iJh r. {TUir aL.^,^p,^_,
HISTOIREDES ORIGINES
DU CHRISTIANISME
L[VRli QUATRIMEQtl COMPREND DEPUIS L A R R
1
V E DE SAINT PAUL A ROME
jusqu' la F1\ de la rvolution JUIVE
(Gl-73)
C II E Z L E S M L M ES EDITEURS
UVRES COMPLTES
D'ERNEST RENANFORMAT IN-S
Vie DR JSUS. 13" dition 1 volume.Les Aptres
,
1 volume.
Saint Paul, avec une carte des voyages de saint Paul 1 volume.
L'ANTECHRIST 1 volume.
La Rforme intellectuelle et morale. 3 dition 1 volume.Questions contemporaines. 2 dition 1 volume.Histoire gnrale des langues smitiques. 4" dition.
Imprimerie impriale 1 volume.
tudes d'histoire religieuse. 6 dition 1 volume.Essals de morale et de critique. 3" dition 1 volume.Le livre de Job, traduit de l'hbreu, avec une tude sur l'ge et le
caractre du pome. S" dition 1 volume.
La Cantique des cantiques, traduit de l'hbreu, avec une tude sur
le plan , l'ge et le caractre du pome. 'i' dition I volume.De l'origine du langage. 4e dition 1 volume.Averros et l'averrosme, essai historique. 3 dition 1 volume.De la part des peuples smitiques dans l'histoire de la civi-
lisation. 5e dition Brochure.
La Chaire d'hbreu au Collge de France, explications mescollgues. 3" dition Brochure.
HisTOfRB littraire DE LA FRANCE AU xiv SICLE, par Victor LeClerc et Ernest Renan '2 volumes.
PARIS. J. CL AVE, I.MPRl .\1 EU R, 7, RUE S A I N T - B E N I T. | 18:13
6T
L'ANTECHRIST Rs
ERNEST RENANMEMBRE DE I. I\STTTUT
DEUXIME DITION
4
M-Lf:
PARISMICHEL LVV FRRES, DITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE l'OPRA
LIBRAIRIE NOUVELLIBOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE UKAMMONT
1873
Droits Je reproduction et de traduction rserves
o:>
INTRODUCTION
CRITIQUE DES PRINCIPAUX DOCUMENTS ORIGINAUXE -M P L V S DANS CE L I \' R i: .
se Aprs les trois ou quatre ans de la vie publique
de Jsus, la priode que le prsent volume embrasse
fut la plus extraordinaire de tout le dveloppement
du christianisme. On y verra, par un jeu trange dece grand artiste inconscient qui semble prsider
aux caprices apparents de l'histoire, Jsus et Nron,
le Christ et l'Antchrist opposs, alTronts, si j'ose le
dire, comme le ciel et l'enfer. La conscience chr-
tienne est complte. Jusqu'ici elle n'a gure su
qu'aimer; les perscutions des juifs, quoique assez
rigoureuses, n'ont pu altrer le lien d'affection et de
reconnaissance que l'glise naissante garde dans son
cur pour sa mre la Synagogue, dont elle est
II L^ANTECHRIST.
peine spare. Maintenant, le chrtien a de quoi
har. En face de Jsus, se dresse un monstre qui est
l'idal du mal, de mme que Jsus est l'idal dubien. Rserv comme Hnoch, comme lie, pour jouer
un rle dans la tragdie finale de l'univers, Nron
complte la mythologie chrtienne, inspire le pre-
mier livre saint du nouveau canon, fonde par un
hideux massacre la primaut de l'Eglise romaine,
et prpare la rvolution qui fera de Rome une ville
sainte, une seconde Jrusalem. En mme temps,par une de ces concidences mystrieuses c^ui ne sont
point rares aux moments des grandes crises de
l'humanit, Jrusalem est dtruite, le temple dispa-
rat; le christianisme, dbarrass d'une attache de-
venue gnante pour lui, s'mancipe de plus en plus,
et suit, en dehors du judasme vaincu, ses propresdestines.
Les dernires ptres de saint Paul, l'ptre aux
Hbreux, les ptres attribues Pierre et Jacques,
l'Apocalypse, sont, parmi les crits canoniques, les
documents principaux de cette histoire. La premire
ptre de Clment Romain, Tacite, Josphe, nous
fourniront aussi des traits prcieux. Sur une foule
de points, notamment sur la mort des aptres et les
relations de Jean avec l'Asie, notre tableau restera
dans le demi-jour; sur d'autres, nous pourrons con-
INTRODUCTION. m
centrer de vritables rayons de lumire. Les faits
matriels des origines chrtiennes sont presque tous
obscurs ; ce qui est clair, c'est l'enthousiasme ardent,
la hardiesse surhumaine, le sublime mpris de la
ralit, qui font de ce mouvement le plus puissant
effort vers l'idal dont le souvenir ait t conserv.
Dans l'Introduction de notre Saint Paul, nous
avons discut l'authenticit de toutes les ptres qu'on
attribue au grand aptre. Les quatre ptres qui se
rapportent ce volume, les ptres aux Philippiens,
aux Colossiens, Philmon, aux phsiens, sont decelles qui prtent certains doutes. Les objections
leves contre l'plre aux Philippiens sont de si peu
de valeur, que nous y avons peine insist. On a vu
et on verra par la suile que l'ptre aux Colossiens
donne beaucoup plus rflchir, et que l'ptre aux
phsiens, quoique trs-autorise, prsente une phy-sionomie part dans l'uvre de Paul. Nonobstant
les graves difficults qu'on peut soulever, je tiens
l'ptre aux Colossiens pour authentique. Les interpo-
lations qu'en ces derniers temps d'habiles critiques
ont propos d'y voir ne sont pas videntes *. Le sys-
tme de M. Holtzmann, cet gard, est digne de
son savant auteur ; mais que de dangers dans cette
1. H. J. Hultzmanp, Krilik der Epheser- und Kolosserbriefe,Leipzig, 187-2.
L'ANTECHRIST.
mthode, trop accrdite en Allemagne, o l'on part
d'un type a priori qui doit servir de critrium absolu
pour l'authenticit des uvres d'un crivain ! Quel'interpolation et la supposition des crits apostoli-
ques aient t souvent pratiques durant les deux
premiers sicles du christianisme, on ne saurait le
nier. Mais faire en pareille matire un strict discer-
nement du vrai et du faux, de l'apocryphe et de l'au-
thentique, est une tche impossible remplir. Nous
voyons avec certitude que les ptres aux Romains,
aux Corinthiens, aux Galates sont authentiques. Nous
voyons avec la mme certitude que les ptres Timo-the et Tite sont apocryphes. Dans l'intervalle,
entre ces deux ple de l'vidence critique, nous
ttonnons. La grande cole sortie de Christian Baur
a pour principal dfaut de se figurer les juifs du
i*"" sicle comme des caractres entiers , nourris de
dialectique, obstins en leurs raisonnements. Pierre,
Paul, Jsus mme, ressemblent, dans les crits de
cette cole, des thologiens protestants d'une uni-
versit allemande, ayant tous une doctrine, n'en
ayant qu'une et gardant toujours la mme. Or ce
qui est vrai, c'est que les hommes admirables qui
sont les hros de celte histoire changeaient et se
contredisaient beaucoup ; ils usaient dans leur vie
trois ou quatre thories; ils faisaient des emprunts
INTRODUCTION. v
ceux de leurs adversaires envers qui , une autre
poque, ils avaient t le plus durs. Ces hommes,
envisags notre point de vue, taient susceptibles,
personnels, irritables, mobiles; ce qui fait la fixit
des opinions, la science, le rationalisme, leur tait
tranger. Ils avaient entre eux, comme les juifs de
tous les temps, des brouilles violentes, et nanmoins
ils faisaient un corps trs-solide. Pour les compren-
dre, il faut se placer bien loin du p'dantisme inh-
rent toute scolastique; il faut tudier plutt les
petites coteries d'un monde pieux, les congrga-
tions anglaises et amricaines, et principalement
ce qui s'est pass lors de la fondation de tous les
ordres religieux. Sous ce rapport, les facults de
thologie des universits allemandes, qui seules pou-
vaient fournir la somme de travail ncessaire pour
dbrouiller le chaos des documents relatifs ces
curieuses origines , sont le lieu du monde o il tait
le plus difficile qu'on en ft la vraie histoire. Car l'his-
toire, c'est l'analyse d'une vie qui se dveloppe, d'un
germe qui s'panouit, et la thologie, c'est l'inverse
de la vie. Uniquement attentif ce qui confirme ou
infirme ses dogmes, le thologien, mme le pluslibral, est toujours, sans y penser, un apologiste;
il vise dfendre ou rfuter. L'historien, lui, ne
vise qu' raconter. Des faits matriellement faux,
VI L'ANTECHRIST.
des documents mme apocryphes ont pour lui unevaleur, car ils peignent l'me, et sont souvent plus
vrais que la sche vrit. La plus grande erreur,
ses yeux, est de transformer en fauteurs de thses
abstraites ces bons et nafs visionnaires dont les rves
ont t la consolation et la joie de tant de sicles.
Ce que nous venons de dire de l'ptre aux Colos-
siens, et surtout de l'ptre aux Ephsiens, il faut
le dire plus forte raison de la premire ptre attri-
bue saint Pierre, et des ptres attribues Jac-
ques, Jude \ La deuxime ptre attribue Pierreest srement apocryphe. On y reconnat au premier
coup d'il une composition artificielle, un pastiche
compos avec des lambeaux d'crits apostoliques,
surtout de l'ptre de Jude^ Nous n'insistons pas surce point , car nous ne croyons pas que la //" Ptri ait,
parmi les vrais critiques, un seul dfenseur. Mais la
fausset de la IPPetri^ crit dont l'objet principal est
1. Sur celte dernire, voir Saint Paulj p. 300 et suiv.2. Comparez surtout le second cliapitre de la //" Pelri
l'ptre de Jude. Des traits comme W^ Ptri, i, 14, 16-18; m, 1,
2, 5-7, 15-16, sont aussi des indices certains de fausset. Le style
n'a aucune ressemblance avec celui de la I'^ Ptri (observa-tion de saint Jrme, Epist. ad Hedib., c. 11 ; cf. De viris ill.,c. 1). Enfln l'ptre n'est pas cite avant le m* sicle. Irne
(Adv. hr., IV, ix, 2) et Origne (dans Eusbe, //. E., VI, 25)ne la connaissent pas ou l'excluent. Cf. Eus., H. E., \\ 25.
INTRODUCTION. vu
de faire prendre patience aux fidles que lassaient les
longs retards de la rapparition du Christ, prouve
en un sens l'authenticit de la. f" Ptri. Car, pour
tre apocryphe, la II' Ptri est un crit assez an-
cien; or l'auteur de la //" Ptri croyait bien que la
/" Ptri tait l'uvre de Pierre, puisqu'il s'y rfre
et prsente son crit comme une seconde ptre
,
faisant suite la premire (m, 1-2) '. La /" Ptri est
un des crits du Nouveau Testament qui sont le plus
anciennement et le plus unanimement cits comme
authentiques \ Une seule grave objection se tire desemprunts qu'on y remarque aux ptres de saint Paul
et en particulier l'ptre dite aux Ephsiens^ Mais
le secrtaire dont Pierre dut se servir pour crire la
lettre, si rellement il l'crivit, put bien se permettre
de tels emprunts. A toutes les poques, les prdica-teurs et les publicistes ont t sans scrupules pour
1
.
Les imitations que l'auteur des ptres Timothe et Tite
ferait, dit-on, de la /" Pelri, en ce qui concerne les devoirs des
femmes et des anciens, ne sont pas videntes. Comp. cependant
1 Tim.., II, 9 et suiv.; m, il, I Ptri, m, \ et suiv.; I Ptri,
V, 1 et suiv., Tit., i, 5 et suiv.
