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Je m’annonce peu après la proclamation de la fin de la deuxième guerre mondiale. Suis-je un
enfant de la joie? Je suis plutôt la suite logique d’une grande famille québécoise, le quinzième
de dix-neuf enfants. Cela se fête : mon père reçoit cinq cents dollars du diocèse et ma mère
pose avec son trophée dans le journal. Ma mère avoue volontiers qu’elle est dans sa plus
grande forme physique quand elle est enceinte. Mon père, homme vaillant à l’ouvrage, n’a
pas peur de manquer de travail pour subvenir aux besoins matériels de sa famille. Il ne se
prive jamais de dire tout haut le nombre d’enfants qu’il a procréés. Avec un tel couple, pas
étonnant de réaliser cette performance!
Ma première enfance se passe à Montréal, dans le quartier de Longue-Pointe, là où les deux
tours du tunnel Louis-Hippolyte-Lafontaine remplaceront les deux clochers de l’église St-
François-d’Assise. Avec l’aide de mes frères aînés, mon père bâtit notre maison au bout de la
rue Caty, tout près du fleuve St-Laurent. De plus, la famille fait l’acquisition d’un camp sur
l’île Desrochers, au beau milieu du grand fleuve. Mes sœurs et frères plus âgés en profitent
plus que moi. Étant très jeune, l’immensité du fleuve et de ses vagues toujours présentes ne
m’attirent guère. Les quelques allers-retours que j'anticipe toujours avec crainte étouffent les
plaisirs que je pourrais y vivre. Je partage la chambre de mon enfance avec quatre de mes
frères. Deux lits à deux étages et un lit simple nous suffisent : on n’y fait que dormir. La
grande table de cuisine sert de pupitre commun pour les devoirs.
Mes grandes sœurs aident ma mère pour la popote et, comme elle, mangent en deuxième
tablée. Les repas préparés à la maison garantissent à toute la famille suffisamment de nourri-
ture. Parce qu'il occupe un poste important à la grande Commission des Écoles Catholiques
de Montréal, mon père est souvent invité à des excursions gratuites de chasse ou de pêche.
Les pots de vin sont déjà choses courantes. Quand il revient d'une partie de chasse, une
corvée nous attend, nous les garçons : enlever les plumes à tous ces canards ou à toutes ces
oies blanches. C’est là notre seule contribution dans la préparation des repas. Au retour de ses
voyages de pêche, la senteur du poisson envahit la maison. Dans une grande famille, on ne
prend pas le temps de faire rôtir le poisson, on le fait bouillir. Le mets ainsi préparé, non
seulement je trouve que ça ne sent pas bon mais aussi que ça ne goûte rien!
À cette époque, l’éducation est assumée par les communautés religieuses. Mon père a la
responsabilité de l’entretien de leurs écoles. En retour de ses bons services, il se fait offrir les
vêtements perdus par les pensionnaires. Parfois, quand il revient du travail, il vide les sacs sur
le plancher et nous devons trouver les chaussures ou les vêtements qui nous conviennent le
mieux. Je me prête volontiers à l’exercice sinon je devrai me contenter du linge devenu trop
petit pour mon frère aîné. C'est comme du neuf : je suis le premier de la famille à porter le
fruit de ma trouvaille. Ainsi, nous laissons les organismes d'entraide, comme Les Disciples
d’Emmaüs et la St-Vincent-de-Paul, aux autres familles.
Dans une grande famille, la discipline va de soi. Je ne vois jamais mon père lever la main sur
un de nous. Son regard autoritaire suffit à étouffer dans l’œuf toute tentative de désobéis-
sance. En son absence, ma mère exerce un contrôle suffisant. Son amour transcendant nous
rend facilement coopératifs. L'autorité parentale est appuyée par la religion omniprésente. La
radiodiffusion du Chapelet en famille avec le Cardinal Léger nous rappelle quotidiennement
cet état de faits. Agenouillés dans la grande cuisine, nous nous joignons aux fidèles de la
cathédrale Marie-Reine-des-Cœurs. Le dernier « Ainsi-soit-il » sert de signal pour le coucher.
Les cinq plus jeunes garçons de cette belle famille québécoise catholique deviennent cinq
servants de messe fiables. Également, ils distribuent à chacune des portes des paroissiens
encore endormis le Semainier paroissial, à tous les samedis que le Bon Dieu amène.
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Rarement dérangés par les automobilistes, nous profitons du bout de la rue Caty pour y jouer.
Les frères plus vieux sont soit au collège, soit à l’armée, soit sur le marché du travail. L'aîné
se marie avant que la cadette de la famille ne vienne au monde. Mais, il me reste encore
suffisamment de compagnons de jeu. Tous les moments où je ne suis pas à l’école se passent
dans cette rue, hiver comme été. Les jeux du drapeau et de hockey-bottine s’y déroulent. Seul
le court temps du repas nous arrête. Avant que la Canadian Gypsum ne s’y installe, un grand
champ attenant à la maison nous attire parfois. Nous préférons la rue asphaltée entretenue par
les camions de la ville.
