Hegel
chez
Marc Crépon
et Catherine Malabou,
de Hegel à Derrida Par ROBERT MAGGIORI
Philosophe, traducteur, Marc Crépon est
directeur de recherches au CNRS. Catherine
Malabou est philosophe, maître de conférences
à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense
et «Visiting Professor» de la State University of
New York à Buffalo. Bien des points les
rapprochent : la figure de Hegel, présente dès
leur thèse de doctorat, l’intérêt pour Heidegger,
la proximité de Jacques Derrida. Après avoir
exploité l’héritage de la déconstruction, en
dégageant le concept de plasticité et en
l’étendant au champ neurobiologique,
Catherine Malabou a traité des «identités scindées» d’abord dans les Nouveaux Blessés. De Freud à la neurologie : penser les traumas contemporains (Bayard) puis dans Ontologie de l’accident (Léo Scheer). Elle vient de publier la Chambre du milieu. De Hegel aux neurosciences (Hermann) et, sur philosophie et
féminisme, Changer de différence (Galilée). Par
des voies différentes, passant par Nietzsche,
Rosenzweig, Benjamin, le messianisme, la
question des langues et des communautés,
Marc Crépon a abouti à une réflexion sur
«la pensée de la mort et la mémoire des guerres», qui a donné Vivre avec (Hermann).
Dernièrement, il a analysé les usages politiques
du sentiment de crainte dans la Culture de la peur. Démocratie, identité, sécurité (Galilée).
Les aventures de Hegel
Critique
Jean-Clet Martin fait partager sa passion pour
«la Phénoménologie de l’Esprit»
Par ERIC AESCHIMANN
Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) n’a
pas bonne presse en France. Pour des raisons
différentes, Deleuze, Foucault et Levinas en
avaient fait leur cible préférée, symbole de la
Raison occidentale qu’ils entendaient subvertir.
Il y a deux ans, le deux centième anniversaire
de la Phénoménologie de l’Esprit, son ouvrage
majeur, n’a été célébré que par les
spécialistes, tandis que le discours de Nicolas
Sarkozy à Dakar, copié-collé de quelques
paragraphes sur «l’homme africain» qui ne
serait pas entré dans l’histoire, a conforté
l’image du philosophe allemand en théoricien
de la raison d’Etat.
Lorsqu’il parle de son livre, Jean-Clet Martin se
fixe une haute ambition : «Marquer une inflexion dans la lecture de Hegel en France.»De fait, proposer de «lire la
Phénoménologie de l’Esprit» est en soi une
rupture : depuis les fameux séminaires de
Kojève et Hyppolyte avant la guerre, les
contempteurs de Hegel s’intéressent moins à
ses textes qu’à sa prétention à construire un
«système» couvrant les domaines les plus
variés de l’activité humaine - droit, histoire,
esthétique… Projet dénoncé comme rigide,
fermé, totalisant, voire potentiellement
totalitaire. C’est par exemple la thèse répétée
de livre en livre par André Glucksmann (le
premier des Maîtres penseurs qu’il dénonce dès
1977, c’est Hegel).
Catégorie. Jean-Clet Martin, lui, nous convie à
une lecture mot à mot, ligne à ligne. La Phénoménologie de l’Esprit, il est vrai, est un
texte difficile. En 1807, Hegel a 37 ans et vit à
Iéna, toujours en quête d’un poste de
professeur d’université rémunéré - ce n’est que
plus tard, devenu professeur vedette à Berlin,
qu’il sera le mandarin tel qu’on le caricature
souvent. Pour l’heure, il vivote et sa
Phénoménologie est elle-même un énorme
effort pour raconter, étape par étape, l’histoire
de ce qu’il appelle «l’Esprit», et que l’on
pourrait traduire par : l’irréductible singularité
de chaque être humain. Jean-Clet Martin
inaugure sa lecture en reprenant Qui pense abstrait ?, un petit texte de Hegel publié la
même année que la Phénoménologie et
récemment traduit en français (1). Décrivant
une foule en train de conspuer le criminel que
l’on va pendre, Hegel écrit : «Voilà donc ce qu’est la pensée abstraite : ne voir dans le meurtrier que l’abstraction d’être un meurtrier et, à l’aide de cette qualité simple, anéantir tout autre caractère humain.» Penser concret,
chercher l’Esprit, ce serait donc dévoiler l’être
vivant là où les discours institués ne voient que
la catégorie.
Hegel a souvent été considéré comme l’ultime
étape d’une philosophie occidentale qui, de
Platon à Kant, sépare l’apparence de l’essence
et loge la Vérité hors du monde (dans le ciel
des Idées ou dans la «chose en soi»). Jean-Clet
Martin inverse la perception : en montrant que
le philosophe allemand fonde au contraire sa
démarche sur l’idée qu’«il n’y a pas à aller au-delà des apparences».«Veut-on voir les objets en leur noyau, en éplucher la surface? explique
Martin. Alors, on ne verra aucune silhouette dans les ténèbres obscures de la matière. Veut-on voir la pure lumière en se réfugiant dans les
sommets ? On n’y verra pas grand-chose tant la neige nous éblouira.» Pour Hegel, la vérité
n’habite ni dans la matière, ni au Ciel, mais
dans la relation toujours instable qu’ils
entretiennent.
Et c’est là qu’il est question d’un os. Au début
du XIXe, la biologie croit avoir trouvé le fin mot
de l’homme : s’il y a des génies ou des
criminels, des imbéciles et des matheux, c’est
à cause de la forme de leur crâne. Pour la
phrénologie, résume Hegel dans une formule
qui sert de leitmotiv à Jean-Clet Martin,
«l’Esprit est un os». Certes, depuis, la science
a progressé, mais la tentation réductionniste
demeure. Par exemple, prétendre que
l’homosexualité est génétique, ce serait, en
langage hégélien, dire que l’Esprit est une
séquence d’ADN. Martin : «Dire que l’Esprit n’est pas un os, c’est refuser de l’inscrire dans un simple processus matériel. Mais, symétriquement, Hegel s’oppose à la vision d’une transcendance. Marx lui reproche d’être idéaliste : c’est complètement faux !»
«Visions». Il y a (jeu de mots mis à part)
quelque chose d’un peu crâne dans la passion
que Jean-Clet Martin voue à l’Esprit hégélien.
Ex-cancre, lui-même est une forte tête. En
seconde, il arrête les études. «C’était en 72-73, à une époque où le lendemain n’était pas une crainte et où le travail était perçu comme une aliénation.» Il lit, découvre Nietzsche, passe le
bac en candidat libre, décroche l’agrégation et,
encouragé par Jean-Luc Nancy, soutient une
thèse sur Gilles Deleuze, dont il sera proche.
Prestigieux patronage, mais qui contribue à lui
fermer les portes de l’université. Depuis, Jean-
Clet Martin enseigne la philosophie en
terminale, dans sa région natale, près de
Mulhouse. Résonance ? «Quand Hegel écrit la
Phénoménologie, son statut social n’est pas assuré. Peu après, il va diriger un journal, dont il sera viré. Puis il est directeur de lycée et donne des cours : cela ne peut que me le rendre sympathique.»
