Heidegger et Levinas: Du même à l´Autre o u de l ´Autre au Même?
« Dure réalité (cela sonne comme un pléonasme!), dure leçon des
choses, la guerre se produit comme l´expérience pur de l´être pur, à
l´instant même de sa fulgurante où brûlent les draperies de l´illusion.
(…) la guerre ne manifeste pas l´extériorité et l´autre comme autre;
elle détruit l´identité du Même. »1
Après la guerre, la grande question qu´on doit se poser, c´est la question
pour la possibilité de la guerre. Comment et pourquoi est-elle possible la guerre? À cette
question, sans doute, Levinas répond avec une philosophie de la paix, une recherche
inévitable pour que la vie en commun puisse exister sans rejet les uns les autres, sans l
´allergie de l´Autre. Mais si la guerre fut possible, si le génocide fut une réalité (le
dernier, mais pas le premier de l´histoire), si la cruauté humaine put se manifester dans
toutes ses représentations il y a surement une pensée sous-jacente et antérieure qui l´eut
permit et qui a, elle-même, construit la guerre. Si Eichmann osa répondre devant le
tribunal qu´il a agit selon le principe catégorique kantien, alors la philosophie doit repenser
sa raison constituante. Si notre raison c´est aussi la raison de la guerre, de la cruauté et
de la mort, alors notre raison doit être remise en question. Si cela fut-il possible à ce
moment là, l´a été avant et l´est toujours aujourd´hui (tant comme possibilité de guerre que
comme caractère humain destructeur de la nature), cela révèle un problème constituant
notre raison. Cette raison irrationnelle dont parlait Adorno et cette irrationnel avec laquelle
on vit aujourd´hui. Ainsi, même si la philosophie peut être utiliser -selon le cas Eichmann-
comme chemin rationnel de la guerre, elle peut aussi manifester la généalogie de ses
problèmes. Bien que Levinas voit l´origine du problème dans la métaphysique elle-même
dont les buts furent misent au point par Heidegger, dont l´appel et la recherche de l´être
représente l´oublie de l´autre, la philosophie de Heidegger montre elle aussi le rejet des
uns les autres, la manière dont le langage s´utilise sans être utilisé de manière
authentique, mais comme outil, et dont la relation du Dasein avec les autres n´est autre qu
´une relation où ni les uns ni les autres existent pour eux.
1 Emmanuel Levinas. Totalité et infini: essai sur l´extériorité (Kluwer academic). 9
D´une part, Heidegger met en question la manière inauthentique avec laquelle le
Dasein (Être-là, être dépose au monde, mit au monde) se met en relation avec son
monde, les autres inclus, fait appel à une recherche d´une relation authentique possible
seulement depuis une relation authentique de l´être avec soi-même. Son appel sera donc
l´appel du retour à l´être, le retour à soi-même, à la recherche de l´authenticité de l´être.
D´autre part, Levinas rejette totalement l´ontologie. Le solipsisme existentiel heideggerien
sera pour Levinas la cause de l´oublie de l´autre. La recherche du même ne se fait pas
dans la solitude, puisque c´est l´Autre qui constitue le sujet, en tant que sujet éthique,
sujet responsable. On a donc deux chemins qui se montrent comme inverses et opposés.
D´une part on a le retour à soi-même comme solitude existentiel et d´autre part, le recours
à l´autre comme constituant premier et unique de la subjectivité humaine. Nonobstant, l´un
ne rejet pas l´autre. Le solipsisme existentiel ne suppose l´oublie de l´autre, puisque le
Dasein sera toujours un Mitsein (être-avec-les-autres). Il se faut se demander comment la
recherche d´une responsabilité constitué dans sa propre subjectivité, le souci de soi et
ainsi, le souci du monde et des autres (Sorge) peut-elle déboucher en oublie des autres.