Trente ans plus tard, j'y retourne. Une grande nostalgie m’envahit alors : le merveilleux parc
d’amusement a complètement disparu. Le camion qui déneigeait la rue pour notre plus grand
plaisir a dû céder sa place à une machine de démolition. En un tour de main, elle a rasé toutes
les maisons qui en avaient fait une rue si importante pour moi. Le progrès a détruit le monde
de mon enfance. Le port de la ville de Montréal s’est agrandi pour permettre à plus de
bateaux de livrer les nouvelles marchandises de consommation et de surconsommation, hélas!
Je ne peux m’empêcher de verser quelques larmes qui iront se perdre dans le grand fleuve.
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Avant que ce désastre n’arrive, mon père a la brillante idée de déménager sa famille à la
campagne, lui qui n’avait jamais été cultivateur. Malgré l'inconvénient de s’éloigner de son
lieu de travail, c'est un coup de génie : la grande famille se suffirait à elle-même. De plus,
plusieurs enfants sont rendus à des âges où il vaut mieux être loin de toutes les perversités de
la grande ville. Pour nous, une grande aventure s’annonce : nous n'avons jamais vu un cheval
de notre vie et de grands espaces nous invitent les bras ouverts. La grande famille garantit à
tous la sécurité et la crainte de l’isolement n’existe pas : le clan est déjà établi.
Nous sommes sept membres de la famille dans la même classe étant donné que les sept
années du Primaire sont regroupées dans l’école du rang Pérou. Par surcroît, pendant un mois
et demi, ma grande sœur vient y jouer le rôle de suppléante. La famille s’impose rapidement :
nous sommes presque tous premiers de classe. L’école de la ville nous avait avantagés : les
travaux des champs ne nous avaient jamais fait manquer des jours d'école.
J'ai sept ans. De me retrouver face à face avec les animaux de la ferme et de participer à la
culture de ses grands champs m'impressionnent énormément, moi le petit gars de la ville. Les
habitants, comme on les appelle, pourraient se moquer. Heureusement, mon père a prévu le
coup et mise sur la compétence de l’oncle Gérard et de son grand fils, Ti-Noir, pour nous
initier à l'élevage et à l'agriculture. Peu à peu, nous apprivoisons la vie de la ferme de sorte
que nous faisons boucherie, conserves, etc. Plutôt que d’acheter du tout fait, nous apprenons à
tout faire. L’école de la vie complète notre formation. Encore plus important, nous mangeons
de la bonne viande, du vrai beurre, des légumes et des fruits frais.
Comme à la ville, les filles effectuent les travaux ménagers et la maison reflète toujours une
propreté impeccable. Quelques-unes préféreraient travailler dans les champs mais les us et
coutumes de la famille et de l'époque ne sont jamais remis en question. Les garçons ont
maintenant des corvées à effectuer avant de penser à s’amuser : le train matinal, le nettoyage
de l’écurie et de la porcherie. Ils s'occupent également de l’entretien des grands espaces
cultivés, remplacé en hiver par le déneigement du long chemin qui conduit à la maison et aux
bâtiments. Enfin, ils doivent remplir de bois de chauffage le dessous de la grande galerie
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vitrée. Ce bois arrive de Montréal, à la suite de la démolition d’anciennes écoles. On doit
d’abord le trier, puis procéder à l’extraction des vieux clous pour éviter les blessures. Il reste
à le scier de façon à ce que les poêles à bois puissent s’en nourrir facilement. Il est bien cordé
et mis à l'abri : la famille sera au chaud, tout l'hiver.
Heureusement, à l’achat de la ferme, s’était ajoutée l’acquisition de quelques machines
aratoires et d’un tracteur pour exploiter ces vingt arpents de terre. La tâche paraît ainsi moins
effroyable. Malgré cela, les travaux de la ferme ne m’attirent pas. Je suis bien prêt à faire ma
part mais pas plus : je supporte très mal la chaleur du soleil. Je préfère les travaux scolaires.
Une fois les tâches manuelles effectuées, nous pouvons penser à jouer. Alors, notre
imagination nous fait inventer toutes sortes de jeux, à partir des éléments naturels mis à notre
disposition.
En printemps, nous passons la journée à creuser des rigoles pour faire serpenter l’eau
généreuse là où nous le voulons. Nos bottes d’eau nous promènent d’un ruisseau à l’autre et
nos petits bateaux de fortune vont au gré des courants inventés.
En été, un grand espace non cultivé nous sert de terrain de balle. Les joueurs ne manquent
pas. L'amour de ce jeu et toutes les heures de pratique préparent la célèbre équipe de balle-
molle, Les Frères Simard, équipe formée de dix frères de la même famille. Un autre espace
plus petit mais plus plat devient un terrain de tennis sur terre battue. Nous confectionnons nos
raquettes de tennis à partir de morceaux de bois usagés. La corde à lieuse trace les limites du
terrain. Ce sont les mêmes conditions pour tous : que le meilleur gagne!
En automne, les tas de feuilles remplacent la trampoline trop coûteuse et nous encouragent à
des sauts périlleux nécessaires à l’expérimentation de nos limites physiques. La prudence
nous guide puisque rares sont les blessures.
