, développeurs et gouvernants ont-
ils pendant longtemps occulté l‟existence de «famines vertes » en Éthiopie57
ou celle de la
malnutrition dans les zones cotonnières en Afrique de l‟Ouest et les savanes tanzaniennes
(voir le texte de Moritz Hunsmann), mieux dotées en potentialités agricoles ou en ressources
monétaires58
.
Les statistiques mobilisées comme, plus tard, les cartes de l‟insécurité alimentaire doivent
avant tout être efficaces, c‟est-à-dire capables de marquer les esprits, constate Vincent
Bonnecase, car ce sont ces « produits d‟appel », comme les images médiatiques, qui
accélèrent la reconnaissance d‟une crise.
Bien plus, en dépit de leurs approximations, ces données orientent, valident et légitiment
nombre d‟interventions d‟urgence. Le contrôle de l‟information comme des distributions en
nature ou en argent est souvent essentiel en période de crise pour consolider le régime en
place. Si le contrôle de l‟information semblait déjà efficace au début de la décennie, il semble
s‟être renforcé depuis dans de nombreux pays, comme en témoigne par exemple la gestion par
les appareils d‟État de nombreux sites internet sur le suivi de la sécurité alimentaire59
.
56
M. Poussart-Vanier, « La politisation de l‟aide alimentaire d‟urgence au Burkina Faso », Revue Tiers Monde,
n° 184, 2005, p. 753-754. Pour le cas du Mali, se reporter à P. Janin, « Leçons d‟une crise alimentaire annoncée
au Mali », IRD-Dakar, document de travail, 2008, p. 8-9, disponible sur <hal.archives-ouvertes.fr>. 57
Il s‟agit des famines peu visibles qui touchent l‟Éthiopie fertile aux terroirs minutieusement aménagés. Voir A.
Gascon, « “Croissant aride” et Éthiopie “heureuse” : la “montagne la plus peuplée du monde” face aux crises
», in F. Bart, S. Morin et J.-N. Salomon (dir.), Les Montagnes tropicales. Identités, mutations, développement,
Talence, Cret-Dymset, 2001, p. 193-204. Voir aussi S. Planel, La Chute d‟un Éden éthiopien. Le Wolaita, une
campagne en recomposition, Paris, IRD, 2008. 58
Au Mali, <www.casa-mali.org> ; au Burkina Faso, <www.sasbf.net> ; à Madagascar,
<www.sirsa.mg>. 59
Voir M. Tidjani Alou, « La crise alimentaire de 2005 vue par les médias », Afrique contemporaine, n° 225,
2008, en particulier p. 51-53.
18
EXHIBER LA FAIM : LE POIDS DES MOTS ET DES IMAGES
La faim n‟échappe évidemment pas à aux effets de la
médiatisation. Un traitement émotionnel de
l‟information permet de « fabriquer » de
l‟indignation, quand il ne facilite pas le travail de
dénonciation croisée et la quête des responsabilités.
Le travail des journalistes permet aussi de rendre
compte des controverses et de dénoncer certains
silences.
Vincent Bonnecase revient ici sur la famine de 1973-
1974 au Niger pour s‟interroger sur le décalage
(temporel et statistique) entre la réalité de la pénurie
et la reconnaissance sociale et politique de son
caractère paroxystique.
Il montre combien – et cela vaut aussi pour les crises
postérieures – le dispositif de gestion (encore embryonnaire à l‟époque, faute de structures
internationales dédiées et d‟appareillage technique approprié) orienté vers la production de
données céréalières ne pouvait permettre d‟anticiper la crise. De fait, l‟intensité de la
sécheresse, considérée comme un indicateur assez fiable d‟une crise, s‟est révélée assez peu
mobilisatrice : ce sont bien les déplacements de populations et les décès massifs qui ont
contraint le gouvernement à réagir.
Le choix des informations relayées joue donc un grand rôle dans la construction de l‟objet
«crise». En Éthiopie, ce sont les déplacements forcés de populations, occasionnant de
nombreux décès, des zones désertiques de l‟Ogaden vers le « grenier utile », plus au sud, qui
ont contribué à rendre insupportable la famine en cours. Inversement, en 2005 au Mali, le
président Amani Toumani Touré a demandé aux populations rurales « de ne pas bouger et de
rester sur place », l‟État préférant apporter une aide délocalisée afin d‟éviter un exode massif
et durable vers les villes.
À bien des égards, la peur de la reconnaissance médiatique de la famine et des mobilisations
sociales qu‟elle pourrait engendrer travaille les gouvernants60
. De fait, la gestion de la pénurie
n‟a jamais cessé d‟être une préoccupation politique de premier ordre depuis le xixe siècle61
.
Le marquage saisonnier des corps, en période de soudure, lorsque les greniers sont vides et
lorsque l‟argent manque, ne semble ni apitoyer, ni véritablement inquiéter.
« La soudure alimentaire n‟est pas un phénomène récurrent mais une part de notre vie
agricole normale », déclarait ainsi, le 26 avril 2000, Meles Zenawi, Premier ministre
éthiopien, dans son discours d‟ouverture au « Symposium international sur les performances
socio-économiques » à Addis-Abeba.
D‟aucuns pourraient y voir la prégnance résiduelle d‟un « ethos de la frugalité » dans les
sociétés du risque : la satiété et la convoitise y seraient encore culturellement désavouées.
Inversement, le manque serait plus difficile à accepter pour ceux qui le découvrent (les «
classes moyennes urbaines ») dans la mesure où il est associé à une perte de sociabilité liée
aux dons et contre-dons
60
Comme le reconnaissait courageusement, en entretien privé, la Commissaire à la Sécurité alimentaire du Mali
à propos de la crise alimentaire de 2005 : « L‟année dernière, on a failli sauter. C‟était une bombe. On a eu très
peur de la situation. C‟est pour ça que les autorités sont en train de sensibiliser [les populations] ». Entretien,
Bamako, 19 janvier 2006. 61
B. A. Gado, Une histoire des famines au Sahel…, op. cit.
19
alimentaires ainsi qu‟à la capacité à « fêter »62
. On saisit combien une microsociologie de la
précarité alimentaire s‟avère nécessaire pour compléter les bilans réducteurs fondés sur des
indicateurs standardisés.
Certains gouvernants africains sont en tous les cas très sensibles aux qualificatifs utilisés en
période de tension alimentaire. Reconnaître l‟existence d‟une crise alimentaire, c‟est certes
admettre l‟échec des « stratégies » agricoles et alimentaires et s‟exposer aux critiques d‟une
presse qui va parfois un peu vite en besogne, mais c‟est surtout déchoir dans la symbolique du
«bon père » nourrissant sa famille. Or c‟est souvent sur le maintien de cette capacité à
redistribuer que se joue la survie d‟un régime. Ne plus pouvoir redistribuer, c‟est en effet
rompre le contrat social qui lie le « bon chef » à ses dépendants63
D‟ailleurs, comme le relève Boureima Alpha Gado, la famine était parfois considérée dans le
Niger précolonial comme la « juste » sanction d‟un pouvoir illégitime ou incompétent64
.
“L‟enjeu vital [est bien] la gestion des demandes sociales », rappellent Daniel Bourmaud et
Dominique Darbon à propos du Kenya et du zimbabwe des années 198065
. Plus largement,
l‟effort des gouvernants vise aussi à «rester le[s] maître[s] du jeu de la politique
alimentaire66
» vis-à-vis des producteurs, des consommateurs, des commerçants et des
intervenants extérieurs, même si leurs intérêts divergent. À l‟avenir, les gouvernants seront
écartelés entre la nécessité de maintenir des bas prix à la consommation (« biais urbain ») et
celle d‟encourager des prix plus rémunérateurs à la production afin de réduire la dépendance
alimentaire.
Les termes de « disette » et de « famine », très marqués historiquement, sont de plus en plus
bannis des discours. Au Niger et au Mali, lors de la crise alimentaire sous-régionale de 2005,
l‟usage du terme « famine » a été vigoureusement combattu par les gouvernants, qui ont
préféré parler de « soudure alimentaire aggravée »67
. Inversement, les médias en font parfois
un usage hâtif, tandis que les humanitaires ont logiquement intérêt à forcer le trait.
Plus prosaïquement, si la famine est bien « la résultante de chocs sur des systèmes
alimentaires et des populations vulnérables […] qui n‟ont pu être anticipés ou circonscrits
par les décideurs68
», le terme n‟est pas à proscrire pour caractériser certaines crises
alimentaires africaines. À Dakar, en mars 2008, l‟inscription « On a faim », apparue à certains
carrefours routiers avant l‟ouverture de la Conférence islamique, a rapidement été effacée,
signe d‟une grande vigilance du pouvoir en place. A contrario, certains gouvernants paraissent
relativement insensibilisés : en août 2002, en pleine crise alimentaire liée à la sécheresse, en
dépit des 2,3 millions de personnes touchées par la faim (près du quart de la population), le
62
Se reporter à P. Janin et F. de Ch. Ouédraogo, « Précarité et vulnérabilités alimentaires », in F. Boyer et D.
Delaunay D. (coord.), « OUAGA. 2009 ». Peuplement de Ouagadougou et Développement urbain. Rapport
provisoire, Ouagadougou, IRD/Ambassade de France à Ouagadougou, 2009, p. 204-229. 63
Voir J. Siméant, « “Économie morale” et action collective dans les Afriques. Valeur heuristique et usages
d‟un concept », communication au colloque « Lutter dans les Afriques », Université Paris I Panthéon-Sorbonne,
22-23 janvier 2010 et V. Bonnecase, « Faim et mobilisations sociales au Niger dans les années 1970 et 1980 :
une éthique de la subsistance ? », Genèses, n° 81, à paraître en décembre 2010. 64
B. A. Gado, « Légitimité politique et gouvernance de la faim. Du comportement des “pouvoirs” en période de
famine : une perspective historique », communication lors de la journée d‟étude « Crises alimentaires et sous-
alimentation ordinaire en Afrique subsaharienne. Quand la faim devient-elle un problème ? », Bordeaux,
CEAN, 8 juin 2009. 65
D. Bourmaud et D. Darbon, « La politique du pain… », art. cit., p. 36. 66
Ibid., p. 42. 67
Voir P. Janin, « Leçons d‟une crise alimentaire annoncée… », art. cit. ; M. Gazibo, «L‟espace politique
nigérien de la crise alimentaire », in X. Crombé et J.-H. Jézéquel (dir.), Niger 2005…, op. cit., p. 67. 68
Ph. Hugon, « L‟économie de la famine, inefficience du marché, inéquité des droits ou risque
systémique ? » Revue économique, vol. 51, n° 3, 2000, p. 647.
20
président zambien Mwanawasa s‟est offert le luxe de refuser une aide américaine de 10 000
tonnes de maïs parce qu‟il s‟agissait d‟une céréale génétiquement modifiée69
.
La médiatisation croissante des scènes de faim a des effets ambivalents. Elle se traduit, par
exemple, par le fait que les relations extérieures de certaines institutions (PAM, FAO, Comité
permanent inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel) sont de plus en plus assurées
par des chargés de communication dont la formation et les modes d‟expression ont plus à voir
avec le journalisme ou la publicité qu‟avec l‟économie ou l‟anthropologie70
.
De même, la photo et la vidéo sont de plus en plus utilisées pour rendre compte des
distributions alimentaires, en lieu et place d‟évaluations plus systématiques faites auprès des
bénéficiaires. Cette tendance ne s‟explique pas seulement par des impératifs financiers et
temporels mais également par le souci de maintenir une certaine opacité sur ces
mécanismes71
. Force est de constater que rien ne se décide sans une médiatisation outrancière
des situations d‟urgence, la faim ordinaire restant peu vendeuse72
. Depuis la famine au Biafra
et plus encore depuis les années 1980, la « peopolisation » désormais incontournable de
l‟action humanitaire modifie également fortement les priorités d‟intervention, désormais
davantage dictées par l‟actualité que par une analyse objective.
Ce dossier est, bien entendu, loin de pouvoir répondre à la principale inquiétude née de la
crise alimentaire de 2007-2008 : comment concilier les exigences de durabilité agro-
environnementale, d‟équité sociale et de productivité agricole croissante en Afrique
subsaharienne avec des moyens
dérisoires ? Sur ce sujet, les champs d‟étude en friche restent nombreux. Les investissements
fonciers des États d‟Asie et du Moyen-Orient, tout comme ceux de certaines firmes agro-
industrielles, pour la production de riz ou d‟agrocarburants constituent ainsi un territoire
d‟investigation politique et historique encore relativement vierge. L‟étude du champ de
l‟ingénierie informationnelle (de ses objets comme de ses supports), auquel certaines
contributions font ici écho, est également loin d‟avoir été épuisée. Enfin, si les récents
discours sur la « gouvernance alimentaire », concept mou et polymorphe (faisant par exemple
de la « participation » et de la « concertation » des facteurs idéologiques de succès),
n‟apparaissent ici qu‟en filigrane, c‟est parce qu‟ils revêtent un caractère davantage
incantatoire qu‟opérationnel. Une des principales gageures pour ses promoteurs consistera à
jouer sur l‟ensemble des échelles (du local au global) et à intégrer, parfois à leur corps
défendant, des acteurs jusque-là ignorés (réseaux marchands). Le point le plus préoccupant
pour l‟avenir est in fine la difficulté à construire des coalitions d‟acteurs, hétérogènes et aux
69
Déclarant devant le Parlement de Lusaka : « la Zambie préfère mourir de faim que de manger les produits
toxiques ». 70
Observations faites lors d‟une mission en décembre 2006, à Rome, au siège de la FAO (réunion du Réseau de
prévention des crises alimentaires) et au siège du PAM entretien du 14 décembre 2006 avec G. Simon, directeur
du Système international d‟information sur l‟aide alimentaire (Interfais) et F. Buratto, directeur du Service des
achats en produits alimentaires (ODTP). 71
C. Arditi, « Niger : chronique d‟une évaluation censurée », Revue Tiers Monde, n° 184, 2005,p. 861-881. 72
Ainsi, dans le cas de la crise nigérienne, plus de huit mois s‟écoulent entre l‟alerte lancée par le PAM en
novembre 2004 et le déblocage d‟une aide d‟urgence (en juillet 2005) consécutif à un reportage de la BBC,
montrant des enfants malnutris agonisants ! En juin 2010, le chargé des affaires humanitaires au Bureau des
Nations unies à Madagascar, déclare également que le problème persistant de la faim dans le sud-ouest aride est
« peu vendeur » mais que, grâce à une montée en flèche des admissions sanitaires, « au moins maintenant, nous
avons quelque chose à montrer [aux bailleurs] ». Voir « Madagascar : la faim, difficile à vendre », Bulletin
IRIN, 28 mai 2010.
21
intérêts souvent divergents, et à faire reconnaître la sécurité alimentaire comme un bien
public73
Pierre Janin
UMR 201 « Développement et sociétés »
Institut d‟étude du développement économique et social
Université Paris i – Panthéon-Sorbonne / IRD
73
F. Lerin et S. Louafi, « “Tout bouge, rien ne change ?”. De la difficulté à considérer la sécurité alimentaire
comme un bien public global », Le Courrier de la planète, n° 91, 2009, p. 5.
22
23
RD Congo
Les dessous de l’allègement de la dette Par R.Vivien, Y . Ngoyi, L. Mukendi & V. Nzuzi (CADTM)
La RDC a franchi un pas important le mercredi 17 novembre 2010 à Paris avec l‟engagement
irrévocable de ses créanciers traditionnels d‟un effacement de 7,35 milliards Usd de dette due
au Club de Paris. Mais, le chemin à parcourir reste encore long pour atteindre le plafond de
12,3 milliards Usd adoptés par le FMI et la Banque mondiale le 1er juillet 2010.