Par ailleurs, il faut se demander aussi comment garantir une relation authentique avec
l ´autre, avec le langage et avec le monde, depuis sa seul apparition. Comment l
´apparaître de l´autre pourra t´il constituer le Même? Si cela est possible, pourquoi donc
se constituer à partir de l´Autre et ne pas à partir du Même? et, en utilisant les mots de
Levinas, « Comment les uns viennent-ils aux autres? »
Non en vain, l´appel de revenir à l´être suppose avant tout une critique à la situation
actuel de l´être. Si celui-là était en relation approprié ou authentique avec le monde,
Heidegger n´aurait pas fait appel à la reconstituer. La raison tel qu´on la connaît est
commandé par une raison calculiste. Raison qui calcule la fin avant de procéder. Mais
puisqu´elle est capable que d´agir en raison de ses fins, elle ne peut voir ce qu´elle a en
face. « Nous, que sous l´autorité de la technique et moyennant radio et film, au fur et à mesure
écouter et voir disparaissent. » 2 C´est ainsi que l ´homme de l´époque technique vit dans l´oublie
de soi-même, il oublie son être, puisqu´il est occupé dans l´éternel présent. Le monde donné n
´apparaît plus comme phénomène, mais comme monde donné pour, la nature devient donc une
ressource naturelle, l´homme, travailleur et les objets deviennent Bestände, objets continues,
posés sur le monde à mode d´être bien -ou mal- employés par les hommes. Tout est là pour être
2 Martin Heidegger. “La vuelta”. Filosofía, ciencia y técnica. Ed. Universitaria, Santiago, 1997. Emmanuel Levinas. Totalité et infini: essai sur l´extériorité (Kluwer academic). 9
utilisé, tout est là pour le profit de l´homme. Rien se présente dans son être puisque seul son
utilité peut intéresser la raison calculiste de l´homme de l´époque technique.
De cette manière Heidegger voit comme nécessaire la voie méditative de la raison. Il faut
revenir à l´être puisque c´est lui même celui qui apprend, mais c´est aussi celui qui se cache
derrière la réduction du monde à outil. Dans ce monde là où l´être se cache, l´homme est assimilé
à l´On, On qui est tous et personne. Il est -dira Levinas- totalisé. Dans ce monde là le soi-même, n
´existe plus, il est tous et personne à la fois, il es l´autre, mais il ne se trouve pas, il est la totalité
qui ne se rencontre pas, la totalité sans identité, le sujet perdu, personne. « « Je » ne « suis » pas
au sens du Soi-même propre, mais je suis les autres selon la guise de l´On. » 3 Comme sortie de l
´On, de l´être pour un autre, d´être sans être, Heidegger proposera un solipsisme existentiel. Il est
nécessaire de retourner à l´être pour trouver une manière authentique de se diriger vers le
monde. C´est ainsi que le Dasein, constitué essentiellement par son être-avec-les-autres peut avoir
souci pour les autres et pour le monde (Sorge). C´est dans l´ouverture de la séparation de la
solitude métaphysique que le rapport aux autres peut être donné. C´est dans cette séparation où
le Dasein peut se soucier (Sorge) de l´Autre et des Autres. Par essence, le Dasein est responsable
par l´étant autre qui est aussi un Dasein, le Dasein est responsable par autrui. La sollicitude de l
´autre (Fürsorge) constitue la justice à l´altérité de l´Autre. Puisqu´être un Dasein implique être un
Mitsein, être responsable de moi est aussi être responsable des Autres et de l´Autre.
L´altérité ne peut apparaître que quand le Dasein se relègue à sa solitude existentiel, à sa
raison méditative, et lorsqu´il comprend son être. À ce moment là, l´Autre n´est plus extérieure
puisqu´il constitue aussi mon être. Bien qu´il est un autre, il appartient au moi et constitue le Moi
du Mitsein. L´être c´est donc mon être, le même, y compris l´autre dans le même, c´est donc aussi
l´autre. «Le même se constitue dans, par, et peut-être même comme autre. Le soi a lieu au lieu de l
´autre. » 4 Se replier dans la solitude de la pensée, ce n´est pas se renfermer dans une monade.
« Même l´être seul du Dasein est être-avec dans le monde. L´autre ne peut manquer que dans et
pour un être-avec. L´être seul est un mode déficient de l´être-avec, sa possibilité est la preuve de
celui-ci. »5 L´être a toujours besoin de se se donner et à qui se donner pour s´accomplir. Dans la
3 Martin Heidegger. Etre et temps. Traduction par Emmanuel Martineau. Page. 129. 4 François Raffoul, Responsabilité et altérité chez Heidegger et Levinas. 1.1 (Fall/Automne 1997), 49-645 Martin Heidegger. Etre et temps. Traduction par Emmanuel Martineau. 120. Emmanuel Levinas. Totalité et infini: essai sur l´extériorité (Kluwer academic). 9
solitude est donc toujours latent l´être-avec, dans la solitude se germe la possibilité d´une vraie
ouverture vers les autres. Une ouverture authentique et responsable.