En hiver, aussi longtemps que la nature le permet, nous profitons d’un bel étang, juste de
l’autre côté du rang. Lors d’un redoux en plein hiver, nous dévions une rigole pour que la
surface glacée s'arrose d'elle-même et s'agrandisse. Le bon voisin sans enfant doit avoir
plaisir à nous voir nous amuser. Deux boules de neige en guise de buts et des bancs de neige
comme bandes en font une belle patinoire. Des joutes de hockey mémorables s’y déroulent.
Les bons vieux patins usagés, reçus eux aussi des pensionnats, ne nous font plus mal aux
pieds, la froidure devant y être pour quelque chose. Nous pouvons aussi profiter d’une
patinoire plus conventionnelle. Pour ce faire, après les corvées obligatoires, nous mettons nos
patins sur l’épaule et marchons cinq kilomètres afin d’avoir accès à la patinoire du village.
Des confrontations improvisées s’y engagent. Cependant, il faut se garder des forces pour
revenir à la maison à la fin de l’après-midi. On ne peut compter sur le camion de notre père
qui, semble-t-il, doit encore se remettre de sa semaine de travail. Ou encore, nous pouvons
passer la journée à creuser des tunnels grâce aux congères de neige formées par les clôtures à
neige longeant la route. On en sort tout mouillé. Jamais on ne prend le temps d’aller changer
de vêtements pour ne pas perdre un instant de ce plaisir enivrant.
En toute saison, grâce au grand nombre de soeurs et de frères, d'autres jeux s'ajoutent...
... On joue à l’école, jeu qui exige plusieurs élèves pour former une classe. Les plus vieux
s'échangent le rôle de l'enseignant. Ils jouent à donner des devoirs à faire et des leçons à
apprendre aux plus jeunes.
… On joue au docteur, jeu qui exige plusieurs patients dans sa salle d'attente. Je ne peux
vous dire ce qui se passe dans le bureau du docteur, étant lié par le secret professionnel.
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Cependant, je peux vous dire que, comme dans le hockey professionnel, on a souvent des
blessures dans le bas du corps.
... On joue à la messe, jeu qui demande plusieurs fidèles. Le comédien-célébrant baragouine
n’importe quoi. On ne comprend pas plus ce qu’il dit que ce que dit le vrai prêtre qui parle le
latin pendant la messe. Étonnant qu'aucun garçon ne devienne prêtre, rêve de tous les parents
de ce temps-là.
À cette époque, la surconsommation n’est pas encore inventée. Il faut un jour spécial pour
recevoir un cadeau, le Jour de l’An. Dans ma famille, le Jour de Noël est considéré comme
une fête exclusivement religieuse. Bonne chose pour le Père Noël qui épargne beaucoup de
cadeaux en ne passant pas chez nous.
Mais avant de fêter le Jour de l'An et de recevoir un cadeau, il faut aller à la messe. Comme
c’est le cas pour chacune des messes dominicales, les enfants s’entassent sur le banc en forme
de U, dans la boîte du camion vert, à l’abri du vent, sous une toile. Un vrai camion de
l’armée. Évidemment, pas de chauffage. Des couvertures vite devenues aussi froides que l’air
de janvier-au-Québec s’efforcent de conserver la chaleur sous cette tente grande ouverte par
l’arrière. Les filles les apprécient sûrement davantage puisque la mode ne leur permet pas de
porter des jeans ou des pantalons. Encore moins pour aller à la messe. Se serrant les fesses et
retenant leur souffle pendant cinq kilomètres, les sœurs et frères se collent les uns aux autres.
Le débarquement de tous les membres de la même famille crée, à chaque fois, la stupéfaction
chez ceux qui en sont témoins. Pour les enfants, il était temps que le Christ vienne les sauver
de l'hypothermie.
Durant l’interminable cérémonie religieuse, je pense à mon cadeau. Depuis quelques années,
je peux espérer recevoir plus qu’un bas de Noël dans lequel se retrouvent habituellement une
pomme, une orange et, peut-être, quelques bonbons. Quelle pièce d’équipement de hockey
aurais-je, cette année? En effet, contrairement à aujourd’hui où les enfants reçoivent tout, tout
d’un coup, il faut attendre d’autres Jours de l’An pour recevoir une autre pièce d’équipement.
L’année dernière, c’était un bâton de hockey. Probablement que mon père avait reçu cinq
bâtons de hockey, un pour chacun des cinq jeunes garçons de la famille, au lieu d’une
bouteille de gros Gin, comme pot de vin. Cette fois-ci, c'est un chandail bleu-blanc-rouge et
les bas du Tricolore. Vu la valeur de ces cadeaux, je conclue que notre mère a puisé dans son
bas de laine pour ajouter des sous à ceux que notre père avait prévus à cette fin. La fête
terminée en même temps que la nuit, les heureux récipiendaires se retrouvent sur leur
patinoire pour y passer toute la journée. Bien sûr, ils font attention pour ne pas briser leur
vieux bâton et pour ne pas trouer leurs nouveaux bas de hockey.