Autre convergence : «Dans la Phénoménologie,
il se sert souvent de la langue populaire, il fonctionne par visions, par prises de vue. Le terrain sur lequel il avance n’a pas été défriché : il en découvre le style, de manière erratique.» Jean-Clet Martin s’exprime lui-
même avec un peu de brusquerie, ce qu’il
appelle «une alternance de lenteur et de précipitation» et que son accent alsacien
accentue. Est-ce pour cela qu’il est sensible à
la violence qui traverse Hegel, ses sautes
d’écriture, ses tourments ? Son oreille
frontalière, en tout cas, l’a aidé à entendre,
derrière Begriff (concept en allemand, terme
central chez Hegel) le mot begreiffen du patois
de son enfance. Il se rappelle : «Cela veut dire : sentir, choper.» Dans la même famille, on
trouve greifer et le français griffe. Pour Hegel,
créer un concept, c’est «saisir»,«mettre la main dessus»,«produire le relevé des griffures, des éraflures». Tout le contraire d’une
abstraction.
C’est cette tension, cette rage inquiète, que
Martin aime débusquer dans son Enquête criminelle… Hegel ne disait-il pas que «toute approche conceptuelle se traduit par un meurtre» ? Revisitant les figures qui scandent
l’aventure de l’Esprit - le «maître et l’esclave»,
la «conscience malheureuse», la «flatterie», la
«belle âme», la Terreur révolutionnaire… -,
notre détective rouvre les dossiers, réveille les
blessures, exhume les cadavres. La
reconstitution finale montre Hegel dans Iéna
occupée par les troupes napoléoniennes. Il voit
passer l’empereur, «cette âme du monde», mais son appartement a été pillé et la dernière image nous le montre «son manuscrit sous le manteau, comme un voleur dans une ville en pleine liesse». Laissant derrière lui un maigre
indice : un os.
(1) Qui pense abstrait ? (Hermann, 2007). Lire
Libération du 28 juin 2007.
Par ROBERT MAGGIORI
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Kostas Axelos Ce qui advient. Fragments d’une
approche Les Belles Lettres, «Encre marine»,
158 pp., 21 euros.
On reproche parfois aux philosophes de
caresser les questions au point de les rendre
vicieuses et de les compliquer à loisir pour
qu’elles deviennent insolubles. On part pour un
long voyage si on se demande, par exemple :
«Que peut-on savoir ?» Mais on s’ouvre en effet
à des abysses si on tourne la question en
vinaigre : «Que ne sait-on pas ?» Il serait
pourtant vain de soutenir que les «questions
dernières» sont vaines : chacun, un jour ou
l’autre, confronté à un avenir incertain, à une
liberté menacée, à l’ignorance, à la disparition,
au choix, à l’absurde, à l’attente, à l’abandon,
au besoin de se regarder dans une glace pour
savoir ce qu’il a fait de sa vie, ou de la vie des
autres, s’y trouve, qu’il le veuille ou non,
confronté. C’est pourquoi la philosophie, que
son langage peut rendre lointaine, est si
proche : elle ne s’éloigne jamais du «centre de tous les rapports» où se joue le sens de
l’existence.
C’est un sentiment de ce genre que l’on
éprouve en ouvrant Ce qui advient de Kostas
Axelos. Le «Liminaire», censé inviter à la
lecture, n’est pas loin de la paralyser : «Il y va principalement de ce qui advient et non pas de tel ou tel advenir, de tel ou tel devenir ou du devenir en général.» On croit entrer dans
quelque lieu sacré, qu’il faut parcourir en
semelles de crêpe, dans le silence… Pas
d’exposé systématique, pas d’aphorismes non
plus : une «écriture fragmentaire», ciselée avec
un soin artisanal, 342 «pensées» d’allure
pascalienne, qui, par approches successives,
encerclements, répétitions, reformulations,
tentent de capter l’«essentiel».
L’essentiel ? On le découvrira peu à peu, à
mesure qu’on aura vaincu les premières
appréhensions, que les yeux se seront
accoutumés à cette lumière de bougie, rare,
qui fait entrevoir ce qui est fait pour n’être pas
vu, «ce qui advient», justement, ce qui est
«ensuspens», le «transquotidien», le non-dit, le
vide…
«De l’errance et du jeu».Kostas Axelos a
beaucoup écrit depuis le Marx penseur de la technique de 1961, qui en fit un des
personnages de la scène théorique
européenne. Aujourd’hui, à 85 ans, il semble
arrivé à cette chose unique que les philosophes
ont à dire et dont Bergson pensait qu’il leur faut
toute une vie pour la dire. Sa méditation sur
«l’ultime en chacun de nous», sur ce «centre énigmatique» ou ce «lien de tous les liens» que
masquent les aléas, les contingences, la «forêt pleine de signes», surprendra ses anciens
étudiants (il enseignait la philosophie à Censier
et à la Sorbonne en 1968), qui étaient
impressionnés par son aura de «guerrier».
Né en Grèce en 1924, formé au lycée
d’Athènes, à l’Ecole allemande et à l’Institut
français, il entreprend des études
universitaires de droit et d’économie. La guerre
l’entraîne vers la politique : pour lutter contre
l’occupation allemande et italienne, il s’engage
dans la Résistance, puis participe à la guerre
civile. Il était alors journaliste, membre du Parti
communiste grec, dont il sera plus tard exclu.
Les insurgés défaits, il est condamné à mort. Il
parvient à s’évader, quittant la Grèce par le
même bateau que celui qui emporte Cornelius
Castoriadis. A Paris, il étudie la philosophie,
devient chercheur au CNRS et à l’Ecole
pratique des hautes études. Il se fait connaître
par des ouvrages tels que Héraclite et la philosophie,Vers la pensée planétaire, le Jeu du monde, ou Marx penseur de la technique qui,
dans une perspective heideggerienne, inscrit
l’auteur du Capital dans l’histoire de la
métaphysique moderne, comme son plus
complet déploiement.
Il participe (et est un temps rédacteur en chef)
à l’aventure d’Arguments, la revue fondée par
Edgar Morin, Roland Barthes, Jean Duvignaud
et Colette Audry, qui voulait, au-delà d’une
critique radicale du stalinisme, reconsidérer le
«mode marxiste de penser», et à propos de
laquelle, au moment de sa réédition (1), Axelos
dira qu’à son horizon «se tenaientHegel, Marx, Nietzsche, Freud, Heidegger», et que sa visée
était «postmarxiste». Traducteur de Heidegger
et de György Lukács, il fonde aussi, aux
éditions de Minuit, la collection «Arguments»,
où il publie la plupart de ses livres, et où seront
accueillis Bataille, Beaufret, Blanchot,
Châtelet, Deleuze, Hjelmslev, Jaspers…
De Héraclite, Marx, Heidegger à une «pensée planétaire de l’errance et du jeu» qui tenterait
de saisir le «monde» dans les convergences et
les divergences de ses «fragments», via
l’exploration infinie des «grandes puissances» par lesquelles l’homme s’y relie, poésie et art,
politique, philosophie, sciences et techniques :
tel est l’itinéraire. Ce qui advient ne s’en écarte
guère. Mais la parole est plus sobre, épurée,
tranquille, et cherche de façon méditative à
«entendre le bruit des pas de ce qui s’approche».