2. Pcipias, dans Eusbe, //. E., III, 39; Polycarpe, Episl., \
(cf. I Ptri, I, 8; Eusbe, H. E.^ IV, 14); Irne, Adv. hr.,
IV, IX, 2; XVI, 5 (cf. Eusbe, //. E., Y, 8); Clment d'Alex.,Slrom.j m, 18; IV, 7; Terlullien, Scorpiace, 15; Origne, dansEusbe, fl. E., VI, 25; Eusbe, ILE., III, 25.
3. Voir ci-dessous, p. 112-11 3.
VIII L'ANTECHRIST.
s'approprier ces phrases tombes au domaine public,
qui sont en quelque sorte dans l'air. Nous voyons de
mme le secrtaire de Paul qui a crit Tptre diteaux Ephsiens copier largement l'ptre aux Colos-
siens. Un des traits qui caractrisent la littrature des
ptres est d'ofrir beaucoup d'emprunts aux crits du
mme genre composs antrieurement ^Les quatre premiers versets du chapitre v de la
I" Ptri excitent bien quelques soupons. Ils rappel-
lent les recommandations pieuses, un peu plates,
empreintes d'un esprit hirarchique, qui remplissent
les fausses ptres Timothe et Tite. En outre,
l'affectation que met l'auteur se donner pour a un
tmoin des souffrances du Christ soulve des ap-prhendions analogues celles que nous causent les
crits pseudo-johanniques par leur persistance seprsenter comme les rcits d'un acteur et d'un spec-
tateur. 11 ne faut pourtant point s'arrter cela.
Beaucoup de traits aussi sont favorables l'hypo-
thse de l'authenticit. Ainsi les progrs vers la hi-
rarchie sont dans la /* Pelri peine sensibles. Non-
seulement il n'y est pas question d'episcopos'-; chaque
i. Voir, outre les ptres insres au Canon, les ptres de
Clment Romain, d'Ignace, de Polycarpe.
2. I Ptri, II, 25, montre que le sens du mot n'tait pas encore
spcialis.
INTRODLiCTION. i\
glise n'a mme pas un preshijleros ; elle a des pres-byteri ou anciens , et les expressions dont se
sert l'auteur n'impliquent nullement que ces anciens
formassent un corps distincte Une circonstance qui
mrite d'lre note, c'est que l'auteur-, tout en cher-
chant relever l'abngation dont Jsus fit preuve
dans sa Passion, omet un trait essentiel racont par
Luc, et donne ainsi croire que la lgende de Jsus
n'tait pas encore arrive, lorsqu'il crivait, tout
son dveloppement.
Quant aux tendances clectiques et conciliatricesqu'on remarque dans l'ptre de Pierre, elles ne consti-
tuent une objection que pour ceux qui, avec Chris-
tian Baur et ses disciples, se figurent la dissidence de
Pierre et de Paul comme une opposition absolue. Si
la haine entre les deux partis du christianisme pri-
mitif avait t aussi profonde que le croit cette cole,
la rconciliation ne se serait jamais faite. Pierre n'taitpoint un juif obstin comme Jacques. Il ne faut pas,
en crivant cette histoire, songer seulement aux Ho-
mlies pseudo-clmentines et l'ptre aux Galates;
il faut aussi rendre compte des Actes des aptres.
L'art de l'historien doit consister prsenter les
'1. I Ptri, V, 1 : rpso&jTV.u; v U.V, leon de V'at. el Sin.
;
irpcaS'JTSpcu; Tfj; v y.v, leoil reue.
2. I Pelri, ii, 23. Cf. Luc, xxiii, 34
X L'ANTECHRIST.
choses d'une faon q-ii n'attnue en rien les divi-
sions des partis (ces divisions furent plus profondes
que nous ne saurions l'imaginer) , et qui permette
nanmoins d'expliquer comment de pareilles divi-
sions ont pu se fondre en une belle unit.
L'ptre de Jacques se prsente la critique
peu prs dans les mmes conditions que l'Eptre dePierre. Les dilTicults de dtail qu'on peut y oppo-
ser n'ont pas beaucoup d'imporlance. Ce qui est
grave, c'est cette objection gnrale tire de la facilit
des suppositions d'crits, dans un temps o il n'exis-
tait aucune garantie d'authenticit, et o l'on ne se
faisait aucun scrupule des fraudes pieuses. Pour des
crivains comme Paul, qui nous ont laiss, de l'aveu
de tout le monde, des crits certains, et dont la bio-
graphie est assez bien connue, il y a deux critrium
srs pour discerner les fausses attributions : c'est
1" de comparer l'uvre douteuse aux uvres univer-
sellement admises, et 2 de voir si la pice en litige
rpond aux donnes biographiques que l'on possde.
Mais s'il s'agit d'un crivain dont nous n'avons que
quelques pages contestes et dont la biographie est
peu connue, on n'a le plus souvent pour se dcider que
des raisons de sentiment, qui ne s'imposent pas. En
se montrant facile, on risque de prendre au srieux
bien des clioses fausses. En se montrant rigoureux,
INTRODUCTIO-N. \i
on risque de rejeter comme fausses bien des choses
vraies. Le thologien, qui croit procder par des cer-
titudes, est, je le rpte, un mauvais juge pour de
telles questions. L'historien critique a la conscience
en repos, quand il s'est tudi bien discerner les
degrs divers du certain, du probable, du plausible,
du possible. S'il a quelque habilet, il saura tre
vrai quant la couleur gnrale, tout en prodiguant
aux allgations particulires les signes de doute et
les peut-tre
.
Une considration que j'ai trouve favorable ces
crits (premire ptre de Pierre, ptres de Jacques
et de Jude) trop rigoureusement exclus par une cer-
taine critique, c'est la faon dont ils s'adaptent un
rcit organiquement conu. Tandis que la deuxime
ptre attribue Pierre, les pti-es prtendues de
Paul Timothe et Tite sont exclues du cadre d'une
histoire logique, les trois ptres que nous venons de
nommer y rentrent pour ainsi dire d'elles-mmes.
Les traits de cii'constance qu'on y rencontre vont au-
devant des faits connus par les tmoignages du dehors,
et s'en laissent embrasser. L'Eptre de Pierre rpond
bien ce que nous savons, surtout par Tacite, de la
situation des chrtiens Rome vers l'an 63 ou 6l\.
L'Eptre de Jacques, d'un autre ct, est le tableau
parfait de l'tat des bionim Jrusalem dans les
XII L'AATECHRIST.
annes qui prcdrent la rvolte; Josphe nous donne
des renseignements tout fait du mme ordre *. L'hy-pothse qui atlribue l'ptre de Jacques un Jacques
dilrent du frre du Seigneur n'a aucun avantage.
Cette ptre, il est vrai, ne fut pas admise dans les
premiers sicles d'une faon aussi unanime que celle
de Pierre"^; mais les motifs de ces hsitations pa-
raissent avoir t plutt dogmatiques que critiques;
le peu de goit des Pres grecs pour les crits
judo-chrtiens en fut la cause principale.
Une remarque du moins qui s'applique avec
vidence aux petits crits apostoliques dont nous
parlons, c'est qu'ils ont t composs avant la chute
de Jrusalem. Cet vnement introduisit dans la situa-
tion du judasme et du christianisme un tel change-ment, qu'on discerne facilement un crit postrieur
la catastrophe de l'an- 70 d'un crit contemporain
du troisime temple. Des tableaux videmment rela-tifs aux luttes intrieures des classes diverses de la
socit hirosolymitaine, comme celui que nous pr-
1. Voir ci-dessous, p. 52-53.
2. Clment Romain (/ ad Cor., c. 10 et 11 ; cf. Jac, ii, 21,23, 23), l'auteur du Pasleur (mand., xii, 5; cf. Jac, iv, 7),Irne {Adv. hr., IV, xvi, 2; cf. Jac, ii, 23) paraissent l'avoirlue. Origne [In. Joh., tom. XIX, 6), Eusbe [H. E , H, 23),saint Jrme {De viris ill., 2) expriment des doutes.
INTRODUCTION. \iii
sente l'ptre de Jacques (v, i et suiv.), ne se con-
oivent pas aprs la rvolte de l'an 66, qui mit fin au
rgne des sadducens.
De ce qu'il y eut des ptres pseudo-apostoli-
ques, comme les ptres Timothee, Tite, la
//'* Ptri, l'ptre de Barnabe, ouvrages o l'on eut
pour rgle d'imiter ou de dlayer des crits plus
anciens, il suit donc qu'il y eut des crits vraiment
apostoliques, entours de respect, et dont on dsi-
rait augmenter le nombre ^ De mme que chaquepote arabe de l'poque classique eut sa kasida,
expression complte de sa personnalit; de mmechaque aptre eut son ptre, plus ou moins authen-
tique, o l'on crut garder la fine fleur de sa pense.
Nous avons dj parl de l'Eptre aux Hbreux -.
Nous avons prouv que cet ouvrage n'est pas de saint
Paul, comme on l'a cru dans certaines branches de
la tradition chrtienne ; nous avons montr que la
date de sa composition se laisse fixer avec assez de
vraisemblance vers l'an 66. Il nous reste examiner
si l'on peut savoir qui en fut le vritable auteur, d'o
elle a t crite , et qui sont ces u Hbreux aux-
quels, selon le titre, elle fut adresse.
1. Voir // Pelrij m, '15-16, o les plres de Paul sontexpressment mises parmi les critures sacres.
2. Saint Paalj p. li-l\i.
XIV L'ANTECHRIST.
Les traits de circonstance que prsente l'ptre
sont les suivants. L'auteur parle l'Eglise destina-
taire en matre bien connu d'elle. Il prend son
gard presque un ton de reproche. Cette glise a reu
depuis longtemps la foi; mais elle est dchue sous
le rapport doctrinal, si bien qu'elle a besoin d'in-
struction lmentaire et n'est pas capable de com-
prendre une bien haute thologie*. Cette glise, du
reste, a montr et montre encore beaucoup de cou-
rage et de dvouement, surtout en servant les saints'-.
Elle a souffert de cruelles perscutions, vers le temps
o elle reut la pleine lumire de la foi ; cette po-
que, elle a t comme en spectacle \ II y a de celapeu de temps ; car ceux qui composent actuellement
l'glise ont eu part aux mrites de celte perscution,
en sympathisant avec les confesseurs, en visitant les
prisonniers, et surtout en suppoi tant courageusement
la perte de leurs bie^s. Dans l'preuve, cependant,
il s'tait trouv quelques rengats, et on agitait la
question de savoir si ceux qui par faiblesse avaieiit
apostasie pouvaient rentrer dans l'glise. Au moment
o l'aptre crit, il semble qu'il y a encore des
1. Ilobr., V, M-14; vi, 11-12; \, 24-25; xiii entier.
2. A'.xxovTiaxvTe; tc; -ja; y.o ^ta!4c.vG2vT. vi, 10.
3. Hebr., x, 32 et suiv.;
cf. xii, 4 et.^iiv., 23.
INTRODUCTION. xv
membres de l'Eglise en prison ^ Les fidles de
l'glise en question ont. eu des chefs ^ illustres, qui
leur ont prch la parole de Dieu et dont la mort a
t particulirement difiante et glorieuse \ L'glisea nanmoins encore des chefs, avec lesquels l'auleur
de la lettre est en rapports intimes^. L'auteur de
la lettre, en elTet, a connu l'glise dont il s'agit, et
parat y avoir exerc un ministre lev ; il a l'in-
tention de retourner prs d'elle, et il dsire que ce
retour s'elTectue le plus tt possible ^ L'auteur et
les destinataires connaissent Timothe. Timothce a
t en prison dans une ville diffrente de celle o
l'auteur rside au moment o il crit; Timothe vient
d'tre mis en libert. L'auteur espre que Timothe
viendra le rejoindre ; alors tous deux partiront ensem-
ble pour aller visiter l'glise destinataire ^ L'auteur
termine par ces mots : cTua^ovTai fxa o -nh tt 'l-a-
\ia\ mots qui ne peuvent gure dsigner que des
Italiens demeurant pour le moment hors de l'Italie*.
