CENTRE DE SOCIOLOGIE DE LâINNOVATION MINES PARISTECH / CNRS UMR 7185
60 Boulevard Saint-Michel 75272 Paris cedex 06 FRANCE
http://www.csi.mines-paristech.fr/
PAPIERS DE RECHERCHE DU CSI - CSI WORKING PAPERS SERIES
N° 028
2012
Les incertitudes scientifiques et techniques constituent-elles une source possible de renouvellement de la vie démocratique ?
Michel Callon Centre de Sociologie de lâInnovation
Mines ParisTech michel.callon(a)mines-paristech.fr
PAPIERS DE RECHERCHE DU CSI
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1
Lesincertitudesscientifiquesettechniquesconstituentâellesunesourcepossible
derenouvellementdelaviedémocratique?*
MichelCallon
CSI,MinesParisTech
Sâinterrogeantenpleineguerrefroidesurcequelâonpouvaitraisonnablementattendre
desprogrÚsde la technologie, leprésidentKennedyconclutsondiscours inauguralde
1961parcettephrase:«lâhommetientdĂ©sormaisdanssesmainsmortelleslepouvoir
dâabolir toute forme de pauvretĂ© humaine mais Ă©galement celui de faire disparaĂźtre
touteformedeviehumaine».
La prise de conscience de cette ambivalence, qui est constitutive des sciences et des
techniques,nâapasattendulediscoursdeKennedypoursâexprimer.Maiscequipendant
longtempsnâaĂ©tĂ©pressentiqueparunefaibleminoritĂ©etannoncĂ©parlespluslucides,
est dĂ©sormais partagĂ© par lâhomme de la rue. Chacun sait maintenant que les
technosciencesportentavecelleslesplusgrandsbiensmaisquâellespeuventĂ©galement,
etpresqueconcomitamment,ĂȘtreassociĂ©esauxmaux lespluseffroyables.Chacunsait
Ă©galement âet câest Ă©videmment ce point qui est le plus important lorsquâon se
demande comment doit ĂȘtre pensĂ© lâincertainâ que si le pire nâest jamais sĂ»r, le
*Textede laconfĂ©rence introductiveauCongrĂšsde lâAISFLorganisĂ©Ă Rabaten juillet
2012surlethĂšme:Penserlâincertain.
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meilleur ne lâest pas non plus! Au cĆur des sciences et des techniques semĂȘlent de
maniĂšreinextricablelesplusindiscutablescertitudesetlesplusextrĂȘmesincertitudes,
carellesdĂ©bordentenpermanencelescadresquâonessaiedeleurfixer.DesmolĂ©cules
quiontĂ©tĂ©inventĂ©espourfairemourirdansdâatrocesdouleurslespoilusdelagrande
guerre, se métamorphosent en puissants médicaments anticancéreux; des matériaux
Ă©laborĂ©spourassurerleconfortthermiquedesbĂątimentsserĂ©vĂšlentĂ lâusageĂȘtredes
substancesdangereusementcancérigÚnes.
CetteambivalencedessciencesetdestechniquesneconduitpaspourautantĂ leurpur
et simple rejet. Cequi leur est demandĂ©, câest plus simplementde contribuer, dans la
mesuredeleurspossibilitĂ©s,Ă lâinstaurationdâunmondeviable,vivableetdurable.Oui
auxinnovations,maispasĂ nâimportequelleinnovationetpasĂ nâimportequelprix!Le
droit est revendiquĂ© de pouvoir dire:non!, ou de pouvoir dire: ça suffit! Câest donc
bien de dĂ©mocratie quâil sâagit, dâune dĂ©mocratie ancrĂ©e dans la reconnaissance de
lâambivalencedontilvientdâĂȘtrequestion.
Lesincertitudes,oucommentsâendĂ©barrasser?
LessolutionsquiontĂ©tĂ©imaginĂ©esjusquâicipourrĂ©pondreĂ cesprĂ©occupations,onten
commundefaireexplicitementrĂ©fĂ©renceĂ lanotiondâincertitude.Etpourcomprendre
lerĂŽlequâellesfontjouerĂ cettenotion,jemecontenteraidâĂ©voquertroisdâentreelles.
UnepremiÚrestratégieconsisteà admettrelecaractÚreambivalentdessciencesetdes
techniques et propose de relever le défi en généralisant le calcul utilitariste. Oui, les
sciences et les techniques produisent desmaux et des biens, oui elles créent et elles
détruisent.Pourprendrelabonnedécision,ilsuffitdoncdeconfierà desexpertslesoin
3
de faire lâinventaire de ces biens et de cesmaux, dâĂ©tablir un tableau Ă double entrĂ©e
avecunecolonnepourlesavantagesetuneautrepourlescoûts,demaniÚreà mettrele
dĂ©cideur (politique) en position dâopĂ©rer un choix raisonnable. Calcul et dĂ©mocratie
sontainsirenduesconciliables,plus:complémentaires.Cecalculéconomiquegénéralisé,
dontlesoriginessontanciennesetdontilfautsoulignerquâilneselimitepasĂ lanotion
de risque (mĂȘme sâil inclut sans difficultĂ© la dimension probabiliste des Ă©vĂ©nements),
souffredegraveslimites.QuandilsâagitdeprĂ©voiretdâanticiperdesĂ©vĂ©nementsoudes
situations dont lâexistence est liĂ©e aux activitĂ©s de recherche scientifique et/ou
technique, les listes que lâon peut imaginer apriori ne sont en effet que de pauvres
indicationsparrapportauxconstatsquipeuventĂȘtreĂ©tablisaposteriori.Etvouspouvez
ajouterautantdâexpertiseensciencessocialesquevoslignesbudgĂ©taireslepermettent,
vous butterez constamment sur cette limite, cette limite baptisée incertitude. Nous y
voilĂ !
LasecondestratĂ©gieprolongelaprĂ©cĂ©denteetlâenrichit.ElleprendactedelâirrĂ©ductible
existencedecesincertitudes,etducaractĂšreincompletetdoncpartiellementinefficace
descalculsgénéralisés.Elleajoutequefaceà cesincertitudes,laseuleattitudepossible
est de reconnaßtre humblement leur existence. Pour désigner ces événements, que
personne nâa voulus et qui sont imprĂ©visibles, les sciences sociales ont proposĂ© des
notions comme celles de consĂ©quences inattendues oudâeffets non intentionnels.Une
solutionconsistealors,unefois lesdécisionsinitialesprises,à imaginerdesdispositifs
pour suivre ces effets inattendus et, si nĂ©cessaire, pour les internaliser au fur et Ă
mesurequâilsseproduisent.