«Roue de l’infortune».«Ce qui s’approche» vient
évidemment du fond des âges (ou de nos âges),
tient à ce que «nous acceptons et rejetons, ce que nous souhaitons et craignons, espérons et redoutonsen même temps», à nos dires et à
nos mutismes, à nos actions et à celles qu’on
n’a su accomplir, aux fictions par lesquelles
nous avons vêtu la réalité, pour la masquer ou
mieux la voir, à ce qui se retire ou à ce dont
nous nous éloignons. Et sans doute est-ce dans
les fragments sur «Ce qui ne nous quitte pas»
que le propos d’Axelos est le plus congru.
Chacun pourrait identifier ce qu’il quitte, ou
bien ce(ux) qui le quitte(nt). Du philosophe on
prétend qu’il dise ce qui ne nous quitte pas.
Mais on ne voudrait rien déflorer. Qu’on
entende, juste, le murmure du penseur grec : ce
qui ne nous quitte pas, c’est la «roue de l’infortune», oscillant sans cesse entre
animalité, humanité et divinité, c’est
l’irrémédiable, la «perpétuation et la répétition» (alors qu’on «rêve à des nouveautés spectaculaires»), l’insaisissable (la
compréhension de ce qui nous concerne est
limitée : le «reste se dérobe»), la critique, la
recherche constante du plaisir, la pesanteur, la
futilité, la bêtise, la nécessité du compromis,
l’«avant-nous», l’irrésistible propension à
«parler de ce dont on ne peut parler, faire ce qui ne se laisse pas faire, se poser des questions pour lesquelles il n’y a pas de réponse». Ce qui ne nous quitte pas, ou qu’on
ne quitte pas, c’est donc la philosophie, même
lorsqu’elle demande : «Que ne sait-on pas ?»
(1) Arguments, 1956-1962, édition intégrale
présentée par Olivier Corpet et Mariateresa
Padova, préfacée par Edgar Morin, Kostas
Axelos et Jean Duvignaud, Privat 1983.
Le grand œuvre de Gérard Lebrun sur Hegel,
paru en 1972, avait pour titre la Patience du concept. A l’époque, Hegel était considéré
comme un penseur totalisant, donc totalitaire.
Depuis quelques années, de jeunes chercheurs
s’y intéressent à nouveau. Parmi eux, Bertrand
Quentin vient de publier Hegel et le scepticisme (L’Harmattan), qui montre que,
contrairement à la caricature que l’on en fait, le
philosophe du Savoir absolu avait su intégrer la
contingence, donc le doute, au cœur de son
système. A lire aussi, chez Vrin, la Vie de Jésus, d’Ari Simhon, qui réunit des textes de
jeunesse de Hegel.
«Il ne s'agit pas de
réhabiliter le
communisme, mais de
repenser tout, à
nouveau»
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Cecil. L'article de Libé dit que vous êtes le chef
de file de l'Ecole de Lulbijana, comment est
née cette école de pensée? Quelles sont ses
particularités?
Slavoj Zizek . A la fin des années 70, nous, la
jeune génération, a été dans une situation très
particulière. D'un côté l'idéologie officielle
marxiste, l'Ecole de Francfort, avec Adorno, de
l'autre côté les dissidents, et la philosophie de
Heidegger. Quant a eu lieu, en France,
l'explosion du structuralisme, la réaction des
deux côtés en Slovénie, a été la même: un
refus brutal. Ça a été une énigme pour nous.
Pourquoi, ceux qui sont des ennemis, c'est-à-
dire les marxistes et les heideggeriens,
pourquoi, tout d'un coup, ils parlent une même
langue?
Notre spécificité: la lecture de Lacan, la
psychanalyse lacanienne, comme un outil pour
analyser d'un côté, la problématique de
l'idéologie et de la politique, et de l'autre côté
de lire, avec Lacan, les grands idéalistes
allemands, de Kant à Hegel.
Jules. Vous dites que le stalinisme fait parti
des Lumières, ça me laisse dubitatif, vous
pourriez m'éclairer?
Oui, avec plaisir. C'est déjà une thèse de
l'Ecole de Francfort, de ce que Adorno a
appelé, la dialectique des Lumières. Un
exemple, pour éclairer mon propos, les procès
politiques. L'accusé dans ces procès a toujours
publiquement avoué son crime, il a même
donné une explication très claire pourquoi il a
commis ces crimes. Une chose comme ça est
impensable dans le fascisme. On n'a pas fait de
procès contre les juifs pour qu'ils "avouent leur
crime". Pourquoi cette différence? Parce que
dans l'univers stalinien, même le traite le plus
bas est considéré comme quelqu'un qui peut
participer à la raison universelle. C'est une
perversion, mais une perversion qui est
antérieure à la logique des Lumières.
Benoît. Vous citez peu Gilles Deleuze, quelle
place occupe sa pensée pour vous?
Dans l'espace anglosaxon, on a l'habitude de
mettre tous les grands noms français Derrida,
Deleuze, Foucault dans la catégorie de ce qu'on
appelle le post-constructuralisme, ou bien
déconstructionnisme. Mais je crois que c'est
crucial de souligner que Deleuze est d'une
toute autre catégorie. Dans ma lecture,
Deleuze est beaucoup plus proche de Lacan. Je
crois précisément que pour sortir du champ de
ce qu'on appelle, post-modernisme, la
référence à Deleuze est cruciale. Mao, a dit
qu'«on doit distinguer entre le débat qui est à l'intérieur du peuple, et le débat, la bataille, avec les ennemis du peuple». Deleuze est de
notre côté.
Vincent. Dans un vos articles vous parlez d'un
moment politique précis: celui où «l'esprit de
68 » a épuisé ses potentiels politiques. Je vous
cite: "à cet instant critique (le milieu des
années 1970), la seule option qui restait était
une poussée brutale et directe vers le réel."
Vous mentionnez alors trois formes sous
lesquelles s'est opérée cette poussée: le plaisir
sexuel, l'expérience mystique et le terrorisme.
Est-ce bien au sens lacanien, c'est-à-dire d'un
espace symbolique vide, que vous entendez le
"réel"?
C'est un peu plus raffiné. Je crois que chez
Lacan la notion du réel est une notion très
complexe. Pour le dire d'une façon très naïve, il
y a un mauvais réel, qui est un réel presque
psychotique, le réel d'une violence
destructrice. De l'autre côté un tout autre réel,
le réel de la différence minimale. Par exemple,
pour moi, Samuel Beckett, est l'artiste
supprême de la différence minimale. Je crois
que les trois formes du réel dont vous me
parlez, ce sont, précisément, ces réels de
destructions radicales. Et la chose à faire
aujourd'hui, c'est de réinventer une théorie, en
art et en politique, des formes du réel de la
différence minimale.
Frederic. Le reproche régulièrement adressé à
ceux qui s'inscrivent, comme vous, dans un
courant "critique" du capitalisme est de n'avoir
pas de propositions sérieuses de
remplacement, pas d'utopie servant de référent
comme le fut le marxisme. Face au «projet
libéral», quel « projet de société » est
envisageable aujourd'hui ?
Premièrement, je suis le premier à reconnaître
que je n'ai pas un projet positif élaboré en
détails. Mais, je crois que l'utopie la plus
radicale aujourd'hui, c'est l'idée que l'état des
choses dans lequel on est aujourd'hui ne peut
pas continuer à l'infini.
Je crois que le capitalisme global engendre des
antagonismes, écologiques, sociales, qu'on ne
peut pas résoudre dans son propre cadre, dans
le cadre du capitalisme global. C'est pourquoi
je crois qu'on sera forcé d'inventer un nouveau
mode de collectivité.
