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  • 8/13/2019 Jean Clet Martin, sur l'me

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    Volutes d'me

    L'me, loin d'tre emmure dans le corps, migre de partout vers ses alentours. Elle flotte, voltige au voisinagede la chair, sans jamais pouvoir se fermer sur son tombeau. L'me n'est pas rductible au corps propre auquel ellechappe par une puissante volute qui dborde toute appropriation. Elle est, comme le montre son accentcirconflexe, une aile, un papillon, un souffle expir et extraverti. Elle advient, mme la surface, en une toffesans laquelle la vie perdrait immdiatement son charme, sa luisance, ses clats et ses couleurs. La couleur

    n'existerait pas sans l'me, sachant que ses tonalits sont prcisment, comme l'a si bien vu Aristote, quelquechose d'iridi qui se tient au contour, la limite du milieu ambiant qui spare les corps[1].La peau ne reluitqu'en captant les radiations de la lumire qu'elle assimile et colore. L'herbe n'est verte qu'en rejetant au dehors unrayon d'abord transform par la chlorophylle. Tout se passe entre , l'extrme pourtour, chose que Matissedevait si bien saisir par ses portraits, lorsque la couleur se joint et se superpose, se fibre et se dcolle presque desvisages qu'elle dborde d'une frange fourmillante. Sa palette ple les figures, foliaces de manire pelliculaire,

    par la touche. Couche aprs couche, l'me traverse ce palimpseste pour reluire par autant de tonalits vaporeuses.On a longuement crit sur l'me, mais en la cantonnant dans l'intriorit de la chair dont elle tait cense se

    librer aprs la mort, suivant en cela une destination religieuse que Platon devait inaugurer de manire dcisivepar son dialogue clbre:Le Phdon. De l'me, il fallait refuser qu'elle se dissipt comme s'vapore un souffle ouune nue. Au lieu de se contenter de sa prgrination superficielle, Socrate, en attendant la mort, devait bienmieux se convaincre de son immortalit, de son caractre divin et pour ainsi dire surnaturel. Mais les objectionsque lui firent ses disciples montrent suffisamment que l'me est d'une autre nature. C'est ainsi que Simmias,

    opposera son matre, l'ide que la lyre, une fois qu'elle a t accorde, dgage quelque chose d'incorporel, uneharmonie qui ne rside pas vraiment dans ces bouts de corde et ce support de bois[2].L'accord survole, pourainsi dire, chaque corde prise part, se lve dans l'intervalle qui les spare. Les choses elles-mmes possdentune me, une entit qui flotte autour d'elles, une parure qui les fait reluire d'un feu mystrieux mais qui na rien

    voir avec un principe qui survivrait au-del de l'instrument, dans un monde ternel, que nous rejoindrions enfranchissant le cap de la mort. Les mes sont dans ce monde, voligent ici-bas, entre les choses, comme uneharmonie plus large, dbordante, dlie de leur immobilit consternante. L'me est le lieu d'une irradiation: untrafic, un espace intermdiaire par lequel les corps s'changent des souffles, des auroles, des expressions pluslgres, plus mobiles et dont les interfrences crent un conglomrat subtil. On peut considrer cet gard que lasymphonie engendre une me, une atmosphre unique qui ne se reproduira jamais de manire semblable d'unconcert l'autre. Au-dessus des instruments et des musiciens, voltige un bloc sonore, une concrescence detonalits qui n'a rien voir avec un organisme physique et qui dsignera l'me de ce rcital. Le concert dresse au-dessus de lui un volume sonore fait de saccades et de bonds que la danseuse peut bien incarner mais qui est plus

    volatil encore que ses longations, plus subtil que ses mouvements, une vie spciale que cette dernire ne pourraatteindre qu'au travers dune dpersonnalisation progressive de ses gestes.

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    De tels volumes, nous en rencontrons partout, dans les contacts les plus innocents, les plus inhospitaliers. Cepeut tre le chahut d'une usine ou des regards qui se croisent par amour. Il s'agit d'entits volumineuses dont lemode d'existence reste virtuel, presque impalpable, qu'on pourra traverser sans se blesser ou rencontrer dersistance, mais qu'on ressentira nanmoins comme une paisseur qualitative, un climat singulier, localisableaussi srement qu'un champ de pivoines odorifrant. Avoir une me, c'est tre plus grand que soi, saturd'vnements sans substance, labiles et transitoires. Toujours des mondes se font et se dfont selon des frontires

