Actes du Colloque international francophone « Complexité 2010 » La pensée complexe : défis et opportunités pour l’éducation, la recherche et les
organisations – Lille (France) mercredi 31 mars et jeudi 1er avril 2010
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La scénarisation pédagogique telle qu’elle est :
analyse d’une activité complexe en développement
dans le champ de la formation
Samira MAHLAOUI, Chargée d’études au Céreq
Ergape, UMR-ADEF, Université de Provence
Résumé
Aujourd’hui, nombre de formateurs sont amenés à formaliser leurs pratiques sous la forme de scénarios dans le but de valoriser, de partager leurs savoir-faire techniques et pédagogiques, et aussi afin de les utiliser à destination de leurs stagiaires dans le cadre de la Formation Ouverte et A Distance (FOAD). Comme toute pratique de formalisation, la construction de scénarios d’apprentissage apparaît comme une activité particulièrement complexe : le formateur (ou l’enseignant) est amené à formaliser et donc à « photographier » à l’instant « t » son activité de travail, ce qui n’est pas aisé. Au même moment, pour parvenir à cette formalisation, il doit procéder à un retour réflexif sur cette activité, contribuant ainsi à transformer cette dernière. Partant, il s’agit de se demander ce qu’implique concrètement une telle activité complexe pour le formateur. Pour répondre à une telle interrogation, ce travail s’appuie sur l’étude d’une démarche spécifique de scénarisation – le dispositif Ersce (Echange de Ressources Scénarisées) - et sur la conduite d’investigations auprès de formateurs exerçant au sein de Centres de Formation Professionnelle et de Promotion Agricole (CFPPA). L’analyse clinique (Clot, 2005 ; Clot & Faïta, 2000) de cette activité de scénarisation montre qu’elle n’a rien d’anodin, dans la mesure où elle suppose que le formateur développe une capacité à mettre en mots ses pratiques, et plus particulièrement un savoir-formaliser appréhendable comme un processus réflexif (Mahlaoui, 2007). Ce processus se caractérise par sa complexité, dans le sens où il entre en interaction et en « dialogue » avec la pratique professionnelle du formateur prise dans sa globalité.
Mots clés
Dispositif Ersce - formateurs agricoles - formalisation - mutualisation - scénario
pédagogique.
Introduction
Notre communication renvoie à un travail de thèse portant sur la
formalisation des pratiques pédagogiques de formateurs (Mahlaoui, 2007). L’objet
de cette recherche n’est pas sans lien avec les transformations actuellement à
l’œuvre dans le champ de l’éducation et de la formation. En particulier, nous nous
sommes interrogés sur les conditions en termes de savoir-faire et sur la portée
potentielle pour ces formateurs d’une telle formalisation : la manière dont ils s’y
prennent pour parvenir à formaliser leurs pratiques, les outils auxquels ils ont
recours, les effets de cette activité sur leur manière de penser et de mettre en
œuvre ces pratiques. Plus précisément, au travers d’un dispositif appelé Ersce
(Echange de Ressources Scénarisées), nous nous sommes intéressés à une
démarche de formalisation des pratiques, la « scénarisation », durant laquelle des
formateurs d’adultes sont conduits à mettre en mots leurs activités sous la forme
de scénarios1 à la fois dans le cadre de la Formation Ouverte et A Distance (FOAD)
mais aussi afin de mutualiser leurs expériences pédagogiques. Ersce a été conçu et
déployé auprès de formateurs agricoles exerçant dans des Centres de Formation
Professionnelle et de Promotion Agricole (CFPPA).
Pour apporter des éléments de réponse à nos interrogations, nous avons réalisé des
investigations d’inspiration clinique (Clot & Faïta, 2000) qui visent à appréhender
la scénarisation comme une activité de travail. Ces investigations ont d’abord
consisté à filmer des séances d’initiation à l’élaboration de scénarios pédagogiques,
et à organiser des autoconfrontations simples et croisées (Clot, 2005). Ces séances
nous ont semblé bien appropriées pour dévoiler la scénarisation pédagogique dans
tous ses enjeux et ses dimensions.
Après avoir présenté l’objet de la scénarisation pédagogique au travers du dispositif
Ersce, nous préciserons le cadre méthodologique auquel nous avons eu recours,
pour enfin aborder les résultats que nous avons atteints dans notre recherche.