Jeff. Dans un essai sur Robespierre, vous
soulignez l'utilité d'une "Terreur de la gauche".
Qu'est-ce que ça veut dire dans le monde
contemporain?
Je crois que la Terreur n'est pas quelque chose
que l'on doit recommencer. Mais, il y a des
formes de Terreur qui sont pratiquées par nos
sociétés démocratiques. Ma thèse, c'est que
pour combattre la violence qui est déjà là, on
n'a pas le droit de nous interdire de répondre
aussi par la violence.
Yves et Claude : L'échec du libéralisme
exonère-t-il le communisme de son propre
échec?
Non, absolument pas. Je suis d'accord avec
mon ami Alain Babiou, qui a caractérisé l'échec
du communisme comme un désastre obscure. Il
ne s'agit pas de réhabiliter le communisme du
20ème siècle, il s'agit de commencer au degré
zéro, de repenser tout, à nouveau.
Christian Dubuis Santini. Permettez-moi
d'entrer dans le vif du sujet de la Parallaxe: en
quoi l'exemple des Winnebago chez Lévi-
Strauss (que vous reprenez dans votre thèse)
pourrait-il être présenté comme l'archétype de
la lutte des classes?
Ce qui m'intéresse dans cet exemple de Lévi-
Strauss, c'est que l'antagonisme ou bien
l'ambiguïté structurale est inscrite dans la
réalité elle-même. C'est ça la chose à retenir
de la vieille notion de la lutte des classes. Un
antagonisme ou déséquilibre qui fait partie de
la réalité sociale elle-même. C'est pourquoi,
pour moi, la lutte des classes, c'est le réel au
sens lacanien. C'est-à-dire que ce n'est pas
seulement quelque chose dans la réalité, c'est
une limite de la réalité.
Matador. Antagonisme et ambiguïté sont bien
des relations yin - yang?
Non, absolument pas. Yin et yang c'est cette
dualité ou polarité de la pensée primitive, ça
veut dire une balance entre les deux principes,
le masculin et le féminin. Mais, ce que le réel
lacanien veut dire, c'est précisément qu'il y a le
"un" mais le "autre" qui doit fonctionner comme
son supplément manque toujours. C'est
pourquoi Lacan dit «la femme n'existe pas». Ça
veut dire pour Lacan, il y a un "yin" mais sans
"yang".
Matador. Comment comprenez-vous le plaisir
de Badiou à user des concepts et outils
mathématiques pour s'orienter dans la pensée
et y souscrivez-vous ?
Ce que j'accepte, c'est l'idée de Badiou selon
laquelle la seule ontologie possible,
aujourd'hui, c'est une ontologie
mathématicienne. Je crois que tout
matérialisme qui insiste sur notre finitude, sur
notre rapport intime à notre corps, c'est déjà
une forme de spiritualisme. Comme par
exemple le cinéma de André Tarkovski. On n'a
pas besoin d'un matérialisme tout à fait formel
et abstrait.
Jeff : Aux Etats-Unis, on parle souvent d'une
absence historique d'une gauche de poids.
Etes-vous d'accord?
Oui, je crois qu'il n'y a qu'un seul moment où
les Etats-Unis se sont rapprochés d'une gauche
radicale de type europénne, ça été le du temps
de la présidence de Lincoln, le moment de la
lutte pour l'émancipation des Noirs. Je crois
que cette absence de gauche, au sens
européen, aux Etats Unis, c'est une chose qui
est cruciale pour comprendre l'Histoire des
Etats-Unis. C'est-à-dire que ce n'est pas
simplement l'absence, c'est l'absence qui
laisse des traces.
Nacal. Est-ce que, selon vous, il y a encore de
"vrais" philosophes en France?
Absolument, Il y a Alain Badiou, et parmi les
jeunes générations, Quentin Meillassoux, qui a
écrit un livre formidable Après la Finitude (1),
qui est, je crois, un livre crucial d'ontologie
générale. Et Catherine Malabou, avec son livre
L'avenir de Hegel (2), une des plus grandes
interprétations de Hegel, une réhabilitation
politique et philosophique du philosophe. Un
autre travail de Malabu sur ce qu'on appelle la
subjectivité post-traumatique, Les nouveaux blessés (3), C'est, je crois, une contribution
cruciale pour comprendre qu'est-ce que ça veut
dire être sujet aujourd'hui. Je crois bien que le
grand éclat des années 60-70, quand tout le
ciel a été plein de lumières, avec Lacan,
Foucault, Deleuze, Derrida, aujourd'hui, même
si c'est un peu souterrain, le travail de la
pensée française continue.
(1) Après la finitude, Quentin Meillassoux,
Seuil, 2006.
(2) L'avenir de Hegel: plasticité, temporalité, dialectique, Vrin, 1996.
(3) Les nouveaux blessés, Freud et la
neurobiologie contemporaine, Bayard, 2007.
Le Kant à soi de Gérard
Lebrun
Critique
Philo. Quand le professeur français exilé au
Brésil expliquait les concepts du maître de
Königsberg.
• AESCHIMANN Eric
•
Gérard Lebrun Kant sans kantisme Fayard, 342
pp., 22 euros.
«Il était une fois, à Königsberg, un prof de métaphysique qui parlait à ses étudiants de l’Ame, du Monde et de Dieu…» Ainsi s’ouvre cet
ouvrage rassemblant des articles écrits sur
Kant par le philosophe Gérard Lebrun. Une
première phrase dont la liberté de ton dit
l’essentiel : face aux grands auteurs, aux
grands systèmes, voici un philosophe qui sait
se montrer ni dédaigneux ni obséquieux - juste
libre. Sous sa plume, les doctrines les plus
élaborées ne sont jamais des dogmes figés,
mais une matière vivante, tissée de
contradictions, de tâtonnements, de
mouvements, qui sont autant de jeux pour
l’esprit. Pour ceux qui avaient raté un premier
ensemble de textes consacrés à Hegel
(l’Envers de la dialectique, paru au Seuil en
2004), Kant sans kantisme est l’occasion de
découvrir à la fois une personnalité et une
pratique jubilatoire de la philosophie classique
allemande.
Choix.Mais qui est Gérard Lebrun ? Que la
question se pose constitue déjà un élément de
réponse. Né en 1930, grand ami de Michel
Foucault et de Paul Veyne, Lebrun a été l’un
des philosophes les plus brillants de sa
génération, mais aussi celui qui aura le moins
cherché la lumière. Après deux premiers
ouvrages sur Kant et Hegel, qui ont servi de
manuels à de nombreux étudiants, il avait
cessé de publier en français à partir de 1972.
Professeur à Aix, puis au Brésil, il a longtemps
refusé d’enseigner à Paris et craignait plus que
tout de «devenir un mandarin», disait-il. Même
le choix de l’idéalisme allemand, très décrié
dans les années 60 et 70, était une façon de se
tenir à l’écart des bagarres intellectuelles de
l’époque. «Il ne vivait que pour les grandes doctrines, se souvient Veyne. Je le revois encore dévorer Fichte quand il avait 19 ans.»