Le 1er juillet 2010, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale
annonçaient officiellement l‟atteinte par la République Démocratique du Congo (RD Congo)
du point d‟achèvement de l‟initiative PPTE, en toutes lettres, « Pays pauvres très endettés ».
Une expression humiliante inventée par les pays riches du Nord pour qualifier certains pays
du Sud, qui sont éligibles à recevoir d‟importants allègements de dettes à condition qu‟ils
appliquent certaines politiques décidées par les bailleurs de fonds occidentaux. En
franchissant l‟ultime étape de cette stratégie PPTE, la RD Congo a donc enfin obtenu une
réduction de sa dette publique extérieure. Pour autant, le problème est loin d‟être réglé...
Alors que la plupart des médias considèrent cet allègement de dette, tantôt comme une
victoire du gouvernement congolais parvenu à arracher cet accord avec les Institutions
financières internationales (IFI), tantôt comme un cadeau offert par les créanciers aux
Congolais cinquante ans après leur indépendance (en droit), le CADTM estime, au contraire,
qu‟il n‟y a pas de quoi se réjouir. L‟atteinte du point d‟achèvement constitue, en effet, la
conclusion logique de la soumission du gouvernement congolais aux diktats des bailleurs de
fonds occidentaux organisés au sein du FMI, de la Banque mondiale et du Club de Paris.
Cette affirmation repose sur quatre constats
Premier constat : la dette extérieure publique de la RD Congo n’a pas été annulée
L‟atteinte du point d‟achèvement ne signifie jamais que la dette extérieure publique du pays
concerné est annulée. En effet, la stratégie PPTE vise simplement à rendre la dette de ces pays
« soutenable » selon les critères définis arbitrairement par les riches créanciers du Nord.
L‟objectif de ces créanciers est double. D‟une part, ces allègements de dette permettent de
24
faire payer les pays du Sud au maximum de leurs possibilités. Avec un budget de seulement
4,9 milliards de dollars en 2009, la RD Congo ne pouvait raisonnablement pas s‟acquitter de
l‟intégralité de cette dette qui culminait à plus de 13 milliards de dollars avant l‟atteinte du
point d‟achèvement. D‟autre part, les créanciers visent à légitimer leur action en faisant passer
ces allègements de dette comme des actes de générosité en direction des peuples du Sud. Or,
il n‟en est rien. Les allègements de dette ne sont jamais désintéressés car (presque) toujours
assortis de conditionnalités politiques et économiques, incompatibles avec le droit des peuples
à disposer d‟eux-mêmes.
Conformément à la stratégie PPTE, la dette extérieure publique congolaise n‟est donc pas
effacée. Elle s‟élève aujourd‟hui de 2,931 milliards de dollars. Ce boulet continuera de peser
sur les finances de l‟Etat congolais pour les prochaines années au détriment des besoins
humains des Congolaises. Et les créanciers pourront, du même coup, garder la mainmise sur
la politique du pays puisque toute future renégociation de la dette sera conditionnée par
l‟engagement du gouvernement congolais à appliquer les politiques dictées par le FMI, la
Banque mondiale et le Club de Paris. Une réunion avec le Club de Paris est d‟ores et déjà
prévue en octobre en vue de négocier un accord bilatéral sur le reste de cette dette.
Deuxième constat : les bailleurs de fonds occidentaux récompensent le gouvernement
congolais pour sa relative docilité
L‟atteinte du point d‟achèvement par la RD Congo vient récompenser les « efforts » entrepris
pendant près d‟une décennie par le gouvernement de Joseph Kabila afin de satisfaire ses
créanciers occidentaux. En effet, pour que le pays revienne dans le giron financier
international et qu‟il soit admis dans l‟initiative PPTE, les autorités congolaises ont été
contraintes au début des années 2000 de reprendre le remboursement de la dette (suspendu
dans les années 90), dont la nature odieuse est pourtant avérée. Car, cette dette est constituée
très largement d‟arriérés impayés du dictateur Mobutu. Or, selon la doctrine de la dette
odieuse formulée par le juriste Alexander Sack en 1927 : « Si un pouvoir despotique contracte
une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l‟État, mais pour fortifier son régime
despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la
population de l‟Etat entier (…). Cette dette n‟est pas obligatoire pour la nation ; c‟est une
dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l‟a contractée, par conséquent, elle tombe
avec la chute de ce pouvoir ».
Cette doctrine constitue une exception à l‟obligation de remboursement de la dette, qui n‟a
d‟ailleurs jamais été considérée comme absolue au regard de l‟Histoire. Les créanciers ne
peuvent donc faire valoir le principe de continuité de l‟Etat pour obliger le gouvernement
congolais à rembourser la dette de Mobutu. Rappelons ici que la Banque mondiale et la
Belgique sont même allées plus loin dans l‟illégalité puisqu‟elles ont organisé, au moment de
l‟indépendance du Congo en 1960, le transfert la dette contractée par l‟ancienne métropole
coloniale à l‟égard de la Banque mondiale sur le dos du nouvel Etat indépendant. Ce qui est
strictement interdit par le Traité de Versailles de 1919.
En dépit du caractère frauduleux de cette dette qui n‟a pas pu échapper aux créanciers, ces
derniers ont pourtant pressé le gouvernement de la rembourser, en ayant au préalable pris le
soin de la « maquiller ». En effet, le trio infernal Club de Paris - FMI - Banque mondiale a
organisé à partir de 2002 le blanchiment de cette dette odieuse en restructurant les arriérés
laissés par Mobutu. Il s‟agissait de prêter de l‟argent au gouvernement pour apurer les vieilles
dettes du dictateur tout en lui imposant des conditionnalités comme l‟adoption de l‟actuel
Code minier favorable aux investisseurs étrangers.
En conclusion, cette « association de malfaiteurs » a permis non seulement la formation d‟une
nouvelle dette (en apparence) « propre » supportée par le peuple congolais mais également
d‟une nouvelle mise sous tutelle du pays par les IFI. En échange, la RD Congo a atteint très
25
vite le point de décision de l‟initiative PPTE (étape intermédiaire avant le point
d‟achèvement) dès 2003. Les choses se sont ensuite compliquées puisque la RD Congo a dû
attendre juillet 2010 pour atteindre le point d‟achèvement, alors que le processus PPTE n‟est
censé durer au total que 6 ans....
Les motifs de ce blocage tel qu‟avancés par les créanciers occidentaux sont divers : un taux
d‟inflation trop élevé, une mauvaise « gouvernance » combinée à une insécurité juridique
pour les investisseurs étrangers en raison de la révision de certains contrats miniers comme le
contrat KMT signé entre autres avec l‟entreprise minière canadienne First Quantum Minerals
ou encore le risque d‟augmentation de la dette congolaise lié à la conclusion du contrat signé
avec la Chine. Mais derrière les motifs officiels, se cachent bien évidemment des raisons
d‟ordre économique et géopolitique. L‟attitude du Canada, qui a tenté d‟inscrire à l‟ordre du
jour du G20 de Toronto en juin 2010 le différend entre First Quantum et la RD Congo, en est
une parfaite illustration.
L‟enjeu pour le Canada comme pour les autres pays membres du Club de Paris est de garder
la mainmise sur les ressources naturelles de la RD Congo en utilisant l‟alibi de la dette et du
très à la mode « climat des affaires » pour maintenir leurs contrats léonins en l‟état et essayer
de contrecarrer l‟offensive des pays dits « émergents » tels que la Chine en Afrique. Cette
stratégie s‟est révélée en partie efficace puisque, sous la pression du FMI, le contrat (léonin)
signé avec la Chine a finalement été révisé en octobre 2009, au mépris de la souveraineté
permanente du pays sur ses ressources naturelles, inscrite à l‟article 9 de la Constitution
congolaise. Ces concessions ont aussitôt permis la conclusion d‟un nouvel accord triennal
(2010-2012) avec le FMI en décembre 2009, puis de l‟atteinte du point d‟achèvement en
juillet 2010. Mais en septembre 2010, les choses se compliquent à nouveau puisque la Banque
mondiale a suspendu un prêt de 100 millions de dollars, par solidarité avec sa filiale, la SFI
(Société financière internationale), actionnaire dans le contrat KMT...
Troisième constat : l’allègement de la dette congolaise profite d’abord aux entreprises
transnationales et aux créanciers occidentaux
La réduction des sommes destinées chaque année au remboursement de la dette odieuse du
Congo, conséquence de l‟atteinte du point d‟achèvement, aura malheureusement un impact
extrêmement limité sur les conditions de vie de la population congolaise, compte tenu des
priorités des bailleurs de fonds occidentaux et du gouvernement congolais. Car, parmi ces
priorités, on retrouve le sacro-saint « climat des affaires » dont l‟amélioration est suppliée par
les investisseurs étrangers et les bailleurs de fonds....
Que signifie « amélioration du climat des affaires » ? Ce concept fourre-tout (à l‟instar de «
bonne gouvernance ») peut être rattaché directement au rapport Doing Business (« Faire des
affaires ») publié chaque année par la Banque mondiale, qui classe quasiment tous les pays du
monde en fonction de leur facilité à y « faire des affaires », en prenant plusieurs indicateurs
dont celui relatif à la flexibilité de l‟emploi. Plus la législation d‟un pays facilite les
licenciements et mieux il est côté ! A titre d‟exemple, le Rwanda enregistrait en 2009 la plus
importante progression car les employeurs ne sont plus tenus de procéder à des consultations
préalables avec les représentants des salariés (concernant les restructurations) ni d‟en aviser
l‟inspection du travail. On peut trouver une autre explication de l‟ « amélioration du climat
des affaires » dans le programme triennal conclu entre la RD Congo et le FMI en décembre
2009, qui met l‟accent sur le « développement du secteur privé, notamment par la réforme des
entreprises publiques et la protection de l‟investissement étranger ». En d‟autres termes, les
autorités congolaises doivent achever la privatisation des secteurs stratégiques du pays
(secteur minier, forestier, télécommunication, etc.) avec tous les licenciements que cela
implique, comme lors de l‟opération « Départs volontaires » mise sur pied par la Banque
mondiale et le gouvernement congolais. L‟objectif étant d‟assurer les profits des
26
transnationales et de leur garantir que les contrats passés ne seront pas modifiés ou résilés,
quand bien même ils seraient déséquilibrés, voire illégaux.
Les riches pays créanciers du Nord profitent aussi directement des mesures d‟allègement de
dette dans la mesure où ils inscrivent les montants annulés (en prenant leur valeur nominale)
dans leur aide publique au développement (APD) pour la gonfler artificiellement.... Malgré
cette pratique, les pays de l‟OCDE n‟ont consacré en 2009 que 97,5 milliards d‟euros à
l‟APD, soit 0,31 % de leur revenu national cumulé, au lieu des 0,7% comme ils s‟y sont
pourtant engagés.
Enfin, les fonds vautours, dont la stratégie est de racheter à très bas prix des dettes de pays en
développement à leur insu pour ensuite les contraindre par voie judiciaire à les rembourser au
prix fort (c‟est-à-dire le montant initial des dettes, augmenté d‟intérêts, de pénalités et de
divers frais de justice), pourraient bien être les autres grands gagnants du point d‟achèvement.
En effet, la méthode de ces fonds d‟investissement privés est, pour l‟instant, imparable et se
nourrit notamment des allègements de dette car ils procurent provisoirement aux pays du Sud
une bouffée d‟oxygène financière. L‟atteinte du point d‟achèvement constitue donc une
opportunité pour ces fonds vautours d‟obtenir devant les tribunaux étrangers le paiement de
leurs créances acquises immoralement. La RD Congo pourrait se protéger des attaques de ces
fonds « charognards » en adoptant par exemple une loi, à l‟instar de la Belgique, pour les
empêcher d‟extorquer les ressources financières du pays.
Quatrième constat : la dette congolaise risque d’exploser à court et moyen terme
Le fait que la RD Congo ait terminé son « parcours du combattant PPTE », ne signifie
aucunement que sa dette va rester à un niveau « soutenable ». En effet, le stock actuel de près
de 3 milliards de dollars a de très fortes chances d‟augmenter fortement pour plusieurs
raisons. Tout d‟abord, la dette va mécaniquement augmenter dans les prochains mois sous
l‟effet de la crise mondiale (qui n‟est pas terminée !) et des prêts léonins comme ceux
accordés par la Chine.
Puis, l‟amélioration du « climat des affaires » imposée par les IFI risque également de
générer une dette en raison de la privatisation des entreprises publiques. Ce bradage entraîne
automatiquement, en plus des licenciements massifs, une diminution des recettes pour l‟Etat.
Dans ces conditions, la mobilisation des ressources internes au pays pour financer le
développement restera extrêmement problématique. L‟Etat congolais n‟aura alors guère le
choix de se tourner vers les créanciers étrangers pour contracter de nouvelles dettes avec les
conditionnalités que cela implique...
On le voit bien, l‟atteinte du point d‟achèvement ne rompt pas le cercle vicieux de la dette. La
spoliation et la domination du pays par les créanciers étrangers ont de beaux jours devant eux
tant que la dette congolaise ne sera pas totalement annulée et que le système capitaliste ne
sera pas remis en cause. Une des réponses immédiates serait de suspendre le remboursement
de la dette (avec gel des intérêts) et de l‟auditer pour identifier la part odieuse devant par
conséquent être annulée sans condition. Mais la principale difficulté vient du fait que, dans
l‟état actuel des rapports de forces, les créanciers ne prendront jamais pareille initiative. La
dette constitue pour eux un formidable outil pour contrôler les politiques des pays du Sud.
Face à l‟unité formée par la Banque mondiale, le FMI et le Club de Paris, la RD Congo et les
autres pays du Sud devraient faire front commun pour répudier la dette et rompre les accords
avec les IFI qui empêchent l‟exercice de leur droit à l‟autodétermination. Pour ce faire, la
solidarité entre les peuples du Sud mais également ceux du Nord sera déterminante. Car après
tout, nous partageons les mêmes intérêts. La crise mondiale nous le rappelle : les populations
du Nord sont frappées par des plans d‟austérité légitimés par la dette publique des pays riches
et sont victimes, à leur tour, du diktat du FMI.
27
Fortunes et infortunes de JP Bemba: un témoignage personnel
Par Colette Braeckman
Alors que les témoins se préparent à défiler au procès Bemba où ils décriront les atrocités
commises par les troupes du MLC, qu‟on nous permette d‟évoquer quelques souvenirs
personnels, datant des années 2002- 2003.
Jusqu‟en 1998, Jean-Pierre Bemba était surtout un homme d‟affaires issu du sérail mobutiste
(son père, Bemba Saolona était le « patron des patrons » et il était considéré comme l‟un des
gestionnaires de la fortune de Mobutu) et lui-même avait été très proche du « Guide ». Ce
passé de jeune homme privilégié, qui avait fait en Belgique de bonnes études d‟économie, ne
pouvait que nourrir l‟hostilité quasi congénitale de JP emba à l‟égard de Laurent Désiré
Kabila, l‟ancien maquisard venu de l‟Est, l‟irréductible adversaire de Mobutu.