Quant l'auteur lui-mme, son trait dominant
1. Hebr., xin, 3.
3. Ilebr., XIII, 7.
4. Hebr., x ii, 17, 24.
5. Hebr., xiii, 19.
6. Hebr., xiii, 23.
7. Hebr., xiii, 24.
8. Telle est la force de i-6. Opposez c i> r-ji aia (H Tim.,
XM L'ANTECHRIST.
est un usage perptuel des critures, une exgse
subtile et allgorique, un style grec plus abondant,
plus classique, moins sec, mais aussi moins natu-
rel que celui de la plupart des crits apostoliques.
Il a une mdiocre connaissance du culte qui se pra-
tique au temple de Jrusalem % et pourtant ce culte
lui inspire une grande proccupation. Il ne se sert
que de la version alexandrine de la Bible, et il fonde
des raisonnements sur des fautes de copistes grecs -.
Ce n'est pas un juif de Jrusalem; c'est un hellniste,
en rapport avec l'cole de PauP. L'auteur, enfin, se
donne non pour un auditeur immdiat de Jsus, mais
pour un auditeur de ceux qui avaient vu Jsus, pour
un spectateur des miracles apostoliques et des pre-
mires manifestations du Saint-Esprit*. Il n'en tenait
pas moins un rang lev dans l'Eglise : il parle avec
autorit ^ ; il est trs-respect des frres auxquels
il crit '^; Timollie parat lui tre subordonn. Le
seul fait d'adresser une ptre une grande glise
1, 15;, f, v BaouXwvi (jjv)dc/47-/i (I Ptri, V, 13). Notez cependant
Acl., XVII, 13.
1. Hebr., ix, 1 et suiv.
i. Hebr., x, 5, 37-38.
3. Ilebr., m, 23.
4. Ilebr., ii, 3-4.
5. Ilebr., v, 11-12; vi, 11-12; x, 24:25; xiii entier.
6. Hebr., xiii, 19-24.
INTRODUCTION. xvii
indique un homme important, un des personnagesqui figurent dans Thistoire apostolique et dont le nom
est clbre.
Tout cela nanmoins ne suffit pas pour se pronon-
cer avec certitude sur l'auteur de notre ptre. On l'a
attribue avec plus ou moins de vraisemblance
Barnabe, Luc, Silas, Apollos, Clment
Romain. L'attribution Barnabe est la plus vraisem-
blable. Elle a pour elle l'autorit de Tertullien \ quiprsente le fait comme reconnu de tous. Elle a sur-
tout pour elle cette circonstance que pas un seul des
traits particuliers que prsente l'ptre ne contredit
une telle hypothse. Barnabe tait un hellniste chy-
priote, la fois li avec Paul et indpendant de Paul.
Barnabe tait connu de tous, estim de tous. On
conoit, enfln, dans cette hypothse que l'ptre ait
t attribue Paul : ce fut, en effet, le sort de Bar-
nabe d'tre toujours perdu en quelque sorte dans les
1. De pudlcitia, 20. Exstat enim et Barnabae titulus ad
Hebros. Ces mois prouvent que le manuscrit dont se servait
Tertullien offrait en tte de l'ptre le nom de Barnabe. Cf. saint
Jrme, De viris ill., 5. C'est tort qu'on a prsent l'assertion
de Tertullien comme une conjecture personnelle, mise en avantpour renforcer l'autorit d'un crit qui servait ses ides monta-
nistes. Sur l'argument tir de la stichomtrie du Codex claro-
montanuSj voyez Saint Paul, p. liii-liv, note. L'ptre d'ordi-naire attribue saint Barnabe est un ouvrage apocryphe, crit
vers l'an 110 aprs J.-C.b
xvui L'ANTECHRIST.
rayons de la gloire du grand aptre, et si Barnabe a
compos quelque crit, comme cela parat bien pro-
bable, c'est parmi les uvres de Paul qu'il est natu-
rel de chercher les pages sorties de lui.
La dtermination de l'glise destinataire peut tre
faite avec assez de vraisemblance. Les circonstances
que nous avons numres ne laissent gure de choix
qu'entre l'glise de Rome et celle de Jrusalem \ Le
titre npo; 'Epaiou; fait d'abord songer l'glise de
Jrusalem ^ Mais il est impossible de s'arrter
une telle pense. Des passages comme v, i-ili ;
VI, 11-12, et mme vi, 10 % sont des non-sens, sion les suppose adresss par un lve des aptres
cette glise mre, source de tout enseignenient. Ce
qui est dit de Timothe* ne se conoit pas mieux;
des personnes aussi engages que l'auteur et que
1. C'est bien gratuitement qu'on a pens l'glise d'Alexan-
drie. D'abord, il n'est pas prouv qu'Alexandrie et dj une
glise vers l'an 6G. Celte glise, en tout cas, si elle existait, n'eut
aucun rapport avec l'cole de Paul; elle ne devait pas connatre
Timothe. Les passages v, 12 ; x, 32 et suiv., et bien d'autres
encore, ne conviendraient pas une telle glise.
2. Comp. Act., VI, 1; Irne, Adv. hr., lil, i, 1 ; Eusbe,
Uisl. eccL, 111, 24, 25.
3. AiaicovEr-; T&; -j'ci (cf. surtout Rom., xv, 23) s'applique aux
devoirs de toutes les glises envers l'glise de Jrusalem, et ne
convient pas bien l'glise de Jrusalem.
4. Hebr., xiii, 23.
INTRODUCTION. xi\
Timolhe dans le parti de Paul n'auraient pu adresser
l'Eglise de Jrusalem un morceau supposant des
relations intimes. Comment admettre, par exemple,
que l'auteur, avec cette exgse uniquement fonde
sur la version alexandrine, cette science juive incom-
plte, cette connaissance imparfaite des choses du
temple, eut os faire la leon de si haut aux matres par
excellence, des gens parlant hbreu ou peu prs,
vivant tous les jours autour du temple, et qui savaientbeaucoup mieux que lui tout ce qu'il leur disait?
Comment admettre surtout qu'il les et traits en
catchumnes peine initis et incapables d'une forte
thologie? Au contraire, si l'on suppose que les
destinataires de l'plre sont les fidles de Rome, tout
s'arrange merveille. Les passages, yi, 10 ; x, 32 et
suiv. ; xiii, 3, 7, sont des allusions la perscution
de l'an 6/i * ; le passage xiii, 7 s'applique la mort
des aptres Pierre et Paul ; enfin ol v.K'j r?,; '[-oilioc
se justifie alors parfaitement; car il est naturel que
l'auteur porte l'Eglise de Rome les salutations de
la colonie d'Italiens qui tait autour de lui. Ajoutonsq le la prem'cre ptre de Cim3nt Romain- (ojvrage
1, 0iX7p'.^oWvot surtout pread abrs ui sans prcis.2. Co.np. Episl.Clein. Ron. al Cir. l, cli. 17, Ilebr., xi,
37, c. 33 Hjbr., i, 3, , 7, 13; - c. 9 a Hjbr., \i, 5, 7; c. 12 Ilebr., xi, 31.
XX. L'ANTECHRIST.
certainement romain) fait l'ptre aux Hbreux des
emprunts suivis, et en calque le mode d'exposition
d'une manire vidente.
Une seule difficult reste rsoudre : Pourquoi le
titre de l'ptre porte-t-il npo 'Epaiou;? Rappelons
que ces titres ne sont pas toujours d'origine aposto-
tique, qu'on les mit assez tard et quelquefois faux,
comme nous l'avons vu pour l'ptre dite-iipo; 'Ecpeaio-j;.
L'ptre dite aux Hbreux fut crite, sous le coup de
la perscution, l'glise qui tait la plus poursuivie.
En plusieurs endroits (par exemple, xiii, 23), on
sent que l'auteur s'exprime mots couverts. Peut-
tre le titre vague npo 'Ef^paiou; fut-il un mot de
passe pour viter que la lettre ne devnt une pice
compromettante. Peut-tre aussi ce titre vint-il de ce
qu'on regarda, au ii*' sicle, l'crit en question comme
une rfutation des bionites,
qu'on appelait 'Epaioi.
Un fait assez remarquable, c'est que l'glise de Rome
eut toujours sur cetle ptre des lumires toutes par-
ticulires; c'est de l qu'elle merge, c'est l qu'on
en fait d'abord usage. Tandis qu'Alexandrie se laisse
aller l'attribuer Paul, l'glise de Rome maintient
toujours qu'elle n'est pas de cet aptre, et qu'on a
tort de la joindre ses crits ^
De quelle ville l'ptre aux Hbreux fut-elle
1. Yov Saml Paul, p. lvii.
INTRODUCTION. xxi
crite? Il est plus difficile de le dire. L'expression
o -Ko tI 'iTalia montre que l'auteur tait hors
d'Italie. Une chose certaine encore, c'est que la ville
d'o rptre fut crite tait une grande ville, o il
y avait une colonie de chrtiens d'Italie, trs-lis
avec ceux de Rome. Ces chrtiens d'Italie furent pro-
bablement des fidles qui avaient chapp la pers-
cution de l'an 6/1.. Nous verrons que le courant de
l'migration chrtienne fuyant les fureurs de Nron
se dirigea vers phse. L'Eglise d'phse, d'ail-leurs, avait eu pour noyau de sa formation primitive
deux juifs venus de Rome, Aquila et Priscille; elle
resta toujours en rapport direct avec Rome. Nous
sommes donc ports croire que l'ptre en question
fut crite d'Ephse. Le verset xiii, 23, est, il faut
l'avouer, alors assez singulier. Dans quelle ville, dif-
frente d'Ephse et de Rome, et cependant en rap-
port avec Ephse et Rome, Timothe avait-il t em-
prisonn? Quelque hypothse que l'on adopte, il y a
l une nigme difficile expliquer.
L'Apocalypse est la pice capitale de cette his-
toire. Les personnes qui liront attentivement nos
chapitres xv, xvi, xvii, reconnatront, je crois, qu'il
n'est pas un seul crit dans le canon biblique dont
la date soit fixe avec autant de prcision. On peut
dterminer cette date quelques jours prs. Le lieu
xjtil L'ANTECHRIST.
O l'ouvrage fut crit se laisse aussi entrevoir avecprobabilit. La question de l'auteur du livre est sujette
de bien plus grandes incertiludes. Sur ce point, on
ne peut, selon moi, s'exprimer avec une pleine assu-
rance. L'auteur se nomme lui-mme en tte du livre
(i, 9) ^ : (( Moi, Jean, votre frre et votre compagnon
de perscution, de royaut et de patience en Christ.