Mes plus beaux moments de la campagne se vivent dans la grande galerie vitrée. Chaque
printemps la rend accessible et accueillante. L’air nouveau l’envahit par ses trois murs non
isolés. C’est comme un chalet d’été. La maison s’agrandit et s’illumine. Le soleil réchauffe la
grande pièce dès que le jour lui en donne la possibilité. S’il devient trop gourmand,
l'ouverture d'une ou deux fenêtres avec moustiquaire vient aussitôt rafraîchir l'endroit. La
famille y vit jusqu’à la tombée de la nuit pour en profiter au maximum. Parfois, en ce lieu
champêtre, ma mère dévoile religieusement la baratte à beurre. Elle y verse de la crème sortie
du séparateur qui trône dans le coin. Miracle! la crème se change en beurre. Bien sûr, elle a
pris soin de mettre de côté de la belle crème épaisse pour ses enfants qui assistent à la
cérémonie. Elle les entend saliver. L’artisane étend somptueusement la crème sur une tranche
de pain croûté et la garnit de cassonade. Délice édénique !
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Mes études primaires sont terminées et, pour des études supérieures, je dois quitter ma belle
campagne. Je l'aurai fréquentée pendant cinq ans. Premier de classe et attiré par le sacerdoce,
je deviens un bon prospect pour les études classiques et la vie de collège. Ma grande famille
ressemblait à un pensionnat. J'ai toujours mangé à une grande tablée, la même chose que les
autres. Je n'ai jamais eu une chambre à moi seul. Avoir constamment un peu plus de gens
autour de moi ne m’effraie pas. Au contraire, ça me fera plus de compagnons de jeu!
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Une belle grande famille
Dix-neuf enfants, une seule maison,
Dix gars, neuf filles s'y berceront :
Des pleurs, des rires et des chansons.
Les gens nous disent que nous formons
Une grande famille, une belle famille!
À Montréal, nous sommes tous nés :
Plusieurs matelas à partager
Et quelques lits superposés.
Sur la Caty, avons joué,
Les jours d’hiver, les jours d’été.
À Boucherville, ils ont pensé
La grande famille déménager.
Toutes ces mains pour travailler :
Semer, sarcler et récolter,
Les bêtes soigner et bien manger.
L’un après l’autre, on s’est marié,
La grande famille s'est propagée :
Une descendance en bonne santé.
Tous ces enfants ont hérité
D'une belle famille, d'une grande famille!
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On dit du bois...
... qu'il doit respirer pour mieux sécher;
... qu'il chante dans l'âtre;
... qu'il travaille dans une charpente;
... qu'il vieillit avec le temps;
...
Moi, je dis que ce noble matériau a droit à une deuxième vie.
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Au milieu du vingtième siècle, le majestueux fleuve St-Laurent renfermait, pour certains des
débris, pour d'autres des trésors. Habitant à Longue-Pointe, mon père et mes frères aînés le
soulageaient de quelques épaves de bois jetés par les entreprises et les riverains. Les bateaux
accostant au port de Montréal et les trains de marchandises alimentaient également la rive.
On récupérait rarement du bois au large. Mon père avait l’œil pour reconnaître toute pièce de
bois qui flottait sur le fleuve. Dès qu'il en apercevait une, il ordonnait à mes grands frères
d'aller le ramasser. Mais, c'est près de la rive que la pêche était la meilleure.
Mon père sollicitait parfois la participation des plus jeunes pour la cueillette des morceaux de
bois qui restaient coincés entre le quai et les transatlantiques amarrés. Il fallait donc s'appro-
cher du gros navire, tout près de l'énorme hélice au repos. La hauteur du navire impression-
nait mon jeune frère. Mon père lui disait de ne pas lever la tête pour ne pas être effrayé, un
peu comme on dit à quelqu'un qui a peur des hauteurs de ne pas regarder en bas s'il veut
éviter le vertige. Le bois était soit mis dans la chaloupe, soit tiré sur le côté ou derrière
l'embarcation, toujours mue par des rames.
Alors qu'il était âgé seulement de douze ans, un autre de mes frères partait seul pour avoir
plus de place dans sa chaloupe pour le bois. Parfois, il ramait jusqu'à huit kilomètres,
remplissait son embarcation et revenait, aidé par le courant. Les conditions météorologiques
pouvaient rendre les manoeuvres ardues, voire dangereuses. Un vent violent ou un épais
brouillard s'imposaient souvent sur un aussi grand fleuve. Il est surprenant qu'aucune noyade
ne soit survenue lors de ces aventures marines qui frôlaient l'imprudence. S'ajoutait à cela le
fait que plusieurs personnes pratiquaient la cueillette de ce bois flottant : les plus belles pièces
échouaient dans la chaloupe du premier arrivé.
Le voyage terminé, il fallait transporter la marchandise jusqu'à la maison avec la brouette. Le
bois imbibé d'eau représentait un lourd fardeau pour les jeunes bras déjà épuisés par les
nombreux coups de rames. Une fois rendues à bon port, les pièces de bois étaient exposées au
soleil. Dès qu'elles semblaient suffisamment séchées, on les coupait avec une sciotte, aidé
d'un chevalet. Il ne restait qu'à corder le bois sous la galerie ou dans la cave. À la fin de
l'automne, la chaloupe était placée à l'envers et devenait un abri supplémentaire pour le bois.
