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LA JUSTICE ET LA RELIGION
« Dans la chrétienté, tout commence et tout se termine par un procès : au début de l’histoire
de l’homme, la sanction divine frappe le comportement d’Adan et d’Eve expulsé du paradis terrestre :
à la fin de cette histoire, la phase du Jugement dernier verra juger les vivants et les morts ».1 Comme
l’illustre cette citation, la justice est une préoccupation continuelle du croyant et de sa communauté
religieuse.
Selon le Vocabulaire juridique de Cornu, la religion peut se définir comme un « [e]nsemble de
croyances et de pratiques cultuelles procédant d’une religion à l’autre, de fondements divers […],
chaque confession professant une foi se référant en général à des valeurs transcendantes. »2
Ces « croyances et pratiques cultuelles procédant d’une religion à l’autre, de fondements
divers » sous-tendent l’extrême diversité des religions, rendant particulièrement difficile la tâche d’en
dégager des caractéristiques communes.
Toutefois, il en ressort un trait commun, à savoir la qualité de « valeurs transcendantes »
référées par les religions. Il en découle une relation particulière entre le croyant et le dogme religieux,
impliquant pour ce dernier un noyau de croyances et d’engagements, au point de constituer une partie
intégrante de l’identité dudit croyant et de la communauté à laquelle ce dernier appartient.
Naturellement, s’est posée la question de la « gestion » du phénomène religieux au sein de la société
étatique, voire au sein de l’architecture institutionnelle étatique, soulevant ainsi la question de savoir
si les croyances religieuses peuvent recevoir un écho en sein, dont auprès de la Justice.
De même, la notion de justice n’est pas aisée à définit. Il est répandu de distinguer la justice
en tant qu’institution d’une part, à savoir un ensemble de dispositifs institutionnels, et la justice
comme valeur, qui renvoie à l’ensemble des idées relatives à la justice. A ce propos, Perrot proposait
de laisser « à d’autres le soin de disserter sur la justice en tant que vertu ». Toutefois, ces deux
définitions sont liées et cette liaison s’observe sur la façon même dont il convient de concevoir
l’administration de la justice : la justice comme vertu irrigue et inspire l’architecture institutionnelle de
la justice. Ce devoir propose une approche plus nuancée et combinant une lecture cumulative et
souple de ces différents aspects de la justice. En effet, la définition de justice est ici cumulative. Selon
Bouvier et Guinchard, rendre la justice revient à dire ce qui est juste dans une espèce concrète soumise
à un tribunal. Cornu renvoie à l’idée de fonction juridictionnelle. Ainsi, la justice aurait pour fonction
de trancher un litige en rendant une décision obligatoire en application du droit. En outre, la définition
de justice revêt un aspect institutionnel, à savoir l’ensemble des institutions permettant de rendre la
justice, c’est-à-dire de juger les litiges opposant des particuliers entre eux ou des particuliers et l’Etat.
Guinchard pose le principe selon lequel toute situation juridique doit pouvoir faire l’objet d’une
vérification de sa régularité par un tiers indépendant et impartial qui a la qualité de juge. Ce contrôle
éventuel, potentiel, constitue une garantie essentielle du respect des libertés publiques et privées, des
droits fondamentaux des citoyens. Enfin, la définition ici adoptée sera « souple ». En effet, ce devoir a
en partie vocation à identifier les éléments institutionnels de justice au sein des religions. De par la
1 (S.) Guinchard, (G.) Montagnier, (A.) Varinard, (T.) Debard, Institutions juridictionnelles, édition Dalloz n°12, 2013, p. 3. 2 Vocabulaire juridique, dir. Cornu, PUF, 2009, p. 796.
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diversité et l’hétérogénéité des corps religieux, une définition trop stricte ou ethnocentrique de la
notion de justice écarterait de l’étude d’intéressants développements en matière de justice religieuse.
Il convient en outre d’apporter un élément de précision sur la notion de justice à l’égard du droit : « on
identifie volontiers Droit et Justice, concepts intimement liés : la fonction même du Droit n’est-elle pas
de réaliser la Justice ? A l’inverse, la Justice n’est-elle pas le Pouvoir qui fait régner le Droit ? C’est le
sens de l’expression ‘rendre la justice’. »3
De l’étroite imbrication entre Droit et Justice découle deux conséquences.
Premièrement, cette définition permet de délimiter temporellement le sujet : la justice apparait avec
le droit. Or la civilisation romaine est la première à constituer des théories juridiques reconnues. En
conséquence, le droit romain peut être considéré comme le premier système juridique4. A ce titre, la
première justice religieuse qui apparait est celle de la chrétienté, qui prend véritablement son essor
au Moyen Age, en tant que juridictions ecclésiastiques ayant compétence pour les litiges mettant en
cause un intérêt spirituel et siégeant en parallèle des tribunaux publics, dans le cadre d’un système de
pluralité de juridictions.5
Deuxièmement, pour qu’une institution religieuse puisse s’inscrire dans la « justice religieuse », cela
suppose que la « vérification de la régularité [d’une situation juridique] par un tiers indépendant et
impartial qui a la qualité de juge »6 se fasse en application du droit. Or une telle institution religieuse
aura vocation à trancher un litige conformément à des règles de droit de nature religieuse. Se pose
ainsi la question de savoir si une norme religieuse peut être assimilée à une règle de droit. Selon e
Vocabulaire Juridique, sous la direction de Cornu, le « droit » se définit, en son sens objectif, comme
l’ensemble « de règles de conduite socialement édictées et sanctionnées, qui s’imposent aux membres
de la société. »7 A cet effet, il convient de relever que la religion a vocation à régir les comportements
humains, en posant des règles de conduite. La fonction similaire de ces deux institutions soulève la
question de l’interaction mutuelle de la Religion et de la Justice. Deux cas de figure se présentent ainsi.
Premièrement, la norme religieuse est édictée et sanctionnée socialement, s’imposant aux membres
de la société, et de ce fait, satisfait les conditions relatives à la qualification de norme juridique. Cette
situation est constitutive de l’existence d’une justice religieuse qui devra faire régner ce droit (I – la
justice appréhendée par la religion). Deuxièmement, la norme religieuse ne remplit pas ces conditions
pour être qualifiée de norme juridique, mais est néanmoins prise en compte indirectement par le juge
du système juridique en question. Une telle prise en compte peut se manifester de plusieurs manières,
dont la protection et la sanction de la liberté de religion ou de conviction (II – la religion appréhendée
par la justice) : dans cette hypothèse, la norme religieuse ne s’impose pas directement aux membres
de la société, mais seulement indirectement, dans la mesure où le système judiciaire en cause garantit
la liberté de choisir et d’exercer la religion à toute personne, individuellement ou collectivement, sans
que ce dernier n’en soit inquiété, sous certaines réserves.
3 (S.) Guinchard, (G.) Montagnier, (A.) Varinard, (T.) Debard, Institutions juridictionnelles, édition Dalloz n°12, 2013, p. 1. 4 Aldo Schiavone (trad. Geneviève et Jean Bouffartigue, préf. Aldo Schiavone), L'invention du droit en Occident [« L'invenzione del diritto in Occidente »], L'Antiquité au présent, 2008, p. 9. 5 Yves Mausen Andre Castaldo, Introduction historique au droit, 4ème éd. Dalloz, 2013, p. 94. 6 (S.) Guinchard, (G.) Montagnier, (A.) Varinard, (T.) Debard, Institutions juridictionnelles, édition Dalloz n°12, 2013, p. 1. 7 Vocabulaire juridique, dir. CORNU, PUF, 2009, p. 333.
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I. La justice appréhendée par la religion
En raison de la diversité des justices religieuses et des limites imposées par le nombre de pages du
devoir, l’analyse sur le fonctionnement et la procédure adoptée ne sera pas ici discutée en détail.
L’accent sera davantage mis sur les caractéristiques fondamentales de la justice religieuse par rapport
à la justice séculière. Ainsi, il conviendra en premier lieu de s’interroger l’existence de la justice
religieuse, qui est plurielle et variée (A), puis d’entrevoir l’articulation entre ces deux formes de justice
(B).