Mais deux questions se posent ici : 1 l'allgation
est-elle sincre, ou bien ne serait-elle pas une de ces
fraudes pieuses dont tous les auteurs d'apocalypses
sans exception se sont rendus coupables? Le livre, en
d'aufres termes, ne serait-il pas d'un inconnu, qui
aurait prt un homme de ])remier ordre dansl'opinion des Eglises, Jean l'aptre, une vision
conforme ses propres ides? 2 Etant admis que
le verset 9 du chapitre i de l'Apocalypse soit sincre,
ce Jean ne serait-il pas un homonyme de l'aptre ?Discutons d'abord celte seconde hypothse; car
c'est la plus facile carter. Le Jean qui parle ou
qui est cens parler dans l'Apocalypse s'exprime avec
tant de vigueur, il suppose si nettement qu'on le
connat et qu'on n'a pas de difficult le distinguer
de ses homonymes-, il sait si bien les secrets des
Eglises, il y entre d'un air si rsolu, qu'on ne peut
1. Coaip. Apoc, 1, 4, et xxii, 8. C. ', 1-'?.
2. Al oc, XXII, 8.
liNTRODUGTION. xxiii
gure se refuser voir en lui un aptre ou un digni-
taire eccisias.tique tout fait liors de ligne. Or Jean
l'aptre n'avait, dans la seconde moiti du pre-
mier sicle, aucun liomonyme qui approcht de son
rang. Jean-Marc, quoi qu'en dise M. Hitzig, n'a rien
faire ici. Marc n'eut jamais des relations assez suiviesavec les glises d'Asie pour qu'il ait os s'adresser
elles sur ce ton. Reste un personnage douteux, ce
Presbyieros Johannes^ sorte de sosie de l'aptre,
qui trouble comme un spectre toute l'histoire de
l'glise d'phse, et cause aux critiques tant d'em-barras \ Quoique l'existence de ce personnage ait tnie, et cju'on ne puisse rfuter premptoirement
l'hypothse de ceux qui voient en lui une ombre de
l'aptre Jean, prise pour une ralit, nous inclinons
croire que Presbyieros Johannes a en effet son iden-
tit part "; mais cju'il ait crit l'Apocalypse en 68
1. Voir Vie de Jsus, 13' dit., p. i-xxii-lxxiii et p. iGO.
2. Papias, dans Eus., //. E., III, 39; Denys d'Alexandrie, dans
Eus., //. E.j VII, 25. Ces deux passages ne crent pas la certi-
tude. En effet, Denys d'Alexandrie se contente d'induire a priori
de la diffrence du quatrime vangile et de l'Apocalypse ladistinction de deux Jean, hypothse dont il trouve la confirma-
tion dans deux tombeaux qu'on dit avoir exist phse etporter tous les deux le nom de Jean. Le passage de Papias est
peu prcis, et, en toute hypothse, parat avoir besoin de correc-
ion. Le passage Const. apost., VII, 46, est de mdiocre autorit.
Quant Eu.-be {H. E., III, 39), il fait simplement un rappro-
XXIV L'ANTECIiniS.
OU 69, comme le soutient encore M. Ewald, nous le
nions absolument. Un tel personnage serait connu
autrement que par un passage obscur de Papias et une
thse apologtique de Denys d'Alexandrie. On trou-
verait son nom dans les vangiles, dans les Actes^
dans quelque ptre. On le verrait sortir de Jrusalem.
L'auteur de l'Apocalypse est le plus vers dans les
Ecritures, le plus attach au temple, le plus hbrasant
des crivains du Nouveau Testament; un tel person-
nage n'a pu se former en province; il doit tre ori-
ginaire de Jude; il tient par le fond de ses entrailles
l'Eglise d'Isral. Si Presbyteros Johannes a exist,
il fut un disciple de l'aptre Jean, dans l'extrme
vieillesse de ce dernier^; Papias parat l'avoir tou-
ch d'assez prs ou du moins avoir t son contem-
porain -. Nous admettons mme que parfois il tint la
chement entre le passage de Papias et celui de Denys, et il n'afrme
nullement l'existence des deux tombeaux. Saint Jrme, De viris
m., 9, 18, affirme la ralit des tombeaux; mais il nous apprend
que de son temps beaucoup de personnes y voyaient deuxwewo-ri de l'aptre Jean.
\. tant admis que le passage Co?islit. aposl.^Wl^ 46, se rap-porte. lui, et que ce passage ait quelque valeur, Presbyleros au-
rait t le successeur de l'aptre Jean dans l'piscopat d'phse.2. Papias, dans Eus., //. E.^ III, 39. Il semble qu'il faut lire,
dans ce passage, ci to x'jfou [[xariTwv] [/.ariTal )i-j'c'jcriv. Car Xe-^ou-
aiv suppose Aristion et Presbyteros Johannes vivant vers le temps
de Papias, La phrase met Aristion et Presbyleros Johamies dans
LXTRODUCTIOiM. xxv
plume pour son matre, et nous regardons comme
plausible l'opinion qui lui attribuerait la rdaction du
quatrime vangile et de la premire ptre dite deJean. La deuxime et la troisime ptre dites de
Jean, o l'auteur se dsigne par les mots 6 upsa-
uxepo, nous paraissent son uvre personnelle et
avoue pour telle*. Mais certainement, supposer que
Presbyleros Johaiines soit pour quelque chose dans la
seconde classe des crits johanniques (celle qui com-prend le quatrime Evangile et les trois ptres), il
n'est pour rien dans la composition de l'Apocalypse.
S'il y a quelque chose d'vident, c'est que l'Apoca-
lypse, d'une part, l'vangile et les trois ptres,
d'autre part, ne sont pas sortis de la mme main -.L'Apocalypse est le plus juif, le quatrime vangileest le moins juif des crits du Nouveau Testament \En admettant que l'aptre Jean soit l'auteur de quel-
une autre catgorie que les aptres, disciples du Seigneur .
Eusbe exagre, en tout cas, en concluant de la phrase de Papias
que ce dernier a t auditeur d'Arislion el du Presbyleros.
\. Nous reviendrons sur tous ces points dans notre tome V.
2, C'est ce que Denys d'Alexandrie, dans la seconde moiti du
iii*^ sicle, avait dj parfaitement aperu. Sa thse, borne cela,
est un modle de dissertation philologique et critique. Eusbe,
H. E., YII, 23.
3. Le nom de Juif , toujours pris comme synonyme
d'adversaire de Jsus , dans le quatrime vangile, est dansl'Apocalypse le titre suprme d'honneur (ii, 9 ; m, 9).
wvi L'AiNTECHRIST.
qu'un des crits que la tradition lui attrii3ue, c'est
srement de l'Apocalypse, non de l'vangile. L'x\po-
calypse rpond bien l'opinion tranche qu'il semble
avoir adopte dans la lutte des judo-chrtiens et dePaul; l'Evangile n'y rpond pas. Les efforts que
firent, ds le m* sicle, une partie des Pres de
l'glise grecque pour attribuer l'Apocalypse au Pres-
byteros ^^ venaient de la rpulsion que ce livre
inspirait alors aux docteurs orthodoxes '\ Ils ne
pouvaient supporter la pense qu'un crit dont ils
trouvaient le style barbare et qui leur paraissait tout
empreint des haines juives ft l'ouvrage d'un aptre.
Leur opinion tait le fruit d'une induction a priori
sans valeur, non l'expression d'une tradition ou d'un
raisonnement critique.
Si Viyoi 'iwvv/; du premier chapitre de l'Apoca-
lypse est sincre, l'Apocalypse est donc bien relle-
ment de l'aptre Jean. Mais l'essence des apocalypses
est d'tre pseudonymes. Les auteurs des apocalypses
de Daniel, d'Hnoch, de Baruch, d'Esdras, se pr-
sentent comme tant Daniel, Hnoch, Baruch, Esdras,
en personne. L'glise du ii' sicle admettait sur le
mme pied que l'Apocalypse de Jean une Apocalypse
1. Denys d'Alexandrie, dans Eusbe, //. E., VU, 23; Eusbe,
//. E.j IH, 39; saint Jrme, De viris ilL, 9.
2. Vie de Jsus, 13" dit., p. 297, nol 3, et ci-aprs, p. 460.
INTRODUCTION. xwii
de Pierre, qui tait srement apocryphe \ Si, dansl'Apocalypse qui est reste canonique, l'auteur donne
son nom vritable, c'est l une surprenante exception
aux rgles du genre. Eh bien, cette exception,nous croyons qu'il faut l'admettre. Une dilTrence
essentielle spare, en effet, l'Apocalypse canonic{ue
des autres crits analogues qui nous ont t conser-
vs. La plupart des apocalypses sont attribues des
auteurs c|ui ont fleuri ou sont censs avoir fleuri des
cinq et six cents ans, quelquefois des milliers d'annes
en arrire. Au ii' sicle, on attribua des apocalypses
aux hommes du sicle apostolique. Le Pasteur et lescrits pseudo-clmentins sont de cinquante ou soixante
ans postrieurs aux personnages qui on les attribue.
L'Apocalypse de Pierre fut probablement dans le
mme cas ; au moins, rien ne prouve qu'elle eut rien departiculier, de topique, de personnel. L'Apocalypse
canonique, au contraire, si elle est pseudonyme,
aurait t attribue l'aptre Jean du vivant de ce
dernier, ou trs-peu de temps aprs sa mort. N'tait
les trois premiers chapitres, cela serait strictement
possible ; mais est-il concevable que le faussaire et
eu la hardiesse d'adresser son uvre apocryphe aux
1. Canon de Muralori, lignes 70-72; slicliomtrie du Codexclaromonlanus , dans Credncr, Gesch. der neulest. Kanon,
p. 177.
XXVIII L'ANTECHRIST.
sept glises qui avaient t en rapport avec l'aptre.?
Et si l'on nie ces rapports, avec M. Scholten, on
tombe dans une difficult plus grave encore ; car il
faut admettre alors que le faussaire, par une ineptie
sans gale, crivant des glises qui n'ont jamaisconnu Jean, prsente son prtendu Jean comme ayant
t Patmos, tout prs d'phse S comme sachantleurs secrets les plus intimes et comme ayant sur
elles une pleine autorit. Ces glises, qui, dans l'hy-
pothse de M. Scholten, savaient bien que Jean
n'avait jamais t en Asie ni prs de l'Asie, se fussent-elles laiss tromper un artifice aussi grossier ? Une
chose qui ressort de l'Apocalypse, dans toutes les
hypothses-, c'est que l'aptre Jean fut durant quelque
temps le chef des glises d'Asie. Cela tabli, il est
bien difficile de ne pas conclure que l'aptre Jean
fut rellement l'auteur de l'Apocalypse ; car, la date
du livre tant fixe avec une prcision absolue, on ne
trouve plus l'espace de temps ncessaire pour un
faux. Si l'aptre, en janvier 69, vivait en Asie, ouseulement y avait t, les quatre premiers chapitres
sont incomprhensibles de la part d'un faussaire. En
1. Supposer l'aptre venu Patmos, c'est le supposer venu
phse, Patmos tant en quelque sorte une dpendance d'phse,au point de vue de la navigation.
2. Voir l'appendice la fin du volume, p. 559 et suivantes.
INTRODUCTION. xxi\
supposant, avec M. Scholten, l'aptre Jean mort au
commencement de l'an 69 (ce qui ne parat pas
conforme la vrit), on ne sort gure d'embarras.