C‟est donc sans trop se forcer qu‟en 1998, Jean-Pierre Bemba accepta de prendre la tête d‟un
mouvement politico militaire, le MLC, (Mouvement pour la libération du Congo) bien décidé
qu‟il était à chasser Kabila par les armes. A l‟époque, le Rwanda et l‟Ouganda qui avaient
porté au pouvoir l‟homme de la « zone rouge », le maquis que Kabila avait entretenu du côté
de Fizi, étaient résolus à corriger leur erreur d‟appréciation : ils avaient cru soutenir un pantin
dont ils tireraient les ficelles, ils découvraient un politicien retors décidé à reconquérir son
indépendance ! En août 1998, après avoir échoué à renverser Kabila lors d‟un coup d‟Etat
éclair, les alliés d‟hier entreprirent de soutenir des « proxies », des mouvements congolais
alliés, qui allaient entamer la lutte armée et s‟emparer de vastes portions du territoire : le plus
puissant d‟entre eux, le RCD Goma (Rassemblement congolais pour la démocratie) contrôla
rapidement une vaste zone s‟étendant du « grand nord » congolais jusqu‟au nord Katanga
tandis que le MLC, sans jamais réussir à s‟emparer de Mbandaka la capitale s‟empara de
l‟Ituri et de l‟Equateur, installant son quartier général à Gbadolite, l‟ancien fief de Mobutu.
C‟est là qu‟en 2002 nous avions brièvement rencontré Jean-Pierre Bemba. A l‟époque, sa
fortune avait changé, la guerre éclair s‟était transformée en guerre de position, Kabila père
avait été assassiné et remplacé par son fils Joseph. Ce dernier avait conquis les bonnes grâces
des Occidentaux et s‟efforçait de relancer les négociations de paix.
En outre, les alliés ougandais, qui, au début, avaient soutenu l‟effort de guerre du MLC,
militairement et financièrement, avaient pris leurs distances, les généraux proches de
Museveni se contentant de contrôler les réseaux commerciaux. A Gbadolite, cette capitale
plantée dans la jungle, où l‟ancien palais de Mobutu avait été pillé et dépiauté, les cadres du
28
MLC semblaient un peu seuls, rêvant, sans trop le dire, d‟un jour retrouver le chemin de
Kinshasa.
Les plantations de café, dont certaines appartenaient à la famille Bemba, n‟avaient pas été
relancées, la ville présentait une allure d‟abandon. Les proches de Bemba, même s‟ils
tentaient de faire bonne figure, portaient des signes visibles d‟appauvrissement, costumes
élimés, chaussures usées ; certains d‟entre eux semblaient malades et amaigris. Quant aux
soldats, c‟était pire encore : à tout moment, ils nous apostrophaient en rue, en disant « maman
j‟ai faim, donne moi de l‟argent » et même les gardes personnels de Bemba semblaient
affamés ! Ce fut d‟ailleurs la première question que je posai au « chairman » lorsqu‟il apparut:
« pourquoi ne payez vous pas vos troupes ? » Il eut alors une réponse empreinte de morgue
très mobutiste : « mais madame, ils sont ici par idéal. Si je les payais, vous diriez qu‟ils sont
des mercenaires… »
A l‟époque, il était clair que les finances s‟épuisaient, que les principales sources de revenu
provenaient de la vente de diamants provenant de la province de l‟Equateur, des diamants qui
étaient mis sur le marché à Bangui, grâce à l‟appui du président centrafricain de l‟époque
Ange Patassé. Ce dernier, certes, avait remporté les élections, mais il faisait face à l‟hostilité
des Français qui ne lui pardonnaient pas de s‟être rapproché du colonel Kaddhafi et qui
voulaient le remplacer par François Bozizé qui était, lui, soutenu par le président tchadien
Idriss Deby.
Alors que la cavalcade militaire de Bozize et de ses alliés tchadiens commençait à l‟Est du
pays, Ange Patassé fit appel à son allié Bemba, lui demandant d‟envoyer à Bangui un « corps
expéditionnaire ». Le président du MLC ne pouvait pas refuser ce service : depuis Gbadolite,
Bangui représentait la seule porte de sortie vers le monde extérieur, le seul lieu où les
diamants pouvaient être commercialisés, par où les délégations pouvaient transiter.
Des troupes du MLC furent alors mises à la disposition du président centrafricain, qui
représentait l‟autorité légitime dans le pays voisin ; des officiers du MLC, le colonel Hamuli
et le colonel Mustafa, accompagnaient les troupes, dont ceux que l‟on appellera plus tard « les
Banyamulenge de Bemba » tous étant placés sous le commandement du chef d‟état major
centrafricain.
Lorsqu‟après la défaite de Patassé et la victoire de Bozize, (qui allait plus tard être légitimé
par des élections) nous découvrîmes Bangui ravagée par la guerre, les hommes de Bemba
avaient laissé un souvenir de terreur : ce soldats, dont beaucoup étaient originaires de la
province de l‟Equateur, s‟étaient comportés comme en terrain conquis, rattrapant soudain des
années de privations et de disette. Ils avaient pillé, volé, massacré des civils, s‟étaient emparés
des femmes, les avaient violées et, aux yeux de la population, ils représentaient une force
d‟occupation honnie, qui ne respectait rien, pas même l‟enceinte diplomatique de l‟ambassade
de France, où des exactions avaient été commises au vu et au su des diplomates présents.
Pendant que leurs troupes faisaient régner la terreur à Bangui, Jean-Pierre Bemba et ses
compagnons songeaient à leur avenir politique : à Sun City en Afrique du Sud, les
négociations avaient commencé, les cadres du MLC discutaient de la formule qui allait régir
la transition, le « un plus quatre », où la présidence demeurait entre les mains de Joseph
Kabila, tandis que Bemba et un représentant du RCD Goma se partageaient deux des quatre
postes de vice présidents. Si à Sun City, le « chairman » n‟avait rien perdu de sa superbe et
demeurait convaincu de son destin national, ses compagnons de route étaient moins farauds ;
désargentés, ils étaient obligés d‟accepter la « générosité » des hommes de Kabila, qui, eux,
29
disposaient d‟un budget spécial destiné à « soulager » leurs “frères” et compatriotes. Dans
l‟ombre, de futures défections se préparaient ainsi discrètement et, loin des médiateurs
internationaux, les Congolais mettaient en place leurs propres arrangements.
Peut-on imaginer que Bemba, qui, entre Gbadolite et Sun City, négociait la fin de la guerre, la
réunification du pays et songeait surtout à garantir son futur poste de vice président en charge
de l‟Ecofin (économie et finances), se souciait de donner des ordres à ses troupes détachées à
Bangui, suivait leurs mouvements jusqu‟à être tenu pour responsable de leurs crimes ? C‟est
ce que le procureur Moreno Ocampo devra démontrer.
En attendant, les officiers qui encadraient le corps expéditionnaire du MLC ont été incorporés
dans les Forces armées congolaises, le chef d‟état major centrafricain ne fait l‟objet d‟aucune
inculpation, pas plus que l‟ex président Ange Patassé.
L‟établissement de la chaîne de commandement est un thème suivi avec passion au Congo, où
les exemples d‟atrocités commises par des « corps expéditionnaires » étrangers ne manquent
pas : les Angolais firent régner la terreur dans le Bas Congo lorsqu‟ils intervinrent en août
1998, pratiquant viols et pillages, Rwandais et Ougandais en 2000, se disputant le contrôle des
comptoirs de diamants, firent tomber une pluie de bombes sur Kisangani, tandis que les
atrocités commises dans l‟Est du Congo par des troupes sous commandement rwandais ont
alimenté le fameux « mapping report de l‟ONU », dont on se demande toujours quelle suite
lui sera donnée…
Commentaire de D P
Les titres de la presse internationale au sujet de l‟affaire Bemba sont à peu près unanimes
dans le ton “plus dure sera la chute”. Les allusions du type “de la vice-présidence au cachot”
ou “un „golden boy‟ sous les verrous” fleurissent et font, il faut l‟avouer, de belles
manchettes. Cela n‟est guère significatif, u plus exactement ce l‟est de quelque chose qui n‟a
rien à voir avec Jean-Pierre Bemba Gombo: dans notre monde, il est étonnant de voir un
homme riche et puissant traduit devant les tribunaux. C‟est en effet étonnant, si l‟on veut bien
y réfléchir car, si l‟on excepte quelques crimes passionnels et quelques attentats politiques,
l‟intérêt et les pouvoir sont les moteurs de la plupart des affaires criminelles et devraient donc
être les grandes pourvoyeuses des tribunaux. Ne devrait-on pas, dès lors, à voir plus et plus
souvent des personnalités de la politique et des affaires dans le box des accusés ?
30
La perception que l‟on a de l‟affaire Bemba en RDC est assez différente de cette perception
générale. Le 26 novembre, trois journaux congolais parlent du procès Bemba. La Prospérité
titre : « Les accusations du témoin 38 au procès de Jean –Pierre Bemba ». Pendant
l‟interrogatoire, l‟accusation est revenue longuement sur les déclarations du témoin, pour lui
faire préciser certains faits. L‟homme au visage dissimulé et à la voix transformée est présenté
sous le numéro 38. Depuis ce mardi, il raconte les exactions commises en 2002 et 2003 en
Centrafrique par les hommes de Jean-Pierre Bemba, rapporte ce journal. La Prospérité décrit
par ailleurs : « Difficile, ce mercredi de suivre l‟audience interrompue à de nombreuses
reprises. Lorsque la présidence de la Cour déclare le huis clos, les micros et les écrans se
ferment. Du coup, lorsque la séance reprend, les sens des questions ou de réponses n‟est pas
toujours très compréhensible. »
L’Avenir qui consacre son éditorial à ce procès titre : «Le 38, un témoin dangereux ». Ce
journal écrit : «Alors que la défense a, depuis le début du procès dit à qui voulait l‟entendre,
que JP Bemba n‟avait jamais mis les pieds à Bangui, le témoin 38 persiste et signe que JB
Bemba était bel et bien au PK 12. Il dit n‟avoir pas été seul à le voir. Toute la foule était non
seulement là, mais elle manifestait. Elle attendait de JP Bemba une seule parole pour que les
violences cessent ». Pour L’Avenir, ce témoignage est très important. C‟est ici dit –il, ici que
se joue l‟acte d‟accusation. « Il fallait que les avocats démentent, je voulais dire démontent le
témoignage de ce témoin qui à notre avis est le plus important de tous », estime L’Avenir.
Le Phare constate « Des trous de mémoire chez le témoin 38 ». A travers ce titre, ce journal
note « sous le feux des questions de la défense le témoin 38 a présenté des trous de mémoire
bizarres quant aux circonstances de temps et de lieu des faits qu‟il avait pourtant dénoncés
avec volupté les deux premiers jours de son audition. »
Décryptons : L’Avenir est pratiquement le « Moniteur du PPRD » et, à ce titre, insiste sur la
culpabilité de Bemba et le coup porté à sa défense (il plaide « non-coupable ») par le témoin
38. Le Phare, journal d‟opposition (qui joue souvent avec L’Avenir aux « frères ennemis »)
défend un point de vue diamétralement opposé et, à propos du contre-interrogatoire de la
défense, insinue presque que l‟on a démasqué un faux témoin. (Il lui semble par contre
superflu de signaler que dans la cross examination anglo-saxonne, tout l‟art de l‟avocat tient
dans la faculté d‟embarrasser le témoin et de le faire, si possible, se contredire). Enfin, tenant
à garder les apparences de la neutralité, La Prospérité se plaint d‟avoir mal vu et entendu. Il
est manifeste que ces comptes-rendus reflètent autant, sinon plus, l‟appartenance politique du
journal que ce qui s‟est passé à La Haye ! L‟attention à l‟égard du procès Bemba est d‟origine
purement congolaise et la question « Bemba est-il coupable de crimes de guerre ?» s‟efface
devant cette autre : « Bemba pourrait-il prendre part aux élections de 2011 ?». Il est assez
rare qu‟on observe dans un cas de ce genre une différence aussi forte.
A l‟étranger (c'est-à-dire « ailleurs qu‟en RDC »), on a à tout le moins paru sensible à ce qu‟il
y avait de positif dans l‟entrée en scène de la CPI : une justice internationale permanente au
lieu de TPI créés au coup par coup, avec toujours une compétence et des mandats trop limités,
qui n‟aurait à tenir compte d‟aucune immunité ou situation acquise. C‟était un pas en avant
indéniable, même si, étant un prototype en rodage, la CPI avait encore bien des défauts.
En RDC, au contraire, on semble y voir avant tout une machine à s‟immiscer dans les affaires
congolaises et en particulier, à retirer du jeu électoral les participants « gênants ». A telle
enseigne, d‟ailleurs, que les Congolais, qui disent avec raison que leur pays a le triste record
des crimes de guerre, s‟étonnent en même temps du grand nombre de Congolais poursuivis
par la CPI. (Ils ne se font pas faute, non plus, de suggérer que la CPI devrait s‟intéresser à
PLUS de Congolais, par exemple aussi à Joseph Kabila).
31
Tout le monde est insatisfait de voir Bemba seul dans le box des accusés. Il devrait être
accompagné d‟Ange Patassé et d‟une belle brochette de leurs subalternes respectifs. Et, ç tout
le moins, on aimerait connaître les raisons qui font dire à Moreno Ocampo qu‟il n‟a as
d‟éléments suffisants pour le poursuivre. Car enfin, s‟il y a une personne qui est supposée
responsable dans une guerre, c‟est tout de même bien le président qui la fait, pour se défendre
contre ceux qui veulent le renverser et qi, pour ce faire, fait appel à une armée étrangère dont
il devait savoir, par ce qui s‟était passé en RDC, qu‟elle avait une manière de comprendre les
opérations militaires qui se rapprochait plus des hordes d‟Attila que de la guerre en dentelles.
Il se peut que le Procureur (mais alors, qu‟il le dise !) estime qu‟il s‟agit là d‟une
responsabilité politique, non d‟une responsabilité pénale. Mais alors, pourquoi Patassé n‟est-il
pas cité comme témoin ? Il aurait certainement des choses très intéressantes à nous apprendre.
Mais, s‟il y a toutes les raisons de dire que Bemba ne devrait pas être seul devant la CPI, il
reste néanmoins qu‟il y est à sa place.
Burundi
Scène de rue à Bujumbura, la capitale du Burundi. Photo: Jane Some/IRIN
Un espace politique de plus en plus restreint
Par IRIN
BUJUMBURA, 26 novembre 2010 - Accusé de supprimer toute opposition et de nier que
l‟insécurité montante puisse avoir des motifs politiques, le gouvernement du Burundi est
soumis à des pressions grandissantes. L‟espoir avait été émis que les élections organisées au
début de l‟année consolideraient le progrès de la démocratie dans le pays, après des années de
guerre civile.
32
« [Sur le plan] politique, la situation est très inquiétante parce que le gouvernement du
CNDD-FDD [Conseil national pour la défense de la démocratie - Forces de défense de la
démocratie] veut imposer un système de parti unique en punissant… les partis politiques
d‟opposition », dit Jean Salathiel Muntunutwiwe, politologue et doyen de la Faculté des arts
et sciences humaines à l‟Université du Burundi.
Selon lui, le gouvernement viole la Constitution en interdisant les réunions publiques et « en
persécutant les dirigeants de l‟opposition, au point que plusieurs ont fui le pays. Il semble
aussi avoir perfectionné l‟art d‟institutionnaliser la peur ».