LatroisiÚmestratégieestplusradicale.Elleconsisteà direquelesmauxquiretombent
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sur nous nâont rien dâinĂ©vitable. Sâils se produisent, câest tout simplement quâon sâest
trompédetrajectoire.Lessciencesetlestechniquesnesontpasmauvaisesensoimais,
misesauservicedesintĂ©rĂȘtsnationauxetdesmarchĂ©scapitalistes,ellessontvouĂ©esĂ
produiredeplusenplusdemaux,dont leseffetsnepeuventĂȘtrequedeplusenplus
dĂ©vastateurs.Danscesconditions,sâinquiĂ©terdesincertitudesrĂ©siduellespouressayer
de les gĂ©rer, comme prĂ©tendent le faire la premiĂšre et deuxiĂšme stratĂ©gie, câest se
tromper de cible, puisque les incertitudes cĂšdent devant la certitude absolue de la
catastropheinévitable.Laseulesolutionraisonnableestdechangerdetrajectoire.
Malgré leurs différences manifestes, ces trois stratégies reconnaissent également
lâexistencedesincertitudesengendrĂ©esparlessciencesetlestechniques.Maissurtout,
elles ont en communde considérer que ces incertitudes existent en quelque sorte de
maniÚre résiduelle. La premiÚre baptise incertitudes ce que le marché (au sens de
lâextension de la sphĂšre du calcul utilitariste) ne peut prendre en compte, et elle en
confie laresponsabilitĂ©Ă lâEtat.Lasecondevoitdans les incertitudescequiĂ©chappeĂ
toute volontĂ©, y compris Ă celle de faire le bien public, et dont il faut sâaccommoder
chemin faisant. Quant à la troisiÚme, elle considÚre que la seule décision raisonnable,
câest dâĂ©liminer les incertitudes en agissant comme si le pire Ă©tait certain. Ces trois
stratĂ©gies ne font que pousser Ă son extrĂȘme la dĂ©marche proposĂ©e voilĂ prĂšs dâun
siÚcleparKnight1.Lesincertitudessontcequiéchappeà ladécisioncalculéeetlaseule
question est finalement de savoir comment sâen dĂ©barrasser et surtout Ă qui confier
1Knight, F. (1921). Risk, Uncertainty and Profit. Cambridge (MA), The Riverside Press.
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cette tĂąche! Ilnâestpourtantpas faciledesâendĂ©barrasseretcâestsansdoutedans le
domainedessciencesetdestechniquesque lâirrĂ©alismedâunetelleattitudeest laplus
Ă©vidente.Câestcequenousallonsvoirmaintenant.
Desincertitudesdécisionnellesauxincertitudesontologiques
PourfairedelâincertitudeautrechosequecequiĂ©chappeĂ touslescalculspossibleset
imaginables,ilsuffitdesetransporteraucĆurdesactivitĂ©sderechercheetdâinnovation,
lĂ oĂč se prĂ©parent ces biens et cesmaux dont il a Ă©tĂ© question prĂ©cĂ©demment, Ă un
momentetendeslieuxoĂčilssontencoreproblĂ©matiques.EtparconsĂ©quentseposer
cette question trĂšs simple: quâest ce qui dans les sciences et les techniquesest
responsabledecetteambivalence?
La rĂ©ponse Ă cette question me paraĂźt assez simple dĂšs lors quâon sâintĂ©resse Ă ce
quâelles produisent. Les sciences et les techniques, de maniĂšre complĂ©mentaire,
amĂšnent Ă lâexistence, Ă une existence cadrĂ©e et enpartie contrĂŽlable, des entitĂ©s qui
nâavaientencorejamaisexistĂ©,souslaformequâellesrevĂȘtentaumomentoĂčellessont
prĂȘtes Ă sortir des laboratoires ou des bureaux dâingĂ©nierie. Laissons de cĂŽtĂ© les
passionnantes questions philosophiques et mĂ©taphysiques que gĂ©nĂšre lâexpression
«faireexisterdemaniÚreraisonnablementstable»,etcontentonsnousdeconstaterque,
envisagées selon cette perspective, les activités scientifiques et techniques sont une
source intarissable dâentitĂ©s nouvelles ou dâĂȘtres nouveaux, et que la cadence de leur
production sâest Ă ce point accĂ©lĂ©rĂ©e que lâon peut parler dâune vĂ©ritable explosion
dĂ©mographiqueĂ cĂŽtĂ©delaquellecelledesĂȘtreshumainsfaitpĂąlefigure.Substanceset
composés chimiques, gÚnes et protéines, anticorps monoclonaux, particules
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Ă©lĂ©mentaires, catĂ©gories socioâprofessionnelles, plantes transgĂ©niques, cocktails de
molécules pour trithérapies, actinides en mal de stockage, centrales nucléaires de
quatriĂšme gĂ©nĂ©ration, etc.: qui serait capable de tenir le registre de tous ces ĂȘtres
nouveaux qui se pressent aux portes des laboratoires ou des bureaux dâĂ©tude avant
dâĂȘtre relĂąchĂ©s dans le grandmonde? Chaque discipline scientifique, sans oublier les
sciences sociales et humaines, chaque domaine technologique contribue Ă cette
explosion! Or personne ne peut ĂȘtre entiĂšrement certain de lâidentitĂ© de ces ĂȘtres
artificiels,deleurscomportementsfuturs,delamaniÚredontilsagirontetréagiront,se
combineront,etsâassocierontlesunsauxautresouavecdâautresĂȘtresdĂ©jĂ lĂ .Carrien
nâest vraiment sĂ»r endehorsde situationsbien contrĂŽlĂ©esmaispas toujours faciles Ă
reproduire.CequepourrafaireunbosondeHiggsunefoisextraitdesonaccélérateuret
introduitdansdâautresagencements,cequesontcapablesdefaireoudefaireâfaireun
gÚne muté, une plante transgénique semée en plein air, une particule nanométrique
miseencirculationdansuncorpshumain,oudesclassesmoyennesdontlesaspirations
ont été décrites par des escouades de sociologues, demeure en partie imprévisible et
difficileĂ cadrer.Parcequâilsentrentconstammentdansdenouvellesassociations,dans
de nouvelles relations, ces ĂȘtres nâarrĂȘtent pas de changer dâidentitĂ©s: exister câest
déborder.Cesontcesdébordementsinévitablesetimprévisiblesquedésignelanotion
maintenantlargementadmisedâincertitudeontologique.
En mettant lâaccent sur un trait comportemental partagĂ© par des ĂȘtres nouveaux et
encore jeunesquicherchent leurplacedansunmondeconnuetdéjà vieux,etnonsur
lesĂ©tatsdâĂąmedâundĂ©cideur,gĂ©nĂ©ralementmĂąle,gĂ©nĂ©ralementblanc,quinesaitquoi
dĂ©cider face Ă une situation quâil ne connaĂźt pas ou peu, la notion dâincertitude
ontologiqueprĂ©sentelâimmenseavantagedenouslibĂ©rerdesincertitudesdĂ©critespar
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KnightetdelarĂ©fĂ©renceobligĂ©eaucalculderisquesquâellesimpliquent.Cequâellemet
en lumiĂšre, câest le processus de composition de mondes sociotechniques faits
dâĂ©lĂ©ments identifiables mais qui se renouvellent constamment et dont les
comportements ne se stabilisent, lorsquâils se stabilisent, que progressivement et
partiellement. Les questions posées par ce processus, dont il est aisé de mesurer la
portéepolitique, sontà la fois simplesetextraordinairementcompliquéeset tournent
autour sâune seule et mĂȘme interrogation: comment faire apparaĂźtre avec le plus de
clartĂ©possiblelesproblĂšmesdecohabitationquisontposĂ©sparcesĂȘtresimprĂ©visibles
etcommentrendrecesproblĂšmesdiscutables?