A. L’existence de justices religieuses
L’existence de justices religieuses tient de la diversité des juridictions religieuses. Il conviendra ainsi de
tenter de les identifier et d’en extraire leur identité propre (1). En outre, il convient de s’interroger sur
l’intérêt que pourrait présenter un recours à ces justices religieuses, notamment à la lumière du
processus de rationalisation des institutions politiques et de la marginalisation du pouvoir religieux8
(2).
1. Tentative d’identification de la justice religieuse
La justice religieuse est multiple et diversifiée.
Ainsi, la justice ecclésiastique au Moyen Age bénéficiait de pouvoirs plus larges dans de nombreuses
régions de l'Europe qu'avant le développement des États-nations. Ces juridictions ecclésiastiques
étaient spécialisées dans l'interprétation du droit Canon, qui se fondait sur le Corpus juris civilis de
Justinien, considéré comme la source des droits de tradition civiliste. Aujourd’hui, la justice
ecclésiastique romaine s’est diversifiée dans de nombreuses branches de la chrétienté, à savoir, par
exemple la justice catholique ou encore la justice anglicane.
Au sein de la religion juive, la justice est exercée par des tribunaux juifs, à savoir les Beth din. De
nombreuses preuves attestent de l’existence de ces juridictions depuis au moins un millénaire et
opérant à travers l'Europe. 9 Depuis la chute de la Judée en l’an -70, la plupart des gouvernements
laïques, dans lesquels vivaient les Juifs de la diaspora les encourageaient à mettre en œuvre une
certaine forme d'auto-gouvernance, permettant ainsi aux communautés juives d’établir leurs propres
tribunaux pour organiser la vie de leur communauté10. Ces tribunaux fonctionnent conformément à la
Halacha (loi juive). Halacha signifie «loi» en hébreu, littéralement «le chemin sur lequel on va. » 11 La
Halacha est basée sur la loi écrite, connue comme la Bible ou l'Ancien Testament, et la loi orale, à savoir
les explications sur la loi écrite comme exposé par les autorités rabbiniques dans la Mishna et le
Talmud12.
Concernant les tribunaux musulmans, les Qadi, les imams appliquent la Charia à des questions de
procédure et de fond. La Charia n’est pas un code formel, mais plutôt une discussion des droits en
8 Sabine Lavorel, Les Constitutions Arabes et l’Islam: les enjeux du pluralisme juridique, PUQ, 2005. 9 Ginnine Fried, “The Collision of Church and State: A Primer to Beth Din Arbitration and the New York Secular Courts”, 31 Fordham Urban Law Journal, 2004, pp. 633, 653–54. Voir aussi, James Yaffe, So Sue Me! The Story of a Community Court, 1972, p. 8. 10 Ginnine Fried, “The Collision of Church and State: A Primer to Beth Din Arbitration and the New York Secular Courts”, 31 Fordham Urban Law Journal, 2004, p. 635. 11 Chad Baruch & Karsten Lokken, “Research of Jewish Law Issues: A Basic Guide and Bibliography for Students and Practitioners”, 77 University of Detroit Mercy Law Review, 2000. pp. 303, 306. 12 Idem.
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vertu des enseignements islamiques. La Charia s’appuie sur plusieurs sources pour définir ses
principes: le Coran, la Sunna, Ijma et Qiyas. Au moins quatre écoles d'interprétation distinctes se sont
développées à partir de ces sources.
Outre ces systèmes de justice institués au sein des religions monothéistes les plus connues, de
nombreux autres systèmes religieux mettent en place des organes de justice, pour ne citer que les
communautés hindous ou bouddhistes par exemple. Cette diversité des justices religieuses soulève la
question de la possibilité de définir ce que constitue un système judiciaire religieux. Or les études sur
ce point sont rares. A cette fin, il faudra donc procéder par analogie au regard d’autres formes de
justices plus connues.
Un point de départ serait d’assimiler une juridiction religieuse à une juridiction spécialisée13. En droit
interne, une juridiction spécialisée est identifiée comme telle par sa compétence d’attribution. Par un
raisonnement analogique, une juridiction religieuse serait une juridiction ayant une compétence
d’attribution pour régler les litiges en matière de religion. Ce fut le cas des juridictions ecclésiastiques
chrétiennes au Moyen-Age qui pouvaient connaitre de litiges mettant en cause un intérêt spirituel,
impliquant un péché ou la violation d’un sacrement, tel que le mariage.14 Toutefois, il est des systèmes
juridiques dans lesquels les juridictions religieuses ont une compétence de principe, contrairement aux
juridictions laïques qui ont une compétence d’attribution pour connaitre de certains litiges, ce qui est
le cas de l’Arabie Saoudite15. En outre, certaines juridictions civiles connaissent de litiges religieux,
simplement par ce que la religion a une vocation englobante, destinée à régir tous les aspects de la vie
privée et de la vie collective16, et est, par conséquence, consubstantielle au droit applicable. Ainsi, la
nature du litige est un critère insatisfaisant pour établir la religiosité d’un tribunal.
Une autre possibilité serait de considérer qu’une juridiction est religieuse en raison de son intégration
à l’ordre religieux : son pouvoir de rendre la justice repose sur un pouvoir conféré par l’ordre religieux
à ladite juridiction, qui fonde son caractère religieux. Ceci pourrait être le cas du régime théocratique,
soit un régime politique où la souveraineté est exercée par la classe sacerdotale, qui cumule le pouvoir
civil ou temporel et le pouvoir religieux ou spirituel.17 L’Arabie Saoudite et l’Iran sont souvent pris pour
exemple.
En réalité, deux conceptions s’affrontent ici. Selon la première, la juridiction est intégrée à l’ordre
institutionnel étatique, alors que selon le deuxième, la juridiction opère en dehors de l’ordre
institutionnel étatique. Dans ce dernier cas, la justice religieuse n’est pas soumise au pouvoir
« temporel » étatique politique, étant entendu que ce dernier puisse lui être également soumis.
Il faut considérer que ces conceptions et la délimitation du caractère religieux d’une juridiction
dépendent des rapports de force s’exerçant entre les autorités religieuses et les autorités étatiques :
soit celles-ci peuvent être considérées comme soumises au pouvoir religieux, auquel cas, les
13 En effet, de nombreux manuels d’histoire du droit de la justice intègrent les juridictions ecclésiastiques au sein des juridictions spécialisées, par opposition aux juridictions de droit commun de droit laïc. Voir par exemple, Yves Mausen Andre Castaldo, Introduction historique au droit, 4ème édition Dalloz, 2013, pp. 94- svt. 14 Yves Mausen Andre Castaldo, Introduction historique au droit, 4ème édition Dalloz, 2013, pp. 94- svt 15 Au sein du système judiciaire saoudien, il existe des tribunaux non-islamiques avec une compétence spéciale. A titre d’exemple, la Commission des doléances fut initialement créé pour s'occuper des plaintes contre le gouvernement mais sa compétence a été élargie au droit commercial et à certaines affaires criminelles comme la corruption ou la contrefaçon et il sert de juridiction du second degré pour les tribunaux gouvernementaux - Jan Michiel Otto, Sharia Incorporated: A Comparative Overview of the Legal Systems of Twelve Muslim Countries in Past and Present, 2010. 16 Voir par exemple, la religion musulmane. Sur ce point, René David et Camille Jauffret-Spinosi, Les Grands systèmes de droit contemporain, 11ème édition Dalloz, 2002. 17 L.-M. Morfaux, Vocabulaire de la Philosophie et des sciences humaines, Armand Colin, p. 365
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juridictions tirent leur légitimité des autorités religieuses, soit les autorités étatiques sont séculières et
indépendantes du pouvoir religieux, auquel cas, les juridictions tirent leur pouvoir de juger par une
reconnaissance étatique. Si de nombreux Etats de ce dernier type font vœu d’une stricte séparation
du pouvoir politique et de la religion (voir la partie II), d’autres adoptent une conception plus souple,
et intègrent en leur ordre institutionnel des juridictions religieuses, et ce, en leur reconnaissant une
compétence d’attribution à l’égard de certains aspects de la vie religieuse, auquel cas, les juridictions
tirent leur légitimité d’une reconnaissance étatique18.