Même si elle servait encore, elle considérait cette tâche comme un repos bien mérité. La
majeure partie du bois recueilli avait été ainsi transformé en bois d'allumage pour la fournaise
au charbon. Quelques rares grosses pièces remplaçaient le charbon, combustible qu’il fallait
acheter.
Dans ce temps-là, on ne parlait pas encore de récupération ou de recyclage. Il s'agissait plutôt
d'une habitude que mon père avait développée depuis longtemps. Il nous répétait : « Dès
l'âge de 6 ans, je ramassais des grains pour nos poules dans les wagons du CP qui traînaient
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sur la voie ferrée. ». En ramassant ce bois à la dérive, mes grands frères aidaient à diminuer
les frais de chauffage de la famille. On peut également penser que la Crise économique de
1929 avait laissé des traces.
À ce bois fourni par la générosité du fleuve, s'ajoutait du bois provenant des démolitions
d'écoles. Mon père travaillait pour la Commission des Écoles Catholiques de Montréal
comme responsable de l’entretien et des réparations des écoles. Régulièrement, des camions
versaient leur contenu de bois usagé dans notre cour. À chacun des arrivages, on procédait au
triage : d'un côté, le bois « non serviable » deviendra du bois d'allumage pour la fournaise, de
l'autre, le « bon » bois sera mis à l'abri en vue de la construction de la maison familiale.
Éventuellement, d'autres voyages de camions permettront une réserve de bois suffisante pour
l'édification d'un immeuble de quatre logements. Le contreplaqué n'existant pas, imaginez les
tas de planches qu'il fallait accumuler! Des portes et des fenêtres d'anciennes écoles avaient
été ajoutées dans certains voyages. Mises précieusement de côté, elles seront modifiées par
mon père, habile menuisier. Des collègues de travail et mes frères aînés le seconderont lors
des deux constructions.
À tout ce bois de seconde main, il fallait enlever les clous, les redresser puis les classer selon
leur longueur en vue d'une deuxième vie. En attendant leur extraction, les clous étaient
devenus des menaces constantes pour les petits pieds imprudents qui aimaient se promener
nus.
Quand l'inévitable arrivait, deux remèdes complémentaires s'imposaient. Il fallait d'abord
planter le clou coupable dans un poteau de téléphone. Ce rite, d'après une de mes soeurs,
aurait pris forme dans la tête d'un frère aîné qui avait voulu se moquer d'elles. Puis, on
recouvrait la blessure d'une feuille de plantain. Selon certains, une couenne de lard s'ajoutait
pour « tirer le méchant » de la plaie. Selon d'autres, du beurre et de la cassonade jouaient ce
rôle. Chose certaine, la gangrène n'a jamais fait de dommage dans notre famille. Même une
plante et des aliments avaient eu droit à une deuxième vie.
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À notre arrivée à la campagne, nous avions deux poêles à bois : un dans la maison et un dans
la galerie vitrée. Les bûches de bois provenaient de notre terre dont la moitié était boisée. Un
cousin venait aider mon grand frère à abattre des arbres, à les scier, puis à fendre le bois que
nous cordions, nous les jeunes. Pendant un certain temps, ce combustible gratuit réussissait à
nous tenir au chaud. Une de mes soeurs se levait à cinq heures du matin pour réanimer le feu
du poêle. Quelques années plus tard, le poêle à l'intérieur de la maison fut converti à l'huile.
Celui de la galerie vitrée la réchauffera durant les temps frisquets du printemps et de
l’automne.
Pour partir le feu, il fallait du petit bois sec. L’espace sous la grande galerie vitrée était
complètement occupé par de belles rangées de bois. Des camions de la Commission Scolaire
venaient encore se déverser chez nous. Les opérations de triage, d'extraction de clous, de
sciage et de « cordage » recommençaient après chaque débarquement de bois de démolition.
Ainsi, la réserve de bois était faite pour l’année et les cinq plus jeunes garçons avaient été
bien occupés tout l’été. Cette activité presque quotidienne les avait éloignés de l'oisiveté,
mère de tous les vices.
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Aujourd'hui, lors de nos promenades en forêt, en bordure de rivières, de lacs ou du même
grand fleuve Saint-Laurent, mon frère et moi ramassons des pièces de bois abandonnées par
la nature ou par les humains. Comme l'auraient pensé mon père et mes frères aînés, ce bois
mérite bien meilleur sort. Cette fois-ci, la cueillette ne se fait pas pour des raisons utilitaires
mais pour des raisons ludiques et esthétiques : nous donnons une deuxième vie à un morceau
de bois qui était condamné à la mort. Saint-Exupéry fait même un lien entre les deux
fonctions : « Parce que c'est beau, c'est utile. ».
Maintenant, j’ai une deuxième raison de me promener dans la nature : je suis à l'affût de
pièces à « gosser », comme j’aime le dire. Une pièce attire mon regard. Déjà, elle me présente
des formes prometteuses. Quoi précisément? Je l'ignore mais elle vaut la peine d'être
recueillie. Le plus délicatement possible, je l'apporte à mon atelier. Aussitôt arrivé, je sors
mon canif pour la nettoyer, elle qui avait subi les intempéries et les hivers québécois. Je
constate qu'elle est suffisamment saine pour continuer de croire en ses promesses. Heureux,
je m'amuse à prévoir un résultat. Rien de précis encore mais quelque chose de sûrement
intéressant.