Avant dâintroduire la notion de site de problĂ©matisation pour dĂ©crire ce travail de
productiondâincertitudesontologiquesetderĂ©flexionsurces incertitudes, jevoudrais
évoquerunequestionpréalable:celledesanouveauté.
Incertitudesontologiquescroissantes?
Il me semble tout dâabord quâun seuil quantitatif a Ă©tĂ© franchi. Les sociĂ©tĂ©s
contemporainesconsacrentunbudgetcroissantauxactivitĂ©sdeR&D,etilnâestpartout
question que dâinnovation ou de crĂ©ation dâentreprises. Quelques incertitudes sur le
comportement dâun petit nombre dâĂȘtres, ça se gĂšre assez facilement; beaucoup
dâincertitudes sur des ĂȘtres dont on sâapplique Ă faire croĂźtre le nombre de maniĂšre
exponentielle,çaposeévidemmentdenombreuxproblÚmes.
MisauâdelĂ decetaspectquantitatif,quâilnefautpassousâestimer,plusieursĂ©volutions
qualitatives incitent Ă penser quâon assiste Ă lâĂ©mergence dâun rĂ©gime nouveau qui
affectesimultanément lesmarchés, larecherchescientifiqueet techniqueainsique les
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pratiquesdécisionnelles.
⹠La premiÚre évolution qui contribue à la montée en puissance des incertitudes
ontologiques,concernelesmodalitĂ©sdelacompĂ©titionĂ©conomique.Jenâendiraiquâun
mot,carlesrésultatsdestravauxauxquelsellesontdonnélieusontassezbienconnus.
Disons,pourfairecourt,que laréalitéseconformedeplusenplusauxdescriptionset
analyses proposĂ©es par lâĂ©conomie Ă©volutionniste et au rĂŽle quâelle fait jouer aux
sciences et aux techniques dans la dynamique des marchés. La logique de cette
dynamique tient enunmot, celuidemonopole. Le ressortde la compétition,nousdit
Schumpeter,câestlâĂ©vitementdelacompĂ©tition.AffirmerquelacompĂ©titionsâexacerbe,
câest donc dire, mais avec dâautres mots, que les firmes et leurs alliĂ©s nâont quâune
obsession:innovernonpaspourleplaisirdâinnovermaispoursedĂ©barrasserdeleurs
concurrentsettoutmettreenĆuvrepourquecesmĂȘmesconcurrentssoient,eux,dans
lâincapacitĂ© dâinnover. Câest encore Schumpeter qui a su saisir de la maniĂšre la plus
frappanteetlaplusjustelâambivalencedecemouvement,aveclanotiondedestruction
crĂ©atrice: crĂ©er câest dĂ©truire, câest Ă©liminer, câest oublier, câest exclure, et par
consĂ©quentcâestprendrelerisquedesusciterressentimentetindignation.
Lâinnovation comme rĂšgle du jeu a pour consĂ©quence dâamplifier la prolifĂ©ration des
entitéscandidatesà laviecommuneetdoncdemultiplierlesincertitudesontologiques.
ParallĂšlement, et câest ce point qui me semble le plus important Ă souligner ici,
lâinnovation comme destruction, comme exclusion et plus gĂ©nĂ©ralement comme
productiondâexternalitĂ©sconstitueunepuissanteincitationĂ lâextensiondelasphĂšredu
calculutilitariste,dontunedesmodalitésdominantesest,commeonlesait,lecalculdes
décisionsrisquées.Lamultiplicationdes incertitudesontologiquesetdescontroverses
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auxquelles elles donnent lieu contraint en effet lâinnovateur Ă dĂ©ployer des stratĂ©gies
dâinternalisation,demaniĂšreĂ prendreencompte,aumoinspartiellement,desintĂ©rĂȘts
oubliĂ©s ou dĂ©niĂ©s mais qui se font entendre bruyamment. Mais dans le mĂȘme
mouvement,toutcequinâestpasinternalisableouquelâondĂ©cide,appuyĂ©surdesolides
rapportsdeforces,denepasinternaliser,estrejetĂ©danslenonâcalcul,regroupĂ©dansun
ensembledequestionsetdeproblÚmesbaptisésincertitudesradicalesetdontlagestion
est courageusement confiĂ©e au politique. Plus la compĂ©tition par lâinnovation
sâapprofondit et sâĂ©tend, sâefforçantdâimposer certainsmondes sociotechniquesplutĂŽt
que dâautres, plus on parle de calcul de risques et plus la somme des incertitudes
ontologiques produites mais non traitées, et dont par conséquent on ne parle pas,
augmentesansdiscontinuer.
âą La seconde Ă©volution concerne les pratiques scientifiques et techniques qui sont le
siĂšgedâuneprofondemutationĂ©pistĂ©mologique.
CeschangementsaffectentdâabordleshiĂ©rarchiesdisciplinaires.Lessciencesphysiques
quitiennentlanatureĂ distancepourobserversesstructuresobjectivesontperduune
partie de leur valeur emblématique. Les disciplines qui, comme jadis la chimie et
maintenantlessciencesdelavie,sedonnentpourraisondâĂȘtredetransformerlanature
enfabriquantdesĂȘtresdesynthĂšse,deviennentlesnouveauxmodĂšlesĂ©pistĂ©mologiques.
Pour reprendre la cĂ©lĂšbre distinction de Hacking2: dans le couple interventionâ
2Hacking, I. (1983). Representing and Intervening. Cambridge, Cambridge University Press.