Le livre, en effet, est crit comme si le rvlateur tait
encore vivant; il est destin tre rpandu sur-le-
champ dans les Eglises d'Asie; si l'aptre eut t
mort, la supercherie tait trop vidente. Qu'et-on
dit phse, vers fvrier 69, en recevant un pareillivre comme cens provenir d'un aptre qu'on savait
bien ne plus exister, et que, selon M. Scholten, on
n'avait jamais vu?L'examen intrinsque du livre , loin d'infirmer
cette hypothse, l'appuie fortement. Jean l'aptre
parat avoir t, aprs Jacques, le plus ardent des
judo-chrtiens ; l'Apocalypse, de son ct, respireune haine terrible contre Paul et contre ceux qui se
relchaient dans l'observance de la loi juive. Le livre
rpond merveille au caractre violent et fanati-
que qui parat avoir t celui de Jean \ C'est bien ll'uvre du fils du tonnerre , du terrible boa-
iierge, de celui qui ne voulait pas qu'on ust du
nom de son matre si on n'appartenait au cercle le
plus troit des disciples, de celui qui, s'il l'avait
pu, aurait fait pleuvoir le feu et le soufre sur les
1. Voir ci-dessous, p. 347-348.
XXX L'AxXTECHUIST,
Samaritains peu hospitaliers. La description de la
cour cleste, avec sa pompe toute matrielle de trnes
et de couronnes, est bien de celui qui, jeune, avait
mis son ambition s'asseoir, avec son frre, sur des
trnes droite et gauche du. Messie. Les deux
grandes proccupations de l'auteur de l'Apocalypse
sont' Rome (ch. xiu et suiv.) et Jrusalem (ch. \i
et xii). Il semble qu'il a vu Rome, ses temples, ses
statues, la grande idoltrie impriale. Or un voyage
de Jean Rome, la suite de Pierre, se laisse facile-
ment supposer. Ce qui concerne Jrusalem est plus
frappant encore. L'auteur revient toujours la
ville aime ; il ne pense qu' elle; il est au courant
de toutes les aventures de l'glise hirosolymitaine
durant la rvolution de Jude (qu'on se rappelle le
beau symbole de la femme et de sa fuite au dsert) ;on sent qu'il avait t une des colonnes de cette
glise, un dvot exalt du parti juif. Cela convient
trs-bien Jean \ La tradition d'Asie Mineure semblede mme avoir conserv le souvenir de Jean commecelui d'un svre judasant. Dans la controverse de
la Pque, qui troubla si fortement ts glises durant
la seconie moiti du ir sicle, l'autorit de Jean
est le principal a'.'gument que font valoir les glises
i . Gai., II, 9. Jean parat Iri-soiivent en compagnie de Pierre :
Art., u\, 1, 3, 4, 11; iv, 13, 19; viii, 14.
INTRODUCTION. xxm
d'Asie pour maintenir la clbration de la Pque,
conformment la loi juive, au ik de nisan. Poly-
carpe, en 160, et Polycrate, en 190, font appel
son autorit pour dfendre leur usage antique contre
les novateurs qui, s'appuyant sur le quatrime van-gile, ne voulaient pas que Jsus, la vraie pque, et
mang l'agneau pascal la veille de sa mort, et quitransfraient la fte au jour de la rsurrection \
La langue de l'Apocalypse est galement une
raison pour attribuer le livre un membre de l'glisede Jrusalem. Cette langue est tout fait part dans
les crits du Nouveau Testament. Nul doute que l'ou-
vrage n'ait t crit en grec ^ ; mais c'est un grec
calqu sur l'hbreu, pens en hbreu, et qui ne pou-
vait gure tre compris et got que par des gens
sachant l'hbreu ^ L'auteur est nourri des prophties
et des apocalypses antrieures la sienne un degr
qui tonne; il les sait videmment par cur. 11 estfamilier avec la version grecque des livres sacrs*;
1
.
Polycrate cl Iine, dans Eusbe, //. E., V, 24.
2. Je suis l'aiplia et l'omga. Les mesures et les poids
sont grecs.
3. Sans parler des mots sacramentels et du cliiffre de la Bte,qui sont en hbreu (ix, 1 1 ; xvi, 16j, les hbrasmes se remarquent chaque ligne. Notez en paiticuher, i, 4, riiidclinabilit de la
traduction grecque du nom de Jhovah.
4. Il adopte plusieurs des expressions des Septante, mme;
xxMi L'ANTECHRIST.
mais c'est dans le texte hbreu que les passages
bibliques se prsentent lui. Quelle diffrence avec
le style de Paul, de Luc, de l'auteur de l'ptre aux
Hbreux, et mme des vangiles synoptiques! Unhomme ayant pass des annes c Jrusalem, dans
les coles qui entouraient le temple, pouvait seul tre
ce point imprgn de la Bible et participer aussi
vivement aux passions du peuple rvolutionnaire,
ses esprances, sa haine contre les Romains.
Enfin, une circonstance qu'il n'est pas permis de
ngliger, c'est que l'Apocalypse prsente quelques
traits qui ont du rapport avec le quatrime vangile
et avec les plres attribues Jean. Ainsi l'expres-
sion >oyo; Tou so, si caractristique du quatrime
vangile, se trouve pour la premire fois dans l'Apo-
calypse *. L'image des eaux vives ') ^ est commune
aux deux ouvrages. L'expression d' agneau de
Dieu , dans le quatrime vangile % rappelle l'ex-
dans ce qu'elles ont d'inexact : a/:rm tcO [/.ajTupou = VJVi2 b^^
INTRODUCTION. xwui
pression d'Agneau, qui est ordinaire dans l'Apoca-
hpse pour dsigner le Christ. Les deux livres appli-
quent au Messie le passage de Zacharie, xii, 10, et
le traduisent de la mme manire \ Loin de nous lapense de conclure de ces faits que la muie plume
ait crit le quatrime vangile et l'Apocalypse;mais il n'est pas indilrent que le quatrime van-gile, dont l'auteur n'a pu tre sans lien quelconque
avec l'aptre' Jean, olFre dans son style et ses images
quelques rapports avec un livre attribu pour des
motifs srieux l'aptre Jean.
La tradition ecclsiastique est hsitante sur la
question qui nous occupe. Jusque vers l'an 150, l'Apo-
calypse ne semble pas avoir eu dans l'glise l'im-
portance qui, d'aprs nos ides, aurait d s'attacher
un crit o l'on eut t assur de possder un mani-
feste solennel sorti de la plume d'un aptre. Il est dou-
teux que Papias l'admt comme ayant t rdige par
l'aptre Jean. Papias tait millnaire de la mme ma-nire que l'Apocalypse ; mais il parat qu'il dclarait
tenir cette doctrine de la tradition non ci'ite . S'il
avait allgu l'Apocalypse, Eusbe le dirait % lui quirelve avec tant d'empressement toutes les citations
1. Apoc, I, 7; Jean, xix, 37. Cette traduction diffre de celledes Septante, et est p utt conforme l'hbreu.
2. Hist. eccl., III, 39. Les tmoignages d'Andr et d'Arthasde Gappadoce sur ce point sont peu concluants.
c
XXXIV L'ANTECHRIST.
que cet ancien Pre fait d'crits apostoliques. L'auteur
du Pasteur d'Hermas connat, ce semble, l'Apocalypse
et l'imite^; mais il ne suit pas de l qu'il la tnt pour
un ouvrage de Jean l'aptre. C'est saint Justin qui,
vers le milieu du f sicle, dclare le premier haute-
ment que l'Apocalypse est bien une composition de
l'aptre Jean ^ ; or saint Justin, qui ne sortit du sein
d'aucune des grandes Eglises, est une mdiocre auto-
rit en fait de traditions. Mliton, qui ccAnmenta cer-
taines parties de l'ouvrage % Thophile d'Antioche*
et Apollonius % qui s'en servirent beaucoup dans leurspolmiques, semblent cependant, comme Justin, l'a-
voir attribu l'aptre. Il en faut dire autant du
Canon de Muratori^. A partir de l'an 1200, l'opinion
^. Voir surtout Vis., iv, 1,2; Simil., ix, 1 et suiv.
2. Dial. cum Tryph., 81.
3. Eusbe, H. E.) IV, 26; saint Jrme, De viris ill., 24.
Comp. AFliton, De verilale^ sub fin.
4. Eus., //. E.^ IV, 24. On peut se demander si le mot 'luv-
VGU, dans les deux passages d'Eusbe relatifs Mliton et Tho-
phile, n'est pas une addition explicative de l'historien ecclsias-
tique. Mais Eusbe tant attentif relever les passages d'o il
rsulte qu'on a dout de l'authenticit de l'Apocalypse, on doit
supposer qu'il n'et pas ajout le mot 'Icowcu, s'il ne l'et ren-
contr dans les auteurs dont il parle.
5. Eusbe, //. E., V, 18.
6. Lignes 47-48, 70-72. Ce second passage semble cependant
marquer une tendance placer le livre parmi les apocryphes.
INTRODUCTION. xxw
la plus rpandue est que le Jean de l'Apocalypse est
bien l'aptre. Irne % Tertullien% Clment d'Alexan-drie % Origne% l'auteur des Philosophuinena^^n ontl-dessus aucune hsitation. L'opinion contraire est
toutefois fermement soutenue. Pour ceux qui s'car-
taient de plus en plus du judo-christianisme et dumillnarisme primitifs, l'Apocalypse tait un livre
dangereux, impossible dfendre, indigne d'un
aptre, puisqu'il renfermait des prophties qui ne
s'taient pas accomplies.. Marcion, Gerdon et les
gnostiques la rejetaient absolument"; les Constitu-
tions apostoliques l'omettent dans leur Canon''; la
vieille Peschito ne la contient pas. Les adversaires
des rveries montanistes, tels que le prtre Caus% les
4, Ado. Jir.^lN., xx, 11 ; V, xxvi, 1 ; xxvin, 2; xxx, 1 ; xxxiv,
t, etc. Cf. Eusbe, //. E., V, 8.
2. Adv. Marc, III, U; lY, 5.3. Slrom., VI, 13; Pdag., II, 12.
4. Dans Eus., //. E., VI, 25; hi Matlfi., tom. XVI, 6; In
Joh., tom. I, 14; II, 4, etc.
5. Philosopli., VII, 36.
6. Tertullien, .k/t). J/arc.., IV, 5; livre Adv. omnes hreses,
parmi les uvres de TerluUien, 6.
7. Constil. aposl., II, 57; VIII, 47 (Canons apost., n 85j.
8. Caus, dans Eusbe, 11. E., III, 28. Les doutes que peut
laisser ce passage sont levs par le fragment de Denys d'Alexan-
drie, dans Eusbe, VII, 25, et par ce qu'piphane dit des aloges;La traduction comme s'il tait un grand aptre est insoutenable^
Cf. Tliodoret, llr. fab.) II, 3.
XXX.VI L'ANTECHRIST.
aloges S feignirent d'y voir l'uvre de Grinlhe.
Enfin, dans la seconde moiti du iii^ sicle, l'cole
d'Alexandrie, en haine du millnarisme renaissant
par suite de la perscution de Valrien, fait la cri-
tique du livre. avec une excessive rigueur et une
mauvaise humeur non dissimule ; l'vque Denys
dmontre parfaitement que l'Apocalypse ne saurait
tre du mme auteur que le quatrime vangile, etmet la mode l'hypothse du Presbyteros ^. AuIV sicle, l'Eglise grecque est tout fait partage ^.
Eusbe, quoique hsitant, est en somme dfavorable
la thse qui attribue l'ouvrage au hls de Zbde.
Grgoire de Nazianze et presque tous les chrtiens
lettrs du mme temps refusrent de voir un critapostolique dans un livre qui contrariait si vivement
leur got, leurs ides d'apologtique et leurs prjugsd'ducation. On peut dire que, si ce parti avait t
le matre, il et relgu l'Apocalypse au rang du
Pasteur et des vTeyojy-sva dont le texte grec a
presque disparu. Heureusement, il tait tiop tard
pour que de telles exclusions pussent russir. Grce
\. piph., haer. li, 3-4, 32-33.
2. Hist. eccl., VII, 25. Il est probable que la question avait
dj t discute par saint Hippolyte. Voir la liste de ses critsdans Corpus inscr. gr., n 8613, A, 3.
3. Eus., H. E., III, 24;saint Jrme, Epist. cxxix, ad Darda-
num, 3.
INTRODUCTION. xxxvii
d'habiles contre-sens, un livre qui renferme d'atroces
injures contre Paul s'est conserv ct des uvres
mmes de Paul, et forme avec celles-ci un volumecens provenir d'une seule inspiration.