1 Un scénario est « un document qui comporte une succession ordonnée de séquences pédagogiques et d’activités d’apprentissage. Y sont mis en scène des ressources humaines et/ou des ressources multi-support (papier, vidéo, informatique, transparents ...). Il participe à la maîtrise d’une compétence professionnelle. Ce scénario est réalisé par un ou des formateurs (formateurs-concepteurs) pour être lu et utilisé par d’autres formateurs (formateurs-utilisateurs). Il se réfère à un cahier des charges et est construit et élaboré par des formateurs pour des formateurs (...)» (http://www.ersce.chlorofil.fr).
La « scénarisation » comme activité de formalisation des pratiques
pédagogiques : le cas de formateurs agricoles
Dans le cadre de nos travaux, nous nous sommes intéressés à un cas
caractéristique des démarches de scénarisation pédagogique : celui du dispositif
Ersce (Echange de Ressources Scénarisées). Ersce est un système d’échange de
scénarios pédagogiques2 accompagnés des ressources produites par des centres de
formation, utilisables en particulier dans des FOAD. Ce système, piloté par
l’ENESAD-EDUTER3, s’adresse aux enseignants et formateurs, responsables de
formation et animateurs de Centres de Ressources à qui il propose un support
d’échange et de valorisation de leurs savoir-faire techniques et pédagogiques via
l’élaboration de scénarios, qui, une fois construits, sont mis à disposition dans une
banque de données informatisée. Ceci permet ensuite aux formateurs de
mutualiser leurs pratiques grâce à l’organisation d’échanges de ressources à un
niveau national. Les scénarios, une fois élaborés, peuvent ensuite être réinvestis
dans le cadre d’un réseau de centres locaux de formation agricole, appelé
« Préférence Formations »4, dont le rôle est de promouvoir et de développer l’offre de
FOAD des établissements. Dans le cadre du développement des FOAD, ces
scénarios sont formalisés séquence par séquence, activité par activité et de manière
détaillée. Ils mettent en scène des ressources plurimédias, qu’elles soient éditées
ou élaborées par le formateur. Ces ressources qui représentent une sorte
d’« intelligence collective » sont souvent sous-exploitées au sein des établissements.
C’est pourquoi Ersce se donne pour objectif de contribuer à décrire de manière
organisée les scénarios pédagogiques, de pouvoir leur donner un potentiel de
valorisation dans le cadre de la FOAD, et de pouvoir les échanger avec d’autres
formateurs par le biais d’une banque de données facilitant ainsi le partage de ces
scénarios.
Au travers de ce dispositif, notre recherche met en particulier l’accent sur
l’importance de la mise en mots des activités de travail dans ces opérations de
scénarisation pédagogique, et montre que cette mise en mots ne va finalement pas
2 « Un scénario pédagogique Ersce contribue à la maîtrise d’une compétence professionnelle. Il
est réalisé par un ou des formateurs pour être utilisé par d’autres formateurs. Scénario,
séquences du scénario et ressources utilisées sont présentés sous forme de fiches descriptives
(…). Chaque scénario peut être adapté par son utilisateur en changeant une séquence, une
activité, une ressource… Il devient alors un nouveau scénario (…). La valeur d’un scénario est
déterminée à partir d’un ensemble de critères liés à son usage (durée, modalités
d’apprentissage, ressources, …) et est exprimée en "Ersce". Un comité fixe le droit d’entrée et
valide la valeur des scénarios proposés » (http://www.ersce.chlorofil.fr). 3 ENESAD-EDUTER : Etablissement National d’Enseignement Supérieur Agronomique de Dijon-Institut Education et développement professionnel.
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de soi (Guérin, 1998). En effet, elle requière chez les formateurs l’acquisition et la
mise en œuvre d’une véritable compétence dans le domaine de la formalisation. On
peut particulièrement souligner tout l’intérêt qu’il y a à soigner cette dimension
pour l’organisme de formation ou le groupe de formateurs qui entend formaliser
des pratiques pédagogiques par la voie d’un système de scénarisation. Plus
généralement, une telle mise en mots est apparue au cœur de la réflexivité requise
et favorisée par l’acte de scénarisation. En cela, nous nous sommes inscrits dans le
cadre de la tradition vygotskienne, qui postule que la pensée se réalise et se
construit à travers le langage et les mots (Vygotski, 1934/1997). Concrètement,
nous avons été sensibles aux accompagnements mis en place dans le cadre de
Ersce : au-delà de leur intérêt évident pour initier des formateurs à ce système,
leur effet positif en termes de dialogue et de co-construction des scénarios a
montré qu’ils mériteraient certainement d’être maintenus autant que possible pour
faciliter la production ces scénarios.