Cette position est aussi celle de Human Rights Watch (HRW), qui déclare dans un nouveau
rapport74
que le gouvernement « continue à réprimer les droits humains fondamentaux. Les
opposants politiques font l‟objet de surveillance, d‟arrestations, de détention, de torture ;
certains y ont même laissé la vie. Les militants de la société civile et les journalistes
craignent, rien qu‟en faisant leur travail, de se faire arrêter ou de risquer de subir des sévices
physiques, car le gouvernement est extrêmement sensible à toute critique touchant le domaine
de la sécurité ou de la justice … Entre fin avril et début septembre 2010, au moins 20
personnes, dont des militants tant du CNDD-FDD que des partis d‟opposition, ont été tués au
cours d‟attaques qui semblaient relever de motifs politiques. Les services de sécurité ont
arrêté arbitrairement des dizaines d‟activistes de l‟opposition ; certains ont été torturés ».
Rona Peligal, directrice Afrique de HRW a indiqué : « Maintenant que les élections sont
passées, c‟est pour le Burundi l‟occasion parfaite de tendre la main à ses critiques et de
travailler avec eux à la construction d‟un Etat plus ouvert à tous et respectueux des droits ».
Les événements récents « anéantissent tout espoir d‟un nouveau départ pour le Burundi, » a
dit Mme Peligal.
Une remise « sur les rails »
Parlant avant la publication du rapport de HRW, le ministre de l‟Intérieur, Edouard
Nduwimana, a évoqué la nécessité de maintenir certains groupes « sur les rails ». « Le
gouvernement ne cible pas tous les membres de la société civile, » a t-il dit. « La société civile
est un partenaire et nous en sommes conscients, mais si quelqu‟un déraille, nous le remettons
sur les rails par le biais de réunions et d‟autres moyens. Si l‟on confond cela avec du
harcèlement, ce n‟est pas notre intention ».
74
Dont le titre est précisément “Closing Doors? The Narrowing of Democratic Space in Burundi”
33
Le ministre de l’Intérieur Edouard Nduwimana
Photo: Jane Some/IRIN
Jean Marie Gasana, consultant indépendant sur la région des Grands Lacs, explique la
situation actuelle au Burundi par ce qu‟il appelle une « ignorance et une perte de l‟esprit » de
l‟Accord d‟Arusha de 2000 ; cet accord de partage du pouvoir était destiné à sortir le Burundi
de la guerre civile pour le guider vers une démocratie stable. « Dix ans plus tard, les hommes
au pouvoir semblent négliger complètement le dialogue, » dit M. Gasana. « Ceci représente
un important défi non seulement pour le Burundi, mais pour toute la région ainsi que pour la
communauté internationale, quand on pense que le Burundi était censé être un modèle que
beaucoup avaient espéré pouvoir utiliser comme une référence sur la manière de mettre fin
aux conflits … Il est regrettable que les partenaires internationaux et régionaux soient
absents ou gardent le silence sur ce qui se passe au Burundi en ce moment. C‟est maintenant
qu‟il faut s‟impliquer parce que le bébé [Arusha] né il y a 10 ans semble [handicapé] et il a
encore besoin d‟assistance pour se mettre à marcher ».
M. Muntunutwiwe de l‟Université du Burundi tient la police et le harcèlement judiciaire pour
responsables du départ brutal de plusieurs membres éminents de l‟opposition récemment.
Parmi eux : Agathon Rwasa, leader des Forces nationales de libération; Leonard Nyangoma,
président du Conseil national pour la défense de la démocratie (CNDD); Alexis Sinduhije,
président du Mouvement pour la solidarité et la démocratie (MSD); et Alice Nzomukunda,
présidente de l‟Alliance démocratique pour le renouveau (ADR-Imvugakuri).
« Ce ne sont pas des anges »
Le porte-parole de la police, Pierre Channel Ntarabaganyi, a nié les accusations d‟exécutions
extrajudiciaires et la réalité d‟une politique de torture des opposants. Il a affirmé que tous les
policiers reconnus coupables d‟abus devaient faire face à des « actions décisives ». « Les
policiers sont des êtres humains, ce ne sont pas des anges. Quand des policiers sont impliqués
dans des violences contre les personnes, ce sont des cas isolés ; ce n‟est pas la mission de la
police », a-t-il dit. Il a aussi écarté les craintes croissantes suggérant que les récentes attaques
armées seraient le signe d‟une nouvelle insurrection en gestation.
34
« Une insurrection doit satisfaire à certains
critères : elle doit déclarer son idéologie et
doit avoir un leader. Actuellement les bandits
armés sont organisés en petits groupes de cinq
ou sept, ils ont des armes et ils traversent les
villages en pillant, en violant et quelquefois en
tuant … Ces groupes ne nous inquiètent pas,
parce que nous examinons chaque incident
spécifique. Il n‟y a pas que la politique qui
provoque la criminalité ; les facteurs
économiques et autres entrent aussi en ligne
de compte ».
Le porte-parole de l‟armée, Gaspard Baratuza,
a dit que personne ne s‟était fait connaître
pour déclarer qu‟il dirigeait un mouvement rebelle. « Nous avons renforcé la sécurité et
déployé des troupes près de la frontière avec [la République Démocratique du] Congo et
dans les autres zones où ces groupes avaient été signalés ».
Augmentation des viols
Pierre Claver Mbonimpa, président de L‟Association burundaise pour la protection des droits
humains et des personnes détenues, dit que le nombre de viols avait récemment augmenté ce
qui, historiquement, était un indicateur d‟activité rebelle. « Le gouvernement les appelle des
bandits armés, mais d‟autres ne les considèrent pas comme des bandits armés », a dit M.
Mbonimpa, en ajoutant qu‟il avait été menacé d‟arrestation pour ses déclarations publiques.
« Habituellement, ce que nous appelons des bandits armés, ce sont ces gens qui attaquent des
familles ou montent des embuscades pour voler des véhicules. Mais ce que nous avons
constaté récemment, c‟est que ces groupes viennent pour tuer, mais ils ne volent rien. S‟ils
peuvent attaquer en groupe et ne rien voler… s‟ils attaquent des postes de l‟armée ou de la
police, comment pouvons-nous les désigner comme bandits ? »
Faisant référence à une attaque menée en septembre par des hommes en uniforme, M.
Muntunuwiwe n‟a pas dit autre chose : « Les moyens utilisés par ces groupes montrent qu‟il
se prépare quelque chose. Attaquer des gens qui travaillent sur une plantation appartenant à
quelqu‟un de « proche » du chef de l‟Etat et tuer des vaches qui appartiennent à un
sympathisant du CNDD-FDD, c‟est une façon pour ces groupes armés d‟envoyer un message
politique au gouvernement … C‟est pourquoi le gouvernement devrait s‟inquiéter plutôt que
minimiser la menace posée par ces groupes armés ».
Le ministre M. Nduwimana, a cependant insisté qu‟il n‟y avait pas de raison de s‟alarmer.
« Dans toutes les provinces, la sécurité est bonne, les gens vaquent à leurs occupations
quotidiennes comme d‟habitude. En période post-électorale dans presque tous les pays, il
peut se produire des incidents de ce genre avec des groupes armés. Nous avons par le passé
organisé le désarmement des civils, mais une partie des armes reste aux mains de la
population. Nous avons été témoins de situations pires dans le passé. Pour le moment, il n‟y a
pas le feu. La plupart des bandits armés ont été arrêtés. En tant que gouvernement, nous
essayons de renforcer le pouvoir judiciaire, de façon à ce que toutes les personnes arrêtées
puissent être jugées et punies, afin que la population puisse jouir de la paix ».
Photo: Jane Some/IRIN
Le politologue Jean Salathiel Muntunutwiwe dit que
le parti au pouvoir semble avoir perfectionné l’art
d’institutionnaliser la peur
35
Après les élections de 2010, le choix entre sortir ou entrer dans la crise (Tendances trois mois après la mise en place des institutions)
Introduction
Presque tous les observateurs attentifs à l‟évolution du Burundi depuis les élections,
s‟accordent sur le fait qu‟une crise politique est désormais ouverte. Les divergences
pourraient se situer seulement sur les directions qu‟elle prendra, politique, ou évoluer
progressivement vers une violence réduite ou généralisée. Jusqu‟à présent, ce qui semble
cruellement manquer, c‟est la capacité des acteurs et des institutions, à gérer et résoudre de
manière pragmatique et pacifique, le conflit né du contentieux électoral. Très justement, par
rapport à ce type de problématique, l‟ancien secrétaire Général des Nations Unies, Kofi
Annan , faisait le constat suivant « au cœur de pratiquement tous les conflits civils, il y a la
question de l'Etat et de son pouvoir, de savoir à qui il échoit et comment il s'exerce. Aucun
conflit ne peut se résoudre sans répondre à ces questions, et de nos jours, les réponses doivent
presque toujours être démocratiques – ne serait-ce que dans les formes (....) La démocratie se
pratique de bien des façons et aucune n'est parfaite. Mais dans le meilleur des cas, elle offre
une méthode pour gérer et régler les différends sans violence et dans un climat de confiance
mutuelle75
.»
Elections de 2010 : tensions et régression démocratique
Avec les élections de 2010, le Burundi se trouve à la croisée des chemins. Le déroulement et
l‟issue des élections étaient essentiels pour déterminer la direction dans laquelle le Burundi
allait évoluer. Grosso modo, deux scenarii étaient possibles. Premièrement, réussir les
élections sans violence avec des résultats reconnus par la majorité des principaux acteurs clés
et évoluer ainsi vers la consolidation de la paix et de la démocratie et le développement.
Deuxièmement, comme cela semble être le cas, organiser des élections sur fond de tensions et
de suspicions, aboutissant à des résultats contestés. Cette alternative ouvre nécessairement la
voie à l‟incertitude et expose le pays à de forts risques de régression de la stabilité et de la
démocratie.
Dans ce dernier scenario, le Burundi pourrait se retrouver dans l‟engrenage qui touche les
pays sortant d‟une guerre. Ceux-ci ont 50% de chances de replonger dans un conflit au cours
des cinq années suivant les hostilités76
.
Jusqu‟à présent, en dépit de nombreux appels vers une solution pacifique au contentieux né
des contestations des résultats des communales, les partenaires politiques n‟ont pas été
capables d‟accorder les violons pour organiser un cadre de dialogue. A la place, c‟est un
dialogue de sourds qui s‟est plutôt engagé, renforçant la détermination de chaque partie à
camper sur ses positions, laissant la confrontation comme étant la seule issue possible. .
75
Kofi Annan, « Pourquoi la démocratie est devenue une question internationale », Cyril Foster lecture (2001). 76
Collier Paul, Briser l‟engrenage du conflit : guerre civile et politique de développement, Rapport de la Banque
Mondiale, New York : Oxford University Press, 2003
36
Dans ce cadre, les partis d‟opposition regroupés au sein de l‟ADC-IKIBIRI, ont dénoncé
énergiquement ce qu‟ils qualifient de « fraudes massives » ou de « hold up » électoral,
demandant l‟annulation et la reprise des élections communales ainsi que l‟organisation d‟un
dialogue entre tous les protagonistes.
De son côté, le parti gagnant, le CNDD-FDD, conforté par sa nette victoire et les constats de
la plupart des observateurs, dont l‟essentiel des conclusions est que les élections ont été plutôt
régulières77
, a opposé une fin de non recevoir aux sollicitations de dialogue. Parfois, le flou
était sciemment entretenu entre le dialogue demandé et d‟éventuelles négociations, pour
mieux rejeter cette demande aux contours qualifiés d‟imprécis, qui ne pouvait viser que la
remise en cause de la volonté du peuple et donc de la démocratie78
.
Après les élections communales, l‟appel au boycott des scrutins suivants a fait monter la
tension autour de l‟enjeu de la participation, auquel s‟ajoutaient les risques de blocage surtout
dans la mise en place de institutions surtout communales. Ces facteurs ont contribué à
aggraver les tensions entre le parti au pouvoir, crédité grand gagnant des élections et les partis
d‟opposition.
Pour contenir cette fronde grandissante, le pouvoir a pris l‟option de la répression, avec le
verrouillage de l‟espace démocratique, le harcèlement, les menaces, voire l‟emprisonnement
des opposants politiques et une aversion contre de toute voix discordante, qu‟elle soit de
l‟opposition politique, de la société civile ou des média. Ce climat a provoqué la fuite vers
l‟extérieur de presque tous les ténors de l‟opposition et la montée de l‟insécurité sur une
bonne partie du territoire, avec de nombreux cas de tueries et d‟exécutions extrajudiciaires.
Ce mouvement important d‟opposants politiques, comprenant des anciens combattants surtout
des FNL, a créé les craintes de la résurgence d‟une nouvelle guerre, certains parlant de «
gestation d‟une nouvelle rébellion », alors que du côté officiel, la thèse retenue est celle de «
bandits armés ». En effet selon le Président de la République Pierre Nkurunziza, « il n‟y a pas
de rébellion et il n‟y en aura plus », précisant que « les arrestations en cours ne concernaient
que les malfaiteurs et non les combattants d‟une éventuelle rébellion79
». C‟est
vraisemblablement cette conviction qui a poussé le Président de la République à rester
indifférent face aux appels au dialogue, lancés par différents acteurs nationaux et
internationaux.
Parmi les trois scenarios envisagés pour le Burundi, par l‟Institut d‟Etudes de Sécurité
(ISS),basé en Afrique du Sud, aucun n‟est optimiste. Le premier scénario envisage la
possibilité de désobéissance civile, à l‟aune du niveau de frustration due aux élections
communales, le pire des cas étant la résurgence d’une rébellion armée organisée par les
partis de l‟opposition.
Le deuxième scenario envisagé est celui du statu quo, caractérisé par une régression
démocratique, des violations des droits de l‟homme et la restriction des libertés surtout à
l‟encontre des organisations de la société civile, tout cela aggravé par l‟incapacité du
parlement, dominé par le parti au pouvoir, de jouer son rôle de contrôle de l‟action
gouvernementale.
Le dernier scenario est celui d‟une violence graduelle qui peut évoluer vers une violence à
grande échelle provoquée par une alliance de mécontents du système avec de possibles
soutiens régionaux80
. Ces futurs possibles présentés par les trois scenarios, ne sont pas
nécessairement cloisonnés, ils peuvent constituer un scénario unique caractérisé par des
paliers, marqués par une progression temporelle d‟une situation vers une autre.
77
RFI, Au Burundi, opposition et observateurs en désaccord sur la régularité des élections, 22 mai 2010. 78
Propos souvent répétés par le porte-parole du part CNDD-FDD sur plusieurs stations de radio. 79
Radio Isanganiro, intervention faite à Ngozi et recueillie par Désiré Nimubona, le 8 septembre 2010. 80
Institute for Security Studies, Burundi : Elections without participation: where might it go here?, by Henri
Boshoff and Ralph Ellermann, Policy Brief n°19, Août 2010.