2. L’intérêt de recourir aux juridictions religieuses
Le recours aux juridictions religieuses peut se justifier à de nombreux égards. Ainsi, le croyant peut
être soumis à une interdiction religieuse d’introduire volontairement une requête devant les
juridictions laïques. A titre d’exemple, le système judiciaire juif fut initialement élaboré en raison de
l'interdiction talmudique pesant sur les Juifs de présenter volontairement leur requête devant les
tribunaux régis par les peuples idolâtres, des tribunaux Akkum. Cette interdiction a été étendue à tous
les tribunaux laïques. En outre, conformément à la Halacha, un Juif qui accuse un autre Juif devant un
tribunal séculier viole l'interdiction suprême de chillul Hashem19, qui est la profanation du nom de
Dieu. Apporter un différend entre Juifs sous l'œil du grand public fait connaître inutilement l'acte
répréhensible. La violation de l’interdiction talmudique sur l'utilisation des tribunaux séculiers est
sanctionnée par le Cherem, soit l’excommunication, qui est une sanction sévère pour le croyant 20.
D’autres religions peuvent exprimer une certaine méfiance au règlement des différends dans
environnement juridictionnel étatique. Ainsi, l’Islam et la foi chrétienne recommandent davantage la
médiation ou l'arbitrage21. Par ailleurs, le choix d’un tribunal séculier malgré la disponibilité d'un
tribunal religieux peut être considéré comme sapant l'autorité de la loi religieuse et inférer une
insuffisance quant à la capacité des tribunaux religieux à statuer sur ces questions.22 En outre, pour
des raisons historiques ou politiques, certaines communautés religieuses peuvent éprouver une
méfiance générale à l’égard du système judiciaire laïque. 23 Ce fut le cas historiquement pour les
communautés juives, dont la méfiance émanait de la peur de l'antisémitisme. Plus généralement, le
recours aux juridictions religieuses peut être préférable eu égard à l’expertise requise de manier
certains concepts ou lois religieus, pour lesquels un juge non-religieux n’aura pas reçu l’instruction
nécessaire. 24 Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’une norme interdit au juge laïc d’appréhender des
concepts religieux pour trancher un litige. En outre, la loi religieuse peut exiger une compétence
exclusive aux juridictions religieuses de connaitre d’un certain type de différend. Cela s’avère vrai pour
litiges concernant les aspects disciplinaires et organisationnels des autorités religieuses, mais aussi plus
généralement concernant le droit du statut personnel dans certaines religions où les rites sont
profondément ancrés dans les différents stades de la vie du croyant. A titre d’exemple, le Beth din a
une compétence exclusive pour l’octroi du Geth (voir ci-après). Enfin, Gad Barzilai promeut une
18 Voir à titre d’exemple des tribunaux rabbiniques au sein de l’Etat d’Israël qui seront ultérieurement étudiés. 19 Israel Goldstein, Jewish Justice And Conciliation: History Of The Jewish Conciliation Board Of America, 1930-1968, And A Review Of Jewish judicial Autonomy, 3, 1983, p. 4. 20 Idem. 21 Caryn Litt Wolfe, “Faith-Based Arbitration: Friend or Foe? An Evaluation of Religious Arbitration Systems and Their Interaction with Secular Courts”, Fordham Law Review, Volume 75, Issue 1, 2006, p. 441. Accessible: http://ir.lawnet.fordham.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=4191&context=flr 22 Israel Goldstein, Jewish Justice And Conciliation: History Of The Jewish Conciliation Board Of America, 1930-1968, And A Review Of Jewish judicial Autonomy, 3, 1983, p 4. 23 Idem. 24 Ginnine Fried, “The Collision of Church and State: A Primer to Beth Din Arbitration and the New York Secular Courts”, 31 Fordham Urban Law Journal, 2004, pp. 639.
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approche multiculturelle, selon laquelle les autorités nationales devraient prendre en compte les
besoins et intérêts des communautés religieuses non-dominantes dans le cadre plus large d’une
démocratie multiculturelle. En conséquence, l'intervention de l'État au sein de la vie d'une
communauté ne saurait être justifiée que rarement, soit, à titre d’exemple, lors de violences
communautaires physiques contre un membre de la communauté25.
Le recours aux juridictions religieuses n’est pas sans susciter de critiques, à l’égard notamment de la
protection de l’ordre public des Etats.
D’un point de vue substantiel, de nombreux juristes et membres de la société civile craignent le
développement d'un système quasi-juridique parallèle fondé sur des principes parfois discriminatoires.
Cette préoccupation est d’autant plus grande que les questions de droit de la famille impliquent en
principe des membres de la société perçus comme vulnérables, à savoir les femmes et les enfants. Les
tribunaux islamiques et juifs, étant susceptibles de connaitre de questions de mariage ou de divorce,
suscitent des controverses car les doctrines religieuses utilisées pour résoudre ces problèmes sont
considérés par certains comme préjudiciables à l’égard des femmes. Selon le Halacha, à titre
d’exemple, seul un homme peut accorder de sa propre volonté un divorce, par l’octroi du Ghet. Si le
mari refuse de donner son consentement au divorce, le Beth din ne peut pas rompre les liens du
mariage et l’épouse est privée de son droit de se remarier. En outre, si la femme se remarie en passant
outre, la relation est considérée comme adultère et tout enfant né du second « mariage » sera
considéré comme illégitime selon la loi juive. 26 Ces dispositions donnent au mari un pouvoir de
négociation considérable pour obtenir un règlement de divorce favorable en ce qui concerne le partage
des biens et la garde de l'enfant, et laissent souvent la femme avec un contrat de divorce inéquitable.
D’un point de vue procédural, les procédures devant les tribunaux religieux peuvent s’écarter des
garanties fondamentales attachées aux juridictions étatiques et préjudicier aux droits des parties27.
En outre, la création de tribunaux en parallèle des juridictions laïques accessibles seulement aux
personnes relevant d’une religion donnée pourrait portait atteinte au principe d’égalité devant la loi.28
Enfin, l’approche multiculturelle ci-dessus mentionnée serait préjudiciable à l'assimilation des
communautés minoritaires en creusant les écarts entre celle-ci et la majorité.29
B. La coexistence de la justice religieuse avec l’appareil institutionnel étatique
Il convient de distinguer principalement deux cas de figure : la justice religieuse tenant son pouvoir de
juger d’une délégation permanente de l’Etat (1) et la justice religieuse conventionnelle dont les
décisions sont susceptibles de reconnaissance par les juridictions étatiques (2).
25 GAD BARZILAI, COMMUNITIES AND LAW: POLITICS AND CULTURES OF LEGALIDENTITIES, Princeton University Press, 2003, ch. 2 and pp. 251-53. 26 Frank Cranmer, "Sharia law, the Arbitration Act 1996 and the Arbitration and Mediation Services (Equality) Bill", Law & Religion UK, 24 Octobre 2012. And also Caryn Litt Wolfe, Faith-Based Arbitration: Friend or Foe? An Evaluation of Religious Arbitration Systems and Their Interaction with Secular Courts, Fordham Law Review, Volume 75, Issue 1, 2006, p. 447. 27 Idem. 28 Frank Cranmer, "Sharia law, the Arbitration Act 1996 and the Arbitration and Mediation Services (Equality) Bill" in Law & Religion UK, 24 Octobre 2012. 29 Caryn Litt Wolfe, Faith-Based Arbitration: Friend or Foe? An Evaluation of Religious Arbitration Systems and Their Interaction with Secular Courts, Fordham Law Review, Volume 75, Issue 1, 2006, p. 462.
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1. la justice religieuse tenant son pouvoir de juger d’une délégation permanente de
l’Etat
Certains systèmes institutionnels s’apparentent à des régimes théocratiques où le pouvoir temporel
est dépendant du pouvoir spirituel dans lesquels les juridictions de droit commun sont de nature
religieuse. En Arabie saoudite, le système juridique est fondé sur le code de la Charia islamique30, dont
les juges et avocats font partie de la classe dirigeante religieuse du pays ou des oulémas31. Les
tribunaux de la charia ont une compétence de principe sur la majorité des affaires civiles et pénales32.