La contribution du cadre méthodologique des autoconfrontations
à l’analyse d’une activité complexe
Nous avons conduit ici des investigations d’inspiration clinique (Clot, 2006 ;
Clot & Lhuilier, 2010) visant à appréhender dans toute sa complexité la
scénarisation pédagogique en tant qu’activité de travail. Ces investigations
consistent à recourir à un cadre méthodologique en mesure de susciter auprès des
professionnels une démarche réflexive à propos de leur activité. Cette démarche les
met à l’épreuve de leur propre subjectivité, mais aussi dans une optique collective,
des subjectivités de leurs pairs. Elle les autorise ce faisant à engager un
développement de leur expérience en matière de scénarisation. Nos investigations
ont d’abord consisté à filmer des séances dites « d’accompagnement », au cours
desquels des formateurs « experts » (connaissant le modèle de scénarisation lié à
Ersce) initient des formateurs « novices » à l’élaboration de scénarios. Ensuite, il
s’agissait d’organiser des autoconfrontations simples avec les novices, et des
autoconfrontations croisées avec les binômes concernés par les séances
d’accompagnement (Clot, 2005). Nous avons opté pour ces séances car elles ont
semblé appropriées pour dévoiler la scénarisation pédagogique dans tous ses
enjeux et ses dimensions. Notre choix méthodologique a donc guidé la sélection des
situations de travail à étudier précisément, ce qui signifie qu’il a également été
essentiel de comprendre et de s’approprier le contexte dans lequel le dispositif
4 Site web : www.preference-formations.fr
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Ersce a été mis en place, pour mieux orienter cette sélection.
La scénarisation est typiquement une activité de construction qui requiert
chez les formateurs une capacité d’analyse des situations concrètes de formation
face aux apprenants. Elle nous est donc apparue difficilement observable, du
moins en termes de simples « gestes professionnels ». Susceptible de donner à voir
toutes les difficultés que présente l’élaboration de scénarios, le moment de
l’accompagnement nous a alors semblé intéressant pour donner à voir les
principales facettes de cette activité. Nous avons donc fait le choix de recourir à des
autoconfrontations pour bien saisir le moment de l’initiation, véritable révélateur
de l’activité de scénarisation et de ses enjeux propres. Au cours des
autoconfrontations5, dont le support est le film, l’acteur est placé face à ce qu’il fait,
ce qu’il dit de ce qu’il fait et ce qu’il fait de ce qu’il dit (Clot & Faïta, 2000). Comme
le note Clot, le film qui prépare une autoconfrontation n’est pas « l’analyse du
travail » mais « il permet simplement de construire des moyens d’action pour la
pensée »6. Les formateurs mis en scène dans les séquences sélectionnées, ont pu
effectuer des comparaisons en ce qui concerne leurs « façons de faire » des
scénarios pédagogiques.
L’intérêt des autoconfrontations est qu’elles leur permettent aussi d’être
confrontés à des séquences filmées sur leur activité (autoconfrontation simple) et
leur donne également l’occasion d’engager un dialogue entre eux sur ces même
séquences (autoconfrontation croisée avec commentaires sur des manières de faire,
débats autours d’obstacles et/ou propositions pour la résolution des difficultés
rencontrées, etc.). Les autoconfrontations ont ainsi permis de conforter et
d’enrichir l’analyse de la scénarisation grâce à l’organisation d’échanges et de
discussions centrées sur les différentes étapes réflexives pour faire preuve
d’efficacité. Elles ont permis aux acteurs de développer leur expérience
professionnelle en matière de scénarisation mais aussi, dans une certaine mesure
en matière de pratiques pédagogiques. En s’exprimant sur ce qu’ils avaient vécu
lors de la séance d’initiation, les formateurs novices (comme d’ailleurs les
formateurs accompagnateurs à leur niveau) ont pu faire la « re-découverte »
(Michel, 1998) de leur activité et prendre conscience de certaines de ses
implications potentielles plus générales. Les autoconfrontations ont engendré des
analyses et des prises de conscience chez ces formateurs. Ainsi, nous n’avons pas
5 D’après Clot, dans les autoconfrontations « la méthode d’analyse de l’activité (…) vise avant
tout à créer un cadre permettant le développement de l’expérience professionnelle du collectif
engagé dans ce travail de co-analyse » (Clot et al., 2000a, pp.3-4). 6 Conférence au département des Sciences de l’éducation à l’Université de Provence sur le thème : « L’analyse du travail entre genre et style : concepts et méthodes » (2000).
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considéré la réflexivité que suppose et engendre la scénarisation pédagogique
indépendamment du langage et des mots auxquels cette réflexivité est de fait
intimement liée. Ensuite, il faut noter l’importance de la dimension collective de la
scénarisation, alors que cette dernière pouvait apparaître, à première vue et si l’on
fait abstraction de ses finalités, comme une activité essentiellement individuelle.