37
Un nouveau mandat sous le signe de l’insécurité et de reculs démocratiques
Dans son discours d‟investiture, le Président de la République n‟a pas failli à la tradition
lancée par le Prince Louis Rwagasore, reprise par le Président Melchior Ndadaye après la
victoire de leurs partis, en tranquillisant les perdants en ces termes « Les Burundais devraient
comprendre que la victoire que nous venons de remporter aux élections appartient à tout le
monde, ceux qui ont voté pour nous et ceux qui n‟ont pas voté pour nous. Nous sommes
investi Président de toute la République du Burundi et de tous les Burundais, et les bonnes
décisions que nous prendrons seront dans l‟intérêt de tous les Burundais, sans discrimination
aucune81
»
Rétrécissement de l’espace démocratique et répression politique
Des contradictions s‟observent entre la volonté affichée de tolérance et d‟ouverture envers les
opposants et les événements survenus après la contestation des résultats par les partis,
regroupés au sein de l‟ADC-IKIBIRI. Une certaine nostalgie du parti unique semble s‟étre
emparae du parti au pouvoir qui s‟est mis à siphonner les militants des partis politiques de
l‟opposition. Les transfuges ont été encouragés à s‟afficher lors de différents meetings pour
exposer les raisons de leurs volte-face, à travers une campagne bien orchestrée de
dénigrement des partis qu‟ils quittent et de leurs chefs. Ce sont de véritables opérations de
démolition, pensées et dirigées essentiellement contre le Front National de Libération (FNL)
et le Mouvement pour la Solidarité et la Démocratie (MSD), dont les leaders et les militants
ont été pris pour cible, harcelés, menacés, emprisonnés et parfois tués.
Les moyens mis en œuvre pour désorganiser, voire détruire les partis de l‟opposition
concernés, semblent proportionnels au poids électoral obtenu au cours des élections
communales. Pour le FNL, une cinquième opération de fragmentation, menée sous la
bénédiction du Ministre de l‟Intérieur, a permis à une nouvelle équipe de “destituer”
Agathon Rwasa, et de s‟emparer de la direction du FNL, plaçant ainsi l‟ancien titulaire dans
l‟illégalité et ne lui laissant aucun autre choix que la clandestinité. Ainsi, aprés avoir autorisé
la tenue d‟un congrès par la faction putschiste, le Ministre de l‟Intérieur, dans un courrier
adressé à Emmanuel Miburo, le tombeur de Rwasa, "prend acte" des résolutions de ce
congrès et reconnaît ce dernier comme le "représentant légal du parti FNL". Il en profite pour
lui « souhaiter plein succès dans sa nouvelle mission82
. L‟occupation de la permanence du
FNL par la nouvelle direction s‟est faite sous la haute protection de la Police, qui a pris soin
de chasser d‟abord les anciens occupants et d‟installer ensuite les nouveaux83
. Selon Agathon
Rwasa, tout cela n'est "rien d'autre qu'une nouvelle provocation du pouvoir (...), dont
l'intention est de voir les FNL se volatiliser et se fondre" au sein du parti CNDD-FDD qui
dirige le pays. En agissant ainsi, le Gouvernement devrait être conscient des conséquences
qui s'en suivront84
(...)".
De façon concomitante, le MSD s‟est retrouvé dans la tourmente à travers des actes
d‟intimidation, des menaces et l‟arrestation de certains de ses membres. Ainsi, deux semaines
après son exil, le domicile du président du MSD, a fait l‟objet de perquisition sur mandat du
Procureur au motif « d‟atteinte à la sûreté intérieure de l‟Etat ». A l‟issue d‟une fouille de
deux heures, la police exhibe un carton contenant 20 tenues militaires, et quatre militants du
81
Discours du Président de la République Pierre Nkurunziza lors de son investiture le 26 août 2010 publié sur
www.presidence.bi par Gervais Abayeho 82
Agence France Presse, 5 août 2010. 83
Les forces de police qui escortent Emmanuel Miburo sont commandées par le Commissaire de police de la
région ouest, l‟OPC2 (Colonel) David Nikiza, en date du 6 août 2010. 84
Agence France Presse- Belga, 7 août 2010.
38
MSD sont arrêtés85
. Dans cette opération, de façon à peine voilée, certaines autorités semblent
vouloir faire porter au MSD, la responsabilité des actes de violence commis par des bandes
armées, dont l‟identité est encore mal définie. Par la suite, c‟est le porte-parole de ce parti,
Maître François Nyamoya, qui est arrêté, sous le motif « d‟injures et diffamations » et de
“dénonciation calomnieuse” à l‟égard du patron du Service National des Renseignements
(SNR), le Général Major Adolphe Nshimirimana. Les propos qui lui sont reprochés ont été
tenus publiquement lors d‟une émission sur la Radio Publique Africaine (RPA). L‟avocat
pouvait comparaître libre, la manière choisie n‟étant rien d‟autre qu‟une façon de vouloir le
réduire au silence.
Pendant toute la période qui suit le boycott des élections par les partis membres de l‟ADC-
IKIBIRI, plusieurs dizaines de militants du MSD sont arrêtés et écroués. La radio publique
africaine, anciennement dirigé par Alexis Sinduhije, se retrouve elle-aussi dans la tourmente.
Quelques membres du personnel sont convoqués et interrogés et finalement son chef du
charroi est arrété au motif qu‟il était en train de distribuer des armes à feu. Ce dernier est
d‟abord détenu dans les cachots de la documentation, pendant deux semaines, puis transféré à
la prison centrale de Mpimba. C‟est ensuite le représentant légal de cette radio qui est
convoqué par le Ministre de l‟Intérieur en vue d‟apporter des corrections aux erreurs de forme
et de fonds qui seraient contenues dans l‟agrément de cette organisation. Dans cette foulée,
deux autres membres du personnel sont convoqués auprès du parquet dans le cadre d‟une
information judiciaire. Face à ces tracasseries administratives et judiciaires, Reporters sans
Frontières, a déclaré « craindre que ces mesures de rétorsion ne se concluent par la fermeture
définitive de la station86
Une insécurité croissante sur fond de rumeurs d’une nouvelle rébellion
La restriction de l‟espace politique a eu comme entre autres conséquences, la fuite des
principaux leaders politiques de l‟opposition vers l‟étranger87
. Dans le même temps,« certains
membres des FNL et d'autres partis de l'opposition se sont repliés dans les régions forestières
qui servaient de bases rebelles lors de la guerre civile qu'a connue le Burundi de 1993 à
2009, ainsi que de l'autre côté de la frontière, en République démocratique du Congo88
». Tout
en continuant d‟apporter moult d&mentis sur les rumeurs portant sur l‟éventualité d‟une
rébellion en gestation, le pouvoir, semble appliquer subrepticement une mise en garde quasi
doctrinale, maintes fois répétée par le Chef de l‟Etat, selon laquelle « quiconque déclenchera
une nouvelle guerre, celle-ci se terminera là où elle aura commencé89
». Pour étouffer dans
l‟œuf l‟émergence d‟une rébellion, dont certains signes sont déjà visibles, notamment des
départs signalés de nombreux jeunes, y compris d‟anciens combattants et de démobilisés, vers
des destinations inconnues, le pouvoir semble avoir entrepris des opérations et des frappes
préventives.
Par ailleurs, depuis le mois de septembre, plusieurs meurtres survenus dans les provinces de
Bubanza, Bujumbura rural et Cibitoke semblent avoir un caractère politique. Ainsi, le 15
septembre 2010, des hommes en uniforme de l‟armée et de la police, attaquent des travailleurs
d‟une plantation de canne à sucre de la Société Tanganyika Business Company, appartenant à
85
La perquisition a lieu le 16 septembre 2010. 86
RSF, „Une des principales radios critiques subit l‟oppression des autorités‟, publié le 1er octobre 2010. 87
Il s‟agit essentiellement de Agathon Rwasa, président du FNL, Alexis Sinduhije, président du MSD, Léonard
Nyangoma, président du CNDD et de Madame Pascaline Kampayano ,la candidate choisie par l‟UPD-
Zigamibanga aux élections présidentielles... 88
Human Rights Watch, „Burundi : Droits humains bafoués après les élections , les journalistes, la société civile
et les partis de l‟opposition sont victimes de harcèlement et de restrictions‟, Novembre 23, 2010 89
Traduction libre d‟une mise en garde que répète régulièrement le Président Pierre Nkurunziza, souvent en
kirundi « indwano izoherera aho yatanguriye ». C‟est une mise en garde contre quiconque s‟aventurera à
déclencher encore une guerre au Burundi.
39
M. Nahum Barankiriza, réputé être un proche du Président Nkrurunziza, et tuent sept
personnes. Egalement, entre le 1er et le 23 septembre, au moins 18 corps, dont certains
mutilés, ont été découverts dans la forêt de Rukoko et dans la rivière Rusizi. Trois autres
cadavres au moins ont été retrouvés au début du mois d‟octobre90
.
Alors qu‟au début un flou avait été entretenu sur l‟identité de ces personnes par des officiels,
certains corps seront identifiés par la suite, comme étant des membres des FNL, dont certains
avaient été intégrés dans l‟armée et la police en 2009 et avaient récemment déserté. Même si
des enquêtes impartiales, n‟ont pas encore permis d‟identifier les auteurs de ces tueries,
l‟identité de certaines victimes et la gène de certains officiels sur cette question, ont orienté
les soupçons vers l‟implication de certains éléments des forces de sécurité dans ces meurtres.
A côté de ces incidents, des groupes d‟hommes armés sont signalés dans quelques localités du
pays, notamment dans Bujumbura Rural, Cibitoke, Kayanza et Bubanza, Makamba et des
affrontements ont déjà eu lieu entre ces groupes et des éléments des forces de l‟ordre.
Par ailleurs, les forces de l‟ordre ont réoccupé quelques positions qu‟elles avaient avant la fin
de la guerre et réorganisé des patrouilles sur les axes routiers91
. Tous ces ingrédients créent
une situation trouble émaillée par ce qui ressemble à un cycle de tueries et de représailles, les
premières dirigées contre des militants supposés des FNL, les secondes étant dirigées vers les
responsables du CNDD-FDD, à la base.
Cette dérive progressive vers la violence, combinée au rétrécissement de l‟espace
démocratique est porteuse de germes d‟une plausible résurgence d‟un nouveau conflit armé au
Burundi. Déjà, des tracts ont été trouvés à Rumonge, émanant d‟une organisation qui se fait
appeler „Uruzira‟92
. Ils menacent de représailles certaines autorités publiques. Par ailleurs,
cette organisation aurait aussi adressé des correspondances à des hommes d‟affaires, surtout
ceux qui ont des sociétés de transport, les avertissant d‟une imminente demande d‟appui
financier.
Libertés bafouées : journalistes et membres de la société civile dans la ligne de mire du
pouvoir
Depuis 2005, les relations entre le parti au pouvoir, les média et la société civile n‟ont jamais
été au beau fixe, de façon stable. A quelques rares circonstances, les journalistes et les
membres de la société civile ont été congratulés par certaines autorités publiques, y compris le
Président de la République, pour leurs prestations remarquables, particulièrement lors de
l‟observation ou de reportages sur les élections, lorsque leurs conclusions arrangent bien le
parti au pouvoir. Mais souvent ces relations ne tardent pas à se crisper au moindre couac.
De manière générale, les relations entre le parti au pouvoir, la société civile et les médias sont
plutôt marquées par la méfiance et le soupçon. Ces derniers sont régulièrement accusés de
travailler pour le compte de l‟opposition politique. En réalité, ce qui est en cause, ce sont les
opinions critiques exprimées, surtout publiquement, les rapports publiés, les dénonciations
d‟abus et les appels à la responsabilité.
Dans la situation de tension qui a marqué les élections, le pouvoir a voulu frapper fort, en
guise d‟avertissement, contre toute velléité critique. Le premier avertissement a été lancé à
travers l‟arrestation et l‟emprisonnement de Jean Claude Kavumbagu, Directeur du Journal en
ligne Net Press. Il lui est reproché d‟avoir affirmé que les forces de l‟ordre et de sécurité
90
Pour plus de détails, consulter le rapport de Human Rights Watch „ Des portes qui se ferment ? Réduction de
l‟espace démocratique au Burundi‟, 23 novembre 2010. 91
„L'armée a repris ses anciennes positions militaires à Kabezi parce que le besoin se faisait sentir‟, propos du
porte-parole de l‟armée, le Colonel Gaspard Baratuza, Journal IWACU, 23 octobre 2010. 92
Radio Sans Frontières Bonesha FM, „Des tracts menaçant les autorités publiques ont été trouvés au centre urbain
de Rumonge‟, 12 novembre 2010. Uruzira est le nom kirundi d‟un arbuste épineux, utilisé pour faire des clôtures
réputées infranchissables. Il s‟appelle aussi « umubambangwe » suivant les régions.
40
burundaises seraient incapables d‟arrêter une attaque de la milice islamiste somalienne, El
Shebbab, si celle-ci voulait commettre des attentats au Burundi. Jean Claude Kavumbagu a
été arrêté pour « trahison » et détenu depuis le 17 juillet 2010. Depuis lors, les autorités
concernées sont restées sourdes aux nombreux appels en faveur de la libération de ce
journaliste, dont la détention est jugée irrégulière par de nombreux observateurs.
Le 10 août 2010, un autre journaliste Thierry Ndayishimiye, Directeur de l‟hebdomadaire,
Arc-en-ciel, a été arrêté, après une troisième convocation par un magistrat et écroué à la
prison centrale de Mpimba. Il était accusé d‟avoir publié une information mettant en cause le
Directeur Général de la REGIDESO, d‟avoir couvert un détournement, d‟un montant
d‟environ 110.000 dollars am�ricains.
Le 5 novembre 2010, deux journalistes de l‟hebdomadaire IWACU, Elyse Ngabire et
Dieudonné Hakizimana, ont été interrogés, arrêtés et détenus pendant 48 heures au Bureau
Spécial de Recherche (BSR), sans qu‟aucune charge ne soit retenue contre eux. En plus de ces
arrestations, la Radio Publique Africaine a été la cible, pendant plusieurs semaines, de
tracasseries administratives et judiciaires qui visaient, non seulement les journalistes, mais
aussi le personnel technique et administratif de la RPA. Le responsable du charroi de cette
radio, Faustin Ndikumana, a été arrété le 14 septembre, d�tenu d‟abord dans les bureaux du
Service National des Renseignements, puis transféré à Mpimba. Il est toujours en prison alors
que le principal témoin à charge se serait désisté et aurait confirmé ne détenir aucune preuve
matérielle de ses accusations, attestant ainsi la thèse d‟un montage.
Faire taire ou réduire les voix critiques ne concerne pas seulement les média, mais aussi les
organisations de la société civile les plus dynamiques et les plus critiques. Ce sont surtout
celles qui dénoncent les abus ou les actes de corruption qui ont été particulièrement visées
durant les trois derniers mois. Deux organisations ont été spécialement ciblées :
L‟Observatoire de Lutte contre la Corruption et les Malversations Economiques
(OLUCOME) et l‟Association pour la Protection des droits humains et la défense des
personnes détenues (APRODH).
Concernant l‟OLUCOME, les menaces contre les responsables de cette organisation sont
quasi quotidiennes. Cela, même bien avant l‟assassinat de l‟ancien Vice-président, Ernest
Manirumva, en avril 2009, dont le dossier judiciaire piétine, depuis lors. Alors qu‟avant ces
menaces visaient surtout la personne du Président, Gabriel Rufyiri, maintenant elles se sont
étendues à son épouse, probablement pour mieux déstabiliser le premier. Cette dernière a été
victime d‟appels anonymes et de menaces. Un incident s‟est produit lorsque l‟épouse du
Président de l‟OLUCOME, a emprunté un transport public pour aller de chez elle vers la ville,
un homme l‟a agressé verbalement en lui disant qu‟il connaissait des personnes qui se
permettaient d‟injurier le Président de la République sur les ondes des radios. L‟homme a
terminé en faisant référence à son mari sur un ton menaçant « Nous vous montrerons93
». Les
menaces ont touché également un employé de l‟OLUCOME, du nom de Claver Irambona94
,
qui, après avoir reçu des appels anonymes et des SMS, a tenté d‟identifier le correspondant.