Le système judiciaire, compris au sens large, est composé de Qadis, qui rendent des décisions
contraignantes portant sur des différends spécifiques, tandis que les muftis et les autres membres des
oulémas émettent des avis juridiques sur des questions générales, dotés d’une grande force de
persuasion (les fatwas) 33. Le Grand Mufti (actuellement Abdul-Aziz Al ash-Sheikh) est le membre le
plus ancien du système judiciaire et la plus haute autorité religieuse dans le pays. 34 Les juges Qadis
sont au nombre de 700 juges et sont généralement diplômés en droit d'une université de la charia
islamique reconnue par le gouvernement saoudien avec, dans de nombreux cas, un diplôme d'études
supérieures de l'Institut supérieur de la magistrature de Riyad. 35
À l'autre extrémité du spectre, de nombreuses démocraties libérales occidentales, profondément
ancrées dans la tradition de la séparation de l’Eglise et de l'Etat, envisagent la manière de gérer la
diversité culturelle, dans laquelle l'élément religieux joue un rôle majeur comme élément d'identité de
certaines cultures. Ces sociétés présentent un intérêt particulier pour l’étude dans la mesure où elles
doivent « choisir entre la mise en place d’une éventuelle concurrence entre les juridictions séculières
et les tribunaux religieux, en intégrant les tribunaux religieux dans le système juridique de l'État, ou en
leur permettant de mener des opérations distinctes et parallèles »36.
Ayelet Shachar a formulé une proposition globale pour concilier les préoccupations des groupes
minoritaires de préserver leur culture et la nécessité de protéger les membres dits « plus vulnérables »
de la communauté: elle promeut « l’accommodement transformatif » (transformative accomodation),
qui permettrait d’encourager, à travers le dialogue, l’Etat et les groupes minoritaires d'être plus
réactifs à l’égard de tous leurs constituants respectifs37. Pour caractériser la relation dynamique entre
les juridictions religieuses, les acteurs individuels et l'Etat, Daphna Hacker propose de prendre en
compte trois variables, à savoir premièrement la variable religieuse, la variable culturelle et la variable
institutionnelle. La variable religieuse est le contenu de la loi religieuse : plus la loi religieuse se permet
d’être flexible et créative, plus les juges religieux seront à même d’adapter leurs pratiques aux
exigences juridiques libérales.38 La variable culturelle concerne le contexte culturel des juges religieux :
plus la culture du juge religieux est proche de la culture libérale de la majorité, plus il sera sensible aux
30 John L. Esposito, Islam and politics, 1998. 31 John L. Esposito, Islam and politics, 1998. Voir aussi, William Powell, Saudi Arabia and its royal family, 1982 p. 102. 32 Jan Michiel Otto, Sharia Incorporated: A Comparative Overview of the Legal Systems of Twelve Muslim Countries in Past and Present, 2010. 33 Frank E. Vogel, Islamic law and legal system: studies of Saudi Arabia, 1999. 34 Abdulrahman Yahya Baamir, Shari'a Law in Commercial and Banking Arbitration, 2010. 35 Graeme R. Newman, Crime and Punishment Around the World, 2010, p. 357. 36 Gordon R. Woodman, The Idea of Legal Pluralism, in LEGAL PLURALISM IN THE ARAB WORLD 3-19 (Baudouin Dupret, Maurits Berger & Laila al-Zwaini eds., Kluwer L. Int’l 1999). 37 AYELET SHACHAR, MULTICULTURAL JURISDICTIONS: CULTURAL DIFFERENCES AND WOMEN’S RIGHTS, 46 Cambridge University Press, 2001, chapitre 6. 38 Daphna Hacker, RELIGIOUS TRIBUNALS IN DEMOCRATIC STATES: LESSONS FROM THE ISRAELI RABBINICAL COURTS, Tel Aviv University, 2012, p. 79.
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besoins des justiciables victimes des effets discriminatoires du droit religieux formel39. Enfin, la variable
institutionnelle permet de déterminer si les juridictions religieuses ont une compétence exclusive sur
le sujet ou en concurrence avec les tribunaux laïques de l’Etat en cause :40 plus la concurrence entre
les tribunaux religieux et les juridictions laïques est grande, plus le tribunal religieux sera enclin à
intégrer les principes et pratiques libéraux.41
Les tribunaux rabbiniques d’Israël (ou le beth din) illustrent ces dynamiques. Ainsi, au sein de l’Etat
d’Israël, les tribunaux rabbiniques ont le statut de juridictions étatiques. Beth din est l’expression, selon
les sources rabbiniques, traduisant les courts de justices juives. Aujourd’hui, cela se réfère
principalement aux juridictions ecclésiastiques ayant compétence pour connaitre de litige en matière
de divorce, de contrôle des règles diététiques et, avec le consentement des parties concernées,
d’arbitrage. En Israël, le Beth din renvoie à la juridiction rabbinique (par opposition aux juridictions
laïques, Beth mishpat), qui bénéficie, conformément à une loi du Knesset, d’une compétence en
matière de statut personnel, en sus de ses fonctions religieuses. 42 Les juges du Beth din sont
rémunérés par l’Etat et siègent dans des établissements publics, désignés comme des « cours ».
Conformément à la loi, ils doivent être ordonnés rabbins orthodoxes. Il y a actuellement douze
tribunaux rabbiniques régionaux et un grand tribunal rabbinique, qui est la juridiction d'appel des
décisions des tribunaux régionaux. Le système des tribunaux rabbiniques est contrôlé
administrativement par le Ministère de la Justice et, comme tout autre organe de justice de l'Etat, est
lié par les décisions de la Cour suprême israélienne.
A l’égard de la compétence du Beth din, ce dernier a une compétence exclusive en matière de
divorce43, alors que, à titre d’exemple, en matière d’héritage, les tribunaux rabbiniques ont une
compétence concurrente à celle des juridictions laïques et cette compétence est conditionnée à
l’accord de volontés des parties. La faculté pour les justiciables de recourir au forum shopping en
matière d'héritage, qui contraste avec la compétence exclusive des tribunaux rabbiniques sur les
décrets de divorce, contribue à l'adoption d'une politique d'héritage égalitaire en accord avec le droit
civil israélien. Inversement, les juges des tribunaux rabbiniques appliquent une interprétation
conservatrice et discriminatoire de la loi en matière de divorce.44
Ainsi, le cas du Beth din illustre le fait qu’en intégrant la justice religieuse au sein de l’architecture
institutionnelle étatique, tout en laissant au justiciable une option juridictionnelle afin que ce dernier
puisse recourir au forum shopping, la justice religieuse aurait tendance à adapter sa loi religieuse aux
exigences fondamentales de l’Etat en question. Cette perméabilité corrigerait ainsi certaines
dispositions religieuses jugées choquantes en ce qu’elles sont discriminatoires à l’égard des femmes,
en intégrant la communauté religieuse au sein de l’ordre institutionnel et social étatique et en
préservant le cœur de l’identité de ladite communauté. Il convient néanmoins de nuancer ce propos :
si un tel modèle constitue une base de réflexion intéressante pour les Etats dont la population est très
religieuse, ceci est inconcevable dans les pays de tradition laïque et dont la majorité de population est
39 Idem. 40 Daphna Hacker, RELIGIOUS TRIBUNALS IN DEMOCRATIC STATES: LESSONS FROM THE ISRAELI RABBINICAL COURTS, Tel Aviv University, 2012, p. 61. 41 Daphna Hacker, RELIGIOUS TRIBUNALS IN DEMOCRATIC STATES: LESSONS FROM THE ISRAELI RABBINICAL COURTS, Tel Aviv University, 2012, p. 79. 42 http://www.jewishvirtuallibrary.org/jsource/Politics/beitdinmod.html 43 Id. "It is well known that she [a woman without a valid get] clearly cannot remarryin an orthodox synagogue, even if she has been through a civil divorce because,according to halacha, she remains married until she receives a get. If she decides toundertake a civil re-marriage, then this is held to be invalid under halacha." Id. 44 AYELET SHACHAR, MULTICULTURAL JURISDICTIONS: CULTURAL DIFFERENCES AND WOMEN’S RIGHTS, 46 Cambridge University Press, 2001, p. 78.
9
séculière, étant donné que l’institution d’une telle cours religieuse constituerait en soi une violation
du principe de laïcité. De nombreux Etats se sont, en conséquence, tournés vers la reconnaissance de
l’arbitrage religieux.