Cette première étape terminée, je la laisse sur ma table pour pouvoir la regarder d'un peu plus
loin jusqu'à ce qu'une forme plus précise se laisse deviner et m'invite à oser. À oser modifier
ce que la nature avait produit depuis si longtemps. Je veux poursuivre son œuvre en y
ajoutant ma touche personnelle. Conscient que je ne suis pas un sculpteur, que je n'ai pas ce
talent de la création totale, je fais confiance en ce que la nature avait déjà fait. Je ne souhaite
qu'à la mettre en valeur.
Sans prétention, j'ajoute des formes qui s'y prêtent, qui donnent une nouvelle signification à
cette pièce. Bien sûr, j'invente un peu, me laissant aller à la fantaisie, comme la nature l'avait
probablement fait elle aussi. Je la regarde encore pendant quelques jours pour voir comment
je pourrais raffiner ma contribution. De temps en temps, je la retouche jusqu'à ce que je ne
trouve plus de plaisir à aller plus loin. Je la sable pour lui ajouter une agréable sensation
tactile et la revêt d'un produit-protecteur, à l'abri du temps.
C'est ainsi que prend fin une autre belle aventure de création grâce à ce noble matériau qu’est
le bois. Des pièces seront installées dans les jardins de fleurs, surprenant le regard du
promeneur. D'autres deviendront des objets décoratifs dans la maison, pouvant être déplacés
selon les humeurs des propriétaires. Incapable de me départir d'une pièce, il m'arrivera d'en
« prêter indéfiniment » à des membres de la famille ou à des amis précieux qui étaient
tombés en amour avec une de mes pièces. De cette façon, je n’en serai jamais séparé.
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Au début du siècle dernier, un petit village, nommé Petite-Rivière-St-François, s'étirait sur le
bord du grand fleuve St-Laurent. La marée haute ne laissait d'espace qu'à une rangée de
petites maisons bâties au pied d'une montagne qui les protégeait du vent du Nord. Cependant,
privées d'ensoleillement dès le début de l'après-midi, les maisons restaient frileuses. Pepère et
Memère, mes grands-parents, habitaient ce hameau continuellement menacé par les glisse-
ments de terrain et l'érosion fluviale.
À la naissance de leur fils, Pepère s’empressa de construire une chaise berçante. Pour un
bâtisseur de goélettes, il était facile de donner une courbure à des berces. Memère passait de
longues heures à assouvir le gène berceur de son Bebé.
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Pepère, également marin entre Baie-St-Paul et Montréal, savait qu'en déménageant dans la
grande ville, il pourrait y exercer son métier de menuisier. Dès l'âge de quatorze ans, son fils
travailla dans la démolition, avant de le rejoindre à la Commission des Écoles Catholiques de
Montréal, comme serrurier, puis comme menuisier. Dans ses temps libres, Bebé jouait à la
balle avec les frères de la future mère de ses enfants. Au début de chaque partie, une fois son
bras réchauffé, il confiait son gilet de lanceur à sa spectatrice préférée. Un tel bouquet de
fleurs remis publiquement pendant deux ans ressemblait de plus en plus à l'annonce officielle
d'un mariage. À la suite d'une séance de « berçage », qui, encore plus qu'une nuit, porte
conseil, Bebé invita sa fiancée à s'occuper de tout son linge, pas seulement de son gilet de
lanceur. La plupart de leurs dix-neuf enfants naquirent à Longue-Pointe, quartier montréalais
longeant le même Grand-fleuve que celui de ses ancêtres.
J'avais quatre ans lorsque mes grands-parents vinrent habiter un des logements de l’immeuble
voisin que mon père avait bâti, avec l'aide de ses garçons. Je ne me souviens pas avoir vu
Memère. Elle n'était pas sorteuse, se contentant de se bercer et de fumer sa pipe. Un jour, un
corbillard vint la chercher, laissant derrière elle sa pipe refroidie et sa chaise berçante sans
âme.
Dans notre maison, il y a toujours eu au moins deux chaises berçantes, une pour mon père et
une pour ma mère. La chaise maternelle était une immense berceuse. Même si le donateur
avait bien précisé qu'elle lui était destinée à elle et à elle seule, cette chaise était bien plus
souvent occupée par les plus vieux de la famille. Deux d'entre eux étaient devenus comme
des membres supplémentaires de ma mère, berçant les plus jeunes pour les calmer ou pour les
endormir. C’est probablement là qu'ils ont développé leur belle voix pour le chant. Ils
pouvaient en bercer six à la fois. Un panneau de la grande table à manger était placé sur les
deux travers du bas de la grosse berçante : deux enfants assis de chaque côté et deux autres
assis sur le berceur. Même la nuit, ils pouvaient être appelés à bercer un enfant malade. Le
gène berceur se reposait très rarement.