Ce dernier l‟a menacé de mort en lui disant « qu‟il allait lui tirer une balle dans la tête ».
D‟autres menaces, cette fois-ci publiques, ont été proférées à l‟encontre de Monsieur Pierre
Claver Mbonimpa, Président de l‟APRODH, par des autorités publiques. Se référant aux cas
des corps trouvés dans la rivière Rusizi, le porte-parole de la police95
, s‟en est pris au
président de l‟APRODH, en l‟accusant de défendre les ennemis du régime. En outre, selon ce
porte-parole, Channel Ntarabaganyi "le président de l'APRODH n'a jamais daigné dénoncer
93
Voir Front Line, Protection of Human Rights Defenders, „Burundi : Menaces de mort et intimidations à
l‟encontre des membres de l‟OLUCOME‟, 9 novembre 2010. 94
Front Line, ibidem. 95
Pierre Claver Mbonimpa avait affirmé que les personnes retrouvées mortes dans la rivière Rusizi avaient été
détenues par la police.
41
les cas de mauvais traitements infligés à nos policiers lors des affrontements avec les
malfaiteurs. Il ne se contente que de dénoncer les policiers". De façon convergente, le
Ministre de l‟Intérieur a accusé le président de l‟APRODH de violer les lois du Burundi, en se
substituant à la justice, en ces termes « le président de l‟APRODH accuse les gens
gratuitement d‟avoir commis des crimes alors qu‟il n‟a même pas le droit de les accuser. »
Suite à ces accusations, le Ministre a menacé le président de l‟APRODH et l‟organisation de
sanctions, soit « procéder au remplacement du président de l‟APRODH et si cela s‟avérait
impossible, annuler l‟agrément de l‟organisation ».
Les menaces décrites sont symptomatiques de rapports tourmentés entre la société civile et le
pouvoir en place depuis 2005. La méfiance et les soupçons trouvent leur fondement dans les
réticences de l‟autorité publique de se soumettre à l‟exigence du respect des lois et des normes
de gouvernance, communément acceptées.
Mise en place et fonctionnement des institutions : interrogations sur l’efficacité et le
contrôle entre pouvoirs
Cette fois-ci, par rapport au mandat précédent, le score obtenu par le parti CNDD-FDD lors
des différents scrutins de 2010, a rendu plus facile la mise en place des institutions, à
l‟exception de l‟administration communale. Dans ce dernier cas, c‟est l‟absence des élus de
l‟ADC-IKIBIRI, là où ils avaient une forte représentation, qui a rendu la tâche difficile.
Par rapport à 2005, quelques évolutions positives sont à relever. Il s‟agit d‟abord de
l‟accroissement de la représentation des femmes dans toutes les institutions du pays.
De façon générale, dans des proportions différentes, la représentation des femmes a connu une
amélioration, elle est très faible pour les conseils collinaires, et devient maximale pour le
Sénat, où la parité hommes- femmes des élus est atteinte. En réalité, même si le pourcentage
de femmes est de 46,3% , c‟est en raison de la présence de quatre anciens présidents qui sont
tous des hommes et qui ne figurent pas parmi les élus. Le pourcentage au sein du conseil
communal a , quant à lui, connu une amélioration suite au quota de 30% de femmes introduit
par le code électoral de 2010.
Un autre point positif à relever, par rapport à 2005, est la formation du Gouvernement, suivant
le prescrit de la Constitution. L‟on sait que le non respect de cette disposition constitutionnelle
avait provoqué beaucoup de brouille après les élections de 2005. Le respect de la Constitution
sur le partage des postes peut découler effectivement de la volonté du décideur principal de
respecter la loi, mais cela peut être dicté par le fait que, par rapport à 2005, les autres partis
devant légalement prétendre aux postes au Gouvernement, n‟ont droit, cette fois-ci, qu‟à une
portion congrue. Dans cette dernière hypothèse, l‟optimisme quant à la volonté de respecter la
loi serait à tempérer.
Inertie du Gouvernement : six semaines avant la tenue du premier conseil des Ministres
Bien que la mise en place du Gouvernement ait été faite dans les délais prévus par la loi, des
questions se sont posées sur son efficacité, au regard du temps anormalement long, mis pour
tenir le premier conseil des Ministres. En effet, après la nomination du Gouvernement,
intervenu le 29 août 2010, la première réunion du conseil des Ministres n‟a eu lieu que du 14
au 15 octobre 2010, soit six semaines plus tard. Dans un premier temps, la priorité a été
accordée par le Président de la République aux prières et aux actions de grâce sous la
supervision de la famille présidentielle, cinq jours durant96
. Le lancement de ces activités a eu
lieu, le 3 septembre 2010, au stade de Buye, le village natal du Président de la République.
96
www.burundi-information.com, „La famille présidentielle inaugure cinq jours de prières et actions de grâce
pour les bienfaits des cinq dernières ann”es‟, 2 septembre 2010.
42
Tous les mandataires de la République, les hauts cadres de l‟Etat jusqu‟aux administrateurs
communaux étaient présents à ces cérémonies97
.
Par la suite, le Président de la République s‟est rendu en Inde, officiellement, pour recevoir le
prix « Rising Star for Africa » décerné par une organisation dénommée « Unity International
Foundation ». Au départ, la présidence avait annoncé une visite de travail de six jours, allant
du 13 au 19 septembre 2010. La prolongation de son séjour, ponctuée de deux reports
inexpliqués, sans agenda politique connu, a provoqué des rumeurs sur l‟état de santé du
Président.
Selon ces rumeurs, le Président aurait subi une opération chirurgicale en Inde. Par après, afin
de mieux expliquer la nécessité d‟une convalescence, les services de la présidence
confirmeront cette thèse98
. La diffusion de cette information par certaines radios a
apparemment provoqué le courroux des hautes autorités, qui n‟acceptent pas que les
informations sur la santé du Président de la République soient divulguées. Les radios ayant
diffusé ces informations, seront sanctionnées en leur interdisant d‟assister à la conférence de
presse que le Président de la République a donnée à son palais au retour de l‟Inde99
.
Finalement, le retard de la tenue du premier conseil des Ministres entre le 14 et 15 octobre
2010 a suscité beaucoup d‟interrogations alors que son urgence était justifiée par la nécessité
de définir les missions de plusieurs ministères, dont les attributions avaient entretemps
changé. Alors qu‟un nouveau mandat correspond généralement à une floraison de nombreuses
et nouvelles initiatives, le tournant était quelque peu raté, par le fait que chaque Ministre, se
retrouvait face à lui-même, en l‟absence d‟orientations et de directives claires.
Outre que le Président pouvait placer le premier conseil en lieu et place des prières,
organisées juste après la formation du Gouvernement, en son absence, les Vice-présidents,
auraient pu légitimement jouer leurs rôles. Cette situation serait-elle déjà le symptôme de
dysfonctionnements institutionnels ?
Séparation des pouvoirs : le contrôle compromis ?
Au cours du mandat précédent, la séparation des pouvoirs avait été mise à mal par la
domination de toutes les institutions par le parti CNDD-FDD. Or, cette domination s‟est
aujourd‟hui renforcée. Le rôle de contrôle de l‟action gouvernementale par l‟Assemblée
Nationale était mis en veilleuse. Seul, le Sénat, à travers quelques actions, avaient manifesté
une volonté de jouer réellement son rôle. Sous le nouveau mandat, la domination écrasante
dans toutes les institutions par le CNDD-FDD, comporte des risques d‟une proximité, telle
que le contrôle sera impossible, surtout que celui-ci ne semble pas étre souhaité. Alors qu‟il
constitue un pilier de la démocratie, le Président de la République n‟y a fait aucune allusion
dans son discours d‟investiture. A ce sujet, il a seulement promis de faire tout ce qui est en
son pouvoir « pour que notre pays ait un souffle nouveau de nature à impulser le
développement et renforcer la démocratie si chèrement acquise100
. » Mais on voit déjà que les
principes démocratiques sont bafoués et niés au cours de la période qui a suivi les élections.
Vraisemblablement, le consensus dégagé au sein des institutions autour de la récente
désignation de l‟Ombusdman laisse augurer de pratiques, où le contrôle entre les pouvoirs
97
Il s‟agit précisément du Président de l‟Assemblée Nationale, du Président du Sénat, des deux Vice Présidents
de la République, des Membres du Gouvernement, des Gouverneurs de province, des Administrateurs
Communaux et des Hauts Cadres de l‟Etat. 98
Le porte parole du président, Léonidas Hatungimana a confirmé cela en disant : « Quand il a été en Inde, il en
a profité pour se faire soigner, il a subi une opération chirurgicale au niveau de la jambe où on a pu lui retirer
les éclats (d‟obus) qui lui étaient restées pendant la guerre civile au Burundi », Agence France Presse, 29
septembre 2010. 99
Il s‟agit des radios RPA, Isanganiro et RSF Bonesha FM. 100
Discours du Président de la République lors de son investiture, op.cit.
43
risque d‟étre réduit à néant. Alors que depuis le début de la législature passée, beaucoup de
voix s‟étaient élevées pour réclamer la mise en place de l‟Ombudsman, les raisons du blocage
étaient restées mystérieuses. Au vu de ce qui vient de se passer, l‟hypothèse qui peut être
émise est que le parti au pouvoir, ne pouvant disposer de la majorité des trois quarts, exigée
par la Constitution, a préféré temporiser, en attendant que cette condition soit peut-être un
jour réunie.
Le contraste entre les blocages, jadis constat�s, et l‟empressement mis dans la désignation de
l‟Ombudsman ainsi que le profil du candidat choisi, montrent que les obstacles tant redoutés
étaient enfin levés. Le parti au pouvoir ne voulait prendre aucun risque en désignant
quelqu‟un qu‟il ne contrôlait pas, à la téte d‟une institution dotée d‟énormes pouvoirs
decontrôle101
. Pour la désignation de l‟Ombudsman, devenu candidat unique, hormis les
protestations des députés de l‟UPRONA et des représentants des Batwa, le processus s‟est
effectué dans un unanimisme total. Alors que des doutes pouvaient être permis sur
l‟adéquation du profil aux conditions requises, surtout en ce qui concerne le niveau d‟étude,
l‟expérience pertinente, l‟indépendance et l‟intégrité, les parlementaires n‟ont eu de cesse
qu‟à utiliser leur majorité pour désigner le candidat désigné par le parti.
En ce qui concerne l‟indépendance de l‟appareil judiciaire, c‟est le statu quo qui semble
prévaloir. Juste après les élections communales, l‟appareil judiciaire a été mis à contribution
dans les tracasseries, la répression et l‟arrestation d‟opposants politiques réels ou supposés.
L‟emprisonnement de membres de l‟opposition et de journalistes, souvent sur base de motifs
non fondés ou parce que ceux-ci ont fait usage de leurs droits d‟expression ou d‟opinion est
caractéristique de cette instrumentalisation du judiciaire par l‟Exécutif. L‟incapacité
d‟instruire et de juger rapidement et équitablement dans les affaires, où des présomptions
sérieuses pèsent sur des personnes influentes au sein de l‟exécutif, est un autre signe d‟une
complète dépendance du judiciaire. Parmi tant d‟autres, le dossier de l‟assassinat d‟Ernest
Manirumva en est l‟illustration la plus emblématique.
Corruption et malversations économiques : la tolérance zéro à l’épreuve des faits
En vue de mettre fin aux pratiques généralisées de corruption, observées lors du précédent
mandat, le Président de la République a déclaré la tolérance zéro face à la corruption, en ces
termes : « Nous proclamons déjà la tolérance zéro à tous les coupables d‟actes de corruption,
de malversations économiques et d‟autres infractions connexes. Que cela ne soit pas compris
comme un simple slogan102
. » Dans le dispositif de lutte contre la corruption, l‟affirmation de
la volonté politique occupe une place importante, surtout que lors de la législature passée,
même le discours fustigeant la corruption était devenue rare.
Cette volonté du Président a été vite accompagnée par des actions du nouveau Ministre à la
Présidence chargée Bonne Gouvernance et de la Privatisation, principalement à travers une
campagne médiatique contre la corruption. Pour donner l‟exemple, deux dirigeants des société
para étatiques, la Société Sucrière du Moso (SOSUMO) et l‟Office des Transports du Burundi
(OTRACO) ont été mis sous les verrous pour cause de corruption et de malversations
économiques. Après ce coup d‟éclat, aucune autre action visible, n‟a été entreprise, laissant
penser à une sorte de « bouc-émissairisation ».
Alors que dans le cas de la SOSUMO, le Directeur Général avait vraisemblablement bénéficié
de l‟appui actif de l‟ancien 2 ème Vice-président de la République, Gabriel Ntisezerana,
contre la Ministre du Commerce et de l‟Industrie d‟alors, Madame Euphrasie Bigirimana,
celui-ci s‟en est tiré par un communiqué de son ancien porte-parole, le disculpant entièrement.
101
C‟est un service indépendant qui reçoit des plaintes et mène des enquêtes concernant les fautes de gestion et
les violations des droits des citoyens commises par des agents de la fonction publique et des services
judiciaires‟‟, Constitution de la République du Burundi, article 123 102
Discours du Président de la République lors de son investiture le 26 août 201à, op.cit
44
Tout simplement, ce dernier a affirmé que le deuxième Vice-président aurait été trompé sur la
santé financière de l‟entreprise. Cet argument est peu crédible car le deuxième Vice-président
disposait de tous les moyens nécessaires pour obtenir toute information souhaitée. Par
ailleurs, l‟autorité de tutelle et les média avaient largement fait état d‟allégations de corruption
au sein de la SOSUMO et ces éléments pouvaient être consultés. Au contraire, ces autorités et
ces médias ont été mis sur la touche.
Entretemps, en attendant que la volonté proclamée par le Chef de l‟Etat fasse ses preuves, le
niveau de corruption reste très élevé dans le pays. Le dernier rapport de Transparency
International place le Burundi au 170 ème rang sur 178 pays, avec la note de 1,8103
. Il se
trouve dans le peloton des dix pays les plus corrompus du monde. Lors de sa dernière visite,
la vice-présidente de la Banque Mondiale, région Afrique, s‟est inquiétée de l‟ampleur de la
corruption et avait insisté sur le fait que "le Burundi a besoin de prendre des mesures qui
préviennent la corruption et d'en sanctionner les cas connus, afin d'envoyer un signal clair
que la corruption ne sera pas tolérée dans ce pays104
".
En dépit de la déclaration du Président de la République, et des quelques arrestations opérées,
les auteurs de la corruption ne semblent pas ébranlés pour autant. Chaque jour qui passe,
comme si rien n‟avait changé, la presse et les organisations de lutte contre la corruption, font
état de nouvelles affaires qui entachent des responsables très haut placés. En l‟absence
d‟enquête pour confirmer ou infirmer les faits, on peut juste citer quelques unes parmi les plus
importantes.
Le dossier du don de carburant, par son importance, a défrayé la chronique. Le 26 mai 2010,
un accord est signé entre les Gouvernements burundais et japonais, où ce dernier va octroyer
un don de carburant de 8.000.000 de litres. Ce don doit être géré par le ministère des relations
extérieures et de la coopération internationale. Alors que les modalités de gestion sont bien
déterminées, en date du 30 juillet 2010, un contrat de vente est signé entre ledit ministère et la
société INTERPETROL sans faire jouer la concurrence. Pourtant, la commission de gestion
de ce don au sein de ce ministère, sur base d‟arguments légaux et règlementaires, avait
recommandé l‟annulation de ce contrat. Aucune suite officielle connue n‟a été donnée à ce
dossier.