    qui sont loin d'tre strictement matrielles. On sent bien quand on est all trop loin dans lexigence, quand on apass la mesure, quand on vient de quitter un territoire ou de pntrer dans une zone interdite, parseme dedangers qu'il ne serait pas utile de signaler par un panneau, tant leur menace flotte dans l'air et se fait insistante.Il y a une insistance de ces entits floues, une manire bien elles de brasser les hommes et de rendre possibleleur rencontre, qui appartient l'me, me du monde, me des choses et des lieux sans laquelle nous ne pourrions

    pas nous accrocher au rel.Chaque individu trane avec lui une multiplicit d'aspects, de traits d'expression, composs d'ides, de

    comportements, de tendances qu'il est possible de concevoir sur le modle d'un monde, avec une structure, unearchitecture, des modifications diffrentielles et des transformations kalidoscopiques spacieuses. On dirait uncentre stellaire dessinant autour de lui une nbuleuse d'extrapolations immatrielles, de prolongements, devoisinagespossibles constituant un vritable champ dattraction ou de rpulsion. Une allure gnrale qui nousmontre suffisamment qu'un individu s'enveloppe d'une sphre d'influences difficile modifier, rendant telle outelle personne immdiatement sympathique ou dtestable. On pourra, en tout cas, y distinguer de nombreuses

    valences, des seuils dont le degr de ralit ne sera pas le mme et qui ne se percevront pas avec le mme clat.Et ce halo de zones animes, d'images, de convictions que nous tenons chacun autour de nous peut tre blesspar une parole, une injure comme un organisme trs dlicat[3].Cette aura ne doit pourtant pas s'envisagercomme une manation de la personnalit. C'est au contraire ma personnalit qui drive de ce champ anim.

    Ce que je suis est entirement conditionn par ce complexe de manires, ce jeu d'attitudes, cette palette depressentiments dans lesquels je m'indure. La moindre sensation que jprouve sera taille par une certaineintensit de perfection, par un degr d'harmonie entre les couches de ma sphre d'existence qui nous feraapprcier tel moment particulier, telle aurore, clair de lune ou clipse solaire. Il y a des heures que nousapprcions en vertu de ce chromatisme ingalable filtr par l'me. Ce systme existe selon une subsistance quilui est propre et qui influe sur ma vie psychique de faon dterminante. Ce n'est pas le moi qui produit ce volumesubtil, ces pointes brillantes, ces nuds caractristiques du temprament, mais ce sont, au contraire, ces zones

    plus ou moins parfaites, plus ou moins patentes qui intgrent ce moi. Ce sont des systmes d'influences quidpassent en grandeur la position que j'occupe, l'instant qui les rassemble, pour toucher parfois des extrmes,

    dans des moments de cration, lorsque mon me dessine plus ou moins nettement un rseau de lignes, de forceintenses.L'autisme nous apparat, prcisment, comme une maladie de l'me : une fermeture du corps propre dont la

    violence aura t telle qu'il devient difficile de se laisser traverser par ces mondes virtuels en lesquels naissent lesens, en mme temps que la sensation de s'orienter, de trouver la limite qui convient. Comment tracer ces lignes,ces parcours dans nos territoires affectifs et existentiels?[4]On peut certes dpasser la limite, mais sans faire un

    pas de plus pourtant, en adoptant une attitude qui ne correspond pas au milieu o elle s'expose. L'exubrance estune volute de l'me dans un espace qui requiert plus de prudence. Cet espace o j'apparais comme incongru,impertinent, n'est pas dlimit par une frontire visible. Il s'agit d'une zone de concertation pour plusieurs mescomme lors d'un concerto pour orchestre. L'me est orchestration d'un ensemble de gestes qui conviennent avecceux qui passent dans le mme voisinage. Et cette convenance est une affaire tacite, un tact, un contact avec telou tel vnement - un mariage, un enterrement - qui fdrent tous ces regards tristes ou joyeux selon une nappede temps et des plages spatiales que jexplore, que je stabilise sur la frontire de mon me, sans faire de faux

    pas.Un vnement, en ce sens, est toujours distinct d'un autre, mme si c'est la mme rue que j'arpente tous les

    soirs, comme par exemple ce monument devant lequel je passe sans y faire attention: Jour aprs jour, heureaprs heure, nous pouvons trouver un certain bloc de la vie transitoire de la nature, et de ce bloc nous disons'voil l'aiguille de Cloptre' (...) tous les jours elle gagne et perd quelques molcules, et n'importe qui peut -voirqu'elle devient sale et est lave de temps en temps [5].Mais comment ne pas percevoir que mon me s'enempare pour cadrer son champ d'existence dans les limites d'un certain espace et dans un temps qui ne passe pastrop vite ? Demain, ne sera-ce pas la mme aiguille que je crois rencontrer dans des conditions pourtantabsolument diffrentes ?