Cette protestation persistante, qui constitue un
fait si important de l'histoire ecclsiastique, est-elle
d'un poids bien considrable aux yeux de la critique
indpendante? On ne saurait le dire. Certainement
Denys d'Alexandrie est dans le vrai, quand il tablit
que le mme homme n'a pas pu crire le quatrimeEvangile et l'Apocalypse. Mais, place devant ce
dilemme, la critique moderne a rpondu tout autre-
ment que la critique du uf sicle. L'authenticit del'Apocalypse lui a paru bien plus admissible que celle
de l'Evangile, et si, dans l'uvre johannique, ilfaut faire une part ce problmatique Presbyteros
Johannes, c'est bien moins l'Apocalypse que l'Evan-
gile et les ptres qu'il conviendrait de lui attribuer.
Quel motif eurent, au in^ sicle, ces adversaires du
montanisme, au iv^ sicle, ces chrtiens levs dans
les coles hellniques d'Alexandrie, de Csare, d'An-
tioche, pour nier que l'auteur de l'Apocalypse ft
rellement l'aptre Jean? Une tradition, un souvenir
conserv dans les glises? En aucune faon. Leurs mo-tifs taient des motifs de thologie a priori. D'abord,
l'attribution de l'Apocalypse l'aptre rendait
xxxviii L'ANTECHRIST.
presque impossible pour un homme instruit et sensd'admettre l'authenlicit du quatrime vangile, etl'on et cru alors branler le christianisme en doutant
de l'authenticit de ce dernier document. En outre,
la vision attribue Jean paraissait une source d'er-
reurs sans cesse renaissantes; il en sortait des recru-
descences perptuelles de judo-christianisme, de
prophtisme intemprant, de millnarisme auda-
cieux? Quelle rponse pouvait-on faire aux monta-
nistes et aux mystiques du mme genre, disciples par-faitement consquents de l'Apocalypse, ces troupes
d'enthousiastes qui couraient au martyre , enivrs
qu'ils taient par la posie trange du vieux livre de
l'an 69? Une seule : prouver que le livre qui servait
de texte leurs chimres n'tait pas d'origine apo-
stolique. La raison qui porta Caus, Denys d'Alexan-
drie et tant d'autres nier que l'Apocalypse fut
rellement de l'aptre Jean est donc justement cellequi nous porte la conclusion oppose. Le livre est
judo-chrtien, bionite; il est l'uvre d'un enthou-
siaste ivre de haine contre l'empire romain et le
monde profane; il exclut toute rconciliation entre le
christianisme, d'une part, l'empire et le monde, de
l'autre; le messianisme y est tout matriel; le rgne
des martyrs pendant mille ans y est affirm; la fin du
monde est dclare trs-prochaine. Ces motifs, oi^i les
INTRODUCTION. \xxix
chrtiens raisonnables, sortis de la direction de Paul,
puis de l'cole d'Alexandrie, voyaient des difficults
insurmontables, sont pour nous des marques d'an-
ciennet et d'authenticit apostolique. L'bionisme 'et
le montanisme ne nous font plus peur; simples histo-
riens, nous affirmons mme que les adhrents de cessectes, repousss par l'orthodoxie, taient les vrais
successeurs de Jsus, des Douze et de la famille du
Matre. La direction rationnelle que prend le christia-
nisme par le gnosticisme modr, par le triomphe
tardif de l'cole de Paul, et surtout par l'ascendant
d'hommes tels que Clment d'Alexandrie et Origne,
ne doit pas faire oublier ses vraies origines. Les chi-
mres, les impossibilits, les conceptions matria-
listes, les paradoxes, les normits, qui impatien-
taient Eusbe, quand il lisait ces anciens auteurs
bionites et millnaristes, tels que Papias, taient le
vrai christianisme primitif. Pour que les rves de ces
sublimes illumins soient devenus une religion sus-
ceptible de vivre, il a fallu que des hommes de bonsens et de beaux gnies, comme taient ces Grecs
qui se firent chrtiens partir du nf sicle, aientrepris l'uvre des vieux visionnaires, et, en la repre-
nant, l'aient singulirement modifie, corrige, amoin-
drie. Les monuments les plus authentiques des nave-
ts du premier ge devinrent alors d'embarrassants
XL L'ANTECHRIST.
tmoins, que l'on essaya de rejeter dans l'ombre. Jl
arriva ce qui arrive d'ordinaire l'origine de toutes
les crations religieuses, ce qui s'observa en parti-
culier durant les premiers sicles de l'ordre francis-
cain : les fondateurs de la maison furent vincs par
les nouveaux venus; les vrais successeurs des pre-
miers pres devinrent bientt des suspects et des
hrtiques. De l ce fait que nous avons eu souvent
occasion de relever, savoir que les livres favoris du
judo-christianisme bionite et millnaire* se sont
bien mieux conservs dans les traductions latines et
orientales que dans le texte grec, l'glise grecque
orthodoxe s'tant toujours montre fort intolrante
l'gard de ces livres et les ayant systm.atiquement
supprims.
Les raisons qui font attribuer l'Apocalypse
l'aptre Jean restent donc trs-fortes, et je crois que
les personnes qui liront notre rcit seront frappes
de la manire dont tout, en cette hypothse, s'ex-
plique et se lie. Mais, dans un monde o les idesen fait de proprit littraire taient si difrenles de
1. Livre d'Hnoch, Apocalyp=;e de Baruch , Assomption deIMosp, Ascension d'Isae, "" livre d'Rsdras, et jusqu' ces dernierstemps, le Pasteur, l'plre de Barnabe. Par l s'explique aussi la
perte plus ou moins complte du texte grec de Papias, de saint
Irne.
INTRODUCTIOiN. XLI
ce qu'elles sont de nos jours, un ouvrage pouvait ap-
partenir un auteur de bien des manires. L'aptre
Jean a-t-il crit lui-mme le manifeste de l'an 69? On
en peut certes douter. Il suffit pour notre thse qu'il
en ait eu connaissance, et que, l'ayant approuv, il
l'ait vu sans dplaisir circuler sous son nom. Les trois
premiers versets du chapitre i*% qui ont l'air d'une
autre main que celle du Voyant, s'expliqueraient
alors. Par l s'expliqueraient aussi des passages *
comme xviii, 20; xxi, lli, qui inclinent croire que
celui qui tenait la plume n'tait pas aptre. Dans
Eph., II, 20, nous trouvons un trait analogue, et l
nous sommes srs qu'entre Paul et nous il y a l'in-
termdiaire d'un secrtaire ou d'un imitateur. L'abus
qui a t fait du nom des aptres pour donner de la
valeur des crits apocryphes^ doit nous rendre
trs-souponneux. Beaucoup de traits de l'Apocalypse
ne conviennent pas un disciple immdiat de Jsus ^.
On est surpris de voir un des membres du comit in-
time o s'labora l'vangile nous prsenter son ancien
ami comme un Messie de gloire, assis sur le trne de
1. Aux preuves tant de fois allgues, ajoutez Caus et Denysd'Alexandrie, dans Eusbe, H. E., III, 28.
2. Le verset Apoc, i, 2, ne signifie pas que l'auteur ait t
tmoin de la vie de Jsus. Comp. i, 9, 19, 20; vi, 9; xx, 4;
XXII, 8.
XLii L'ANTECHRIST.
Dieu, gouvernant les peuples, et si totalement diff-
rent du Messie de Galile que le Voyant son aspect
frissonne et tombe demi mort. Un homme qui avaitconnu le vrai Jsus pouvait difficilement, mme aubout de trente-six ans, avoir subi une telle modification
dans ses souvenirs. Marie de Magdala, apercevant
Jsus ressuscit, s'crie : Omon matre! et Jean neverrait le ciel ouvert que pour y retrouver celui qu'il
aima transform en Christ terrible!... Ajoutons quel'on n'est pas moins tonn de voir sortir de la plume
d'un des principaux personnages de l'idylle vang-
lique une composition artificielle, un vrai pastiche,
ou l'imitation froid des visions des anciens prophtes
se montre chaque ligne. L'image des pcheurs de
Galile qui nous est offerte par les Evangiles synop-
tiques ne rpond gure celle d'crivains, de lecteurs
assidus des anciens livres, de rabbins savants. Reste
savoir si ce n'est pas le tableau des synoptiques
qui est faux, et si l'entourage de Jsus ne fut pas
beaucoup plus pdant, plus scolastique, plus ana-
logue aux scribes et aux pharisiens, que le rcit de
Matthieu, ?,arc et Luc ne porterait le supposer.
Si l'on admet l'hypothse que nous avons dite, et
d'aprs laquelle Jean aurait plutt accept l'Apoca-
lypse qu'il ne l'aurait crite de sa main, on obtient
un autre avantage, c'est d'expliquer comment le livre
INTRODUCTION. XLiii
fut si peu rpandu, durant les trois quarts de sicle
qui suivirent sa composition. Il est probable que l'au-
teur, aprs l'an 70, voyant Jrusalem prise, les Fla-
vius solidement tablis, l'empire romain reconstitu,
et le monde obstin durer, malgr le terme de
trois ans et demi qu'il lui avait assign, arrta lui-
mme la publicit de son ouvrage. L'Apocalypse,en effet, n'atteignit toute son importance que vers
le milieu du if sicle, quand le millnarisme
devint un sujet de discorde dans l'Eglise, et sur-
tout quand les perscutions redonnrent aux invec-
tives contre la Bte du sens et de l'-propos *. La
fortune de l'Apocalypse fut ainsi attache aux alter-
natives de paix et d'preuves que traversa l'glise.
Chaque perscution lui donna une vogue nouvelle;
c'est quand les perscutions sont finies que le livre
court de vritables dangers, et se voit sur le point
d'tre chass du Canon, comme un pamphlet men-
songer et sditieux.
Deux traditions dont j'ai admis en ce volume la
plausibilit, savoir la venue de Pierre Rome et
le sjour de Jean Ephse, ayant donn lieu de
longues controverses, j'en ai fait l'objet d'un appen-
dice la fin du volume. J'ai en particulier discut le
1.
Voir la lettre des glises de Vienne et de Lyon, dans Eusbe,//. E.^ y, I, '10, 58 (notez
-h ^pari).
XLiv L'ANTECHRIST.
rcent mmoire de M. Scholten sur le sjour des ap-
tres en Asie avec le soin que mritent tous les crits
de l'minent critique hollandais. Les conclusions aux-
quelles je suis arriv, et que je ne tiens, du reste,
que pour probables, exciteront certainement, comme
l'emploi que j'ai fait du quatrime vangile en cri-vant la Vie de Jsus, les ddains d'une jeune coleprsomptueuse, aux yeux de laquelle toute thse est
prouve ds qu'elle est ngative, et qui traite p-
remptoirement d'ignorants ceux qui n'admettent pas
d'emble ses exagrations. Je prie le lecteur srieux
de croire cfue je le respecte assez pour ne rien /ngli-
ger de ce qui peut servir trouver la vrit dans
l'ordre des tudes dont je l'entretiens. Mais j'ai pour
principe que l'histoire et la dissertation doivent tre
distinctes l'une de l'autre. L'histoire ne peut tre bien
faite qu'aprs que l'rudition a entass des biblio-
thques entires d'essais critiques et de mmoires;
mais, quand l'histoire arrive se dgager, elle ne
doit au lecteur que l'indication de la source originale
sur laquelle chaque assertion s'appuie. Les notes
occupent le tiers de chac[ue page dans ces volumes
que je consacre aux origines du christianisme. Si
j'avais d m'obliger y mettre la bibliographie, les
citations d'auteurs modernes, la discussion dtaille
des opinions, les notes eussent rempli au moins
IMTRODUCTION, xlv
les trois quarts de la page. Il est vrai que la m-thode que j'ai suivie suppose des lecteurs verss dans
les recherches sur l'Ancien et le Nouveau Testament,
ce qui est le cas de bien peu de personnes en France.