Exemple de la méthode Lebrun : dans Kant sans kantisme, il interroge longuement la
division de l’objet en deux opérée par Kant : le «phénomène», qui en est la face accessible par
l’entendement, c’est-à-dire par la rationalité
scientifique en train d’émerger à la fin du
XVIIIe ; et le «noumène», l’objet pris en lui-
même, sans passer par une observation, ce qui
le met hors d’atteinte de l’homme. Un recto
rationnel, un verso métaphysique : Lebrun
montre l’instabilité de l’attelage. Mais aussi son
utilité, puisqu’il s’agissait pour Kant de
combattre à la fois le scepticisme (il n’y a que
des apparences) et la théologie (il n’y a que
Dieu). Foucault reconstituait la formation des
«savoirs» ; Lebrun, lui, raconte comment
naissent les concepts.
«Il considérait la philosophie comme une langue dont on repère les chausse-trappes et les chemins, jamais comme un recueil de vérité», note l’un des deux préfaciers, Francis
Wolf. Lebrun se voyait lui-même comme
«historien de la philosophie» et, laissant dormir
ses projets de livres, se consacrait à la
préparation de ses cours. «Il pouvait passer trente-six heures de suite dans son bureau, avec ses cigarettes et ses livres. Je l’ai vu faire un aller-retour Aix-Paris parce qu’il avait oublié un ouvrage. Ses cours étaient écrits au mot près, avec des coups de théâtre et des plaisanteries qu’il répétait comme un acteur.» Une fibre familiale : sa sœur est l’actrice
Danièle Lebrun, elle-même épouse du cinéaste
Marcel Bluwal.
En 1964, Gérard Lebrun s’installe à Rio pour
occuper la chaire de philosophie créée par la
France en 1936 lors de la mission universitaire
conduite par Fernand Braudel et Claude Lévi-
Strauss. Le prestige de la pensée française est
à son apogée. Lebrun joue un rôle décisif dans
la formation de la nouvelle génération
d’intellectuels de gauche qui optent pour la
sortie de la dictature en douceur - parmi eux,
Henrique Cardoso, le futur président, à qui il
arriva de citer Lebrun dans ses discours au
Parlement. Lebrun, qui tenait une chronique
redoutée dans le quotidien l’Estado do São Paulo, avait pourtant rompu depuis longtemps
avec la gauche. Comme Foucault, il avait quitté
le PCF en 1956 et en avait gardé un fort
ressentiment. «A la fin de sa vie, il tombait dans le néolibéralisme. Mais ses critiques nous ont obligés à ne pas être trop gauchistes», raconte le philosophe brésilien José-Artur
Giannotti, un ami de Cardoso.
Blessé.Il y a un mystère dans cet exil. Lebrun
n’a pas coupé tous les ponts. Il invite Foucault,
lit le manuscrit des Mots et les Choses à la
plage. Paul Veyne : «Ils se sont vus jusqu’à la fin, quand il venait à Paris, il allait chez lui. Gérard était d’une finesse, d’une courtoisie,
d’une élégance de conversation de salon du XVIIIe.» Mais, dans le monde académique,
l’échec à un concours peut vous hanter toute la
vie : lui était resté blessé de ne pas avoir été
reçu à Normale Sup. S’éloigner fut peut-être
une façon de panser la plaie.
C’est également au Brésil qu’il a choisi
d’assumer son homosexualité - sa femme, qui
l’avait accompagné là-bas, deviendra ensuite
l’épouse de Paul Veyne. Une dénonciation
mensongère pour pédophilie l’en éloignera à la
fin de sa vie : «Il est mort avant que l’affaire ne soit jugée, mais je vous assure que c’était une accusation dénuée de tout fondement», témoigne Giannotti.
Peu de temps avant sa disparition, en 1999,
Lebrun fit la connaissance de la philosophe
Barbara Cassin. C’est elle qui, d’abord au Seuil
et maintenant chez Fayard, a entrepris de
publier ses textes restés inédits en français. «Il croyait à l’histoire de la philosophie, parce qu’il était important de voir comment les concepts sont fabriqués, circulent, agissent, dont ils déniaisent notre vie quotidienne.» Il était une
fois, à Rio, un professeur de philosophie qui
enseignait à ses étudiants l’histoire des
concepts…
Le (dé) goût de la
laideur
Réagir
LORET Eric
•
Le (dé) goût de la laideur Textes réunis par
Gwenaëlle Aubry Le Petit mercure, 106 pp., 5 €.
Dans une collection qui s'intéresse
habituellement aux villes, ce recueil d'extraits
philosophiques ou d'artistes s'attaque à une
question bien «débattable», ma bonne dame, la
laideur.
Il y a Francis Bacon, le peintre, qui déclare : «Nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses en puissance.» L'Aurélien d'Aragon
qui ne sait pourquoi Bérénice le charme («il ne retrouve pas ce qui chante en elle»).
Et puis les analyses de Hegel sur les
représentations de martyrs, qui constituent
«pour l'art un sujet très dangereux» et ne
sauraient obtenir la beauté, à savoir «un accord parfait du sujet avec lui-même». Ce qui
ne le met pas franchement d'accord avec
Aristote, si nos souvenirs sont bons. «C'est pourtant un épigone de Hegel, note Gwenaëlle
Aubry, responsable de la compil, Karl Rozenkranz, qui, en 1853, publie une Esthétique du laid.»
Hegel d'amour AESCHIMANN Eric
• •
Hegel Qui pense abstrait ? Edition bilingue,
traduit de l'allemand et commentaires par Ari
Simhon. Hermann, 176 pp, 22 euro(s).
«Penser ? Abstrait ? Sauve qui peut !», ainsi
commence ce bref texte, inattendu et peu
connu, écrit en 1807, la même année que la
Phénoménologie de l'Esprit et dont Heidegger
disait que c'était «la meilleure introduction» à
la méthode hégélienne. On y découvre un Hegel
primesautier et moqueur, qui croque des
scènes de la vie quotidienne pour démontrer
que l'abstrait n'est pas là où on l'attend :
abstraite est la conversation de tous les jours
quand elle réduit l'individu à une seule
dimension ; concrète est la philosophie quand
elle saisit une réalité dans ses contradictions.
Soit une exécution publique. Hegel décrit une
populace pour qui un assassin est un assassin.
Les dames de la bourgeoisie, elles, diront du
condamné «qu'il est bien bâti, beau, intéressant». Mais elles oublient alors qu'il est
aussi un criminel et leur tentative ne sera que
«l'accommodation licencieuse entre le sensible et le mauvais». Seule «une vieille femme du peuple» saura «tuer l'abstraction». Comment ?
Par la lumière. «La tête coupée était posée sur l'échafaud et le soleil brillait : "Que c'est beau, disait-elle, le soleil de la grâce de Dieu qui illumine la tête de Binder."» Le soleil, c'est
l'infini qui accueille le fini de l'homme et
réconcilie ses moments contradictoires : le
décapité était assassin et beau. Autre scène de
genre, digne de Bruegel : le marché. «"Eh, la vieille, vos oeufs sont pourris ! ", dit l'acheteuse à la marchande. "Quoi, répliqua celle-ci, mes oeufs pourris ? Pour moi, c'est elle qui peut être pourrie ! "» La marchande, dit
Hegel, «pense abstraitement» carelle définit sa
cliente «tout uniment sous le crime d'avoir trouvé ses oeufs pourris». L'injure serait donc
l'exemple-type de la catégorie abstraite
(«espèce de...»). Et le stade ultime en serait la
violence, sous la figure de l'officier prussien qui
va rouer de coups le soldat sous ses ordres,
parce que, pour lui, tout soldat est
«l'abstraction d'un sujet bastonnable» et rien
d'autre.