L‟autre dossier est celui de la location de groupes électrogènes par la REGIDESO pour un
montant de quatre milliards de francs burundais pour suppléer le déficit d‟énergie. Ces
groupes seront loués à la société INTERPETROL. Le syndicat du personnel de la REGIDESO
a mis en évidence un préjudice financier énorme causé au trésor public par cette transaction.
Par les controverses produites entre institutions, l‟affaire d‟acquisition de l‟ancienne société
des textiles COTEBU, a été révélée à l‟opinion. Une société dénommée, Afri-textile de Ile
Maurice a obtenu une concession de 30 ans sur le complexe textile du
Burundi(COTEBU),moyennant une mise de 10 millions de dollars américains. Cette société
serait aussi représentée par INTERPETROL.
En date du 4 novembre 2010, dans une correspondance adressée par le Ministre du
Commerce, de l‟Industrie, des Postes et du Tourisme à son collègue de la Bonne Gouvernance
et de la Privatisation, il est mis en cause la régularité des procédures utilisées dans ce
processus de concession qui devait se faire par « offre publique de vente ou appel à la
concurrence105
. »
103
La note 10 correspond à un niveau où le pays est exempt de corruption, et 0 est le niveau maximal de
gangrène. 104
Déclaration de la vice-présidente de la Banque mondiale, région Afrique, Madame Obiageli Ezekwesili,
lorsde sa visite au Burundi le 6 novembre 2010. 105
Lettre du Ministre du Commerce, de l‟Industrie, des Postes et du Tourisme au Ministre à la Présidence
chargée de la Bonne Gouvernance et de la Privatisation, en date du 4 novembre 2010.
45
Ces dossiers évoqués ne constituent que la partie cachée de l‟iceberg. Tout fait croire qu‟un
système de prédation s‟est mise en place pour faire main basse sur les ressources du pays.
Face à cela la tolérance zéro proclam�e par le Chef de l‟Etat commence à être tournée
endérision en parlant plutôt de tolérance 100%. Pour convaincre, des mesures fermes
devrontétre prises, spécialement à l‟égard des gros poissons par qui le mauvais exemple
arrive.
Conclusion
L‟évolution du Burundi après les élections de 2010 montre que le pays se trouve à la croisée
des chemins. Le choix entre deux directions est toujours à portée de la main, à condition que
les acteurs concernés se donnent les moyens de le faire. La première direction, la meilleure est
celle de l‟indispensable recherche du consensus et d‟une vision commune, qui manquent
cruellement au sein de la classe politique. Au vu des clivages qui traversent aujourd‟hui
l‟espace politique, cette voie nécessite des efforts en vue de compromis, ainsi que des
dispositions à comprendre l‟autre, au lieu de le barbariser. La seconde voie, non souhaitable,
est celle de tous les dangers, où faute d‟une démarche, qui permettra aux uns d‟aller vers les
autres, les positions risquent de se cristalliser, et conduire inexorablement les protagonistes
vers la confrontation.
L‟escalade vers la violence ne pourra être évitée que si l‟ensemble des acteurs s‟oblige à
respecter un certain nombre de valeurs et de principes. La première responsabilité revient à
l‟Etat qui a l‟obligation de respecter ses engagements et protéger ses citoyens. Il doit en tout
temps et en tout lieu se conformer à l‟exigence de respecter la loi, de promouvoir la dignité
des personnes, qu‟il a par ailleurs la responsabilité de protéger. A cet égard, tout doit être fait
pour que les différents pouvoirs jouent effectivement leurs rôles, en toute indépendance, et en
toute impartialité. Même si du chemin reste encore à faire, il reste dans le domaine du
possible.
Les dérives déjà observés devraient rapidement être corrigées si les engagements pris par le
chef de l‟Etat lors de son discours d‟investiture sont traduits dans les actes. Parmi les plus
importants, il y a l‟exigence de « redevabilité » qui devrait faire la différence, lorsque chacun
saura « qu‟il a des comptes à rendre et que les performances seront évaluées afin que la
rigueur soit faite dans l‟optique de l‟amour du travail bien fait. ». Mais le Président de la
République s‟est aussi à engagé de veiller « à la protection des droits de l‟homme en
promouvant une justice juste et équitable et en bannissant toute tendance à l‟impunité106
. »
Dans ce cadre, de manière urgente, les conditions propices devraient être mises en place pour
rétablir la confiance entre les différents acteurs. Des mesures appropriées doivent être prises
pour éviter que la confrontation ne soit la seule issue possible. Méme si l‟Etat a la première
responsabilité, les autres acteurs concernés, ont aussi des obligations, en particulier celles
d‟éviter au pays de replonger dans la violence et d‟éviter d‟infliger des souffrances à la
population, dont ils sont censés promouvoir le bien-être.
Recommandations
Au Gouvernement du Burundi
Mettre en place des conditions, et un cadre de consultation entre les différents acteurs
politiques afin de trouver un consensus sur un avenir de paix et de renforcement de la
démocratie au Burundi.
106
Discours du Président de la République lors de son investiture le 26 août 2010, op.cit.
46
Mettre fin aux tracasseries et au harcèlement dont sont victimes les militants des partis de
l‟opposition, les journalistes et les membres de la société civile et prendre des mesures
efficaces pour le respect des droits de l‟homme et des libertés fondamentales.
Libérer sans tarder et sans préalables tous les prisonniers d‟opinion au Burundi.
Prendre des mesures pour mettre en application la consigne de la tolérance zéro à l‟égard de la
corruption
Mettre fin à l‟impunit& des crimes, en rendant rapidement public le rapport des consultations
populaires, et en prenant toutes les mesures qui s‟imposent pour libérer la justice de la
d�pendance de l‟Exacutif.
Mettre en place sans délais la Commission Indépendante des droits conformes au principe de
Paris, à même d‟aider le Gouvernement dans la promotion et la protection des droits de
l‟homme.
A la Communauté internationale
Appuyer le Gouvernement et les autres partenaires dans la construction du dialogue pour
arriver à un consensus rapide en vue de promouvoir la paix et le développement.
Faire pression de manière ferme et constante pour amener le Gouvernement à respecter ses
engagements en matière de respect des droits de l‟homme afin qu‟il mette fin aux tracasseries
à l‟égard des opposants politiques, des journalistes et des membres de la société civile.
Appliquer rigoureusement le contenu des accords signés avec le Gouvernement pour mieux
l‟aider à mettre en application la consigne du Président de la République de la tolérance zéro
envers la corruption.
A la société civile Burundaise
Jouer son rôle de manière professionnelle pour préserver la paix, la sécurité et la démocratie
au Burundi. Tout mettre en œuvre pour éviter au pays de replonger dans
une crise violente telle que le montre certains indicateurs.
Poursuivre les efforts d‟appui à la population par rapport à ses différents besoins de
sécurité, de justice et de réduction de la pauvreté.
47
Rwanda/Bénin
Paul Kagamé "chahuté" par son hôte Yayi Boni
Rencontre entre la jeunesse béninoise et le président rwandais Kagamé (Source: La
Nouvelle Tribune )
Yayi en campagne auprès des jeunes
En marge du symposium des indépendances africaines, la jeunesse béninoise a été
invitée vendredi 19 Novembre au Palais des congrès de Cotonou pour écouter le
président rwandais Paul Kagamé, « un modèle de jeune leader africain qui a réussi »,
selon le professeur Albert Tévoédjrè et aussi co-président du groupe de plaidoyer pour
les Omd. Mais très habile, Boni Yayi a encore ravi la vedette au président dont le
message a été très peu accessible au grand nombre à cause de sa langue.
La rencontre entre le président rwandais Paul Kagamé et les jeunes béninois-invités pour
la plupart par une bande défilante de télévision- a été un véritable parcours de
combattant pour ces jeunes. L’accès à la salle n’était pas chose aisée pour des centaines
de jeunes qui ont pris d’assaut le Palais des congrès de Cotonou. Seuls les plus habiles et
surtout les premiers ont eu la chance d’y prendre part. Dans la salle, l’attente a duré plus d’une heure.
La personnalité la plus attendue, le président Kagamé a délivré, comme beaucoup
d’autres personnalités qui se sont succédé au pupitre, son message en anglais, privant
ainsi la majorité de ses deux mille hôtes de la compréhension de son message. A 12h23,
Nardos Békélé Thomas, la représentante résidente du Programme des Nations Unies pour
le développement (Pnud), Eric Adja, conseiller du Chef de l’Etat et quelques jeunes de la
mouvance présidentielle se concertent au centre du podium. A 12h25, on vit la silhouette
longiligne du président rwandais Paul Kagamé apparaître dans la salle. Il est suivi par le
président Boni Yayi et quelques membres des deux délégations présidentielles. La
délégation entre dans l’antichambre qui se trouve du côté gauche du podium et en
ressort quelques minutes après avec le médiateur de la république Albert Tévoédjrè et le
premier ministre togolais Gilbert Houngbo. Le protocole les installe. Aurélien Agbénonsi,
représentant résident du Pnud à Kigali au Rwanda joue le rôle de l’imprésario. Il donne
d’abord la parole à Madame Nardos Békélé Thomas qui lit le message du Secrétaire
général des Nations unies Ban ki Moon qui invite les jeunes à oser et à aider l’Afrique à
48
relever le défi des Objectifs du millénaire pour le développement (Omd) dans les
cinquante prochaines années.
Ensuite, le professeur Albert Tévoédjrè, initiateur de ce symposium a été invité à
intervenir. Avant de se lever, il reçoit le soutien du président Boni Yayi : une tape
amicale dans le dos qui lui donne plus de confiance et d’assurance. Dans une allocution
magistrale, très concise, il montre l’exemple du président Kagamé, un jeune d’Afrique qui
a osé et qui a réussi par son réalisme. « Il a récusé le fatalisme », a-t-il dit. Tévoédjrè
invite les jeunes à travailler et surtout à garder l’espoir. Comme Jésus Christ qui est tombé trois fois sur le chemin du calvaire mais s’est toujours relevé.
Huit conciliabules
A la suite du professeur Albert Tévoédjrè, l’homme attendu par tous les jeunes prend la
parole. Mais très vite, la majorité des jeunes, privés de traduction, ne sont plus restés
attentifs au message en Anglais du président Kagamé. Ils ont été captivés par les
gestes du président Boni Yayi. Visiblement soulagé et séduit par la courte mais très
séduisante intervention du médiateur de la république, Yayi se montre peu préoccupé par
le message de son homologue rwandais. On le voit plus d’une fois entrain de faire appel
à son chef de protocole ou au premier ministre togolais Gilbert Houngbo pour leur
chuchoter à l’oreille, tantôt arrêtant Aurélien Agbénonsi, l’impresario du jour ou rigolant
après un conciliabule avec son voisin de la droite le professeur Albert Tévoédjrè. Au total,
huit conciliabules ont eu lieu entre les deux hommes, dont six sollicités par le président
de la république. A chaque occasion, le président Boni Yayi enlevait toujours son
écouteur, touchait le professeur Tévoédjrè pour enfin discuter, agiter la tête pour enfin
remettre son casque. Il rigolait parfois, agitait les jambes. Ce spectacle a été observé
pendant toute la période où Kagamé prononçait son discours et pendant celle où les jeunes lui posaient des questions.
Quand enfin, la parole lui est donnée, il salua le grand homme qu’est le président
Kagamé avant de charmer une fois encore les jeunes. « Je vous demande pardon, faites
en sorte que notre patrie soit une patrie de paix », a-t-il demandé aux jeunes. Puis dans
un air de campagne, il a dit vouloir pour son pays « une jeunesse disciplinée autour de
son président » et qu’il entend inviter bientôt au palais pour le dialogue. Dans la même
logique, il s’en prend à l’Union fait la nation et surtout à son symbole « la jarre
trouée ». «La jarre trouée est un symbole,(…)mais qui a troué cette jarre ? Est-ce même
si tout le monde bouchait les trous avec la main, l’eau ne va pas couler.(…) d’une jarre
trouée, on n’a pas besoin », a-t-il ironisé.
Les dessous de la visite de l’homme fort de Kigali (« 24H au Bénin » )
Le symposium international sur les 50 ans
d’indépendance africaine qui s’est achevé samedi
dernier à Cotonou, a été marqué par la présence parmi
les invités, du président Paul Kagamé du Rwanda. Au-
delà des raisons officielles de la venue au Bénin de
l’homme fort de Kigali, il y en a d’autres motifs non
avoués
Officiellement, Paul Kagamé était à Cotonou la semaine
dernière pour prendre une part active au symposium
international sur le cinquantenaire des indépendances
africaines. La preuve, à côté des entretiens avec son
homologue béninois, le président rwandais s’est
adressé aux participants de cette grande rencontre et a
même échangé avec des jeunes. Cependant, même si
pour le profane, l’homme fort de Kigali était à Cotonou
49
pour rendre la politesse au président Boni Yayi qui avait pris part à la cérémonie de son
investiture, il n’en demeure pas moins que plusieurs autres raisons peuvent expliquer sa
récente visite au Bénin. A cet effet, le désir manifeste du président Boni Yayi en
difficultés du fait de l’état socio-économique, financier et politique de son pays de
recevoir un de ses collègues, champions en bonne gestion ou en mal gouvernance en est
la première raison.
A quelques mois de la fin de son mandat et désireux de rempiler, le chef de l’Etat pense
que la venue de Kagamé va fasciner ses compatriotes qui de ce fait, seront magnanimes
avec lui pour lui donner une seconde chance pour soi-disant refonder le pays ou le
mettre dans l’émergence tant répétée jusqu’ici. Heureusement, les Béninois n’étant pas
dupes, ils en savent trop sur le Rwanda et son homme fort au pouvoir depuis 1994. En
matière des droits de l’homme, de la liberté de presse et même de la démocratie, le pays
des milles collines n’est pas un exemple au monde. Sur ce point, certains n’hésitent pas à
dire que le chef de l’Etat s’inspire de Kagamé tout en jouant à la souplesse. Mais jusqu’à
quand ? Se sont –ils interrogés dans la mesure où le climat socio-politique actuel et cette
histoire de Lépi non consensuelle et bien d’autres scandales l’agacent. La présence au
Bénin de prisonniers rwandais jugés, condamnés puis embastillés chez nous dans le
cadre du tribunal pénal international chargé de juger les génocidaires d’avril 1994 au
Rwanda pourrait être la deuxième raison non officielle de la venue à Cotonou de Paul
Kagamé. Celui-ci aurait sans doute profité de sa visite au Bénin pour recevoir des
nouvelles de ses compatriotes en prison au Bénin. Et puis comment ne pas rappeler que
tout dernièrement un de ces prisonniers incarcérés est mort de manière mystérieuse ?
Troisième raison possible du déplacement du chef de l’Etat rwandais au Bénin, c’est de
donner une aura internationale au symposium inspiré, concocté et organisé par Albert
Tévoèdjrè. Inutile de ressasser les preuves qui sont palpables, réelles et touchantes. A
part Jean Ping, le président de la Commission africaine, les fils de Kwamé Nkrumah,
Joseph Kasavubu, Lumumba, de la député Taubira, le symposium sur les indépendances
africaines a brillé par l’absence des grandes personnalités.
Johnson Z. OLOKIKI
Bénin : Statue de Gbehanzin, Roi du Danxome
50
Koweït
Paralysie institutionnelle, marchandage politique et lassitude populaire
par Claire Beaugrand
L‟élection récente de quatre femmes au parlement koweïtien confirme l‟avant-gardisme du
pays en matière d‟ouverture démocratique dans la région du Golfe. La politisation de
nouvelles couches de la société n‟est cependant pas exempte de relations de patronage et de
marchandage politique entre le gouvernement, le parlement et la société civile. Et elle exclut
les nombreux travailleurs migrants.