La fin de semaine, après cinq jours de travail, mon père, devenu contremaître puis
surintendant, se reposait dans sa chaise berçante. Le samedi après-midi, il y prenait une
bonne sieste. Je me rappelle l'avoir souvent accompagné dans ce moment privilégié, puisque
je profitais alors d'un de ses très rares contacts physiques avec ses enfants. Il ne chantait pas :
c’était la musique du silence. Les autres enfants devenaient muets ou devaient aller parler
dehors.
13
Le reste de la fin de semaine, il se berçait en pensant à sa prochaine semaine de travail.
Quand il était fatigué de se bercer, le dimanche après-midi, il envoyait les enfants aux
Vêpres. Pendant qu'il procréait, nous, on priait.
Enfants, nos pieds ne touchaient pas le sol quand on se berçait. On se donnait des élans pour
atteindre notre vitesse de croisière. Après, il fallait tout simplement l'entretenir. En plus
d'avoir hérité du gène berceur, on avait appris à bien se bercer. Normalement, quand les gens
se bercent, la chaise se déplace, se promène. Avec nous aussi, la chaise devait se promener
mais on la replaçait instinctivement, sans que rien n'y paraisse.
On se berçait, soit parce qu’on était heureux et alors, par ses craquements, la chaise chantait
avec nous en imposant son tempo, soit parce qu’on était malheureux et alors, ça y allait par
là : la chaise se défoulait pour nous. Difficile de croire qu'il n'y a jamais eu d'accident. Que
quelques petits incidents quand une berce en cavale écrasait le pied d'une personne
imprudente qui était passée trop près d'un berceur.
Quand la température le permettait, on allait dehors et, au lieu de se bercer, on se balançait.
On avait à notre disposition deux sortes de balançoires. D’une part, des balançoires
suspendues par deux câbles attachés à un morceau de bois fixé aux coins du garage et de la
maison. Et, d’autre part, une balançoire à bascule constituée d'une pièce de bois mise en
équilibre sur un point d'appui et sur laquelle pouvaient se balancer deux personnes placées
chacune à un bout. Pendant qu'une extrémité s'abaissait, l'autre s'élevait. Dans notre cour, il
arrivait plus souvent que quatre enfants l’utilisaient en même temps. Parfois, un cinquième,
debout au centre, accentuait le mouvement en transférant son poids d'une jambe à l'autre. Au
développement du sens de l'équilibre s'ajoutait l'apprentissage de la loi de la pesanteur.
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Au moment où nous étions le plus nombreux, mon père décida de déménager à la campagne.
Grâce à l'élevage et à l'agriculture, les deux tablées se suivaient sans jamais manquer de
nourriture.
Pepère suivit sa descendance et occupa une des cinq chambres. Contrairement à Memère, il
aimait la présence des enfants. On allait se confier à lui. Il remplaçait notre père qui,
semblait-il, n'avait pas de temps à nous accorder pour jouer ce rôle. Pepère était bien discret,
restant presque toujours dans sa chambre située au deuxième étage. Il y fumait sa pipe et se
berçait. Les craquements du plancher que produisait chaque aller-retour de sa chaise berçante
nous indiquaient qu'il était toujours en vie.
Comme dans bien d'autres maisons à l'époque, la cuisine et la salle à dîner ne formaient
qu’une seule grande pièce. Toujours, deux chaises berçantes s’y retrouvaient. Ma mère, avec
toute sa trâlée d'enfants, n’avait presque jamais de temps pour se bercer. Elle s'y assoyait lors
de la récitation du Chapelet en famille. À chaque soir, les enfants s’agenouillaient pendant
que les parents restaient assis. « Une famille qui prie est une famille unie. », disait-on.
Effectivement, toute la famille était réunie et répondait à l'unisson à chacun des « Je vous
salue, Marie! ».
Sauf quand il était au travail, la chaise berçante de mon père lui était exclusivement réservée.
C’était comme le trône du roi. À l'école de campagne, nous étions sept de notre famille dans
la même classe. À chaque mois, nous nous retrouvions à la queue leu leu pour montrer notre
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bulletin à notre père. Ses commentaires négatifs devant tous donnaient du prestige à son trône
berçant. L'autorité était bien assise.
Quand la parenté arrivait, il fallait céder notre chaise berçante à la personne porteuse du gène
berceur. Je me souviens d'un Mon Oncle qui venait souvent bercer son cigare. Grand
charmeur, il ne partait pas avant d'avoir réussi à faire rougir mes belles grandes soeurs.
À la campagne, nous avions une vraie balançoire à deux bancs qui se faisaient face. Chacun
des bancs était fixé à une structure suspendue à deux poteaux. Elle était située sous le beau
saule pleureur, gros comme la maison. Le gène berceur y vivait ses plus belles envolées.
Dans cette balançoire, on passait des heures à jouer...
... au taxi. Le chauffeur était debout, activant et entretenant l'oscillation de la balançoire. Les
passagers prenaient place sur un des deux bancs, disaient où ils voulaient aller pour revenir
toujours au même point de départ.