Lorsqu’ils s’initient à l’élaboration de scénarios, les formateurs réfléchissent
aux différentes étapes de ce processus d’élaboration et ré-interrogent leurs
pratiques pédagogiques en employant un vocabulaire issu de leur groupe
professionnel et plus particulièrement de la manière dont le dispositif Ersce a été
conçu et prescrit. Même quand ils deviendront eux-mêmes des « experts » de la
scénarisation, ils ne seront donc jamais isolés. En fin de compte, la réflexivité dont
ils font preuve dans le cadre de Ersce n’est pas à considérer comme une capacité
qui leur est totalement propre, sans lien d’interdépendance avec leurs pairs.
La scénarisation comme activité complexe
Comme toute activité de travail, objet complexe par excellence, la
scénarisation pédagogique peut s’appréhender dans ce qui fait son unité et sa
multiplicité, c’est-à-dire dans ce qui lui donne tout son sens et sa consistance,
dans toute sa complexité (Mandon, 2009 ; Morin, 1990). La finalité de la
scénarisation est de construire un scénario d’apprentissage qui renvoie
précisément à une compétence professionnelle à faire acquérir à des stagiaires ou
apprenants. En ce sens, c’est une pratique qui s’inscrit dans le cadre de l’approche
par les compétences, en développement dans les milieux de la formation et de
l’éducation (Lemaître & Hatano, 2007). Toutes les actions, toutes les opérations
liées à la scénarisation tendent à produire un tel scénario renvoyant à pareille
compétence à faire acquérir. La formalisation du processus lié à cette acquisition
constitue l’intention permanente de cette activité. En même temps, pareille
formalisation se caractérise par sa richesse, sa pluralité, en termes de
composantes. Pour préciser la manière de faire acquérir une compétence donnée
sous la forme d’un scénario, il faut tout à la fois déterminer des ressources
pédagogiques à mobiliser, un mode particulier d’organisation du travail, un
planning, bref une stratégie d’apprentissage dans toute sa diversité en termes de
contenus. Sans quoi le scénario, visant une compétence particulière, resterait
abstrait, inconsistant, sans réel existence.
Ensuite, la scénarisation pédagogique, en tant qu’activité de formalisation
d’une pratique professionnelle, donc de mise en mots d’une action, n’est
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décidément pas une activité simple. Le formateur est amené à formaliser et donc à
« photographier » ou à fixer à un moment donné sa pratique selon un modèle
préconçu par les concepteurs du système Ersce, selon par conséquent un certain
langage prédéterminé, prédéfini, qui ne va pas de soi. De plus, pour élaborer un
scénario, le formateur est conduit à prendre de la distance, du recul par rapport à
son activité quotidienne. Cela suppose, de sa part, la mise en œuvre d’un véritable
savoir-formaliser. Dévoilé par les films et les autoconfrontations, ce savoir-
formaliser se décline sous la forme d’un processus réflexif enchaînant et articulant
au moins quatre moments-clefs : le choix de l’objet du scénario, qui correspond à la
compétence professionnelle à faire acquérir aux apprenants ; l’évocation des
différentes situations d’apprentissage que requiert cette acquisition ; l’explicitation
des grandes étapes du scénario pédagogique en voie d’élaboration ; et enfin, la
description et l’analyse fines du contenu du scénario.
Lorsque l’on se penche plus concrètement sur ce parcours réflexif, on
s’aperçoit en effet que la démarche comporte de telles particularités. D’abord,
l’acteur évoque par une formulation des situations d’apprentissage l’orientation
vers laquelle il souhaite tendre. Pour ce faire, il passe par la compétence
professionnelle qu’il vise en précisant ce qui l’intéresse en tant que formateur (en
termes de pédagogie), et en faisant en sorte de répondre au besoin réel des
stagiaires concernés (ainsi que de leurs futurs employeurs), en y incluant le
développement de leur autonomie. Cela signifie que l’apprenant doit pouvoir
travailler seul de manière autre que le face à face traditionnel (FOAD). Après avoir
identifié la compétence visée et le domaine d’intervention l’acteur passe par une
phase d’explicitation de son choix en précisant ce qu’il souhaite traiter (choix des
séquences, des thèmes, des activités, etc.). Une « mise à plat » des différentes
étapes est faite sans entrer dans une description détaillée. Ensuite, dans le cadre
d’une description contextualisée et d’une analyse du contenu du scénario par le
formateur lui-même (« initié »), il est intéressant de le voir, dans certains cas,
employer d’une part des stratégies dans le but de faire passer un message qu’il
n’arrive pas à exprimer spontanément (comme le recours à des exemples de
situations déjà vécues). Cela lui permet de mieux argumenter lorsque cela est
nécessaire. Mais c’est lors de la description des ressources que les difficultés
apparaissent. En effet, c’est à ce niveau que peuvent ressortir et se déployer de
manière plus visible les activités des apprenants. Et pour ce faire il s’agit, pour le
formateur, de « partir des activités » puis, de « raccrocher au cours » et non l’inverse
: cette situation inhabituelle demande un nouveau travail de réflexion sur « la façon
de faire » par le formateur initié.