Premier émirat du Golfe à obtenir son indépendance en 1961, le Koweït est aussi le premier à
se doter, à peine un an plus tard, d‟une Constitution prévoyant l‟élection d‟un parlement –
chose faite dès 1963. C‟est ainsi qu‟est scellée l‟alliance entre la dynastie régnante des Al
Sabah, qui accepte de partager pouvoir et ressources, et l‟élite marchande, qui en retour lui
accorde son soutien face aux revendications irakiennes107
. Durant les décennies 1960 à 1980,
la culture politique koweïtienne, perçue comme un parangon régional d‟ouverture, est
marquée par trois caractéristiques majeures : la franchise de ton des groupes d‟opposition
parlementaire d‟abord nationalistes puis islamistes dès le tournant des années 1980, la vitalité
des mouvements associatifs et une presse relativement indépendante (Ghabra, 1997).
Cette culture politique s‟ancre dans de puissants réseaux de sociabilité traditionnels,
familiaux, tribaux, religieux (husaīniyya108
) et particulièrement au Koweït dans le réseau des
diwïniyya 109
. Ces dernières ont joué un rôle essentiel pour maintenir ouvert le débat public
lors des deux dissolutions du parlement, qui furent accompagnées en 1976-1981 de la
dissolution de bon nombre de comités d‟associations et entre 1986 et 1990 d‟un contrôle
accru sur la presse. Elles ont également servi de plateforme aux appels au retour à la vie
107
Les Koweïtiens aiment à rappeler les précédents en matière de participation à l‟exercice du pouvoir que
constituent les brefs épisodes des Conseils de 1921 et de 1938, chacun composés des grands
marchands/armateurs désireux d‟influencer la politique de l‟émirat. 108
Lieux de réunion de la communauté chiite utilisés pour commémorer la mort de Hussain et célébrer d‟autres
temps forts religieux. 109
Réunions informelles, le plus souvent hebdomadaires, qui se tiennent dans une salle adjacente mais séparée
du domicile privé de l‟hôte. Théoriquement ouvertes à tous mais regroupant a minima les cercles familiaux et
d‟amis, elles ont pour vocation principale de discuter l‟actualité politique.
51
parlementaire qui, unifiant islamistes et nationalistes, se sont faits de plus en plus pressants au
début de l‟année 1990. C‟est au moment où le régime est sur le point de l‟emporter sur cette
vague de contestation, en arrêtant les leaders du mouvement démocratique et en imposant,
grâce au soutien des tribaux, un parlement moitié-élu, moitié-nommé, que l‟invasion du pays
par l‟Irak vient changer la donne.
Deux facteurs concourent au renversement du rapport de force entre les autorités et la société
qui entend conserver son droit de regard sur la conduite des affaires du pays. La fuite des Al
Sabah en Arabie saoudite permet à l‟opposition de négocier le rétablissement de la dynastie
régnante contre la restauration de la Constitution de 1962 et le retour au parlementarisme
(accord connu sous le nom de pacte de Djeddah d‟octobre 1990). Deuxièmement, la résistance
à l‟occupant irakien sur le terrain a mis au jour les capacités de mobilisation et d‟organisation
des mouvements populaires, comme par exemple le rôle dans l‟approvisionnement et la
circulation d‟information joué par les coopératives alimentaires dirigées par les islamistes
sunnites.
À la libération du pays en février 1991, les associations de citoyens (comités pour les droits
des prisonniers libérés, le retour des prisonniers de guerres, la mémoire de martyrs) se
multiplient, signe tangible de cette société civile appelée de ses voeux par les puissances
libératrices et encouragée par la présence d‟organisations internationales supervisant la
période d‟après-guerre (Human Rights Watch, Amnesty). Après la vague d‟ouverture
politique de la décennie 1990, les attentats du 11 septembre et l‟agenda états-unien qui en
découle déplacent l‟intérêt de la communauté internationale vers le voisin saoudien ; le thème
du renforcement de la société civile dans la région fait place à celui de la lutte contre le
terrorisme.
À l‟heure où les voisins du Golfe qui ont mis un frein à leur libéralisation politique
multiplient les nouveaux projets économiques et financiers, le Koweït semble, lui, en plein
marasme, empêtré dans des querelles entre l‟exécutif et le parlement qui prennent souvent
l‟aspect de marchandages politiques. Depuis le début de la crise financière, le projet
d‟industrie pétrochimique en coopération avec Dow Chemical et celui de la quatrième
raffinerie ont été annulés sous la pression du parlement, au motif, entre autres, qu‟il fallait
accorder la priorité au rétablissement de l‟économie.
Quatrième exportateur de pétrole avec des revenus pétroliers s‟élevant en 2008 à plus de 78
milliards de dollars110
, le Koweït a évité la panique que l‟effondrement de la bourse du
Manakh avait causée en 1982, en intervenant massivement dans le secteur financier et
boursier et en maintenant le niveau de ses dépenses publiques, y ajoutant, à la demande des
députés en juillet 2009, un plan d‟aide aux Koweïtiens licenciés du secteur privé. De fait, au
Koweït, la vitalité de la société civile prend parfois la forme d‟un affrontement entre factions
pour maximiser les bénéfices octroyés par le budget de l‟État. Seule l‟euphorie provoquée par
l‟élection de femmes au parlement a fait oublier pour un temps les doutes que des
perspectives de trop court terme font peser sur l‟avenir du pays et sur sa capacité de réformes
et de progrès.
110 Central Bank of Kuwait : www.cbk.gov.kw.
52
Parlement : des mouvements d’opposition devenus incontrôlables ?
En l‟absence de partis politiques reconnus par la Constitution, le système koweïtien est
caractérisé par la flexibilité des coalitions d‟opposition parlementaire. Jusqu‟à la décennie
1990, le gouvernement koweïtien était parvenu à obtenir des majorités parlementaires en
contrebalançant les mouvements d‟opposition entre eux, jouant tout d‟abord les islamistes
contre les nationalistes puis les tribaux peu politisés contre les deux premiers. Avec la
politisation croissante des candidats tribaux, la formation de majorités acquises à la politique
gouvernementale est devenue plus difficile.
Si l‟émir Sheikh Jabir al Ahmad avait déjà eu recours à la dissolution de l‟Assemblée
nationale en 1999, les relations entre les deux pouvoirs se sont encore dégradées depuis
l‟accession de son demi-frère Sheikh Sabah al Ahmad au rang d‟émir en janvier 2006 et la
nomination du Sheikh Nasir Mohammad au poste de Premier ministre : des trois législatures
élues (2003, 2006, 2008), aucune n‟est parvenue à son terme. De fait, l‟usage de plus en plus
audacieux par les parlementaires de leur droit constitutionnel d‟interpellation des ministres,
qui peut aboutir à un vote de confiance, a largement concouru au climat de crise politique,
quand il n‟est pas taxé d‟être à lui seul la source du « blocage institutionnel ».
La nouveauté depuis trois ans consiste dans le fait que l‟accord tacite qui exemptait les
membres de la famille royale pourvoyant traditionnellement aux postes clés de Premier
ministre, ministres de la défense, de l‟intérieur et des affaires étrangères a été rompu avec la
demande d‟interpellation du Premier ministre. Si l‟émir s‟était accommodé des démissions de
ministres et des trois démissions du Premier ministre lui-même, l‟interpellation de Sheikh
Nasir mis en cause pour inefficacité, non-respect des lois et corruption semble devoir
empiéter sur le droit des Al Sabah à diriger le pays. La situation ne semble pas devoir
s‟améliorer, puisque la première action du nouveau parlement élu en mai 2009 a été de voter –
pour la rejeter le 1er juillet – une motion de censure pour corruption lors de la campagne
électorale, contre le ministre de l‟intérieur, premier membre de la famille royale à se plier à la
procédure. Dans ces conditions, trois remarques s‟imposent.
Tout d‟abord, force est de constater que bon nombre d‟interpellations portent sur l‟utilisation
d‟argent public ou sur des malversations financières, comme l‟affaire des chèques émis par le
Premier ministre au bénéfice de certains députés. Outre le principe de responsabilité
gouvernementale, c‟est véritablement la question de la transparence des transactions
financières étatiques qui est posée par des coalitions à la composition et aux motivations
53
variées – transparence en matière d‟allocation de fonds publics sans laquelle il ne saurait y
avoir de système démocratique. La tournure prise par la vie parlementaire au Koweït montre
les limites du modèle de l‟État rentier selon lequel la redistribution de la rente permettrait
d‟acheter le silence de l‟opposition ou la paix sociale. À Koweït, le renouvelle ment
générationnel aidant, les avantages sociaux pourvus par l‟État providence sont regardés
comme des acquis et la lutte continue entre les différentes factions pour obtenir davantage de
l‟État. C‟est ainsi par exemple que de temps à autre, des manifestants descendent devant le
parlement pour apporter leur soutien aux députés réclamant l‟effacement par le budget de
l‟État de leurs dettes à la consommation – ce que conteste évidemment la partie non endettée
des Koweïtiens.
La seconde tendance de fond, largement liée à la première, est l‟élargissement, en dépit de
garde-fous111
, de la participation effective au politique de toutes les composantes de la société
koweïtienne. Ainsi assiste-t-on à la politisation des populations périphériques dites « tribales »
intégrées plus tardivement au corps des citoyens et à la formulation de leurs revendications
propres. Traditionnellement acquis au gouvernement et représentant des classes moins
opulentes que les élites marchandes, les députés issus de ces milieux sont désormais plus
critiques à l‟égard du gouvernement, leur électorat plus mobilisé.
Cette émancipation politique n‟est pas allée sans provoquer un durcissement du pouvoir à leur
égard : lors du scrutin de mai 2008, le ministère de l‟intérieur est intervenu manu militari pour
interdire au nom de l‟unité nationale la tenue de primaires tribales, devenues illégales par une
loi de 1998 mais largement tolérées jusqu‟alors. Cette approche conflictuelle sans précédent a
suscité de vives réactions et de violentes manifestations tribales visant à la libération des
personnes arrêtées lors des primaires.
Enfin, en dépit de cette double pression pour plus de transparence et une meilleure
intégration, il ne fait pas mystère à Koweït que bon nombre de ces interpellations servent des
motivations personnelles ou politiciennes autant, voire plus, que la démocratie koweïtienne,
de sorte qu‟une certaine suspicion pèse toujours sur les travaux du parlement.
Lassitude populaire et initiatives spontanées
Face à ce qui est apparu parfois comme un jeu de marchandage entre législatif et exécutif, les
organisations de la société civile koweïtienne n‟ont pas été en reste. Bon nombre d‟avancées
sociales ou politiques se sont faites à l‟initiative de citoyens ou d‟associations koweïtiennes.
La corruption rampante des dirigeants comme des députés est un des sujets majeurs de
mécontentement des citoyens qui ne manque jamais de resurgir en période de campagnes
électorales. Au printemps 2006, c‟est la mobilisation spontanée des jeunes Koweïtiens qui a
fini par faire évoluer le dossier sur la réduction du nombre de circonscriptions, qui visait à
diminuer la fraude électorale. Parti d‟un petit nombre d‟activistes désireux d‟exprimer leur
exaspération face aux tergiversations tacticiennes du parlement ne parvenant pas à s‟entendre
avec l‟exécutif, ce « mouvement orange » a appelé à manifester pour réclamer le passage de
vingt-cinq à cinq circonscriptions. Par la vertu amplificatrice des messages téléphoniques et
d‟internet, il a très vite gagné en ampleur et est parvenu à obtenir le soutien de certains
111 Les citoyens naturalisés et les membres des forces armées n‟ont pas le droit de vote à Koweït. En revanche
les enfants de naturalisés ont obtenu leurs droits politiques en 1994.
54
parlementaires, ce qui a finalement conduit à la dissolution du parlement et au passage de la
loi comme premier acte de la nouvelle législature.
De la même façon, la question longtemps débattue de l‟octroi des pleins droits politiques aux
femmes est révélatrice à la fois de la force de l‟activisme féminin et de l‟intrication, dans des
relations complexes de marchandage et de patronage, de la société civile, du parlement et des
autorités. Bien que l‟émir précédent, Sheikh Jabir al Ahmad, se soit prononcé en faveur du
vote des femmes dès 1999, il aura fallu six ans pour que le décret soit adopté (16 mai 2005),
et quatre autres années pour voir quatre femmes élues députées. Force est de constater que
l‟incapacité des émirs à faire passer une mesure en faveur de laquelle ils s‟étaient
publiquement prononcés vient, entre autres, de leur réticence à s‟aliéner les farouches
opposants à la loi qu‟étaient les islamistes sunnites et les tribaux conservateurs.
La candidate Salwa al-Jassar, au centre, élue au Parlement du Koweit le 17 mai 2009. AFP
PHOTO/YASSER AL-ZAYYAT
Cependant, pour les activistes koweïtiennes, ce n‟était qu‟une question de temps ; car les
Koweïtiennes n‟ont pas attendu l‟obtention du droit de vote pour s‟engager activement dans
les milieux professionnels et associatifs à tous les échelons (Tétreault, 2005). Les militantes
koweïtiennes mettent d‟ailleurs un point d‟honneur à rappeler que l‟élection de femmes au
Koweït n‟est le résultat d‟aucun quota (comme en Irak) ni d‟aucune nomination (comme dans
le reste des pays du Golfe). Et les espoirs placés en leurs compétences par l‟électorat révèlent
en effet l‟étendue de leur légitimité et de leur base de soutien.
Enfin il convient de noter que seule la population « citoyenne » de Koweït a voix au chapitre
dans l‟émirat : certes, les communautés arabes implantées de longue date au Koweït ont pu
former leurs propres associations ou participer selon diverses modalités aux associations ou
syndicats koweïtiens. Cependant, la main- d‟oeuvre sud-asiatique dépourvue de qualifications
et employée sur des projets spécifiques ou dans des contrats d‟emplois domestiques à durée
limitée, n‟a en pratique aucun moyen de se protéger en cas d‟abus de la part de ses
employeurs-sponsors112
– si ce n‟est de trouver refuge auprès de son ambassade.
La principale source de pression sur le sujet provient, de fait, de la communauté internationale
et notamment de l‟allié américain, dont le Secrétariat d‟État produit régulièrement des
112
Tout étranger sur le territoire de Koweït (sauf les détenteurs de visa de tourisme) est lié juridiquement à un
sponsor ou garant, généralement son employeur, responsable de ses faits et gestes pendant la durée de son
séjour.
55
rapports sur les problèmes les plus criants de l‟immigration113
, rapports qui ne manquent pas
d‟irriter gouvernement et société koweïtiens. Car leurs avancées majeures en termes
d‟expérience démocratique, même tâtonnante, de statut de la femme ou de libertés politiques,
inégalées dans la région sont, quant à elles, souvent passées sous silence.
Bibliographie
Ghabra S. (1997), « Kuwait and the Dynamics of Socio-Economic Change », Middle East Journal, 51, 3, Summer
1997, 358-372.
Tétreault M. A. (2005), « Women‟s Rights and the Meaning of Citizenship in Kuwait », Middle East Report Online, February 10.
Septembre 1992, le pavillon du Koweit à l'exposition universelle de Séville.
113 Le dernier en date étant celui du 16 juin 2009 : Annual Trafficking in Persons Report.
56