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reprĂ©sentation, qui est au cĆur de toute dĂ©marche scientifique et technique, câest
dĂ©sormaislâinterventionquiprime:onintervientpourconnaĂźtreplusquâonnecherche
à connaßtrepourintervenir.PourdécrirelesproblÚmesengendrésparcespratiques,il
estcommodedâemprunterauxsciencesdelavieunedeleurdistinctionfavorite:celle,
existentielle, entre expérimentation in vitro et expérimentation in vivo. Les entités
nouvellescommencentleurexistencedanslesespaceshyperâconfinĂ©sethyperâprotĂ©gĂ©s
destubesà essaisoudeséprouvettes(lemotestbienchoisipourdésignerlesépreuves
Ă petiteĂ©chellequelâonfaitsubirĂ cesĂȘtres,candidatsĂ lâexistence,afindelesconnaĂźtre
etdelescadrer).Puisparaugmentationdestaillesetcomplexificationssuccessives,tous
cesĂȘtresmicrocosmiques,parviennentparfois,ensetransformantetensetransportant,
Ă composer, avec les ĂȘtres humains introduits au cours des changements dâĂ©chelles
successifs, desmacrocosmes dont la viabilitĂ© nâest jamais complĂštement assurĂ©e. Les
sciencesbiologiquessontexemplairesdecesmutations.MaiscellesâcinâĂ©pargnentpas
lessciencesphysiquesquiétaientaccoutuméesà desprocessuspluslinéaires,aucours
desquels lâintĂ©gritĂ© des ĂȘtres et la stabilitĂ© de leurs propriĂ©tĂ©s Ă©taient Ă ce point
recherchĂ©es quâon a pu parler de laboratorisation de la sociĂ©tĂ© pour dĂ©crire ces
stratégies de conservation qui recréent dans le grand monde les conditions du
laboratoire. Si je nâavais pas peur des paradoxes, je dirais que câest le mouvement
inversequiprĂ©vautmaintenant:lasociĂ©tĂ©sâinvitedansleslaboratoires,oseraisâjedire
dans les tubes Ă essais et dans les boĂźtes de Petri, par mondes sociotechniques
interposĂ©setceuxâciintroduisentaveceux,aucĆurdessciencesetdestechniques,les
incertitudesontologiquesdontilssontporteurs.Lâinvivoparasitelâinvitro.
âąCettetransformationenprofondeurdesstratĂ©giesscientifiquesettechniquesintroduit
une troisiĂšme Ă©volution qui correspond Ă lâemprise croissante des pratiques de
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modélisationetdesimulation,dontlaprégnanceestévidemmentfavoriséeetamplifiée
par ladiffusiondesnouvelles techniquesde lâinformationetde lacommunication.Ces
pratiques,qui touchent tous les secteursdâactivitĂ©s, sont trĂšs Ă©troitement associĂ©es, Ă
travers deux mouvements,aux évolutions affectant les marchés et les pratiques
scientifiques et techniques: celui de la singularisation des ĂȘtres et celui de leur
complexification.
LâinnovationintensivefavorisedesstratĂ©giesdanslesquellesleserviceoulâintervention
proposés, et avec eux les savoirs qui en fixent les caractéristiques, sont produits
conjointementaveclesĂȘtresetlesentitĂ©sauxquelsilssâappliquent.CepointmĂ©riterait
delongsdĂ©veloppements,maispourillustrermonproposjemecontenteraidâĂ©voquer
iciĂ titredâexemplelaconstitutiondespathologiesetleurtraitement:traiterlecancer,
comme lâont magnifiquement montrĂ© Cambrosio et Keating3, ce nâest plus traiter un
cancer affectant un organe (un poumon, un sein) dâun patient dont lâidentitĂ© est sans
importance mais sâengager dans un long processus dâinvestigation qui permet, sâil
aboutit, Ă lâajustement rĂ©ussi dâun rĂ©gime thĂ©rapeutique et dâune histoire singuliĂšre,
celle dâun patient, dans laquelle se croisent et sâentrelacent des molĂ©cules dĂ©jĂ
administrées selon certains protocoles, des terrains génétiques, des cascades de
rĂ©actions molĂ©culaires (pathways) qui peuvent ĂȘtre activĂ©es et cadrĂ©es de mille
maniÚres différentes, des influences environnementales ou des habitudes
3Keating, P. and A. Cambrosio (2012). Cancer on Trial. Oncology as a New Style of Practice. Chicago, The University of
Chicago Press.
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comportementales. Et ce traitement, dont la définition et la compréhension
sâenrichissentetsetransformentaufuretĂ mesurequâilestmisĂ lâĂ©preuvesurdescas
diffĂ©rents,participeĂ la redĂ©finitionde lâidentitĂ©dupatientetĂ la rĂ©orientationde la
trajectoire quâelle suit: maladies et malades ne peuvent plus ĂȘtre dĂ©finis
indĂ©pendamment des molĂ©cules qui agissent sur eux, et cellesâci, rĂ©ciproquement,
voient leur propriĂ©tĂ©s constamment rĂ©Ă©valuĂ©es en fonction des effets quâelles
produisentsurtelsoutelspatients.OnnesauraitsĂ©parerdâuncĂŽtĂ©lestraitementsetde
lâautre les personnes et leurs maladies : le rĂ©gime thĂ©rapeutique, parce quâil agit,
transformeĂ lafoislâidentitĂ©dupatientetcelledesmolĂ©culesquiluisontadministrĂ©es
faisantdelâuneetdelâautredeshistoiressinguliĂšres.
CettesingularisationdesĂȘtresvadepairavecleurcomplexification.Uncancerestune
histoire quimet en jeu un grand nombre dâĂ©vĂ©nements et dâĂ©preuves qui constituent
autant de trames causales que la thérapie doit découvrir et prendre en compte. Son
traitementnepeutquesâappuyersurdesinvestigationsetdesenquĂȘtessystĂ©matiques
quientraĂźnentlaproduction,lacollecte,etlâanalysedâunemassecroissantededonnĂ©es
hétérogÚnes. On peut dire que les incertitudes ontologiques dont je parlais
précédemment(etquiconcernentdanscecaslescaractéristiquedetelcanceraffectant
telpatient,ouencoreleseffetsdetelrégimethérapeutique)trouventleurcontrepartie
danslesmodĂ©lisationsquicherchentĂ restitueretĂ analyserlacomplexitĂ©delâhistoire
dont ils sont le produit. Plus la singularitĂ© sâaccroĂźt, plus la complexitĂ© des ĂȘtres
augmente et plus les modĂ©lisations sâimposent comme outils nĂ©cessaires Ă la
connaissanceetĂ lâaction.
Je pourraismultiplier les exemples pourmontrer cette relation entre singularisation,
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complexificationetmodĂ©lisation.JemecontenteraidâĂ©voquericilecasduclimatglobal
pourintroduirelanotiondâassemblage.IlsâagitbiendâuneentitĂ©nouvellequiagitetsur
laquelle on peut agir, et dont on est obligĂ© de se soucier. Cette entitĂ© nâexisterait pas
commeelle existemaintenantâet câest pourquoi onpeut parler de singularisationâ
dans le sens trĂšs simpleoĂčellenâaffecteraitpasnos existencesde lamĂȘme façon (ne
seraitâcequeparcequesapriseencomptenousobligeĂ rĂ©flĂ©chirauxdiffĂ©rentsfuturs
possibles), sans lesmassesconsidĂ©rablesdâobservationsquiontĂ©tĂ©dĂ©cidĂ©es, sans les
opérationsdecollecteetdetraitementdesdonnéesquiontétéentreprises,etsansles
simulations qui permettent dâentrevoir ce que fait et ce que faitâfaire lâainsi nommĂ©
climat global. Cet ĂȘtre singulier, en dĂ©pit et Ă cause de tout ce que lâon sait sur son
compte, estporteur, comme lesdĂ©bats lemontrent,dâungrandnombredâincertitudes
ontologiques qui rĂ©sultent de la composition des incertitudes affectant les ĂȘtres
(industries, transports, gaz à effets de serre, activité solaire, élévation du niveau des
océans,etc.)quientrentdanssonassemblage.