... au jeu de la chanson. Tout en se balancignant, quelqu’un disait un mot et on devait
chanter une partie de chanson dans laquelle se trouvait ce mot. Grâce à la radio, on
connaissait beaucoup de chansons :
- des chansons à répondre;
- à peu près tous les cantiques de Noël;
- des chansons de chanteurs populaires ou de chansonniers du Québec et de la France;
- quelques chansons grivoises qu'on ne pouvait pas chanter en présence de ma mère. Elle
nous avait presque toujours à l'oeil et à l'oreille. C'était une vraie mère, capable de faire
beaucoup de choses en même temps.
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Trop d’enfants rendus aux études secondaires posait un problème de transport. Le retour à la
ville s’imposa. Malgré le grand nombre de berceurs, pas de dispute : ma mère, personne juste,
calculait le temps de possession des berçantes. Les changements rapides d'utilisateurs ne
brisaient pas le rythme fulgurant qui, à coup sûr, étourdissait tout visiteur.
Nous les gars, on se berçait ou on jouait. Les filles faisaient tout dans la maison : les repas, le
lavage, le ménage, les lits et même ciraient nos souliers. Quand elles avaient fini d'aider notre
mère, elles pouvaient se bercer ou jouer avec nous.
Un de mes frères était un véritable équilibriste de la chaise berçante. Il s'endormait dans sa
chaise avec son verre de bière à la main. Tout à coup, il se réveillait. Il marmonnait quelques
mots et, après un ou deux coups de berce, retournait dans les bras de Morphée. Sans perdre
une seule goutte de son verre. À chaque fois, il nous impressionnait.
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Quinzième porteur du gène berceur et rendu à l'âge de me marier, je m'empressai d'acquérir
une chaise berçante. Plus tard, après l’achat de la maison, une autre chaise berçante s’ajouta
au mobilier dans la chambre du nouveau-né. Les mêmes chaises bercèrent mes deux fils et
mes trois petits-enfants.
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Le soir venu, il n'était pas question, voire impensable, de chanter ma Berceuse sur une chaise
droite. Le mouvement de la chaise faisant objet de métronome assurait un rythme régulier,
apaisant et volontairement endormant.
Refrain: Veille, veille veilleuse,
Veille sur mon ami.
C'est toi la plus chanceuse :
Tu l'as toute la nuit.
1) S'endorment ses jouets, 3) Dans mes bras, bienheureux,
Ses amis, ses châteaux. Il semble s'être endormi.
Invente-lui la paix, Laisse-le moi un peu,
Garde-le bien au chaud. Bientôt te le confie.
2) Illumine ses rêves, 4) Dans son lit, je le glisse,
Évite-lui la peur. Il va se reposer.
La nuit n'est qu'une trêve, Pour qu'il s'épanouisse,
Demain, sonnera l'heure. Tu dois me seconder.
Dans leur enfance, une autre chaise berçante devint la préférée de mes enfants. Il s'agissait
d'une chaise en osier suspendue à une poutre, au centre de la maison. Dehors, un érable
ancestral allongeait le bras pour retenir un câble auquel était accroché un pneu leur servant de
balançoire. Tout près, il y avait une balançoire à deux bancs sous un autre érable majestueux.
Je m'y balance encore avec ma belle solitude depuis l'aller des bernaches vers le Nord jusqu'à
leur retour vers le Sud.
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Je m'imagine dans trente ans, rendu aux Îles de la Madeleine. Bizarre, cet endroit contient le
même prénom que ma grand-mère. Je me retrouverai ainsi au beau milieu de l'élargissement
du Grand-fleuve. Un gène marin ferait-il également partie de mon hérédité?
Avec le temps, je serai devenu un berceur tellement habile qu'on dira que le seul battement de
mon coeur fait bouger ma chaise berçante. D'autres diront que je me berce comme je respire.
Un jour, fatigué d'avoir bien vécu, je cesserai de respirer et mon coeur s'arrêtera. La berceuse
s'immobilisera.
Ma compagne de vie depuis soixante-quinze ans sera encore près de moi, sur le balcon, face à
la mer qu'elle a toujours aimée. Pour elle, le mouvement de ma chaise berçante aura remplacé
celui du pendule du temps. Quand la berceuse s'immobilisera, la vie s'arrêtera pour elle aussi.
Nous mourrons contents d'avoir contribué à la poursuite de l'éternité ayant transmis, à notre
tour, le gène berceur.
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P.S. : Dans Le gène berceur, les mots mis en italique se retrouvent dans le Dictionnaire de la
langue québécoise de Léandre Bergeron, Les Éditions Typo, Montréal, 1997, 572 pages.
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Merci...
… à mes grands-parents, Joachim et Madeleine
qui ont donné naissance au gène berceur;
… à mes parents, Joseph-Albert et Jeanne
qui ont transmis le gène berceur;
... à mes soeurs et frères, les plus vieux, Albert, Paul, Marcel, André, Claude,
Jeannine, Louise, Annette, Hélène et Claire
qui m'ont bercé;
… à mes autres soeurs et frères, Jacques, Jean-Guy, Émile, Laurette, Vianney,
Thérèse, Pierrette et Marguerite
avec qui je me suis bercé;
… à ma compagne de vie, Céline
que j'ai bercée de mes amours;
… à mes enfants, Alexandre et Guillaume
que j'ai bercés tendrement;
… à mes petits-enfants, Andréanne, Zachary et Magdaleine
que je peux encore bercer.