2. La reconnaissance des décisions prises par les cours religieuses, assimilées à des
sentences arbitrales
Le débat portant sur la reconnaissance des décisions prises par les cours religieuses, assimilées à des
sentences arbitrales, a suscité de nombreuses controverses outre-Manche (le Royaume-Uni) et outre-
Atlantique (les Etats-Unis et le Canada). Ainsi, particulièrement, une controverse publique éclata en
2004 et 2005 au Canada lors de discussions sur l’établissement de tribunaux musulmans, dont les
décisions auraient une force juridique obligatoire en vertu des lois canadiennes sur l’arbitrage. 45 Le
législateur canadien a par la suite interdit aux tribunaux canadiens de reconnaitre l'application de
toute décision d'un tribunal religieux. 46
Les Etats-Unis y témoignent une plus grande faveur. La séparation complète entre l'Eglise et de l'Etat
est un principe ancré au sein de nombreuses démocraties libérales occidentales. Au vingt et unième
siècle, le système juridique américain a connu un grabd changement: l’acceptation et la faveur
croissantes aux modes alternatives de résolution des litiges tels que l'arbitrage. Ceci suscite des
difficultés lorsque les tribunaux laïques sont invités à appliquer les sentences arbitrales rendues par
un comité d'arbitrage religieux. En effet, cela ne constituerait-il pas une manière de contourner le
principe de la séparation de l’Etat et de l’Eglise ? En outre, bien que l’arbitrage repose sur une base
consensuelle, il y a des craintes que des femmes dites « vulnérables », seraient contraintes de donner
leur consentement, et, de ce fait, qu’elles renoncent à un traitement juste et équitable dont elles
auraient bénéficié si elles n’avaient pas renoncé à la compétence des juridictions laïques.
Les tribunaux arbitraux fonctionneraient de la manière suivante: les sentences religieuses deviennent
obligatoires et exécutoires par des juridictions laïques par convention signée entre les parties donnant
compétence aux tribunaux arbitraux pour connaitre d’un type de litige donné.47 Les juridictions laïques
interviennent principalement pour connaitre de la validité de la convention arbitrale ou pour vérifier
la légalité des sentences religieuses. Ainsi, cette situation met à l’épreuve la capacité des juridictions
laïques à rester dans les limites de la séparation de l’Eglise et de l’Etat en se prononçant sur la
reconnaissance d’une sentence religieuse.
Aux Etats-Unis, les tribunaux religieux se prononcent régulièrement sur des litiges de la même manière
que les autres arbitrages conventionnels. Les tribunaux fédéraux et étatiques appliquent les décisions
des tribunaux religieux en vertu de la Loi sur l'arbitrage fédérale (Federal Arbitration Act ou FAA) ou
en vertu des lois de l'Etat sur le modèle de la Loi uniforme sur l'arbitrage (Uniform Arbitration Act ou
UAA), transformant ainsi les sentences en jugements obligatoires. À la lumière de ce résultat, la FAA
et UAA fournissent une norme de contrôle qui assure un contrôle minimal sur la régularité de la
procédure suivie. 48
45 Ginnine Fried, Comment, The Collision of Church and State: A Primer to Beth Din Arbitration and the New York Secular Courts, 31 Fordham Urb. L.J. 633, 653–54(2004); Charles P. Trumbell, Note, Islamic Arbitration: A New Path for Interpreting Islamic Legal Contracts, 59 Vand. L. Rev. 609, 644–46 (2006). 46 Laura Trevelyan, Will Canada Introduce Sharia Law?, BBC News, 24 aout 2004, 47 Voir, par exemple, Elmora Hebrew Ctr. v. Fishman, Inc., 570 A.2d 1297, 1299 (N.J. Super. Ct. 1990). 48 Caryn Litt Wolfe, Faith-Based Arbitration: Friend or Foe? An Evaluation of Religious Arbitration Systems and Their Interaction with Secular Courts, Fordham Law Review, Volume 75, Issue 1, 2006, p. 442.
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Certes, il revient au juge séculier de se prononcer sur la force contraignante d’une décision rendue par
les cours religieuses. Ainsi, strictement, l’efficacité substantielle et la force exécutoire d’une telle
décision revient au juge séculier. Toutefois, au-delà de la force contraignante “morale” qu’exerceraient
de telles décisions sur les parties croyantes au litige, la procédure de reconnaissance de telles décisions
par le juge, dans l’hypothèse étudiée ci-dessus, révèle certaines failles à l’égard du contrôle du respect
des droits et libertés fondamentaux, de par sa trop grande faveur à la reconnaissance desdites
décisions en les assimilant à des sentences arbitrales.49 En outre, le contrôle opéré par le juge séculier
sur de telles décisions est substantiellement limité par la doctrine du « religious question » (doctrine
de la question religieuse), selon laquelle un juge séculier peut connaitre d’un litige intéressant les
autorités religieuses, mais ne peut pas se prononcer sur le dogme religieux sous-tendu au litige, et ce,
conformément au Premier Amendement de la Constitution des Etats-Unis, interdisant au Congrès des
Etats-Unis d'adopter des lois limitant la liberté de religion, entre autres50. Ainsi, Grossman51 fait valoir
que l'effet limitatif de la doctrine de la question religieuse sur les FAA et SAU rend la protection des
lois étatiques inadéquate.
Comment fonctionnent ces tribunaux ? Les comités chrétiens, juifs ou musulmans peuvent connaitre
de tels litiges, bien que d’autres religions émergent. La fréquence et la procédure suivie devant ces
comités varient sensiblement.
Concernant les comités chrétiens, il convient de relever que le règlement chrétien des différends
remonte à plusieurs siècles. Ainsi, à titre d’exemple, au Moyen Âge, les papes réglaient les différends
entre les souverains. Aujourd’hui aux États-Unis, des organisations comme les Peacemaker Ministries
(les Ministères Peacemaker) fournissent des services juridictionnels fondés sur les enseignements du
Christ et du Nouveau Testament; cette organisation sert d’exemple pour les tribunaux chrétiens
49 Michael C. Grossman, IS THIS ARBITRATION?: RELIGIOUS TRIBUNALS,JUDICIAL REVIEW, AND DUE PROCESS, Columbia Law Review. Jan 2007, Vol. 107 Issue 1, p. 172-177 (mettant en lumière la politique actuelle, ou le «mythe de la préférence », que "les tribunaux devraient privilégier l'arbitrage sur les procédures judiciaires étatiques. « La politique puis son fondement de ‘l'objectif de gestion’ en vue d'alléger le rôle des juridictions et d'une perception révolue et réformée de l'infériorité de l’arbitrage aux procédures judiciaires nationales. A titre d’exemple, dans l’affaire Mitsubishi Motors Corp. v. Soler Chrysler-Plymouth, Inc., la Cour a adopté l’argumentaire selon lequel, dans presque tous les différends, l'arbitrage répond aux besoins des parties aussi bien que le ferait une juridiction judiciaire nationale (473 U.S. 614, 627–28 (1985) (“[A] party does not forgo . . . substantive rights . . . ; it only submits to their resolution in an arbitral, rather than a judicial, forum.”); Les juridictions inférieures assimilant les tribunaux religieux à l'arbitrage se font également l’écho de cette rhétorique. 50 Caryn Litt Wolfe, Faith-Based Arbitration: Friend or Foe? An Evaluation of Religious Arbitration Systems and Their Interaction with Secular Courts, Fordham Law Review, Volume 75, Issue 1, 2006, p. 442. Le texte du Premier Amendement se lit comme suit : “ Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition the Government for a redress of grievances “. ( Le Congrès ne fera aucune loi relative à l'établissement d'une religion, ou à l'interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté d'expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d'adresser à l'État des pétitions pour obtenir réparations des torts subis.) Par une interprétation extensive, la Cour Suprême des Etats-Unis à étendue le champ d’application de cette disposition à l’ensemble des institutions étatiques. Ainsi, la doctrine du « religious question » fut appliquée à l’examen des décisions rendues par les Cours religieuses - Encore Prods., Inc. v. Promise Keepers, 53 F. Supp. 2d 1101, 1112 (D. Colo. 1999) (discussing scope of review secular courts apply to religious issues); Elmora Hebrew Ctr., Inc. v. Fishman, 593 A.2d 725, 729–32 (N.J. 1991) (discussing Religion Clause limitations on review of Beth Din proceeding) 51 51 Michael C. Grossman, IS THIS ARBITRATION?: RELIGIOUS TRIBUNALS, JUDICIAL REVIEW, AND DUE PROCESS, Columbia Law Review. Jan 2007, Vol. 107 Issue 1, p. 171.