Les modĂ©lisations et les simulations constituent la seule façon dâexplorer ces ĂȘtres
singuliers, complexes, historicisĂ©s (quâil sâagisse de climat global ou de cancers), que
dĂ©criventassezbiendesnotionsmaintenantcourantescommecellesdâassemblagesou
dâagencements. Câest Ă ces assemblages complexes, intrinsĂšquement porteurs
dâirrĂ©ductiblesincertitudesontologiquesparcequesinguliers,quelesthĂ©oriciensdela
prisededécisionvontdevoirseconfronter.Ilestparexempleassezpiquantderelever
quâaussi bien dans le cas du changement climatique global que dans le cas de
lâĂ©valuationdes effetsde tel ou tel traitement sur tel ou tel cancer, les experts votent
pourdéciderde laqualitédespreuvesdont ilsdisposent,preuvesqui sontdésormais
liéesà desmodélisations,à dessimulationsetà destraitementsstatistiques.Là encore
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Hacking4peut ĂȘtre utile pour penser ce processus de dĂ©cision, avec sa notion de selfâ
vindication, comme accumulation progressive et toujours incertaine de présomptions
dontlaconvergencefinit(parfois)parĂȘtreconvaincante.
SitesdeproblĂ©matisationetdâinvestigation
CettemontéeenpuissancedesincertitudesontologiquesetlamaniÚredontlesmarchés,
les activités scientifiques et les processus de décision politique participent à leur
fabrication, montrent les limites des conceptions qui tendent à considérer les
incertitudes commedes phĂ©nomĂšnes rĂ©siduels, commeune sorte de voitureâbalai qui
ramasse tout ce qui nâest pas pris en charge par le calcul des risques. Non, les
incertitudesontologiquesnesontpasrésiduelles.PremiÚrementparceque,commeon
vientdelevoir,ellessontactivementetdélibérémentproduites;deuxiÚmement,parce
quâellessontomniprĂ©sentes,aucĆurdesmarchĂ©s innovateurs,aucĆurdespratiques
de recherche et de leurs oscillationspermanentes entre expérimentation invitro et in
vivo,aucĆurduprocessusdecaractĂ©risationetdepriseencomptedâĂȘtrescomplexeset
singuliers qui sont Ă la recherche dâun modus vivendi. Pour rendre compte de la
fabricationactivedesincertitudesontologiquesetdeladisséminationdeleurslieuxde
fabrication, jeproposedeparlerdesitesdeproblĂ©matisation,notionque jâemprunteĂ
Laurent5.
4Hacking, I. (1992). The Self-vindication of the Laboratory Science. Science as Practice and Culture. A. Pickering (ed.).
Chicago, The Chicago University Press.
5Laurent, B. (2011). Democracies on Trial. Assembling Nanotechnology and its Problems. ThĂšse de Doctorat. Paris, Mines
ParisTech.
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DanssathÚse,BriceLaurentétudielessitesdeproblématisationdesnanotechnologies,
câestâĂ âdire tous les lieux oĂč lâidentitĂ© des nanotechnologies, ce quâelles sont et ce
quâelles font, est discutĂ©e, argumentĂ©e, dĂ©battue, testĂ©e. La liste de ces sites, oĂč se
fabriquent jour aprĂšs jour de nouvelles incertitudes ontologiques, est longue. On y
trouve par exemple des instances de normalisation, des musées des sciences, des
agences sanitaires nationales et européennes, des cycledenégociations commerciales
internationales,deslaboratoiresdephysiqueetdebiologie,desorganismespublicsde
recherche,desfirmes,descomitĂ©sdâĂ©thiques,desmouvementscontestataires,deslabos
de sciences sociales, des débats publics, des focus groups, des articles de presse, des
Ă©missionsdetĂ©lĂ©vision.CettelisteestĂ©volutiveetchangeante.DâunsiteĂ lâautre,nous
ditBriceLaurent, toutpeutvarier: ladĂ©finitiondesnanos, leurscaractĂ©ristiques,ceĂ
quoi elles peuvent servir, les problĂšmes quâelles posent, les promesses quâelles
contiennent ou les catastrophes dont elles sont porteuses. Dans chaque site, ces
différentes questions et préoccupations sont exprimées par des groupes concernés
particuliers. Chaque site de problĂ©matisation peut ĂȘtre ainsi dĂ©crit comme un
assemblage singulier de groupes, de substances, de problĂšmes, de mondes
sociotechniquesprojetésouimaginés.Lanotiondeproblématisationsouligne,dansun
sensquiestprochedeceluiproposéparFoucault,que touteexistence, celledesnano
commecelledesOGMouduclimatglobal,celledesmoléculesanticancéreusescomme
celle du plutonium ou des actinides mineurs, est source de questions et de
prĂ©occupationsportĂ©espardesgroupesspĂ©cifiques:ilnâyapasdâuncĂŽtĂ©desobjetsmis
Ă laquestionetdelâautrecĂŽtĂ©desprojetsinquietsouimpatients,maisuneĂ©laboration
conjointe des uns et des autres. Ce quâelle apporte Ă©galement, câest la dynamique de
lâenquĂȘteetdelâinvestigation,etilfautrappelericicequelanotiondeproblĂ©matisation
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doitaupragmatismeetà Deweyenparticulier.Lessitesdeproblématisationsontdes
sites dâinvestigation et dâexplorationcollectives; la problĂ©matisation est un processus
ouvertjamaisachevé.
Quellesinstitutions?
LanotiondesitedeproblĂ©matisationvanouspermettredeconsidĂ©reravecunĆilneuf
la question des institutions et de leur remodelage. LâĂ©vocation des incertitudes
ontologiques nous a été utile pour mettre en évidence leur prolifération. Mais cette
notion nâest pas dâun grand secours pour rĂ©flĂ©chir aux dispositifs qui sâattachent ou
pourraientsâattacherĂ leurpriseencharge.LesmarchĂ©sfontprolifĂ©rerlesincertitudes
ontologiques, mais font tout pour sâen dĂ©barrasser. La sociĂ©tĂ© sâinvite dans les
laboratoires, mais tout reste Ă imaginer pour lui trouver une place. Les ĂȘtres se
singularisent sous la forme dâassemblages complexes, mais aucune thĂ©orie ni aucune
pratique de la dĂ©cision nâest disponible pour gĂ©rer leur existence. Les incertitudes
ontologiquespointentversdesquestionsauxquellesellesnâapportentpasderĂ©ponse.