Néanmoins, chez Levinas l´Autre n´est pas moi, ne peut pas appartenir à mon sphère
puisque l´Autre est la manifestation de l´intégralement autrui. L´être apparaît comme opposition.
Le langage ne peut pas le dire, ma vision ne peut pas apercevoir son visage. L´autre est le
totalement inatteignable. Il n´y a pas de recherche pour l´être quand l´être ne peut pas être
dévoiler. C´est parce que l´être n´est accessible et échappe à tout connaissance et à tout dire, qu´il
s´élève à la hauteur du miracle. Ma relation avec l´Autre est une relation de désire où il n´y aura
jamais de morsure de l´être, mais a sa place il y aura la manifestation de l´infini. Le visage, l´infini
même, est ce que je ne pourrais jamais dire ni comprendre, mais aussi ce vers quoi le désire, avec l
´impossibilité qu´il comprend, se dirigera toujours.
Mais le manque du rapport du Même avec l´Autre se fait visible pour Levinas dans la
philosophie occidentale. La totalisation à laquelle se soumet le même le fait perdre dans le chemin
et, avec lui, le rapport de l´Autre disparaît. De cette manière il n´y a pas Même comme il n´y a
guère d´Autre. Les deux font partie d´une totalité absorbante qui, aveugle, oublie les individus
dont elle se constitue. L´individu ne s´accomplit dans la totalité puisqu´il n´est pas la totalité. Perdu
dans cette masse informe il a besoin de se reconnaître soi-même, d´être un avec lui et pas un avec
tout. « Un être s´est détaché du monde dont cependant il se nourrit! La partie de l´être qui
s´est détachée du tout où étaient ses racines, dispose de son être et son rapport avec le
monde désormais n´est que besoin. » 6
Cependant cette philosophie occidentale impregne la pensée de Levinas. L´individu
qui s´ouvre au monde en tant qu´individu et non plus en tant que partie de la totalité est
montrée par Levinas comme un être scindé. L´individu il a besoin de la nature parce qu´il
a été lessivé du monde. Il a besoin du monde auquel il appartient et encore plus, il a
besoin de faire du monde son propre. Un individu qui a faim, qui sent son besoin. « Le
monde a une étrange cicatrice, une fissure et je ne sais plus qui l´a blessé. J´ai faim de
Dieu et cette feignante solitude. Faim. Comme si millions d´êtres inhabités fouillaient
mons estomac en hurlant. Rancunes. Douleurs. Et cette immense cicatrise tranchée. »7
6 Emmanuel Levinas. Totalité et infini: essai sur l´extériorité (Kluwer academic). 121. 7 José Manuel Freidel. Monólogo para una actriz triste. Emmanuel Levinas. Totalité et infini: essai sur l´extériorité (Kluwer academic). 9
Sa seul relation avec le monde sera donc la relation de besoin. Besoin qui fera d´autrui le
propre. Si je mange, je fais partie du même ce qu´auparavant était autrui.
Cependant ce besoin c´est aussi celui qui le constitue comme individu. L´homme
joui dans ce besoin, l´homme joui dans son désir. La jouissance est donc le signe du
retrait de l´individu. Comme chez Heidegger l´angoisse donnera le caractère de la
solitude, si je souffre, c´est moi qui sent, c´est moi qui souffre, personne ne pourra souffrir
ma souffrance, je ne pourrais jamais souffrir la personne de personne. L´angoisse et la
mort (la mort est propre, nul échange est possible) constituent la solitude de l´homme. De l
´autre côté, c´est la jouissance celle qui se vit toute seule. Personne ne jouit de ma
jouissance, je ne jouit jamais la jouissance d’autrui. Ce retrait en moi de la jouissance le
constitue comme sujet: « On devient sujet de l´être, non pas en assumant l´être, mais en
jouissant du bonheur, par l´intériorisation de la jouissance qui est aussi une exaltation, un
« au-dessus de l´être. »8
La possibilité propre de jouir l´être et non pas sa connaissance rend l´être á l
´individu. C´est donc la séparation du monde et le caractère individuel du sujet qui l
´emmène non seulement a avoir besoin de ce monde dont il est séparé, mais aussi à en
jouir. Comme conséquence du retrait et caractère séparé de l´individu, l´Autre peut se
présenter comme l´autrui, différent et ineffable.