Mais combien de livres srieux auraient le droit
d'exister si, avant de les composer, l'auteur avait du
tre sur qu'il aurait un public pour les bien com-
prendre? J'affirme d'ailleurs que mme un lecteur quine sait pas l'allemand, s'il est au courant de ce qui a
t crit dans notre langue sur ces matires, peut fort
bien suivre ma discussion. L'excellent recueil inti-
tul Revue de thologie j qui s'imprimait jusqu' cesdernires annes Strasbourg, est une encyclopdie
d'exgse moderne, qui ne dispense pas srement
de remonter aux livres allemands et hollandais, mais
o toutes les grandes discussions de la thologie sa-
vante depuis un demi-sicle ont eu leur cho. Les
crits de MM. Reuss, Rville, Scherer, Kienlen,Goulin, et en gnral les thses de la facult de
Strasbourg ^ offriront galement aux lecteurs dsi-t>
'I . On m'a si souvent reproch les courtes listes bibliogra-phiques d'ouvrages franais que j'ai donnes dans les volumesantrieurs, bien que j'eusse formellement averti que ces listesn'avaient d'autre but que de rpondre ceux qui m'accusaient desupposer chez lo lecteur franais des connaissances antrieures
qu'il ne pouvait avoir, que je me les interdis cette fois-ci. Lepdantisme, l'ostentation du savoir, le soin de ne ngliger aucun
XL\i L'ANTECHRIST.
reux de plus amples renseignements une solide in-
struction. Il va sans le dire que ceux qui pourront
lire les crits de Christian Baur, le pre de toutes
ces tudes, de Zeller, de Schwegler, de Volkmar,
de Hilgenfeld, de Lcke, de Lipsius, de Holtzmann,
d'Evvald, de Keim, de Hausralh, de Scholten, se-
ront mieux difis encore. J'ai proclam toute ma
vie que l'Allemagne s'tait acquis une gloire ter-
nelle en fondant la science critique de la Bible et les
tudes qui s'y rapportent. Je l'ai dit assez haut pour
qu'on n'et pas d m'accuser de passer sous silence
des obligations que j'ai cent fois reconnues. L'cole
des exgtes allemands a ses dfauts ; ces dfauts
sont ceux qu'un thologien, quelc|ue libral qu'il soit,ne peut viter; mais la patience, la tnacit d'es-
prit, la bonne foi qui ont t dployes dans cette
uvre d'analyse sont chose vraiment admirable.
Entre plusieurs trs-belles pierres que l'Allemagne
a poses dans l'difice de l'esprit humain, lev
frais communs par tous les peuples, la science bi-
de ses avantages, sont tellement devenus la rgle de certainescoles, qu'on n'y admet plus l'crivain sobre qui, selon la maximede nos vieux matres de Porl-Roya],sail se borner, ne fait jamaisprofession de science, et dans un livre ne donne pas le quart desrecherches que ce livre a cotes. L'lgance, la modestie, la
politesse, l'alticisme passent maintenant pour des manires degens arrirs.
INTRODUCTION. XLVU
blique est peut-tre le bloc qui a t taill avec le
plus de soin, celui qui porte au plus haut degr le
cachet de l'ouvrier.
Pour ce volume, comme pour les prcdents, je
dois beaucoup l'rudition toujours prle et l'in-
puisable complaisance de mes savants confrres et
amis, MM. Egger, Lon Renier, Derenbourg, Wad-dington, Boissier, de Longprier, de Witte, Le Blant,
Dulaurier, qui ont bien voulu me permettre de les
consulter journellement sur les points se rapportant
leurs tudes spciales. M. Neubauer a revu la
partie talmudique. Malgr ses travaux la Chambre,
M. Nol Parfait a bien voulu ne pas me discontinuer
ses soins de correcteur accompli. Enfin, je dois ex-
primer ma vive reconnaissance MM. Amari, Pietro
Rosa, Fabio Gori, Fiorelli, Minervini, de Luca, qui,
durant un voyage d'Italie que j'ai fait l'anne der-
nire, ont t pour moi les plus prcieux des guides.
On verra comment ce voyage se rattachait par plu-
sieurs cts au sujet du prsent volume. Quoique je
connusse dj l'Italie, j'avais soif de saluer encore
une fois la terre des grands souvenirs, la mre savante
de toute renaissance. Selon une lgende rabbinique,
il y avait Rome, durant ce long deuil de la beaut
qu'on appelle le moyen ge , une statue antique
conserve en un lieu secret , et si belle que les
XLViii L'ANTECHRIST.
Romains venaient de nuit la baiser furtivement. Le
fruit de ces embrassements profanes fut, dit- on,
l'Antchrist \ Ce fils de la statue de marbre estbien certainement au moins un fils de l'Italie. Toutes
les grandes protestations de la conscience humaine
contre les excs du christianisme sont venues autre-
fois de cette terre ; de l encore elles viendront dans
l'avenir.
Je ne cacherai pas que le got de l'histoire, la
jouissance incomparable qu'on prouve voir se
drouler le spectacle de l'humanit, m'a surtout
entran en ce volume. J'ai eu trop de plaisir le
faire pour que je demande d'autre rcompense que
de l'avoir fait. Souvent je me suis reproch de tant
jouir en mon cabinet de travail, pendant que ma
pauvre patrie se consume dans une lente agonie;
mais j'ai la conscience tranquille. Lors des lections
de 1869, je m'offris aux suffrages de mes conci-
toyens ; toutes mes affiches portaient en grosses let-
tres : Pas de rvolution ; pas de guerre ; une
guerre sera aussi funeste qu'une rvolution. Au
mois de septembre 1870, je conjurai les esprits clai-
rs de l'Allemagne et de l'Europe de songer l'af-
freux malheur qui menaait la civilisation. Pendant
le sige, dans Paris, au mois de novembre 1870, je
'\ VoirBuxloif, Lex. chald. talm. rabb.^ [>. til.
INTRODUCTION. xlix
m'exposai une forte impopularit en conseillant la
runion d'une assemble, ayant les pouvoirs pour
traiter de la paix. Aux lections de 1871, je rpondis
aux ouvertures qu'on me fit : Un tel mandat ne
peut tre ni recherch, ni refus. Aprs le rta-
blissement de l'ordre, j'ai appliqu tout ce que j'ai
d'attention aux rformes que je considre comme les
plus urgentes pour sauver notre pays. J'ai donc fait
ce que j'ai pu. Nous devons notre patrie d'tre
sincres avec elle; nous ne sommes pas obligs d'em-
ployer le charlatanisme pour lui faire accepter nos
services ou agrer nos ides.
Peut-tre, d'ailleurs, ce volume, bien que s'adres-
sant avant tout aux curieux et aux artistes, contien-
dra-t-il plus d'un enseignement. On y verra le crime
pouss jusqu' son comble et la protestation dessaints leve des accents sublimes. Un tel spec-tacle ne sera pas sans fruit religieux. Je crois autant
que jamais que la religion n'est pas une duperiesubjective de notre nature, qu'elle rpond uneralit extrieure, et que celui qui en aura suivi les
inspirations aura t le bien inspii. Simplifier la
religion n'est pas l'branler, c'est souvent la fortifier.
Les petites sectes protestantes de nos jours, comme le
christianisme naissant, sont l pour le prouver. La
grande erreur du catholicisme est de croire qu'on
d
L L'ANTECHRIST.
peut lutter contre les progrs du matrialisme avec
une dogmatique complique, s'encombrant chaque
jour d'une nouvelle charge de merveilleux.Le peuple ne peut plus porter qu'une religion
sans miracles; mais une telle religion pourrait tre
bien vivante. encore, si, prenant leur parti de la dose
de positivisme qui est entre dans le temprament
intellectuel des classes ouvrires, les personnes qui
ont charge d'mes rduisaient le dogme autant qu'il
est possible, et faisaient du culte un moyen d'duca-
tion morale, de bienfaisante association. Au-dessus
de la famille et en dehors de l'Etat, l'homme a be-
soin de l'Eglise. Les Etats-Unis d'Amrique ne font
durer leur tonnante dmocratie que grce leurs
sectes innombrables. Si, comme on peut le suppo-
ser, le catholicisme ultramontain ne doit plus russir,
dans les grandes villes, ramener le peuple ses
temples, il faut que l'initiative individuelle cre des
petits centres o le faible trouve des leons, des se-
cours moraux, un patronage, parfois une. assistance
matrielle. La socit civile, qu'elle s'appelle com-
mune, canton ou province. Etat ou patrie, a des
devoirs pour l'amlioration de l'individu; mais ce
qu'elle fait est ncessairement limit. La famille doit
beaucoup plus; mais souvent elle est insuffisante;
quelquefois elle manque tout fait. Les associations
INTRODUCTION. Li
cres au nom d'un principe moral peuvent seules
donner tout homme venu en ce monde un lien quile rattache au pass, des devoirs envers l'avenir,
des exemples suivre, un hritage de vertu rece-
voir et transmettre, une tradition de dvouement
continuer.
L'ANTECHRIST
CHAPITRE PREMIER.
PAl L CAPTIF A nOME.
Les temps taient tranges, et jamais peut-trel'espce humaine n'avait travers de crise plus
extraordinaire. Nron entrait dans sa vingt-quatrime
anne. La tte de ce malheureux jeune homme, plac dix-sept ans par une mre sclrate la tte dumonde, achevait de s'garer. Depuis longtemps bien
des indices avaient caus de l'inquitude ceux qui le
connaissaient. C'tait un esprit prodigieusement d-
clamatoire, une mauvaise nature, hypocrite, lgre,
vaniteuse ; un compos incroyable d'intelligencefausse, de mchancet profonde, d'gosme atroce
et sournois, avec des raffinements inous de sub-
tilit. Pour faire de lui ce monstre qui n'a pas de1
2 ORIGINES DU CHRISTIAMSME. [An 61J
second clans l'histoire et dont on ne trouve l'ana-
logue que dans les annales pathologiques de l'cha-
faud, il fallut cependant des circonstances par-
ticulires*. L'cole de crime o il avait grandi,
l'excrable influence de sa mre, l'obligation o
cette femme abominable le mit presque de dbuter
dans la vie par un parricide, lui firent bientt conce-
voir le monde comme une horrible comdie, dont il
tait le principal acteur. A l'heure o nous sommes,il s'est dtach compltement des philosophes, ses
matres ; il a tu presque tous ses proches, mis la
mode les plus honteuses folies ; une partie de la
socit romaine, son exemple, est descendue au
dernier degr de la dpravation. La duret antique
arrivait son comble; la raction des justes instincts
populaires commenait. Vers le moment o Paul
entra dans Rome, la chronique du jour tait celle-ci :
Pedanius Secundus, prfet de Rome, personnage
consulaire, venait d'tre assassin par un de ses
esclaves, non. sans qu'on put allguer en faveur du
coupable des circonstances attnuantes. D'aprs la
loi, tous les esclaves qui, au moment du crime, avaient
habit sous le mme toit que l'assassin devaient tremis mort. Prs de quatre cents malheureux, taient
1 . Voir la rflexion de Pausanias, VII, xvii, 3.
[An 01] L'ANTECHRIST. 3
clans ce cas. Quand on apprit que l'atroce excutionallait avoir lieu, le sentiment de justice qui dort
sous la conscience du peuple le plus avili se rvolta.