11
contemporains. Fondés en 1982, les Peacemaker Ministries proposent une médiation des conflits et,
en cas d’échec, soumet les différends à son organisation affiliée, l'Institute for Christian Conciliation
(l’Institut pour la réconciliation chrétienne ou ICC). Les différends portent sur des questions religieuses,
y compris le schisme doctrinal, et les questions séculières, comme la contrefaçon de brevet et les délits
de nuisance.
Concernant les comités musulmans, l'absence de clergé permanent autour duquel il serait possible
d'établir des tribunaux a contribué à l'absence de tribunaux musulmans permanents aux États-Unis.
De même, l'intervention de tiers pour trancher les différends est généralement considérée avec
défaveur, conduisant les musulmans américains à préférer la médiation, où les parties peuvent
résoudre leurs différends elles-mêmes. Certains différends ont toutefois été soumis à des imams dans
les mosquées américaines locales. Le processus est informel, fermé et secret, et manque de règles et
des procédures uniformes. Néanmoins, les sentences relatives aux divorces et aux autres différends
réglés par les autorités islamiques peuvent être reconnues par les tribunaux laïques.
Concernant les comités juifs, aux États-Unis, les rabbins des synagogues orthodoxes ont établi des
tribunaux locaux, tandis que des associations nationales de synagogues juives ont créé des Conseils de
règlement des différends. En conséquence, un grand nombre de villes américaines ont de nombreux
tribunaux juifs. Les juges appliquent la Halacha, mais les procédures de chaque comité diffèrent.
Généralement, le tribunal se compose de trois juges, habituellement des rabbins, qui n’ont besoin
d'aucune qualification formelle.52
La reconnaissance des décisions prises par les cours religieuses, assimilées à des sentences arbitrales,
constitue un système intéressant. Elle préserve plus ou moins la séparation de l’Etat et de la religion,
contrairement au cas de figure de la justice religieuse tenant son pouvoir de juger d’une délégation
permanente de l’Etat, ce qui porte moins frontalement atteinte au principe de laïcité de nombreuse
démocraties libérales occidentales, tout en apportant tous les avantages liées aux juridictions
religieuses pour les parties croyantes. Toutefois, certaines juridictions arbitrales suivent une procédure
informelle, fermée et secrète, en dehors parfois d’un certain contrôle étatique, puisque séparées de
l’ordre institutionnel étatique, faisant craindre une procédure parfois attentatoire aux garanties
attachées à un procès équitable. En outre, bien que les tribunaux arbitraux peuvent envisager
l’application d’une loi laïque, des principes religieux contradictoires peuvent écarter ladite loi. Les
juridictions laïques du Royaume-Uni et l'Australie ont refusé d'appliquer les décisions contraires à loi
laïque, mais certaines juridictions laïques aux États-Unis ont reconnu et imposé de telles décisions. 53
Certes, certains auteurs estiment qu’il ne s’agit de rien d’autre que d’un arbitrage classique et qu’il n’y
a pas de raison supplémentaire d’empêcher un arbitrage religieux par rapport aux autres arbitrages.
Toutefois, les litiges dont ces tribunaux ont à connaitre peuvent porter sur le statut personnel, dont
des questions aussi primordiales que le divorce ou la garde des enfants.
A défaut pour la religion de s’exprimer à travers la justice religieuse, notamment dans les démocraties
libérales d’occident, celles-ci peuvent en protéger l’exercice à travers la liberté de religion.
52 Michael C. Grossman, IS THIS ARBITRATION?: RELIGIOUS TRIBUNALS,JUDICIAL REVIEW, AND DUE PROCESS, Columbia Law Review. Jan 2007, Vol. 107 Issue 1, p169-209, P. 180. 53 Michael C. Grossman, IS THIS ARBITRATION?: RELIGIOUS TRIBUNALS,JUDICIAL REVIEW, AND DUE PROCESS, Columbia Law Review. Jan 2007, Vol. 107 Issue 1, p169-209, P. 182.
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II. La religion appréhendée par la justice : la liberté de religion
La religion appréhendée par la justice se traduit par la garantie de l’exercice de la liberté de religieux.
Le juge étatique est traditionnellement représenté comme le garant des libertés et droits
fondamentaux, et par là-même, de la liberté de religion (A). Toutefois, ce dernier peut être contraint
d’opérer une conciliation entre l’exercice de celle-ci avec d’autres libertés ou droits fondamentaux ou
l’ordre public de son for (B).
A. Le juge gardien de la liberté de religion
« La diversité religieuse doit être considérée comme un aspect du phénomène du «pluralisme moral»
avec lequel les démocraties contemporaines doivent se réconcilier. . . . Bien que l'histoire de l'Occident
explique les préoccupations relatives à la religion... l'état des sociétés contemporaines exige d’aller au-
delà et d’envisager la manière de gérer la diversité morale qui les caractérise aujourd'hui. Le champ
d'application de la gouvernance laïque s’élargit pour inclure toutes les options morales, spirituelles et
religieuses. »54
Une des stratégies indispensables à la « gestion » d’une telle diversité morale et religieuse est la liberté
de religion. L’objectif d’une telle liberté fondamentale est d’assurer que la société ne s’ingère pas dans
les croyances intimes et profondes qui régissent la perception de soi-même, de l'humanité, de la
nature et, dans certains cas, d’un ordre supérieur ou différent. Ces croyances, à leur tour, régissent
notre comportement et nos pratiques.55 Ainsi, sous réserve de certaines limitations, nul ne devrait être
forcé d'agir d'une manière contraire à ses croyances ou à sa conscience.56
Or, empêcher une personne de vivre en accord avec ses convictions et engagements religieux peut
parfois constituer un grand préjudice pour la personne en cause. Le philosophe, Mark Wicclair
soulignait cet aspect en estimant : « Une perte de l'intégrité morale peut avoir des conséquences
nuisibles. Elle peut entraîner de forts sentiments de culpabilité, de remords et la honte ainsi que la perte
du respect de soi. L’intégrité morale peut être d'une importance capitale pour les personnes dont les
croyances de base sont laïques ainsi que pour ceux dont les croyances de base sont religieuses. »57
Une telle atteinte à l’intégrité morale d’un individu implique corrélativement une importance
particulière attachée à la protection de la liberté de religion.
Comme de nombreuses libertés de l’esprit, la liberté de religion inclut deux aspects : la liberté de
choisir sa foi dans son for intérieur et la liberté d’extérioriser sa foi.
54 Jocelyn Maclure et Charles Taylor, Secularism and Freedom of Conscience, trans. Jane Marie Todd, Harvard University Press, 20, 2011, p. 106. (“Religious diversity must be seen as an aspect of the phenomenon of “moral pluralism” with which contemporary democracies have to come to terms. . . . Although the history of the West serves to explain the fixation on religion . . . the state of contemporary societies requires that we move beyond that fixation and consider how to manage fairly the moral diversity that now characterizes them. The field of application for secular governance has broadened to include all moral, spiritual, and religious options.”) 55 Michael J. Perry (2014). FREEDOM OF CONSCIENCE AS RELIGIOUS AND MORAL FREEDOM. Journal of Law and Religion, 29, pp 124-141. L’auteur cite, à titre d’exemple, R. v. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 S.C.R. 713, 759. For the text of Section 2(a) see Canadian Charter of Rights and Freedoms, Part I of the Constitution Act, 1982, being Schedule B to the Canada Act, 1982, c. 11 (U.K.). 56 Michael J. Perry (2014). FREEDOM OF CONSCIENCE AS RELIGIOUS AND MORAL FREEDOM. Journal of Law and Religion, 29, pp 124-141. L’auteur cite, à titre d’exemple, R. v. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 S.C.R. 295, 337. See Kislowicz, Haigh, and Ng, “Calculations of Conscience,” 707–13. 57 Mark R. Wicclair, “Conscientious Objection in Health Care: An Ethical Analysis”, Cambridge University Press, 2011, p. 11.