D'où il appert que, contrairement à ceux qui en
firent le penseur de l'abstraction totalitaire,
Hegel n'ignorait pas que l'abstrait peut tuer et
que toute sa visée était au contraire de «tuer l'abstrait».
Hymne Khaldûn
Critique
Pour le 600e anniversaire de la mort du penseur
arabe Ibn Khaldûn, de nombreuses études
mettent en lumière son rôle essentiel dans
l'invention des sciences de l'homme.
Réagir
MARONGIU Jean-Baptiste
• • • • • •
Abdesselam Cheddadi Ibn Khaldûn Ñ L'homme
et le théoricien de la civilisation Gallimard, 544
pp., 30 euro(s). Krzysztof Pomian Ibn Khaldûn
au prisme de l'Occident Gallimard, 240 pp.,
13,50 euro(s). Gabriel Martinez-Gros Ibn
Khaldûn et les sept vies de l'Islam
Sindbad/Actes Sud, 368 pp., 25 euro(s). Claude
Horrut Ibn Khaldûn, un islam des «Lumières» ?
Complexe, 228 pp., 19,90 euro(s). Smaïl
Goumeziane, Ibn Khaldoun, un génie maghrébin
Non-lieu (Paris), Edif (Algérie), Eddif (Maroc),
Apollonia (Tunisie), 190 pp., 15 euro(s).
Par certains aspects, il fait penser à Machiavel.
Comme le Florentin, qu'il précède de plus d'un
siècle, il est philosophe et historien, il a pensé
la politique et s'est mêlé de politique, il a été
homme de cour, ambassadeur, conseiller des
puissants, il a connu heurs et malheurs, la
gloire, l'exil et un peu la prison. Mais l'un
évoque les Médicis ou Savonarole le «prophète
désarmé», des chanceliers et des émissaires
du pape, des condottieri et des princes, quand
l'autre a affaire à Tamerlan ou à Pierre le Cruel,
à des cadis malikites et des muftis, des califes
et des sultans.
«La maison des Banû Khaldûn tire son origine de Séville. Mes ancêtres ont émigré à Tunis vers le milieu du VIIe [XIIIe] siècle, lors de l'exode consécutif à la victoire du fils d'Alphonse, roi de Galice. Mon nom est 'Abd ar-Rahmân Ibn Muhammad Ibn Muhammad Ibn al-Hasan Ibn Muhammad Ibn Jâbir Ibn Muhammad Ibn Ibrahîm Ibn 'Abd ar-Raham Ibn Khaldûn. Je ne peux citer de ma généalogie jusqu'à Khaldûn que ces dix dernières générations. Il y en a sans doute plus, et un nombre égal a dû tomber dans l'oubli. De mes ancêtres, Khaldûn est en effet le premier qui foula la terre andalouse... Appartenant à la tribu arabe yéménite de Hadramawt, nous sommes issus de Wâ'il Ibn Hujr, chef arabe de renom, qui compta parmi les compagnons du Prophète...»
Ainsi s'ouvre l'Autobiographie d'Ibn Khaldûn,
une des plus longues de toute la littérature
arabe. Elle ne contient rien de personnel, rien
d'intime, aucune expression de la vie intérieure
sauf celle, pudiquement évoquée, de la douleur
devant la mort d'êtres chers : «Le malheur me frappa dans ma famille et mes enfants : le navire les ramenant du Maroc fut englouti dans une tempête, et, avec lui, mes biens, mon épouse, et ma progéniture. Mon infortune et mon affliction furent grandes.» Elle suit pour
l'essentiel «la méthode de présentation des personnalités intellectuelles et politiques propre à la littérature des tarâjim qui a fleuri dans le monde musulman dès le IIe (VIIIe) siècle» et qui était consacrée «aux savants, aux transmetteurs de traditions, aux poètes, etc.». Mais elle est sans équivalent, dans la
façon qu'elle a de contextualiser, de situer
socialement et historiquement et la vie de son
auteur, son itinéraire, sa carrière politique, ses
mésaventures, et la vie ou l'action de ses
maîtres, des diplomates, des vizirs ou des
sultans qu'il rencontre. L'Autobiographie est
une composante essentielle du Kitâb al-'Ibar, ou Livre des Exemples (1). Il s'agit d'une
monumentale histoire universelle (comptant
une quinzaine de volumes dans la dernière
édition arabe parue à Beyrouth en 1983) à
laquelle Ibn Khaldûn a travaillé pendant près de
trente ans, faite de trois ensembles. Le
premier, en six livres, est connu sous le nom de
Muqaddima : une oeuvre unique,
exceptionnelle, dont les spécialistes
s'accordent à dire qu'elle a été fondatrice d'une
«science nouvelle», la «science de la société humaine» ('ils al-ijtimâ 'al-insânî), la «science de la civilisation», et, par là même, de
l'anthropologie, de la sociologie, de la
méthodologie historique.
'Abd al-Rahmân Ibn Khaldûn est mort le 17
mars 1406 (25e jour du Ramadan 808) au Caire,
où il est enterré dans le cimetière des soufis.
De nombreuses manifestations dont la grande
exposition «Ibn Khaldoun, la Méditerranée au
XIVe siècle, essor et déclin des empires» au
palais mudéjar du Real Alcazar de Séville, qui
sera reproposée au siège des Nations unies à
New York et à l'Institut du monde arabe à Paris
et maints colloques dans le monde célèbrent
aujourd'hui le 600e anniversaire de la mort de
l'historien arabe. A cette occasion, sont publiés
de nombreux ouvrages, qui ne tentent pas
seulement de faire connaître à des fins
théoriques l'oeuvre d'Ibn Khaldûn mais en
soulignent la pertinence actuelle, politique et
sociale, avec l'espoir, vu le difficile dialogue
entre l'Orient et l'Occident, l'Europe et le
monde arabo-maghrébin, de «reposer en termes neufs le problème de la place de la culture et des sociétés arabo-islamiques dans une histoire universelle de l'émergence du monde moderne». Parmi ces ouvrages, on peut citer :
Ibn Khaldûn L'homme et le théoricien de la civilisation, d'Abdesselam Cheddadi ; Ibn Khaldûn au prisme de l'Occident, de Krzysztof
Pomian, lequel, ne pouvant adopter la
perspective «d'un arabisant ou d'un connaisseur de la pensée musulmane», part de
sa «position d'historien de l'Europe et, plus spécialement, des pratiques cognitives et littéraires de l'histoire et des cadres chronosophiques qu'elle se donne dans la chrétienté latine du Moyen Age et la République des Lettres des Temps modernes», pour confronter le penseur tunisien «aux auteurs du XIVe siècle sur l'autre rive de la Méditerranée» et aux «pairs chrétiens» de sa
génération ; Ibn Khaldûn et les sept vies de l'Islam, de Gabriel Martinez-Gros, professeur
d'histoire du Moyen Age à Paris VII, qui
considère la totalité du Kitâb al-'Ibar pour en
montrer la cohérence interne ; Ibn Khaldûn, un génie maghrébin, de Smaïl Goumeziane, ancien
ministre du Commerce d'Algérie ; enfin Ibn Khaldûn, un islam des «Lumières» ?, de Claude
Horrut, qui, après avoir également défini la
place qu'occupe la Muqaddima («Introduction»)
par rapport aux autres parties du Kitâb al-'Ibar, suit «l'itinéraire politique d'Ibn Khaldûn dans son siècle» et explicite sa conception de
l'histoire comme «éternellement
recommencement», concaténation de phases
d'essors et de déclins de corsi et de ricorsi, comme le dira plus tard Giambattista Vico,
auquel on pense aussi, autant qu'à Machiavel,
quand on parle d'Ibn Khaldûn.