Il y eut une meute; mais le snat et l'empereur
dcidrent que la loi devait avoir son course
Peut-tre parmi ces quatre cents innocents, immo-ls en vertu d'un droit odieux, y avait-il plus d'un chr-
tien. On avait touch le fond de l'abme du mal; on nepouvait plus que remonter. Des faits moraux d'une
nature singulire se passaient jusque dans les rangs lesplus levs de la socit'. Quatre ans auparavant, ons'tait fort entretenu d'une dame illustre, PomponiaGraecina, femme d'Aulus Plautius, le premier con-qurant de la Bretagne \ On l'accusait de supersti-tion trangre . Elle tait toujours vtue de noir etne sortait pas de son austrit. On attribuait bien
cette mlancolie d'horribles souvenirs, surtout la
mort de Julie, fille de Drusus, son amie intime, que
Messaline avait fait prir; un de ses fils parat aussi
avoir t victime d'une des monstruosits les plus
normes de Nron*; mais il tait clair que Pomponia
1
.
Tac, Ann., XIV, 42 et suiv.
2. Tertullien, Apolog., 1
.
3. Voir Borghesi, uvres compl., t. II, p. 17-27; Ovide,Pontiques, I, vi; II, vi; IV, ix. Cf. Tacite, Arjricola, 4.
4. Sutone, NroHj 35.
4 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An GIJ
Grcina portait au cur un deuil plus profond et
peut-tre de mystrieuses esprances. Elle fut re-
mise, selon l'ancienne coutume, au jugement de sonmari. Plautius assembla les parents, examina l'af-
faire en famille et dclara sa femme innocente. Cette
noble dame vcut longtemps encore, tranquille sousla protection de son mari, toujours triste, et fort
respecte. Il semble qu'elle ne dit son secret per-
sonnel Qui sait si les apparences que des observa-
teurs superficiels prenaient pour une humeur sombre
n'taient pas la grande paix de l'me, le recueil-
lement calme, l'attente rsigne de la mort, le
ddain d'une socit sotte et mchante, l'ineffable
joie du renoncement la joie? Qui sait si Pomponia
Graecina ne fut pas la premire sainte du grand
monde, la sur ane de Mlanie, d'Eustocliie et de
Paula- ?
Cette situation extraordinaire , si elle exposait
l'glise de Rome aux contre-coups de la politique, lui
donnait en retour une importance de premier ordre,
^. Tac, Ann., Xni, 32.
2. La famille des Pomponius Gracinus, selon cerLaines hypo-
thses, aurait eu, durant des sicles, une grande importance dans
l'glise de Rome; ce nom figurerait au cimetire de Sainl-Cal-
liste (inscription du m* ou iv*' sicle, d'une restitution dou-
teuse: de Uossi, Roina solterranea,!, p. 306 et suiv. ; II, p. 360
et suiv.; inscr. tav. xlix-l, n 27). L'identification de Pomponia
[Au Gl] L'ANTECHRIST. 5
quoiqu'elle ft peu nombreuse*. Rome, sous Nron,
ne ressemblait nullement aux provinces. Quiconque
aspirait une grande action devait y venir. Paul
avait, cet gard, une sorte d'instinct profond qui
le guidait. Son arrive Rome fut dans sa vie un v-
nement presc[ue aussi dcisif que sa conversion. Il
crut avoir atteint le sommet de sa vie apostolique, et
se rappela sans doute le rve o, aprs une de ses
journes de lutte. Christ lui apparut et lui dit : Courage ! comme tu m'as rendu tmoignage
Jrusalem, tu me rendras tmoignage Rome^.
Ds qu'on fut prs des murs de la ville ternelle,
le centurion Julius conduisit ses prisonniers aux
castra prtoriana , btis par Sjan, prs de la voie
Nomentane. et les remit au prfet du prtoire ^ Les
appelants l'empereur taient, en entrant dans Rome,
tenus pour prisonniers de l'empereur, ef comme tels
confis la garde impriale*. Les prfets du pr-
toire taient d'ordinaire au nombre de deux ; mais
Grcina avec la Lucina dont le souvenir est rattach aux plus
anciennes spultures chrtiennes nous parait plus que hasarde.
Il n'y a eu qu'une seule Lucina, celle du iir sicle.
1. Act., XXVIII, 21 et suiv.
2. Ad., XXIII, 11. Cf. XIX, 21 ; xxvii, 24.
3. Phil., I, 13; Act., xxviii, 16; Sulone, Tibre, 37.
4. Comp. Pline, Epist., X, 63; Jos , Jh
6 ORIGINES DU CHRISTIAMSME. [An Cl]
ce moment il n'y en avait qu'un ^ Cette cliarge
capitale tait depuis l'an 51 entre les mains du
noble Afranius Burrhus% qui, un an aprs, devait
expier par une mort pleine de tristesse le crime
d'avoir voulu faire le bien en comptant avec le mal.
Paul n'eut sans doute aucun rapport direct avec
lui. Peut-tre cependant la faon humaine dont
l'aptre parat avoir t trait fut-elle due l'in-
fluence que cet homme juste et vertueux exeraitautour de lui. Paul fut constitu l'tat de custodia
militaris, c'est--dire confi un frumentaire prto-
rien % auquel il tait enchan, mais non d'une faon
incommode ou continue. Il eut la permission de
vivre dans une pice loue ses fixais, peut-tre
dans l'enceinte des castraprtoriana, o tous venaient
librement le voir\ 11 attendit deux ans en cet tat
l'appel de sa cause. Burrhus mourut en mars 62; il
fut remplac par Fenius Rufus et par l'infme
Tigellin, le compagnon de dbauches de Nron,
l'instrument de ses crimes. Snque, partir de ce
1. V. Tillemont, Hist. des emp., I, p. '02.
2. Cf. Jos., Ant., XX, viii, 9.
3. Act., xxviii, 20. Comp. Saint Paul, p. 536; Jos., Ant.,
XVIII, VI, 7; Snque, De Ira^iq. anim, 10. On trouve desfrumentaires appartenant tous les corps [Renier]
.
4. .4c^, xxviii, 16, 17, 20, 23, 30; Phil., i, 7, 13, 14, 17, 30;
Col., IV, 3, 4, \%; Eph., II, 1 ; m, \ ; vr, 19-20.
[An CIJ L'ANTECHRIST. 7
moment, se retire des affaires. Nron n'a plus pour
conseils que les Furies.
Les relations de Paul avec les fidles de Rome
avaient commenc, nous l'avons vu, pendant le der-
nier sjour de l'aptre Gorinthe. Trois joui's aprs
son arrive, il voulut, comme il en avait l'habitude,
se mettre en rapport avec les principaux hakamim.
Ce n'est pas au sein de la synagogue que la chr-
tient de Rome s'tait forme; c'taient des croyants
dbarqus Ostie ou Pouzzoles qui en se grou-
pant avaient constitu la premire glise de la capi-
tale du monde; cette glise n'avait presque aucune
liaison avec les diverses synagogues de la mme ville ^L'immensit de Rome et la masse d'trangers qui s'y
rencontraient- taient cause que l'on s'y connaissait
peu et que des ides fort opposes pouvaient s'y pro-
duire cte cte sans se toucher. Paul fut donc
amen se comporter selon la rgle qu'il suivait, lorsde sa premire et de sa seconde mission, dans les
villes o il apportait le germe de la foi. Il fit prier
quelques-uns des chefs de synagogue de venir le
\. Act., XXVIII, 21 et suiv.
2. La population juive de Rome pouvait tre de vingt ou trentemille mes, en comptant les femmes et les enfants. Jos., Ant.,XVII, XI, \ ; XVIII, III, 5; Tacite, Ami., II, 85. Le passage clbre
du Pro Flacco suppose peu prs le mme chiffre.
8 ORIGJiXES DU CHPxISTIAMSME. [An OIJ
trouver. Il leur prsenta sa situation sous le jour le
plus favorable, protesta qu'il n'avait rien fait et ne
voulait rien faire contre sa nation,
qu'il s'agissait
de l'esprance d'Isral, c'est--dire de la foi en la
rsurrection. Les juifs lui rpondirent cp'ils n'avaient
jamais entendu parler de lui, ni reu de lettre deJude son sujet, et exprimrent le dsir de l'en-
tendre exposer lui-mme ses opinions. Car, ajou-
trent-ils, nous avons ou dire que la secte dont
tu parles provoque partout de vives contradictions.
On fixa l'heure de la discussion, et un assez grand
nombre de juifs se runirent dans la petite chambre
occupe par l'aptre pour l'entendre. La confrence
dura une journe presque entire ; Paul numra tous
les textes de Mose et des prophtes qui prouvaient,
selon lui, que Jsus tait le Messie. Quelques-uns
crurent; le plus grand nombre resta incrdule. Les
juifs de Rome se piquaient d'une trs-exacte obser-
vance^. Ce n'est pas l que Paul pouvait avoir beau-
coup de succs. On se spara en grand discord; Paul,
mcontent, cita un passage d'Isae', trs-familier aux
prdicateurs chrtiens % sur l'aveuglement volontaire
1. iXsvToXoi. Voir Saint Paul, p. 104 et suiv.
2. Is., VI, 6 et suiv.
3. Mattli., xiir, 14; Marc, xiv, 12; Luc, viii, 10; Jean, xii,
40; Rom., xi, 8.
[Ail GIJ L'ANTECHRIST. 9
des hommes endurcis qui ferment leurs yeux et bou-
chent leurs oreilles pour ne voir ni entendre la vrit.
Il termina, dit-on, par sa menace ordinaire de porter
aux gentils, qui le recevraient mieux, le royaume de
Dieu, dont les juifs ne voulaient pas.
Son apostolat parmi les paens fut, en effet, cou-
ronn d'un bien plus grand succs. Sa cellule de
prisonnier devint un foyer de prdication ardente.
Pendant les deux ans qu'il y passa, il ne fut pas gn
une seule fois dans l'exercice de ce proslytisme ^
Il avait prs de lui quelques-uns de ses disciples, au
moins Timothe et Aristarque-. Il semble que tour
tour ses amis demeuraient avec lui et partageaient
sa chane ^ Les progrs de l'Evangile taient surpre-
nants^ L'aptre faisait des miracles, passait pour
disposer de la puissance cleste et des esprits". La
prison de Paul fut ainsi plus fconde que ne l'avait
t sa libre activit. Ses chanes, tranes au prtoire
et qu'il montrait partout avec une sorte d'ostenta-
1. Act.,\\\'ui, 30-31; Phil., i, 7.
2. Phil., 1, 1 ; n, 19 et suiv. ; Col., iv, 10; Philem., 24. Luc
dut faire une absence ; car Paul n'envoie pas son salut aux Philip-
piens.
3. Col., IV, 10; Plnlem , 13, 23.
4. Phil., I, 12.
5. Rom., XV, 18-19, mis en rapport avec la lgende de Simon
le Magicien.
10 ORIGINES DU CHUISTIANISMl-:. [An Gi]
lion, taient elles seules comme une prdication*.
A son exemple, et anims par la faon dont il sup-portait la captivit , ses disciples et les autres
chrtiens de Rome prchaient hardiment.
Ils ne rencontrrent d'abord aucun obstacle '. La
Campanie mme et les villes du pied du Vsuvereurent, peut-tre de l'glise de Pouzzoles, les
germes du christianisme, qui trouvait l les condi-
tions o il avait accoutum de crotre, je veux dire un
premier sol juif pour le recevoir ^ D'tranges con-
qutes se firent. La chastet des fidles tait un
attrait puissant; ce fut par celte vertu que plusieurs
1. Phil., I, 13.
2. Ibid., I, 14.
3. Garrucci, dans le Bullellino archeologico napolilano, nouv.
srie, 2* anne, p. 8; de Rossi, Bull, i arch. crist., 1864, p. 69
et suiv., 92 et suiv.; Zanget&g