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La liberté de choisir sa religion bénéficie d’une protection textuelle étendue : Ainsi, l’article 18 de la
Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948 énonce que « toute personne a
droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de
religion ou de conviction », l’article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789
déclare que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » et l’article 9 de la Convention européenne
des droits de l’homme (ci-après Convention EDH) rappelle la liberté de religion en ces termes : « Toute
personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de
changer de religion ou de conviction ». Enfin, cette liberté est affirmée par l’article 1 de la Constitution
française de 1958 même si ce texte emploie le terme de « croyance » et non celui de « religion » : « la
France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la
loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les
croyances ».
Comme toute liberté dont l’exercice suppose un choix, la liberté de religion comporte un aspect positif
et un aspect négatif.
D’une part, la liberté positive de croire implique celle d’adopter la religion de son choix en son for
intérieur, sans que ce choix soit nécessairement définitif. Ceci suppose de la part de l’Etat qu’il ne
prescrive aucune religion. L’Etat doit respecter la diversité des convictions religieuses afin de garantir
le pluralisme au sein de la société. La liberté de religion s’applique aussi aux Églises. Si, dans cette
optique, elle ne recouvre pas réellement la liberté de choisir une religion, elle recouvre néanmoins la
possibilité pour une communauté religieuse de s’organiser et de fonctionner sans ingérence arbitraire
de l’État58.
En outre, la liberté de religion implique également la liberté de changer de religion.
D’autre part, la liberté négative de croire implique la liberté de ne pas avoir de religion, soit un droit à
l’athéisme. Par un arrêt Kokkinakis c. Grèce, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la
CEDH) a précisé la notion de la liberté de ne pas avoir de religion : « elle (la liberté de religion) est aussi
un bien précieux pour les athées, les agnostiques et les indifférents », la liberté négative de religion «
implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion »59.
La liberté de manifester sa religion, qui permet d’extérioriser son choix, est également reconnu
textuellement, en sachant que les textes ci-dessus mentionnés concernant la liberté de choisir sa
religion visent également la liberté de manifester ses convictions religieuses. Ainsi, la Déclaration
universelle des droits de l'homme énonce en son article 18 que « toute personne a droit à (…) la liberté
de manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu’en privé, par
l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites », l’article 10 de la Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen de 1789 vise les « manifestations » de la liberté de religion tout
comme le fait l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme lorsqu’il envisage « la
liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en
privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ».
La liberté d’extérioriser sa foi comprend la liberté d’exprimer ses convictions religieuses, ainsi que la
liberté de convaincre autrui d’adhérer à sa religion à condition que celle-ci ne soit pas abusive60.
58 CEDH, 26 octobre 2000, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie 59 CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, §31. 60 Le prosélytisme est autorisé, à condition toutefois que ce dernier ne soit pas abusif.
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La liberté de manifester sa religion peut être analysée comme une déclinaison de la liberté
d’expression, l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen consacre la « libre
communication des pensées et des opinions » en tant qu’un « des droits les plus précieux de l’homme
».
Si l’on se réfère à l’article 9 précité, la manifestation d’une religion peut recouvrir quatre formes : le
culte, l’enseignement, les pratiques et les rites. La liberté cultuelle se réfère aux services et cultes
religieux. Les pratiques et l’accomplissement des rites religieux concernent les processions ou les
vêtements religieux traditionnels. L’enseignement concerne davantage la possibilité de convaincre
autrui d’adhérer à ses convictions.
Afin que ce cadre protecteur ne soit pas laissé lettre morte, la mise en œuvre de ces principes est
garantie à plusieurs niveaux de l’architecture institutionnelle. A titre d’exemple, en France, le juge a
une vocation naturelle à garantir le respect de la liberté de religion. En effet, selon l’article 66 de la
Constitution, l’autorité judiciaire est la gardienne des libertés fondamentales. L’autorité judiciaire n’est
pas la seule à garantir cette liberté : ainsi une place croissante est reconnue au juge administratif pour
garantir les libertés fondamentales, malgré la dualité fonctionnelle des tribunaux français. En outre,
par le biais du mécanisme de contrôle de constitutionnalité, le juge constitutionnel français opère
également un tel contrôle en confrontant la loi à la constitution. Ainsi, la justice française, dans son
appréhension de la religion, est tenue de garantir la protection de la liberté de religion, sous réserve
de certaines conditions, ci-après étudiées. Il en est de même pour le juge européen du conseil de
l’Europe qui peut opérer de tels contrôles à l’égard de la Convention EDH (voir ci-après). Cette vocation
prend une signification particulière dans le cadre du paysage institutionnel français, dans la mesure où
ce dernier se conçoit comme un Etat laïc depuis la loi du 9 décembre 1905 qui proclame en son article
1er : « la République française assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes
sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public ». Le principe de laïcité a été repris
à l’article 1er de la Constitution de la Cinquième République de 1958. Les débats houleux entourant ce
principe témoignent d’une certaine mauvaise compréhension de ce terme. Strictement, ce principe
est sous-jacent à la liberté de religion et se traduit juridiquement par la séparation de l’Eglises (ou
aujourd’hui des Eglises) et de l’Etat, impliquant la non intervention de l’Etat dans les affaires
religieuses. Il en découle que l’Etat ne doit privilégier aucune croyance et ne doit pas intervenir dans
le contenu des croyances (laïcité négative)61. Le juge français se fait l’écho d’une telle garantie à la
liberté de religion. Ainsi, le Conseil d’État a estimé dans l’arrêt Kherouaa que c’était le principe même
de laïcité, qui était le fondement du droit des élèves de porter des signes religieux distinctifs, et que
seules des circonstances particulières pouvaient justifier une limitation de cette liberté individuelle.
Aux termes de sa solution, la disposition du règlement d’une école selon laquelle : « aucun élève ne
serait admis en salle de cours en étude ou au réfectoire la tête couverte », était une interdiction
permanente, qui méconnaissait la liberté d’expression reconnue aux élèves dans le cadre des principes
de neutralité et laïcité de l’enseignement public62. Ainsi, loin de constituer une incompatibilité
manifeste avec la liberté de religion, la laïcité en est la condition-même de son exercice.
Aujourd’hui, certains auteurs s’interrogent sur une relecture du principe de laïcité qui menacerait sa
conception traditionnelle française.63 Une autre conception moderne semble émerger, dite « laïcité
positive » selon laquelle l’Etat doit permettre l’exercice de la liberté religieuse de chacun des citoyens.
L’État se doit ainsi de respecter la liberté de conscience des citoyens et doit permettre à chacun le libre
61 Ainsi, l’Etat ne doit verser aucun salaire, ni subvention à un culte, à l’exclusion de l’Alsace-Moselle en raison de l’application du Concordat toujours en vigueur. 62 CE, 2 nov. 1992, n° 130394, Mme Kherouaa. 63 Henri Oberforff, Droits de l’Homme et Libertés Fondamentales, 4ème édition, LGDJ, 2013, p. 479.
15
exercice de sa religion. L’équilibre convoité est mince, étant donné que le principe de laïcité s’oppose
à toute forme de communautarisme, et le Conseil constitutionnel a d’ailleurs précisé, dans une
décision en date du 19 novembre 2004, que le principe de laïcité s’opposait « à ce que soient reconnus
des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de
langue ou de religion ».
B. Le juge régulateur de la liberté de religion
Si la liberté de croire est en principe un droit absolument protégé, il n’en est pas de même concernant
l’extériorisation de ce choix, soit la liberté d’exprimer sa religion (voir ci-après les clauses limitatives
de droits). A ce titre, justice du Conseil de l’Europe représente un allié de taille dans la régulation de la
liberté de religion au regard de la législation, entendue au sens large, nationale qui pourrait constituer
une ingérence dans l’exercice de ce droit.