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Car la scénarisation, à l’instar de toute activité de formalisation de pratique
professionnelle, n’est pas sans implications potentielles sur l’activité plus globale
du formateur. Cela en fait une activité particulièrement complexe. En effet, pour
parvenir à formaliser sa pratique, le formateur doit procéder à un retour réflexif tel
sur sa pratique pédagogique qu’il en vient à la transformer, à la faire évoluer, à la
développer le plus souvent. Ainsi, en essayant de fixer sa pratique dans le cadre
d’un scénario d’apprentissage, il la questionne, la remet en cause le cas échéant,
en tire des enseignements pour sa manière de faire à venir. Il entre ainsi dans une
relation « dialogique » avec sa pratique et permet ainsi son évolution, sa
dynamique. L’activité de scénarisation pédagogique apparaît donc d’autant plus
complexe qu’elle interagit avec la pratique plus globale des formateurs.
Activité réflexive, la scénarisation porte ainsi en germe des transformations
dans la façon dont les formateurs regardent et exercent leurs pratiques
pédagogiques. Concrètement, elle les invite à percevoir ces pratiques
différemment : elle les décentre relativement par rapport aux référentiels de
formation et à leurs cours ; elle les incite à raisonner plus en termes de
compétences professionnelles à faire acquérir aux stagiaires ; etc. Elle les amène
aussi à mieux se situer par rapport à leurs pairs et à se référer davantage au
collectif qu’ils constituent avec ces derniers, par-delà l’établissement de formation
auquel ils appartiennent. Ainsi, dans le cas du dispositif Ersce, la pratique de la
scénarisation génère-t-elle des effets formateurs ou plus largement de
« professionnalisation », allant jusqu’à influer sur la dynamique globale du métier
de formateur agricole.
Conclusion
Le thème de la scénarisation pédagogique traduit un enjeu de plus en plus
crucial dans le champ de la formation aujourd’hui : les transformations des métiers
de la formation apparaissent tellement importantes qu’elles requièrent une
identification et une formalisation des pratiques à l’œuvre dans ce champ, ne
serait-ce que pour accompagner ces transformations. Ersce illustre bien ici les
systèmes de mutualisation de savoir-faire techniques et pédagogiques en
développement dans les secteurs de l’éducation et de la formation. Il met ainsi en
évidence les changements, auxquels les formateurs sont confrontés, et qui
induisent de nouvelles problématiques pédagogiques.
L’analyse clinique de scénarisation a montré qu’il s’agit bien d’une activité
complexe et qui n’a rien d’anodin. Elle se définit par rapport à une finalité, à savoir
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une compétence professionnelle à faire acquérir à des stagiaires. Elle implique
nombre de précisions, d’indications, d’analyses, de choix pour tendre vers cette
acquisition de compétence. De nature réflexive, une telle activité suppose par
ailleurs que les formateurs soient en mesure de développer et de mettre en œuvre
une capacité à mettre en mots leurs pratiques pédagogiques, et particulièrement ce
que nous avons appelé un « savoir-formaliser ». A travers l’expérience des différents
formateurs agricoles, nous avons pu voir qu’au-delà des styles singuliers, ce savoir-
formaliser prenait la forme commune d’un processus réflexif enchaînant et
articulant au moins quatre moments-clefs : le choix de la compétence
professionnelle devant faire l’objet du scénario ; l’évocation des situations
d’apprentissage liées à cette compétence professionnelle ; l’explicitation des
grandes étapes du scénario pédagogique en voie d’élaboration ; et enfin, la
description et l’analyse du contenu de ce scénario. Enfin, alors même que l’activité
de scénarisation photographie et fixe pour ainsi dire la pratique pédagogique du
formateur, elle contribue en même temps à la transformer, à la faire évoluer.
Bibliographie
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théorie bakhtinienne du dialogue », in Filliettaz, Bronckart J.P. L’analyse des
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Mandon N. (2009). Analyser le sens et la complexité du travail - La méthode ETED.
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Vygotski L. (1934/1997). Pensée et langage (F. Sève, trad.). Paris : La Dispute.