    Dans le pur passage de la nature, l 'me isole une abstraction, un aspect durable, un complexe qui se maintientcomme une nappe flottante et suspendue. Aussi ce qui ne se rpte jamais tout fait de la mme manire balladeau Champ de Mars, ou passage devant l'Oblisque - nous le fixons sur un territoire, droul par l'me, commequelque chose qu'elle reconnat sans trop de modifications, selon des habitudes rassurantes. Nous avons pour

    ainsi dire besoin de pratiquer des coupes dans la dure, de stabiliser des territoires qui changent sans cesse,incluant aussi bien des automobilistes que des touristes et des curieux trs dissemblables d'un jour sur l'autre. Et

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    c'est dans cet ensemble que nous introduisons des constances, des limites qui requirent des zones que seule monme tient ensemble: un parcours dans les jardins du Luxembourg, que je dplie autour de moi, selon unegographie qui me confronte d'autres passants, d'autres visages, adoptant un itinraire un peu d issemblablemais qui entre en rsonance avec le mien: une foule de sons distincts ou indistincts, d'odeurs, de variations dela luminosit ambiante hantent mon exprience concrte ( . . . ) Dans trois secondes, ( . . . ) le tigre m'aura peuttre gorg et il n 'y aura plus de bulles de savon. Et pourtant, il existe une dure assez courte pour que le tigre

    puisse tre dit 'l o il est' (...). Et il existe un passage d'vnements, un passage de la nature, tel que je recon-naisse la mme bulle situe dans des vnements distincts [6].Comment stabiliser cette multiplicit affolante,ces drapages fluctuants de chaque vnement dans un champ durable et rassurant, si l'me ne venait envahirl'espace par son endurance affective propre, par sa gographie perceptive insistante?

    Nous vivons dans des mondes qui sont les volumes de l'me et sur lesquelles nous faisons varier l'universjusqu' en dgager des pointes fixes, avec un maximum d'clat et de lucidit afin d'en extraire l'tat le meilleur, leplus riche en irisations. Il s'agit l d'une mise au point de l'me visant expliciter un tre, en l'arrtant sur sonplus haut degr de perfection (...), dtermin jusqu' son maximum de prsence lucide, jusqu' l'clat manifestede ce qu'il est, en plein accomplissement [7].Et ces volumes brillants ne s'bauchent au-dessus des corps qu'des degrs divers de ralit. Ils touchent des sommets de ralisation plus ou moins visibles, plus ou moinsintenses qui parviennent parfois un accomplissement intgral lorsqu'on aime, lorsque l'espace entier s'incurveautour de l'tre aim. Le regard amoureux dcoupe dans le monde des champs d'attraction qui dforment la

    perception des objets, de plus en plus luisants, endossant des parures travailles par la langueur d'ros. D'autres

    fois, ce champ de gravit disparat, en reste l'tat d'esquisse, quand la silhouette croise, emporte notreadmiration sans se retourner. Ces franges, limitrophes aux tres, sont rellement autour de nous. Nous sommesen elles autant qu'elles sont en contact avec notre sphre d'influence. Elles nous tiraillent en des sens divers, nous bauchent contradictoirement en tres provisoires (...) entre divers accomplissements[8]C'est l unmicrocosme de points lucides traant virtuellement, en son centre maximal d'clat, la posture exige d'unhomme, d'une personne qui se place au croisement de toutes ces lignes, de toutes ces volutes impersonnelles.L'existence n'est rien d'autre que cette vapeur de l'me, ce nuage de passions et d'affections qui nous attire etnous repousse pour peaufiner notre limite d'accomplissement la plus parfaite.

    Jean-Clet MartinExtrait deParures d'Eros, Kim, 2003

    [1]Aristote,De lme, II, 11, Vrin 1977, 423a

    [2]Platon,Phdon, Gallimard, 1950, p. 159[3]Etienne Souriau, Avoir une me, Belles-Lettres, 1938, p. 13[4]F. Deligny comprend lautisme comme une difficult de nouer ces volutes.[5]Whitehead,Concept of nature, Cambridge, 1964, 166-167 et le commentaire trs stimulant dIsabelleStengers,Penser avec Whitehead, Seuil, 2002[6]Isabelle Stengers, op. cit.p. 110[7]Souriau, op. cit. p. 24[8]Ibid.p. 46.

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