Cependant, cet autre complètement autrui ne se présente jamais comme une
menace pour le même. « Le visage où se présente l´Autre, absolument autre, ne nie pas
le Même, ne le violente pas comme l´opinion ou l´autorité ou le surnaturel thaumaturgie. Il
reste à la mesure de celui qui accueille, il reste terrestre. Cette présentation est la non-vio-
lence par excellence, car au lieu de blesser ma liberté, elle l´appelle à la responsabilité et l
´instaure. »9 221
C´est ainsi comme le visage de l´autre, sa Hauteur, appelle à ma responsabilité. L
´autre m´appartient pas, mais je suis responsable pour lui. Comme moi, son extériorité
8 Emmanuel Levinas. Totalité et infini: essai sur l´extériorité (Kluwer academic). 123. 9 Emmanuel Levinas. Totalité et infini: essai sur l´extériorité (Kluwer academic). 221. Emmanuel Levinas. Totalité et infini: essai sur l´extériorité (Kluwer academic). 9
apparait comme un miracle, duquel je dois dois être responsable depuis mon éloignement.
La présence du visage montre la séparation absolue entre le même et l´autre et instaure
comme manière de relation ne plus la connaissance, mais une nouvelle métaphysique: la
responsabilité. Mon respect pour l´autre naît de sa contemplation qui « se mue en
admiration, adoration et joie. Il ne s´agit plus d´un « objet infini » encore connu et
thématisé, mais d´une majesté » 10 Majesté qui inhibe ma liberté comme arbitraire, timide
et coupable. Sa culpabilité s´élève à la responsabilité. La présence de l´Autre qui se
manifeste sous la forme de l´infini, expose sa majesté, inhibe ma liberté et produit en moi
une culpabilité.
Les deux chemins: de l´individu à l´autre, du solipsisme existentiel; et de l´autre à l
´individu de la culpabilité de Levinas proposent deux voies opposés vers la construction du
sujet éthique. Nonobstant, tous les deux présentent encore des problèmes de possibilité.
D´une part, comment pas se perdre dans le solipsisme, comment ne pas subsister dans la
solitude et l´oublie de l´autre. La voie heideggerienne suppose un être qui attend l
´achèvement de l´angoisse constituante du Dasein. Mais le Dasein peut rester soit dans l
´On, soit ne pas sortir dans son angoisse et rentrer dans l´étape du souci pour l´autre et
les Autres. Le risque individualiste se présente donc comme grand risque existentiel.
D´autre part, la voie de Levinas suppose une culpabilité et majesté de l´autre. De
manière contraire au Dasein, le sujet chez Levinas ne doit pas se dépouiller d´une
totalisation où il est perdu. Ce sujet, au contraire, est déjà scindé. C´est un individu
détaché du monde auquel il appartient sans sans que lui même n’appartienne au monde.
Il jouit, il a besoin, mais comment ne pas avoir le risque de se perdre dans sa jouissance?
Bien que Levinas montre le désir métaphysique de l´Autre comme jouissance, ce n´est
pas un risque de retourner à la culpabilité morale dont Nietzsche voulait déjà se déposer?
L´individu, doit-il fonder sa responsabilité dans la culpabilité de l´Autre qui délimite sa
liberté ou sa liberté doit-elle se délimiter à partir de sa responsabilité pour autrui? Cette
responsabilité doit-elle se constituer à partir de son impossibilité de rapprochement, de
son caractère complètement autrui ou de sa rassemblence et connivence avec le Même?
10 Emmanuel Levinas. Totalité et infini: essai sur l´extériorité (Kluwer academic). 232. Emmanuel Levinas. Totalité et infini: essai sur l´extériorité (Kluwer academic). 9
La culpabilité présente dans la religion a montré aussi à l´occasion les guerres, comment
celle-ci peut elle même oublier l’Autre. Si l´Autre constitue ma subjectivité, est-il possible
de tomber dans une totalisation de l´Autre vers le sujet? Si l´homme est égoïste par
excellence, dans sa jouissance, dans son besoin et si la joie c´est la fin même de la vie,
comment ne pas fracturer la relation de l´Autre quand l´égoïsme raye son visage?
Emmanuel Levinas. Totalité et infini: essai sur l´extériorité (Kluwer academic). 9
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