Enrevanche,etcâestcequejevoudraissuggĂ©rermaintenant,ilmesembleque,avecla
notion de site de problĂ©matisation, il devient possible dâouvrir quelques pistes
intĂ©ressantes et dâesquisser ce que pourraient ĂȘtre des agencements institutionnels
conçuspourfaciliterlâexistencedecessitesetorganiserleurcoordination.
âąCommençonsparlesmarchĂ©setparladestructioncrĂ©atricequâilsorganisentsurune
vaste échelle et qui, aprÚs avoir touché la production manufacturiÚre, bouleverse en
profondeur les activités de service. Cette destruction créatrice, qui devient le ressort
dominant de la compétition économique, fait proliférer les sites de problématisation.
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Certains sont pris en compte par les firmes, qui décident de les internaliser en les
intĂ©grantdanslecalculdeleursintĂ©rĂȘts,tandisquâellesenexternalisentdâautresousi
lâonprĂ©fĂšrequâellessâendĂ©barrassent, sous la formedâincertitudesdont lagestionest
laissée aux instances politiques. Je pourrais prendremille exemples pour illustrer ce
travail de sĂ©paration radicale entre ce qui revient Ă lâĂ©conomie et ce qui revient au
politique.MaispourmieuxfaireressortirlesproblÚmesposésparcespratiquesetpar
consĂ©quentpourmieuxidentifierlessolutionsĂ imaginer,jemecontenteraidâĂ©voquer
lecasdesmarchésfinanciers.
Lesproduitsfinanciersnouveaux,quâonqualifiedâexotiquestellementilssontnouveaux
etinattendus,sontconcoctĂ©sdansdescerclesfermĂ©sdâexperts,cerclesquisontparfois
siĂ©troitsquelesspĂ©cialisteseuxâmĂȘmesnecomprennentpastoujourstrĂšsbienceque
fontleurscollĂšgues.IlmesemblequâaucunmarchĂ©nâaosĂ©confierĂ aussipeudegens,Ă
aussipeudâexperts,lesoindeconcevoirdesproduitsdontlesconsĂ©quencessontaussi
gĂ©nĂ©rales et universelles. On parle dâailleurs de crise systĂ©mique, mondiale pour
dĂ©signer cette accumulation dâeffets externes, cette prolifĂ©ration de sites oĂč sont
problématisés,misendoute,critiquéscesnouveauxproduits(dontcertainsdénoncent
la toxicitĂ©, comme sâil sâagissait de banales substances chimiques!), Ă la conception
desquelspersonnenâaĂ©tĂ©associĂ©.
Leparadoxeestdâautantplusfrappant,quâaumĂȘmemoment,dansdenombreuxautres
secteurs, lâorganisation et la gestion des activitĂ©s dâinnovation ont Ă©tĂ© profondĂ©ment
transformĂ©es.Pourreprendre,avec lespincettesquisâimposent,deuxexpressionsĂ la
mode,ellesesontouvertesetdémocratisées,cequiveutdiretrÚssimplementque les
marchĂ©s ont compris que dans lâimpitoyable jeu de lâinnovation, le succĂšs va aux
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entreprisesquinâhĂ©sitentpasĂ consulteretĂ associertousceuxquisontĂ untitreouĂ
un autre concernĂ©s par les innovations proposĂ©es; dâabord parce quâils ont des
compĂ©tences qui peuvent ĂȘtre trĂšs utiles et ensuite parce quâils sont les premiers Ă
pouvoirjugerdelâintĂ©rĂȘtdesnouveauxproduitsquileursontdestinĂ©s.Parcequâilssont
encoreorganiséscommedesmarchésdu19ÚmesiÚclequiauraientétésaisisparleprurit
de lâinnovation caractĂ©ristique des marchĂ©s du 21Ăšme siĂšcle, les marchĂ©s financiers
agissent commeune loupe grossissante. Ils nous font voir les formesdâorganisation Ă
mettre en place: des formes dâorganisation marchande qui sont attentives aux
problĂ©matisationsquesuscitentlesinnovations,desformesdâorganisationmarchandes
qui non seulement sâefforcent dâinclure dans les calculs dâintĂ©rĂȘts toutes les
problĂ©matisationsquisontprĂȘtesĂ yentrermaisquisâattachentĂ©galement,parintĂ©rĂȘts
biencompris,Ă suivreetpourquoipasĂ soutenircellesquinesontpas(encore)prĂȘtesĂ
yentrer, au lieude les ignorer superbementoude lesempĂȘcherdâexister.Ensomme,
des marchés attentifs à la géopolitique des sites de problématisation et non pas des
marchésqui,unefoislescalculsderisquesterminés(danslesmarchésfinanciers,onne
faitqueçà ,calculerdesrisques!),sedĂ©barrassentdureste,câestâĂ âdiredesincertitudes,
commedâautressedĂ©barrassentdesdĂ©chetsdontilsnesaventquefaire,enlaissantaux
Etatslesoindetrouverlessolutions.
âąPassonsmaintenantĂ lasecondegrandetransformation institutionnelleque jâaidĂ©jĂ
abordéeen invoquant les transformationsmassivesdespratiquesde rechercheetdes
formesdâorganisationquâellesrequiĂšrent.Jemecontenteraidequelquesobservations.
LaproblĂ©matisationdessciencesetdestechniques,câestâĂ âdire ladiscussiondesĂȘtres
nouveauxetdesincertitudesontologiquesquilesentourent,sedérouledésormaisdans
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des sites dont seulement un tout petit nombre correspond aux laboratoires ou aux
bureauxdâĂ©tudestelsquenouslesconnaissionsvoilĂ seulementquelquesdĂ©cennies.Si
lasociĂ©tĂ©peutsâinviterdansleslaboratoirescâestparcequeleslaboratoireschangentde
formes et dâarchitecture. Pour marquer cette Ă©volution, parlons plutĂŽt de sites
dâinvestigation (ce nâest quâun autre nom donnĂ© aux sites de problĂ©matisation) qui
impliquent des groupes dont lâidentitĂ© et la composition varient en fonction des sites
concernĂ©s. La question posĂ©e par cette dissĂ©mination des activitĂ©s dâinvestigation, en
dâautres termespar leurcaractĂšremultiâsitesousi lâonprĂ©fĂšredistribuĂ©,estcelledes
modalités de leur organisation et de leur coordination. Les slogans, notions, qui
expriment sousdes formesdiverses ces interrogationssontnombreuses,quâil sâagisse
de recherche participative, de coopération entre experts et profanes, de science
citoyenne,dâoutsourcingoudecrowdsourcing,etc.