Le Maghreb déchiré
Aux XIVe siècle, l'Islam n'a plus la splendeur de
l'âge d'or andalou, gouverné par les Omeyyades
de Cordoue, ni celle, maghrébine, qu'avaient
assurée les deux dynasties berbères,
almoravide et almohade. L'empire almohade
sous lequel s'était réalisée l'unité du Maghreb a
disparu depuis plus d'un demi-siècle, et son
efflorescence culturelle semble encore plus
éloignée. Alors que «les mamelouks consolident leur pouvoir en Egypte et en Syrie et que l'on assiste à la montée en puissance des Ottomans en Anatolie, l'Occident musulman voit échouer les dernières tentatives de formation à nouveaux frais d'un empire à l'échelle nord-africaine» (Abdesselam
Cheddadi). Pire encore : tout le Maghreb,
ravagé par les épidémies de la Grande Peste,
est déchiré par les rivalités politiques entre les
dynasties : les Hafsides de Tunis, les 'Abdal-
wâdides de Tlemcen, les Mérinides de Fès. En
Occident, la Reconquista chrétienne tente de
mettre fin au destin d'Andalus, que seule
éclairait encore la gloire de Grenade, quand
l'Orient arabe subit l'invasion mongole de Timûr
Lang (Tamerlan). La pensée et l'art connaissent
un terrible assèchement, tout comme la
réflexion théologique, juridique, scientifique ou
philosophique.
C'est en ces temps sombres qu'émerge la
figure d'Ibn Khaldûn. Il naît le 27 mai 1332 (1er
Ramadan 732) à Tunis, capitale de l'Ifrîqiya,
d'une famille d'origine arabe longtemps
installée en Andalousie, qui, à Séville, avait eu
gloire et puissance, comptant dans ses
membres, comme il se plaira à l'indiquer en
citant la génération de ses ancêtres, de grands
lettrés, des savants, des hauts fonctionnaires,
des politiciens. Bien qu'à Tunis il ait l'occasion
de fréquenter les savants éminents qui sont à
la cour du sultan mérinide Abû al-Hasan en
particulier le mathématicien et philosophe al-
Abîlî, disciple d'Avicenne et d'Averroès, qu'il
considérera toujours comme son maître , Ibn
Khaldûn a en réalité une formation plutôt
précaire, comme le montre Abdesselam
Cheddadi. Tout jeune, il est guidé par l'un des
plus brillants professeurs de Tunis, un immigré
andalou de la province de Valence, auprès de
qui il apprend «non seulement le Coran avec ses différentes variantes de lecture et les règles d'orthographe, mais aussi des éléments de la Tradition prophétique (hadîth) et du droit (fiqh). L'enseignement était fondé sur la mémoire : sur une période de cinq ou six ans, Ibn Khaldûn nous dit qu'il a eu à réciter par coeur à trois reprises le texte coranique dans son intégralité selon les sept lectures canoniques, plus une autre récitation selon la lecture de Ya'qûb, dans ses deux variantes. Cela fait en tout vingt-trois récitations du Coran en son entier...» Entre onze et treize ans, il suit
des cours de grammaire, de langue et de
littérature arabe. Là s'arrête sa formation
régulière. C'est en autodidacte qu'il acquerra
ce savoir encyclopédique que révèle le Kitâb al-'Ibar, au hasard des rencontres des hommes
de sciences, des autorités religieuses, des
philosophes, des logiciens, des juristes, des
historiens, que ses voyages lui permettront de
faire.
Complot et prison
L'épidémie de Peste noire frappe Tunis en
1348. Ibn Khaldûn a alors 16 ans. Il perd ses
parents, nombre de ses amis et de ses maîtres.
Il décide de quitter Tunis pour se transférer à
Fès, le centre névralgique de la vie politique et
culturelle nord-africaine. C'est le début d'une
longue pérégrination qui le conduit de Fès à
Tlemcen, de Grenade à Qal'at Ibn Salâma, près
de Frenda (Algérie), d'Alexandrie à Damas et au
Caire, au cours de laquelle il occupe diverses
fonctions politiques. Secrétaire du sultan de
Fès Abû 'Inân, il est suspecté de complot et
mis en prison pendant près de deux ans. Il sert
ensuite Abû Sâlim, est reçu à Grenade par
Muhammad V, qui le charge d'une ambassade
auprès du roi de Castille Pierre le cruel, se
retrouve chambellan «doté des pleins pouvoirs» auprès de l'émir Abû 'Abd Allah,
passe de charge en charge et de souverain en
souverain, puis est professeur à la medersa al-
Qamhiyya du Caire, enseigne au couvent de
Baybars, est nommé grand cadi malikite au
Caire, révoqué, nommé de nouveau, donne des
cours de droit dans la première université de la
ville, se rend enfin à Damas rencontrer
Tamerlan... Dans cette vie d'aventures et
d'intrigues, Ibn Khaldûn se fait une idée très
précise des jeux politiques et sociaux qui sous-
tendent les mécanismes de l'histoire. Entre
l'exercice d'une haute fonction et une disgrâce,
il «renonce au monde», et se retire pendant
quatre années à Qal'at Ibn Salâma et, là, rédige
la Muqaddima, l'introduction à l'histoire
universelle (Kitab al-'Ibar), qu'il rédige, corrige
et peaufine jusqu'à la fin de sa vie.