Le juge du Conseil de l’Europe, s’attache à vérifier le strict respect par les Etats de la liberté de choix
de religion. Ainsi, la CEDH a jugé qu’est contraire à la Convention l’obligation faite à un individu
d’acquitter un impôt destiné à financer une Église d’État.64
Inversement, la liberté de manifester sa religion bénéficie d’une protection limitée. En effet, de
nombreuses dispositions internationales prévoient une clause limitative de droits concernant non pas
la liberté de religion en son ensemble, mais seulement sa manifestation extérieure. Ainsi, pour prendre
l’exemple de la Convention EDH, les articles 8 à 11 aménagent des exceptions65 selon lesquelles les
Etats peuvent recourir à différentes catégories d’intérêt public et privé pour justifier les ingérences
dans les droits susmentionnés. De telles ingérences doivent répondre à trois conditions, à savoir
l’ingérence ou la restriction doit être prévue par la loi ou conforme à celle-ci (test de la prééminence
du Droit) et être nécessaire, dans une société démocratique (test de la nécessité dans une société
démocratique), à la poursuite d’un ou de plusieurs des objectifs visés auxdits paragraphes (le but
légitime). Ainsi, l’État ne peut donc interdire une manifestation religieuse en dehors des cas de l’article
9§2 de la Convention. Il convient de relever que la condition de la nécessité dans une société
démocratique correspond à un test de proportionnalité fondé sur trois critères posés par l’arrêt
Handyside de 197666 : l’ingérence répond à un « besoin social impérieux » ; les formalités, sanctions,
conditions et restrictions sont « proportionnées au but légitime poursuivi » (proportionnalité stricto
sensu) et l’ingérence se justifie par des « motifs pertinents et suffisants ». L’autorité est donc tenue
de réaliser un équilibre entre les inconvénients liés aux restrictions et les avantages escomptés par le
but légitime poursuivi. La « nécessité dans une société démocratique » implique un arbitrage entre
intérêts conflictuels ».
64 CEDH, 23 octobre 1990, Darby c/ Suède. Il convient de relever que dans un arrêt ultérieur, la CEDH a repris ce même principe, tout en estimant qu’il n’y avait pas violation de l’article 9 de la Convention EDH - En l’espèce, l’employeur reverse directement l’impôt cultuel de son salarié au Trésor public et ce en même temps que l’impôt sur le salaire. Le salarié peut y échapper en précisant sa non-appartenance aux Églises en bénéficiant. Il n’y avait pas de violation de l’article 9 de la Convention dans l'espèce rapportée car la disposition relevait de la marge d’appréciation nationale (la Cour relève la portée limitée de la mention, qui ne permet de tirer aucune conclusion concernant la pratique religieuse du salarié, et qui n’a pas vocation à être utilisée en dehors des relations entre l’employeur et les services fiscaux). CEDH, 17 février 2011, Wasmuth c/ Allemagne 65 Steven Greer, Les exceptions aux articles 8-11 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, Editions du Conseil de l’Europe, Dossiers sur les droits de l’homme no 15. Accessible à http://www.echr.coe.int/LibraryDocs/DG2/HRFILES/DG2-FR-HRFILES-15(1997).pdf 66 CEDH, 07 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni.
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Enfin, il convient de relever que la condition de la « nécessité dans une société démocratique »
reconnait implicitement une marge d’appréciation aux Etats, ce qui fut explicitement reconnu dans
l’arret de la CEDH De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique de 1971.67 Cette marge d’appréciation repose
sur deux idées principales. Ce qui est nécessaire à la réalisation d’un but d’intérêt national peut varier
d’un Etat à un autre. En outre, l’appréciation de l’Etat de cette nécessité doit bénéficier d’une certaine
déférence de la part d’une juridiction internationale, peu familière avec les divers contextes nationaux.
L’arrêt Sahin c. Turquie rendu le 10 novembre 2005 par la CEDH a affirmé que l’interdiction du port du
voile sur un campus constitue une « ingérence dans l’exercice du droit de manifester sa religion » mais
une importante marge d’appréciation doit être laissée à l’État si bien que l’interdiction se trouvait ici
justifiée.
Un État peut donc limiter la liberté de manifester ses religions pour des motifs qui lui sont propres.
Dès lors, il est aisé de supposer que la liberté de manifester sa religion dépend de l’existence ou non
d’un principe de laïcité dans l’État concerné. Ceci soulève la question de la manière dont la France
concilie la liberté de religion et le principe de laïcité.
Si à l’origine, la laïcité visait à exclure la religion de la sphère publique en séparant l’Eglise de l’Etat, elle
est aujourd’hui considérée comme une garantie de la liberté des croyances grace à la neutralité de
l’Etat. En pratique, la neutralité de l’Etat conduit à poser des limites à la liberté de manifester sa
religion. Si l’Etat peut imposer certaines restrictions à son exercice, le fondement des restrictions se
trouve dans l’ordre public et dans le respect des libertés d’autrui. Ces restrictions se cristallisent
aujourd’hui de la question du port de signes religieux et des sectes. Une secte est caractérisée par
l’existence d’une foi commune et d’une communauté et est généralement considérée d’un mauvais
œil par les autorités publiques qui craignent certains abus sur des esprits fragiles. De ce fait, la loi du
12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant
atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales prévoit la dissolution des sectes en cas
« d’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de faiblesse » (articles 223-15-2 et suivants du Code
pénal). Plus largement, le texte prévoit la possibilité d’une dissolution d’un groupement considéré
comme sectaire lorsque ce dernier a fait l’objet de plusieurs condamnations notamment pour atteinte
à la vie, agressions sexuelles, viols ou encore exercice illégale de la médecine.
La discussion de la religion appréhendée par la justice se limitera au port du voile.
Concernant le port du voile, il parait utile de mentionner la loi du 15 mars 2004 qui interdit les signes
qui, en eux-mêmes ou par leur nature ou par leur caractère ostentatoire apparaissent comme
contraires au principe de laïcité. L’interdiction n’est certes ni générale, ni absolue, mais certains signes
seront bien entendu ostensibles, à savoir le foulard, alors qu’une croix le sera moins. La question du
voile suscite de nombreux débats pour deux raisons : d’une part celle de la soumission de la femme et
d’autre part la remise en cause de la laïcité.
Suite à une demande du gouvernement pour envisager l’interdiction générale et absolue du port du
voile, le Conseil d’Etat a rendu un rapport en date du 30 mars 2010 aux termes duquel ce dernier se
prononce en défaveur d’une telle interdiction et préconise d’harmoniser les interdictions ponctuelles.
En effet, le principe de laïcité n’impose que « la stricte neutralité de l’État et des collectivités vis-à-vis
des pratiques religieuses », il n’impose pas d’obligations aux particuliers en dehors des cas particuliers
en raison « d’exigences propres à certains services publics » tels que celui de l’enseignement. Il n’est
donc pas à même de justifier l’interdiction générale du port du voile.
67 CEDH, 18 juin 1971, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique.
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Or, par une loi du 11 octobre 2010, ce fut une interdiction généralisée qui fut adoptée : « nul ne peut,
dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ». Le fait de dissimuler son
visage constitue une contravention de deuxième classe, et constitue un délit le fait d’imposer à autrui
de dissimuler son visage.
Le Conseil constitutionnel a déclaré la loi conforme à la Constitution dans une décision du 7 octobre
201068 sous réserve que cette interdiction ne porte pas une atteinte excessive à l’article 10 de la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en restreignant l’exercice de la liberté religieuse dans
les lieux de culte ouverts au public.
La CEDH a eu à connaitre de la conventionalité de cette loi et l’a validée, par un arrêt de Grande
Chambre rendu en date du 1er juillet 2014 dans une affaire S.A.S c. France69. La CEDH a considéré que
« le vivre ensemble était une objectif légitime » pour les autorités françaises. Elle a par ailleurs souligné
que « les sanctions en jeu » étaient légères et que partant « l’interdiction contestée était
proportionnée au but poursuivi ».
Ainsi, la justice joue un rôle fondamentale, d’une part à travers le rôle de garant de la liberté de
religion, mais également, opérant au niveau du Conseil de l’Europe, comme régulateur de son exercice,
par le contrôle des restrictions qui lui sont apportées par les Etats parties à la CEDH. En outre, celle-ci
est guidée par le principe de neutralité, qui découle lui-même du principe de laïcité, tendant à assurer
la protection de la liberté de religion, bien que celle-ci puisse s’y confronter à certains égards.
68 Conseil Constitutionnel, DC n°2010-613 du 7 octobre 2010. 69 CEDH, arret de Grande Chambre, 1er juillet 2014, S.A.S. c. France.