UnemaniÚrederésumerlesexpériencesencours,lespropositionsquisontfaitesoules
travauxconsacrésparlessciencessocialesà cessujets,estdeparlerdecollectifhybride
derechercheetdâexpĂ©rimentation,etdesoulignerlamultiplicationdecescollectifs.Selon
lescirconstances,cescollectifspeuventrassembler,etcâestpourcelaquâonlesqualifie
dâhybrides, des chercheurs professionnels, des patients, des citoyens indignĂ©s, des
usagers curieux ou insatisfaits, des industriels ou encore des ONG. Cette liste de
participants nâest Ă©videmment pas limitative car les raisons qui poussent Ă la
participation sont multiples: des scientifiques dont les intĂ©rĂȘts professionnels sont
alignĂ©sprovisoirementaveclarecherchedubiencommunounâimportequelgroupequi
sesentconcernĂ©par lesproblĂšmesposĂ©setcontribueĂ leurformulation.Cequâil faut
souligner, câest lâextrĂȘme diversitĂ© de ces collectifs et notamment la variĂ©tĂ© de leurs
implantations institutionnelles, des formes de division du travail, des hiérarchies, des
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structures dâorganisation. Il faut Ă©galement noter, car le contresens est frĂ©quemment
commis, que ces collectifs peuvent dĂ©velopper des formes dâinvestigation et donc de
savoirs que lâon qualifiera dâalternatifs, comme dans le cas des groupes, incluant
dâailleursquelqueschercheursuniversitaires,quicontestentlesnanotechnologiesoules
OGM. Il peuvent aussi, et Ă lâopposĂ©, ressembler comme deux gouttes dâeau Ă des
groupesderechercheacadémiquesmaisquitraverseraientlesfrontiÚrestraditionnelles
desinstitutionsscientifiquespourfairecoopérerparexemplelesmeilleursspécialistes
delagénétiqueavecdesassociationsdemaladesquidéfinissent,enconcertationétroite
aveceux, lesproblĂšmesĂ Ă©tudierainsiquelesformesdâorganisationdelarechercheĂ
mettre en place. On commence maintenant Ă disposer de nombreux travaux qui
montrent la multiplication de ces collectifs, en mĂȘme temps que leur extraordinaire
diversitĂ©,dansdesuniversaussidiffĂ©rentsqueceuxdelasantĂ©oudelâenvironnement.
La leçon est claire: pour agir dans un monde incertain, une des solutions qui est
massivement retenue est dâassocier un collectif de recherche Ă chaque site de
problématisation.Ilseraitfaciledemontrerque,danschacundecescollectifs,seforgent
denouvellesidentités,denouveauxgroupescommeparexempleceuxquisedésignent
etsedĂ©finissentpar le faitquâilssontporteursdâunecertainemutationgĂ©nĂ©tique6.La
rechercheconfinĂ©epartdesidentitĂ©sexistantes;lâinvestigationsituĂ©eetdissĂ©minĂ©eles
reconstruit en mĂȘme temps quâelle conçoit de nouveaux ĂȘtres. Au total, câest non
6Rabinow, P. (1996). Essay in the Anthropology of Reason. Princeton (NJ), Princeton University Press. Rose, N. & C. Novas
(2005). Biological Citizenship. Global Assemblages: Technology, Politics, and Ethics as Anthropological Problems. A. Ong & S.
J. Collier (eds). Malden, MA, Blackwell.
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seulement lâorganisationde larecherchequiestremiseenchantier,maisĂ©galement la
maniĂšredontsesproduitsreconfigurentletissusocial.
âąVenonsenmaintenantĂ latroisiĂšmetransformationquiaffectelâEtatetlerĂŽlequâilest
(ou sera) amenéà jouerdans ladynamiquedesproblématisations etde leurprise en
compte.ElleestengrandepartieprovoquĂ©eparuneĂ©videncequisâimposeĂ tous:celle
de la multiplication, de la dissémination et de la diversification des sites de
problĂ©matisationetdâinvestigation,entrelesquelssâorganisentdesĂ©changesdeplusen
plus nombreux, que ces sites sâintĂ©ressent auxmĂȘmes ĂȘtres ou Ă des ĂȘtres diffĂ©rents,
commelesnanos,lesOGMouencorelabiologiesynthétique.DanslecasdesOGM,une
liste non exhaustive de ces sites inclurait notamment: des laboratoires publics, des
syndicats paysans, des partis politiques, des associations de consommateurs, des
distributeurs, des entreprises céréaliÚres, des semenciers, etc., mais aussi les
démonstrations et manifestations spectaculaires organisées par certains ONG, les
fauchages volontaires, et encore le conseil national de lâalimentation, des agences
sanitaires et environnementales, des apiculteurs qui organisent des journées ruches
portesouvertes,deslabosdesciencessociales,etjâallaislesoublier,maiscâestpourtant
les plus importantes, les cours de justice oĂč lâon dĂ©cide ce qui peut et doit compter
commepreuveoucequâestuneactioncitoyenne.
CetteprolifĂ©rationdessitesapoureffetmassifderemettrelanotiondâincertitudeĂ sa
place. Les incertitudes qui entourent les OGM ne sont pas la cause de ces
problĂ©matisations,ellesensontlâeffet.Câestpourquoi,pourlâEtat,ladifficultĂ©nâestpas
de dĂ©cider en situation dâincertitude, mais de savoir quoi faire avec des sites de
problĂ©matisationetdâinvestigationquitirentĂ hueetĂ dia.OnsortdelathĂ©oriedela
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dĂ©cisionetdesesaporiespourentrerdansledĂ©bat,classiquesâilenest,surcequâestun
bonouunmauvaisgouvernement.Biengouverner, estâceounon laisserĂ ces sites la
possibilitĂ© dâĂ©merger, de sâexprimer, de se faire entendre, et dans le mĂȘme temps
favoriseretorganiserleurcoordinationenvuedâaboutirĂ desmesuresintĂ©grantdâune
maniĂšre ou dâune autre ces diffĂ©rentes problĂ©matisations? Bien gouverner, estâce ou
nonpermettre les vaâetâvient entre lesdiffĂ©rents sites, accepter voire encouragerque
des chercheurs rejoignent des faucheurs volontaires et que ceuxâci sâinvitent dans les
laboratoirespublics?Quoiquâilensoit,lerĂŽledelâEtatetsafonctionsontdâĂȘtreattentif
auxsitesdeproblĂ©matisationetdâenprendresoin.
ContrairementĂ certainsdiscourspessimistes,jepensequecepassagedâunedĂ©marche
entermesdedĂ©cisiondanslâincertainĂ unedĂ©marchedegestionpolitiquedynamique
dessitesdeproblématisation,progresse,aumoinsdanscertainspays.