Le grand historien anglais Arnold Toynbee a
laissé sur Ibn Khaldûn un jugement peu
modéré : il aurait «conçu et formulé une philosophie de l'Histoire qui est sans doute le plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit dans aucun temps et dans aucun pays». Par ailleurs, si elle incarne un «islam des Lumières», la pensée d'Ibn Khaldûn
pourrait être une référence pour la pensée
arabe contemporaine cherchant une voie
propre vers la modernité qui ne soit ni un
calque des modèles occidentaux ni un repli sur
le religieux. Reste cependant à savoir comment
Ibn Khaldûn, auteur d'une «science nouvelle»,
régule les rapports entre la force de la raison
scientifique ou philosophique et celle de la foi
religieuse. Les ouvrages cités ne trouvent pas,
sur ce point, une véritable entente. Krzysztof
Pomian examine de près la relation entre
«sciences rationnelles» et «sciences
traditionnelles», dont la «base», lit-on chez Ibn
Khaldûn, «est constituée d'une part par les données de la loi religieuse, le Coran et la Sunna, cette dernière étant instituée pour nous comme loi religieuse par Dieu et Son prophète, et, de l'autre, par les sciences connexes qui nous permettent de les utiliser». Les sciences
rationnelles témoignent d'une absence de tout
lien avec une religion particulière. De ce fait,
poursuit Pomian, il semblerait «qu'elles soient neutres à l'égard de la foi et que rien ne s'oppose à ce qu'elles soient pratiquées» : Ibn
Khaldûn précise d'ailleurs qu'elles «sont étudiées par les adeptes de toutes les religions». Mais comment comprendre alors
certains passages de la Muqaddima, où il est
dit que la religion et la loi religieuse exigent
qu'on abandonne les sciences rationnelles,
dont l'influence sur l'islam a été négative et
relève d'une «faute» ? Cela pourrait signifier
qu'Ibn Khaldûn proclame la supériorité de la foi
sur la raison, ce qui, ajoute Pomian, «était banal des deux côtés de la Méditerranée» et
affirmé avec la même force par la plupart des
théologiens chrétiens. En réalité, cela veut dire
que «le crédible doit selon lui [Ibn Khaldûn]être cru sans qu'on essaie de le rendre intelligible», qu'il est vain, en d'autres termes, de chercher à
élucider par des procédés rationnels les
problèmes de la foi, que les jugements de
l'intellect, qui est une «balance juste», ne
sauraient servir, écrit Ibn Khaldûn, «pour peser des matières comme l'unicité divine, l'au-delà, la prophétie, les attributs divins...». La
réciproque n'est évidemment pas vraie : si elle
n'est pas une «voie vers Dieu», l'étude de ce
qui n'est pas «au-delà», l'étude du monde
sensible, exige bien des procédures
rationnelles. C'est pourquoi Ibn Khaldûn
pouvait tenir sans contradiction une «position aussi fascinante» : unir «l'orthodoxie musulmane sans faille et sa sympathie pour la mystique soufie à la conviction qu'il avait créé une nouvelle science».
Dans Ibn Khaldûn L'homme et le théoricien de la civilisation, Abdesselam Cheddadi note aussi
en passant que les «limites imposées à la raison» et le «souci d'établir des frontières nettes entre ce qui relève des facultés humaines de connaître et ce qui relève de la révélation divine» sont des «signes clairs d'une crispation autour de la religion» qui au
demeurant n'était pas rare au XIVe siècle. Mais
il souligne surtout l'exception que représente
Ibn Khaldûn, «probablement un des rares penseurs musulmans de son époque à témoigner, dans son oeuvre d'une liberté d'esprit comparable à celle des penseurs européens qui, de la Renaissance au XVIIIe siècle, se détachèrent peu à peu de la tradition philosophique, en particulier d'Aristote», et le
seul qui «est allé jusqu'à mettre en cause l'édifice scientifique global tel qu'il avait été échafaudé par la philosophie grecque et hellénistique, en admettant la possibilité voire la nécessité de prendre l'histoire, la société et la civilisation, comme un objet d'étude scientifique».
Qu'on n'imagine cependant pas la Muqaddima
comme un aride traité de méthodologie
historique. Certes, voulant fournir une
explication approfondie des raisons qui ont fait
passer la civilisation musulmane de l'essor au
déclin, au XIVe siècle, et ont entravé la
compétition économique et sociale avec
l'Europe, elle finit par présenter «une théorie de la civilisation humaine, en en relevant les multiples articulations et aspects, en combinant des approches que nous dirions aujourd'hui anthropologiques ou sociologiques avec l'approche historique» (A. Cheddadi). Mais
son «charme intellectuel» tient aux
«innombrables surprises qu'elle nous réserve à chacun de ses coins et recoins». C'est qu'Ibn
Khaldûn est aussi écrivain : aussi son étude
est-elle immergée «dans un récit qui met en scène les tribus, les sultans, les émirs, leurs cours... et qui fait défiler les complots, les révoltes, les assassinats, les guerres, les batailles, les sièges, les alliances, les usurpations, les ruptures, les trahisons, les ambassades, les échanges de présents, les mariages, les cérémonies...» (K. Pomian).
Comme les anthropologues d'aujourd'hui, Ibn
Khaldûn prend en considération tout ce qui
constitue une société : l'économie, la
technologie, l'organisation sociale, le système
politique et juridique, les croyances religieuses
et les superstitions, la langue, les arts, l'art du
menuisier et du tisserand, l'art des libraires,
l'art du chant... Il décrit le monde physique, le
climat et le milieu naturel, la géographie et
l'écologie, l'homme qui en est l'agent et sa
place dans l'univers, avant d'étudier les
propriétés essentielles d'une civilisation, qui se
révèlent par le mode de vie en groupes isolés
ou en communautés, les types de solidarité, les
types de domination, les formes de pouvoir et
d'Etat, le mode d'acquisition des richesses, la
police, les impôts, la monnaie, les moyens
d'existence, les techniques et les sciences,
«les sciences des hommes et celle des anges»,«les sciences des prophètes», la
dialectique, l'algèbre, l'arpentage, «la science de l'interprétation des rêves»...
L'ancêtre de Marx
'Abd al-Rahmân Ibn Khaldûn, le solitaire, n'a
guère eu de postérité immédiate. Comme le
rappelle Claude Horrut, «il a été redécouvert en Europe par Sylvestre de Sacy, qui publia en 1830 des extraits de la Muqaddima, en version arabe puis en traduction. [...] Mais c'est surtout la conquête de l'Algérie et la décision, en 1840, du ministre de la Guerre de faire traduire le Kitâb al-'Ibar qui lancèrent un courant d'intérêt scientifique pour l'oeuvre, qui crût avec le temps». Depuis, le penseur tunisien a été
soumis à toutes les interprétations : on l'a vu
en ancêtre lointain de Vico et de Marx, de
Tocqueville et de Saint-Simon, de Montesquieu,
de Hegel ou de Durkheim, on a privilégié tantôt
une lecture tantôt une autre, ethnocentrique,
sociologique, anthropologique, philosophique,
purement historique, matérialiste ou
spiritualiste... On l'a lu pour y chercher les
racines de ce qui pousse à la «guerre sainte»
ou, au contraire, pour y trouver des remèdes
aux guerres et à l'intolérance. On ne saurait ici
trancher. Qu'on se souvienne seulement qu'au
XIVe siècle, «dans un milieu maghrébin ou oriental où la position des théologiens conservateurs était très forte» (C. Horrut), un
musulman orthodoxe n'hésitait pas à indiquer
qu'il «faut combattre le démon du mensonge avec la lumière de la raison». Dans sa vie, il
connut bien des déboires, et ne fut pas écouté
par ses pairs, juristes et historiens, qui le
trouvaient excessif. Il estimait, c'est vrai, que
«tout pouvoir fondé sur la contrainte et la domination, et qui laisse libre cours à l'irascibilité, est injustice et oppression : il est blâmé par le Législateur, comme il l'est selon
les exigences de la sagesse politique», et
louait la modération plutôt que l'excès. «Ce qui fait une bonne autorité, c'est la douceur», écrivait-il au livre III de la Muqaddima, avant
d'ajouter et là perce malgré tout un Machiavel
que «la qualité de la douceur se rencontre rarement chez une personne à l'esprit vif et pénétrant [...], il s'ensuit que l'habileté et l'intelligence sont un défaut chez un homme politique. Car elles dénotent un excès dans la réflexion, comme la stupidité suppose un excès dans l'inertie».
(1) Ibn Khaldûn, «le Livre des Exemples. I.
Autobiographie Muqaddima», texte traduit,
présenté par Abdesselam Cheddadi, la Pléiade,
Gallimard, 2002.