Parexemple,surplusieursdossiers,commeceluidesOGMoudunuclĂ©aire,etpoursâen
tenir au cas français, on constate une tendance Ă lâeuphĂ©misation des questions de
risques.Leschercheursensciencessocialessaventdepuislongtempsque,sâagissantdes
OGMetdunuclĂ©aire,cequâilsappellentlacritiquesocialeneconcernequedemaniĂšre
trÚssecondairelesrisquesquileursontassociés:ilssontpayés,malpayéscertes,pour
savoirquelesproblĂ©matisationsvontbienauâdelĂ decesseulesquestions.LesEtatsen
sontĂ leurtourconscients,commeleprouventparexemplelestextesdeloiquimettent
en avant la coexistence nĂ©cessaire entre OGM et nonâOGM, câestâĂ âdire entre les
diffĂ©rentsstylesdâagricultureetlesdiffĂ©rentsstylesdevieauxquelscesĂȘtresnouveaux
ou en rapide évolution sont associés. On avance, certes prudemment, vers lamise en
dĂ©bat des problĂ©matisations au lieu de sâenfermer, armĂ© de lâobscur principe de
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prĂ©caution,danslecalculdesrisques.JepourraisdirelamĂȘmechosedelagestiondes
dĂ©chetsnuclĂ©airesaveclâexigencederĂ©versibilitĂ©desdĂ©cisionsquiapourbutdelaisser
ouvertes le plus longtemps possible les différentes options envisageables tout en
sâassurant quâelles bĂ©nĂ©ficient chacune dâinvestissements suffisants en recherche et
développement.
Je vois un second indice de cette Ă©volution positive des politiques gouvernementales
dans lescepticismegrandissantquientoure lesapportset lâintĂ©rĂȘtdesdĂ©batspublics.
Cesderniers,quitendentĂ ĂȘtrehabituellementconsidĂ©rĂ©scommeuncomplĂ©mentetun
enrichissement de la démocratie dite représentative et de ses institutions, ne
parviennent que trĂšs difficilement Ă absorber la diversitĂ© des problĂ©matisations et Ă
prendre en compte leurs constantes transformations (qui résultent notamment des
diverses investigations en cours ou Ă venir). Si le dĂ©bat public, tel quâil est organisĂ©,
peineĂ trouversaplace,câestparcequâilprivilĂ©gielespointsdevueetlespropositions
ayant atteint un certain degrĂ© de maturitĂ© et quâil dĂ©tourne lâattention des sites de
problĂ©matisationeuxâmĂȘmes.CommeBarry7lâamontrĂ©, câestpourtantdâeuxquâil faut
partir.Lesquestionsposéessontcellesdeleurmiseenvisibilité,deleursconnexions,de
leurcapacitéà organiser lacirculation,entresites,desproblÚmes,despropositionsou
desrĂ©sultats.LesdĂ©batspublics,telsquâonlesentend,nâontdesensetdeportĂ©equâune
foisstabilisée,surunsujetbiencadré,cettegéopolitiquedessitesdeproblématisation
etdâinvestigation.Câestunedesraisonspourlesquelleslespouvoirspublicssontparfois
contraints,commedanslecasdelagestiondesdéchetsnucléaires,deprévoirplusieurs
7Barry, A. (2001). Political Machines. Governing a Technological Society. London, The Athlone Press.
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dĂ©batsĂ plusieursannĂ©esdâintervalletoutenorganisant,entretemps,uneconcertation
entre sites. Beaucoup reste Ă faire dans la conception et la formalisation de ces
procéduresetdecesdispositifs,maisdanscertainsdomaines,commeceluidunucléaire,
onassisteĂ leurmiseenplacecertesencoretrĂšsimparfaiteettrĂšslacunaire.
La fonction dâun Etat dĂ©mocratique, sa substance, sa raison dâĂȘtre devraisâje dire, ne
sontâellespasdâĂȘtre lemaĂźtredâouvrageet lemaĂźtredâĆuvredecesactionspubliques
destinĂ©esĂ encouragerlâĂ©mergenceetlefonctionnementdessitesdeproblĂ©matisation
etdâinvestigation,toutenrespectantleurcaractĂšresituĂ©etlocalettoutenpermettant
leurrassemblement,leursconfrontationsetleurséchanges?
Conclusion
Ces diffĂ©rentes Ă©volutions institutionnelles, dont on perçoit certains signes avantâ
coureursetquâonpeutsouhaiterhĂąter,suggĂšrentquâonnepeutpluspenserlesrapports
entreactivitésmarchandesetactionétatiquesansprendreenconsidérationlesactivités
derechercheetdâinnovation,câestâĂ âdire toutescespratiquesquigĂ©nĂšrentencontinu
des flux intenses dâincertitudes ontologiques. Mettre entre parenthĂšses ces activitĂ©s,
commelefait lâĂ©crasantemajoritĂ©destravauxetdesrĂ©flexionsquisontconsacrĂ©saux
relations entre Etats etmarchés, conduit à une impasse, tant est crucial, pour le dire
autrement, le rĂŽle structurant des incertitudes dans le fonctionnement de ces
institutions.
IlfautdoncsemĂ©fierdesdiscoursquivantentlesmĂ©ritesdâunedecestroisinstitutions
et assignent auxdeuxautresune fonction subalterne.Peutâon raisonnablement croire
Steve Jobs, lorsquâil assure de façon arrogante que ce sont les innovateurs et les
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entreprisesqui rĂ©vĂšlentauxgenscequâilsveulent?Fautâil suivreceuxquivitupĂšrent
lâalliancecontrenatureentresciencesetmarchĂ©setexigentunEtatimpartialquiditce
quâest le bien communet qui lâimpose? Fautâil demander plus dâautonomie pour les
scientifiquesettransformerladĂ©cisionpolitiqueet lâinnovationmarchandeensimples
activitĂ©sdâadaptationetdesĂ©lection?Chacunedecespositions,en faisant commesâil
Ă©tait possible de confier Ă une institution particuliĂšre (quâil sâagisse dumarchĂ©, de la
scienceoudelâĂ©tat)latĂąchedecalculerlesdĂ©cisionsquicomptent,viseĂ rejetersurles
autresinstitutionslagestiondesincertitudesradicalesquâellegĂ©nĂšre,maisdontellene
saitquefaire.
Ce que jâai essayĂ©demontrer, câest quâune telle positionnâest pas tenable.DĂ©finir les
biensetleurallocation,identifieretcirconscrirelesmauxquipourraientnousassaillir,
exigeunearticulationconstanteetbienrégléedecestroisinstitutions.Pourpensercette
articulation, il faut renoncer à considérer les incertitudes commeune sorte de patate
chaude que chacun rĂȘve de passer Ă son voisin. Les sites de problĂ©matisation et les
incertitudes ontologiques quâils travaillent et qui les travaillent ne sont pas Ă la
pĂ©riphĂ©rie mais au cĆur de nos institutions dont ils assurent Ă la fois la vitalitĂ© et
lâarticulation.Telleest,mesembleâtâil,undesenseignementsĂ portĂ©egĂ©nĂ©ralequelivre
lâexamen du paradoxe par lequel jâai commencĂ©, celui de sciences et de techniques
ambivalentes, porteuses de biens et de maux, Ă la fois sources de certitudes et
dâincertitudes. Il resterait Ă sâinterroger, mais je suis certain que de nombreuses
contributions Ă ce colloque ne manqueront pas de le faire, sur la contribution qui
pourraitĂȘtrecelledessciencessocialesetenparticulierdelasociologieĂ cemouvement.